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[2017] 1 R.C.F. 229

DES-6-08

2016 CF 586

DANS L’AFFAIRE CONCERNANT un certificat signé en vertu du paragraphe 77(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR)

et

DANS L’AFFAIRE CONCERNANT le dépôt d’un certificat à la Cour fédérale en vertu du paragraphe 77(1) de la LIPR

et

DANS L’AFFAIRE CONCERNANT MAHMOUD ES-SAYYID JABALLAH

Répertorié : Jaballah (Re)

Cour fédérale, juge Hansen—Ottawa et Toronto, diverses dates entre le 6 octobre 2008 et le 11 décembre 2014; Ottawa, 26 mai et 24 juin 2016.

Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Personnes interdites de territoire — Certificat de sécurité — Dépôt d’un certificat de sécurité en vertu de l’art. 77(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — Le défendeur est l’individu nommé dans le certificat de sécurité en cause, lequel a été signé par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile — Dans ce certificat, les ministres ont exprimé qu’à leur avis, le défendeur est interdit de territoire au Canada pour des motifs de sécurité définis aux art. 34(1)b), c), d) et f) de la Loi — Le défendeur est un ressortissant égyptien qui a présenté une demande d’asile au Canada et a fait l’objet d’une enquête du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) — Après la délivrance du premier certificat de sécurité, le défendeur a été arrêté et détenu — Étant donné que le dossier a évolué de façon importante en l’espèce, le défendeur a présenté une requête pour abus de procédure en vertu de l’art. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés visant à obtenir soit le sursis de l’instance ou à exclure certaines parties de la preuve sur laquelle les ministres se sont fondés — Les ministres ont soutenu que la preuve démontrait qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le défendeur était membre d’Al Jihad et qu’il s’était livré à des actes de terrorisme — Il s’agissait de déterminer s’il existait des motifs raisonnables de croire que le défendeur faisait ou fait partie d’un groupe terroriste; si le certificat de sécurité en cause était raisonnable; et si la requête pour abus de procédure du défendeur devait être accueillie — Les ministres n’ont pas établi qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le défendeur était ou est membre d’Al Jihad et n’ont pas non plus démontré qu’il existait des motifs raisonnables de croire, entre autres, qu’il a apporté un soutien matériel à Al Jihad (art. 34(1)b)) — En outre, rien ne prouvait que le défendeur appuyait lui-même les objectifs en matière de terrorisme à l’échelle mondiale (art. 34(1)c)) — Concernant l’interdiction de territoire en vertu de l’art. 34(1)d) de la Loi, la preuve n’offrait pas de motifs raisonnables de croire que le défendeur représente actuellement un danger pour le Canada — Cependant, l’effet combiné des art. 33 et 34 de la Loi signifie qu’il n’est pas nécessaire, en vertu de l’art. 34(1)d), de conclure qu’il existe un risque actuel — Par conséquent, il restait encore à déterminer si l’élément de preuve offert établissait que le défendeur représentait, dans le passé, un danger pour la sécurité du Canada — Une simple appartenance ne suffit pas aux termes de l’art. 34(1)d) — Le fait que le défendeur ait été associé à des personnes qui étaient impliquées dans le terrorisme à l’échelle mondiale ne constituait pas nécessairement un motif raisonnable de croire qu’il représente un danger pour la sécurité du Canada, puisqu’il existe peu d’éléments de preuve, voire aucun, confirmant que ces associations étaient de nature « opérationnelle » ou que les personnes avec lesquelles le défendeur était en contact pouvaient [traduction] « entrer au Canada » — Par conséquent, les ministres n’ont pas établi, en s’appuyant sur des motifs raisonnables, que le défendeur représente un danger pour la sécurité du Canada — En conclusion, le certificat de sécurité déposé par les ministres n’était pas raisonnable et a été rejeté — L’examen des autres questions en litige relativement à la requête pour abus de procédure n’était pas nécessaire — Le certificat de sécurité n’est pas raisonnable; requête rejetée.

Il s’agissait du renvoi d’un certificat de sécurité en vertu du paragraphe 77(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Le défendeur est l’individu nommé dans le certificat de sécurité en cause, lequel a été signé par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile. Dans ce certificat, les ministres ont exprimé qu’à leur avis, le défendeur est interdit de territoire au Canada pour des motifs de sécurité définis aux alinéas 34(1)b), c), d) et f) de la Loi. Ils étaient d’avis qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le défendeur, pendant son séjour au Canada, sera l’instigateur ou l’auteur d’actes visant le renversement du gouvernement égyptien par la force; qu’il s’est livré au terrorisme; qu’il constitue un danger pour la sécurité du Canada et qu’il est membre d’Al Jihad, un groupe s’étant livré au terrorisme. Conformément à la Loi, le certificat de sécurité a été renvoyé à la Cour pour décider de son caractère raisonnable.

Le défendeur, un ressortissant égyptien, est arrivé au Canada avec sa femme et leurs quatre enfants en voyageant avec un faux passeport saoudien. Il a présenté une demande d’asile au motif qu’il était recherché par les autorités égyptiennes relativement à des accusations d’incitation à la violence et qu’il serait tué s’il retournait en Égypte. Peu après son arrivée, le défendeur a fait l’objet d’une enquête du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), qui a mené à la délivrance du premier certificat de sécurité à son encontre. Il a alors été arrêté et détenu, mais la Cour a annulé ce certificat et le défendeur a été remis en liberté. Plus tard, un deuxième certificat de sécurité nommant le défendeur a été délivré, et le défendeur a encore une fois été arrêté et détenu. La Cour d’appel fédérale a écarté la décision de la Cour selon laquelle le certificat de sécurité était raisonnable et a renvoyé l’affaire à la Cour aux fins de nouvel examen. La Cour a conclu que le deuxième certificat était raisonnable. Le défendeur a sans succès tenté d’obtenir sa mise en liberté pendant plus de cinq ans entre 2001 et 2006 jusqu’à ce que la Cour ordonne sa remise en liberté sous conditions en 2007. Après que des modifications ont été apportées à la Loi en 2008, le deuxième certificat de sécurité a été annulé de plein droit et un troisième certificat de sécurité, faisant l’objet de la présente procédure, a été délivré un peu plus tard. Depuis, le dossier a évolué de façon importante tant au niveau du dossier de la preuve que des allégations contre le défendeur, ce qui l’a amené à présenter une requête pour abus de procédure dans laquelle il demandait une ordonnance en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés visant à obtenir un sursis à l’instance ou, subsidiairement, à exclure certaines parties de la preuve sur laquelle les ministres se sont fondés pour des motifs de divulgation et des retards. En conséquence, la Cour a rendu une ordonnance excluant certaines parties de la preuve. Quant au cas lui-même, les allégations d’interdiction de territoire fondées sur les motifs énumérés aux alinéas 34(1)b), c) et d) de la Loi étaient inextricablement liées au motif d’interdiction de territoire prévu à l’alinéa 34(1)f) relatif à l’appartenance à une organisation terroriste. La thèse des ministres reposait dans une large mesure sur des inférences raisonnables qui, selon eux, établissaient la preuve de l’effet cumulatif permettant d’inférer qu’il y a des motifs raisonnables de croire que le défendeur était membre d’Al Jihad et qu’il s’est livré à des actes de terrorisme. À l’appui de l’argument des ministres selon lequel le défendeur était un membre d’Al Jihad, ce qui l’interdit de territoire en vertu de l’alinéa 34(1)f) de la Loi, les ministres se sont fondés sur des éléments de preuve concernant les activités du défendeur avant et après son arrivée au Canada, y compris la diffusion de propagande et le recrutement; les liens qu’il a conservés avec les dirigeants et des membres d’Al Jihad dans d’autres pays; son recours à des méthodes clandestines, etc.

Il s’agissait de déterminer s’il existait des motifs raisonnables de croire que le défendeur faisait ou fait partie d’un groupe terroriste et par conséquent, si le certificat de sécurité en cause en l’espèce était raisonnable et si la requête pour abus de procédure du défendeur devait être accordée.

Jugement : le certificat de sécurité n’est pas raisonnable; la requête doit être rejetée.

Pour avoir la valeur d’une preuve juridique, une inférence raisonnable doit être fondée sur des faits connus ou établis. En ce qui concerne les activités alléguées du défendeur avant son arrivée au Canada, on croit qu’il est un vétéran de la guerre afghane qui a passé une période de temps non déterminée en Afghanistan et que ses habitudes de déplacement étaient conformes à celles des extrémistes moudjahidines. Pour prendre cette position, les ministres devaient être en mesure de démontrer qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le défendeur était en Afghanistan et qu’alors qu’il s’y trouvait, il a participé au jihad et à des activités des moudjahidines. Cependant, d’après le dossier et les conclusions qu’il contient, il manquait d’éléments de preuve crédibles et convaincants à l’appui de la conviction subjective selon laquelle il aurait participé à des activités militaires en ce pays. Ainsi, il existait trop peu de faits connus ou établis pour établir des conclusions raisonnables qui, dans leur ensemble, donneraient des motifs raisonnables de croire que le défendeur a participé au conflit militaire en Afghanistan. Concernant l’allégation selon laquelle le défendeur s’est trouvé au Pakistan en lien avec son statut de membre important d’Al Jihad, la prépondérance de la preuve à cet égard allait à l’encontre de l’allégation puisqu’il ne manquait pas d’éléments de preuve attestant que le défendeur a été un enseignant au Pakistan. En conséquence, rien ne permettait de conclure de façon raisonnable que le déplacement du défendeur au Pakistan avait un lien quelconque avec Al Jihad.

Quant à l’assertion des ministres selon laquelle le défendeur était un membre important d’Al Jihad, les ministres se sont fondés sur les liens étroits que le défendeur aurait entretenus et les contacts qu’il aurait eus avec plusieurs membres dirigeants d’Al Jihad et des membres de groupes se livrant au terrorisme et à la subversion. Les ministres ont aussi soutenu que le défendeur s’est associé à des membres d’Al Jihad au Canada. Cependant, même s’il existait des motifs raisonnables de croire que le défendeur était en contact avec les personnes mentionnées par les ministres, il n’y avait aucun élément de preuve permettant d’associer le défendeur à Al Jihad par l’intermédiaire de ces contacts allégués. Les contacts allégués ne permettaient pas de tirer une conclusion raisonnable qui soutiendrait l’établissement de motifs raisonnables de croire que le défendeur, alors au Canada, sera l’instigateur ou l’auteur d’actes visant le renversement du gouvernement égyptien par la force, qu’il s’est livré au terrorisme ou qu’il constitue un danger pour la sécurité du Canada.

En ce qui concerne l’observation selon laquelle le défendeur appliquait des méthodes clandestines et faisait preuve de précautions contre la surveillance, bien que la preuve était insuffisante pour établir que le défendeur ait eu recours à des méthodes clandestines, il existait des motifs raisonnables de croire qu’il faisait preuve de précautions contre la surveillance. En se fondant sur le dossier devant la Cour, toute tentative visant à déterminer la source de ces précautions contre la surveillance serait, au mieux, conjecturale. Les ministres n’ont pas démontré qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le défendeur était ou est membre d’Al Jihad et n’ont pas non plus démontré qu’il existait des motifs raisonnables de croire, entre autres, qu’il a apporté un soutien matériel à Al Jihad. En outre, rien ne prouvait que le défendeur avait lui-même appuyé les objectifs en matière de terrorisme à l’échelle mondiale. Il s’ensuit que l’interdiction de territoire visant le défendeur en vertu des alinéas 34(1)b) et c) de la Loi n’a pas été établie.

Concernant la question de savoir si le défendeur était interdit de territoire en vertu de l’alinéa 34(1)d) de la Loi (danger pour la sécurité du Canada), la preuve n’offrait pas de motifs raisonnables de croire que le défendeur représente actuellement un danger pour le Canada. Cependant, l’effet combiné des articles 33 et 34 de la Loi signifie qu’il n’est pas nécessaire, en vertu de l’alinéa 34(1)d), de conclure qu’il existe un risque actuel. Par conséquent, il restait encore à déterminer si l’élément de preuve offert établissait que le défendeur représentait, dans le passé, un danger pour la sécurité du Canada. Même si la jurisprudence concernant ce qui constitue un « danger pour la sécurité du Canada » n’est pas entièrement établie, il est clair qu’une simple appartenance ne suffit pas aux termes de l’alinéa 34(1)d). Le dossier montre qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le défendeur était en contact avec des membres d’Al Jihad au moment où ils participaient à des actes de terrorisme à l’échelle mondiale. Le fait que le défendeur ait été en contact avec des membres d’Al Jihad à l’extérieur du Canada pour lesquels il existe des motifs raisonnables de croire qu’ils étaient impliqués dans des activités de terrorisme à l’échelle mondiale pourrait contribuer à la conclusion que le défendeur représente lui-même un danger pour la sécurité du Canada, en supposant que l’allégation de son appartenance à Al Jihad soit démontrée. Toutefois, le fait que le défendeur ait été associé à des personnes qui étaient impliquées dans le terrorisme à l’échelle mondiale ne constituait pas nécessairement un motif raisonnable de croire qu’il représente un danger pour la sécurité du Canada, puisqu’il existait peu d’éléments de preuve, voire aucun, confirmant que ces associations étaient de nature « opérationnelle ». De plus, rien ne prouve que les personnes avec lesquelles le défendeur était en contact pouvaient [traduction] « entrer au Canada ». Par conséquent, les ministres n’ont pas établi, en s’appuyant sur des motifs raisonnables, que le défendeur représente un danger pour la sécurité du Canada.

En conclusion, le certificat de sécurité déposé par les ministres n’était pas raisonnable et a été rejeté. Étant donné cette conclusion, l’examen des autres questions en litige relativement à la requête pour abus de procédure n’était pas nécessaire et la requête a été rejetée.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 9, 10c), 24(1).

Loi n° 58 de 1937 portant promulgation du code pénal (Égypte).

Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. (1985), ch. C-23, art. 21.

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 40.1 (édicté par L.C. 1992, ch. 49, art. 31).

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 33, 34, 77(1), 83(1)h), 83(1.1).

Projet de loi C-3, Loi modifiant la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (certificat et avocat spécial) et une autre loi en conséquence, L.C. 2008, ch. 3.

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 R.C.S. 100; Mahjoub (Re), 2013 CF 1092; Harkat (Re), 2012 CAF 122, [2012] 3 R.C.F. 635.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350; Jaballah c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2007 CF 379; Osmond v. Newfoundland (Workers’ Compensation Commission), 2001 NFCA 21 (CanLII), 200 Nfld. & P.E.I.R. 203; British Columbia v. Abitibi-Consolidated, 2005 BCSC 409, 16 C.P.C. (6th) 9; Jaballah (Re), 2010 CF 79, [2011] 2 R.C.F. 145; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3; Harkat (Re), 2010 CF 1241, [2012] 3 R.C.F. 251.

DÉCISION CITÉE :

Première Nation des Chippewas de Kettle et de Stony Point c. Shawkence, 2005 CF 823.

DOCTRINE CITÉE

Soufan, Ali H. The Black Banners: The Inside Story of 9/11 and the War Against al-Qaeda, New York : W.W. Norton & Company Inc., 2011.

DÉPÔT d’un certificat de sécurité en vertu du paragraphe 77(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés dans lequel le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile sont d’avis que le défendeur est interdit de territoire au Canada pour des motifs de sécurité définis aux alinéas 34(1)b), c), d) et f) de la Loi. REQUÊTE demandant une ordonnance en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés visant en particulier à obtenir un sursis à l’instance. Le certificat de sécurité n’est pas raisonnable; la requête est rejetée.

ONT COMPARU

Barbara Jackman, Marlys Edwardh, Adriel Weaver, Norman Boxall, Jonathan Dawe, Sarah L. Boyd et Frances Mahon pour Mahmoud Es-Sayyid Jaballah.

Donald MacIntosh, John Provart, Lucan Gregory, David Joseph, Tracey McCann, Andrew Cameron, David Knapp, Michael Pierce, Tessa Kroeker, Caroline Carrasco, Robert Batt, David Duggins, Robert Frater, Irena Krakowska, Meva Motwani, Jessica Winbaum, Tracey Vansickle et Julia Barss pour le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile.

John Norris, Paul J.J. Cavalluzzo et Ann McNaughton à titre d’avocats spéciaux.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Jackman, Nazami & Associates, Toronto et Sack Goldblatt Mitchell LLP, Toronto, pour Mahmoud Es-Sayyid Jaballah.

Le sous-procureur général du Canada pour le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile.

John Norris, Paul J.J. Cavalluzzo et Ann McNaughton à titre d’avocats spéciaux.

Ce qui suit est la version française des motifs modifiés du jugement rendus par

[1]        La juge Hansen : M. Mahmoud Es-Sayyid Jaballah (le défendeur), est nommé dans un certificat de sécurité du 22 février 2008 signé par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (les ministres) en vertu du paragraphe 77(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR ou la Loi). Dans ce certificat, les ministres expriment qu’à leur avis, le défendeur est interdit de territoire au Canada pour des motifs de sécurité définis aux alinéas 34(1)b), c), d) et f) de la Loi. Plus précisément, les ministres sont d’avis qu’il y a des motifs raisonnables de croire que le défendeur, pendant son séjour au Canada, sera l’instigateur ou l’auteur d’actes visant le renversement du gouvernement égyptien par la force; qu’il s’est livré au terrorisme; qu’il constitue un danger pour la sécurité du Canada et qu’il est membre d’Al Jihad, un groupe s’étant livré au terrorisme. Conformément à la LIPR, le certificat de sécurité a été renvoyé à la Cour pour décider de son caractère raisonnable. Les présents motifs m’amènent à conclure que le certificat de sécurité déposé par les ministres n’est pas raisonnable et sera par conséquent annulé. Des motifs classifiés seront également rendus et comprendront des renseignements ne pouvant être divulgués pour des raisons de sécurité nationale.

[2]        Tout au long de la présente instance, le rapport secret en matière de sécurité initial déposé par les ministres à l’appui du certificat de sécurité en février 2008 et le résumé public du rapport secret en matière de sécurité fournis au défendeur ont subi de nombreuses révisions, en particulier en 2010, en 2012, en 2013 ainsi qu’en juin et en août 2014. Les renvois au rapport secret en matière de sécurité et le résumé public du rapport secret en matière de sécurité dans les présents motifs font référence à la version la plus récente datée du 21 août 2014, sauf indication contraire. Il s’agit du troisième certificat de sécurité délivré contre le défendeur.

[3]        Le défendeur, un ressortissant égyptien, est né à Al-Sharqia, en Égypte, le 7 janvier 1962. Le 11 mai 1996, lui, son épouse et ses quatre enfants sont arrivés au Canada en voyageant avec un faux passeport saoudien. Il a présenté une demande d’asile au motif qu’il était recherché par les autorités égyptiennes relativement à des accusations d’incitation à la violence et qu’il serait tué s’il retournait en Égypte. Peu après son arrivée, le défendeur a fait l’objet d’une enquête du Service canadien du renseignement de sécurité (le SCRS ou le Service). Cette enquête a mené à la délivrance du premier certificat de sécurité à son encontre en mars 1999; le défendeur a alors été arrêté et détenu. La Cour a annulé ce certificat en novembre 1999 et le défendeur a été remis en liberté.

