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     A-210-02

    2003 CAF 302

La Société canadienne de gestion des droits voisins (SCGDV) (demanderesse)

c.

Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (SOCAN) et DMX Canada, Galaxie, Bell ExpressVu, Star Choice, Association canadienne de télévision par câble (ACTC) et Shaw Communications (défenderesses)

et

Commission du droit d'auteur (intervenante)

Répertorié: Société canadienne de gestion des droits voisinsc. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (C.A.F.)

Cour d'appel fédérale, juges Linden, Evans et Malone, J.C.A.--Ottawa, 21 mai et 10 juillet 2003.

Droit administratif -- Contrôle judiciaire -- Certiorari -- Demande d'annulation de la décision de la Commission du droit d'auteur homologuant le tarif des redevances payables pour la communication au public par télécommunication de musique enregistrée -- La Commission a-t-elle commis une erreur en homologuant un tarif commun alors que la demanderesse SCGDV et la défenderesse SOCAN avaient soumis à son examen des projets distincts? -- La Commission s'est constituée partie intervenante, car l'affaire portait sur l'interprétation des pouvoirs que lui confère la loi -- La SCGDV faisait également valoir que la Commission avait eu tort de répartir les redevances entre les auteurs, les compositeurs et éditeurs de musique, les artistes-interprètes et les producteurs d'enregistrements -- La Commission a-t-elle considéré à tort que les artistes-interprètes et les producteurs avaient un seul et même droit à une rémunération? -- Elle ne l'a pas fait -- La Commission n'a pas non plus eu tort de ne pas tenir compte de la preuve présentée par la SCGDV concernant la contribution relative des auteurs, des artistes-interprètes et des producteurs à la valeur de la communication au public de musique enregistrée par des services sonores payants numériques -- La Commission n'a pas fait fi de cette preuve, mais l'a écartée -- La Commission a-t-elle abusé du pouvoir discrétionnaire que lui confère l'art. 68(3) de la Loi sur le droit d'auteur en homologuant un seul tarif pour la SOCAN et la SCGDV? -- Le regroupement de deux tarifs distincts en un seul relève-t-il du pouvoir, prévu à l'art. 68(3), d'apporter aux projets de tarif les modifications que la Commission juge nécessaires? -- Norme de contrôle -- Déterminée à partir d'une analyse pragmatique et fonctionnelle -- La Loi ne prévoit aucun droit d'appel et ne renferme aucune clause privative -- Expertise relative de la Commission et de la Cour -- La Commission est un organisme très spécialisé appelé à se prononcer sur des questions techniques -- Elle doit soupeser les intérêts opposés des titulaires du droit d'auteur, des fournisseurs de services et du public -- Les cours de justice n'ont aucune expérience de la régulation économique et sont peu familiarisées avec la complexité technique et les aspects politiques polycentriques des contextes de réglementation dans lesquels évoluent les organismes administratifs -- La Commission a le pouvoir d'accorder une réparation étrangère à celle qu'accorde une cour de justice -- S'agissait-il d'une question de «compétence» commandant l'application de la norme de la décision correcte? -- Le critère dégagé par la C.S.C. dans Syndicat des employés de production du Québec et l'Acadie c. Le Conseil canadien des relations du travail ne permet plus à la cour chargée du contrôle de se soustraire à l'analyse pragmatique et fonctionnelle mise de l'avant pour la première fois par la C.S.C. dans U.E.S., Local 298 c. Bibeault -- Incompatibilité logique des analyses sous-tendant l'Acadie et Bibeault -- Le fait qu'une disposition législative touche à la «compétence» n'est désormais qu'un facteur de l'analyse pragmatique et fonctionnelle -- La question fait intervenir l'expertise de la Commission en matière de réglementation bien plus que les principes généraux d'interprétation législative établis par les tribunaux -- Objet du régime législatif -- L'évolution rapide et radicale de la technologie refaçonne le marché et exige la prise de mesures de régulation élaborées -- La norme de contrôle de la décision correcte va à l'encontre de la volonté du législateur de doter la Commission des pouvoirs nécessaires à l'application efficace de ses décisions -- Malgré la réticence habituelle des cours de justice à le faire lorsque le tribunal administratif ne bénéficie pas d'une clause privative, la Cour a opté exceptionnellement pour le caractère manifestement déraisonnable comme norme de contrôle applicable au règlement d'une question de droit -- La SCGDV n'a pas établi que la décision de la Commission n'avait aucun fondement rationnel.

Droit d'auteur -- Pratique -- Contrôle judiciaire de la décision de la Commission du droit d'auteur homologuant le tarif des redevances payables par les fournisseurs de services sonores payants numériques pour la communication au public, par câble ou satellite, de musique enregistrée -- Litige opposant la SCGDV, qui représente les artistes-interprètes et les producteurs d'enregistrements, titulaires de «droits voisins», et la SOCAN, qui représente les auteurs et les compositeurs de musique -- La Commission du droit d'auteur s'est constituée partie intervenante parce que l'affaire mettait en cause l'interprétation de ses pouvoirs légaux -- La SCGDV conteste la décision de la Commission pour deux motifs -- 1) La Commission a eu tort d'attribuer la moitié des redevances aux auteurs et aux compositeurs de musique, et l'autre moitié aux artistes-interprètes et aux producteurs d'enregistrements -- La Commission était-elle consciente du fait que les artistes-interprètes et les producteurs ont des droits distincts à une rémunération? -- 2) A-t-elle commis une erreur en homologuant un tarif commun pour la SOCAN et la SCGDV, alors que celles-ci avaient présenté des projets distincts et s'opposaient à un tarif commun? -- Décision de la Commission confirmée après examen de facteurs propres au droit administratif, dont la norme de contrôle applicable -- La décision de la Commission que l'art. 68(3) de la Loi sur le droit d'auteur autorise un fusionnement de tarifs n'est pas manifestement déraisonnable -- Motifs invoqués à l'appui: l'allégement des contraintes administratives des fournisseurs de services sonores payants numériques sans causer un préjudice important aux sociétés de gestion a un lien rationnel avec l'accomplissement par la Commission de sa fonction de régulation -- Le tarif a une durée limitée et, à la prochaine occasion, la SCGDV pourra préconiser des tarifs distincts si l'application d'un tarif unique a causé des difficultés.

Pratique -- Caractère théorique -- Contrôle judiciaire de la décision de la Commission du droit d'auteur relative aux tarifs des redevances payables par les fournisseurs de services sonores payants numériques pour la communication au public, par câble ou satellite, de musique enregistrée -- L'Association de télévision par câble soutient que la question est théorique puisque le tarif en cause est expiré -- Dans l'intérêt de la justice, la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire de trancher la question même si elle est théorique -- Un différend oppose toujours les parties -- La question est susceptible de se poser à nouveau -- Question de droit revêtant une importance pour la Commission -- Elle n'est pas liée aux faits de l'espèce.

Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire d'une décision de la Commission du droit d'auteur homologuant le tarif des redevances payables par les fournisseurs de services sonores payants numériques grâce auxquels de la musique enregistrée est communiquée au public par télécommunication. Ces services sont notamment fournis par des câblodistributeurs et des diffuseurs par satellite. La demanderesse, la Société canadienne de gestion des droits voisins (SCGDV), représente les artistes-interprètes et les producteurs d'enregistrements qui, en vertu de la Loi sur le droit d'auteur, ont droit à une rémunération. Leurs droits sont appelés «droits voisins» parce qu'ils s'apparentent aux droits de propriété intellectuelle des auteurs.

La SCGDV a contesté la décision de la Commission en faisant valoir qu'elle avait commis une erreur de droit en attribuant la moitié des redevances aux auteurs et aux compositeurs de musique, représentés par la Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (SOCAN), et l'autre moitié à ses membres. Deuxièmement, elle a soutenu que la Commission avait eu tort d'homologuer un tarif commun pour la SOCAN et elle, chacune ayant soumis à son approbation un projet distinct. La Commission s'est constituée partie intervenante au motif que la demande touchait à l'interprétation du pouvoir que lui confère la loi de modifier les modalités afférentes aux redevances lorsqu'elle homologue un tarif. Malgré l'opposition des parties, la Commission a tenu une audience commune à l'issue de laquelle elle a homologué un tarif unique. La demanderesse a soutenu que la Commission aurait dû répartir les redevances comme elle l'avait fait pour la copie privée de disques compacts, soit à parts égales entre les auteurs, les artistes-interprètes et les producteurs. La Commission a écarté cette solution (dans sa décision relative au Tarif 17) et a plutôt adopté le mode de répartition retenu pour la radiodiffusion de musique enregistrée par les stations de radio commerciales (dans la décision relative au Tarif 1.A). Le paragraphe 68(3) de la Loi lui permet d'assortir les redevances des modalités qu'elle estime nécessaires. Elle a considéré qu'un tarif commun offrirait aux utilisateurs un «guichet unique» et les dispenserait de l'observation de tarifs multiples.

Arrêt: la demande est rejetée.

