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[2017] 1 R.C.F. 299

A-195-15

2016 CAF 183

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (appelant)

c.

Abreyah Calicia Young représentée par sa tutrice à l’instance, Patrice Young (intimée)

Répertorié : Young c. Canada (Citoyenneté et Immigration)

Cour d’appel fédérale, juges Pelletier, Stratas et Gleason, J.C.A.—Toronto, 14 janvier; Ottawa, 15 juin 2016.

Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Citoyens — Adoptions — Appel d’une décision de la Cour fédérale d’accueillir une demande de contrôle judiciaire de la décision d’une agente des visas rejetant la demande de citoyenneté d’un enfant adopté — La tutrice à l’instance (intimée), une citoyenne canadienne, a adopté la fille de sa cousine (Abreyah Young ou Abreyah), qui a continué d’habiter avec sa mère biologique à Saint-Vincent-et-les-Grenadines dans l’attente de la résolution des présentes instances — Une fois l’adoption prononcée légalement, l’intimée a présenté une demande de citoyenneté canadienne au nom de sa fille adoptive — L’agente des visas qui a examiné la demande à l’étranger était d’avis que l’adoption ne répondait pas aux exigences énoncées à l’art. 5.1(1) de la Loi sur la citoyenneté — La Cour fédérale a renvoyé l’affaire pour réexamen — Il s’agissait de savoir si la décision de l’agente des visas était raisonnable — L’appel portait sur l’interprétation des conditions énoncées à l’art. 5.1 de la Loi — La législation visait à donner un avantage aux Canadiens adoptant des enfants à l’étranger, tout en faisant rempart à certains abus possibles, notamment les adoptions de convenance — Le premier motif de l’agente des visas pour refuser la demande de citoyenneté, c’est qu’elle n’était pas convaincue que l’adoption avait été faite dans l’intérêt supérieur de l’enfant — La Loi n’est pas une loi de protection de l’enfance — Certes, la Loi commande à l’agent des visas de vérifier que l’adoption « a été faite dans l’intérêt supérieur de l’enfant »; or, il faut interpréter ces termes en gardant à l’esprit les maux que les conditions énoncées à l’art. 5.1(1) sont destinées à prévenir — En l’espèce, la mère biologique et la mère adoptive estimaient que l’adoption était dans l’intérêt supérieur d’Abreyah — La décision de l’agente des visas à l’égard de cet élément était déraisonnable parce que l’agente n’avait pas interprété l’art. 5.1(1)a) de la Loi à la lumière de l’objet de cette dernière et s’était limitée à sa propre vision de l’intérêt supérieur d’Abreyah — La conclusion de l’agente des visas quant à savoir si l’adoption visait l’acquisition d’un statut ou d’un privilège relatif à l’immigration ou à la citoyenneté était elle aussi déraisonnable parce que les facteurs sur lesquels elle était fondée n’étayaient pas logiquement la conclusion à laquelle elle est arrivée — L’agente des visas a également refusé la demande de citoyenneté parce qu’elle n’était pas convaincue que l’adoption avait créé un véritable lien affectif parent-enfant, comme l’exige l’art. 5.1(1)b) de la Loi — Ce qui intéresse l’art. 5.1(1)b), c’est le lien affectif unissant l’adoptant et l’adopté — Rien n’exige une relation parent-enfant démontrable au moment de la demande de citoyenneté — La conclusion de l’agente des visas à l’égard de ce point était donc aussi déraisonnable — Appel rejeté.

Il s’agissait d’un appel d’une décision de la Cour fédérale d’accueillir une demande de contrôle judiciaire de la décision d’une agente des visas rejetant la demande de citoyenneté d’un enfant adopté. La tutrice à l’instance (intimée), une citoyenne canadienne, a adopté la fille de sa cousine, Abreyah Young (Abreyah), qui a continué d’habiter avec sa mère biologique à Saint-Vincent-et-les-Grenadines dans l’attente de la résolution des présentes instances. Dans le cadre de l’adoption, l’intimée a soumis une preuve de moralité et des rapports médicaux, et a fait l’objet d’une étude poussée du milieu familial par un organisme albertain d’aide à l’enfance qui a conclu que la résidence de l’intimée convenait à l’accueil d’un enfant adopté. Une fois l’adoption prononcée à Saint-Vincent-et-les-Grenadines, l’intimée a présenté une demande de citoyenneté canadienne au nom de sa fille adoptive. L’agente des visas qui a examiné la demande à l’étranger était d’avis que l’adoption ne répondait pas aux exigences énoncées au paragraphe 5.1(1) de la Loi sur la citoyenneté. La Cour fédérale a renvoyé l’affaire pour réexamen par un autre agent des visas, et l’appelant a interjeté appel de la décision de la Cour fédérale.

La principale question en litige était de savoir si la décision de l’agente des visas était raisonnable.

Arrêt : l’appel doit être rejeté.