[4]        En août 2001, un deuxième certificat de sécurité nommant le défendeur a été délivré : le défendeur a encore une fois été arrêté et détenu. En mai 2003, la Cour fédérale d’appel a écarté la décision de la Cour selon laquelle le certificat de sécurité était raisonnable et a renvoyé l’affaire à la Cour aux fins de nouvel examen. En octobre 2006, la Cour a conclu que le deuxième certificat était raisonnable. Entre son arrestation en août 2001 et octobre 2006, le défendeur a sans succès tenté d’obtenir sa mise en liberté. Peu après la décision de la Cour selon laquelle le certificat était raisonnable, le défendeur a déposé une nouvelle demande de mise en liberté. En février 2007, avant que la présente demande ne fasse l’objet d’une conclusion, la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350 (Charkaoui I), a conclu que les dispositions de la LIPR concernant la détention d’étrangers contrevient à l’article 9 et à l’alinéa 10c) de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (la Charte) et a déclaré inopérantes les dispositions de la Loi concernant le certificat de sécurité. La Cour suprême a toutefois suspendu cette déclaration d’invalidité pour un an. En avril 2007, la Cour a libéré le défendeur à des conditions qui équivalent, selon la description de la Cour, à une « détention à domicile » [Jaballah c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2007 CF 379, au paragraphe 3]. Il faut souligner que depuis ce moment, plusieurs révisions des conditions de sa mise en liberté ont eu pour conséquence au fil du temps d’assouplir considérablement la rigidité de ses conditions initiales de mise en liberté.

[5]        En février 2008, avec l’entrée en vigueur du projet de loi C-3 [Loi modifiant la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (certificat et avocat spécial) et une autre loi en conséquence, L.C. 2008, ch. 3], les dispositions pertinentes de la Loi ont été modifiées et le deuxième certificat de sécurité a été annulé de plein droit. Le troisième certificat de sécurité faisant l’objet de la présente procédure a été délivré un peu plus tard au cours de ce même mois.

[6]        Depuis la signature du certificat en février 2008, le dossier a évolué de façon importante tant au niveau du dossier de la preuve que des allégations contre le défendeur. Ceci est principalement attribuable aux ordonnances rendues relativement à des requêtes déposées par le défendeur, à la décision des ministres de retirer des renseignements provenant de sources humaines protégées et certains autres renseignements, ainsi qu’à d’autres décisions relatives à la preuve rendues au cours de l’audience. Deux ordonnances en particulier illustrent l’évolution du dossier au fil du temps. En août 2011, la Cour a exclu certains éléments de preuve pour inadmissibilité en vertu de l’alinéa 83(1)h) et du paragraphe 83(1.1) de la LIPR puisqu’il y avait des motifs raisonnables de croire que ces renseignements ont été obtenus sous l’effet de la torture.

[7]        Par la suite, le défendeur a présenté une demande d’ordonnance en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte visant à obtenir un sursis à l’instance ou, subsidiairement, à exclure tous les résumés sur lesquels les ministres se sont fondés, et dont les documents d’enquête originaux ont été détruits, y compris, mais sans s’y limiter, les résumés des communications interceptées, des entrevues et de la surveillance physique (la requête pour abus de procédure). À ce stade, il convient de mentionner que les éléments de preuve produits dans cette requête ont été entendus conjointement avec les éléments de preuve sur le caractère raisonnable du certificat de sécurité. Toutefois, par entente, les parties et les avocats spéciaux n’ont soumis leurs observations qu’au cours des deux dernières semaines du mois de mars 2013, après que les ministres eurent terminé leur argumentation sur le caractère raisonnable du certificat de sécurité.

[8]        Le défendeur a fondé la requête pour abus de procédure sur le manquement du Service à son obligation de conserver et de divulguer les documents d’enquête originaux en sa possession et les délais de communication des résumés publics des documents; l’utilisation par les ministres de renseignements qui avaient été exclus de la présente instance; l’interception de ses communications avec son avocat et l’usage abusif de ces communications; et enfin, les retards dans la présente affaire, de même que son assujettissement répété et prolongé à la procédure judiciaire alors qu’il était détenu, puis soumis à de strictes conditions de mise en liberté.

[9]        Le 17 septembre 2013, la Cour a rendu l’ordonnance suivante, ses motifs ayant été publiés le 3 octobre 2013 :

[traduction]

1.   Tous les résumés des communications orales interceptées sur lesquels les ministres se sont fondés, et dont les enregistrements originaux ont été détruits, sont exclus des éléments de preuve dans la présente instance.

2.   Tous les résumés des communications par télécopies interceptées sur lesquels les ministres se sont fondés, et dont les enregistrements originaux ont été détruits, sont exclus des éléments de preuve dans la présente instance. Pour plus de clarté, ces communications par télécopies dont le contenu est censé être cité dans son intégralité dans le rapport opérationnel ne sont pas exclues.

3.   Tous les résumés de correspondance interceptée sur lesquels les ministres se sont fondés sont exclus de la preuve dans la présente instance. Toutefois, la correspondance interceptée dont le contenu est censé être cité dans son intégralité dans le rapport opérationnel n’est pas exclue; les adresses provenant de la correspondance interceptée qui semblent avoir été consignées intégralement dans le rapport opérationnel ne sont pas exclues; l’information tirée de la correspondance interceptée contenue dans les rapports opérationnels, liée au nombre et au titre des publications, n’est pas exclue.

4.   Les ministres prépareront des versions révisées du rapport secret en matière de sécurité et du résumé public du rapport secret en matière de sécurité reflétant les exclusions qui précèdent.

5.   La décision sur la requête en suspension d’instance en ce qui concerne les motifs autres que la destruction de documents d’enquête originaux est prise en délibéré.

[10]      Avant d’examiner l’espèce en elle-même, il convient d’observer que la façon dont l’audience s’est déroulée, à savoir que la requête sur l’abus de procédure a été entendue et tranchée après que les ministres ont terminé leur argumentation, a ajouté un autre degré de complexité à la présente espèce. Il en est ainsi parce que la thèse des ministres a été avancée en se fondant sur le dossier qui existait avant l’ordonnance d’exclusion sur la requête pour abus de procédure. De plus, lors de l’audience publique, les témoins ont témoigné en tenant compte du résumé public du rapport secret en matière de sécurité d’octobre 2010 et lors de l’audience à huis clos, les témoins ont témoigné en tenant compte du rapport secret en matière de sécurité de 2012. Le témoignage des témoins des ministres se fonde, et cela se comprend, en grande partie sur des références aux éléments de preuve qui ont par la suite été exclus.

[11]      En l’espèce, les allégations d’interdiction de territoire fondées sur les motifs énumérés aux alinéas 34(1)b), 34(1)c) et 34(1)d) de la LIPR sont inextricablement liées au motif d’interdiction de territoire prévu à l’alinéa 34(1)f) relatif à l’appartenance à une organisation terroriste. Ainsi, la question centrale de la présente instance est de déterminer s’il existe des motifs raisonnables de croire que le défendeur faisait ou fait partie d’un groupe terroriste. Avant d’aborder les allégations qui sous-tendent l’affirmation de l’appartenance à une organisation terroriste, il est nécessaire d’établir la norme de preuve et le rôle d’une « inférence raisonnable ».

[12]      L’article 33 de la LIPR dispose que les faits — actes ou omissions — mentionnés à l’article 34 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir. Dans l’arrêt Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 R.C.S. 100, au paragraphe 114, la Cour suprême du Canada a défini la signification de la norme de preuve de « “motifs raisonnables [de penser]” », comme exigeant « davantage qu’un simple soupçon, mais restant moins stricte que la prépondérance des probabilités applicable en matière civile ». La Cour a expliqué que « [l]a croyance doit essentiellement posséder un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi ».

[13]      La thèse des ministres, comme ils le reconnaissent, repose dans une large mesure sur des inférences raisonnables. Les ministres soutiennent que lorsqu’on les considère dans leur ensemble, ces inférences établissent la preuve de [traduction] « l’effet cumulatif permettant d’inférer qu’il y a des motifs raisonnables de croire que le défendeur était membre d’Al Jihad et qu’il s’est livré à des actes de terrorisme ».

[14]      Dans l’arrêt Osmond v. Newfoundland (Workers’ Compensation Commission), 2001 NFCA 21 (CanLII), 200 Nfld. & P.E.I.R. 203, la Cour d’appel de Terre-Neuve donne des instructions utiles en ce qui a trait à la détermination d’inférences raisonnables. Aux paragraphes 134 et 135, la Cour a déclaré :

[traduction] La Cour, dans son jugement en appel dans l’affaire Willard Miller, présentée en même temps que la présente décision, a précisé qu’une inférence diffère de l’hypothèse. [À cet égard, je ne souscris pas à l’utilisation du mot « hypothèse » de la citation d’Ison dans l’affaire Nancy Miller, précitée]. Dégager une inférence équivaut à un raisonnement par lequel une conclusion de fait est tirée en tant que conséquence logique d’autres faits établis par la preuve. L’hypothèse, par contre, est simplement supposition ou conjecture; il y a une faille dans le raisonnement, d’un point de vue logique, pour partir d’un fait et en venir nécessairement à la conclusion que l’on veut établir. L’hypothèse, contrairement à l’inférence, nécessite un acte de foi. Tel que cela est souligné dans l’arrêt Canadian Pacific Railway v. Murray [1932] R.C.S. 112, la distinction entre une conjecture ou une supposition, d’une part, et une inférence d’autre part, est souvent difficile à établir. Néanmoins, il existe entre ces principes une différence fondamentale qui rend nécessaire une distinction. Comme je l’ai fait remarquer dans l’arrêt R. v. Hillier (L.) et al (1993), 109 Nfld. & P.E.I.R. 92 (NFSC, TD), au paragraphe 93 dans un autre contexte :

Une inférence est […] très différente qualitativement d’une supposition ou d’un soupçon; un soupçon n’obtient pas le caractère de preuve simplement parce qu’il existe un certain nombre de soupçons semblables liés à l’affaire. Pour tirer une inférence, celle-ci doit être fondée sur certains autres faits établis.

Dans la décision Jones v. Great Western Railway (1930), 47 T.L.R. 39 (H.L.) citée avec approbation dans l’arrêt Canadian Pacific Railway c. Murray, la distinction est faite ainsi :

Une conjecture peut être plausible, mais n’a aucune valeur juridique, car il s’agit essentiellement qu’une simple supposition. En revanche, une inférence, au sens juridique, est une déduction tirée de la preuve, et, si c’est une déduction raisonnable, elle pourrait avoir la validité d’une preuve juridique. […] [L]e lien établi entre un fait et une cause relève toujours de l’inférence.

[15]      De même, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a dit dans l’arrêt British Columbia v. Abitibi-Consolidated, 2005 BCSC 409, 16 C.P.C. (6th) 9, au paragraphe 15 :

[traduction] […] Selon le Black’s Law Dictionary, 7e édition, à la page 781, une inférence est une « conclusion tirée à la suite de l’examen d’autres faits et en déduisant un ordre logique en découlant ». Ou, dans le cas d’une preuve, il s’agit « au sens juridique […] d’une déduction tirée de la preuve, et si c’est une déduction raisonnable, elle pourrait avoir la validité d’une preuve juridique », arrêt Montreal Tramways Co. v. Leveille, [1933] 4 D.L.R. 337 (S.C.C.), à la p. 350.

Ainsi, on peut donc constater que pour avoir la « valeur d’une preuve juridique », une inférence raisonnable doit être fondée sur des faits connus, c’est-à-dire, des faits établis.

[16]      Enfin, le juge désigné doit toujours tenir compte des instructions de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Charkaoui I, au paragraphe 39. Il se lit comme suit :

Premièrement, le libellé de la LIPR et la norme de contrôle qu’elle établit justifient que le juge désigné joue un rôle actif. La loi exige que les juges désignés décident du « caractère raisonnable » des certificats et insiste sur l’examen minutieux des faits en donnant instruction au juge de rendre sa décision « compte tenu des renseignements et autres éléments de preuve dont il dispose » (par. 80(1)).

[17]      De plus, comme la Cour le fait observer au même paragraphe, la LIPR oblige le juge désigné à procéder à un examen approfondi des renseignements et de la preuve pour établir le caractère raisonnable du certificat. Dans la décision Jaballah (Re), 2010 CF 79, [2011] 2 R.C.F. 145 aux paragraphes 46 et 47, la juge Dawson a expliqué que la norme du caractère raisonnable exigera que le juge désigné évalue la preuve à l’appui des allégations et établisse les faits qui seront retenus. Si la prépondérance de la preuve va à l’encontre des allégations des ministres, il ne peut pas y avoir de motifs raisonnables relatifs aux allégations (voir également la décision Mahjoub (Re), 2013 FC 1092, au paragraphe 44).

[18]      Si nous revenons maintenant au motif d’interdiction de territoire énoncé à l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, les ministres soutiennent que le défendeur était un membre de rang supérieur d’Al Jihad, connu également sous le nom de Jihad islamique égyptien, une organisation terroriste « liée de près » à Al-Qaïda et faisant la promotion du recours à la violence comme moyen d’établir un état islamique en Égypte. C’est pourquoi le défendeur est interdit de territoire en vertu de l’alinéa 34(1)f) de la Loi. Les ministres se fondent sur des éléments de preuve concernant les activités du défendeur avant son arrivée au Canada, en mai 1996, pour appuyer l’affirmation d’une appartenance à Al Jihad. Les ministres se fondent également sur les activités du défendeur après son arrivée au Canada, y compris la diffusion de propagande et le recrutement; les liens qu’il a conservés avec les dirigeants et des membres d’Al Jihad dans d’autres pays; ses communications permanentes avec plusieurs islamistes extrémistes; ses contacts avec les dirigeants d’Al Jihad pendant la période entourant les attentats à la bombe commis en Afrique de l’Est et son recours à des méthodes clandestines. Une notice rouge d’Interpol publiée en lien avec le défendeur, au sujet d’accusation en instance en Égypte pour son rôle de membre dans une organisation terroriste, est également considérée comme une information digne de confiance.

[19]      Selon le Formulaire de renseignements personnels (FRP) que le défendeur a déposé à l’appui de sa demande d’asile, il est un fervent musulman et a fui l’Égypte après avoir été persécuté, détenu et torturé par les autorités égyptiennes en raison de ses convictions religieuses et politiques. Il a étudié à l’Université de Zagazig de 1981 à 1985, où il s’est joint au groupe d’une mosquée dirigée par M. Badr, un professeur de l’Université. Il a déclaré avoir été arrêté pour la première fois à 19 ans, après le meurtre d’Anwar al-Sadat en 1981. Par suite de cette arrestation, il a été détenu sans qu’aucune accusation ne soit portée pendant deux ans. Au cours de cette période, il a été interrogé et torturé. À la suite de sa mise en liberté, des agents de sécurité égyptiens l’ont abordé et lui ont demandé de recueillir de l’information sur des personnes ayant ouvertement critiqué le gouvernement, ce qu’il a refusé de faire. Tout au long de la décennie qui a suivi, il a été arrêté et placé en détention à plusieurs reprises. Son épouse, Husna al-Mashtouli, a également été détenue et torturée à cette époque. Il a été arrêté pour la dernière fois le 1er septembre 1990 et a été détenu pendant six mois. Le défendeur déclare avoir tenté de quitter l’Égypte à trois reprises avant de finalement obtenir l’autorisation d’effectuer un pèlerinage en lieux saints en Arabie saoudite. Il est parti de l’Égypte avec sa famille pour aller en Arabie saoudite vers le mois de juillet 1991 et n’est pas revenu.

[20]      Une brève explication de la façon dont le Service s’est intéressé au défendeur permettra de mettre en contexte l’enquête du Service qui a suivi et les conclusions qui en ont été tirées. Au cours de son enquête, le Service a obtenu des renseignements de plusieurs sources notamment de sources ouvertes, de sources humaines et de sources techniques en vertu de l’article 21 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. (1985), ch. C-23 (la Loi sur le SCRS) ainsi que d’agences nationales et étrangères.

[21]      Bien que l’identité du défendeur n’était pas encore connue, il a été observé à la fin du mois de mai 1996 en compagnie d’une personne sous la surveillance du Service. Ensuite, à la fin du mois de juin 1996, le Service a observé le défendeur dans un parc de Toronto en compagnie d’Hassan Farhat, de Kassem Daher, de Mustafa Krer et de trois autres hommes adultes ainsi que de plusieurs enfants. Peu après, la personne observée par le Service à la fin du mois de mai et dans le parc a été identifiée comme étant le défendeur, et le Service a commencé à s’intéresser à lui.

[22]      En quelques jours, le Service avait en main la déclaration faite par le défendeur à un agent de Citoyenneté et Immigration Canada (agent de CIC) à son arrivée au Canada, lorsqu’il a rendu son faux passeport saoudien grâce auquel lui et sa famille voyageaient et a divulgué sa véritable identité à l’agent. Le défendeur a déclaré qu’il avait acheté le faux passeport saoudien auprès d’Abu Abdallah, un Irakien de 35 ans rencontré au Pakistan.

[23]      Le défendeur a mentionné à l’agent de CIC qu’il avait quitté l’Égypte le 12 janvier 1991 et qu’il avait résidé au Pakistan du 1er décembre au 30 août 1994, muni d’un visa de travail. Du 30 août 1994 au 30 septembre 1995, il a séjourné illégalement au Yémen, puis il a séjourné illégalement en Azerbaïdjan jusqu’au 4 mai 1996. Le 11 mai 1996, il est passé illégalement par l’Allemagne et est arrivé le jour même au Canada. Selon l’information du passeport, il aurait été délivré le 2 août 1995 à Tarif, en Arabie saoudite, et il contenait les timbres suivants :

•           8 août 1995, visa pour un seul séjour au Royaume-Uni, valide jusqu’au 8 février 1996 délivré à Riyad, en Arabie saoudite;

•           16 octobre 1995, Karameh, timbre d’entrée en Jordanie;

•           23 octobre 1995, visa pour un seul séjour au Pakistan, valide jusqu’au 22 janvier 1996;

•           1er novembre 1995, timbre de sortie de la Jordanie;

•           1er novembre 1995, Islamabad, timbre d’entrée au Pakistan;

•           25 mars 1996, visa pour un seul séjour au Pakistan, valide jusqu’au 24 septembre 1996;

•           7 avril 1996, Karachi, timbre de sortie de l’aéroport international du Pakistan;

•           7 avril 1996, visa pour un seul séjour en Azerbaïdjan, valide jusqu’au 7 mai 1996;

•           4 mai 1996, visa pour un seul séjour en Géorgie, valide jusqu’au 4 juin 1996;

•           6 mai 1996, Artvin, timbre d’entrée en Turquie;

•           11 mai 1996, Istanbul, timbre de sortie de Turquie.

Soit dit en passant, il semble qu’il y a également un timbre de sortie de l’Azerbaïdjan daté du 4 mai 1996 qui n’a pas été inclus dans le rapport sur le contenu du passeport.

[24]      Lorsqu’il est entré au Canada, le défendeur avait également les documents suivants en sa possession :

•           Trois certificats de l’Organisation islamique internationale de secours (OIIS) du bureau du Pakistan attestant que le défendeur travaillait comme enseignant et directeur d’un orphelinat au Pakistan;

•           Un certificat de l’OIIS attestant que Mohamed Mohamed Abdallah était également enseignant dans un orphelinat au Pakistan;

•           Un certificat attestant que le défendeur a travaillé comme enseignant au Pakistan au nom du ministère de l’Éducation de l’Arabie saoudite;

•           Un certificat attestant que l’épouse du défendeur a travaillé comme enseignante au Pakistan au nom du ministère de l’Éducation du Yémen du mois de janvier 1993 au mois d’août 1994;

•           Un morceau de papier déchiré où était inscrite la phrase [traduction] « Je veux faire une demande de statut de réfugié politique ».