La première question à trancher était de savoir si la Commission avait commis une erreur de droit en tenant pour acquis, pour décider de la répartition des redevances, que la loi confère aux artistes-interprètes et aux producteurs d'enregistrements un seul droit à une rémunération, et non deux droits distincts. Même si les parties reconnaissaient que le paragraphe 19(1) créait deux droits, l'artiste-interprète et le producteur d'enregistrements ayant chacun un droit distinct à une rémunération équitable, la question en litige était de savoir s'il ressortait des motifs de la Commission qu'elle avait réparti les redevances en supposant à tort que l'artiste-interprète et le producteur avaient un seul et même droit à la rémunération.

La SCGDV a fait valoir que le tarif adopté par la Commission dans sa décision antérieure (décision relative au Tarif 1.A) et invoquée en l'espèce était soit erronée, soit inapplicable en l'espèce. Renvoyant aux motifs de la Commission dans l'affaire antérieure, la SCGDV a laissé entendre que la Commission n'avait pas tenu compte du fait que les producteurs d'enregistrements avaient un droit à une rémunération équitable distinct de celui des artistes-interprètes. Il serait très étonnant qu'un organisme aussi spécialisé que la Commission commette une erreur aussi fondamentale. L'on ne pouvait conclure que la Commission avait supposé que les producteurs n'avaient pas un droit distinct. La Commission ne croyait pas que le paragraphe 19(1) créait un droit unique au bénéfice des artistes-interprètes et des producteurs; elle était plutôt d'avis que, en ce qui concerne les droits de communication, contrairement aux droits de reproduction, la répartition des redevances par moitié entre la SOCAN et la SCGDV était appropriée. La Cour a fait observer que le paragraphe 19(3) opérait la répartition automatique des redevances par moitié entre l'artiste-interprète et le producteur.

L'avocat a par ailleurs fait valoir que les faits permettaient d'établir une distinction d'avec la décision antérieure (sur le Tarif 1.A), et que celle-ci était inapplicable en l'espèce. La Cour n'était pas convaincue que la Commission avait eu tort de s'appuyer sur sa décision antérieure. À titre de tribunal administratif spécialisé, la Commission avait droit à une grande déférence dans l'interprétation de ses propres décisions.

La question était ensuite de savoir si la Commission avait eu tort de ne pas tenir compte de la preuve présentée par la SCGDV concernant la contribution relative des auteurs, artistes-interprètes et producteurs à la valeur de la communication au public de musique enregistrée par des services sonores payants numériques. La Commission n'a pas «fait fi» de cette preuve. Il ressort de ses motifs qu'elle l'a bel et bien prise en considération, mais qu'elle l'a écartée. Cette preuve se fondait en grande partie sur la vente d'enregistrements, la quote-part des redevances se rattachant dans ce cas au droit de reproduction; aucun élément de preuve n'avait été présenté concernant la contribution relative des auteurs, des artistes-interprètes et des producteurs à la valeur du droit afférent à la communication au public par télécommunication.

La troisième question était de savoir si la Commission avait abusé du pouvoir discrétionnaire que lui conférait le paragraphe 68(3) en homologuant un tarif unique alors que les parties avaient présenté des projets distincts et n'avaient pas consenti à l'homologation d'un tarif commun. La demanderesse a fait valoir que cette disposition était inapplicable en l'espèce parce qu'elle autorisait seulement la Commission à modifier un tarif proposé; le regroupement de deux tarifs en un seul ne pouvait équivaloir à une modification des redevances ou des modalités afférentes. L'Association canadienne de télévision par câble, l'une des défenderesses, a exhorté la Cour à ne pas se prononcer sur la validité du tarif unique, la question étant théorique vu l'expiration du tarif. Or, il était dans l'intérêt de la justice d'affecter les ressources judiciaires limitées au règlement de la question, étant donné qu'un différend oppose toujours les parties et que la question de savoir si la Commission peut homologuer un seul tarif contre la volonté des parties est susceptible de se poser à nouveau.

Une analyse pragmatique et fonctionnelle s'imposait pour déterminer la norme de contrôle applicable. La Commission n'a pas le pouvoir d'adopter des politiques ou de légiférer, mais elle statue sur des dossiers individuels; il s'agit d'un organisme très spécialisé appelé à se prononcer sur des questions techniques. Dans l'exercice de son large pouvoir discrétionnaire de fixer la rémunération payable, la Commission doit soupeser les intérêts opposés des titulaires du droit d'auteur, des fournisseurs de services et du public. Les cours de justice n'ont ni expérience institutionnelle de la régulation économique ni familiarisation avec la complexité technique et les aspects politiques polycentriques des différents contextes de réglementation dans lesquels évoluent les organismes administratifs, dont la Commission sur le droit d'auteur. Or, le fait qu'il s'agissait d'une question de droit et que la décision de la Commission était susceptible de faire jurisprudence militait en faveur de la norme de la décision correcte. Par contre, la question touchait le pouvoir de la Commission d'accorder une réparation étrangère à celles qu'accorde une cour de justice. Malgré cela, la question en litige pouvait être considérée comme une question de «compétence» puisqu'elle avait trait à l'interprétation de l'octroi du pouvoir discrétionnaire de réparation par le législateur. Ce qui pouvait commander l'application de la norme de la décision correcte suivant l'arrêt Syndicat des employés de production du Québec et l'Acadie c. Le Conseil canadien des relations du travail de la Cour suprême du Canada, datant de 1984. Toutefois, la jurisprudence a évolué en la matière, et les termes que le juge Beetz y a employés pour délimiter la compétence ne permettent plus à la cour chargée du contrôle de se soustraire à l'analyse pragmatique et fonctionnelle pour déterminer la norme de contrôle applicable. Le critère dégagé dans l'Acadie était antérieur à l'analyse pragmatique et fonctionnelle mise de l'avant par le juge Beetz en 1988 dans U.E.S., Local 298 c. Bibeault pour déterminer la norme de contrôle applicable. Il y avait incompatibilité logique entre les deux démarches. Toute disposition législative précisant les conditions devant être réunies ou prises en considération pour qu'un organisme rende une décision ou prenne une mesure peut être considérée comme décrivant, énumérant ou limitant les pouvoirs de l'organisme. Dans des arrêts postérieurs à Bibeault, la Cour suprême du Canada a indiqué que l'interprétation, par un organisme spécialisé, de ses pouvoirs de réparation, n'ouvrait pas nécessairement droit à un contrôle fondé sur la norme de la décision correcte. Or, ces arrêts visaient des organismes spécialisés en droit du travail dont les décisions étaient protégées par une clause privative. Cependant, la portée du pouvoir discrétionnaire de la Commission du droit d'auteur d'homologuer un projet de tarif après avoir apporté aux redevances et aux modalités afférentes les modifications qu'elle estime nécessaires est inhabituellement large. Ce qui permet de conclure que le législateur a voulu que les décisions de la Commission concernant l'étendue de ce pouvoir appellent la déférence. La Cour suprême tient encore compte du fait qu'une disposition législative touche à la «compétence», mais ce n'est que l'un des facteurs de l'analyse pragmatique et fonctionnelle: la nature de la question dont est saisi l'organisme.

Compte tenu de l'expertise relative de la Commission et de la Cour et de la nature de la question à trancher, la Commission était plus à même que la Cour de décider si ses pouvoirs lui permettaient d'homologuer un tarif unique auquel les parties n'avaient pas consenti. La question fait intervenir l'expertise de la Commission en matière de réglementation bien plus que les principes généraux d'interprétation législative. La question était intimement liée à l'exécution du mandat légal de la Commission, y compris l'efficacité et l'équité de la régulation. La manière dont la Commission conçoit l'administration des tarifs et la mise en balance des intérêts économiques opposés qui sont en jeu importe davantage que toute connaissance générale du droit pour déterminer si la disposition autorise la Commission à homologuer unilatéralement un seul tarif.

Il convenait également d'examiner l'objet du régime législatif dans son ensemble, de même que celui de la disposition en cause. L'objet de la Loi est de faire en sorte que les créateurs d'oeuvres littéraires, musicales et autres soient rémunérés pour l'utilisation de leurs oeuvres par autrui. Elle établit un cadre de gestion collective des divers droits d'auteur que confère une oeuvre qui vise à limiter le coût d'application. La Loi a également pour objectif de pondérer, dans l'intérêt public, les intérêts concurrents des producteurs, des utilisateurs et des consommateurs. Mise sur pied pour administrer ce régime, la Commission du droit d'auteur s'acquitte de ses obligations dans le contexte de l'évolution rapide et radicale de la technologie qui refaçonne le marché et exige la prise de mesures de régulation élaborées afin que tous ceux qui contribuent à la valeur de l'enregistrement d'une oeuvre musicale touchent une rémunération équitable et que les consommateurs ne soient pas lésés. Récemment, la Cour suprême a confirmé que la déférence s'imposait lorsqu'un cadre législatif accorde à un tribunal spécialisé un grand pouvoir discrétionnaire pour pondérer, dans l'intérêt public, des droits opposés et des droits économiques. En ce qui concerne le paragraphe 68(3), l'on peut présumer que le législateur a voulu doter la Commission des pouvoirs nécessaires pour appliquer efficacement ses décisions et que, à cette fin, il l'a investie d'un très large pouvoir discrétionnaire dans l'homologation de tarifs de redevances. Un contrôle fondé sur la norme de la décision correcte serait incompatible avec ces objectifs.

