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2003 CAF 325

A-316-01

Léon Mugesera, Gemma Uwamariya, Irenée Ruteman, Yves Rusi, Carmen Nono, Mireille Urumuri et Marie-Grâce Hoho (appelants)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (intimé)

et

A-317-01

Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (appellant)

c.

Léon Mugesera, Gemma Uwamariya, Irenée Rutema, Yves Rusi, Carmen Nono, Mireille Urumuri et Marie-Grâce Hoho (intimés)

Répertorié: Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (C.A.F.)

Cour d'appel fédérale, juges Décary, Létourneau et Pelletier, J.C.A.--Québec, 28 et 29 avril; Ottawa, 8 septembre 2003.

Citoyenneté et Immigration -- Exclusion et renvoi -- Personnes non admissibles -- Les membres de la famille Mugesera se sont échappés du Rwanda et ils ont obtenu le statut de résidents permanents au Canada -- Un rapport fait en application de l'art. 27 de la Loi sur l'immigration a été remis au ministre alléguant que Mugesera avait prononcé un discours politique incitant les militants du parti à tuer les Tutsis et des Tutsis ont été tués le jour suivant -- Le MCI a exprimé l'avis que l'expulsion de Mugesera était justifiée du fait que le discours constituait une incitation au meurtre, au génocide, à la haine et au crime contre l'humanité -- Le MCI a également invoqué une fausse indication sur un fait important dans le formulaire de demande d'immigration -- Seule la dernière infraction justifiait l'expulsion de l'épouse et des enfants -- Un arbitre a ordonné l'expulsion de Mugesera et la décision a été confirmée par la section d'appel de la CISR -- La C.F. (1re inst.) a accueilli l'appel quant à la question des crimes contre l'humanité et de la fausse indication; l'appel a été rejeté quant à la question de l'incitation au meurtre, au génocide et à la haine -- Des questions ont été certifiées pour la C.A.F. -- L'appel du ministre a été rejeté et celui de Mugesera accueilli -- La SACISR a accepté une traduction du discours contesté différente de celle sur laquelle s'est appuyée la Commission internationale d'enquête (CIE) -- Le texte du discours a été reproduit dans son intégralité -- La période en cause n'est pas celle du «grand génocide» de 1994 -- Mugesera n'est pas un «accusé» et il ne sera ni reconnu coupable ni innocenté -- Norme de contrôle -- Le fardeau de preuve incombe au MCI -- Mugesera n'a pas préconisé que les Hutus tuent les Tutsis et qu'ils jettent leurs corps dans les rivières du Rwanda -- La plupart des renseignements sur lesquels le MCI s'est appuyé étaient mal fondés, non pertinents ou non probants -- Le discours ne s'inscrit pas dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique dirigée contre une population civile pour des motifs ethniques -- Le discours ne constitue pas un crime contre l'humanité et il n'y a pas de fausse indication dans la demande -- L'histoire moderne du Rwanda a été examinée -- Le discours a été prononcé dans le contexte de guerre avec l'extérieur et de conflits politiques -- Le rapport de la CIE manquait d'objectivité et les passages du discours ont été pris hors contexte pour appuyer les conclusions de la Commission -- Le témoin du ministre, Mme Des Forges, coprésidente de la Commission, était un défenseur des droits de la personne, avait un parti pris et elle voulait avoir la tête de Mugesera -- Les conclusions de la SACISR étaient manifestement déraisonnables en ce qu'elles s'appuyaient sur les conclusions de fait de la Commission -- Les antécédents personnels de Mugesera ont été examinés -- Il avait des amis et des parents tutsis -- Il n'y a aucune preuve qu'il ait déjà tenu des propos racistes envers les Tutsis -- Des problèmes se posent lors de l'analyse d'un discours politique en langue étrangère et dans un contexte culturel particulier -- Le témoin-expert de Mugesera a fourni une «paraphrase explicative» utile du discours -- C'est le style de Mugesera de dramatiser les situations et d'utiliser des termes extrêmes qui frappent l'imagination -- Le témoin a expliqué les règles applicables à l'analyse de discours -- Mugesera n'a pas utilisé de termes péjoratifs typiques aux discours génocidaires -- Les visées du discours: réclamer des élections et critiquer le gouvernement pour le manque de respect des lois et de la Constitution et pour le défaut de poursuivre ceux qui prennent les armes contre l'état -- Il n'a pas appelé à l'utilisation de la violence pour réaliser ses objectifs -- L'intention de l'orateur s'apprécie en fonction de la totalité du discours, en fonction du contexte et en fonction de l'auditeur raisonnable -- Le discours ne constitue pas un crime en droit canadien -- L'expression politique jouit d'un degré de protection constitutionnelle élevé -- Il n'y a pas de preuve d'une intention coupable de la part de Mugesera, d'une intention d'inciter au meurtre, à la haine ou au génocide -- Le discours a été un prétexte utilisé par ses opposants politiques pour le discréditer -- Le juge de la C.F. (1re inst.) a commis une erreur en ne réalisant pas que la SACISR avait ignoré des témoignages importants et donné foi à des éléments de preuve dénués de crédibilité.

Le jugement en l'espèce a statué sur les appels de Léon Mugesera et du ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration à l'encontre de la décision du juge Nadon, publiée: [2001] 4 C.F. 421 (1re inst.).

Mugesera, son épouse et ses cinq enfants se sont échappés du Rwanda en décembre 1992 et, après avoir obtenu un refuge temporaire en Espagne, sont arrivés au Canada en 1993 et on leur a accordé le statut de résidents permanents. Mais en 1995, un rapport a été remis au ministre, en application de l'article 27 de la Loi sur l'immigration, mentionnant qu'en novembre 1992, Mugesera avait, lors d'une réunion politique, prononcé un discours incitant les membres du parti à tuer les Tutsis. Des tueries de Tutsis ont eu lieu dès le lendemain. Le nom de Mugesera apparaît sur une liste, préparée par le US Department of State, de ceux qui sont impliqués dans les massacres de Tutsis au Rwanda. Le MCI a exprimé l'avis que l'expulsion de Mugesera était justifiée du fait que le discours constituait une incitation à commettre des meurtres, une infraction au Code pénal rwandais ainsi qu'au Code criminel du Canada. Cela faisait de lui une personne non admissible en application du sous-alinéa 27(1)a.1)(ii) de la Loi sur l'immigration. De plus, en incitant les Hutus à haïr et à tuer les Tutsis, le discours constituait une incitation tant à la haine qu'au génocide et il s'agissait d'un autre motif d'inadmissibilité. Le discours devait également être considéré comme un crime contre l'humanité parce que, en conseillant aux membres du parti et aux Hutus de tuer les Tutsis, Mugesera a participé au massacre de l'ethnie tutsie. En fin de compte, en répondant «non» à la question 27-F (s'il avait participé à la commission d'un crime contre l'humanité) et à la question 27-B (s'il avait déjà été déclaré coupable ou s'il était actuellement accusé d'un crime), Mugesera a fourni une fausse indication sur un fait important, en violation de l'alinéa 27(1)e). L'allégation relative à la question 27-B a été abandonnée devant l'arbitre. L'expulsion de son épouse et de ses enfants n'était justifiée que par la fausse réponse à la question sur le formulaire de demande.

Lors d'une audience en 1996, un arbitre a décidé que toutes les allégations du ministre étaient fondées et il a ordonné l'expulsion des Mugesera. Cette décision a été, en 1998, confirmée par la section d'appel de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié. À la suite d'un nouvel appel, le juge Nadon a conclu qu'il n'y avait aucun fondement pour les allégations concernant les crimes contre l'humanité et la fausse indication mais que celles relatives à l'incitation au meurtre, au génocide et à la haine avaient été établies. Le juge de première instance a retourné le dossier à la section d'appel. La décision du juge était manifestement impropre, puisqu'en confirmant une seule des allégations, la demande de contrôle judiciaire de Mugesera devait être rejetée alors que celle de sa famille aurait dû être accueillie, puisque seule l'allégation de fausse indication leur était opposable et que le juge avait rejeté cette allégation.

Trois questions ont été certifiées par le juge Nadon: 1) est-ce qu'il a commis une erreur en concluant que la question 27-F) nécessitait une détermination juridique; 2) est-ce que l'incitation au meurtre, à la violence et au génocide, lorsque des massacres sont commis de façon généralisée ou systématique, mais en l'absence de preuve d'un lien entre l'incitation et les meurtres commis, constitue un crime contre l'humanité; 3) est-ce que la qualification d'un fait comme constituant une infraction décrite aux alinéas 27(1)a.1) et 27(1)a.3) de la Loi sur l'immigration est une question de faits ou une question de droit et quelle est la norme de contrôle judiciaire applicable?

Arrêt: l'appel du ministre doit être rejeté et celui de Mugesera et de sa famille accueilli.

Le discours de Mugesera n'a été ni radiodiffusé ni télévisé et la traduction acceptée par la section d'appel était différente, sur des points essentiels, de celle invoquée dans le Rapport de la Commission internationale d'enquête sur les violations des droits de l'homme au Rwanda depuis le 1er octobre 1990 (CIE) publié en 1993 et qui a constitué l'élément déclencheur des allégations portées à l'encontre de Mugesera. Le texte du discours contesté est reproduit dans son intégralité dans les motifs du jugement de la Cour.

Il a été souligné que la période en cause ici se situait à l'extérieur de celle du «grand génocide» qui a eu lieu au Rwanda entre le 7 avril 1994 et la mi-juillet 1994. Dans son rapport de 1993, la CIE a reconnu que le nombre de tués, bien que considérable pour le Rwanda, pourrait, aux yeux des juristes, être inférieur à ce qui est requis pour constituer un «génocide». Aussi, le discours de Mugesera ne devait pas être analysé à la lumière du génocide perpétré 18 mois plus tard. Il faut aussi rappeler que Mugesera n'était pas un «accusé» devant la Cour qui doit être reconnu coupable ou innocenté de crime. Bien que le processus, ici, soit de nature administrative, la gravité des allégations invite à faire montre d'une prudence exceptionnelle dans l'application des règles du droit administratif. Rien dans la Loi ne donne à penser que le Parlement aurait permis la moindre marge d'erreur de la part de la Section d'appel lorsqu'elle tranche des questions de droit relativement à la commission de crimes. Relativement aux questions de fait, la Cour ne pourrait intervenir que si l'erreur de la section d'appel avait été faite de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont elle disposait, c'est-à-dire pour une déraisonnabilité manifeste.