L’appel portait sur l’interprétation des conditions énoncées à l’article 5.1 de la Loi, une disposition qui a été ajoutée à la Loi en 2007. Un examen de certains extraits des débats parlementaires sur cette modification a démontré que la législation visait à donner un avantage aux Canadiens adoptant des enfants à l’étranger, tout en faisant rempart à certains abus possibles, notamment les adoptions de convenance. Cependant, la Loi doit être interprétée de façon à ce que la recherche de pratiques abusives ne prive pas les Canadiens des avantages prévus par les modifications législatives. L’essence d’une « adoption de convenance », c’est qu’elle ne reflète pas la réalité. La conviction que l’adoption est une adoption de convenance ne doit pas uniquement être fondée sur la connaissance des avantages acquis par l’adoption. La question n’est pas la connaissance des avantages relatifs de la vie au Canada, mais l’engagement du parent adoptif à élever l’enfant comme son propre enfant et à combler ses besoins matériels et affectifs. Les critères énoncés au paragraphe 5.1(1) n’ont pas pour objet de mener au réexamen de la décision des autorités de protection de l’enfance dans les pays respectifs de l’enfant et de la mère adoptive.

La décision de l’agente des visas a été examinée. Son premier motif pour refuser la demande de citoyenneté, c’est qu’elle n’était pas convaincue que l’adoption avait été faite dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Elle a indiqué que la mère biologique et la mère adoptive avaient tenu compte de l’intérêt supérieur de l’enfant que représentent les avantages découlant du droit de vivre au Canada, mais n’avaient pas considéré d’autres aspects, comme les liens familiaux. En fin de compte, elle n’était pas convaincue que l’adoption était faite dans l’intérêt supérieur de l’enfant. La Loi n’est pas une loi de protection de l’enfance. Certes, la Loi commande à l’agent des visas de vérifier que l’adoption « a été faite dans l’intérêt supérieur de l’enfant ». Or, il faut interpréter ces termes en gardant à l’esprit les maux que les conditions énoncées au paragraphe 5.1(1) sont destinées à prévenir, à savoir la traite des enfants et l’adoption de convenance. La question que l’agent des visas doit trancher est de savoir si l’adoption a été faite dans un but autre que celui de procurer un véritable foyer à l’enfant. Si c’est le cas, l’adoption n’est pas dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Les mieux placés pour témoigner quant à l’intérêt supérieur de l’enfant sont les parents. En l’espèce, la mère biologique et la mère adoptive estimaient que l’adoption était dans l’intérêt supérieur d’Abreyah. Ces points de vue, même si de l’avis de l’agente des visas ils étaient exprimés en termes inadéquats, méritaient d’être pris en considération. La décision de l’agente des visas à l’égard de cet élément était déraisonnable parce que l’agente n’avait pas interprété l’alinéa 5.1(1)a) de la Loi à la lumière de l’objet de cette dernière et s’était limitée à sa propre vision de l’intérêt supérieur d’Abreyah.

L’agente des visas a également rejeté la demande de citoyenneté d’Abreyah au motif que l’adoption visait l’acquisition d’un statut ou d’un privilège relatif à l’immigration ou à la citoyenneté, ce que l’alinéa 5.1(1)d) de la Loi interdit. Le simple fait de permettre à un enfant de bénéficier des « généreux » systèmes de santé et d’éducation du Canada ne signifie pas qu’il s’agit d’une adoption de convenance. Il faut plus. Connaître les avantages importants dont un enfant jouira à la suite de l’adoption n’emportera pas nécessairement la conclusion que l’adoption vise principalement à fournir à l’enfant ces avantages importants. Dans les circonstances, la conclusion de l’agente des visas quant à savoir si l’adoption visait l’acquisition d’un statut ou d’un privilège relatifs à l’immigration ou à la citoyenneté était déraisonnable parce que les facteurs sur lesquels elle était fondée n’étayaient pas logiquement la conclusion à laquelle elle est arrivée.

Le dernier motif invoqué par l’agente des visas pour refuser la demande de citoyenneté était qu’elle n’était pas convaincue que l’adoption avait créé un véritable lien affectif parent-enfant, comme l’exige l’alinéa 5.1(1)b) de la Loi. Étant donné que l’alinéa 5.1(1)c) de la Loi exige que l’adoption soit faite conformément au droit du lieu de l’adoption, l’alinéa 5.1(1)b) ne saurait servir à déterminer la validité de l’adoption, puisqu’il y aurait alors redondance des deux alinéas. Ce qui intéresse l’alinéa 5.1(1)b), c’est le lien affectif unissant l’adoptant et l’adopté, et tout particulièrement de savoir s’il y a un « véritable » lien affectif parent-enfant. L’obligation dans tous les cas pour les parents adoptifs de démontrer l’existence d’un lien affectif parent-enfant pour qu’il soit satisfait à l’alinéa 5.1(1)b) irait nettement à l’encontre de l’objectif de la Loi. Cet alinéa n’exige pas du parent adoptif qu’il ait réussi une sorte d’épreuve affective. L’agente des visas ne voyait pas d’un bon œil le fait que l’intimée n’avait pas visité Abreyah plus souvent et qu’elle n’avait pas établi de relation avec elle. Mais ce genre de question trahissait une méconnaissance de l’objet de la Loi. Rien n’exige une relation parent-enfant démontrable au moment de la demande de citoyenneté. Par conséquent, la conclusion de l’agente des visas à l’égard de ce point était déraisonnable.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi modifiant la Loi sur la citoyenneté (adoption), L.C. 2007, ch. 24, art. 2.

Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, art. 5.1.

Règlement sur la citoyenneté, DORS/93-246, art. 5.1(3)c)(iii).

Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227.

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Dufour, 2014 CAF 81, [2015] 3 R.C.F. 75; Young c. Young, [1993] 4 R.C.S. 3; Perera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 1047.

DÉCISION DIFFÉRENCIÉE :

Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Davis, 2015 CAF 41.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601.