Les cours de justice paraissent peu enclines à opter pour le caractère manifestement déraisonnable comme norme de contrôle applicable au règlement d'une question de droit par un tribunal d'arbitrage ne bénéficiant pas d'une clause privative non équivoque, mais il convient de faire une exception en l'espèce. Dans un récent arrêt de la Cour suprême du Canada, le juge Binnie fait observer que le caractère manifestement déraisonnable est habituellement la norme qu'il convient d'appliquer dans le cas d'un large pouvoir discrétionnaire. De plus, l'interprétation doit comporter une certaine marge de manoeuvre lorsque l'exercice du pouvoir fait partie intégrante d'un régime de réglementation complexe et ne peut avoir qu'une incidence indirecte et limitée sur les intérêts économiques individuels.

Restait à savoir s'il était manifestement déraisonnable de conclure que le paragraphe 68(3) conférait à la Commission le pouvoir de regrouper les tarifs. La SCGDV devait satisfaire à un critère exigeant: établir que la décision de la Commission n'avait aucun fondement rationnel. Elle n'y est pas parvenue. À première vue, le libellé de la disposition législative ne permettait pas de conclure que modifier le projet de tarif en homologuant un seul tarif ne pouvait rationnellement être considéré comme ressortissant au pouvoir discrétionnaire de la Commission d'apporter «aux redevances et aux modalités afférentes les modifications qu'elle estime nécessaires». Les motifs invoqués par la Commission--alléger les contraintes administratives des fournisseurs de services sonores payants numériques sans causer un préjudice important aux sociétés de gestion--avaient un lien rationnel avec l'accomplissement de sa fonction de régulation.

On a noté en dernier lieu que tout tarif a une durée limitée de sorte que, à la prochaine occasion, la SCGDV pourra préconiser l'homologation de tarifs distincts compte tenu des difficultés causées par l'application d'un tarif unique.

lois et règlements

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.1(4)d) (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5).

Loi sur le droit d'auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42, art. 19 (édicté par L.C. 1997, ch. 24, art. 14), 66.7(1) (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 10, art. 12), 68(2) (mod. par L.C. 1997, ch. 24, art. 45), (3) (mod., idem).

jurisprudence

décisions appliquées:

Redevances à percevoir par la SCGDV 1998-2002 (Tariff 1.A) (Re) (1999), 3 C.P.R. (4th) 350 (C.D.A.); Domtar Inc. c. Québec (Commission d'appel en matière de lésions professionnelles), [1993] 2 R.C.S. 756; (1993), 105 D.L.R. (4th) 385; 55 Q.A.C. 241; 15 Admin. L.R. (2d) 1; 49 C.C.E.L. 1; 154 N.R. 104; U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048; (1988), 35 Admin. L.R. 153; 89 CLLC 14,045; 95 N.R. 161; Centre hospitalier Mont-Sinaï c. Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), [2001] 2 R.C.S. 281; (2001), 200 D.L.R. (4th) 193; 36 Admin. L.R. (3d) 71; 271 N.R. 104; Sheehan v. Ontario (Criminal Injuries Compensation Board) (1974), 52 D.L.R. (3d) 728; 20 C.C.C. (2d) 167 (C.A. Ont.).

distinction faite d'avec:

Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Assoc. Canadienne des fournisseurs Internet, [2002] 4 C.F. 3; (2002), 215 D.L.R. (4th) 118; 19 C.P.R. (4th) 289; 290 N.R. 131 (C.A.); Reproduction d'oeuvres musicales (Re), [2003] D.C.D.A. no 2 (QL).

décisions examinées:

Copie privée 1999-2000, tarifs des redevances à percevoir par la SCPCP (Re) (1999), 4 C.P.R. (4th) 15 (C.D.A.); Conseil canadien des relations du travail et autre c. Association des débardeurs d'Halifax et autres, [1983] 1 R.C.S. 245; (1983), 144 D.L.R. (3d) 1; 83 CLLC 14,022; 46 N.R. 324; Syndicat des employés de production du Québec et de l'Acadie c. Conseil canadien des relations du travail, [1984] 2 R.C.S. 412; (1984), 14 D.L.R. (4th) 457; 55 N.R. 321; 14 Admin. L.R. 72; 84 CLLC 14,069; Société des droits d'exécution du Canada Ltée c. Société Radio-Canada (1986), 7 C.P.R. (3d) 433; 64 N.R. 330 (C.A.F.).

décisions citées:

Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342; (1989), 57 D.L.R. (4th) 231; [1989] 3 W.W.R. 97; 75 Sask. R. 82; 47 C.C.C. (3d) 1; 33 C.P.C. (2d) 105; 38 C.R.R. 232; 92 N.R. 110; Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226; (2003), 223 D.L.R. (4th) 599; [2003] 5 W.W.R. 1; 11 B.C.L.R. (4th) 1; 48 Admin. L.R. (3d) 1; 179 B.C.A.C. 170; 302 N.R. 34; Assoc. professionnelle des agents du Service extérieur c. Canada (Procureur général), 2003 CAF 162; [2003] A.C.F. no 483 (C.A.) (QL); Royal Oak Mines Inc. c. Canada (Conseil des relations du travail), [1996] 1 R.C.S. 369; (1996), 133 D.L.R. (4th) 129; 36 Admin. L.R. (2d) 1; 96 CLLC 210-011; 193 N.R. 81; Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 301 c. Montréal (Ville), [1997] 1 R.C.S. 793; (1997), 144 D.L.R. (4th) 577; 8 Admin. L.R. (3d) 89; 210 N.R. 101; Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 R.C.S. 84; (2002), 208 D.L.R. (4th) 107; 37 Admin. L.R. (3d) 252; 18 Imm. L.R. (3d) 93; 280 N.R. 268; Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982; (1998), 160 D.L.R. (4th) 193; 11 Admin. L.R. (3d) 1; 43 Imm. L.R. (2d) 117; 226 N.R. 201.

DEMANDE de contrôle judiciaire d'une décision de la Commission du droit d'auteur Redevances à percevoir par la SOCAN, services sonores payants, 1997-2002 (Tarif 17.B) (Re) (2002), 19 C.P.R. (4th) 67) homologuant le tarif des redevances payables par les services sonores payants numériques pour la communication au public de musique enregistrée. Demande rejetée.

ont comparu:

David R. Collier pour la demanderesse.

Y. A. George Hynna pour la Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique.

Personne n'a comparu pour les défenderesses DMX Canada, Bell ExpressVu, Star Choice et Shaw Communications.

Lise Bertrand pour la défenderesse Galaxie.

Gerald L. Kerr-Wilson et Rachelle Frenette pour l'Association canadienne de télévision par câble.

Jeremy F. DeBeer et Mario Bouchard pour l'intervenante.

avocats inscrits au dossier:

Ogilvy Renault, Montréal, pour la demanderesse.

Gowling Lafleur Henderson, s.r.l., Ottawa, pour la défenderesse Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique.

Corus Entertainment Inc., Toronto, pour la défenderesse DMX Canada.

Canadian Broadcasting Corporation, Legal Department, Montréal, for respondent Galaxie.

Société Radio-Canada, Services juridiques, Montréal, pour la défenderesse Galaxie.    

Bell ExpressVu, Hull, pour la défenderesse Bell ExpressVu.

Star Choice Communications Inc., Ottawa, pour la défenderesse Star Choice.

Association canadienne de télévision par câble, Ottawa, pour la défenderesse Association canadienne de télévision par câble.

Commission du droit d'auteur du Canada, Ottawa, pour l'intervenante.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Evans, J.C.A.:

A. INTRODUCTION

[1]La Cour est saisie d'une demande de contrôle judiciaire présentée par la Société canadienne de gestion des droits voisins (SCGDV) afin d'obtenir l'annulation de la décision de la Commission du droit d'auteur relative au tarif des redevances à percevoir par la Socan pour les services sonores payants de 1997 à 2002: Redevances à percevoir par la SOCAN, services sonores payants, 1997-2002 (Tarif 17.B) (Re) (2002), 19 C.P.R. (4th) 67 (décision relative au Tarif 17). Dans sa décision, la Commission homologue le premier tarif établissant des redevances payables par les fournisseurs de services sonores payants numériques (SSPN) pour la communication au public par télécommunication de musique enregistrée. Les SSPN sont transmis aux abonnés par diverses entreprises de radiodiffusion, comme les câblodistributeurs et les services de radiodiffusion directe par satellite.

[2]La SCGDV représente les artistes-interprètes et les producteurs d'enregistrements ayant droit à une rémunération équitable pour la communication au public par télécommunication de leurs enregistrements: Loi sur le droit d'auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42, paragraphe 19(1) [édicté par L.C. 1997, ch. 24, art. 14]. Les droits des artistes-interprètes et des producteurs sont appelés «droits voisins» parce qu'ils s'apparentent aux droits de propriété intellectuelle des auteurs.