Le fardeau de preuve qui incombait au ministre relativement aux allégations d'incitation au meurtre et au génocide était celui de la prépondérance des probabilités. En ce qui concerne les crimes contre l'humanité, l'alinéa 19(1)j) de la Loi s'applique à ceux «dont on peut penser, pour des motifs raisonnables», qu'ils ont commis, à l'étranger, un crime de guerre ou un crime contre l'humanité au sens du Code criminel. La Cour a statué que l'expression «motifs raisonnables» a le même sens que l'expression «raisons sérieuses» à l'Article 1Fa) de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés-- une norme inférieure à celle de la prépondérance des probabilités. Mais cette norme ne s'applique qu'aux questions de fait. La question de savoir si le discours constituait un crime contre l'humanité soulevait des questions tant de fait que de droit. Il n'a pas été satisfait aux critères juridiques pour que le discours puisse être considéré comme un crime contre l'humanité s'il existe des motifs raisonnables de penser seulement qu'il pourrait être qualifié de crime contre l'humanité. L'allégation de fausse indication a été débattue au vu de la norme de la prépondérance des probabilités.

La question 27-F visait à amener le demandeur à dévoiler-- comme dans une proposition d'assurance-- tous faits et gestes pouvant justifier une enquête et un refus pour son implication dans un crime de guerre ou dans un crime contre l'humanité.

Dans la traduction de son discours qui concernait la Cour, Mugesera n'a pas explicitement conseillé aux Hutus de tuer les Tutsis et de [traduction] «jeter leurs corps dans les rivières du Rwanda». La plupart des renseignements sur lesquels le MCI s'est appuyé pour prendre sa décision étaient mal fondés, non pertinents ou non probants. Il ne restait que le discours lui-même et le rapport de la CIE à cet égard n'était pas crédible.

À cause des incohérences, des hésitations et des mystères, les témoignages de Mugesera et de son épouse en ce qui a trait aux événements qui se sont produits entre le départ de Mugesera de la résidence familiale et son arrivée en Espagne étaient d'une crédibilité douteuse. Mais en ce qui concerne son discours, la preuve documentaire et la preuve testimoniale appuyaient la version des événements de Mugesera. Ce qu'il a fait par la suite n'avait que peu de pertinence.

À sa face même, il était certain que le discours ne rencontrait pas l'exigence selon laquelle un crime contre l'humanité doit s'inscrire dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique contre des membres d'une population civile pour des motifs ethniques. Le dossier était dénué de preuve indiquant que le discours faisait partie d'une stratégie quelconque. Le ministre n'a pas démontré non plus que Mugesera était poussé par des motifs ethniques. Comme le discours ne constituait pas un crime contre l'humanité et comme il s'agissait du seul acte que le ministre pouvait imputer à Mugesera pour le discréditer, celui-ci n'a pas donné de fausse indication en répondant à la question 27-F. Comme le ministre ne s'est pas déchargé du fardeau qui lui incombait, son appel a été rejeté.

En ce qui concerne l'appel de Mugesera, la Cour a présenté un survol de l'histoire moderne du Rwanda en remontant à l'abolition de la monarchie en janvier 1961. Mugesera a prononcé son discours dans le contexte de guerre avec l'extérieur et de conflits politiques internes.

Il est certain, bien que le ministre ait insisté sur le fait que ses allégations étaient fondées sur le discours, qu'il s'était largement inspiré des conclusions--voire des termes mêmes -- du rapport de la CIE. La décision du ministre de rechercher l'expulsion ainsi que les décisions de l'arbitre, de la section d'appel et du juge de première instance se fondaient toutes d'une manière déterminante sur le rapport de la CIE. La coprésidente de la CIE, Alison Des Forges, appelée par le ministre comme témoin-expert, a reconnu que la Commission avait produit son rapport [traduction] «très rapidement, sous une très grande pression». Elle a également reconnu que, comme défenseur des droits de la personne, elle ne pouvait prétendre à l'objectivité quoiqu'elle tentait de maintenir la neutralité entre les factions politiques. Elle a même reconnu [traduction] «qu'il sera inévitablement démontré que certaines [de ses accusations] sont fausses». Elle a fini par concéder que d'aucuns pouvaient considérer le discours comme de la [traduction] «légitime défense». Elle a également reconnu qu'aucun des témoins interrogés par la CIE n'était présent lors du discours. Elle a fait une autre admission selon laquelle, selon la preuve qu'elle avait pu recueillir, le seul impact du discours de Mugesera avait été des actes de vandalisme et de vol. Elle a refusé d'identifier la personne qui avait fourni à la CIE la transcription à partir de laquelle la traduction utilisée par la CIE avait été préparée. Lorsqu'elle a été contre-interrogée quant à savoir si elle avait pris juste hors contexte les passages qui faisaient son affaire, Mme Des Forges a reconnu l'avoir fait. Elle a reconnu avoir choisi les éléments de preuve qui appuyaient les conclusions tirées par la Commission. Finalement, elle n'a pas pu nier avoir dit à un journaliste d'un quotidien, The Gazette, [traduction] «Jetez-le dehors [. . .] qu'attendez-vous?» Ce fut en se basant sur un texte volontairement tronqué du discours de Mugesera que la CIE a conclu qu'il était un membre des escadrons de la mort. On ne pouvait que conclure que Mme Des Forges avait témoigné en sa qualité d'activiste avec un parti pris évident contre Mugesera et une volonté implacable d'avoir sa tête.

Le témoignage du coprésident Gillet fut non partisan. Il a reconnu que le rapport de la Commission était évidemment critiquable. Il n'était au courant de rien qu'on puisse reprocher à Mugesera, même après son discours. Les conclusions de la Commission concernant le discours étaient fondées sur des extraits soigneusement choisis qu'elle a manipulés. La section d'appel a agi de façon manifestement déraisonnable en se fondant sur les conclusions de fait auxquelles en était arrivée la Commission relativement au discours de Mugesera. Comme l'a mentionné un témoin-expert, le discours avait été découpé de manière à en détruire l'essentiel, qui était «de faire appliquer les lois et d'aller aux élections en dépit de l'insécurité qui règne dans le pays». Le rapport de la CIE n'aurait pas dû être pris en considération et cette erreur a été déterminante.

Mais on a également soutenu que les tribunaux inférieurs avaient commis une erreur en interprétant le discours et qu'il était donc nécessaire d'examiner les antécédents personnels de Mugesera. Bien qu'il soit né de parents hutus, son père avait par ailleurs épousé trois femmes tutsies. En effet, Mugesera a plusieurs amis et parents tutsis. Il y a eu des témoignages selon lesquels il n'a jamais tenu de propos racistes à l'encontre des Tutsis mais plutôt qu'il «fraternisait» avec eux. Bien qu'ayant été dans la fonction publique avant de se lancer en politique en 1992, la preuve ne permet pas de croire que Mugesera était un proche du président.

Il faut faire preuve de prudence lors de l'analyse du discours, lequel a été prononcé dans une langue étrangère et dans un contexte politique et culturel bien particulier. Il est rempli de références à des «réalités empiriques, des personnes et des institutions inconnues du lecteur canadien ordinaire, et [. . .] il est sous-tendu par des inférables, des jugements de valeur intra-culturels et des présupposés qui, familiers sans doute au public auquel [Mugesera] s'adressait en 1992 au Rwanda, doivent être entièrement reconstitués pour éclairer le système judiciaire». Le témoin-expert de Mugesera concernant l'analyse des discours--une discipline relativement nouvelle-- a été beaucoup plus impressionnant que le témoin du ministre, qui s'est avéré n'avoir absolument aucune expertise en analyse de discours. Il était manifestement déraisonnable que la section d'appel n'ait pas retenu le témoignage du premier.

Pour comprendre le discours, la Cour a repris la «paraphrase explicative» du témoin-expert de Mugesera. Mais, bien qu'elle reflétait l'essentiel du discours, cette paraphrase ne faisait pas suffisamment état de la violence de certaines des images employées par Mugesera. Son style constituait à dramatiser les situations et à utiliser des termes extrêmes frappant l'imagination. Son allusion à la rivière Nyabarongo n'était pas heureuse, puisqu'elle était associée aux massacres de 1959 et qu'elle allait devenir un symbole du génocide de 1994. Cependant, l'anecdote dans l'allocution de Mugesera faisant allusion à cette rivière a eu un dénouement heureux--le retour des Falachas en Israël--et ce serait extraordinaire que Mugesera ait raconté une telle histoire qui se terminait sur une note d'espoir, si son intention avait été d'inviter son auditoire à donner à l'histoire une fin tragique.

Les règles applicables à l'analyse des discours exigent que l'analyste détermine «la visée prédominante dans laquelle le discours est construit». Un expert en matière de discours génocidaires, le témoin de Mugesera, a fait remarquer que dans ce type de discours, l'objet de haine est identifié au moyen du mot clé et d'une série de dérivations argotiques. Dans le discours contesté, le mot «Tutsi» n'a été utilisé qu'à une seule reprise. Les visées du discours étaient de réclamer des élections, de dénoncer les partis adverses, de critiquer le gouvernement pour ne pas avoir veillé à ce que les lois et la Constitution soient respectées et pour ne pas avoir poursuivi ceux qui prennent les armes contre lui. Quand la violence était évoquée, elle était imputée à des adversaires désignés. Quoique l'assistance était incitée à se défendre: «défendez-vous», les méthodes recommandées étaient la vigilance, la pétition, l'application des lois et les élections. L'approche proposée par l'expert de Mugesera est conforme à la règle établie par la jurisprudence selon laquelle le sens d'un discours et, partant, l'intention de l'orateur, s'apprécient en fonction de la totalité du discours, en fonction du contexte et en fonction de l'auditeur raisonnable.

En ce qui concerne la question de savoir si le discours en cause aurait constitué un crime en droit canadien, la Cour suprême a récemment confirmé que «le discours politique se situait au coeur même de la garantie constitutionnelle de la liberté d'expression». Elle a également statué que «[l]'expression politique [. . .] doit normalement bénéficier d'un degré de protection constitutionnelle élevé». La Cour d'appel du Québec a récemment confirmé qu'il n'y a aucun motif de se plaindre si un politicien ou un commentateur politique tient des propos qui sont [traduction] «grossiers, sévères, extravagants, exagérés ou même absurdes, ou s'ils sont exprimés dans un langage coloré, ou si le ton est inutilement impoli». En matière d'incitation au meurtre, à la haine ou au génocide, les yeux se portent sur l'orateur plutôt que sur l'auditoire. S'il est démontré qu'un orateur emploie un seul terme ou une seule phrase dans un discours en sachant pertinemment que cela amènera son auditoire immédiat à commettre des actes répréhensibles, il pourra être reconnu coupable quel que soit le sens du discours qu'aurait révélé une analyse objective. Les mots les plus durs peuvent être innocents, les mots les plus doux peuvent être coupables. Le message de Mugesera, objectivement parlant, n'en était pas un d'incitation au meurtre, à la haine ou au génocide. Subjectivement parlant, rien ne permettait de croire qu'il aurait eu l'intention, sous le couvert d'un discours belliqueux, d'entraîner dans le racisme et le meurtre un auditoire qu'il savait enclin à le suivre dans cette voie. Il n'y avait pas de preuve d'intention coupable. Le discours a été un prétexte utilisé par ses opposants politiques pour le discréditer.