DÉCISIONS CITÉES :

Canada (Agence du revenu) c. Telfer, 2009 CAF 23; Merck Frosst Canada Ltée c. Canada (Santé), 2012 CSC 3, [2012] 1 R.C.S. 23; Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559.

DOCTRINE CITÉE

Débats de la Chambre des communes, 39e lég., 1re sess., vol. 141, no 39 (13 juin 2006), en ligne : <http://www.parl.gc.ca/content/hoc/House/391/Debates/039/HAN039-F.PDF>.

APPEL d’une décision de la Cour fédérale (2015 CF 316) d’accueillir une demande de contrôle judiciaire de la décision d’une agente des visas rejetant la demande de citoyenneté d’un enfant adopté présentée par une citoyenne canadienne. Appel rejeté.

ONT COMPARU

Brad Gotkin et Nicole Rahaman pour l’appelant.

Jacqueline Swaisland et Tara McElroy pour l’intimée.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Le sous-procureur général du Canada pour l’appelant.

Waldman & Associates, Toronto, pour l’intimée.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]        Le juge Pelletier, J.C.A. : Mme Patrice Young (Mme Young), une citoyenne canadienne, a adopté la fille de sa cousine, Abreyah Calicia Cockburn (dorénavant Abreyah Calicia Young — « Abreyah ») qui, dans l’attente de la résolution des présentes instances, continue d’habiter avec sa mère biologique (Mme Lisa Pope) à Saint-Vincent-et-les-Grenadines. Dans le cadre de l’adoption, Mme Young a soumis une preuve de moralité et des rapports médicaux. En outre, une étude poussée du milieu familial a été réalisée chez elle par un organisme albertain d’aide à l’enfance qui a conclu que la résidence de Mme Young convenait à l’accueil d’un enfant adopté. Ces documents ont été soumis aux autorités de Saint-Vincent-et-les-Grenadines. Une fois l’adoption prononcée par ordonnance de la Haute Cour de Justice de la Cour suprême de l’Est des Caraïbes en novembre 2013, Mme Young a immédiatement présenté une demande de citoyenneté canadienne au nom de sa fille adoptive. La demande a été examinée par une agente des visas du Haut-Commissariat du Canada à Trinité-et-Tobago qui l’a rejetée, car, selon elle, l’adoption ne répondait pas aux exigences énoncées au paragraphe 5.1(1) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29 (la Loi). Mme Young, agissant en qualité de tutrice à l’instance de sa fille adoptive, a présenté au nom de sa fille une demande de contrôle judiciaire de la décision de l’agente des visas. La Cour fédérale a accueilli la demande de contrôle judiciaire et renvoyé l’affaire pour réexamen par un autre agent des visas (2015 CF 316). Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration interjette maintenant appel de la décision de la Cour fédérale.

[2]        Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis de rejeter l’appel.

[3]        Étant donné que les faits essentiels sont exposés précédemment, abordons directement l’analyse. Pour éviter les répétitions, je reprendrai les détails de la décision de l’agente des visas au fil de l’analyse.

I.          ANALYSE

[4]        Puisqu’il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision administrative, la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable, comme nous l’enseigne l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (Dunsmuir), sous réserve de certaines exceptions dont aucune ne s’applique en l’espèce. Mais caractère raisonnable n’est pas forcément synonyme d’évidence, comme il a été établi il y a longtemps dans l’arrêt Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, au paragraphe 57 :

La différence entre « déraisonnable » et « manifestement déraisonnable » réside dans le caractère flagrant ou évident du défaut. Si le défaut est manifeste au vu des motifs du tribunal, la décision de celui-ci est alors manifestement déraisonnable. Cependant, s’il faut procéder à un examen ou à une analyse en profondeur pour déceler le défaut, la décision est alors déraisonnable mais non manifestement déraisonnable.

[5]        Bien que cette analyse ait été effectuée par la Cour suprême dans le but de distinguer la décision « déraisonnable » de la décision « manifestement déraisonnable », le fait d’avoir à creuser un peu s’inscrit tout à fait dans l’analyse selon la norme de la décision raisonnable. Comme nous allons le voir, l’application de cette norme aux faits de l’espèce exige dans une certaine mesure que l’on regarde au-delà des apparences pour discerner clairement la question de ce qui est raisonnable ou non.

[6]        Le rôle de notre Cour, saisie de l’appel interjeté d’un jugement rendu par la Cour fédérale, consiste simplement à décider si cette dernière a opté pour la bonne norme de contrôle et l’a appliquée à bon droit (Canada (Agence du revenu) c. Telfer, 2009 CAF 23, au paragraphe 18). En effet, notre Cour se met à la place de la Cour fédérale et se concentre sur la décision initiale (Merck Frosst Canada Ltée c. Canada (Santé), 2012 CSC 3, [2012] 1 R.C.S. 23, au paragraphe 247; Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, aux paragraphes 46 et 47).

[7]        La Cour fédérale a décidé à raison que la norme de la décision raisonnable s’appliquait au contrôle de la décision de l’agente des visas. Après avoir effectué l’analyse, elle a conclu que la décision de l’agente des visas était déraisonnable. Devant notre Cour, le ministre soutient vigoureusement que la Cour fédérale s’est trompée dans l’application de cette norme. Il fait valoir que, malgré la possibilité que certains arrivent à une autre conclusion, au vu des faits, la décision de l’agente des visas appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au paragraphe 47). Selon le ministre, la décision de l’agente des visas appelait la déférence et n’aurait pas dû être modifiée par la Cour fédérale, d’où le présent appel.