[3]La SCGDV conteste la décision de la Commission en invoquant deux motifs principaux. Premièrement, la Commission aurait commis une erreur de droit en attribuant la moitié des redevances totales payables par les SSPN aux auteurs et aux compositeurs de musique représentés par la défenderesse Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (SOCAN), et l'autre moitié aux artistes-interprètes et aux producteurs d'enregistrements représentés par la SCGDV. Cette dernière fait valoir que, en procédant à cette répartition à parts égales, la Commission n'a pas tenu compte du fait que ses membres--les artistes-interprètes et les producteurs--ont des droits distincts à une rémunération. Le différend oppose la SCGDV et la SOCAN, des sociétés de gestion collective qui perçoivent et distribuent les redevances pour le compte de leurs membres.

[4]Deuxièmement, la SCGDV prétend que la Commission a commis une erreur de droit en homologuant un tarif commun pour la SCGDV et la SOCAN, alors que chacune d'elles avait soumis à son examen un projet de tarif distinct. Cette question touche la SCGDV et l'Association canadienne de télévision par câble (ACTC), qui représente à la grandeur du Canada des entreprises de câblodistribution tenues de verser des redevances relativement aux SSPN. La Commission du droit d'auteur s'est constituée partie intervenante à cet égard parce que cette question met en cause l'interprétation des pouvoirs que lui confère la loi de modifier les modalités afférentes aux redevances lorsqu'elle homologue un tarif. La SOCAN ne défend aucun point de vue à ce sujet.

B. LA DÉCISION DE LA COMMISSION DU DROIT D'AUTEUR

[5]La décision de la Commission relative au Tarif 17 porte à la fois sur le tarif 17.B, proposé par la SOCAN pour les années 1997 à 2002 et sur le tarif 17, proposé par la SCGDV pour les années 1998 à 2002. La Commission a tenu une audience commune malgré l'opposition des parties et elle a homologué un tarif unique, qui est maintenant expiré. La SOCAN et la SCGDV ont soumis à l'examen de la Commission des projets de tarif devant s'appliquer dès le 1er janvier 2003.

[6]Les motifs de la Commission traitent en détail du pourcentage des paiements d'affiliation exigés des entreprises de distribution pour l'utilisation des SSPN qui devrait être versé à titre de redevances à la SOCAN et à la SCGDV. L'évaluation, par la Commission, de la contribution globale des auteurs, des artistes-interprètes et des producteurs à la valeur économique de la communication de musique enregistrée par les SSPN n'est pas contestée en l'espèce. La Cour n'a donc pas à se pencher sur cette partie de la décision.

[7]La SCGDV a exhorté la Commission à répartir les redevances entre ses membres et ceux de la SOCAN comme elle l'avait fait pour la copie privée de disques compacts: Copie privée 1999-2000, tarifs des redevances à percevoir par la SCPCP (Re) (1999), 4 C.P.R. (4th) 15 (C.D.A.) (décision relative à la Copie privée). Dans cette affaire, la Commission a réparti les redevances plus ou moins également entre les trois groupes de titulaires de droits, soit les auteurs, les artistes-interprètes et les producteurs.

[8]Dans la décision relative au Tarif 17 (à la page 78), la Commission a refusé de le faire au motif que la décision relative à la Copie privée portait sur le droit de reproduction, y compris la reproduction mécanique, afférent à la musique enregistrée. Elle a plutôt adopté le mode de répartition retenu pour la radiodiffusion de musique enregistrée par les stations de radio commerciales dans Redevances à percevoir par la SCGDV 1998-2002 (Tarif 1.A) (Re) (1999), 3 C.P.R. (4th) 350 (C.D.A.) (décision relative au Tarif 1.A). Tout comme la décision relative au Tarif 17, cette décision portait sur le droit de communication par télécommunication. La Commission a accordé à la SCGDV les mêmes redevances que celles accordées précédemment à la SOCAN, de sorte que les auteurs touchaient 50 % des redevances, et les artistes-interprètes et les producteurs y avaient respectivement droit à hauteur de 25 %.

[9]Même si, dans l'affaire relative au Tarif 17, la SOCAN et la SCGDV avaient soumis à son examen des projets de tarif distincts, la Commission a homologué un tarif commun. Le paragraphe 68(3) [mod. par L.C. 1997, ch. 24, art. 45] de la Loi sur le droit d'auteur permet à la Commission d'assortir les redevances des «modalités [. . .] qu'elle estime nécessaires». Dans la décision relative au Tarif 17, la Commission fait état (à la page 86) des avantages de l'homologation d'un tarif commun, notamment le fait qu'il en résultera un «guichet unique» pour ce qui est des redevances payables et que les utilisateurs seront dispensés de l'observation de tarifs multiples prévoyant des modalités diverses.

C. QUESTIONS EN LITIGE ET ANALYSE

Première question: La Commission a-t-elle commis une erreur de droit en tenant pour acquis, pour décider de la répartition des redevances, que la loi ne confère aux artistes-interprètes et aux producteurs de musique enregistrée qu'un seul droit à une rémunération et non deux droits distincts?

[10]Cette question met en cause les dispositions de l'article 19 [édicté par L.C. 1997, ch. 24, art. 14] de la Loi sur le droit d'auteur, dont voici le libellé.

19. (1) Sous réserve de l'article 20, l'artiste-interprète et le producteur ont chacun droit à une rémunération équitable pour l'exécution en public ou la communication au public par télécommunication--à l'exclusion de toute retransmission--de l'enregistrement sonore publié.

(2) En vue de cette rémunération, quiconque exécute en public ou communique au public par télécommunication l'enregistrement sonore publié doit verser des redevances:

    a) dans le cas de l'enregistrement sonore d'une oeuvre musicale, à la société de gestion chargée, en vertu de la partie VII, de les percevoir;

    [. . .]

(3) Les redevances versées en application de l'alinéa (2)a) ou b), selon le cas, sont partagées par moitié entre le producteur et l'artiste-interprète.

[11]Les parties reconnaissent que le paragraphe 19(1) crée deux droits: l'artiste-interprète et le producteur d'enregistrements ont chacun un droit distinct à une rémunération équitable. Ce n'est pas parce que le paragraphe 19(3) dispose que les redevances versées en application du paragraphe 19(2) sont partagées par moitié entre le producteur et l'artiste-interprète que ces derniers ont un seul et même droit à une rémunération.

[12]La question en litige est de savoir s'il ressort des motifs de la Commission qu'elle a réparti les redevances en supposant à tort que l'artiste-interprète et le producteur ont un seul et même droit à une rémunération. Selon la SOCAN, si on les interprète correctement, les motifs de la Commission n'appuient pas la prétention de la SCGDV selon laquelle, lorsqu'elle a réparti les redevances entre la SOCAN et la SCGDV, la Commission a oublié que le producteur avait un droit distinct à une rémunération. Puisque j'ai conclu que la Commission n'a pas tenu pour acquis que le paragraphe 19(1) conférait à l'artiste-interprète et au producteur un seul et même droit à une rémunération, et comme les parties conviennent que ce paragraphe crée deux droits distincts, il est inutile de se pencher sur la norme de contrôle applicable à l'interprétation de cette disposition par la Commission.

[13]L'avocat de la SCGDV a fait valoir à juste titre que dans la décision relative au Tarif 17, la Commission a réparti les redevances par moitié entre la SOCAN et la SCGDV en se fondant sur la décision rendue relativement au Tarif 1.A. Dans sa décision relative au Tarif 17, la Commission a donc affirmé (à la page 78):

Pour les raisons indiquées dans des décisions antérieures, la Commission estime que toute chose étant égale, les auteurs et les compositeurs doivent obtenir la même chose que les interprètes et les producteurs.

L'avocat a fait valoir que, en s'appuyant sur la décision relative au Tarif 1.A, la Commission a commis une erreur de droit et ce, pour deux raisons: la décision relative au Tarif 1.A était erronée ou, si elle ne l'était pas, elle ne pouvait être prise en considération dans l'affaire relative au Tarif 17.

(i) La décision relative au Tarif 1.A est erronée

[14]Bien qu'elle n'ait fait l'objet d'aucune demande de contrôle judiciaire, l'avocat de la SCGDV a prétendu que la décision relative au Tarif 1.A était erronée en droit, la Commission ayant tenu pour acquis que l'artiste-interprète et le producteur de musique enregistrée n'ont qu'un seul droit à une rémunération. Il a invoqué à l'appui certains extraits des motifs de la Commission dans cette affaire (en particulier aux pages 377 et 378) où, se penchant sur l'importance relative de la contribution de chacun des différents titulaires de droits, la Commission ne parle que des compositeurs et des artistes-interprètes. Selon l'avocat, l'absence de toute mention des producteurs d'enregistrements indique que la Commission a fait fi de leur droit à une rémunération équitable, un droit distinct de celui des artistes-interprètes, en contrepartie de leur contribution à la valeur de la communication au public par télécommunication d'un enregistrement.

[15]J'estime qu'il serait très étonnant qu'un organisme aussi spécialisé que la Commission commette une erreur aussi fondamentale, surtout que, dans la décision relative à la copie privée, rendue seulement quatre mois après celle relative au Tarif 1.A, elle a réparti les redevances à parts plus ou moins égales entre les auteurs, les artistes-interprètes et les producteurs. En effet, dans la décision relative au Tarif 17, la Commission renvoie expressément (à la page 78) au partage des redevances en trois parts égales établi dans la décision relative à la copie privée.