La décision de la section d'appel était incorrecte en droit en ce qui a trait à la qualification du discours et manifestement déraisonnable en ce qui a trait à son explication et à son analyse. Le juge de première instance a commis une erreur en ne réalisant pas que la section d'appel avait ignoré des témoignages importants tout en donnant foi à des éléments de preuve dénués de crédibilité. Il semble qu'il peut avoir été du même avis que celui auquel en est arrivé la Cour, mais il aurait choisi, pour des motifs de déférence, de ne pas intervenir.

Pendant le délibéré, le procureur des Mugesera a déposé une requête pour présentation de nouveaux éléments de preuve dans le cadre d'une allégation selon laquelle l'un des membres de la section d'appel faisait l'objet d'une enquête de la GRC pour corruption. Cette requête a été rejetée pour cause de prématurité, parce qu'on ne savait pas si les allégations étaient de quelque manière reliées au présent dossier.

lois et règlements

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 7(3.76) (édicté par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 30, art. 1), (3.77) (édicté, idem; L.C. 1992, ch.1, art. 60), 21, 22 (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 27, art. 7), 235, 318, 319 (mod., idem, art. 203), 464a) (mod., idem, art. 60).

Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6, art. 1Fa).

Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, 9 décembre 1948, 78 R.T.N.-U. 1021.

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.1(4)d) (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5).

Loi sur les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre, L.C. 2000, ch. 24.

Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 19(1)j) (mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 30, art. 3), 27(1)a.1) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 16), a.3) (mod., idem), e), g) (mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 30, art. 4), 33 (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 12; L.C. 1992, ch. 49, art. 24), 68(3) (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 18), 69.4(3)c) (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 18), 83(1) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 73).

Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, règle 400(4).

jurisprudence

décisions appliquées:

Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226; (2003), 223 D.L.R. (4th) 599; [2003] 5 W.W.R. 1; 179 B.C.A.C. 170; 11 B.C.L.R. (4th) 1; 48 Admin. L.R. (3d) 1; 302 N.R. 34; Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235; (2002), 211 D.L.R. (4th) 577; [2002] 7 W.W.R. 1; 10 C.C.L.T. (3d) 157; 30 M.P.L.R. (3d) 1; 286 N.R. 1; 219 Sask. R. 1; Ramirez c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 2 C.F. 306; (1992), 89 D.L.R. (4th) 173; 135 N.R. 390 (C.A.); Prud'homme c. Prud'homme, [2002] 4 R.C.S. 663; (2002), 221 D.L.R. (4th) 115; 37 M.P.L.R. (3d) 1; 297 N.R. 331; R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697; (1990), 114 A.R. 81; [1991] 2 W.W.R. 1; 77 Alta. L.R. (2d) 193; 61 C.C.C. (3d) 1; 3 C.P.R. (2d) 193; 1 C.R. (4th) 129; 117 N.R. 284; Libman c. Québec (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 569; (1997), 151 D.L.R. (4th) 385; 46 C.R.R. (2d) 234; 218 N.R. 241; R. v. Kopyto (1987), 62 O.R. (2d) 449; 47 D.L.R. (4th) 213; 39 C.C.C. (3d) 1; 61 C.R. (3d) 209; 24 O.A.C. 81 (C.A.); Hébert c. Procureur général de la Province de Québec, [1966] B.R. 197; Boucher v. The King, [1951] R.C.S. 265; [1951] 2 D.L.R. 369; (1950), 99 C.C.C. 1; 11 C.R. 85; Société St-Jean-Baptiste de Montréal c. Hervieux-Payette, [2002] R.J.Q. 1669; [2002] R.R.A. 727 (C.A. Qué.); autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [2002] C.S.C.R. no 530 (QL).

décisions citées:

Zrig c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] 3 C.F. 761; (2003) 229 D.L.R. (4th) 235; 32 Imm. L.R. (3d) 1; 307 N.R. 201 (C.A.); Gonzalez c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 3 C.F. 646; (1994), 115 D.L.R. (4th) 403; 24 Imm. L.R. (2d) 229 (C.A.); Moreno c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 1 C.F. 298; (1993), 107 D.L.R. (4th) 424; 21 Imm. L.R. (2d) 221; 159 N.R. 210 (C.A.); Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c. Dan-Ash (1988), 5 Imm. L.R. (2d) 78; 93 N.R. 33 (C.A.F.); R. c. Finta, [1994] 1 R.C.S. 701; (1994), 112 D.L.R. (4th) 513; 88 C.C.C. (3d) 417; 28 C.R. (4th) 265; 20 C.R.R. (2d) 1; 165 N.R. 1; 70 O.A.C. 241; Sivakumar c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 1 C.F. 433; (1993), 163 N.R. 197 (C.A.); Figueroa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2001), 16 Imm. L.R. (3d) 61; 278 N.R. 27 (C.A.F.); Mohacsi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2003), 27 Imm. L.R. (3d) 91 (C.F. 1re inst.); Takhar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] A.C.F. no 240 (1re inst.) (QL); Punniamoorthy c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1994), 113 D.L.R. (4th) 663; 20 Admin. L.R. (2d) 73; 24 Imm. L.R. (2d) 1; 166 N.R. 49 (C.A.F.); Wihksne c. Canada (Procureur général) (2002), 20 C.C.E.L. (3d) 20; 299 N.R. 211 (C.A.F.).

doctrine

Bartlett, John. Familiar Quotations, 16th ed. Boston: Little, Brown and Company, 1992.

Reyntijens, Filip. L'Afrique des Grands Lacs en crise: Rwanda-Burundi, 1988-1994. Paris: Karthala, 1994.

APPELS interjetés par le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration et par Léon Mugesera à l'encontre de la décision du juge Nadon ([2001] 4 C.F. 421; (2001) 205 F.T.R. 28), en appel de la section d'appel de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié ([1998] D.S.A.I. no 1972 (QL)), qui a décidé que les allégations selon lesquelles Mugesera était coupable de crimes contre l'humanité ou de fausse indication dans sa demande d'immigration n'étaient pas fondées mais que celles relatives à l'incitation au meurtre, au génocide et à la haine étaient justifiées. L'appel du ministre est rejeté; l'appel de Mugesera est accueilli.

ont comparu:

Guy Bertrand pour les appelants dans le dossier A-316-01, pour les intimés dans le dossier A-317-01.

Louise M.C. Courtemanche, c.r., et François Joyal pour l'intimé dans le dossier A-316-01, pour l'appelant dans le dossier A-317-01.

avocats inscrits au dossier:

Guy Bertrand et Associés, Québec, pour les appelants dans le dossier A-316-01, pour les intimés dans le dossier A-317-01.

Le sous-procureur général du Canada pour l'intimé dans le dossier A-316-01, pour l'appelant dans le dossier A-317-01.

Voici les motifs du jugement rendus en français par

[1]Le juge Décary, J.C.A.: Cette Cour a été appelée à maintes reprises ces dernières années à se prononcer sur des cas, en matière d'immigration, où des crimes contre l'humanité étaient reprochés à des revendicateurs de statut de réfugié ou à des résidents permanents. Dans chacun de ces cas, à ma souvenance, le fait que le geste posé était un crime n'était pas véritablement contesté--il s'agissait généralement d'actes de terrorisme--et le débat portait non pas sur l'existence d'un crime, mais sur la nature de ce dernier ou sur la participation de la personne concernée à sa perpétration.

[2]En l'espèce, l'acte reproché est un discours. Le fait de prononcer un discours n'est pas un crime en soi. Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (le ministre) est toutefois d'avis qu'il y a, ici, crime contre l'humanité et incitation au meurtre, à la haine ou au génocide. La Cour doit décider si ce discours peut être qualifié de crime comme le prétend le ministre. Le discours en question est un discours prononcé au Rwanda, le 22 novembre 1992, par M. Léon Mugesera, lors d'une assemblée politique partisane.

[3]Vu la longueur des motifs, il sera utile de décrire au départ le plan que je suivrai:

    Par.

I.     Les faits et les questions certifiées     4 à 13

II.      La législation applicable     14

III.     Le texte du discours du 22 novembre

1992     15 à 17

IV.     Remarques préliminaires     18 à 55

l)     le génocide    18

2)     la norme de contrôle    23

3)     le fardeau de preuve    26

4)     les règles de preuve    31

5)     la question 27-F dans le

formulaire de demande

de résidence permanente     32

6)     les renseignements sur lesquels

se fonde le ministre     37

7)     les allégations de droit     48

8)     le crime contre l'humanité     51

9)     la crédibilité de M. Mugesera     53

V.     L'appel du ministre (les allégations

C et D)    56 à 61

VI.     L'appel de M. Mugesera (les allégations

A et B)    62 à 244

A.     Un survol de l'histoire du Rwanda    63 à 71

B.     Le rapport de la Commission

internationale d'enquête (la CIE),

mars 1993    72 à 125

1)     le témoignage de Mme Des Forges     82

2)     le témoignage de Me Gillet     103

3)     conclusions relatives au rapport

de la CIE     110

C.     Le passé de M. Mugesera, avant

le 22 novembre 1992    126 à 166

1)     naissance, famille, études,    carrière universitaire     126

2)     carrière bureaucratique et

politique     134

3)     écrits     140

4)     discours     153

5)     conclusion: la perspective

de M. Mugesera1     163

D.     Explication, analyse et qualification

du discours du 22 novembre

1992     167 à 210

1)     l'explication     181

2)     l'analyse     184

3)     la qualification     200

E.     L'après-discours     211 à 239

1)     la lettre ouverte de M. Rumiya     214

2)     les articles de journaux     220

3)     le mandat d'arrestation     227

4)     L'Afrique des Grands Lacs

en crise     237

F.     Conclusion relativement à l'appel

de M. Mugesera    240 à 245

VII.     Les dépens    246

VIII. La réponse aux questions certifiées    247 et 248

IX.     Requête pour présentation de

preuve nouvelle    249 et 250

X.     Le dispositif    251 à 253

I.     Les faits

[4]Le 22 novembre 1992, à Kabaya, Rwanda, M. Léon Mugesera prononçait un discours dont la teneur devait mener à l'émission contre lui, le 25 novembre 1992, de l'équivalent d'un mandat d'arrestation. Il aurait réussi à s'échapper du Rwanda le 12 décembre 1992 et à trouver refuge temporaire en Espagne, d'où il fit, le 31 mars 1993, une demande de résidence permanente au Canada pour lui-même, son épouse et ses cinq enfants mineurs. La demande fut acceptée et le droit d'établissement au Canada leur fut accordé lors de leur arrivée à Mirabel, le 12 août 1993.