[8]        Le présent appel porte sur l’interprétation des conditions énoncées à l’article 5.1 de la Loi. Le principe d’interprétation des lois dicte de lire les termes d’une loi « dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S 27, au paragraphe 21), ce qui nécessite une « analyse textuelle, contextuelle et téléologique destinée à dégager un sens qui s’harmonise avec la Loi dans son ensemble » (Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601, au paragraphe 10).

[9]        Le point de départ de l’analyse est le cadre législatif ayant présidé à la décision. Au moment où l’agente des visas a pris la décision, la disposition pertinente de la Loi était ainsi rédigée :

Cas de personnes adoptées ― mineurs

5.1 (1) Sous réserve du paragraphe (3), le ministre attribue, sur demande, la citoyenneté à la personne adoptée par un citoyen le 1er janvier 1947 ou subséquemment lorsqu’elle était un enfant mineur. L’adoption doit par ailleurs satisfaire aux conditions suivantes :

a) elle a été faite dans l’intérêt supérieur de l’enfant;

b) elle a créé un véritable lien affectif parent-enfant entre l’adoptant et l’adopté;

c) elle a été faite conformément au droit du lieu de l’adoption et du pays de résidence de l’adoptant;

d) elle ne visait pas principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège relatifs à l’immigration ou à la citoyenneté.

[10]      Cette disposition a été ajoutée à la Loi en 2007 [L.C. 2007, ch. 24, art. 2]. Afin de mettre en contexte la modification législative dont elle est issue, je reproduis ci-dessous certains extraits des débats parlementaires en deuxième lecture sur le projet de loi C-14, Loi modifiant la Loi sur la citoyenneté (adoption), qui incluait ce qui est devenu l’article 5.1 de la Loi. Étant donné que les deux parties invoquent ces débats pour étayer leur thèse (exposé des faits et du droit de l’appelant, au paragraphe 29; exposé des faits et du droit de l’intimée, aux paragraphes 80 et 83), je présume que les parties ne s’opposeront pas à ce que je les cite (Débats de la Chambre des communes, 39e lég., 1re sess., vol. 141, no 39 (13 juin 2006), à la page 2307) :

Actuellement, les citoyens canadiens résidant au Canada qui souhaitent adopter un enfant né à l’étranger doivent d’abord le parrainer comme un résident permanent. Aucune demande de citoyenneté ne peut être présentée avant que cette étape n’ait été franchie. Ce projet de loi a pour but de rendre plus facile aux parents canadiens l’obtention de la citoyenneté canadienne pour leurs enfants adoptés nés à l’étranger, que ces parents résident au Canada ou à l’étranger.

[…]

Le projet de loi C-14 donne aux enfants adoptés à l’étranger l’accès à la citoyenneté sans avoir à faire une demande de résidence permanente au préalable. Il réduit le délai d’obtention de la citoyenneté pour les enfants qui deviennent membres de familles canadiennes. Il traduit le désir des Canadiens de voir de nouvelles familles se constituer le plus facilement et le plus rapidement possible.

[…]

Ce projet de loi simplifie le processus pour les familles. Il rend l’ensemble du système plus équitable. Il bénéficie de l’appui des Canadiens d’un bout à l’autre du pays. La raison de cela, c’est que nous avons écouté attentivement toutes les préoccupations soulevées durant nos consultations, des préoccupations comme, par exemple, la possibilité que des gens adoptent des enfants simplement pour les aider à obtenir la citoyenneté, ce qu’on appelle les adoptions de complaisance. Nous avons conçu ce projet de loi de manière à répondre de façon précise et cohérente à ces préoccupations.

Parmi les mesures de protection, le projet de loi C-14 exige notamment qu’on s’assure de l’existence d’un véritable lien affectif parent-enfant, que l’adoption est faite dans l’intérêt supérieur de l’enfant, qu’une évaluation adéquate du foyer d’adoption a été faite, que les parents biologiques ont consenti à l’adoption et qu’aucune personne ne retirera des gains non justifiés de cette adoption.

[11]      Ces extraits démontrent que la législation visait à donner un avantage aux Canadiens adoptant des enfants à l’étranger, tout en faisant rempart à certains abus possibles. Parmi ces derniers, mentionnons principalement la possibilité d’adoptions de convenance, c’est-à-dire celles visant principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège relatifs à l’immigration ou à la citoyenneté. Cependant, la Loi doit être interprétée de façon à ce que la recherche de pratiques abusives ne prive pas les Canadiens des avantages prévus par les modifications législatives.

[12]      Dans ce contexte, il est utile de réfléchir à ce qu’il faut entendre par adoption de convenance, un terme qui souffre de l’association avec le « mariage de convenance ». Dans un mariage de convenance, deux inconnus qui n’ont pas l’intention de cohabiter contractent une sorte de mariage dans le but de commettre une fraude en matière d’immigration. Les parties ne partagent rien si ce n’est leur objectif de « déjouer » le processus d’immigration. Une fois que leur objectif est atteint, ils se quittent.