[25]      Examinons maintenant les prétendues activités du défendeur avant son arrivée au Canada. Le résumé public du rapport secret en matière de sécurité fait état de la conviction du Service que le défendeur est [traduction] « un vétéran de la guerre afghane » et de sa conclusion qu’il a [traduction] « passé une période de temps non déterminée en Afghanistan et que ses habitudes de déplacement sont conformes à celles des extrémistes moudjahidines, c’est-à-dire une personne qui a quitté l’Égypte pour combattre en Afghanistan, qui s’est entraînée au Yémen, qui a possiblement combattu en Tchétchénie et qui ne peut pas retourner en Égypte » (Résumé public du rapport secret en matière de sécurité, aux paragraphes 4 et 11).

[26]      Comme l’a mentionné l’avocat des ministres, ils doivent, pour prendre cette position, être en mesure de démontrer qu’il y a des motifs raisonnables de croire que le défendeur était en Afghanistan et qu’alors qu’il s’y trouvait, il a participé au jihad et à des activités des moudjahidines. Les ministres fondent ces allégations sur les déclarations faites par le défendeur lors des deux entrevues du Service tenues le 5 mars et le 21 août 1998, sur les renseignements trouvés à la pièce no 11, onglet A36, sur une lettre reçue par le défendeur provenant de Peshawar, au Pakistan, datée d’avril 1997 ainsi que sur des renseignements classifiés. Les ministres se fondent également en partie sur les prétendus voyages qu’a faits le défendeur grâce à de faux passeports iraquiens et saoudiens en Égypte, en Arabie saoudite, au Pakistan, au Yémen, en Azerbaïdjan, en Jordanie et en Turquie successivement. Ils soutiennent que ces voyages sont cohérents avec des habitudes de voyages « d’extrémistes moudjahidines ». De plus, les ministres font valoir que la présence du défendeur au Pakistan visait sa promotion à un rang supérieur d’Al Jihad; il n’y était pas simplement pour exercer son emploi d’enseignant. Les ministres ajoutent qu’il peut être raisonnablement inféré que les voyages du défendeur au Yémen et en Azerbaïdjan visaient à approfondir ses liens avec Al Jihad.

[27]      Concernant les éléments de preuve figurant dans le dossier public relativement aux voyages du défendeur à l’appui de l’allégation selon laquelle le défendeur était en Afghanistan, les ministres s’appuient principalement sur les deux entrevues du Service susmentionnées. Les deux enquêteurs, Michel Guay et David, qui ont mené la première et la seconde entrevue respectivement, ont témoigné au nom des ministres.

[28]      M. Guay a commencé à travailler pour le Service en 1992, comme analyste au quartier général du SCRS. Du début de l’année 1995 jusqu’au printemps ou à l’automne 1998, il a été enquêteur dans la région de Toronto et travaillait au sein du bureau chargé de l’extrémisme islamique sunnite. Il a été le premier à enquêter sur le dossier du défendeur.

[29]      M. Guay a déclaré qu’il n’avait peu ou pas de souvenirs personnels de l’entrevue. Par conséquent, afin de se rafraîchir la mémoire avant de témoigner dans la présente instance, il a relu son rapport opérationnel de l’entrevue, qui est en fait un résumé de l’entrevue et du témoignage qu’il a donné en 1999, lors de l’instance sur le premier certificat de sécurité. En ce qui a trait au moment de l’entrevue, M. Guay a expliqué que le Service avait obtenu un certain nombre de renseignements sur les contacts et les activités du défendeur au Canada, plus particulièrement, sur ses contacts avec des personnes déjà connues du Service. À ce moment-là, l’objectif de l’entrevue était donc de mettre au clair les liens qu’entretenait le défendeur avec ces personnes et de tenter de situer en contexte certains renseignements déjà obtenus.

[30]      M. Guay a déclaré dans son témoignage qu’il avait emmené un interprète Égyptien pour l’aider tout au long de l’entrevue. L’entrevue a duré environ une heure et demie. Tel qu’il l’a mentionné lors de son témoignage en 1999, il ne se souvenait pas avoir pris ou non des notes lors de l’entrevue, ajoutant qu’il ne pensait pas que l’interprète ait pris des notes, mais qu’il ne s’en souvenait pas. Il a expliqué que de façon générale, il évitait de prendre des notes et qu’il essayait de prendre des notes uniquement s’il y avait quelque chose d’important à consigner. Il a ajouté que lorsqu’il y avait quelque chose de particulièrement intéressant, il tentait de l’écrire le plus tôt possible après l’entrevue.

[31]      Le rapport opérationnel comporte 13 paragraphes, plusieurs de ceux-ci n’étant pas pertinents pour la présente discussion. Cela comprend les trois premiers paragraphes portant uniquement sur des sujets d’introduction; les paragraphes cinq à neuf, qui résument les questions de M. Guay en ce qui a trait à la connaissance du défendeur de certaines personnes et à ses liens avec celles-ci, et à la frustration du défendeur quant au fait que ses réponses n’étaient pas retenues, et les paragraphes 12 et 13, qui constituent la fin de l’entrevue.

[32]      Le paragraphe 4 du rapport opérationnel se lit ainsi (index des références, onglet 141) :

[traduction] Le rédacteur a informé ensuite JABALLAH qu’il savait qu’il a été impliqué dans des activités jihadistes outre-mer (notamment en Afghanistan) avant de venir au Canada et qu’il était impliqué avec des personnes et des groupes tentant de renverser le gouvernement égyptien. JABALLAH a protesté que, bien qu’il ait été arrêté à plusieurs reprises en Égypte, il n’a jamais reçu d’accusations des autorités égyptiennes. Le rédacteur a indiqué qu’il ne faisait pas référence aux activités en Égypte mais ailleurs. JABALLAH est demeuré silencieux.

[33]      M. Guay a indiqué que la déclaration qu’il a faite au défendeur au paragraphe 4 devait provenir des nombreux rapports qu’il a examinés, démontrant l’intérêt porté par le défendeur envers l’Al Jihad, à Ayman Al Zawahiri, à sa philosophie et à ses observations pendant les nombreuses entrevues et à la situation actuelle en Afghanistan avec les talibans. Il a ajouté que ces éléments, en plus d’autres renseignements l’auraient conduit à questionner le défendeur sur ses activités jihadistes outre-mer et qu’il tentait de jauger la réaction du défendeur à la suite de cette déclaration.

[34]      Le paragraphe 10 du rapport opérationnel se lit ainsi :

[traduction] Le rédacteur a ensuite demandé à JABALLAH pourquoi il a passé environ un an au Yémen pendant son voyage avant de venir au Canada. JABALLAH a répondu qu’il cherchait un emploi. Le rédacteur a alors questionné JABALLAH sur son séjour de 8 mois en Azerbaïdjan. Une fois de plus, JABALLAH a répondu qu’il cherchait du travail. Lorsque le rédacteur a exprimé son incrédulité quant au fait que quelqu’un voyagerait dans ces deux pays uniquement pour y trouver du travail, JABALLAH a répondu qu’il travaillait pour plusieurs organismes de secours appuyant les réfugiés afghans et les victimes du conflit afghan. [Non souligné dans l’original.]

[35]      M. Guay a témoigné qu’à ce moment de l’entrevue, le défendeur a récupéré un papier d’une armoire pour le montrer à M. Guay; ce papier indiquait qu’il avait travaillé pour un organisme de secours. Puisque le papier était principalement, sinon complètement, en arabe et que M. Guay ne lit pas cette langue, le défendeur l’aurait donné à l’interprète pour qu’il le lise. M. Guay a ajouté que le nom des organismes de secours et leur localisation avaient très peu d’importance à ce moment considérant l’objectif de l’entrevue, il n’a donc pas fait de copie ni pris de notes concernant le contenu de ce document. De plus, il ne peut se rappeler si le document qui lui a été montré lors du contre-interrogatoire était la même lettre qui lui avait été montrée lors de son contre-interrogatoire pendant l’audience de 1999. À cette étape, il est noté que la tentative du défendeur de montrer à M. Guay un papier concernant son travail pour un organisme de secours n’est pas consignée dans le résumé de l’entrevue.

[36]      Le paragraphe 11 du rapport opérationnel se lit ainsi :

[traduction] On a demandé à JABALLAH s’il connaît le Dr Ayman AL ZAWAHIRI. Voyant que JABALLAH ne reconnaît pas le nom, le rédacteur lui a montré une photographie de ZAWAHIRI. Après avoir bien examiné la photographie, JABALLAH a indiqué qu’il a vu une personne ressemblant à l’homme sur la photographie alors qu’il était dans un camp de réfugiés en Afghanistan (où il enseignait) mais qu’il ne l’a jamais rencontré. JABALLAH a mentionné également qu’il est difficile d’établir des identités parce que personne en Afghanistan n’utilisait son vrai nom.

[37]      Lors de l’interrogatoire principal, en lien avec le paragraphe 11 du rapport opérationnel, M. Guay s’est fait demander quelle importance il accordait à la déclaration du défendeur confirmant qu’il avait été en Afghanistan. Il a répondu (transcription du 12 juin 2012, pages 114 à 116) :

[traduction] L’Afghanistan représentait un intérêt particulier pour le Service, surtout pendant cette période. J’ai mentionné précédemment que l’évaluation par le Service de la menace islamiste extrémiste avait évoluée au cours des années précédentes.

[…]

Donc la présence d’une personne en Afghanistan, plus précisément pendant la période de 1979 à 1989, signifierait que soit cette personne combattait ou qu’à tout le moins elle soutenait le jihad contre les Russes.

[38]      Relativement à l’exactitude du rapport opérationnel, considérant qu’il s’agit uniquement d’un résumé de l’entrevue, M. Guay a souligné en contre-interrogatoire que les réponses du défendeur étaient principalement constituées de déni ou de renseignements déjà connus; cette entrevue n’a fait ressortir que très peu de nouveaux renseignements et peu d’éléments à se rappeler. M. Guay a ajouté qu’il a envoyé, comme à son habitude, son ébauche du rapport opérationnel à l’interprète pour s’assurer de l’exactitude de ce qui y était rapporté et pour confirmer qu’aucun élément d’importance n’avait été omis. M. Guay a reconnu qu’à ce moment, il n’était pas réellement intéressé par ce que le défendeur faisait lorsqu’il a dit être au Pakistan et qu’il ne lui a pas posé d’autres questions sur son séjour en Afghanistan. Il a également reconnu que le rapport est un résumé de ce qu’il croyait être des faits saillants [traduction] « visés par l’article 12 [de la Loi sur le SCRS] ».

[39]      David, le deuxième enquêteur à avoir interrogé le défendeur, s’est joint au SCRS en 1991 et a été déployé au bureau régional de Toronto en 1994, où il a travaillé comme enquêteur pendant cinq ans et demi. Il a succédé à M. Guay comme enquêteur au dossier du défendeur.

[40]      Il a expliqué que le moment de l’entrevue a été déterminé par des évènements externes, plus précisément par les attaques au missile de croisière américain du 20 août 1998 au Soudan et sur les camps d’entraînement en Afghanistan en réponse aux bombardements des ambassades américaines en Afrique de l’Est du 7 août 1998. La préoccupation était de savoir si Al Jihad planifiait une réplique. Par conséquent, l’objectif principal de l’entrevue était d’obtenir des renseignements sur les plans possibles de réplique d’Al Jihad. Le second but était de tenter de faire corroborer les renseignements colligés par d’autres méthodes d’enquêtes et de recueillir des renseignements supplémentaires.

[41]      Selon le témoignage de David, l’entrevue a commencé vers minuit et a duré environ trois heures et demie. Un interprète arabe était présent pour l’aider avec l’entrevue. Il avait essentiellement le même point de vue que M. Guay à propos de la prise de notes pendant une entrevue.

[42]      Le rapport opérationnel de cette entrevue compte 13 paragraphes. Dans l’ensemble, on a demandé au défendeur de commenter le bombardement américain de cibles en Afghanistan et au Soudan. Il s’est également fait questionner sur les noms qu’il avait utilisés par le passé, sur ses liens avec plusieurs personnes et sur ses relations outre-mer. Le défendeur s’est également fait questionner sur les liens qu’il entretenait avec une personne du Royaume-Uni appelé Daoud. Il a indiqué qu’il avait peut-être parlé à une personne s’appelant ainsi lorsqu’il a appelé au Bureau international de défense du peuple égyptien [International Office for the Defence of the Egyptian People (IODEP)], qu’il décrit être une organisation humanitaire. Il a ensuite montré, de façon très à propos, une lettre de ce Bureau attestant des mauvais traitements qu’il a subis de la part des autorités égyptiennes. Les extraits suivants du rapport opérationnel sont pertinents aux fins de la présente discussion. Ils se lisent comme suit (index des références, onglet 142) :

[traduction]

6. On a montré une photo d’Ayrnan AL ZAWAHRI, dirigeant de l’al-Jihad égyptien, à JABALLAH. JABALLAH a déclaré qu’il ne reconnaît pas la photographie et qu’il n’a jamais rencontré AL ZAWAHRI en personne. JABALLAH a nié également avoir eu des contacts téléphoniques avec AL ZAWAHRI. […]

10. Le rédacteur a demandé à JABALLAH s’il avait rencontré Oussama (Ossama) BEN LADEN. JABALLAH a nié avoir rencontré BEN LADEN en Afghanistan ou ailleurs. JABALLAH a insisté sur le fait qu’il était en Afghanistan comme enseignant et qu’il n’a pas pris part au Jihad. JABALLAH a montré un document écrit en arabe attestant qu’il travaillait comme enseignant en Afghanistan. JABALLAH a ajouté que ce qu’il sait de BEN LADEN, il l’a appris par l’intermédiaire de la récente couverture médiatique à son sujet.

13. (…) JABALLAH a demandé au rédacteur – d’une façon qui semble rhétorique – ce qui arriverait s’il connaissait, en fait, certaines personnes mentionnées au cours de l’entrevue sans toutefois connaître leur passé particulier. Le rédacteur a répondu qu’il s’agissait d’un bon moment pour soulever la question. JABALLAH, après avoir réfléchi, a décliné l’offre.

[43]      En ce qui a trait à l’observation des ministres selon laquelle il y a des motifs raisonnables de croire que le défendeur était en Afghanistan, les ministres relèvent que lors des entrevues dirigées par le Service le 5 mars et le 21 août 1998, le défendeur a reconnu qu’il était en Afghanistan, qu’il y travaillait comme enseignant et qu’il y a passé du temps dans un camp de réfugiés. Les ministres se fondent également sur le résumé public de la pièce no 10, onglet A36. Il indique ce qui suit : [traduction] « L’enquête du Service a révélé que M. Jaballah a voyagé en Afghanistan et au Pakistan en 1991 ».

[44]      Les ministres soutiennent que le défendeur a fourni des renseignements contradictoires lors des entrevues concernant sa reconnaissance de la photographie de Zawahiri. Les ministres font valoir qu’au cours de la première entrevue, lorsque la photo de Zawahiri lui a été montrée, le défendeur a déclaré qu’il avait « rencontré » une personne qui lui ressemblait au camp de réfugiés en Afghanistan. Toutefois, les ministres n’ont pas bien repris ce qui s’est prétendument dit lors de l’entrevue. Selon le rapport opérationnel, le défendeur a déclaré que lorsqu’il était au camp de réfugiés en Afghanistan, « il avait vu une personne ressemblant à l’homme sur la photographie, mais qu’il ne l’avait pas rencontré ». Lors de la seconde entrevue, lorsqu’on lui a montré la photographie de Zawahiri, le défendeur a déclaré ne pas reconnaître cette photo et qu’il n’a jamais eu de contact téléphonique avec Zawahiri ni ne l’a rencontré en personne. Les ministres soulignent qu’à la fin de l’entrevue, le défendeur a demandé à David ce qui arriverait s’il connaissait certaines personnes mentionnées pendant l’entrevue, sans toutefois connaître leur passé. Les ministres soutiennent que cela illustre les incohérences des réponses du défendeur : d’une part, il nie avoir eu des relations outre-mer et d’autre part, il demande ce qui se passerait s’il connaissait certaines de ces personnes.

[45]      Les ministres soulignent qu’on ne sait pas si Zawahiri a passé du temps dans des camps de réfugiés en Afghanistan. En déclarant qu’il est possible qu’il ait rencontré une personne ressemblant à la personne sur la photographie de Zawahiri dans un camp de réfugiés en Afghanistan, le défendeur tentait de fournir une explication justifiant pourquoi il connaissait cet homme. De plus, dans son FRP, le défendeur n’a pas nommé l’Afghanistan dans la liste de pays de résidence mais a par contre avisé M. Guay et David qu’il a été enseignant en Afghanistan. En outre, à son audience devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (C.I.S.R.) le 15 juin 1998, alors qu’il était soumis à un interrogatoire des représentants des ministres, il a nié être associé aux « rapatriés d’Afghanistan » ou à tout autre groupe.

[46]      Les ministres contestent la position du défendeur selon laquelle M. Guay et David ont commis une erreur lorsqu’ils ont indiqué qu’il a déclaré être allé en Afghanistan. Ils maintiennent qu’il n’y a tout simplement pas de preuve démontrant que M. Guay ou David, qui sont tous deux des agents du renseignement expérimentés accompagnés d’interprètes chevronnés, ont mal compris le défendeur. Les ministres signalent que contrairement à leur position, le défendeur demande à la Cour de faire une inférence basée sur une hypothèse ne s’appuyant sur aucune preuve, alors qu’eux ne font que demander à la Cour de retenir la déclaration du défendeur faisant partie du rapport. Les ministres se demandent également comment le défendeur pouvait enseigner en Afghanistan alors qu’il ne maîtrise aucune des langues qui y sont parlées.

[47]      Le défendeur fait valoir qu’il est beaucoup plus plausible de déduire que M. Guay et David ont faussement compris qu’il avait dit avoir vécu en Afghanistan. Il mentionne qu’il est pertinent de souligner que dans le rapport opérationnel de la première entrevue, la lecture des deux dernières lignes précédant le paragraphe 10 démontre que le défendeur disait plutôt [traduction] « qu’il a travaillé pour plusieurs organismes de secours au soutien des réfugiés afghans et des victimes du conflit afghan ».

[48]      Le défendeur fait remarquer que l’entrevue a été menée avec l’aide d’un interprète. Il déclare que, dans le paragraphe 11 du compte rendu, la phrase [traduction] « il a indiqué que pendant qu’il était dans l’un des camps de réfugiés en Afghanistan (où il a travaillé en tant que professeur) » peut se rapporter de façon très cohérente à son affirmation précédente concernant son travail auprès [traduction] « des réfugiés afghans et des victimes du conflit afghan ». On fait également valoir qu’il serait étrange que le défendeur se soit exprimé aussi franchement, alors que ses affirmations vont à l’encontre de son Formulaire de renseignements personnels (FRP) et de son témoignage lors de l’enquête de la C.I.S.R. On allègue qu’il s’agirait là d’une simple confusion qui découle du fait que l’affirmation « J’ai travaillé dans un camp de réfugiés afghan » peut avoir plusieurs interprétations. On fait remarquer que l’affirmation n’a pas été suivie de questions, par exemple « Avez-vous participé au conflit lorsque vous étiez là? », « Qui vous accompagnait? », « Où étiez-vous? », « Où avez-vous voyagé? ».