[5]Un résident permanent du Canada peut être expulsé s'il est établi, notamment, qu'il a commis, avant ou après l'obtention de sa résidence permanente, des actes ou des infractions criminelles, ou encore s'il est établi que son droit d'établissement a été obtenu par suite d'une fausse indication sur un fait important.

[6]Un rapport remis au ministre le 23 janvier 1995, en application de l'article 27 de la Loi sur l'immigration (la Loi) [L.R.C. (1985), ch. I-2], contenait les renseignements suivants:

Léon Mugesera est membre du parti politique MRND, Mouvement révolutionnaire national pour le dévelopement et depuis novembre 1992 vice-président préfectoral de ce parti.

Le ou vers le 22 novembre 1992, à Kabaya, dans la Sous-Préfecture de Gisenyi, lors d'une réunion organisée par le Parti MRND, Monsieur Léon Mugesera a prononcé un discours d'incitation à la violence, où il demandait aux militants de ce parti de tuer les Tutsis et les opposants politiques, majoritairement Tutsis.

Dès le lendemain, plusieurs tueries ont eu lieu dans les environs de Gisenyi, Kayave, Kibilira et autres.

Le US Department of State a publié une liste de personnes réputées avoir participé aux massacres des Tutsis au Rwanda. Le nom de Léon Mugesera se trouve sur cette liste en sa qualité de membre du MRND--membre d'un escadron de la mort.

Dans son rapport final publié le 29 novembre 1994, la Commission d'Experts sur le Rwanda déclare ce qui suit relativement au discours prononcé par Léon Mugesera (p. 10 par. 63):

[traduction]

[. . .] le discours s'avérera vraisemblablement d'une valeur probante pour établir l'existence d'une intention criminelle de commettre un génocide [. . .] [D.A., vol. 20, pp. 7434 et 7435]

[7]Ces renseignements amenaient le ministre à formuler les allégations de droit suivantes qui, à son avis, justifiaient l'expulsion de M. Mugesera:

(A) Le discours prononcé le 22 novembre 1992 constitue une incitation à «commettre des meurtres». Il y a là infraction aux articles 91(4) et 311 du Code pénal rwandais et aux articles 22 [mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 27, art. 7], 235 et l'alinéa 464a) [mod., idem, art. 60] du Code criminel du Canada (le Code criminel) [L.R.C. (1985), ch. C-46]. Par conséquent, M. Mugesera devenait une personne non admissible au sens du sous-alinéa 27(1)a.1)(ii) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 16] de la Loi (D.A., vol. 20, page 7435).

(B) En incitant «les membres du MRND et les Hutu à tuer les Tutsis» et en les incitant «à la haine contre les Tutsis», ce même discours constituait une incitation au génocide et une incitation à la haine au sens de l'article 166 du Code pénal rwandais, du décret-loi 08/75 du 12 février 1975, portant adhésion du Rwanda à la Convention internationale pour la répression du crime de génocide [9 décembre 1948, 78 R.T.N.-U. 1021] et de l'article 393 du Code pénal rwandais, et des articles 318 et 319 [mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 27, art. 230] du Code criminel. Par conséquent, M. Mugesera devenait une personne non admissible au sens du sous-alinéa 27(1)a.3)(ii) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 16] de la Loi (D.A., vol. 20, page 7435).

(C) Ce même discours constituait un crime contre l'humanité au sens du paragraphe 7(3.76) [édicté par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 30, art. 1], les articles 21, 22, 235, 318 et 464 du Code criminel en ce que M. Mugesera avait conseillé «aux membres du M.R.N.D. et aux Hutus de tuer des Tutsis», qu'il avait «participé au massacre des Tutsis» et qu'il avait «fomenté ou préconisé le génocide des membres d'un groupe identifiable, à savoir les membres de la tribu Tutsi». Par conséquent, M. Mugesera devenait une personne non admissible au sens des alinéas 19(1)j) [mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 30, art. 3] et 27(1)g) [mod., idem, art. 4] de la Loi (D.A., vol. 20, page 7439).

(D) En répondant «non», dans son formulaire de demande de résidence permanente, à la question 27-F qui demandait s'il avait participé à la commission d'un crime contre l'humanité et à la question 27-B qui demandait s'il avait déjà été déclaré coupable d'un crime ou s'il était actuellement accusé d'un crime ou délit, M. Mugesera avait fourni une fausse indication sur un fait important, en violation de l'alinéa 27(1)e) de la Loi (D.A., vol. 20, page 7436). En cours d'audience devant l'arbitre, le ministre a laissé tomber l'allégation relative à la question 27-B.

[8]En ce qui a trait à l'épouse de M. Mugesera, seule l'allégation D était invoquée pour justifier son expulsion (D.A., vol. 20, page 7441). Par le jeu de l'article 33 [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 12; L.C. 1992, ch. 49, art. 24] de la Loi, l'allégation D était aussi opposable aux enfants de M. Mugesera.

[9]Le 11 juillet 1996, un arbitre concluait, après 29 jours d'audience, que toutes les allégations étaient fondées et ordonnait l'expulsion des sept membres de la famille.

[10]Le 6 novembre 1998, la section d'appel de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la section d'appel), après 24 jours d'audience, rejetait l'appel [[1998] D.S.A.I. no 1972 (QL)]. Les motifs principaux étaient rédigés par Me Pierre Duquette et des motifs concourants et plus incriminants, par Me Yves Bourbonnais et Mme Paule Champoux Ohrt.

[11]Le 10 mai 2001, après 14 jours d'audience, M. le juge Nadon, en sa qualité de membre de la Section de première instance de la Cour fédérale, déclarait non fondées les allégations C (crime contre l'humanité) et D (fausse indication) et bien fondées les allégations A (incitation au meurtre) et B (incitation au génocide et à la haine). Il rejetait en conséquence la demande de contrôle judiciaire relative aux allégations A et B et l'accueillait relativement aux allégations C et D. Il retournait le dossier à la section d'appel pour qu'elle se prononce de nouveau à l'égard de ces dernières (Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2001] 4 C.F. 421 (1re inst.)).

[12]Il est acquis que ce dispositif est impropre, dans la mesure où, en ce qui concerne M. Mugesera lui-même, le maintien d'une seule des allégations suffisait pour justifier la décision du ministre et entraîner le rejet de la demande de contrôle judiciaire. En ce qui concerne l'épouse de M. Mugesera et ses enfants, leur demande de contrôle judiciaire aurait dû être accueillie puisque seule l'allégation D, que ne retenait pas le juge Nadon, leur était opposable. Cet imbroglio a conduit au dépôt de deux avis d'appel, l'un par M. Mugesera et sa famille et l'autre par le ministre. Les deux dossiers ont été consolidés et les motifs qui suivent disposeront de l'un et de l'autre.

[13]Le juge Nadon, par ailleurs, certifiait les trois questions suivantes conformément au paragraphe 83(1) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 73] de la Loi:

Question 1:

Le juge de la section de première instance a-t-il erré en droit en concluant que la question 27F) nécessite une détermination juridique?

Question 2:

L'incitation au meurtre, à la violence et au génocide, dans un contexte où des massacres sont commis de façon généralisée ou systématique, mais en l'absence de preuve d'un lien direct ou indirect entre l'incitation et les meurtres commis de façon généralisée [ou] systématique, constitue-t-elle, en soi, un crime contre l'humanité?

Question 3:

Est-ce que la qualification d'un fait comme constituant une infraction décrite aux alinéas 27(1)a.1) et 27(1)a.3) de la Loi sur l'immigration est une question de faits ou une question de droit et, partant, quelle est la norme de contrôle judiciaire applicable à cette question?

II.     La législation applicable

[14]Je reproduis les extraits pertinents des articles 19 et 27 de la Loi sur l'immigration et des articles 7 [art. 7(3.77) (édicté par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 30, art. 1; L.C. 1992, ch. 1, art. 60)], 21, 22, 235, 318, 319 et 464 du Code criminel du Canada qui étaient en vigueur à l'époque pertinente:

Loi sur l'immigration

PARTIE III

EXCLUSION ET RENVOI

Catégories non admissibles

19. (1) Les personnes suivantes appartiennent à une catégorie non admissible:

[. . .]

j) celles dont on peut penser, pour des motifs raisonnables, qu'elles ont commis, à l'étranger, un fait constituant un crime de guerre ou un crime contre l'humanité au sens du paragraphe 7(3.76) du Code criminel et qui aurait constitué, au Canada, une infraction au droit canadien en son état à l'époque de la perpétration;

[. . .]

Renvoi après admission

27. (1) L'agent d'immigration ou l'agent de la paix doit faire part au sous-ministre, dans un rapport écrit et circonstancié, de renseignements concernant un résident permanent et indiquant que celui-ci, selon le cas:

a) appartient à l'une des catégories non admissibles visées aux alinéas 19(1)c.2), d), e), f), g), k) ou l); a.1) est une personne qui a, à l'étranger:

(i) soit été déclarée coupable d'une infraction qui, si elle était commise au Canada, constituerait une infraction qui pourrait être punissable aux termes d'une loi fédérale, par mise en accusation, d'un emprisonnement maximal égal ou supérieur à dix ans, sauf si la personne peut justifier auprès du gouverneur en conseil de sa réadaptation et du fait qu'au moins cinq ans se sont écoulés depuis l'expiration de toute peine lui ayant été infligée pour l'infraction,

(ii) soit commis, de l'avis, fondé sur la prépondérance des probabilités, de l'agent d'immigration ou de l'agent de la paix, un fait--acte ou omission--qui constitue une infraction dans le pays où il a été commis et qui, s'il était commis au Canada, constituerait une infraction qui pourrait être punissable, aux termes d'une loi fédérale, par mise en accusation, d'un emprisonnement maximal égal ou supérieur à dix ans, sauf si la personne peut justifier auprès du gouverneur en conseil de sa réadaptation et du fait qu'au moins cinq ans se sont écoulés depuis la commission du fait;

[. . .]

a.3) avant que le droit d'établissement ne lui ait été accordé, a, à l'étranger:

[. . .]