[13]      Dans le cas de l’adoption de nourrissons ou de jeunes enfants, l’analogie avec le mariage de convenance ne tient plus. Un enfant ne peut plier bagage — ou être mis à la porte — après avoir obtenu la citoyenneté. Il faut en prendre soin. Si un parent adoptif s’engage à donner ces soins, l’adoption peut difficilement être considérée comme une adoption de convenance. Plus l’enfant adopté est âgé, moins il a de besoins et plus la possibilité d’autonomie s’accroît, ce qui peut justifier un examen plus approfondi des circonstances.

[14]      La conviction que l’adoption est une adoption de convenance ne doit pas uniquement être fondée sur la connaissance des avantages acquis par l’adoption. Chaque parent adoptant un enfant d’un pays moins nanti que le Canada sera conscient des avantages que l’enfant aura au Canada par rapport à son pays de naissance. Si tel était le critère, il n’y aurait pas de véritables adoptions conformes aux conditions énoncées dans la Loi. La question n’est pas la connaissance des avantages relatifs de la vie au Canada, mais l’engagement du parent adoptif à élever l’enfant comme son propre enfant et à combler ses besoins matériels et affectifs.

[15]      Notre Cour a examiné la question des adoptions de convenance dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Dufour, 2014 CAF 81, [2015] 3 R.C.F. 75 (Dufour), aux paragraphes 54 à 56 :

Normalement, l’adoption d’un enfant à l’étranger implique en soi l’intention d’obtenir un statut ou privilège relatifs à l’immigration et la citoyenneté puisque rares sont les cas où le parent canadien adopte sans avoir l’intention de revenir vivre au Canada avec le nouvel enfant immédiatement ou à moyen terme.

Une adoption de complaisance ne vise que la situation où les parties (l’adopté ou l’adoptant) n’ont pas une véritable intention de créer un lien de filiation. C’est celle où la réalité ne correspond pas aux apparences. C’est un stratagème dont le but est de contourner les exigences de la Loi ou de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27.

Si une véritable intention de créer une relation père-fils existe et ce, dans le meilleur intérêt de l’enfant mineur, on ne peut normalement conclure que l’adoption vise principalement à créer un statut ou un privilège relatifs à l’immigration ou la citoyenneté. [Souligné dans l’original.]

[16]      L’essence d’une « adoption de convenance », c’est qu’elle ne reflète pas la réalité.

[17]      On trouvera un exemple d’une adoption de convenance dans l’affaire Davis c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 41 (Davis). Dans cette affaire, deux jeunes femmes âgées respectivement de 17 et 19 ans sont entrées au Canada à titre de visiteuses pour séjourner chez leur grand-mère. Peu de temps après leur arrivée au pays, elles ont décidé qu’elles aimeraient y demeurer de façon permanente. Plutôt que de retourner en Jamaïque et de présenter une demande d’immigration par les voies habituelles, elles ont persuadé leur grand-mère de les adopter et ont présenté une demande de citoyenneté.

[18]      Leur demande de citoyenneté a été refusée au motif que leur adoption visait principalement à obtenir la citoyenneté. Les jeunes femmes en question n’auraient presque certainement pas été admissibles à la résidence permanente, car elles n’appartenaient probablement pas à l’une des catégories de l’immigration économique et, selon mon interprétation du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, leur grand-mère n’était pas en mesure de les parrainer. Rien n’indique qu’elles auraient pu présenter une demande d’asile. L’adoption, ou le mariage à un citoyen canadien, était leur seule façon d’accéder à la citoyenneté. Au vu des faits de l’espèce, notre Cour a jugé que la conclusion de l’agente d’immigration selon laquelle l’adoption visait l’acquisition d’un avantage relatif à l’immigration et à la citoyenneté était raisonnable.

[19]      Il convient également de garder à l’esprit que les critères énoncés au paragraphe 5.1(1) n’ont pas pour objet de mener au réexamen de la décision des autorités de protection de l’enfance dans les pays respectifs de l’enfant et de la mère adoptive. Ces autorités sont chargées d’évaluer et d’approuver l’adoption proprement dite, et leur pouvoir est généralement assujetti à une forme de contrôle judiciaire. Au moment où une demande de citoyenneté est présentée, ce processus est clos. La seule question à trancher est de savoir si l’enfant peut obtenir la citoyenneté canadienne en raison de l’adoption.

[20]      Passons à l’examen de la décision de l’agente des visas, dont les extraits importants sont reproduits ci-dessous (dossier d’appel, aux pages 45 et 46) :

[traduction] Plus précisément, vous n’avez pas réussi à me convaincre à l’entrevue et avec votre dossier que cette adoption est dans l’intérêt supérieur de l’enfant, comme l’exige l’alinéa 5.1(1)a) de la Loi sur la citoyenneté. En outre, vous ne m’avez pas convaincue que cette adoption a créé un véritable lien affectif parent-enfant, comme l’exige l’alinéa 5.1(1)b) de la Loi sur la citoyenneté. De plus, vous ne m’avez pas convaincue que cette adoption ne visait pas l’acquisition d’un statut ou d’un privilège relatif à l’immigration ou à la citoyenneté, ce qu’interdit l’alinéa 5.1(1)d) de la Loi sur la citoyenneté.

Le sous-alinéa 5.1(3)c)(iii) du Règlement sur la citoyenneté dispose que l’adoption doit avoir définitivement rompu tout lien de filiation préexistant. Après avoir examiné vos observations et d’après l’entrevue, je ne suis pas convaincue que le lien de filiation préexistant ait été rompu, étant donné que l’enfant continue à résider avec sa mère biologique et d’entretenir avec elle une relation parent-enfant. [Les caractères gras sont dans l’original.]