[49]      Le défendeur prétend que ni David ni M. Guay n’ont pris de notes à ce moment, qu’ils avaient besoin tous deux d’un interprète et que l’heure tardive à laquelle la deuxième entrevue a eu lieu accroît la possibilité d’erreur. Au cours du contre-interrogatoire, on a montré à David un document de l’OIIS écrit en arabe (qui était en possession du défendeur à son arrivée au Canada), document qui concorde avec les affirmations faites par le défendeur dans son FRP et à la C.S.I.R. David convient qu’il est possible qu’une erreur ait été commise, mais, en toute honnêteté, il affirme aussi qu’il s’en tient à son rapport opérationnel.

[50]      Pour terminer, on fait valoir que la position des ministres concernant la présence présumée du défendeur en Afghanistan repose sur un raisonnement circulaire, c’est-à-dire que l’assertion des ministres selon laquelle le défendeur serait un membre d’Al Jihad est en partie basée sur le voyage présumé du défendeur en Afghanistan. Cela dit, le SCRS conclut parallèlement que le défendeur a voyagé en Afghanistan en se basant, en partie, sur la croyance qu’il est membre d’Al Jihad.

[51]      Comme il a été mentionné précédemment, les ministres allèguent que le défendeur était en Afghanistan pendant une période indéfinie. Selon le résumé public du rapport de renseignements de sécurité, les témoignages et les observations des avocats, l’allégation serait que le défendeur se trouvait en Afghanistan de novembre 1991 à juin 1994.

[52]      En ce qui concerne les entrevues menées par le SCRS, certains points remettent en question la fiabilité des renseignements fournis dans les rapports opérationnels. Au cours de son témoignage, David a souligné que le but global d’une entrevue est de recueillir des renseignements et de corroborer ces renseignements. Il explique que la corroboration, dans le contexte d’une collecte de renseignements, comporte la collecte de renseignements reliés aux faits connus, c’est-à-dire, la corroboration de faits déjà établis par des éléments de preuve directs. Même si David et M. Guay avaient des objectifs précis à l’esprit pour mener leur entrevue, le fait qu’on a porté peu ou pas d’attention à la lettre que le défendeur a présentée lors de ces deux entrevues contraste avec cet objectif global. On remarque que le rapport opérationnel de la première entrevue ne mentionne pas que le défendeur a présenté un document pour que M. Guay le lise et que David a indiqué que le défendeur a présenté une lettre écrite en arabe qui atteste le fait qu’il a travaillé en tant que professeur en Afghanistan. Vu l’importance de la présence du défendeur en Afghanistan pour cette enquête, il apparaît incompréhensible qu’un élément de preuve important présenté par le défendeur lui-même n’ait pas été conservé ni copié. Ce l’est d’autant plus que, jusqu’à ce moment-là, le défendeur a systématiquement nié être allé en Afghanistan dans sa vie.

[53]      Un autre point est préoccupant. On ne peut s’empêcher de se demander de quelle façon la question a été posée, puisqu’on rapporte que le défendeur a nié avoir jamais fait la rencontre de Ben Laden en Afghanistan. Par exemple, si la question était « N’avez-vous jamais fait la rencontre de Ben Laden en Afghanistan? », la réponse du défendeur, dénuée de clarifications, ne serait pas nécessairement une admission qu’il se soit rendu en Afghanistan. Ce point est d’autant plus préoccupant que l’entrevue a été menée en anglais et que le défendeur a une connaissance limitée de cette langue.

[54]      Il faut également remarquer, comme il a été signalé, qu’il est tout à fait possible que le compte rendu des paroles du défendeur, c’est-à-dire [traduction] « pendant qu’il était dans l’un des camps de réfugiés en Afghanistan (où il a travaillé en tant que professeur) » soit dû à une mauvaise compréhension de l’affirmation précédente dans laquelle il dit avoir travaillé pour des organismes de secours [traduction] « pour aider des réfugiés afghans et des victimes du conflit afghan ». La possibilité que ce fut le cas s’accroît du fait que l’entrevue a été menée en anglais, ou alors, il se pourrait aussi que cela découle d’une hypothèse non consciemment postulée selon laquelle le travail se serait déroulé en Afghanistan parce que le travail se faisait auprès de réfugiés et de victimes afghans.

[55]      Nous sommes ici confrontés à une difficulté : comme M. Guay et David ont peu de souvenirs autonomes des entrevues, ce qui est parfaitement compréhensible, les seuls renseignements dont nous disposons sur ce qui a été dit lors des entrevues provient des rapports opérationnels. Étant donné ces circonstances, le témoignage des intervieweurs n’améliore guère la fiabilité des affirmations fournies dans ces rapports. Il faut également souligner qu’il ne faut pas interpréter ces observations comme une quelconque indication de mauvaise foi de la part des deux enquêteurs. Pour conclure, il est plausible que des erreurs fortuites aient été commises durant la rédaction de rapports; par contre, une plausibilité avérée ne suffit pas pour tirer une conclusion raisonnable.

[56]      Pour ce qui est des renseignements tirés de la pièce no 10, onglet A36, il manque la date et la source de ce qui est présenté comme un résumé de rapport. Cependant, on ne trouve pas dans le dossier protégé de rapport correspondant sur lequel le soi-disant résumé aurait été basé. Il est impossible pour cette raison d’évaluer le niveau de fiabilité de l’affirmation et aucun poids ne lui sera accordé.

[57]      Il reste à déterminer s’il existe des motifs raisonnables de croire que le défendeur a participé à des activités militaires en Afghanistan. Il manque d’éléments de preuve crédibles et convaincants à l’appui de la conviction subjective selon laquelle il aurait participé à des activités militaires en ce pays. En plus des renseignements protégés à l’appui de l’assertion selon laquelle le défendeur a eu une participation dans le conflit en Afghanistan, les ministres font aussi état d’une lettre d’avril 1997 que le défendeur a reçue d’un particulier de Peshawar (Pakistan) (pièce no 11, onglet A19). Cette lettre fait le point, en détail, sur les talibans et la situation en Afghanistan. Les ministres allèguent que seule une personne ayant combattu en Afghanistan aurait pu recevoir une telle lettre. Dans le meilleur des cas, cette assertion reste hypothétique. D’abord, le dossier ne contient pas de renseignements sur l’auteur ni sur ce qui a motivé l’auteur à écrire la lettre. Ensuite, la réalité de cette lettre fait concorder autant, sinon plus, le fait qu’il a vécu dans la région et a fait partie de la communauté de personnes qui ont été touchées par le conflit.

[58]      Les ministres soutiennent ceci : comme il n’est pas plausible que le défendeur ait enseigné en Afghanistan, il serait par contre raisonnable de conclure qu’il doit avoir participé au conflit militaire pendant son séjour. Simple parenthèse concernant l’incapacité du défendeur à parler certaines langues, il est noté que la source sur laquelle se fondent les ministres sur les langues parlées en Afghanistan ne fait pas partie du dossier. Ce qui importe plus, c’est le témoignage de M. Daniel Byman, témoin expert cité par les ministres. M. Byman a témoigné en tant qu’expert en terrorisme, en politiques de contre-terrorisme, en sécurité au Moyen-Orient et en sécurité nationale des États-Unis en ce qui a trait au Moyen-Orient. En ce qui concerne l’absence présumée de plausibilité au fait que le défendeur ait pu enseigner en Afghanistan, M. Byman a dit dans son témoignage que, si les postes d’enseignant ont dû être très rares dans les années 1990, il reste qu’il n’était [traduction] « pas impossible » qu’une personne puisse avoir travaillé en Afghanistan en tant que professeur à cette période (transcription du 29 juin 2012, page 93).

[59]      Si l’on tient compte de ces dernières conclusions et de celles établies sur les renseignements protégés, il existe trop peu de faits connus ou établis pour établir des conclusions raisonnables qui, dans leur ensemble, donneraient des motifs raisonnables de croire que le défendeur a participé au conflit militaire en Afghanistan.

[60]      Il faut ensuite déterminer si le fait que le défendeur se soit trouvé au Pakistan est lié à son statut de membre important d’Al Jihad, selon l’allégation des ministres. Les ministres signalent que le Pakistan était un havre sûr pour les militants de l’islam et que Peshawar, en particulier, était reconnu comme étant un centre « d’extrémisme islamiste ». De plus, les membres de groupes extrémistes se rendaient au Pakistan pour s’entraîner. On allègue que du fait que le défendeur n’y a pas demandé l’asile, il devait s’y rendre pour d’autres fins.

[61]      La prépondérance de la preuve à cet égard va à l’encontre de l’allégation des ministres. Il ne manque pas d’éléments de preuve attestant que le défendeur a été un enseignant au Pakistan. Citons l’affirmation qu’il a faite dans son FRP, son témoignage lors de l’enquête de la C.I.S.R. (onglet 13 du répertoire), les lettres attestant de son travail d’enseignant produites par l’OIIS (pièce A ayant servi à l’identification, puis présentée en preuve lors de l’audience à huis clos) et la pièce présentée par Abdul Rahman Khadr dans l’affaire Charkaoui I (onglet 169 du répertoire, pages 188 et 189). Les éléments de preuve attestant que le défendeur a travaillé en tant qu’enseignant au Pakistan et auprès des réfugiés afghans concordent avec le témoignage de M. Byman selon lequel bon nombre d’Arabes se rendent au Pakistan pour faire du travail humanitaire et que diverses organisations, dont l’OIIS, avaient leur base en ce pays et y fournissaient des services au grand bassin de réfugiés afghans, déplacés en raison du conflit (transcription du 3 juillet 2012, pages 5 à 8). Il n’existe aucune preuve que la base de l’OIIS à Peshawar avait un lien quelconque avec le terrorisme ou des organisations terroristes, mis à part le simple fait que diverses organisations terroristes avaient elles aussi une base à Peshawar dans les années 1990. Bien que des éléments semblent indiquer que certains dirigeants d’Al Jihad et d’autres organisations, telles que le Groupe islamique et Al-Qaïda, aient été présents au Pakistan à différents moments au cours des années 1980 et 1990, le dossier indique qu’à peu près au moment où le défendeur est arrivé au Pakistan, les dirigeants d’Al Jihad et d’Al-Qaïda quittaient déjà le pays pour se rendre au Soudan (transcription du 27 juin 2012, pages 159 et 160). Puisqu’aucun élément ne vient prouver que le défendeur ait fait autre chose qu’enseigner au Pakistan et si l’on tient compte du témoignage de M. Byman selon lequel il aurait été possible d’enseigner l’arabe à Peshawar (transcription du 3 juillet 2012, pages 31 à 35), rien ne permet de conclure de façon raisonnable que le déplacement du défendeur au Pakistan ait un lien quelconque avec Al Jihad.

[62]      En ce qui concerne le voyage du défendeur au Yémen, les ministres indiquent que le défendeur a dit à la C.I.S.R. qu’il est allé au Yémen parce que c’était le seul autre pays dans lequel il était très facile de se trouver un poste d’enseignant. Cependant, le défendeur n’était pas reconnu au Yémen et les éléments de preuve qu’il a donnés sur l’occupation d’un emploi au Yémen sont contradictoires. À un moment donné, il a allégué avoir travaillé en tant qu’enseignant dans une école du Yémen, mais par la suite, il a dit qu’il avait essayé, sans succès, de décrocher un emploi au Yémen (onglet 13 du répertoire, page 16).

[63]      Les ministres s’appuient sur le témoignage de M. Byman selon lequel, à l’époque, le faible gouvernement du Yémen aurait occasionnellement appuyé le mouvement djihadiste. Selon ce témoignage, Al Jihad aurait eu une forte présence au Yémen et y aurait établi une partie de son conseil de direction (transcription du 27 juin 2012, pages 73, 77, 88, 143 et 144). De plus, Ali Soufan, auteur de The Black Banners: The Inside Story of 9/11 and the War Against al-Qaeda (New York : WW Norton & Company Inc., 2011) affirme qu’on pouvait trouver des sympathisants d’Al-Qaïda dans l’ensemble des institutions yéménites, y compris les services de renseignements et qu’on aidait même les terroristes à obtenir des visas et des documents frauduleux, ou on les avertissait lorsque des gouvernements étrangers étaient à leur recherche (pièce no 57, page 154). Dans son témoignage, M. Byman dit que cette citation représente sa compréhension de ce qui se tramait au Yémen dans les années 1990 (transcription du 28 juin 2012, pages 7 et 8). Bon nombre de terroristes jugés notoires ont vécu au Yémen et Al Jihad semble y avoir eu une présence importante : Thirwat Shehata était au Yémen de 1993 à 1995, de même que d’autres membres d’Al Jihad; Ayman Al Zawahiri a jugé le Yémen utile (dans une mesure moindre que pour le Soudan) en raison de sa proximité avec l’Égypte; selon certains rapports, Zawahiri était à la tête de la cellule yéménite d’Al-Qaïda (pièce no 56, page 61). De plus, M. Byman mentionne que le Yémen n’était pas une destination recherchée par bon nombre de réfugiés (transcription du 3 juillet 2012, page 166).

[64]      Selon les ministres, il serait étrange que le défendeur ait voulu se rendre au Yémen, d’août 1994 à août 1995, étant donné que l’Égypte, en 1993, avait inscrit le Yémen sur une liste de pays appuyant les militants antigouvernementaux (pièce no 56, page 61). Le défendeur aurait été conscient de ce fait, car il a gardé contact avec sa famille en Égypte, qui l’informait de ce qui se passait en Égypte.

[65]      Les ministres ajoutent que le défendeur a maintenu un contact régulier avec diverses personnes du Yémen après son arrivée au Canada en 1996, parmi lesquelles se trouvent Izzat ou Abu Yasser, qui a servi de liaison de communications entre Zawahiri et les dirigeants d’Al Jihad au Royaume-Uni, en Azerbaïdjan et au Yémen. Izzat fournissait également de faux documents aux terroristes.

[66]      Même si les observations faites par les ministres sur la situation au Yémen à cette époque étaient confirmées, et ce, malgré l’ambiguïté des éléments de preuve relatifs à l’appui présumé du Yémen aux mouvements extrémistes, elles ne sauraient suffire à conclure de façon raisonnable que le défendeur était en lien avec Al Jihad. Dans la présente instance, rien ne vient prouver que le défendeur a eu des contacts avec des membres d’Al Jihad ou fait quoi que ce soit pendant qu’il était au Yémen qui laisserait entendre une certaine participation à Al Jihad. Qui plus est, très peu d’éléments viennent appuyer que les contacts présumés du défendeur aient été au Yémen au cours du séjour du défendeur.

[67]      Dernièrement, en ce qui concerne le témoignage du défendeur à la C.I.S.R., le défendeur dit avoir fui le Pakistan pour se rendre au Yémen parce qu’il n’avait pas besoin d’un visa pour s’y rendre et qu’il prévoyait d’y chercher du travail. Il a ajouté que bon nombre d’Arabes s’y rendaient à l’époque. Pour ce qui est du témoignage prétendument contradictoire du défendeur à l’enquête de la C.I.S.R. dans la présente instance, l’avocat des ministres a reconnu que, « en toute honnêteté », il s’agissait probablement d’une erreur typographique dans la transcription.

[68]      Dans le contexte du voyage du défendeur en Azerbaïdjan, encore une fois, il n’y a tout simplement rien qui prouve qu’il ait eu des contacts avec des membres d’Al Jihad ou qu’il ait une participation quelconque à ce groupe. On ne peut conclure raisonnablement, à partir des seules affirmations sur la situation en Azerbaïdjan, que le défendeur était en ce pays en raison de ses connexions avec Al Jihad.

[69]      Pour terminer, en ce qui concerne les déplacements du défendeur, rappelons que la position des ministres est et a toujours été que les déplacements du défendeur correspondent à ceux d’un extrémiste moudjahidine, c’est-à-dire départ de l’Égypte pour combattre en Afghanistan, formation au Yémen, possibilité de combats en Tchétchénie et retour impossible vers l’Égypte. Pour commencer, on remarque l’absence de renseignements indiquant que le défendeur se soit déjà rendu en Tchétchénie et l’absence d’allégations à cet égard. Ce qui importe plus, c’est qu’il est impossible de conclure raisonnablement à partir de la présence du défendeur en Afghanistan pendant une période indéfinie et de sa présence au Yémen qu’il a combattu en Afghanistan, qu’il a été formé au Yémen ou qu’il a participé à des activités d’extrémiste moudjahidine. De plus, on ne peut se baser sur ce que d’autres personnes ont pu faire lors de leurs déplacements pour affirmer que le défendeur a participé aux mêmes activités lors de ses déplacements.

[70]      Les ministres prétendent également que les déplacements observés chez le défendeur ont une forte corrélation avec ceux des membres d’Al Jihad. Pour appuyer cette prétention, ils affirment que l’analyse des communications a mentionné que M. Jaballah avait des associés en Azerbaïdjan, au Pakistan et au Yémen (observations écrites des ministres, paragraphe 288). Comme ces éléments sont fondés sur les résumés des communications orales interceptées, lesquels ont été écartés pour les explications qui suivent, il ne leur sera accordé aucun poids.

[71]      Avant d’examiner les activités présumées du défendeur après son arrivée au Canada, il serait utile de rappeler les décisions de la Cour concernant l’usage qui peut être fait du témoignage de l’analyste de communications (AC) du SCRS. Dans leurs observations écrites et orales, les ministres s’appuient sur le témoignage de l’AC qui a entendu la plupart des communications orales et interceptées du défendeur et celles d’autres personnes et préparé un résumé de celles-ci. Dans certains cas, il peut être problématique de se fonder sur de tels témoignages. Aux paragraphes 92 à 94 des observations écrites des ministres, on peut lire la position prise par les ministres concernant l’utilisation des éléments de preuve de l’AC :

[traduction] Le témoin étant un analyste des communications [AC] hautement qualifié et expérimenté, le dossier de M. Jaballah lui a été attribué pendant plus de trois ans. Pendant cette période, il a entendu des centaines d’appels téléphoniques interceptés. Les ordonnances de la Cour datées du 8 janvier 2013 et du 18 février 2014 ont permis d’obtenir les résumés d’éléments de preuve de l’AC remis à huis clos. L’ordonnance de la Cour datée du 3 juillet 2014 a permis d’obtenir le témoignage remanié de l’AC.

Les éléments de preuve montrent que M. Jaballah a très souvent eu recours au téléphone pour communiquer avec les autres terroristes, malgré les timides tentatives d’en garder le numéro secret. L’AC dit s’être beaucoup familiarisé avec la voix de M. Jaballah et celles de bon nombre de personnes contactées régulièrement et dit avoir remarqué que M. Jaballah « se sentait très à l’aise lorsqu’il appelait avec son téléphone cellulaire ». À cet égard, l’AC s’était familiarisé avec les voix de Farhat, Krer, « Abbas », « Mohammed Ali » et « Najib », toutes des personnes contactées par M. Jaballah. L’AC dit qu’il pourrait reconnaître « en tout lieu » la voix de « Mohammed Ali ». La fiabilité de l’AC sur cette question n’a pas été mise en doute et M. Jaballah n’a pas fourni de réponse pour en réfuter la crédibilité.

Les éléments de preuve de l’AC appuient incontestablement les allégations des ministres, car ils montrent la régularité des contacts (inexpliqués) de M. Jaballah avec les membres importants d’al-Jihad.

[72]      En guise de contexte, comme il a été mentionné, le 17 septembre 2013, tous les résumés des communications orales interceptées ont été écartés des éléments de preuve de la présente instance. Les ministres ont déposé une requête devant être présentée le 11 juin 2014 pour faire annuler l’ordonnance modifiée du 17 septembre 2013. Au même moment, une question supplémentaire s’est posée et a suscité des observations : quelle utilisation, s’il y en a, pourra-t-on faire des éléments de preuve de l’AC? La Cour a fourni verbalement ses motifs et sa décision à ce sujet le 17 juin 2014. La requête visant à annuler l’ordonnance a alors été rejetée. Voici la partie de la décision rendue concernant l’utilisation des éléments de preuve de l’AC (transcription du 17 juin 2014, pages 99 à 105) :

[traduction] Je me penche à présent sur la question des éléments de preuve de l’AC.