[16]Quoi qu'il en soit, je ne suis pas persuadé que l'on puisse inférer des extraits de la décision relative au Tarif 1.A cités par l'avocat que la Commission a supposé que le paragraphe 19(1) conférait un seul droit à une rémunération et que le producteur n'avait pas un droit distinct.

[17]Comme l'a signalé l'avocat de la SOCAN, la décision relative au Tarif 1.A. et celle relative au Tarif 17 renvoient expressément aux artistes-interprètes et aux producteurs, y compris dans une phrase du paragraphe précédant immédiatement l'extrait de la décision relative au Tarif 1.A (à la page 377) sur lequel l'avocat de la SCGDV a tant insisté pour établir que, selon la Commission, le paragraphe 19(1) ne créait qu'un seul droit. Sans donner le détail de tous les renvois aux producteurs et aux artistes-interprètes dans la décision relative au Tarif 1.A, je fais remarquer que l'énoncé de la Commission (à la page 371) selon lequel «les redevances devraient tenir compte tant des droits des producteurs que de ceux des artistes-interprètes» (non souligné dans l'original) indique clairement que la Commission n'a pas considéré qu'ils avaient un seul et même droit à une rémunération et que le droit des producteurs était en quelque sorte compris dans celui des artistes-interprètes.

[18]Après examen de la décision relative au Tarif 1.A et de celle relative au Tarif 17 dans leur ensemble, je ne suis pas convaincu que dans l'un ou l'autre des cas, la Commission croyait que le paragraphe19(1) créait un droit unique à une rémunération au bénéfice des artistes-interprètes et des producteurs de musique enregistrée. La Commission était plutôt d'avis que dans ces affaires portant sur des droits de communication, et non sur un droit de reproduction comme dans l'affaire relative à la copie privée, la répartition des redevances par moitié entre la SOCAN et la SCGDV était appropriée.

[19]En outre, la Commission peut ne pas toujours renvoyer séparément aux artistes-interprètes et aux producteurs dans ses motifs parce qu'elle n'a pas à décider de la répartition des redevances entre ces deux catégories de titulaires de droits. Le paragraphe 19(3) opère la répartition automatique des redevances par moitié entre l'artiste-interprète et le producteur.

(ii) Inapplicabilité de la décision relative Tarif 1.A

[20]L'avocat de la SCGDV a fait valoir que même si la décision relative au Tarif 1.A est en soi inattaquable, la Commission a eu tort d'en tenir compte pour rendre sa décision relative au Tarif 17, les questions soulevées dans les deux affaires étant très différentes. Plus particulièrement, dans la décision antérieure, la répartition des redevances n'était pas en cause, la Commission étant plutôt appelée à décider de la valeur économique de la contribution des membres de la SCGDV à la valeur de la radiodiffusion d'enregistrements de musique afin de déterminer le montant total des redevances payables par les stations de radio commerciales pour la communication au public des enregistrements.

[21]L'avocat de la SCGDV a donc soutenu que, dans l'affaire relative au Tarif 1.A, la Commission a décidé des redevances payables à la SCGDV en se fondant sur celles qu'elle avait déjà accordées à la SOCAN et a décidé qu'elles devaient être les mêmes. Or, dans l'affaire relative au Tarif 17, la Commission a tout d'abord déterminé le montant total des redevances puis, s'appuyant sur la décision relative au Tarif 1.A, elle l'a réparti à parts égales entre la SOCAN et la SCGDV.

[22]Je ne crois pas que, dans la décision relative au Tarif 17, la Commission a commis une erreur de droit en se fondant sur la décision relative au Tarif 1.A. À titre de tribunal administratif spécialisé, la Commission a certes droit à une grande déférence lorsqu'elle interprète ses propres décisions. Mais point n'est besoin de déterminer le degré de cette déférence en l'espèce. Je ne suis tout simplement pas persuadé que la Commission a fait preuve d'illogisme en s'appuyant sur la décision relative au Tarif 1.A pour rendre la décision contestée.

[23]Je conviens que l'affaire relative au Tarif 1.A ne portait pas sur la répartition des redevances en ce sens que, lorsque la SCGDV a soumis le projet de tarif à l'examen de la Commission, les redevances auxquelles avait droit la SOCAN avaient déjà été établies. Tel n'était pas le cas en l'espèce, le montant total des redevances payables à la SOCAN et à la SCGDV, et leur répartition entre les deux sociétés de gestion ayant été déterminés dans le cadre de la même instance. Toutefois, dans la décision relative au Tarif 1.A, la Commission a en effet accordé une valeur relative à la contribution des membres de la SOCAN et de la SCGDV en approuvant les redevances payables à cette dernière par renvoi à celles devant être versées à la SOCAN. Elle a d'ailleurs dit (à la page 378):

[. . .] il n'y a pas de raison de croire qu'à la radio les enregistrements sonores ont une valeur supérieure aux oeuvres enregistrées [. . .]

[24]Elle a en fait ajouté (à la page 377) que la principale question à trancher était la suivante:

[. . .] maintenir la parité entre les deux tarifs ou [a]juster le taux à la hausse.

Partant, je ne suis pas convaincu que la Commission a commis une erreur de droit en considérant que l'affaire relative au Tarif 1.A était analogue pour les besoins de la répartition des redevances dans l'affaire relative au Tarif 17. Incidemment, le fait que la Commission renvoie aux «droits voisins» dans l'extrait susmentionné donne également à penser que, selon elle, artistes- interprètes et producteurs ont des droits distincts.

[25]Enfin, l'avocat de la SCGDV a fait valoir qu'une décision récente--Reproduction d'oeuvres musicales (Re), [2003] D.C.D.A. no 2 (QL) (décision relative à la SODRAC)--fait ressortir l'illogisme de la Commission lorsqu'elle affirme, dans sa décision relative au Tarif 17, qu'elle ne pouvait pas déterminer la valeur relative de la contribution des auteurs, des artistes-interprètes et des producteurs à un droit de communication en fonction d'un droit de reproduction. L'avocat a soutenu que, dans la décision relative à la SODRAC, la Commission a décidé d'évaluer un droit de reproduction comme elle l'avait fait pour un droit de communication. Selon lui, cela était incompatible avec la décision de la Commission, dans l'affaire relative au Tarif 17, de faire abstraction de la preuve présentée pour le compte de la SCGDV concernant des droits de reproduction et de déterminer la valeur du droit de communication de la SCGDV, dans cette affaire, en s'appuyant uniquement sur une autre décision portant sur un droit de communication.

[26]Je ne suis pas du tout certain que je puisse être d'accord avec cette interprétation du raisonnement de la Commission dans la décision relative à la SODRAC, non plus qu'avec la prétention selon laquelle les deux décisions ont des fondements contradictoires. Dans l'affaire relative à la SODRAC, la Commission était saisie d'une demande de versement de redevances pour la reproduction d'enregistrements sur ordinateur, par des stations de radio commerciales, en vue de leur radiodiffusion. La Commission a conclu que, dans ce contexte, la valeur du droit de reproduction équivalait seulement au tiers de la valeur du droit de communication.

[27]De toute manière, même s'il y avait contradiction entre le raisonnement tenu dans la décision relative à la SODRAC et celle relative au Tarif 17, la Cour ne serait pas justifiée de réviser en fonction de la norme de la décision correcte la décision de la Commission, dans l'affaire relative au Tarif 17, de distinguer entre un droit de communication et un droit de reproduction pour les besoins de la présente espèce: Domtar Inc. c. Québec (Commission d'appel en matière de lésions professionnelles), [1993] 2 R.C.S. 756, aux pages 795 à 797. La décision relative à la SODRAC n'établit pas non plus que, dans l'affaire relative au Tarif 17, il était manifestement déraisonnable de reprendre l'analyse adoptée dans l'affaire relative au Tarif 1.A.

(iii) Conclusion

[28]L'avocat de la SCGDV a reconnu que, abstraction faite des erreurs alléguées, la répartition des redevances dans la décision relative au Tarif 17 n'était pas contraire à la loi. Par conséquent, comme j'estime que la Commission n'a pas commis ces erreurs, je ne fais pas droit aux prétentions de la SCGDV concernant la première question en litige.

Deuxième question: La Commission a-t-elle eu tort de ne pas tenir compte de la preuve présentée par la SCGDV concernant la contribution relative des auteurs, des artistes-interprètes et des producteurs à la valeur de la communication au public par des services sonores payants numériques de musique enregistrée?

[29]L'avocat de la SCGDV a fait valoir que la Commission a commis une erreur ouvrant droit au contrôle judiciaire en faisant fi de la preuve offerte par la SCGDV pour déterminer la contribution relative des auteurs, d'une part, et des artistes-interprètes et des producteurs, d'autre part, à la valeur de la communication au public par des services sonores payants numériques de musique enregistrée. À défaut de tout autre élément de preuve à cet égard, l'avocat a soutenu que la décision de la Commission devait être annulée en application de l'alinéa 18.1(4)d) [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27] de la Loi sur Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, parce qu'elle se fonde sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments versés au dossier.