[21]      Le ministre reconnaît maintenant que le lien de filiation a en fait été rompu par l’adoption, comme l’exige le sous-alinéa 5.1(3)c)(iii) du Règlement sur la citoyenneté, DORS/93-246, [avant la modification DORS/2015-129, art. 2] [traduction] « malgré la décision ultérieure des parties de laisser l’enfant continuer à résider avec sa mère biologique » (mémoire des faits et du droit de l’appelant, au paragraphe 63). Vu cette concession, je n’ai pas à en dire plus sur cet aspect de l’affaire.

[22]      Par ailleurs, l’agente des visas n’a pas particulièrement examiné l’application de l’alinéa 5.1(1)c) de la Loi qui exige que l’adoption ait « été faite conformément au droit du lieu de l’adoption et du pays de résidence de l’adoptant ». Il est incontesté que l’adoption d’Abreyah était conforme aux lois de Saint-Vincent-et-les-Grenadines et aux lois du Canada, sous réserve des dispositions de la Loi même.

[23]      Le premier motif invoqué par l’agente des visas pour refuser la demande de citoyenneté, c’est qu’elle n’était pas convaincue que l’adoption avait été faite dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Dans ses notes énonçant les motifs de sa décision, reproduites aux pages 113 à 119 du dossier d’appel, l’agente des visas a indiqué que la mère biologique et la mère adoptive avaient tenu compte de l’intérêt supérieur de l’enfant que représentent les avantages découlant du droit de vivre au Canada — soins médicaux, éducation —, mais n’avaient pas considéré d’autres aspects, comme les liens familiaux, l’amour filial et le lien parent-enfant. L’agente des visas ne croyait pas que les adultes avaient réfléchi [traduction] « aux conséquences qu’auraient sur l’enfant son déracinement, l’établissement de nouvelles relations parentales, la perte d’un parent, etc. ». En fin de compte, l’agente des visas n’était pas convaincue que l’adoption était faite dans l’intérêt supérieur de l’enfant (dossier d’appel, aux pages 114 et 115) :

[traduction] […] le fait d’être séparée de sa mère biologique, avec qui elle entretient une relation très étroite, et d’être accueillie dans un foyer par un parent adoptif qu’elle a rencontré pour la deuxième fois hier et un père adoptif qu’elle n’a jamais rencontré, pour être élevée par deux adultes avec qui elle a une relation très limitée et certainement pas de lien parent-enfant.

[24]      Le ministre soutient que, malgré la possibilité que certains arrivent à une autre conclusion, la décision de l’agente des visas fait partie des issues acceptables au vu des faits et du droit.

[25]      Sans vouloir minimiser l’importance qu’il faut accorder à l’intérêt supérieur de l’enfant, signalons que la Loi n’est pas une loi de protection de l’enfance. Certes, la Loi commande à l’agente des visas de vérifier que l’adoption « a été faite dans l’intérêt supérieur de l’enfant ». Or, il faut interpréter ces termes en gardant à l’esprit les maux que les conditions énoncées au paragraphe 5.1(1) sont destinées à prévenir, à savoir la traite des enfants et l’adoption de convenance. Ce que l’agente des visas doit décider, ce n’est pas si l’intérêt de l’enfant est mieux protégé dans le foyer de sa mère naturelle que dans celui de la mère adoptive. C’est une question à laquelle l’agente des visas ne peut répondre en procédant simplement à un examen sur dossier et à une brève entrevue avec les parties intéressées. La question que l’agente des visas doit trancher est de savoir si l’adoption a été faite dans un but autre que celui de procurer un véritable foyer à l’enfant. Si c’est le cas, l’adoption n’est pas dans l’intérêt supérieur de l’enfant.

[26]      Le concept de l’intérêt supérieur de l’enfant fait partie de notre droit depuis un certain temps, en particulier, mais pas exclusivement, en droit de la famille. La question de savoir qui est le mieux placé pour évaluer l’intérêt supérieur de l’enfant a été soulevée dans l’arrêt Young c. Young, [1993] 4 R.C.S. 3. Dans cette affaire en matière de garde et de droit d’accès, la Cour devait décider si le recours à des experts était nécessaire pour aider le juge à définir l’intérêt supérieur de l’enfant. Alors que la Cour suprême était divisée à l’égard de diverses questions soulevées dans cet appel, tous les juges ont convenu que les parents étaient les mieux placés pour témoigner quant à l’intérêt supérieur de l’enfant (voir Young, aux paragraphes 156, 185 et 236). Fait intéressant, en examinant le rôle du juge appelé à se prononcer sur l’intérêt supérieur de l’enfant, la juge McLachlin (plus tard juge en chef) a fait les observations suivantes (Young, à la page 117) :

[…] Comme tous les critères juridiques, il [l’intérêt supérieur de l’enfant] doit être appliqué suivant la preuve au dossier, en toute objectivité. Il n’y a pas de place pour les prédilections et les préjugés du juge. Son devoir est d’appliquer la loi; non pas d’agir comme il ou elle le veut, mais comme il ou elle est tenu de le faire.