Le 18 septembre 2013, la Cour a ordonné l’exclusion de tous les résumés des communications interceptées pour lesquelles les enregistrements originaux ont été détruits dans les éléments de preuve de la présente instance.

Le 20 novembre 2012, avant que la présente ordonnance n’ait été délivrée, la Cour a entendu le témoignage de l’analyste des communications, qui a lui-même préparé la plupart des résumés qui ont été exclus. La question à présent soulevée concerne l’utilisation qui pourra être faite, le cas échéant, des éléments de preuve de l’AC visant à identifier certaines personnes avec qui le défendeur aurait eu des communications téléphoniques.

Les avocats spéciaux adoptent la position selon laquelle les éléments de preuve de l’AC doivent être exclus pour la même raison que celle invoquée pour l’exclusion des résumés relatifs dans l’ordonnance du 18 septembre. Les ministres veulent invoquer l’identification établie par l’AC des voix entendues dans les communications interceptées, soit celle du défendeur et d’autres personnes.

Selon les ministres, les éléments de preuve de l’AC seraient une preuve par témoin auriculaire. Les ministres font valoir que l’identification de la voix est semblable à l’identification par témoin oculaire. Ils reconnaissent les faiblesses connues de l’identification par témoin oculaire, mais ils soutiennent qu’il s’agit d’une question de pondération et d’identification par témoin oculaire qui s’applique tout aussi bien à l’identification de la voix.

Les ministres mentionnent qu’en application de l’article 21 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, dans la limite des pouvoirs, l’AC a entendu les interceptions des lignes téléphoniques du défendeur pendant un certain nombre d’années. Par conséquent, l’AC s’était beaucoup familiarisé avec la voix du défendeur et aussi celles de certaines des personnes contactées.

Les ministres soutiennent que pour ce qui est des AC, et ici, je cite les ministres :

« la connaissance et la mémoire de ces voix ont été obtenues à juste titre et admises à juste titre », fin de la citation.

Ils disent qu’on n’a recensé, début de la citation :

« aucun questionnement sur la capacité de l’AC à identifier certaines voix », fin de la citation.

Sur les conséquences découlant de l’exclusion des résumés, les ministres font valoir que l’ordonnance d’exclusion des résumés n’a pas tenu compte des éléments de preuve de fond.

De plus, on fait valoir que les éléments de preuve de l’AC relatifs à l’identification de la voix ne dépendent pas du contenu des résumés et ont été obtenus de manière indépendante. Les ministres prétendent que ces éléments de preuve satisfont aux indices de fiabilité énoncés dans un certain nombre d’affaires criminelles, par exemple Queen and Bench, Queen and Castro, Queen and Carter.

Il est admis que M. Jaballah ne pourrait pas contester l’AC en se fondant sur les interceptions d’origine. Néanmoins, les ministres font valoir qu’il a été en mesure de contester la connaissance que l’AC a de chacune des personnes identifiées et le nombre de fois où l’AC les a entendues pour éprouver la fiabilité de l’AC à utiliser les preuves corroborantes alléguées.

Les avocats spéciaux ne se sont pas opposés à ces éléments de preuve et ne les ont pas contestés à l’époque, même si l’importance de faire appel à l’AC était évidente.

Les ministres font également valoir que l’observation des avocats spéciaux voulant que l’identification des voix par l’AC soit dépendante des résumés n’est pas étayée par des faits.

Je crois qu’il est avéré que la mémoire du témoin a été rafraîchie par des éléments qui ont été jugés inadmissibles par la suite. Pourtant, le témoignage de vive voix est admissible dans certaines circonstances et mon affirmation s’appuie sur la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire R. c. Fliss [Fliss].

Le fait d’obtenir les voix, leur traitement et leur connaissance intime sont des éléments de preuve qui, de l’avis des ministres, ne sont pas entachés d’une violation des droits fondamentaux de M. Jaballah. Les éléments de preuve fournis par l’AC ne devraient donc pas être exclus. Ce sont des éléments puissants, fiables et pertinents.

Les ministres soulignent également que, dans le passé, la Cour a déjà admis des éléments de preuve provenant de tiers qui n’ont aucune source. De l’avis des ministres, les éléments de preuve fournis par l’AC offrent un niveau de fiabilité beaucoup plus élevé.

D’emblée, j’aimerais souligner que les éléments de preuve de l’AC concernant le niveau d’instruction, les compétences linguistiques, les antécédents professionnels, la formation, l’attribution des tâches, la préparation des résumés et autres questions semblables sont parfaitement admissibles et se trouvent hors de la portée de la présente demande, laquelle vise à exclure les éléments de preuve sur l’identification de personnes dans les communications interceptées.

J’aimerais également faire une observation supplémentaire. Dans toutes leurs observations, les ministres ont désigné les éléments de preuve de l’AC comme étant de l’identification de voix et les ont assimilés à de l’identification par témoin oculaire. Cependant, à mon avis, une distinction doit être faite entre l’identification de la voix, c’est-à-dire reconnaître la voix d’une personne en particulier, et la reconnaissance d’une voix en général parce que ce serait une voix qui a déjà été entendue.

L’utilisation que je ferai du terme « identification de la voix » ne doit jamais être comprise comme étant synonyme de reconnaissance vocale.

J’ai effectué, encore une fois, un examen détaillé des éléments de preuve de l’AC. Ce travail m’a amené à penser que, dans les éléments de preuve de l’AC, les éléments d’identification de la voix ne peuvent, pour la plupart, être séparés des résumés et que, le plus souvent, ces liens sont inextricables.

L’AC a livré un témoignage important sur la façon d’intercepter les communications et la rédaction des résumés. Pour obtenir ces renseignements, les ministres ont lu à voix haute des extraits de ces résumés pour ensuite poser à l’AC des questions. Comme le font valoir les avocats spéciaux, les ministres n’ont pas fait le tour des éléments de preuve avec l’AC pour départager ce dont l’AC se souvenait de façon indépendante du reste.

Bien évidemment, les témoins ont droit à ce qu’on leur rafraîchisse la mémoire avec des éléments de preuve, dans la mesure où cela ne déroule pas en cour. De la barre des témoins, le témoin ne doit puiser que dans sa mémoire et, pour cette affirmation, je m’appuie sur l’arrêt Fliss, au paragraphe 60.

J’examine à présent l’observation des ministres selon laquelle les avocats spéciaux n’ont jamais contesté la lecture des résumés, à présent exclus, lors du témoignage de l’AC. Étant donné l’historique des présentations faites de cette manière, il n’est pas surprenant que les avocats spéciaux n’aient pas contesté cette procédure. De même, je remarque qu’il n’était pas clair, à cette époque, que les ministres présentaient ces éléments de preuve dans le but de faire identifier la voix des personnes entendues dans les communications interceptées et résumées.

Je remarque, cependant, une différence notable avec la présente affaire, car la transcription contestée avait déjà été exclue lorsque la lecture a eu lieu.

Tout cela étant dit, le problème fondamental de la position des ministres, déjà susmentionné, provient de l’absence presque totale d’éléments identifiant les personnes dans les communications interceptées qui ne s’appuient pas sur un résumé. Dans quelques rares cas, on pourrait soutenir que les éléments de preuve de l’AC ne sont pas liés à un résumé. Je dis bien qu’on « pourrait soutenir », puisque d’autres difficultés pourraient encore nuire à ces éléments de preuve.

[…]

De plus, je vais faire ce que pourtant j’avais promis, à de multiples reprises, de ne pas faire. J’aurais souvent dit, semble-t-il, que s’il fallait exclure des éléments de preuve, le juge qui préside se devait de le faire et ne plus y revenir. Cependant, en l’espèce, je suis très préoccupé du fait d’avoir dit « pourrait soutenir », car si j’écarte tous ces éléments de preuve, j’écarte aussi des éléments qui pourraient bien être admissibles.

Cependant, avec ce type d’approche, je me rends compte aussi que je n’offre pas aux parties beaucoup de certitude. Je me rends donc compte que parfois il peut y avoir une distinction qui ne change rien. Mais, au nom de la certitude et pour faire avancer l’affaire, je peux maintenant dire que je ne donnerai dans la présente affaire aucun poids aux éléments de preuve qui sont fondés sur un résumé ou présentés avec citation à un résumé. Ces questions non tranchées pourront faire l’objet d’observations au moment des plaidoiries finales. [Non souligné dans l’original.]

[73]      Pour terminer, en guise de contexte, le 3 juillet 2014, la Cour a ordonné que soient divulgués au défendeur [traduction] « les extraits des éléments de preuve de l’analyste des communications pouvant être divulgués publiquement présentés le 20 novembre 2012 et qui demeurent en vigueur après l’ordonnance de la Cour du 17 septembre 2013 ».

[74]      On peut ainsi voir que la question de l’utilisation des éléments de preuve fournis par l’AC a bien été examinée en détail et tranchée. Que de nouveaux éléments de preuve de l’AC aient été divulgués au public après cette décision ne change en rien la décision rendue. Rappelons qu’aucun poids ne sera accordé aux éléments de preuve de l’AC qui s’appuient sur un résumé des communications orales interceptées, éléments de preuve écartés, ou qui en cite un.

[75]      Le point de départ des discussions sur les activités alléguées du défendeur après son arrivée au Canada concerne ce que les ministres appellent [traduction] « une case postale clandestine ». L’utilisation présumée de cette case postale revêt une grande importance dans l’argumentation des ministres. Selon les allégations, le défendeur aurait activé en 1996 la case postale numéro 47559, au 939, avenue Lawrence Est, Toronto (Ontario) M3C 3S7 (case postale) sous le pseudonyme de « Bellal ». Il y aurait reçu du courrier en provenance du Canada et de l’étranger, notamment du Royaume-Uni, de la Belgique, du Yémen et du Pakistan. Utilisation parmi d’autres, la case postale aurait servi au défendeur, selon les ministres, à [traduction] « à échanger des documents de propagande avec des djihadistes bien connectés et à en recevoir ».

[76]      Les ministres soutiennent que les éléments de preuve suivants relient le défendeur à cette case postale :

1.         En novembre 1996, le défendeur a envoyé une télécopie à Mohammed Ali sur laquelle il est écrit : [traduction] « Mon adresse de correspondance est Bellal, case postale 47559, 939, avenue Lawrence Est, Toronto (Ontario), M3C 3S7 » (pièce no 10, onglet 10);

2.         Les éléments de preuve obtenus par l’unité des services de filature [aussi appelé unité de surveillance physique au paragraphe 124 ci-dessous] situent le défendeur au 939, avenue Lawrence Est dans le secteur de la case postale (pièce no 10, onglets 89 et 90).

[77]      Le SCRS ayant obtenu des mandats de perquisition au même titre, semble-t-il, que la GRC, un certain nombre d’articles ont été saisis de cette case postale. Les ministres affirment que le défendeur était le destinataire de l’ensemble des articles saisis. Voici les articles qui ont été livrés à la case postale (ainsi que les renseignements sur l’expéditeur, le cas échéant) :

•           Le numéro février-mars 1997 du magazine Nida’ Ul Islam provenant de Daher (pièce no 11, onglet A16);

•           En avril 1997, un livre volumineux intitulé The Mainstay of Making Preparations for Jihad in the Cause of God (« les bases de la préparation au djihad pour la cause de Dieu ») de l’auteur Abdel Qader Ben Abdel Aziz, publié par un groupe djihadiste, accompagné du numéro de décembre 1996 du magazine Al Mujahidun, reçu de M. El Hamid, 30 Belgrav Road, Londres (pièce no 11, onglet A31);

•           Une lettre reçue en avril 1998 en provenance de Gand (Belgique) qui demande l’abonnement à Ma’alem Al Jihad (« Repères du djihad »), qu’on décrit dans le dossier comme étant un magazine trimestriel publié par le comité officiel d’Al Jihad (pièce no 11, onglet A20);

•           Le numéro avril-mai 1997 du magazine Nida’ Ul Islam provenant de Daher (pièce no 11, onglet A17);

•           Une cassette audio, en mai 1997, étiquetée « The Holy Warrior Sheikh Osama Binladen » (« le cheik Osama Ben Laden, saint guerrier ») provenant de Daher (pièce no 11, onglet A18);

•           Une disquette et un document préparés par le Jihad Group authorized committee (« comité officiel du groupe djihadiste ») dans lequel se trouve une entrevue avec M. Zawahiri, expéditeur inconnu (pièce no 11, onglets A11 et A22);

•           Les numéros du magazine Al Fajr, envoyés de mars 1997 jusqu’au début de 1999, qui sont liés au Groupe islamique combattant libyen (GICL) en provenance du Royaume-Uni, le plus souvent en dix exemplaires (pièce no 11, onglets A12, A13, A14, A21, A38, A46, A47);

•           Un livre d’Ayman Al Zawahiri publié par Jama’at Al-Jihad (jihad islamique égyptien) et intitulé Muslim Egypt (« Égypte musulmane »), en provenance du Pakistan. Dans ce livre, M. Zawahiri demande aux lecteurs d’aider leurs frères musulmans d’Égypte et de faire connaître le livre (pièce no 11, onglet A45);

•           Numéros d’Al Mujjahidun, envoyés d’avril 1997 à mai 1999, publiés par le comité médiatique de Jama’at Al-Jihad. On trouve dans les numéros de novembre 1998 et de mars 1999 d’Al Mujahidun une demande de conseils faite par l’équipe éditoriale, les propositions devant être transmises à [traduction] « M. Bellal, case postale 47559, 934, avenue Lawrence Est, Toronto (Ontario), M3C 3S7, Canada » (pièce no 11, onglets 41 et 44);

•           Le 26 janvier 1999, la GRC a confisqué une lettre écrite par un lecteur d’Al Mujahidun en provenance d’Islamabad (Pakistan) qui remercie les [traduction] « frères des comités médiatiques et législatifs » pour leur [traduction] « détermination à publier ce qui nous semble être juste ». Le lecteur proposait au magazine d’Al Mujahidun d’inclure [traduction] « une ou deux pages de poésie sur le djihad, le zèle et des maximes qui suscitent et soutiennent la moralité » (pièce no 11, onglet 48);

•           Les numéros de juillet 1997 et de mars 1998 du magazine Ma’alim Al-Jihad, en provenance du Yémen (pièce no 11, onglets A21 et A23). Le numéro de juillet 1997 contenait une lettre de présentation adressée à « Abdel Rahman », l’invitant à faire et à distribuer des copies du magazine. Un numéro de Ma’alim Al-Jihad, reçu en mai 1999 en provenance du Pakistan. On trouve dans la table des matières une note dans laquelle l’équipe éditoriale demande des propositions et des conseils et de les faire parvenir à « M. Bellal, case postale 47559, 939, avenue Lawrence Est (pièce no 11, onglet A43);

•           En janvier 1999, un livre intitulé Ramadan is the month of fasting and jihad par le comité juridique du groupe djihadiste du Pakistan (pièce no 11, onglet A40).

[78]      Les ministres affirment également que le défendeur a reçu les lettres suivantes à la case postale :

•           Une lettre d’avril 1997 en provenance de Peshawar qui commence par la salutation suivante : [traduction] « Cher frère Abu Abdel-Rahman » (pièce no 11, onglet A19). Il s’agit de la lettre susmentionnée au paragraphe 57;

•           Le 26 janvier 1999, la GRC a saisi la lettre provenant du Pakistan signée par un individu appelé « Fatehi ». Cette lettre est adressée à M. Bellal à l’adresse de la case postale. Son auteur indique qu’on peut communiquer avec lui par l’entremise d’« Ezzat » (pièce no 11, onglet A39);

•           Une lettre datée du 18 avril 1999 provenant du Yémen est adressée à M. Bellal à l’adresse de la case postale. Elle s’adresse à M. Abou Ahmad et est signée par un individu appelé « Murad » (pièce no 11, onglets A15 et A42).

[79]      En plus de l’assertion d’importance selon laquelle le défendeur aurait échangé de la propagande avec des djihadistes et en aurait reçu d’eux par la case postale, les ministres affirment que le défendeur aurait reçu des documents que seul un [traduction] « membre très actif d’al-Jihad » aurait pu recevoir. À cet égard, ils mentionnent le livre Muslim Egypt de Zawahiri, les numéros du magazine Al Mujahidun, les numéros du magazine Ma’alim Al-Jihad et la cassette intitulée « The Holy Warrior Sheikh Osama Binladen ». Les ministres notent que les réponses à la demande de conseils présentée par l’équipe éditoriale d’Al Mujahidun et à une demande semblable présentée par l’équipe éditoriale de Ma’alim Al-Jihad portaient l’adresse de la case postale. On relève également les remerciements d’un lecteur d’Al Mujahidun offerts [traduction] « à vous (c’est-à-dire le défendeur, selon les ministres) et aux frères » pour leur travail et la lettre adressée à Abdel Rahman qui invite ce dernier à distribuer des copies du magazine Ma’alim Al-Jihad.

[80]      Dans leurs observations, les ministres affirment que le défendeur était le destinataire des articles susmentionnés. Cependant, les éléments de preuve présentés n’appuient pas l’assertion voulant que le défendeur soit le seul utilisateur de la case postale. En effet, le dossier étaye la conclusion raisonnable que le défendeur était un utilisateur parmi d’autres de la case postale ou une des personnes à y avoir accès.

[81]      Pour commencer, la case postale a été louée au nom de Bilal Abaus, passeport à l’appui. Aucun élément de preuve n’indique que le défendeur avait un passeport à ce nom. Ces renseignements contredisent également la théorie du SCRS selon laquelle le nom « Bilal » était un renvoi au nom du fils du défendeur. Il existe aussi des éléments de preuve qui associent la case postale à une autre personne peu après le début de la location.

[82]      En même temps, certains éléments de preuve soutiennent aussi la conclusion raisonnable que le défendeur utilisait la case postale ou y avait accès : ce sont, entre autres, la télécopie envoyée par le défendeur à « Mohammed Ali », qui a fourni le nom « Bellal » et l’adresse de la case postale susmentionnée, et le fait que M. Eidarous avait cette adresse postale dans son appareil CASIO, à l’entrée « Abdul Rahman », à laquelle était associée d’autres renseignements sur le défendeur, notamment ses numéros de téléphone (maison et cellulaire) (pièce no 15, page 1). Quant à la lettre d’avril 1997, certains éléments de preuve suggèrent que le défendeur aurait pu emprunter le nom « Abu Abdel-Rahman » dans les salutations. De plus, personne ne conteste le fait que le défendeur ait vécu à Peshawar, là où la lettre a été postée, d’après le cachet. Même s’il est possible que cette lettre ait été destinée au défendeur, il existe des éléments de preuve protégés qui vont à l’encontre de cette thèse. En ce qui concerne la lettre saisie par la GRC en janvier 1999, hormis la référence à « Ezzat », un contact présumé du défendeur dont il sera question plus loin, rien dans cette lettre ne suggère qu’elle était destinée au défendeur. Enfin, il est admis que la lettre du 18 avril 1999 était vraisemblablement destinée au défendeur, vu la salutation à Abou Ahmad, un nom dont le défendeur a admis s’être servi et le fait que l’auteur dit ne pas avoir eu de ses nouvelles depuis l’Aïd al-Adha.