(ii) soit commis, de l'avis, fondé sur la prépondérance des probabilités, de l'agent d'immigration ou de l'agent de la paix, un fait--acte ou omission--qui constitue une infraction dans le pays ou il a été commis et qui, s'il était commis au Canada, constituerait une infraction visée à l'alinéa a.2), sauf s'il peut justifier auprès du ministre de sa réadaptation et du fait qu'au moins cinq ans se sont écoulés depuis la commission du fait;

[. . .]

e) a obtenu le droit d'établissement soit sur la foi d'un passeport, visa--ou autre document relatif à son admission--faux ou obtenu irrégulièrement, soit par des moyens frauduleux ou irréguliers ou encore par suite d'une fausse indication sur un fait important, même si ces moyens ou déclarations sont le fait d'un tiers;

[. . .]

g) appartient à la catégorie non admissible visée à l'alinéa 19(1)j) et a obtenu le droit d'établissement après l'entrée en vigueur de cet alinéa;

Code criminel

PARTIE I

Dispositions générales

[. . .]

7. [. . .]

(3.76) Les définitions qui suivent s'appliquent au présent article.

[. . .]

«crime contre l'humanité» Assassinat, extermination, réduction en esclavage, déportation, persécution ou autre fait--acte ou omission--inhumain d'une part, commis contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes--qu'il ait ou non constitué une transgression du droit en vigueur à l'époque et au lieu de la perpétration--et d'autre part, soit constituant, à l'époque et dans ce lieu, une transgression du droit international coutumier ou conventionnel, soit ayant un caractère criminel d'après les principes généraux de droit reconnus par l'ensemble des nations.

[. . .]

(3.77) Sont assimilés à un fait, aux définitions de «crime contre l'humanité» et «crime de guerre», au paragraphe 3.76, la tentative, le complot, la complicité après le fait, le conseil, l'aide ou l'encouragement à l'égard du fait.

[. . .]

21. (1) Participent à une infraction:

a) quiconque la commet réellement;

b) quiconque accomplit ou omet d'accomplir quelque chose en vue d'aider quelqu'un à la commettre;

c) quiconque encourage quelqu'un à la commettre.

(2) Quand deux ou plusieurs personnes forment ensemble le projet de poursuivre une fin illégale et de s'y entraider et que l'une d'entre elles commet une infraction en réalisant cette fin commune, chacune d'elles qui savait ou devait savoir que la réalisation de l'intention commune aurait pour conséquence probable la perpétration de l'infraction, participe à cette infraction.

22. (1) Lorsqu'une personne conseille à une autre personne de participer à une infraction et que cette dernière y participe subséquemment, la personne qui a conseillé participe à cette infraction, même si l'infraction a été commise d'une manière différente de celle qui avait été conseillée.

(2) Quiconque conseille à une autre personne de participer à une infraction participe à chaque infraction que l'autre commet en conséquence du conseil et qui, d'après ce que savait ou aurait dû savoir celui qui a conseillé, était susceptible d'être commise en conséquence du conseil.

(3) Pour l'application de la présente loi, «conseiller» s'entend d'amener et d'inciter, et «conseil» s'entend de l'encouragement visant à amener ou à inciter.

[. . .]

235. (1) Quiconque commet un meurtre au premier degré ou un meurtre au deuxième degré est coupable d'un acte criminel et doit être condamné à l'emprisonnement à perpétuité.

(2) Pour l'application de la partie XXIII, la sentence d'emprisonnement à perpétuité prescrite par le présent article est une peine minimale.

[. . .]

Propagande haineuse

318. (1) Quiconque préconise ou fomente le génocide est coupable d'un acte criminel et passible d'un emprisonnement maximal de cinq ans.

(2) Au présent article, «génocide» s'entend de l'un ou l'autre des actes suivants commis avec l'intention de détruire totalement ou partiellement un groupe identifiable, à savoir:

a) le fait de tuer des membres du groupe;

b) le fait de soumettre délibérément le groupe à des conditions de vie propres à entraîner sa destruction physique.

319. (1) Quiconque, par la communication de déclarations en un endroit public, incite à la haine contre un groupe identifiable, lorsqu'une telle incitation est susceptible d'entraîner une violation de la paix, est coupable:

a) soit d'un acte criminel et passible d'un emprisonnement maximal de deux ans;

b) soit d'une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire.

(2) Quiconque, par la communication de déclarations autrement que dans une conversation privée, fomente volontairement la haine contre un groupe identifiable est coupable:

a) soit d'un acte criminel et passible d'un emprisonnement maximal de deux ans;

b) soit d'une infraction punissa-ble sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire.

[. . .]

464. Sauf disposition expressément contraire de la loi, les dispositions suivantes s'appliquent à l'égard des personnes qui conseillent à d'autres personnes de commettre des infractions:

a) quiconque conseille à une autre personne de commettre un acte criminel est, si l'infraction n'est pas commise, coupable d'un acte criminel et passible de la même peine que celui qui tente de commettre cette infraction;

b) quiconque conseille à une autre personne de commettre une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire est, si l'infraction n'est pas commise, coupable d'une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire.

III.     Le texte du discours prononcé par M. Mugesera le 22 novembre 1992

[15]Il m'apparaît nécessaire, pour bien comprendre le débat, de reproduire dans son intégralité le texte du discours prononcé par M. Mugesera le 22 novembre 1992. Le discours a été prononcé en langue kyniarwanda. Il n'a été ni radiodiffusé ni télévisé. Une transcription en a été faite à partir d'un enregistrement sur cassettes que nous avons écouté. Diverses traductions ont été faites, avec plus ou moins de bonheur. Il s'agissait d'un discours improvisé.

[16]La traduction finalement acceptée devant la section d'appel par le procureur de M. Mugesera, Me Guy Bertrand, est celle établie par M. Thomas Kamanzi. Je la reproduis telle qu'elle est, sans bonification de style ou de grammaire car plusieurs des termes retenus sont au coeur du présent débat. Je n'ai ajouté que la numérotation des paragraphes afin d'en faciliter la référence, et j'ai indiqué par doubles crochets ([[ ]]) le texte modifié par M. Kamanzi lui-même lors de son contre-interrogatoire.

[17]Il m'est apparu d'autant plus nécessaire de reproduire tout le texte que la traduction de M. Kamanzi est différente, sur des points essentiels, de celle établie, par exemple, dans le «Rapport de la Commission internationale d'enquête sur les violations des droits de l'homme au Rwanda depuis le 1er octobre 1990» (rapport, CIE) publié en mars 1993 à la suite d'une enquête menée du 7 au 21 janvier 1993 (D.A., vol. 21, page 7747). Il appert de la preuve au dossier que c'est le rapport de la CIE qui a constitué l'élément déclencheur des allégations portées à l'encontre de M. Mugesera.

DISCOURS PRONONCÉ PAR LÉON MUGESERA LORS D'UN MEETING DU M.R.N.D. TENU A KABAYA LE 22 NOVEMBRE 1992.

Notre Mouvement, longue vie [. . .]

Que le président Habyarimana ait longue vie [. . .]

Que nous les Militants du Mouvement ici réunis, nous ayons longue vie.

Militants de notre Mouvement, comme nous sommes tous ici réunis, je pense que vous saisirez le sens du mot que je vais vous adresser. Je vous parlerai de quatre points seulement. Dernièrement, je vous ai dit que nous avons refusé le mépris. Encore aujourd'hui, nous le refusons. Je n'y reviendrai plus.

Quand je considère la foule immense constituée par nous tous ici réunis, il est clair que je devrais omettre de vous parler du premier point à traiter car j'allais vous demander de vous méfier des coups de pied du M.D.R. agonisant. Cela est le premier point. Le deuxième point sur lequel je voudrais que nous échangions des idées, est qu'il ne faut pas que nous nous laissions envahir. Que ce soit ici où nous nous trouvons, que ce soit aussi à l'intérieur du pays. Cela est le deuxième point. Le troisième point dont je voudrais vous entretenir est également un point important à savoir la manière dont nous devons nous comporter pour que nous nous protégions contre les traîtres et contre ceux qui veulent nous porter préjudice. Ce par quoi je vais justement terminer, c'est cette manière dont nous devons nous comporter.

Le premier point donc, que je voudrais vous soumettre, est ce point important que je voudrais porter à votre connaissance. Comme M.D.R., P.L., F.P.R. ainsi que le fameux parti appelé P.S.D. et même le P.D.C. s'agitent ses jours-ci. Sachez pourquoi ils s'agitent et ils s'agitent dans le but de porter atteinte au Président de la république, à savoir, lui le Président de notre Mouvement mais cela ne leur réussit pas. Ils s'agitent contre nos Militants; sachez la raison pour laquelle ces agitations sont en train de se produire: en fait, lorsque quelqu'un va mourir, c'est qu'il a déjà en lui la maladie!

Le voleur Twagiramungu s'est présenté à la Radio en sa qualité de Président du parti, et c'est lui qui en avait fait la demande, pour y aller parler contre la C.D.R. Mais il y fut terrassé par cette dernière. Après qu'elle l'y eut terrassé, dans tous les taxis, partout à Kigali, des Militants du M.D.R., du P.S.D., ainsi que les complices des Inyenzi, ont été profondément humiliés, jusqu'à en devenir presque morts! Et même Twagiramungu lui-même, a complètement disparu. Il ne s'est même plus montré dans le bureau où il travaillait! Je vous assure que le parti de cet homme s'est couvert de honte: tout le monde a eu peur et ils ont failli en mourir!

Étant donné donc que ce parti ainsi que ceux-là qui partagent ses opinions sont des complices des Inyenzi, quelqu'un de parmi eux du nom de Murego à son arrivée à Kibungo, a pris la parole pour dire: "Nous autre, nous descendons des Bahutu et effectivement nous sommes des Bahutu". On lui répondit: «Puisses-tu perdre par la mort tes frères! Dis-donc, de qui tiens-tu ces propos relatif aux Bahutu?» Ils se fâchèrent jusqu'à en devenir presque morts!