[27]      Ce qui est vrai pour les juges doit aussi l’être pour les agents des visas. De toute évidence, l’agente des visas avait son opinion de ce qui était le mieux pour Abreyah. Malheureusement, ce n’était pas la question à laquelle la Loi lui demandait de répondre. La question était de savoir si l’adoption avait été faite dans un but autre que celui de lui donner un foyer où elle était voulue et où elle serait aimée. La mère biologique et la mère adoptive estimaient que l’adoption était dans l’intérêt supérieur d’Abreyah. Ces points de vue, même si de l’avis de l’agente des visas ils étaient exprimés en termes inadéquats, méritaient d’être pris en considération.

[28]      Étant donné qu’Abreyah nécessitera des soins pendant des années, on peut difficilement imaginer comment ou pourquoi Mme Young accepterait ce fardeau si elle n’était pas véritablement préoccupée par le bien-être d’Abreyah. À mon avis, la décision de l’agente des visas à l’égard de cet élément était déraisonnable parce que l’agente n’avait pas interprété l’alinéa 5.1(1)a) de la Loi à la lumière de l’objet de cette dernière et s’était limitée à sa propre vision de l’intérêt supérieur d’Abreyah. Il s’agit d’un exemple du principe, abordé précédemment, selon lequel pour déterminer si une décision est raisonnable, il faut aller au-delà des apparences. A priori, les conclusions de l’agente des visas quant à l’intérêt supérieur de l’enfant sont raisonnables; c’est seulement quand on examine de plus près le régime législatif qu’on voit le problème et que le caractère déraisonnable de la conclusion de l’agente des visas ressort.

[29]      L’agente des visas a également rejeté la demande de citoyenneté d’Abreyah au motif que l’adoption visait l’acquisition d’un statut ou d’un privilège relatifs à l’immigration ou à la citoyenneté, ce que l’alinéa 5.1(1)d) de la Loi interdit. Dans ses notes, l’agente des visas indique qu’elle est venue à cette conclusion parce que Mmes Pope et Young avaient donné des réponses variables et contradictoires à ses questions sur la façon dont elles avaient convenu de l’adoption. Selon l’agente des visas, [traduction] « ce n’était pas une décision sur les relations et l’art d’être parent, mais sur les avantages de la citoyenneté canadienne » (voir le dossier d’appel, à la page 118). Plus loin dans ses notes, l’agente des visas conclut « Je suis d’avis que l’adoption a été faite afin de fournir à l’enfant l’accès aux généreux régimes de soins de santé et d’éducation du Canada » (voir le dossier d’appel, à la page 118).

[30]      Le simple fait de permettre à un enfant de bénéficier des « généreux » systèmes de santé et d’éducation du Canada ne signifie pas qu’il s’agit d’une adoption de convenance. Il faut plus. Si, par exemple, les parents biologiques de l’enfant acceptaient d’assumer tous les coûts associés aux soins de l’enfant et que les parents adoptifs traitaient essentiellement l’enfant comme un pensionnaire, alors on pourrait parler d’une adoption de convenance. Or, lorsque les parents adoptifs ont l’intention d’assumer pleinement leur obligation de prendre soin de l’enfant adopté, le fait que l’enfant aura accès aux mêmes régimes d’éducation et de santé que les autres Canadiens ne constitue pas une raison de conclure à une adoption de convenance.

[31]      Nous ne voulons pas restreindre la portée de l’expression « ne visait pas principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège relatifs à l’immigration ou à la citoyenneté » aux faits de l’affaire Davis que nous avons analysée précédemment, mais cette dernière illustre le type de situations que l’alinéa 5.1(1)d) visait à prévenir.

[32]      Connaître les avantages importants dont un enfant jouira à la suite de l’adoption n’emportera pas nécessairement la conclusion que l’adoption vise principalement à fournir à l’enfant ces avantages importants. C’est particulièrement vrai dans le cas de l’adoption de jeunes enfants qui auront besoin de soins pendant longtemps. Un véritable engagement de la part des parents adoptifs à prendre soin de l’enfant milite contre la conclusion que l’adoption visait principalement l’acquisition d’un avantage ou d’un privilège relatifs à la citoyenneté ou à l’immigration.

[33]      En l’espèce, la décision de l’agente des visas a été très influencée par les réponses variables à ses questions sur la façon dont les intéressées avaient convenu de l’adoption. Dans certains cas, des réponses variables peuvent miner la crédibilité du demandeur et justifier la décision de l’agent de ne pas ajouter foi à ses affirmations et explications et de rejeter la demande, motifs à l’appui. Mais, dans un cas comme celui qui nous occupe, où la décision de l’agente des visas reposait sur des facteurs non pertinents, la décision ne peut être maintenue.

[34]      Dans les circonstances, j’estime que la conclusion de l’agente des visas quant à savoir si l’adoption visait l’acquisition d’un statut ou d’un privilège relatifs à l’immigration ou à la citoyenneté était déraisonnable parce que les facteurs sur lesquels elle était fondée n’étayent pas logiquement la conclusion à laquelle elle est arrivée.

[35]      Le dernier motif invoqué par l’agente des visas pour refuser la demande de citoyenneté était qu’elle n’était pas convaincue que l’adoption avait créé un véritable lien affectif parent-enfant, comme l’exige l’alinéa 5.1(1)b) de la Loi. L’agente des visas a fondé sa décision sur le peu de visites effectuées par Mme Young et l’absence de [traduction] « tout effort visant à établir un lien avec l’enfant d’âge tendre » (voir le dossier d’appel, à la page 116). J’en déduis que selon l’interprétation de l’agente des visas, la Loi exige l’existence d’un véritable lien affectif parent-enfant avant l’adoption.