[83]      Il existe très peu d’éléments de preuve matériels reliant le défendeur à la case postale. Il existe un rapport de filature remontant à septembre 1998, mais ce rapport ne contient aucune preuve directe de l’accès à la case postale par le défendeur (pièce no 10, onglet 89). On affirme dans ce rapport que le défendeur a quitté la pharmacie Shoppers Drug Mart, lieu où se trouve la case postale, en portant ce qui semble être un magazine ou un journal enroulé dans du papier brun, mais il ne semble pas que cet article provenait de la case postale, surtout en raison de l’absence d’article intercepté par le SCRS après mars/avril 1998 (pièce no 11, onglet A23).

[84]      Même si les registres de la case postale que la pharmacie Shoppers Drug Mart tenait et que la GRC a obtenus indiquent « Customer Known » (client connu) dans la case d’identification lors de plusieurs collectes, ni le gérant ni les employés de Shoppers Drug Mart n’ont reconnu le défendeur à l’aide d’une photographie en septembre 2000 (pièce no 97). Malgré le fait que les enquêteurs de la GRC ont envisagé d’effectuer un étalement de photos en mars 1999, il semble que rien de concluant n’en est résulté. Il ressort de rapports subséquents que l’employé qui a fourni une description à l’enquêteur de la GRC l’a également informé que deux frères avaient procédé à la location de la boîte à lettres. Pour terminer, le document qui n’a pu être télécopié à « Murad » et que le défendeur avait sur lui lors de son arrestation en mars 1999 suggère que le défendeur avait, à ce moment-là, loué une autre case postale (pièce no 11, onglet A37). Cependant, la lettre provenant de « Murad » datée du 18 avril 1999 a été envoyée à la case postale (pièce no 11, onglet A15). D’après les éléments de preuve susmentionnés, il est raisonnable de conclure que le défendeur était l’un des multiples utilisateurs de la case postale.

[85]      Cela étant dit, après l’examen de chacun des articles livrés à la case postale, je retiens l’argument des avocats spéciaux selon lequel il y a peu d’articles livrés à la case postale qui peuvent être liés directement au défendeur. Même si les équipes de filature ont observé l’entrée et la sortie du défendeur à la succursale Shoppers Drug Mart située au 939, avenue Lawrence en septembre 1998 (pièce no 10, onglet 89) et en janvier 1999 (pièce no 10, onglet 90), le défendeur n’a pas été vu en train de vérifier s’il avait du courrier à ces deux occasions. De plus, une personne a ramassé le courrier de la case postale le 15 mars 1999, mais il n’y a aucun élément de preuve indiquant que cette personne était le défendeur, malgré le fait qu’il était sous filature à peu près à cette époque. Pour terminer, la preuve montre que le 27 mars 1999, le défendeur a tenté de télécopier une lettre pour informer Murad de lui envoyer un article à une case postale différente (pièce no 11, onglet A37). À mon avis, la prépondérance de la preuve va à l’encontre de l’argumentation des ministres et elle ne soutient certainement pas l’allégation voulant que seul un « membre très actif d’Al-Jihad » ait pu recevoir les articles reçus par le défendeur.

[86]      Les ministres soutiennent qu’il y a des motifs raisonnables de croire que le défendeur [traduction] « avait des “liens institutionnels” et était un membre conscient des activités de recrutement dans les réseaux d’al-Jihad et d’al-Qaida ». Selon les ministres, le défendeur aurait reçu un document par télécopieur en juillet 1997 (pièce no 10, onglet 28) qui lui [traduction] « demandait de repérer et de recruter des personnes pour al-Jihad ou qui pourraient aider al-Jihad dans l’exécution d’activités terroristes transnationales ». De plus, ce document [traduction] « expose les principales caractéristiques d’une bonne recrue » et demande au défendeur de distribuer [traduction] « nos publications » aux recrues potentielles.

[87]      Même s’il est possible d’affirmer que la télécopie de juillet 1997 [traduction] « demandait » au défendeur de recruter au nom d’Al Jihad, le texte étant quelque peu ambigu, aucun élément du dossier ne vient soutenir la possibilité que le défendeur ait exercé une quelconque activité de recrutement. La simple réception d’un document par télécopie n’établit pas une activité de recrutement.

[88]      De même, le seul fait que le défendeur ait reçu des articles à la case postale n’établit pas que le défendeur ait participé à la diffusion de propagande au nom d’Al Jihad ou même d’une autre organisation. En effet, il n’y a rien qui prouve dans le dossier que le défendeur ait participé à la distribution de matériel de propagande.

[89]      Pour étayer l’assertion que le défendeur était un membre important d’Al Jihad, les ministres se fondent également sur les liens étroits que le défendeur aurait entretenus et les contacts qu’il aurait eus avec plusieurs membres dirigeants d’Al Jihad et des membres de groupes se livrant au terrorisme et à la subversion. La question des contacts sera abordée plus loin. Les ministres font aussi état de l’association du défendeur avec l’OIIS et son contact avec le Bureau international de défense du peuple égyptien. Les ministres prétendent que seul un membre d’Al Jihad aurait pu avoir ce genre de contacts. Ensuite, les ministres s’appuient fortement sur les contacts présumés du défendeur et les tentatives de contacter M. Thirwat Shehata, un membre du conseil de la Choura décisionnaire d’Al Jihad et M. Ibrahim Eidarous, un membre haut placé d’Al Jihad à peu près au moment où les ambassades des États-Unis en Afrique orientale étaient bombardées. Les ministres ont présenté un dossier de la preuve substantiel pour soutenir leur position, mais la plupart de ces éléments ne peuvent être divulgués pour des raisons de sécurité nationale.

[90]      Je considère à présent les contacts présumés du défendeur avec M. Zawahiri, dirigeant d’Al Jihad dans les années 1990 et suppléant de Ben Laden. Les ministres s’appuient sur la preuve suivante. L’enquête du SCRS a révélé que le défendeur était un [traduction] « ami de longue date » de M. Zawahiri et que le défendeur était en contact avec des terroristes connus, soit Zawahiri, Shehata et Allam.

[91]      En mai 1998, il ressort de cette enquête que le numéro 873682505331 était un numéro du réseau de satellites Inmarsat utilisé par Ben Laden, Muhammad Atef et Zawahiri (pièce no 11, onglet A32). Pour établir le lien entre le défendeur et ce numéro, les ministres s’appuient sur le fait qu’entre la mi-mars 1998 et la mi-avril 1998, le numéro Inmarsat a été composé à de nombreuses reprises à partir d’un téléphone public dans un rayon de quatre kilomètres dont le centre serait le domicile du défendeur, 30, rue Tuxedo, Scarborough (Ontario) (ordonnance du 20 août 2014). Je poursuis. Lorsqu’on lui a demandé l’importance d’avoir un numéro satellite Inmarsat, M. Byman a dit dans son témoignage que, l’usage d’un téléphone satellitaire étant réservé aux membres importants d’Al-Qaïda, un tel numéro n’était pas divulgué « à la légère » (transcription du 29 juin 2012, page 107, ll. 15 à 18). Les ministres s’appuient également sur des renseignements protégés supplémentaires pour établir qu’il y a eu contact entre le défendeur et M. Zawahiri au moyen du numéro de téléphone Inmarsat.

[92]      De l’avis des ministres, il y aurait lieu de noter que le défendeur a été informé de l’expulsion de Hani al-Sebai hors du groupe Al Jihad par une lettre dont l’auteur serait « Abu Mohammed », un pseudonyme utilisé par M. Zawahiri (pièce no 10, onglet 40). Le défendeur a également reçu un livre écrit par M. Zawahiri sous un pseudonyme et une publication contenant une entrevue de M. Zawahiri.

[93]      Les ministres soutiennent que M. Zawahiri n’aurait peu de contact avec quelqu’un qui ne se serait pas engagé à fond dans le programme terroriste d’Al Jihad. En tant que membre important d’Al Jihad et suppléant de Ben Laden, il aurait été préoccupé par des questions de sécurité opérationnelle et aurait usé de prudence dans ses communications. Les ministres prétendent que Zawahiri n’aurait pas eu de contact avec un membre ordinaire d’Al Jihad vivant à l’étranger.

[94]      À l’examen des renseignements protégés, il est évident que, hormis le fait que l’agenda électronique CASIO contenait le numéro Inmarsat de même que les numéros associés au défendeur, il n’y a aucun lien entre le défendeur et ce numéro et rien ne prouve que le défendeur a effectué des appels à ce numéro. Par conséquent, la preuve ne peut servir de base pour conclure raisonnablement que le défendeur a composé ce numéro Inmarsat.

[95]      Même si l’apparent auteur de la lettre racontant l’expulsion d’al-Sebai était M. Zawahiri, la lettre qui s’adressait à un groupe élargi ne peut servir à établir que le présumé contact du défendeur avec M. Zawahiri. De même, le fait que le défendeur ait reçu un livre écrit par Zawahiri et une disquette provenant d’un expéditeur inconnu ne peut appuyer la thèse du contact entre le défendeur et Zawahiri.

[96]      Les ministres prétendent que le défendeur était régulièrement en contact avec M. Thirwat Shehata. Cette allégation de contact comporte deux aspects. Le premier aspect relève de l’allégation générale selon laquelle le défendeur a été « régulièrement en contact » avec M. Shehata de 1996 à 1998. Le deuxième concerne le contact présumé du défendeur avec M. Shehata à l’époque des bombardements dans les ambassades est-africaines. Cette question des contacts ultérieurs sera abordée plus loin.

[97]      La preuve fournie supporte l’allégation générale selon laquelle le défendeur a été « régulièrement en contact » avec M. Shehata de 1996 à 1998 consiste en une télécopie adressée à Mohammed Ali que le défendeur a envoyée en novembre 1996 (pièce no 10, onglet 10) et d’autres renseignements protégés. Les ministres s’appuient également sur le témoignage de l’AC selon lequel celui-ci reconnaîtrait la voix de Mohammed Ali « en tout lieu » parce qu’il appelait régulièrement (ordonnance du 3 juillet 2014).

[98]      Selon la prétention des ministres, l’existence d’éléments supportant l’utilisation par M. Shehata du pseudonyme « Mohammed Ali » implique qu’il est raisonnable de croire que Mohammed Ali, dont la voix était devenue familière à l’AC, est M. Shehata. Voilà une prétention problématique. La position des ministres voulant que le défendeur ait été régulièrement en contact avec M. Shehata se fonde sur les éléments de la preuve des AC indiquant qu’un individu connu sous le nom de Mohammed Ali appelait régulièrement. Ces renseignements ne reposent que sur une source, les communications orales interceptées. Le fait que les AC ont un souvenir autonome du fait que Mohammed Ali appelait régulièrement n’élimine pas le fait que ces renseignements dérivent des résumés de ces communications orales interceptées, lesquels ont été écartés.

[99]      Quant à la télécopie que le défendeur a transmise à « Mohammed Ali », il est clair que Mohammed Ali est un pseudonyme dont M. Shehata se servait. Dans ces circonstances, il est raisonnable de conclure que le destinataire prévu de cette télécopie interceptée était M. Shehata.

[100]   Selon les ministres, le défendeur avait des contacts fréquents avec M. Ibrahim Eidarous, aussi connu sous le nom de « Daoud ». On ne conteste pas qu’il ait été un membre haut placé d’Al Jihad, comme l’indique en partie le fait qu’en 1995 il dirigeait la cellule d’Al Jihad à Bakou (Azerbaïdjan) et que par la suite il ait pris la direction de la cellule de Londres fin septembre 1997. Les ministres s’appuient fortement sur des renseignements protégés pour soutenir l’assertion de contacts entre le défendeur et M. Eidarous.

[101]   Les ministres prétendent que de février 1998 à août 1998, le défendeur a composé deux numéros de téléphone de M. Eidarous. Le premier numéro est le 441819600574. Ce numéro se trouve dans l’agenda électronique CASIO sous le nom « Ibrahim Eidarous » (pièce no 15). Le deuxième numéro, soit le 44956657875, se trouve lui aussi dans l’agenda électronique CASIO sous le nom « Ibrahim Eidarous » (pièce no 15).

[102]   Les ministres prétendent que de février 1998 à août 1998, le défendeur a composé à au moins dix reprises l’un ou l’autre de ces deux numéros de téléphone de M. Eidarous. Les relevés de communications téléphoniques indiquent qu’il y a eu communication entre le numéro de téléphone de la maison du répondeur et les deux numéros associés à M. Eidarous cinq fois en tout de février 1998 à mars 1998 (pièce no 11, onglet A9).

[103]   Les ministres font valoir que le fait que l’appareil CASIO qui appartient à M. Eidarous contenait les coordonnées du défendeur supporte l’assertion voulant que le répondant et M. Eidarous se connaissent. Les ministres prétendent que les éléments de preuve susmentionnés, pris ensemble avec d’autres éléments protégés, fournissent des motifs raisonnables de croire que le défendeur et M. Eidarous ont eu des contacts « opérationnels ».

[104]   Pour ce qui est des renseignements protégés et les divers détails concernant l’inscription du deuxième numéro qui peut raisonnablement être relié à M. Eidarous, il est raisonnable de conclure que les deux numéros de téléphone appartiennent ou sont associés à M. Eidarous. En ajoutant les relevés des communications pour le téléphone du domicile du défendeur à ce qui précède, nous avons des motifs raisonnables de croire que le défendeur a été en contact avec M. Eidarous entre février 1998 et mars 1998. Cependant, rien ne prouve que ces contacts étaient opérationnels en soi.

[105]   Les contacts présumés du défendeur avec deux membres hauts gradés d’Al Jihad au moment des bombardements des ambassades américaines en Afrique orientale sont les composantes clés de l’assertion des ministres voulant que le répondant soit un membre important d’Al Jihad. Le bombardement des ambassades américaines à Nairobi (Kenya) et à Dar es Salaam (Tanzanie) a eu lieu le 7 août 1998. Les ministres prétendent que le fait d’avoir contacté M. Shehata et M. Eidarous durant la période de planification et d’exécution des bombardements prouve que le défendeur avait un statut important au sein d’Al Jihad. Ils ajoutent qu’un membre ordinaire n’aurait pas réussi à contacter un membre important à l’époque des bombardements.

[106]   Les ministres s’appuient sur les relevés des communications téléphoniques et des renseignements protégés pour établir que le défendeur a effectué des appels en Azerbaïdjan à un numéro que M. Shehata utilisait (pièce no 11, onglet A4). Cependant, après l’examen des documents protégés et non protégés, il est impossible de conclure raisonnablement que le défendeur était un membre d’Al Jihad.

[107]   Quant aux contacts du défendeur avec M. Eidarous à l’époque du bombardement des ambassades africaines, les ministres affirment que le défendeur aurait reçu un appel sur son téléphone cellulaire à 5 h 05 le 7 août 1998, le matin même des bombardements et, en moins de dix minutes, aurait composé le numéro d’un téléphone cellulaire de M. Eidarous. Les ministres se fondent sur les renseignements [traduction] « concernant l’utilisation du numéro de téléphone cellulaire (416) 697-3103 au Canada » allant de juin 1998 à août 1998 (pièce no 11, onglet A27). Hormis la date, l’heure et la durée sont les seuls renseignements fournis pour les appels entrants. Rien n’identifie l’appelant. Pour les appels sortants, hormis la date, le numéro appelé, l’heure et la durée de l’appel sont indiqués. Les ministres s’appuient sur les renseignements suivants concernant les appels entrants et sortants effectués sur le téléphone cellulaire du défendeur :

Le 7 août 1998 :

5 h 05, appel entrant, durée de deux minutes;

5 h 09, appel sortant, numéro composé 888193215, durée de deux minutes;

5 h 11, appel sortant, numéro composé 888193215, durée de deux minutes.

Le 9 août 1998 :

13 h 14, appel sortant, numéro composé 888193215, durée de quatre minutes;

13 h 23, appel sortant, numéro composé 8005389357, durée de quatre minutes.

[108]   Les ministres invoquent également des renseignements classifiés qui, selon eux, établissent l’existence de contacts entre le défendeur et Ibrahim Eidarous à la même époque que les attentats à la bombe en Afrique de l’Est.

[109]   Après un examen attentif des éléments de preuve susmentionnés et des éléments de preuve sur lesquels les ministres se sont fondés dans le cadre de la procédure à huis clos, il n’est pas possible d’arriver à la conclusion raisonnable selon laquelle le défendeur était en contact avec Ibrahim Eidarous pendant la période où les attentats à la bombe contre les ambassades en Afrique de l’Est ont été commis.

[110]   Les ministres soutiennent que le défendeur était régulièrement en contact avec Adel Abdel Al Bari, le chef de l’IODEP . Il a en outre régulièrement traité avec l’IODEP, une organisation impliquée dans les enquêtes américaines et britanniques sur les attentats à la bombe commis en Afrique de l’Est, ainsi qu’avec des membres travaillant pour cette organisation. Le défendeur a indiqué au Service qu’il avait été en contact avec l’IODEP afin d’obtenir des renseignements au sujet de la situation qui régnait en Égypte. Il a également soumis une lettre à la C.I.S.R. de la part de l’IODEP à l’appui de sa demande d’asile.

[111]   Les ministres se fondent sur des renseignements classifiés pour établir l’existence de contacts entre M. Al Bari et M. Zawahiri. Ils allèguent que M. Al Bari était un collègue digne de confiance de M. Zawahiri. Les ministres soulignent que M. Al Bari et Hani al-Sebai étaient à la tête du comité des médias d’Al Jihad, comité qui diffusait des publications telles qu’Al Fajar, Malim Al Jihad et Mujahadin, qui étaient, selon les ministres, reçues par le défendeur dans sa case postale.

[112]   Pour ce qui est des contacts avec M. Al Bari, selon les ministres, le défendeur a fait au moins 37 appels connus à M. Al Bari entre mai 1996 et mars 1998. Deux numéros de téléphone sont associés à M. Al Bari. Le premier numéro de téléphone est le 0181-964-2549 (2549) (pièce no 11, onglet A30). Ce numéro de téléphone figure au carnet CASIO sous le nom « Adel Abdulmajeed » accompagné de l’adresse de l’IODEP au 1A, rue Beethoven. Un deuxième numéro, 44956375892 (5892), est lié à M. Al Bari par l’intermédiaire de l’inculpation d’Oussama ben Laden, du carnet CASIO ainsi que d’autres renseignements classifiés.

[113]   En raison des faiblesses associées aux renseignements classifiés se rapportant au numéro de téléphone 5892, on ne peut raisonnablement conclure que le défendeur était en contact avec M. Al Bari à ce numéro. Pour ce qui est du numéro de téléphone 2549, on peut raisonnablement conclure, en se fondant sur les documents classifiés que l’abonné correspondant à ce numéro était M. Al Bari. De plus, les relevés de communications téléphoniques indiquent que ce numéro a été composé à 31 reprises (dont neuf appels d’une minute) à partir du numéro de téléphone à domicile du défendeur entre juin 1996 et avril 1997 (pièce no 11, onglets A25, A8, A3, A5 et A6). Après examen de ces éléments de preuve, en plus des documents classifiés, il y a des motifs raisonnables de croire que le défendeur était en contact avec M. Al Bari.