C'est alors que le Premier Ministre du nom, dit-on, de je ne sais pas s'il faut dire Nsengashitani (Je-prie-Satan) ou (Nseng) Iyaremye (Je-prie-le-Créateur) s'est mis en route vers Cyangugu pour aller empêcher aux Bahutu de se défendre contre les Batutsi qui posaient des mines contre eux. Vous avez entendu cela à la Radio. Alors on l'a raillé, vous l'avez vous-même entendu, et il a perdu la tête, lui et tous les Militants de son parti, ainsi que ceux des autres partis qui partagent ses opinions. C'est à ce moment où ces gens venaient d'essuyer un tel revers [. . .] vous avez entendu vous-mêmes que le Président de notre parti, Son Excellence le Général-Major Habyarimana Juvénal a pris la parole à son arrivée à Ruhengeri. L' "Invincible" s'est présenté solennellement, tandis que les autres-là disparaissaient sous terre! Dans leurs agitations, ces gens étaient presque morts de s'agiter, car ils avaient appris que tout le monde, y compris même ceux qui se réclamaient d'autres partis, étaient en train de les quitter pour revenir dans notre parti, grâce au discours de notre Chef.

Leurs coups de pied menaceraient le plus averti. Néanmoins, étant donné notre nombre, je me rends compte que nous sommes si nombreux qu'ils ne pourraient pas trouver où les donner: ils perdent leur temps!

C'est donc là le premier point. Le M.D.R. et les partis qui partagent ses opinions sont en train d'agoniser. Évitez leurs coups de pied. Comme je l'ai constaté, même un coup d'ongle ne pourra vous effleurer!

Le deuxième point dont j'ai décidé de vous entretenir, c'est de ne pas vous laisser envahir. A tout prix, vous quitterez ces lieux en emportant avec vous cette parole, à savoir ne pas vous laisser envahir. Dis-donc, toi homme, toi père ou mère ici présents, si quelqu'un vient un jour s'installer dans ton enclos et y défèque, accepteras-tu encore réellement qu'il y revienne? Cela est tout à fait interdit. Sachez que la première chose importante [. . .] vous avez vu ici nos frères de Gitarama. Leurs drapeaux, c'est moi qui les ai distribués lorsque je travaillais au siège de notre Parti. Partout à Gitarama, on les a hissés. Mais, quant tu viens de Kigali, que tu continues d'avancer pour pénétrer dans Kibilira, plus aucun drapeau du M.R.N.D. ne s'y trouve: on les a descendus! Quoi qu'il en soit, vous le comprenez vous-mêmes, les prêtres nous ont appris de bonnes choses; notre Mouvement aussi est un Mouvement pour la paix. Cependant, il faut qu'on sache que, pour notre paix, il n'y a pas d'autre moyen de l'avoir que de se défendre soi-même. Certains ont cité l'adage suivant: «Qui veut la paix prépare toujours la guerre». C'est ainsi donc que, dans notre Préfecture de Gisenyi, c'est la quatrième ou cinquième fois que j'en parle, ce sont eux qui ont agi les premiers. Il est écrit dans l'Évangile que si l'on te donne une gifle sur une joue, tu offriras l'autre pour qu'on tape dessus. Moi, je vous dis que cet Évangile a changé dans notre Mouvement: si on te donne une gifle sur une joue, tu leur en donneras deux sur une joue et ils s'effondreront par terre pour ne plus reprendre leurs esprits! Ici donc, plus rien de se qui s'appelle leur drapeau, plus rien de se qui s'appelle leur bonnet, plus rien même de se qui s'appelle leur Militant ne doit venir sur notre sol pour y prendre la parole; je veux dire dans tout Gisenyi, sur toute son étendue!

(Un proverbe) dit: «L' (hyène) mange les autres mais lorsqu'on va le manger elle se fait amère»! Qu'ils sachent qu'un homme en vaut un autre; notre enclos aussi (parti) ne se laisse pas non plus envahir. Sachez donc que se laisser envahir est interdit. Il y a également une autre chose dont je voudrais vous parler au sujet de «ne pas se laisser envahir» et que vous devez refuser car ce sont des choses effrayantes. Notre aîné Munyandamutsa vient de vous dire ce qu'il en est en ces mots: «Nos Inspecteurs actuellement au nombre de cinquante-neuf à travers le pays viennent d'être chassés. Dans notre Préfecture de Gisenyi il y en a huit. Dites-moi, chers parents ici réunis, avez-vous jamais vu, je ne sais pas si elle est encore une mère de famille, avez-vous jamais vu donc cette femme qui dirige le Ministère de l'Éducation, venir elle-même savoir que vos enfants ont quitté la maison pour aller faire étude ou retourner à l'école? N'avez-vous pas entendu qu'elle a dit que désormais plus personne ne retournera à l'école? Et maintenant elle s'en prend aux éducateurs! Je voulais porter à votre connaissance qu'elle les a convoqués à Kigali pour leur dire qu'elle ne veut plus entendre qui que ce soit dire qu'un Inspecteur-éducateur s'est fait inscrire dans un parti politique. Ils lui ont répondu: «Quitte d'abord ton parti parce que toi-même tu es Ministre et tu te trouves dans un parti politique et alors nous suivrons ton exemple». Elle y est encore! Vous avez entendu également à la Radio que ces jours elle insulte même notre Président! Avez-vous jamais entendu une mère aller proférer des injures publiquement? Ce que je voudrais donc vous dire ici, et c'est la vérité, ce n'est pas un doute pour dire que ce serait ceci ou cela, c'est qu'il y aurait, paraît-il, parmi eux des gens qui se seraient comportés d'une manière légère. Ils sont poursuivis pour leur appartenance au M.R.N.D., vous l'avez entendu? Ils sont poursuivis pour leur appartenance au M.R.N.D. Franchement, accepterons-nous qu'ils viennent nous envahir pour nous arracher au M.R.N.D. et nous prendre nos hommes?

Je vous demande de mener deux actions très importantes. La première est que vous écriviez à cette femme éhontée qui profère des injures publiquement et sur les antennes de notre Radio à nous tous les rwandais. Que, vous lui écriviez pour lui faire savoir que ces éducateurs, qui sont des nôtres, sont irréprochables quant à leurs moeurs et comportements et qu'ils s'occupent avec soin de nos enfants; qu'il faut que ces éducateurs continuent d'éduquer nos enfants et qu'il faut qu'elle s'amende. Cela est la première action que je vous demande de mener. Et alors vous signeriez tous massivement: le papier ne manquera absolument pas. Si vous attendez quelques jours sans qu'elle réponde, environ sept jours seulement, car vous enverrez la lettre confiée à quelqu'un pour la faire parvenir à destination afin qu'il sache qu'elle l'a reçue, s'il se passe donc sept jours sans qu'elle réponde et qu'elle se permet de faire en sorte qu'une autre personne vienne remplacer les Inspecteurs en place, retenez-le bien, si elle croit qu'il peut y avoir quelqu'un qui viendra le remplacer (l'Inspecteur), pour celui-là qui viendra [. . .] l'endroit d'où le Ministre est originaire est le lieu appelé Nyaruhengeri, à la frontière du Burundi, (exactement) à Butare, vous demanderez à cette homme de prendre le chemin, avec sa provision de route sur la tête, pour aller être l'Inspecteur à Nyaruhengeri.

Que tous ceux qu'elle aura nommés se retrouvent là-bas, qu'ils aillent à Nyaruhengeri pour s'occuper de l'éducation de ses enfants. Quant aux nôtres, ils poursuivront leur éducation par les nôtres. Ceci est encore un point important pour lequel nous devons prendre des décisions: c'est ne pas du tout nous laisser envahir: c'est un tabou!

Une autre chose qu'on peut appeler «ne pas se laisser envahir» dans le pays, vous connaissez des gens qu'on appelle «Inyenzi» (Cancrelats), ne les appelez plus «Inkotanyi» (combattants tenaces), car ce sont tout à fait des «Inyenzi". Ces gens appelés Inyenzi ce sont mis en route pour nous attaquer.

Le Général-Major Habyarimana Juvénal, aidé du Colonel Serubuga que vous avez vu ici présent et qui était son adjoint dans l'armée au moment où nous avons été attaqués, (les deux) se sont levés pour se mettre à l'oeuvre. Ils ont repoussé les "Inyenzi" hors de la frontière d'où ils étaient arrivés. Et alors ici, permettez-moi de vous faire rire! Entre temps étaient arrivés ces gens-là qui convoitaient le pouvoir. Et après l'avoir obtenu, ils ont pris le chemin vers Bruxelles. A leur arrivée à Bruxelles, notez qu'il s'agit du M.D.R., du P.L. et du P.S.D., ils se mirent d'accord pour livrer, coûte que coûte la Préfecture de Byumba. Ça c'est une première chose. Ils se concertèrent pour décourager coûte que coûte nos soldats. Vous avez entendu ce que le Premier Ministre en personne a dit. Il a dit qu'ils allaient (les soldats) descendre dans les marais (cultiver) alors que la guerre faisait rage! C'est à ce moment-là que ceux qui avaient un moral faible parmi eux ont abandonné leurs positions et les "Inyenzi" les ont occupées. En effet, ces derniers se sont rendus là-bas à Byumba et eux (les soldats gouvernementaux) allèrent piller les magasins de nos commerçants de Byumba, de Ruhengeri et de Gisenyi. C'est d'ailleurs l'État qui devra les indemniser car c'est lui qui a créé cette situation. Ce n'est pas un de nos commerçants (qui l'a créé) car il ne demandait même pas de crédit! Pourquoi un crédit! Ce sont ces gens-là donc qui nous ont poussés à nous laisser envahir. La punition de telles personnes n'est rien d'autre: "Toute personne qui démoralisera les forces armées du pays sur le front sera passible de la peine de mort". Cela est prescrit par la Loi. Pourquoi ne tuerait-on pas cet individu? Nsengiyaremye doit être traduit en justice pour être condamné. La Loi est là et elle est écrite. Il doit être condamné à la peine de mort comme c'est écrit. Mais ne vous effrayez pas par le fait même qu'il soit Premier Ministre. Vous avez entendu ces derniers temps dire à la Radio que même des Ministres français peuvent désormais être traduits en justice! Sera passible de peine de mort, en temps de guerre, toute personne qui livrera une portion du sol national, ne fût-ce qu'un infime morceau. Twagiramungu l'a dit sur les antennes de la Radio et la C.D.R. lui a réglé son compte à la Radio. Les Militants de son (parti) ont alors perdu la tête, imaginez-vous! Je voudrais porter à votre connaissance que cet homme qui a livré Byumba sur les antennes de la Radio tandis que nous tous rwandais, ainsi que tous les pays étrangers, l'entendions, cet homme subira la peine de mort. C'est écrit; interrogez les juges, ils vous montreront où cela se trouve, je ne vous mens pas! Sera passible de peine de mort toute personne qui livrera ne fût-ce qu'un infime morceau du Rwanda. Et qu'attend encore cet individu?