[36]      Étant donné que l’alinéa 5.1(1)c) de la Loi exige que l’adoption soit faite conformément au droit du lieu de l’adoption, l’alinéa 5.1(1)b) ne saurait servir à déterminer la validité de l’adoption, puisqu’il y aurait alors redondance des deux alinéas. Ce qui intéresse l’alinéa 5.1(1)b), c’est le lien affectif unissant l’adoptant et l’adopté, et tout particulièrement de savoir s’il y a un « véritable » lien affectif parent-enfant.

[37]      La Loi s’applique à toutes les adoptions d’enfants mineurs, sans égard à l’âge. Comment pourrait-on déceler l’existence d’un véritable lien affectif parent-enfant dans le cas de l’adoption d’un nourrisson lorsque les parents et l’enfant se rencontrent pour la première fois au moment où les premiers débarquent dans le pays étranger pour y chercher l’enfant. De toute évidence, aucun lien n’existe avant ce moment entre les parents et l’enfant. Tout véritable lien se tissera au fil de leur vie commune. En conséquence, il est peu probable que le législateur ait voulu imposer l’existence d’un lien parent-enfant comme condition d’octroi de la citoyenneté canadienne.

[38]      Cette condition doit aussi être examinée au regard des objectifs législatifs. L’obligation dans tous les cas pour les parents adoptifs de démontrer l’existence d’un lien affectif parent-enfant pour qu’il soit satisfait à l’alinéa 5.1(1)b) irait nettement à l’encontre de l’objectif de la Loi. Pendant combien de temps les parents ayant adopté un nouveau-né devraient-ils vivre avec cet enfant dans son pays natal afin d’établir l’existence d’un véritable lien affectif parent-enfant? Quel type d’attachement affectif serait nécessaire pour qu’il soit satisfait à cette condition? Pourrait-il être satisfait à cette condition sans une longue relation préalable entre les parents adoptifs et l’enfant adopté? Ces questions montrent à quel point il est difficile d’évaluer la qualité du lien parent-enfant dans le cas de jeunes enfants au moment de la demande de citoyenneté.

[39]      L’alinéa 5.1(1)b) n’exige pas du parent adoptif qu’il ait réussi une sorte d’épreuve affective. Il est conçu pour prévenir la situation décrite précédemment où les parents adoptifs auraient essentiellement en pension l’enfant adopté, dont les principaux besoins continueraient d’être assumés par les parents biologiques. Ce type de situation est plus susceptible de se produire dans le cas d’un enfant plus âgé et plus autonome. On peut mieux saisir cette condition en l’énonçant à la négative : y a-t-il des raisons de croire que l’adoption n’entraînera pas, à l’avenir, un véritable lien affectif parent-enfant?

[40]      Dans la décision Perera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 1047 (Perera), la Cour fédérale, reprenant les termes du Règlement en vigueur à l’époque, a jugé que la question du véritable lien affectif parent-enfant devait être examinée de façon prospective plutôt que rétrospective (Perera, au paragraphe 16) :

Les mots « un véritable lien de filiation est créé par suite de l’adoption » sont fort significatifs. Ils indiquent un lien futur qui doit être créé plutôt que la confirmation de la situation actuelle. L’adoption donne naissance à un lien orienté vers l’avenir.

[41]      L’agente des visas ne voyait pas d’un bon œil le fait que Mme Young n’avait pas visité Abreyah plus souvent et qu’elle n’avait pas établi de relation avec elle. Mais ce genre de question trahit une méconnaissance de l’objet de la Loi. Rien n’exige une relation parent-enfant démontrable au moment de la demande de citoyenneté. L’agent des visas doit être à l’affût d’indices démontrant l’absence d’intention d’établir un véritable lien affectif parent-enfant, plutôt que de porter un jugement qualitatif sur la relation. Pour les motifs qui précèdent, j’estime que la conclusion de l’agente des visas à l’égard de ce point était déraisonnable.

[42]      La décision de l’agente des visas dans son ensemble est manifestement dépourvue de fil narratif. En d’autres termes, sa conclusion selon laquelle l’adoption visait principalement l’acquisition d’un avantage relatif à l’immigration ou à la citoyenneté ne s’inscrit dans aucun scénario plausible sur le sort d’Abreyah après son entrée au Canada en tant que citoyenne. Que ferait Mme Young de cette jeune enfant qu’elle avait adoptée, soi-disant pour qu’elle puisse tirer avantage des régimes généreux de santé et d’éducation du Canada? Paierait-elle quelqu’un pour s’en occuper? Chercherait-elle à la confier aux autorités de protection de l’enfance? Selon toute vraisemblance, Mme Young devra prendre soin de l’enfant elle-même, tout comme elle devra assumer les frais inhérents à l’éducation d’un jeune enfant. Est-il raisonnable de conclure qu’une personne assumerait ces obligations uniquement dans le but de commettre une fraude en matière d’immigration? Est-ce qu’une personne qui assumerait ces obligations se livrerait à une fraude en matière d’immigration? Je ne le crois pas. C’est ce qui distingue la présente affaire de l’affaire Davis et d’autres semblables.

[43]      Je suis donc d’avis de rejeter l’appel.

Le juge Stratas, J.C.A. : Je suis d’accord.

La juge Gleason, J.C.A. : Je suis d’accord.

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