[30]Après avoir fait état des témoignages détaillés présentés par la SOCAN et la SCGDV, de même que par les opposants aux projets de tarif, concernant les divers aspects commerciaux des services sonores payants numériques, la Commission a dit ce qui suit (à la page 72):

Tout éclairants qu'aient pu être les éléments de preuve présentés, et pour les raisons énoncées ci-dessous, le cadre analytique et la méthode utilisés par la Commission pour en arriver à un taux rendent inutile l'examen détaillé de ces éléments.

Comme je l'ai déjà signalé, telle a été la démarche de la Commission dans l'affaire relative au Tarif 1.A, où il était également question d'un droit de communication, et les redevances ont été réparties à parts égales entre la SOCAN et la SCGDV.

[31]J'estime que la Commission n'a pas «fait fi» de la preuve de la SCGDV. Il ressort de ses motifs qu'elle l'a bel et bien prise en considération. Cependant, ayant décidé qu'il y avait lieu de faire une analogie avec l'affaire relative au Tarif 1.A, la Commission a tout simplement écarté cette preuve, qui se fondait en grande partie sur la vente d'enregistrements, la quote-part des redevances se rattachant dans ce cas au droit de reproduction. Dans l'affaire relative au Tarif 17, la SCGDV n'a présenté aucun élément de preuve concernant la contribution relative des auteurs, des artistes-interprètes et des producteurs à la valeur du droit afférent à la communication au public par télécommunication de musique enregistrée.

[32]Comme j'estime que la Commission n'a pas commis d'erreur ouvrant droit au contrôle judiciaire en fondant sa répartition des redevances sur sa décision en matière de radiodiffusion commerciale, il lui était loisible de rejeter la preuve de la SCGDV et de privilégier l'analyse sous-jacente à la décision relative au Tarif 1.A.

Troisième question: La Commission a-t-elle abusé du pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 68(3) de la Loi sur le droit d'auteur en homologuant un seul tarif pour la SOCAN et la SCGDV alors que les parties avaient soumis à son examen des projets de tarif distincts et n'ont pas consenti à l'homologation d'un seul tarif?

[33]Les parties ont convenu que le paragraphe 68(3) de la Loi sur le droit d'auteur est la disposition la plus directement applicable pour décider si la Commission a commis une erreur de droit à cet égard.

68. [. . .]

(3) Elle homologue les projets de tarif après avoir apporté aux redevances et aux modalités afférentes les modifications qu'elle estime nécessaires compte tenu, le cas échéant, des oppositions visées au paragraphe 67.1(5) et du paragraphe (2). [Soulignement ajouté.]

Le paragraphe 68(2) [mod. par L.C. 1997, ch 24, art. 45], auquel renvoie le paragraphe 68(3), dispose:

68. [. . .]

(2) Aux fins d'examen des projets de tarif déposés pour l'exécution en public ou la communication au public par télécommunication de prestations d'oeuvres musicales ou d'enregistrements sonores constitués de ces prestations, la Commission:

    a) doit veiller à ce que:

    [. . .]

        (iii) le paiement des redevances visées à l'article 19 par les utilisateurs soit fait en un versement unique;

    b) peut tenir compte de tout facteur qu'elle estime indiqué. [Soulignement ajouté.]

[34]Bien qu'il ne soit pas directement applicable, le paragraphe 66.7(1) [édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 10, art. 12] montre l'étendue des pouvoirs que le législateur a conférés à la Commission sur le plan de la procédure.

66.7 (1) La Commission a, pour la comparution, la prestation de serments, l'assignation et l'interrogatoire des témoins, ainsi que pour la production d'éléments de preuve, l'exécution de ses décisions et toutes autres questions relevant de sa compétence, les attributions d'une cour supérieure d'archives.

[35]Selon l'avocat de la SCGDV, le législateur n'a pas expressément investi la Commission du pouvoir d'homologuer un tarif unique lorsque les parties présentent des projets distincts et ne consentent pas à l'homologation d'un seul et même tarif. Aussi, le paragraphe 68(3) serait inapplicable parce qu'il autorise seulement la Commission à modifier le tarif proposé par les sociétés de gestion, et à apporter aux redevances et aux modalités afférentes les modifications qu'elle juge nécessaires. Le regroupement de deux tarifs distincts en un seul n'équivaudrait pas à une modification des redevances ou des modalités afférentes.

[36]Il me faut, pour me prononcer sur ce point, trancher les trois questions suivantes.

(i) Caractère théorique de la question

[37]L'avocat de l'ACTC a exhorté la Cour à ne pas se prononcer sur la validité du tarif unique puisque, le tarif 17 étant maintenant expiré, la question est théorique. Toutefois, la Cour a le pouvoir discrétionnaire de trancher une question théorique lorsqu'il est dans l'intérêt de la justice de le faire et qu'il s'agit d'une utilisation appropriée de ressources judiciaires limitées: Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342.

[38]J'estime que tel est le cas en l'espèce. Premièrement, comme de nouveaux projets de tarif seront proposés et approuvés de temps à autre et que, contrairement à la SCGDV, l'ACTC privilégie un tarif unique, un différend oppose toujours les deux organismes sur ce point. Deuxièmement, puisque la question de savoir si la Commission peut homologuer un seul tarif contre la volonté des parties est susceptible de se poser à nouveau, ce serait employer efficacement les ressources judiciaires que de la trancher maintenant. Cette question de droit a été dûment plaidée en l'espèce, elle revêt une certaine importance pour la Commission dans la présente affaire ainsi que dans d'autres et elle n'est pas liée aux faits de l'espèce. Comme la question ressortit à la procédure ou à la réparation et qu'elle continuera de revêtir une importance pour les parties, la Cour ne dérogerait pas à sa politique en décidant si la Commission peut homologuer un tarif unique lorsque deux projets ou plus sont soumis à son examen même si, en l'espèce, la question est théorique.

(ii) Norme de contrôle

[39]Pour décider si la Commission a commis une erreur de droit en homologuant un seul tarif, une analyse pragmatique et fonctionnelle s'impose tout d'abord pour déterminer la norme de contrôle applicable à ce volet de la décision.

a) Voie de recours

[40]La Loi sur le droit d'auteur ne prévoit aucun droit d'appel devant la Cour à l'égard des décisions de la Commission, et aucune clause privative ne met celles-ci à l'abri d'un contrôle judiciaire. Dans le cadre de l'analyse pragmatique et fonctionnelle, ce facteur est donc neutre quant à la norme de contrôle applicable: Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226, au paragraphe 27.

b) Expertise relative de la Commission quant à la question en litige

[41]Ce facteur exige que l'on décide si l'expertise de l'organisme administratif en la matière est plus grande que celle de la cour chargée du contrôle. Dans l'affirmative, la déférence s'impose. Pour en décider, la cour doit se pencher sur l'étendue de l'expertise de l'organisme et de la sienne, ainsi que sur la nature de la question dont est saisi l'organisme administratif.

[42]En ce qui concerne l'étendue de l'expertise de la Commission du droit d'auteur en général, il convient de signaler que la Commission n'est pas expressément investie du pouvoir d'adopter des politiques et de légiférer, mais qu'elle statue sur des dossiers individuels. Néanmoins, il s'agit d'un organisme très spécialisé appelé à se prononcer sur des questions techniques. La mission légale de la Commission est de fixer la rémunération payable aux sociétés de gestion représentant les divers titulaires du droit d'auteur et d'arrêter les modalités afférentes, s'il en est. Pour ce faire, elle doit soupeser les intérêts opposés des titulaires du droit d'auteur, des fournisseurs de services et du public.

[43]En outre, il convient de signaler que, à l'instar de tout organisme de réglementation fédéral, la Commission est un tribunal administratif spécialisé indépendant qui tire l'information dont il a besoin de la preuve présentée et des observations formulées à ses audiences pour le compte des intéressés et des recherches effectuées par son personnel.

[44]À l'opposé, les cours de justice n'ont aucune expérience institutionnelle directe de la régulation économique et sont peu familiarisées avec la complexité technique et les aspects politiques polycentriques des différents contextes de réglementation dans lesquels évoluent les organismes administratifs, dont la Commission sur le droit d'auteur.

[45]La nature de la question dont était saisie la Commission en l'espèce, soit homologuer ou non un tarif unique dans la décision relative au Tarif 17, est une question de droit parce qu'elle met en cause la portée d'une disposition de nature procédurale ou réparatrice de la loi habilitante de la Commission. Plus particulièrement, la question est de savoir si le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 68(3) d'homologuer un projet de tarif «après avoir apporté aux redevances et aux modalités afférentes les modifications qu'elle estime nécessaires» autorise la Commission à établir un tarif lorsque les parties ont soumis à son examen deux projets distincts et n'ont pas consenti à l'homologation d'un tarif unique.