[114]   Tout en concédant qu’il n’y a aucune preuve directe de contact, les ministres soutiennent que le défendeur connaissait Hani al-Sebai, un membre d’Al Jihad au Royaume-Uni ayant été expulsé d’Al Jihad en juillet 1998. Les ministres soulignent qu’en juillet 1998, le défendeur avait été [traduction] « personnellement » informé de l’expulsion d’al-Sebai (pièce no 10, onglet 40). Selon les ministres, cette notification démontre de façon convaincante que le défendeur était un membre principal d’Al Jihad. Les ministres font valoir que ce type de document [traduction] « ne serait transmis qu’aux membres principaux considérés comme étant des partenaires loyaux du groupe terroriste » et qu’un tel document [traduction] « serait de la plus grande importance et ne serait confié qu’aux membres du personnel les plus engagés ». Les ministres ajoutent que ce type de document ne serait [traduction] « certainement pas diffusé aux membres ordinaires de l’organisation ni aux sympathisants ».

[115]   On présente la lettre énonçant l’expulsion d’al-Sebai comme étant un [traduction] « Rapport administratif » devant être communiqué à [traduction] « tous les frères ». Le fait que la lettre était destinée à être diffusée à un grand nombre de personnes mine l’affirmation voulant que le défendeur ait été « personnellement » informé de l’expulsion d’al-Sebai. De plus, le fait que la lettre était adressée à « tous les frères » amoindrit également l’affirmation selon laquelle la lettre n’aurait été envoyée qu’à un membre principal d’Al Jihad.

[116]   Les ministres soutiennent que le défendeur était un contact établi d’Ahmed Saeed Khadr, un terroriste important bien placé. Avant de poursuivre, nous observons que l’allégation à cet égard dans le rapport secret en matière de sécurité, ainsi que certaines modifications de peu d’importance, dans le résumé public du rapport secret en matière de sécurité, a été modifiée après le dépôt des observations écrites des ministres. L’allégation se lit maintenant comme suit :

[traduction] Selon Abdurahman Khadr, il connaissait M. Jaballah au Pakistan où il a fréquenté l’école avec les enfants de M. JABALLAH. Selon une source distincte, M. JABALLAH a rencontré M. Khadr et son épouse, Maha El-Samnah (Elsamnah), pendant qu’il était au Pakistan, où les enfants Khadr étaient ses élèves. Le Service est d’avis que sa relation avec M. Khadr n’était pas simplement fondée sur l’amitié, mais qu’elle était également de nature opérationnelle.

[117]   Bien qu’il existe certains éléments de preuve démontrant l’amitié entre l’épouse du défendeur et celle de M. Khadr, outre leur rencontre au Pakistan, les ministres n’invoquent pas d’éléments de preuve à l’appui d’une interaction ou d’un contact entre le défendeur et M. Khadr, et encore moins d’éléments de preuve attestant d’une amitié. De plus, outre l’affirmation d’une relation « de nature opérationnelle » et du témoignage de David selon lequel le Service considérait que le lien entre le défendeur et M. Khadr était « de nature opérationnelle », les ministres ne donnent aucune signification à cette phrase et ne fournissent aucun exemple d’une conduite à partir de laquelle il serait possible de déduire un tel lien. Le fait que M. Khadr ait pu avoir des contacts avec l’OIIS, l’organisation pour laquelle le défendeur travaillait alors que M. Khadr travaillait au sein de Human Concern International au Pakistan, ne permet pas de conclure raisonnablement que le défendeur était un contact établi de M. Khadr.

[118]   Les relevés de communications téléphoniques du numéro à domicile du défendeur indiquent qu’il a joint un numéro de téléphone en Allemagne à deux reprises en avril 1997 (pièce no 11, onglets A6 et A7). Toutefois, tous autres renseignements relatifs au contact du défendeur avec ce numéro de téléphone soulèvent des questions de sécurité nationale et ceux-ci ne seront pas examinés davantage, si ce n’est pour dire qu’il n’est pas possible de conclure raisonnablement à l’affiliation du défendeur à Al Jihad en se fondant sur ces éléments de preuve.

[119]   Les ministres soutiennent que le défendeur était en contact avec Abu Yasser. En juillet 1999, une enquête du Service a révélé que le numéro de téléphone 9677917347 était attribué à Barrakat Fahim Ali Mohammed (aussi connu sous le nom d’Ezzat Abu Yasser) (pièce no 11, onglet A34). Le carnet CASIO recense le numéro 9677917347 sous le nom « Ezzat » (pièce no 15). En se fondant sur les éléments de preuve susmentionnés ainsi que sur les documents classifiés, il existe des motifs raisonnables de croire que ce numéro de téléphone est lié à Abu Yasser. Par contre, tel que cela est expliqué dans les motifs classifiés, les éléments de preuve sont insuffisants pour établir l’existence de contacts entre le défendeur et M. Yasser.

[120]   Pour ce qui est des contacts entre le défendeur et Ahmed Mabruk, dans un courriel daté du 22 août 2014 au greffe, les ministres ont indiqué ne plus être en mesure d’établir un lien direct, de manière ouverte ou non, entre le défendeur et M. Mabruk.

[121]   En plus des contacts allégués entre le défendeur et des membres d’Al Jihad ainsi que d’autres extrémistes islamiques à l’étranger, les ministres soutiennent également que le défendeur s’est associé à des membres d’Al Jihad au Canada, dont Mohammed Zeki Mahjoub ainsi que les extrémistes islamiques Kassem Daher, Mustafa Mohamed Krer et Hassan Farhat.

[122]   Quant aux contacts allégués entre le défendeur et M. Mahjoub, les ministres s’appuient sur des déclarations faites à l’occasion de l’entrevue menée par le Service le 5 mars 1998, ainsi que sur le fait que M. Mahjoub avait en sa possession le numéro de téléphone à domicile du défendeur et le nom d’« Abu Ahmed » dans une liste de contacts au moment de son arrestation en vertu d’un certificat de sécurité fondé sur l’article 40.1 [édicté par L.C. 1992, ch. 49, art. 31 de la Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2] (ordonnance, le 20 août 2014). En ce qui a trait à l’entrevue réalisée par le Service, on a demandé au défendeur quand il avait rencontré « Mohammed Mahjoub » pour la première fois et, lorsqu’il a mentionné ne pas reconnaître le nom, on lui a indiqué les pseudonymes connus de M. Mahjoub : « Mahmoud Shaker », « Mohammed Hassan » et « Abu Ibrahim ». Après un moment de réflexion, le défendeur a mentionné qu’il avait rencontré une personne dénommée « Ibrahim » à la résidence des beaux-parents d’Ahmed Khadr, les Elsamnah. Les ministres soutiennent que le défendeur a fait preuve de malhonnêteté lorsqu’il a indiqué au SCRS ne pas reconnaître le nom de Mahjoub. Les ministres fondent leur argument sur le fait qu’à titre de membre principal d’Al Jihad, le défendeur devait probablement connaître M. Mahjoub, une personne envers qui les ministres ont des motifs raisonnables de croire qu’il a été membre du Conseil de la Choura et qu’il a été personnellement recruté par Oussama Ben Laden. De plus, les ministres soutiennent que la déclaration du défendeur selon laquelle il avait rencontré une personne connue sous le nom d’Ibrahim chez les beaux-parents de Khadr était une tentative de dissimuler sa relation avec M. Mahjoub.

[123]   La preuve sur laquelle s’appuient les ministres ne fournit pas de motifs raisonnables de croire que le défendeur et M. Mahjoub étaient en contact ou qu’ils étaient associés d’une manière quelconque. Le fondement des ministres leur permettant de conclure à la malhonnêteté du défendeur lorsqu’il a mentionné ne pas connaître M. Mahjoub est circulaire et conjectural. Les ministres tiennent pour acquis le fait même qu’ils doivent établir afin de fonder l’argument selon lequel le défendeur connaissait probablement M. Mahjoub, à savoir que le défendeur était lui-même un membre principal d’Al Jihad. En outre, mise à part l’affirmation des ministres, il n’y a aucun élément de preuve qui permet de soutenir que le défendeur tentait de dissimuler son lien avec M. Mahjoub lorsqu’il a dit avoir rencontré une personne connue sous le nom d’Ibrahim à la résidence des Elsamnah. Le seul fait que M. Mahjoub avait le numéro de téléphone à domicile du défendeur en sa possession au moment de son arrestation n’établit pas de motifs raisonnables de croire qu’ils étaient en contact. Sans élément de preuve supplémentaire établissant comment M. Mahjoub est entré en possession du numéro de téléphone du défendeur, on demande à la Cour de présumer que cette information permet d’établir un lien entre ces deux personnes.

[124]   Les ministres font également valoir que le défendeur était en contact avec M. Daher, M. Krer et M. Farhat, des extrémistes islamiques. Pour appuyer leur observation, les ministres invoquent des éléments de preuve de l’unité de surveillance physique [aussi appelé unité des services de filature au paragraphe 76 ci-dessus] qui placent ces personnes en compagnie du défendeur à divers moments, de l’information provenant des relevés de communications téléphoniques, des déclarations faites lors des entrevues menées par le Service ainsi que les renseignements de l’expéditeur liés à la documentation extrémiste reçue dans la case postale. Par contre, aucune de ces trois personnes n’est présumée être membre d’Al Jihad. M. Daher est plutôt présumé être membre d’un groupe extrémiste islamique sunnite connu sous le nom de Takfir wal-Hijra, tandis que M. Krer et M. Farhat seraient membres du Groupe islamique combattant libyen. Par conséquent, même s’il existe des motifs raisonnables de croire que le défendeur était en contact avec ces personnes, il n’y a aucun élément de preuve permettant d’associer le défendeur à Al Jihad par l’intermédiaire de ces contacts allégués. De plus, les contacts allégués ne permettent pas de tirer une conclusion raisonnable qui soutiendrait l’établissement de motifs raisonnables de croire que le défendeur, alors au Canada, sera l’instigateur ou l’auteur d’actes visant le renversement du gouvernement égyptien par la force, qu’il s’est livré au terrorisme ou qu’il constitue un danger pour la sécurité du Canada.

[125]   Les ministres se fondent sur une notice rouge d’Interpol délivrée à l’encontre du défendeur pour étayer leur affirmation selon laquelle le défendeur est membre d’Al Jihad. La notice rouge se rapporte à des accusations en instance portées à l’encontre du défendeur en Égypte, en lien avec son appartenance à une organisation terroriste. Cette notice délivrée le 13 juillet 1999 a été corrigée par la suite. Elle indiquait initialement que la peine encourue pour l’accusation était la mort; cet énoncé a été modifié par la suite pour lire [traduction] « de probables travaux forcés à vie » et finalement pour lire [traduction] « l’emprisonnement à perpétuité, et non la mort » en 2003 (index des références, onglet 5). Les ministres soutiennent que la notice rouge démontre que le défendeur est perçu par le gouvernement égyptien comme étant membre d’une organisation terroriste et comme un terroriste. Ils font valoir que lorsqu’on examine la notice rouge en tenant compte du dossier de la preuve dans un contexte plus large, le contenu de celle-ci est amplement corroboré. Selon les ministres, cela étaye l’établissement de motifs raisonnables de croire que le défendeur est interdit de territoire pour s’être livré au terrorisme et en raison de son appartenance à une organisation terroriste.

[126]   Le 25 mai 2015, les avocats publics ont avisé la Cour d’une correspondance de la Commission de contrôle des fichiers d’Interpol confirmant que l’information avait été supprimée des fichiers d’Interpol par suite de la contestation de la notice rouge par le défendeur en avril 2014. Le 15 juin 2015, les avocats publics ont avisé la Cour d’une correspondance datée du 9 juin 2015 expliquant que l’information avait été supprimée puisque la Commission avait conclu qu’elle n’avait pas reçu les réponses appropriées aux questions soulevées et que, par conséquent, elle n’était pas en mesure de déterminer si les données contestées avaient été traitées conformément aux règles d’Interpol.

[127]   À ce stade, notons que comme on le verra clairement, il n’est pas nécessaire de procéder à un examen de l’observation du défendeur selon laquelle la notice rouge avait été délivrée et utilisée à mauvais escient.

[128]   La notice rouge indique que l’accusation portée contre le défendeur est la suivante : [traduction] « appartenance à organisation terroriste » aux termes de la « loi criminelle égyptienne no 58/1937 [portant promulgation du code pénal] » selon le [traduction] « mandat d’arrêt no 467/91, délivré par les autorités judiciaires égyptiennes ». La notice rouge n’indique pas d’articles précis de la loi égyptienne ni le nom du signataire du mandat. Sous [traduction] « Sommaire des faits du dossier » de la notice rouge, il est indiqué que le défendeur est un [traduction] « membre d’une organisation terroriste responsable de la logistique d’attaques perpétrées en Égypte. L’organisation fournit aux terroristes des armes et des explosifs ainsi que de faux passeports leur permettant de s’échapper. Elle est également responsable de la planification des dates et des lieux d’attaques ». Par contre, la notice rouge ne fournit aucun autre renseignement au sujet du nom de l’organisation, du rôle présumé du défendeur au sein de celle-ci, ou de ses actions présumées à l’appui des activités terroristes de l’organisation.

[129]   Étant donné que l’allégation des ministres à l’égard de l’appartenance du défendeur à une organisation terroriste se limite à son appartenance à Al Jihad, on ne saurait dire que la notice rouge corrobore ou appuie le présent motif d’interdiction de territoire puisque le nom de l’organisation alléguée n’y est pas indiqué.

[130]   Considérant que la présente analyse porte sur la notice rouge, il convient, à ce stade, de traiter de l’observation des ministres voulant que la notice rouge appuie l’allégation selon laquelle le défendeur s’est livré au terrorisme. Je suis d’avis que la notice rouge n’aide pas l’observation des ministres. Comme l’a indiqué le juge Blanchard dans la décision Mahjoub (Re), 2013 CF 1092 [précitée], au paragraphe 230 :

[traduction] […] les ministres allèguent que M. Mahjoub est recherché par les autorités égyptiennes du fait de son implication dans des actes terroristes, qu’il a été accusé des attentats à la bombe contre l’ambassade égyptienne à Islamabad, et qu’il a été inculpé à plusieurs reprises. Les deux parties ont présenté de nombreux éléments de preuve pour étayer ou réfuter l’allégation selon laquelle des accusations avaient été portées contre M. Mahjoub. Toutefois, même si les ministres établissent que cette allégation est fondée, le simple fait qu’il a été accusé ne démontre pas que M. Mahjoub a commis les actes pour lesquels il est recherché. Par conséquent, cette allégation ne peut à elle seule pas appuyer une interdiction de territoire pour raison de sécurité au titre du paragraphe 34(1). En l’absence d’autres renseignements concernant des éléments de preuve à l’appui de ces accusations ou relatifs au système juridique égyptien, je n’accorde aucun poids à ces accusations. Par conséquent, je ne tiendrai pas compte de cette allégation.

[131]   Le même raisonnement s’applique en l’espèce : même si le fait que le défendeur a été accusé est démontré, en l’absence d’autres renseignements au sujet des actes précis qu’aurait posés le défendeur, cela ne signifie pas que la notice rouge appuie ou corrobore de quelque façon que ce soit le fondement objectif selon lequel le défendeur s’est livré au terrorisme au sens de l’alinéa 34(1)c) de la LIPR.

[132]   Il existe d’autres motifs de ne pas accorder de poids à la notice rouge en lien avec l’allégation selon laquelle le défendeur s’est livré au terrorisme. Ces motifs, qui ne peuvent être divulgués pour des raisons de sécurité nationale, seront analysés dans les motifs classifiés.

[133]   La dernière question à traiter est l’observation des ministres selon laquelle le défendeur appliquait des méthodes clandestines et faisait preuve de précautions contre la surveillance. Les ministres soutiennent qu’une conclusion raisonnable peut être tirée du comportement du défendeur, principalement en raison d’un usage fréquent de son téléphone cellulaire, de téléphones publics, de cartes d’appel, des télécopieurs, d’une case postale secrète, d’un langage codé ainsi que de son comportement au cours des entrevues menées par le Service lors desquelles il a employé des méthodes clandestines pour dissimuler sa participation au sein d’Al Jihad.

[134]   Dès le départ, il convient de souligner que, en plus des renseignements classifiés, certains des éléments de preuve publics sur lesquels les ministres se sont fondés sont tellement liés aux éléments de preuve classifiés qu’il serait presque inutile de les énoncer publiquement. Pour cette raison, seule la conclusion de la Cour sera présentée.

[135]   Les ministres soulignent qu’en juillet 1997, le défendeur a envoyé une télécopie à M. Daher dans laquelle il indiquait son numéro de téléphone cellulaire et lui ordonnait de ne le partager avec personne (pièce no 10, onglet 78). Le numéro de téléphone cellulaire était enregistré au nom d’une connaissance du défendeur (pièce no 11, onglet A26). Les ministres ajoutent que le défendeur n’a pas expliqué pourquoi il s’était procuré une case postale, qu’il en avait fourni l’adresse à des terroristes reconnus, qu’il avait utilisé la case postale sous un pseudonyme et qu’il y avait reçu de la documentation terroriste et de la propagande. Les ministres soutiennent que la seule conclusion raisonnable à tirer est que le défendeur avait utilisé la case postale en vue de concrétiser ses agissements au sein d’Al Jihad, et ce, d’une manière clandestine. À cet égard, comme nous l’avons mentionné précédemment, les éléments de preuve appuient le fondement objectif selon lequel le défendeur avait accès à une case postale partagée ayant été ouverte par une personne dénommée « Bilal Abus », et qu’elle était utilisée pour recevoir des documents de propagande et d’autres effets. Toutefois, très peu de ces effets, à l’exception des quelques lettres personnelles, peuvent être liés directement au défendeur. Cela n’atteint pas le niveau allégué par les ministres. Les éléments de preuve étayent également la conclusion objective selon laquelle le défendeur avait accès à un téléphone cellulaire enregistré au nom d’une connaissance, qu’il l’avait utilisé, et qu’il ne voulait pas que le numéro de celui-ci soit fourni à autrui sans son autorisation.

[136]   Pour ce qui est du langage codé, en public, cette observation se fonde sur le témoignage de l’analyste en communication selon lequel le défendeur utilisait un langage codé lors de ses appels téléphoniques. Cette information étant tirée de résumés d’interception de communications orales ayant été exclus, aucun poids ne lui sera accordé.

[137]   La Cour a également conclu que le grand nombre d’appels passés par le défendeur à son domicile et à d’autres contacts à l’aide de cartes d’appel à partir de téléphones publics, ainsi que l’absence d’éléments de preuve permettant d’associer le défendeur à d’autres appels, ce dont il a été question précédemment, minent la conclusion sollicitée par les ministres.

[138]   Enfin, on retient que le défendeur n’a pas collaboré et qu’il ne s’exprimait pas franchement lors des entrevues menées par le Service.

[139]   Bien que la preuve soit insuffisante pour établir que le défendeur ait eu recours à des méthodes clandestines, il existe des motifs raisonnables de croire, selon ce qui précède, qu’il faisait preuve de précautions contre la surveillance. En se fondant sur le dossier devant la Cour, toute tentative visant à déterminer la source de ces précautions contre la surveillance serait, au mieux, conjecturale.

[140]   Ayant conclu que les ministres ne sont pas parvenus à établir qu’il existe des motifs raisonnables de croire que le défendeur est ou a été membre d’Al Jihad, les autres questions consistent à déterminer si le défendeur est inadmissible en vertu des alinéas 34(1)b), c) et d) de la LIPR. En ce qui concerne la possibilité que le défendeur ait été l’instigateur ou l’auteur d’actes visant le renversement par la force d’un gouvernement en vertu de l’alinéa 34(1)b), les ministres font valoir que l’appartenance du défendeur au groupe Al Jihad et ses activités en servant la cause satisfont à la définition d’un acte de subversion et que, par conséquent, il est assujetti à la présente disposition. En outre, la Cour peut lui [traduction] « imputer […] les activités de subversion d’Al Jihad en raison de son appartenance à ce groupe ». Comme l’argument des ministres au motif de l’inadmissibilité repose sur l’appartenance du défendeur au groupe Al Jihad et ses activités en servant la cause pour lesquelles les motifs raisonnables de croire n’ont pas été démontrés, il s’ensuit que la norme de preuve requise n’a pas non plus été satisfaite, en ce qui concerne l’alinéa 34(1)b) de la LIPR.