Vous savez ce que c'est, chers parents, «ne pas se laisser envahir», ou vous le savez. Vous savez qu'il y a au pays des «Inyenzi» qui ont profité de l'occasion pour envoyer leurs enfants au front, pour aller secourir les «Inkotanyi». Ça c'est quelque chose dont vous entendez parler vous-mêmes. Vous savez qu'hier je suis rentré de Nshili dans Gikongoro à la frontière du Burundi, en passant par Butare. Partout on m'a fait rapport du nombre des jeunes qui sont partis. On m'a dit: «Là où ils passent, ainsi que celui qui les conduit [. . .] pourquoi ne sont-ils pas arrêtés en même temps que leurs familles?» Je vous le dis donc maintenant, cela est écrit dans la Loi, dans le livre du Code pénal: «Sera passible de peine de mort toute personne qui recrutera des soldats en les cherchant parmi la population, en cherchant partout des jeunes qu'elle ira donner aux forces armées étrangères qui attaqueront la République». C'est écrit.

Pourquoi n'arrête-t-on pas ces parents qui ont envoyé leurs enfants et pourquoi ne les extermine-t-on pas? Pourquoi n'arrête-t-on pas ceux qui les amènent et pourquoi ne les extermine-t-on pas tous? Attendons-nous que ce soit réellement eux qui viennent nous exterminer?

Je voudrais vous dire que maintenant nous demandons que ces gens-là soient mis sur une liste et qu'ils soient traduits en justice pour qu'ils soient jugés en notre présence. Au cas où il arriverait qu'ils (les juges) refusent, il est écrit dans la constitution que "ubutabera bubera abaturage". En français, cela veut dire que "LA JUSTICE EST RENDUE AU NOM DU PEUPLE". Au cas où donc la justice n'est plus au service du peuple, comme cela est écrit dans notre constitution que nous avons votée nous-mêmes, c'est dire qu'à ce moment, nous autres composantes de la population au service de laquelle elle devrait se mettre, nous devons le faire nous-mêmes en exterminant cette canaille. Ceci, je vous le dis en toute vérité, comme c'est écrit dans l'Évangile: "Lorsque vous accepterez qu'en venant vous mordre un serpent reste attaché sur vous avec votre accord, c'est alors vous qui serez anéantis".

Je vous apprends qu'il y a un jour et une nuit,--je ne sais pas si c'est tout juste, à Kigali, un petit groupe d'hommes armés de fusils s'est rendu dans un cabaret pour exiger de présenter des cartes. Ils placèrent ceux du M.D.R. là-bas à part. Ceux du P.L., vous vous en doutez, ils les placèrent là-bas à part et même ces autres-là qui se font passer pour des chrétiens, ils les placèrent là-bas à part. Lorsqu'un membre du M.R.N.D. a exhibé sa carte, ils l'ont immédiatement mitraillé; je ne vous mens pas, qu'on vous le dise même à la Radio; ils ont tiré sur cet homme et se sont éclipsés dans les marais de Kigali pour prendre fuite, après avoir déclaré qu'ils étaient des "Inkotanyi". Dites-moi donc, ces jeunes gens s'en vont munis de notre carte d'identité, puis ils reviennent armés de fusils au nom d'"Inyenzi" ou de leurs complices, pour tirer sur nous! Je ne crois donc pas que nous accepterons qu'on tire sur nous! Qu'un représentant local du M.D.R. ne vive plus dans cette Commune ni dans cette Préfecture, parce c'est un complice! Les représentants de ces partis-là qui collaborent avec les "Inyenzi", ceux qui représentent [. . .] je vous le dis sans vous mentir, c'est que [. . .] ils ne veulent que nous exterminer. Ils ne veulent que nous exterminer: ils n'ont pas d'autre objectif. Et nous devrons leur dire la vérité. Moi je ne leur cache rien du tout. L'objectif qu'ils poursuivent est bien celui-là. Je voudrais vous dire donc que les représentants de ces partis-là qui collaborent avec les "Inyenzi", à savoir le M.D.R., le P.L., le P.S.D., le P.D.C. et d'autres groupuscules rencontrés ici et là, qui s'y rattachent et ne font que vagabonder, tous ces partis, ainsi que leurs représentants doivent aller habiter à Kayenzi chez Nsengiyaremye; ainsi nous saurons où se trouvent ceux avec qui nous sommes en guerre.

Mes frères, Militants de notre Mouvement, ce que je vous dis là n'est pas une plaisanterie, c'est plutôt vous parler en toute vérité pour que, si un jour quelqu'un se voit attaquer au fusil par eux, vous ne veniez pas nous dire que nous qui représentons le parti ne vous avons pas averti! Maintenant donc, je vous le dis pour que vous le sachiez. Et si quelqu'un a envoyé un enfant parmi les «Inyenzi», qu'il les rejoigne avec sa famille et sa femme pendant qu'il est encore temps, car le temps est arrivé pour que nous aussi nous nous défendions, afin que [. . .] nous n'accepterons jamais de mourir parce que la Loi refuse de jouer son rôle!

Je vous apprends que le jour où on a fait des manifestations, le jeudi, ils ont battu nos hommes qui ont dû se réfugier dans l'Église se trouvant en bas du Rond-Point. Ces gens dits chrétiens du P.D.C. les ont poursuivis et sont allés les battre dans l'Église. D'autres se sont réfugiés dans le Centre Culturel Français. Je voudrais donc vous dire qu'ils ont commencé à tuer. C'est tout, il en est ainsi! Ils s'attaquent aux habitations et tuent. Maintenant, celui dont on entend dire qu'il est membre du M.R.N.D. est battu et tué par eux; c'est ainsi que ça se passe. Maintenant donc, il faut que ces gens qui représentent leurs partis dans notre Préfecture prennent le chemin pour aller habiter avec les "Inyenzi", nous n'acceptons pas du tout que des gens qui vivent parmi nous nous tirent dessus tout en étant à nos côtés!

Un autre point important dont je voudrais vous entretenir pour que nous ne continuions pas à nous laisser envahir: vous entendez parler des pourparlers d'Arusha. Je n'en parlerai pas longtemps car le représentant du Secrétaire Général (du Mouvement) en parlera d'une manière détaillée. Mais ce que je vais vous dire c'est que les délégués dont vous entendez dire qu'ils sont à Arusha ne représentent pas le Rwanda. Ils ne représentent pas tout le Rwanda, et je vous le dis en toute vérité. Les délégués du Rwanda, qui sont dits du Rwanda, sont conduits par un "Inyenzi" qui y va pour s'entretenir avec les "Inyenzi", comme cela se dit dans un chant que vous entendez de temps en temps, où il est dit: "Il est Dieu né de Dieu". De même eux, c'est "Inyenzi né d'Inyenzi qui parle au nom d'Inyenzi". Quant à ce qu'ils vont dire à Arusha, c'est cela même que ces complices des "Inyenzi" vivant ici sont allés dire à Bruxelles. Ils vont travailler à Arusha pour que tout cela soit attribué au Rwanda alors qu'il n'y a rien qui ne soit de Bruxelles qui se passe là-bas! Et même ce qui vient du Rwanda ne vient pas du tout de notre Gouvernement: c'est une affaire de Bruxelles qu'ils se mettent sur la tête pour l'emporter avec eux à Arusha! C'est donc un "Inyenzi" qui traite avec un autre! Quant à ce qu'on appelle "pourparlers", nous ne sommes pas contre les pourparlers. Je voudrais vous dire qu'ils ne viennent pas du Rwanda: ce sont des "Inyenzi" qui discutent avec des "Inyenzi" et sachez-le une fois pour toutes! En tout cas, nous n'accepteront jamais ces choses qui proviendront de là-bas!

Un autre point dont je vous ai entretenu est que nous devons nous défendre. J'en ai parlé brièvement. Mais, je vous dis qu'il faut que nous nous levions! On m'a chuchoté à l'oreille il y a un instant que ce ne sont pas les parents seuls qui doivent se lever en même temps que les enseignants au sujet du fameux problème de nos inspecteurs. Mais même celui qui n'a pas d'enfant à l'école, celui-là aussi devrait les soutenir car lui aussi en aura un demain ou bien il en avait un avant-hier. Levons-nous donc tous et signons!

Le deuxième point dont je vous entretiendrai est le suivant: c'est que nous avons neuf ministres dans le présent gouvernement. De la même façon qu'ils se sont levés pour chasser nos inspecteurs en se fondant sur leur Ministère, qu'ils se sont levés pour chasser des enseignants des écoles secondaires [. . .] il y a quelques jours, vous avez entendu que la fameuse femme circulait dans les écoles. Aucun autre motif ne l'y poussait si ce n'est que de chasser les inspecteurs et les enseignants qui s'y trouvaient et qui n'étaient pas dans son Parti. Vous avez entendu ce qui se fait au Minitrape: il ne n'agit pas que de détournement, même on s'en est pris à nos travailleurs! Vous avez entendu ce qui se passe à la Radio, ainsi que l'émission de Byumba qu'on a étouffée. Vous avez entendu comment tout cela se passe. Je voudrais vous dire donc qu'il faut que nous demandions à nos Ministres que eux aussi, il y a des gens qui travaillent pour leurs partis et qui se trouvent dans nos Ministères [. . .] Vous avez entendu parler par exemple du Militant-Ministre Ngirabatware, qui n'est pas présent ici parce que le pays lui a confié une mission importante. J'ai visité son Ministère jeudi. Il y avait là-dedans une petite poignée de gens, ce n'est pas que je me sous-estime parce que je suis dans le M.R.N.D., (une poignée de) quelques personnes du M.R.N.D., ceux qui s'y trouvent sont exclusivement des "Inyenzi" appartenant au P.L. et au M.D.R.! Ce sont eux qui se trouvent dans le Ministère du Plan! Vous comprenez que si ce Ministre disait: "Si vous touchez à nos inspecteurs, les vôtres également je vais les liquider". Que se passerait-il? Que nos Ministres eux aussi secouent le sac pour que la vermine qui se trouve chez eux disparaisse pour aller dans les Ministères des leurs.