[46]Le fait que la question est susceptible de se poser à nouveau dans d'autres instances devant la Commission et que son règlement dans la décision relative au Tarif 17 est susceptible de faire jurisprudence milite en faveur de la norme de la décision correcte. Par contre, contrairement à la question en litige dans Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Assoc. canadienne des fournisseurs Internet, [2002] 4 C.F. 3 (C.A.), l'interprétation de la disposition en cause en l'espèce n'est pas une question qu'une cour de justice pourrait avoir à trancher dans le contexte d'une action en violation du droit d'auteur.

[47]En outre, la question touche le pouvoir de la Commission d'accorder une réparation étrangère à celles qu'accorde une cour de justice. Je cite à cet égard l'extrait bien connu de l'arrêt Conseil canadien des relations du travail et autre c. Association des débardeurs d'Halifax et autres, [1983] 1 R.C.S. 245, à la page 255, où le juge en chef Laskin dit:

Dans l'élaboration d'un redressement autorisé en des termes aussi généraux, le pouvoir discrétionnaire du Conseil doit être respecté encore plus lorsque le Conseil est contesté pour avoir excédé son pouvoir de décider s'il y a eu violation d'une disposition importante du Code [canadien du travail].

[48]Quoi qu'il en soit, l'on peut soutenir que la question en litige dans la présente affaire doit être considérée comme une question de «compétence» précisément parce qu'elle a trait à l'interprétation de l'octroi, par le législateur, du pouvoir discrétionnaire de réparation. Il s'agit du genre de disposition qui, pour reprendre les termes employés par le juge Beetz dans Syndicat des employés de production du Québec et de l'Acadie c. Conseil canadien des relations du travail, [1984] 2 R.C.S. 412, à la page 420 (l'arrêt l'Acadie), «décrit, énumère et limite les pouvoirs d'un tribunal administratif» et qui, de ce fait, commande l'application de la norme de la décision correcte.

[49]En effet, dans Société des droits d'exécution du Canada Ltée c. Société Radio-Canada (1986), 7 C.P.R. (3d) 433 (C.A.F.) (arrêt relatif aux Droits d'exécution), la Section d'appel a statué que la question de savoir si, sur le fondement de dispositions législatives quelque peu différentes de celles actuellement en vigueur, l'organisme auquel a succédé la Commission du droit d'auteur pouvait fusionner deux projets de tarif présentés par la partie demanderesse, était une question de compétence et que la Commission l'avait tranchée correctement.

[50]À mon sens, toutefois, la jurisprudence a considérablement évolué en matière de contrôle judiciaire depuis que le juge Beetz a énoncé, dans l'arrêt l'Acadie, le critère permettant de déterminer quelles dispositions de sa loi habilitante un organisme administratif doit interpréter correctement pour que sa décision échappe au contrôle judiciaire demandé sur le fondement d'une erreur de compétence en présence d'une clause privative non équivoque. Voir par exemple Assoc. professionnelle des agents du Service extérieur c. Canada (Procureur général), 2003 CAF 162; [2003] A.C.F. no 483 (C.A.) (QL), au paragraphe 11 (le juge Strayer).

[51]Le fait qu'une disposition législative puisse être assimilée sans difficulté à une disposition «qui décrit, énumère et limite les pouvoirs d'un tribunal administratif» n'est plus déterminant quant à la norme de contrôle applicable, même lorsque l'étendue du pouvoir de réparation d'un tribunal est en cause. Pour les raisons qui suivent, l'emploi de termes propres à la délimitation de la compétence selon l'arrêt l'Acadie ne permet plus à la cour chargée du contrôle de se soustraire à l'analyse pragmatique et fonctionnelle pour déterminer la norme de contrôle applicable.

[52]Premièrement, le critère dégagé dans cet arrêt pour circonscrire les dispositions de la loi habilitante délimitant la compétence d'un organisme est antérieur à l'adoption de l'analyse pragmatique et fonctionnelle comme moyen de déterminer la norme de contrôle applicable. Cette analyse a été mise de l'avant par le juge Beetz dans U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048, quatre ans après qu'il eut rédigé les motifs de la Cour suprême du Canada dans l'arrêt l'Acadie. Selon moi, il y a incompatibilité logique entre le recours à l'analyse pragmatique et fonctionnelle pour déterminer la norme de contrôle applicable et l'adoption d'une démarche formaliste visant à circonscrire certaines dispositions législatives justifiant un contrôle fondé sur la norme de la décision correcte parce qu'elles décrivent, énumèrent ou limitent les pouvoirs d'un organisme administratif. Le fait est que toute disposition législative précisant les conditions devant être réunies ou prises en considération pour qu'un organisme rende une décision ou prenne une mesure peut être considérée comme décrivant, énumérant ou limitant les pouvoirs de l'organisme.

[53]Deuxièmement, dans des arrêts postérieurs à Bibeault, la Cour suprême du Canada a indiqué que l'interprétation, par un organisme spécialisé, de ses pouvoirs de réparation n'ouvre pas nécessairement droit à un contrôle fondé sur la norme de la décision correcte: voir en particulier Royal Oak Mines Inc. c. Canada (Conseil des relations du travail), [1996] 1 R.C.S. 369 et Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 301 c. Montréal (Ville), [1997] 1 R.C.S. 793 (SCFP, section locale 301).

[54]Or, contrairement à celles des organismes visés par la demande de contrôle judiciaire dans Royal Oak Mines et SCFP, section locale 301, les décisions de la Commission du droit d'auteur ne sont pas protégées par une clause privative. Néanmoins, la portée du pouvoir discrétionnaire accordé à la Commission pour homologuer un projet de tarif après avoir apporté aux redevances et aux modalités afférentes les modifications qu'elle estime nécessaires, est inhabituellement large. Les éléments dont la Commission doit tenir compte pour décider d'exercer ou non le pouvoir conféré au paragraphe 68(3) comprennent ceux mentionnés au paragraphe 68(2), ce qui, pour les besoins des tarifs de la SCGDV, englobe «tout facteur [que la Commission] estime indiqué»: alinéa 68(2)b). L'étendue inhabituelle du pouvoir discrétionnaire dont la loi investit la Commission traduit l'intention du législateur que les décisions de la Commission concernant l'étendue de ce pouvoir appellent la déférence: Dr Q, précité, au paragraphe 31.

[55]Troisièmement, lorsque, pour décider de la norme de contrôle applicable, la Cour suprême du Canada tient compte du fait qu'une disposition législative touche à la «compétence» au sens de l'arrêt l'Acadie, précité, ce n'est que dans le cadre d'un volet de l'un des facteurs de l'analyse pragmatique et fonctionnelle, soit la nature de la question dont est saisi l'organisme: Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 R.C.S. 84, aux paragraphes  22 et 24.

[56]Compte tenu, d'une part, de l'expertise relative de la Commission et de la Cour et, d'autre part, de la nature de la question à trancher, j'arrive à la conclusion que la Commission est plus à même que la Cour de décider si ses pouvoirs lui permettent d'homologuer un tarif unique que les parties n'ont ni proposé ni accepté. Il ne s'agit pas d'une question de droit intéressant une instance en violation du droit d'auteur, mais d'une question de nature technique soulevée dans le cadre d'une instance sur laquelle le législateur a conféré à la Commission une compétence exclusive. Et comme l'indiquent les motifs de la Commission dans l'affaire relative au Tarif 17, la question fait intervenir l'expertise de la Commission en matière de réglementation bien plus que les principaux généraux d'interprétation législative établis par les tribunaux.

[57]Ainsi, aux pages  85 à 87 de ses motifs, la Commission explique qu'un tarif unique fixant le montant que les fournisseurs de services doivent verser à chacune des sociétés de gestion et renfermant un seul ensemble de conditions afférentes facilitera la tâche aux fournisseurs qui, autrement, pourraient devoir consulter plus d'un document pour déterminer leur obligation totale et les différentes modalités afférentes aux multiples redevances.

[58]La Commission a examiné les motifs d'opposition de la SCGDV, mais a conclu que, comme pour le cas des droits de retransmission, l'application d'un tarif unique pour les SSPN ne causera pas de difficultés majeures à la SCGDV et que les avantages d'un tarif unique étaient considérables. Toutefois, elle n'a pas désigné un agent unique pour la perception des redevances, mais a plutôt laissé à la SCGDV et à la SOCAN le soin de convenir d'un système de paiement intégré.

[59]Il ressort selon moi des motifs de la Commission que la question de savoir si ses larges pouvoirs en matière d'attribution des redevances et d'établissement des modalités afférentes l'autorisent à homologuer un seul tarif est intimement liée à l'exécution de son mandat légal, y compris l'efficacité et l'équité de la régulation. Même si cette question revêt une importance qui déborde du cadre de la présente espèce et que son règlement est donc susceptible de faire jurisprudence, la manière dont la Commission conçoit l'administration des tarifs et la mise en balance des intérêts économiques opposés qui sont en jeu importe davantage que toute connaissance générale du droit ou des principes juridiques pour déterminer si le paragraphe 68(3) autorise l'homologation unilatérale d'un seul tarif.