[141]   Quant au motif d’inadmissibilité cité à l’alinéa 34(1)c), concernant le fait de se livrer au terrorisme, il est important de noter qu’il n’existe aucune allégation voulant que le défendeur ait participé à des activités violentes à un moment ou à un autre. Il est également important de noter que les ministres ont fait consigner au dossier le fait qu’ils n’alléguaient pas que le défendeur avait joué un rôle quelconque dans les attentats à la bombe commis en Afrique de l’Est ou dans l’attentat à la bombe visant l’ambassade égyptienne à Islamabad.

[142]   Les ministres soutiennent que le terme « terrorisme » a fait l’objet d’une interprétation large. Dans l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 S.C.R. 3, au paragraphe 98, la Cour suprême du Canada a formulé la définition non exhaustive suivante du terme « terrorisme » :

[…] « terrorisme » […] inclut tout « acte destiné à tuer ou blesser grièvement un civil, ou toute autre personne qui ne participe pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé, lorsque, par sa nature ou son contexte, cet acte vise à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque ». Cette définition traduit bien ce que l’on entend essentiellement par « terrorisme » à l’échelle internationale. Des situations particulières, à la limite de l’activité terroriste, susciteront inévitablement des désaccords.

[143]   En ce qui concerne l’interprétation à donner au terme « terrorisme », les ministres s’appuient aussi sur l’observation du juge Noël dans la décision Harkat (Re), 2010 CF 1241, [2012] 3 R.C.F. 251 au paragraphe 80. L’observation se lit comme suit :

La définition du terrorisme vise également le soutien matériel. Par exemple, le fait de fournir de l’aide en matière de financement, d’entraînement, d’obtention de faux documents, de recrutement et d’hébergement, n’est peut-être pas directement lié aux actes de violence commis contre des civils vulnérables, mais cela fait partie intégrante des activités auxquelles se livrent les personnes qui participent à des activités terroristes. La fourniture de services de soutien est aussi importante en matière de terrorisme que la perpétration d’actes violents.

[144]   Les ministres pensent qu’il existe des motifs raisonnables de croire que le défendeur s’est livré à des actes de terrorisme. Plus précisément, il s’est livré à des actes de terrorisme en apportant un soutien matériel à Al Jihad et à Al-Qaïda. Les ministres soutiennent que [traduction] « le matériel fourni par Jaballah, notamment l’incitation de personnes à se joindre à des organisations terroristes, tombe dans la rubrique de l’offre de soutien matériel à l’organisation ». Les ministres allèguent également que les activités de recrutement menées par le défendeur et la diffusion de propagande étaient une forme de soutien matériel fourni à Al Jihad et à Al-Qaïda. Comme la Cour a conclu ci-dessus que les ministres ne sont pas parvenus à établir qu’il existe des motifs raisonnables de croire que le défendeur s’est livré à l’une ou à l’autre de ces deux activités, il est inutile d’examiner la rubrique couverte par l’alinéa 34(1)c). On peut également observer qu’en soi, la simple réception de matériel n’équivaut pas à offrir du soutien matériel à une organisation.

[145]   Les ministres s’appuient aussi sur les éléments de preuve dont il est question ci-dessus pour soutenir que, dans le contexte de « l’appartenance », à leur avis, le défendeur a apporté un soutien matériel à des organisations terroristes. Les ministres soulignent les appels au Pakistan faits par le défendeur peu après son arrivée au Canada. Comme il est mentionné ci-dessus, la preuve offerte est insuffisante pour permettre à la Cour de tirer une conclusion raisonnable relativement à ces appels. Conclure que le défendeur a apporté un soutien matériel à des activités terroristes en se fondant sur ces appels s’apparenterait à de la spéculation pure et simple.

[146]   Les ministres s’appuient aussi sur une notice rouge d’Interpol pour affirmer que le défendeur s’est livré au terrorisme. Comme la Cour a décidé ci-dessus qu’il ne fallait pas accorder de poids à la notice rouge, celle-ci ne sera pas analysée.

[147]   Les ministres soutiennent que le défendeur constitue un danger pour la sécurité du Canada. En dépit de l’assouplissement des modalités et conditions de sa libération, parce qu’il a été établi que le risque qu’il représente a été atténué depuis sa détention initiale, il n’en demeure pas moins un danger. Il n’est pas nécessaire que le danger soit actuel et qu’il existe des éléments de preuve convaincants que le défendeur se livre à des activités qui menacent la sécurité du Canada. Ces activités compromettent l’intégrité des obligations internationales du Canada. Le fait qu’il n’existe aucun élément de preuve direct selon lequel le défendeur a cherché à commettre ou à tenter de commettre un acte de terrorisme violent sur le sol canadien n’est pas important pour établir qu’une personne constitue un danger (Suresh, aux paragraphes 82, 83 et 85). Les actes d’Al Jihad représentaient une possibilité réelle de danger pour la sécurité nationale du Canada, en sa qualité de membre de la communauté internationale. Le soutien de ces activités par le défendeur, notamment la diffusion de propagande et le recrutement, porte atteinte à la sécurité du Canada et nuit à ses relations internationales.

[148]   Les ministres mentionnent que le Canada est tenu, en vertu des lois canadiennes et internationales, de veiller à ce que des terroristes ne soient pas autorisés à exercer des activités au Canada et à ce qu’ils n’y trouvent pas un refuge sûr. Les ministres maintiennent qu’ils ont des motifs raisonnables de croire que le défendeur a présenté une demande de résidence permanente au Canada dans le but d’entretenir des liens avec des membres d’organisations et de réseaux terroristes. Avant son arrestation, en 1999, il avait soutenu des terroristes ou des personnes associées à des organisations terroristes. Par conséquent, le défendeur ne doit pas obtenir un refuge sûr au Canada.

[149]   Les ministres allèguent qu’il existe des motifs raisonnables de croire que le défendeur est en mesure d’établir une cellule terroriste au Canada. Le défendeur est resté en contact avec plusieurs personnes dont l’implication dans des actes de terrorisme est établie. En outre, la diffusion de propagande et les activités de recrutement de personnes pour soutenir le terrorisme sont des activités qui peuvent être entreprises par des personnes qui tentent d’établir une cellule terroriste. Qu’une cellule soit créée ou non, à elles seules les activités constituent un danger pour la sécurité du Canada.

[150]   Les ministres reconnaissent que les conditions de libération ont contribué à neutraliser la menace que posait le défendeur; cependant, il demeure un danger. Les éléments de preuve importants de ses activités de soutien à Al Jihad et à Al-Qaïda et de ses contacts avec des terroristes montrent que des facteurs tels que l’âge et la vie de famille n’ont pas modéré sa volonté de mener des activités et avoir des fréquentations visant à appuyer le terrorisme. On ajoute que, même si la Cour a allégé sensiblement les conditions auxquelles le défendeur était assujetti au fil du temps, elle les a néanmoins maintenues jugeant qu’elles étaient nécessaires pour neutraliser la menace qu’il représente.

[151]   Les ministres soutiennent également qu’il existe des motifs raisonnables de croire que le défendeur n’a pas limité ses actes de terrorisme à Al Jihad. Lors du contrôle de sa détention en 2007, la juge Layden-Stevenson était au courant du témoignage du défendeur selon lequel ses relations ne se limitaient pas à celles auxquelles les ministres faisaient référence et que par conséquent, des conditions restrictives étaient nécessaires pour retarder toute éventuelle communication et association avec des individus ou des organisations reconnus pour leurs convictions et leurs objectifs terroristes. Les ministres soutiennent que la Cour ne devrait pas faire fi des conclusions de la juge Layden-Stevenson. Le défendeur n’a présenté aucun élément de preuve pour réfuter ces préoccupations. Les ministres font valoir que, vu sa volonté passée de mener des activités de soutien au terrorisme, y compris le recrutement et la diffusion de propagande, le défendeur constitue un danger pour le Canada.

[152]   Il convient tout d’abord de mentionner que les éléments de preuve offerts n’offrent pas de motifs raisonnables de croire que le défendeur représente actuellement un danger pour le Canada. Cependant, dans l’arrêt Harkat (Re), 2012 CAF 122, [2012] 3 R.C.F. 635, la Cour d’appel fédérale a affirmé que l’effet combiné des articles 33 et 34 de la LIPR signifie qu’il n’est pas nécessaire, en vertu de l’alinéa 34(1)d), de conclure qu’il existe un risque actuel. Par conséquent, il reste encore à déterminer si l’élément de preuve offert établit que le défendeur représentait, dans le passé, un danger pour la sécurité du Canada.

[153]   Compte tenu de l’approche générale qui a été appliquée dans l’arrêt Suresh, ainsi que dans la jurisprudence subséquente, relativement à la « sécurité du Canada », les ministres ont décrété que les organisations qui se livrent à un « terrorisme à l’échelle mondiale », comme Al-Qaïda, constituent une véritable menace pour la sécurité du Canada. Les ministres soulignent qu’Al-Qaïda a menacé le Canada à plusieurs occasions. En 2004 et en 2006, le Canada constituait une « cible prioritaire » pour Al-Qaïda et le pays a de nouveau été menacé par Al-Qaïda en 2007 (onglets de l’index des références 84, 85, 86, 87 et 88). Les ministres ajoutent qu’un courriel retrouvé sur l’ordinateur de M. Zawahiri, datant de 2001, indique que celui-ci avait confié à un agent la tâche de recueillir de l’information sur des cibles situées au Canada (par exemple, des soldats américains fréquentant des boîtes de nuit à proximité de la zone frontalière et l’ambassade d’Israël au Canada) (pièce no 56, page 71; pièce no 59, page 3).

[154]   Toutefois, la véritable question en l’espèce porte sur le rôle du défendeur, le cas échéant, dans ce milieu. Il n’existe aucun élément de preuve qui appuie raisonnablement l’opinion voulant que le défendeur se soit joint à Al-Qaïda ou qu’il ait été membre d’Al-Qaïda. Il reste à déterminer si les faits établis au dossier permettent de conclure qu’il a été, à un moment donné, un danger pour la sécurité du Canada.

[155]   Même si la jurisprudence concernant ce qui constitue un « danger pour la sécurité du Canada » n’est pas entièrement établie, il est clair qu’une simple appartenance ne suffit pas aux termes de l’alinéa 34(1)d) (arrêt Suresh, au paragraphe 82). Comme le mentionnent les avocats spéciaux, l’approche adoptée par le juge Blanchard dans la décision Mahjoub (Re) concernant un « danger pour la sécurité du Canada » est instructive. Dans sa décision définitive sur le caractère raisonnable du certificat, le juge Blanchard mentionne ce qui suit (au paragraphe 664) :

[traduction] Les motifs énumérés au paragraphe 34(1) de la LIPR qui ont pour effet de rendre un résident permanent ou un ressortissant étranger inadmissible sont disjonctifs. Retenir l’idée que l’appartenance à tout groupe défini à l’alinéa 34(1)f) de la LIPR fait automatiquement en sorte qu’une personne est considérée comme un danger pour la sécurité du Canada, tel que cela est défini à l’alinéa 34(1)d) de la LIPR, comme le soutiennent les ministres, prive l’alinéa f) de sens. La Cour est en droit de présumer que toutes les dispositions législatives ont un sens. En conséquence, le fait que l’appartenance, au sens de l’alinéa 34(1)f), soit établie ne signifie pas nécessairement aussi que le membre représente un danger pour la sécurité du Canada. L’appartenance doit être examinée dans le contexte d’une situation particulière pour que l’on puisse déterminer si la personne en question constitue ou non un danger pour la sécurité du Canada, comme cela est allégué. En l’espèce, la prise d’une décision nécessite d’examiner les éléments de preuve se rapportant à la menace posée par M. Mahjoub en sa qualité de membre d’al-Jihad ou de VOC. [Souligné dans l’original.]

[156]   Le juge Blanchard s’est ensuite penché sur les éléments de preuve se rapportant aux actes de M. Mahjoub et aux activités d’Al Jihad pendant la période au cours de laquelle il a été reconnu comme membre et avoir été en contact avec d’autres membres et personnes associés au terrorisme à l’échelle mondiale. La Cour a conclu que M. Mahjoub était resté en contact, depuis le Canada, avec des terroristes confirmés ou présumés, tant au Canada qu’à l’étranger. Bon nombre de ces relations étaient des citoyens canadiens ou pouvaient entrer au Canada, et faisaient partie de groupes terroristes qui s’étaient engagés à tuer des alliés des États-Unis, y compris des Canadiens. Le juge Blanchard a donc conclu que les membres d’Al Jihad au Canada constituaient une menace pour les Canadiens et, en conséquence, qu’il existait des motifs raisonnables de croire qu’avant son arrestation, en tant que membre d’Al Jihad et de VOC [Vanguards of Conquest], M. Mahjoub représentait un danger pour la sécurité du Canada.

[157]   Même si cette conclusion est très instructive, la Cour doit tirer sa propre conclusion quant au danger que posaient les membres d’Al Jihad pour la sécurité du Canada en s’appuyant sur les éléments de preuve produits dans la présente instance. À mon avis, les éléments de preuve renferment des motifs raisonnables de croire que, dans le passé, la faction d’Al Jihad qui s’est éventuellement associée à Al-Qaïda représentait un danger pour la sécurité du Canada en raison de sa participation à des actes terroristes à l’échelle mondiale. En février 1998, Ayrnan Al Zawahiri et Oussama Ben Laden ont signé la déclaration de « Front islamique mondial pour le Jihad contre les Juifs et les croisés », ce qui, selon M. Byman [traduction] « est le moment où Ayrnan Al Zawahiri et ses adeptes ont cessé de se concentrer sur le gouvernement égyptien, leur ennemi proche, en faveur du programme d’envergure mondiale d’Oussama Ben Laden ». La déclaration semble avoir été prononcée en lien avec la décision définitive de commettre des attentats à la bombe contre les ambassades des États-Unis en Afrique de l’Est. Les membres d’Al Jihad ne se sont pas tous joints aux rangs d’Al-Qaïda, mais ceux qui l’ont fait ont joué un rôle dans les attentats à la bombe en Afrique de l’Est (pièce no 56, pages 15 et 16). Cependant, à ce moment-là, plusieurs membres proéminents d’Al Jihad, notamment Thirwat Shehata et Ahmed Mabruk, ont préféré se concentrer sur l’Égypte. Selon M. Byman, Al Jihad a officiellement intégré Al-Qaïda en 2001 seulement; à partir de ce moment, l’organisation a en grande partie cessé d’exister en tant qu’organisation indépendante (pièce no 56, pages 19, 20 et 78; transcription du 3 juillet 2012, pages 100 à 104).

[158]   Le dossier montre qu’il existe des motifs raisonnables de croire que le défendeur était en contact avec des membres d’Al Jihad au moment où ils participaient à des actes de terrorisme à l’échelle mondiale. Deux de ces personnes, Adel Abdel Al Bari et Ibrahim Eidarous, étaient installées au Royaume-Uni. En septembre 2014, Adel Abdel Al Bari a plaidé coupable à des accusations de conspiration en lien avec son rôle dans la diffusion de revendications de responsabilité relativement aux attentats à la bombe des ambassades en Afrique de l’Est. M. Al Bari a déclaré à la Cour qu’il avait convenu avec d’autres, notamment Ayman al Zawahiri et Ibrahim Eidarous, de diffuser la menace d’attentat à la bombe des ambassades américaines en Tanzanie et au Kenya et d’assassinat de citoyens américains partout dans le monde, et d’en revendiquer la responsabilité (pièce no 144, pages 230 et 231). La Cour de district de New York a retenu ce plaidoyer de culpabilité le 30 septembre 2014 (pièce no 150).

[159]   Il n’est cependant plus allégué que le défendeur a joué un rôle dans ces activités. En outre, aucun élément de preuve ne permet d’établir, en s’appuyant sur des motifs raisonnables de croire, que les communications entre le défendeur et ces personnes étaient de nature « opérationnelle ». À cet égard, l’argument des avocats spéciaux voulant qu’il n’existe pratiquement aucune preuve que le défendeur avait un intérêt dans le terrorisme à l’échelle mondiale pratiqué par Al-Qaïda ou y participait, est valable.

[160]   Selon le raisonnement du juge Blanchard, le fait que le défendeur ait été en contact avec des membres d’Al Jihad à l’extérieur du Canada pour lesquels il existe des motifs raisonnables de croire qu’ils étaient impliqués dans des activités de terrorisme à l’échelle mondiale pourrait contribuer à la conclusion que le défendeur représente lui-même un danger pour la sécurité du Canada, en supposant que l’allégation de son appartenance à Al Jihad soit démontrée. Toutefois, le fait que le défendeur ait été associé à des personnes qui étaient impliquées dans le terrorisme à l’échelle mondiale ne constitue pas nécessairement un motif raisonnable de croire qu’il représente un danger pour la sécurité du Canada, puisqu’il existe peu d’éléments de preuve, voire aucun, confirmant que ces associations étaient de nature « opérationnelle ». De plus, rien ne prouve que les personnes avec lesquelles le défendeur était en contact pouvaient [traduction] « entrer au Canada », comme l’a conclu le juge Blanchard dans la décision Mahjoub (Re) [au paragraphe 668].

[161]   Enfin, il a été mentionné que même si l’établissement de cellules terroristes au Canada constitue un danger pour la sécurité du Canada, il n’existe pas de preuve crédible et convaincante que le défendeur tentait d’en créer une au Canada.

[162]   Les ministres n’ont pas établi, en s’appuyant sur des motifs raisonnables, que le défendeur représente un danger pour la sécurité du Canada. Comme il est mentionné précédemment, ils n’ont pas démontré qu’il existe des motifs raisonnables de croire que le défendeur était ou est membre d’Al Jihad. Ils n’ont pas non plus démontré qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’il a apporté un soutien matériel à Al Jihad, qu’il ait distribué du matériel de propagande ou autre, ou qu’il se soit livré à des activités de recrutement pour le compte d’Al Jihad. En outre, rien ne prouve que le défendeur ait lui-même appuyé les objectifs en matière de terrorisme à l’échelle mondiale.

[163]   Il reste une dernière question. Les ministres demandent instamment à la Cour de tirer une conclusion défavorable de l’omission du défendeur de témoigner. Cependant, comme le mentionne le défendeur, citant la décision Première Nation des Chippewas de Kettle et de Stony Point c. Shawkence, 2005 CF 823, aux paragraphes 42 et 43, une conclusion défavorable ne devrait être tirée que lorsqu’une preuve suffisante à première vue a été présentée et que l’omission de témoigner ne peut combler les lacunes de la preuve de la partie à laquelle le fardeau de la preuve incombe. Les ministres, n’étant pas parvenus à présenter une preuve suffisante à première vue relativement aux motifs allégués d’inadmissibilité, aucune conclusion défavorable ne peut être tirée ou ne devrait l’être.

[164]   Pour ces motifs, je conclus que le certificat de sécurité déposé par les ministres n’est pas raisonnable et qu’il sera rejeté. Ayant tiré cette conclusion, l’examen des autres questions en litige relativement à la requête pour abus de procédure n’est pas nécessaire et la requête sera rejetée. Les parties pourront certifier une question grave de portée générale conformément à une directive à venir.

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