[60]L'expertise relative de l'organisme et celle de la cour chargée du contrôle à l'égard de la question en litige, souvent considérée comme le facteur le plus important de l'analyse pragmatique et fonctionnelle (voir par exemple Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, aux paragraphes 32 à 33), donne donc à penser que l'intention du législateur était que la Cour fasse preuve d'une grande déférence envers la décision de la Commission de n'homologuer qu'un seul tarif.

c) Objet de la loi

[61]Ce facteur de l'analyse pragmatique et fonctionnelle exige que l'on examine l'objet du régime législatif dans son ensemble de même que celui de la disposition en cause. L'objet de la Loi sur le droit d'auteur dans son ensemble est de faire en sorte que les créateurs d'oeuvres littéraires, musicales et autres soient rémunérés pour l'utilisation de leurs oeuvres par autrui. Plus particulièrement, les dispositions de la partie VII établissant le cadre de la gestion collective des divers droits d'auteur que confère une oeuvre en particulier visent présumément à limiter le coût d'application. La Loi a pour objectif de pondérer, dans l'intérêt public, les intérêts concurrents des producteurs, des utilisateurs et des consommateurs.

[62]C'est pourquoi le législateur a mis sur pied la Commission du droit d'auteur et l'a chargée de l'administration du régime par l'approbation des redevances et lui a conféré les pouvoirs nécessaires pour s'acquitter de ses obligations de régulation dans un domaine complexe. L'évolution rapide et radicale de la technologie refaçonne le marché et exige la prise de mesures de régulation élaborées afin que tous ceux qui contribuent à la valeur de l'enregistrement d'une oeuvre musicale touchent une rémunération équitable et que les consommateurs ne soient pas lésés. Dans Dr Q, précité, la Cour suprême du Canada a récemment confirmé (au paragraphe 31) que lorsqu'un tribunal spécialisé est investi d'un grand pouvoir discrétionnaire pour pondérer, dans l'intérêt public, des droits opposés et des droits économiques, ses décisions commandent la déférence.

[63]En ce qui concerne l'objet du paragraphe 68(3) comme tel, l'on peut présumer que le législateur a voulu doter la Commission des pouvoirs nécessaires pour appliquer efficacement ses décisions. Partant, il l'a investie d'un très large pouvoir discrétionnaire dans l'homologation de tarifs de redevances, y compris, dans le cas des tarifs de la SCGDV, du pouvoir de tenir compte de tout facteur qu'elle juge indiqué. Un contrôle fondé sur la norme de la décision correcte serait incompatible avec ces objectifs.

d) Conclusion

[64]Compte tenu de cette analyse, je conclus que la question de savoir si la Commission peut unilatéralement fusionner deux projets de tarif n'ouvre pas droit au contrôle fondé sur la norme de la décision correcte. J'accorde une importance particulière à deux facteurs. Premièrement, bien qu'il s'agisse en fin de compte d'une question d'interprétation législative, la question soulevée touche également à l'élaboration de mécanismes appropriés en matière de réparation ou de procédure. En conséquence, la question relève tout à fait du domaine d'expertise de la Commission, qui a compétence exclusive pour approuver les projets de tarif que soumettent à son examen les sociétés de gestion. Deuxièmement, le pouvoir discrétionnaire que la loi confère à la Commission pour lui permettre de s'acquitter de son mandat est très étendu.

[65]Enfin, le recours à l'analyse pragmatique et fonctionnelle pour déterminer la norme de contrôle applicable l'a emporté sur la démarche axée purement sur la «compétence» que l'on a privilégiée dans l'arrêt relatif aux droits d'exécution pour décider si l'ancienne Commission d'appel du droit d'auteur avait le pouvoir de fusionner des tarifs.

[66]Par contre, les cours de justice paraissent généralement peu enclines à opter pour le caractère manifestement déraisonnable comme norme de contrôle applicable au règlement d'une question de droit par un tribunal d'arbitrage ne bénéficiant pas d'une clause privative non équivoque. Cependant, je fais une exception en l'espèce et conclus que le caractère manifestement déraisonnable est la norme de contrôle applicable. Voici pourquoi.

[67]Tout d'abord, je le répète, le paragraphe 68(3) et, en l'espèce, l'alinéa 68(2)b), confèrent le pouvoir discrétionnaire le plus large qui soit en matière de régulation, de sorte que la Commission peut, dans l'intérêt public, pondérer les intérêts économiques concurrents des titulaires du droit d'auteur, des fournisseurs de services et des consommateurs. S'exprimant au nom des juges majoritaires dans Centre hospitalier Mont-Sinaï c. Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), [2001] 2 R.C.S. 281, aux paragraphes 57 et 58, le juge Binnie a fait observer que le caractère manifestement déraisonnable est habituellement la norme qu'il convient d'appliquer pour le contrôle de l'exercice d'un large pouvoir discrétionnaire inféré du libellé de la loi. Il a renvoyé à l'arrêt Sheehan c. Ontario (Criminal Injuries Compensation Board) (1974), 52 D.L.R. (3d) 728 (C.A. Ont.), où la Commission devait [traduction] «tenir compte de toutes les circonstances qu'elle considère pertinentes» et où, pour ce motif, sa décision commandait une déférence «plus grande», c'est-à-dire qu'elle ne pouvait faire l'objet d'un contrôle qu'en fonction de la norme du manifestement déraisonnable.

[68]Deuxièmement, l'interprétation du pouvoir de la Commission en matière de réparation ou de procédure doit comporter une certaine marge de manoeuvre, parce que l'exercice du pouvoir fait partie intégrante d'un régime de régulation complexe et ne peut avoir qu'une incidence indirecte et limitée sur les intérêts économiques individuels.

(iii) Est-il manifestement déraisonnable de conclure que le paragraphe 68(3) autorise la Commission à fusionner les tarifs?

[69]Même si les motifs de la décision relative au Tarif 17 ne renvoient pas expressément au fondement légal du pouvoir d'homologuer un seul tarif, la Commission a vraisemblablement supposé que le paragraphe 68(3) lui conférait ce pouvoir. Dans ses motifs, la Commission ne procède pas explicitement à l'analyse des dispositions législatives applicables, mais elle explique de manière convaincante sa décision d'homologuer un seul tarif. Pour convaincre la Cour qu'il est manifestement déraisonnable de conclure que le paragraphe 68(3) confère à la Commission le pouvoir d'homologuer un seul tarif sans le consentement des parties, la SCGDV doit établir que, de toute évidence, la décision de la Commission n'a aucun fondement rationnel. Il est très difficile, pour l'auteur d'une demande de contrôle judiciaire, de faire une telle preuve, et je ne suis pas persuadé que la SCGDV y est parvenue.

[70]Tout d'abord, à première vue, le libellé de la disposition législative ne permet pas de conclure que modifier le projet de tarif en homologuant un seul tarif établissant le total des redevances payables par les fournisseurs de SSPN, ainsi que les modalités qu'ils doivent observer, ne peut rationnellement être considéré comme ressortissant au large pouvoir discrétionnaire de la Commission d'apporter «aux redevances et aux modalités afférentes les modifications qu'elle estime nécessaires». L'existence d'un tarif unique permet aux fournisseurs de SSPN de connaître le montant total des redevances qu'ils doivent verser et les assujettit à un seul ensemble de modalités.

[71]Deuxièmement, les motifs que donne la Commission à l'appui de sa décision, notamment l'allégement des contraintes administratives des fournisseurs de SSPN et l'absence de préjudice important causé aux sociétés de gestion, ont un lien rationnel avec l'accomplissement de sa fonction de régulation qui consiste à pondérer, dans l'intérêt public, les intérêts concurrents des titulaires du droit d'auteur et des fournisseurs de services.

[72]Troisièmement, bien qu'un tarif unique puisse paraître peu commode à la SCGDV et susceptible de lui infliger un préjudice, il n'en résulte pas un empiétement excessif sur des droits privés très prisés. En effet, le pouvoir étendu de la Commission de décider du montant et de la répartition des redevances payables aux titulaires du droit d'auteur revêt une importance beaucoup plus grande pour les intéressés que son pouvoir accessoire de décider de la forme du tarif homologué.

[73]De toute manière, si la SCGDV est lésée par l'homologation d'un seul tarif dans la décision relative au Tarif 17, le préjudice est minime. Tout tarif a une durée limitée, et les parties ne sont pas tenues de présenter un projet de tarif conjoint pour les années subséquentes et d'offrir une preuve commune concernant la valeur, de prévoir l'application du tarif pendant le même nombre d'années et de cibler les mêmes distributeurs. En fait, la SCGDV a déjà déposé, pour le compte de ses membres, un projet de tarif distinct pour la période débutant le 1er janvier 2003.

[74]De plus, il sera loisible à la SCGDV de préconiser devant la Commission, compte tenu des difficultés actuelles ou éventuelles causées par l'application d'un tarif unique, l'homologation de tarifs distincts. Le principe voulant qu'un organisme ne puisse entraver l'exercice de son pouvoir discrétionnaire empêche la Commission de refuser d'entendre de tels arguments au motif qu'elle a définitivement opté pour l'homologation de tarifs uniques.

D. CONCLUSIONS

[75]Pour ces motifs, je rejetterais la demande de contrôle judiciaire avec dépens payables par la SCGDV à la SOCAN.

Le juge Linden, J.C.A.: Je souscris.

Le juge Malone, J.C.A.: Je souscris.

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