Une chose importante que je demande encore à tous ceux qui travaillent et qui sont au sein du M.R.N.D.: "Unissez-vous!" Que celui qui est chargé des finances, comme les autres s'en servent, lui aussi apporte l'argent pour que nous nous en servions. Qu'il en soit de même pour celui qui en a à son propre compte. Le M.R.N.D. le lui a donné pour l'aider et le soutenir, afin que, lui aussi, puisse subvenir à ses besoins en sa qualité d'homme. Comme ils ont l'intention de lui couper le cou, qu'il l'apporte (l'argent) pour que [[nous nous défendions en leur coupions les cous]]! Souvenez-vous que la base de notre Mouvement est la cellule, que la base de notre Mouvement est le secteur et la Commune. Il (le Président) vous a dit qu'un arbre qui a des branches et a des feuilles sans avoir des racines meurt. Nos racines sont fondamentalement là-bas. Unissez-vous encore, bien sûr vous n'êtes plus rémunérés, que nos membres des cellules se mettent ensemble. Si quelqu'un pénètre dans la cellule, surveillez-le du regard et écrasez-le; s'il est complice qu'il ne puisse plus en sortir! Oui, qu'il ne puisse plus en sortir!

Dernièrement, j'ai dit à quelqu'un qui venait de se vanter devant moi d'appartenir au P.L. Je lui ai dit: "L'erreur que nous avons commise en 1959 est que, j'étais encore un enfant, nous vous avons laissés sortir". Je lui ai demandé s'il n'a pas entendu raconter l'histoire des Falashas qui sont retournés chez eux en Israël en provenance de l'Éthiopie? Il m'a répondu qu'il n'en savait rien! Je lui ai dit: "Ne sais-tu pas donc ni écouter ni lire? Moi, je te fais savoir que chez toi c'est en Éthiopie, que nous vous ferons passer par la Nyabarongo pour que vous parveniez vite là-bas".

Quant à ce que je vous dis, qu'il faut que nous nous levions, nous devons nous lever réellement. Ce par quoi je vais terminer est une chose importante. Hier j'étais à Nshili, vous avez appris que les Barundi nous ont calomniés, j'étais allé vérifier la vérité. Avant que je n'aille là, des gens m'avaient dit que je n'en reviendrais pas. Que j'y mourrai. J'ai répondu: "Si je meurs, je ne serai pas la première victime à être sacrifiée". A Nshili donc, on a destitué le Bourgmestre qui y était avant, sous prétexte qu'il serait, parait-il, vieux! Qu'il aurait commencé à travailler en 1960! Et pourtant, hier je l'ai vu, il est encore jeune homme! Mais parce qu'il était dans le M.R.N.D., il a quitté! Ils ont voulu y mettre un voleur; cela n'a pas marché non plus. Quand on y mit un homme honnête, ils (la population) l'ont refusé! Aujourd'hui, cette commune appelée Nshili est administrée par un conseiller qui, lui non plus ne sait que faire! A cet endroit donc dit Nshili, nous y avons des forces armées du pays qui gardent la frontière. Il y a là des gens appelés des J.D.R., pour la bonne raison que nos militaires nationaux sont disciplinés et ne tirent sur personne, surtout ils ne tireraient pas sur un rwandais, sauf si c'est un "Inyenzi", ces militaires n'ont pas su que toutes les personnes du M.D.R. étaient devenus des "Inyenzi"! Ils ne l'ont pas su! Ceux-ci les ont encerclés et ont arrêtés nos gendarmes, à telle point qu'un citoyen qui n'est pas dans notre parti m'a dit personnellement: "Ce que je souhaite c'est qu'on nous apporte les élections pour que nous élisions un Bourgmestre. Sinon, avant qu'il ne vienne, qu'on réinstalle provisoirement celui-là qui y était avant parce qu'à voir où en sont arrivées les choses, il ne pourra pas remettre les citoyens sur la bonne voie".

Chers parents, chers frères , je voudrais vous dire une chose importante: les élections doivent avoir lieu, nous devons tous élire. Comme vous êtes maintenant tous réunis ici, y a-t-il quelqu'un qui a donné un coup d'ongle à un autre? On parle de sécurité. On dit que nous ne pouvons pas élire. N'allez-vous pas à la messe dimanche? N'êtes-vous pas venus ici au meeting? Au M.R.N.D., n'avez-vous pas élu les responsables à tous les échelons? Ceux-là même qui le disent, ne font-il pas la même chose? N'ont-ils pas élu? Pour ce prétexte qu'ils avancent, il n'y a aucune raison qui nous empêche d'élire à cause de la sécurité, parce que eux-mêmes se promènent dans le pays et les troubles qui ont lieu, ce sont eux qui les provoquent. C'est là le mot que je voulais vous adresser: ils nous trompent tous, même ici où nous sommes, nous pouvons élire.

Deuxièmement, ils se fondent sur les déplacés de guerre se trouvant à Byumba. Je vous voudrais vous faire savoir que personne n'est allé demander à ces gens s'ils ne veulent pas élire. A moi personnellement ils ont dit qu'ils avaient auparavant des conseillers paresseux, que même certains parmi leurs Bourgmestres étaient des paresseux. Étant donné que le Ministère qui leur porte les vivres est surveillé par un "Inkotanyi" ou plutôt par l' "Inyenzi" Lando, celui-ci a choisi des gens appelés "Inyenzi" et leurs complices qui sont dans ce pays et c'est à eux qu'il a confié la mission de porter les vivres à ces gens. Au lieu de les leur porter là-bas, ils les vendent pour aller acheter des munitions qu'ils portent aux "Inyenzi" qui nous tirent dessus! Je voudrais vous dire qu'ils ont dit: "On tire sur nous par dernière, et vous, vous tirez sur nous par devant en nous envoyant cette canaille nous apporter des vivres". Je n'ai pas trouvé de quoi leur répondre et ils ont poursuivi: "Ce que nous souhaitons, disent-ils, c'est que parmi nous, nous puissions élire des responsables, des conseillers, des responsables des cellules, un Bourgemestre; que nous puissions savoir que nous sommes avec lui ici au camp, qu'il nous protège, qu'il nous cherche des vivres". Vous comprenez que ce que m'ont dit ces hommes et ces femmes qui ont fui dans ces circonstances que vous entendez de temps en temps à gauche, à droite, c'est qu'ils souhaitent eux aussi des élections; tout le pays souhaite des élections pour qu'il soit dirigé par des braves comme cela se passait habituellement. Comprenez donc, ce que nous devrions tous faire, c'est cela, c'est réclamer ces élections. Pour que je puisse terminer donc, je voudrais vous rappeler toutes les choses importantes dont je viens de vous entretenir: la plus essentielle est de ne pas nous laisser envahir, de peur que même ceux-là qui agonisent n'emportent personne parmi vous. N'ayez pas peur, sachez que celui à qui vous ne couperez pas le cou, c'est celui-là même qui vous le coupera. Je vous dis donc que ces gens là devraient commencer à partir pendant qu'il est encore temps et à aller habiter parmi les leurs ou aller même parmi les "Inyenzi" au lieu d'habiter parmi nous en conservant des fusils, pour que quand nous serons endormis, ils nous tirent dessus. Faites donc les plier bagage, qu'ils prennent le chemin du départ, de façon que plus personne ne revienne ici prendre la parole et que plus personne n'apporte des chiffons prétendus être des drapeaux!

Autre chose d'important, c'est que nous devons nous lever, nous lever comme un seul homme [. . .] si quelqu'un touche à un des nôtre, qu'il ne trouve pas où passer. Nos inspecteurs n'iront nulle part. Ceux qu'ils placeront prendront le chemin pour aller à Nyaruhengeri, chez la Ministre Agathe, s'occuper de l'éducation de ses enfants! Retenez-le bien! Ce par quoi je termine, c'est une chose importante: c'est les élections. Et je vous remercie de m'avoir prêté l'oreille et je vous remercie aussi pour le courage que vous avez, dans vos bras et dans vos coeurs. Je sais que vous êtes des hommes, que vous êtes des jeunes filles adultes, des pères et des mères de famille qui ne se laissent pas envahir, qui refusent le mépris. Ayez une longue vie!

Au président Habyarimana, longue vie [. . .]

A vous, longue vie et prospérité [. . .]

Traduction en français par

Prof. Thomas KAMANZI

Linguiste

Directeur du Centre Etudes Rwandaises

à l'Institut de Recherche

Scientifique et Technologique (I.R.S.T.)

B U T A R E--R W A N D A [D.A., vol. 22, page 8051]

IV.     Remarques préliminaires

1)     le génocide

[18]Il est beaucoup question de «génocide» dans le présent dossier. L'expression n'est cependant pas toujours employée dans l'acception précise qu'elle a en droit pénal canadien et international. La période en cause ici--fin novembre 1992--se situe bien à l'extérieur de celle qui est associée au «grand génocide» commis au Rwanda entre le 7 avril 1994 et la mi-juillet 1994 (témoignage Des Forges, D.A., vol. 8, page 2035) et à l'égard duquel un tribunal international, le Tribunal pénal international pour le Rwanda, a été constitué par le Conseil de sécurité des Nations Unies le 8 novembre 1994 pour en juger les auteurs.

[19]Le rapport de la CIE, publié en mars 1993, a d'ailleurs exprimé, à la page 50, le caveat suivant:

Les témoignages prouvent que l'on a tué un grand nombre de personnes pour la seule raison qu'elles étaient Tutsi. La question reste de savoir si la désignation du groupe ethnique "Tutsi" comme cible à détruire relève d'une véritable intention, au sens de la Convention, de détruire ce groupe ou une part de celui-ci «comme tel».

Certains juristes estiment que le nombre de tués est un élément d'importance pour que l'on puisse parler de génocide. Les chiffres que nous avons cités, certes considérables pour le Rwanda, pourraient, aux yeux des juristes, rester en deça du seuil juridique requis. [D.A., vol. 21, page 7797.]

[20]Me Duquette, de la section d'appel, établit également la distinction qu'il y lieu de faire entre le génocide de 1994 et le discours de M. Mugesera:

Il n'y a aucun doute que le génocide de 1994 au Rwanda était un crime contre l'humanité, mais il est survenu un an et demi après le discours de monsieur Mugesera. Je ne veux pas dire qu'il n'y a aucun lien, ni aucune continuité entre les événements, mais ce n'est pas par l'horreur des événements de 1994 que l'on peut justifier l'inhumanité du discours du 22 novembre 1992. [P. 113 de la décision, D.A., vol. 2, p. 300]

[21]Aussi, faut-il s'assurer de replacer les allégations qui ont été faites à l'égard de M. Mugesera dans leur contexte véritable. Le discours qu'on reproche à M. Mugesera ne doit pas être analysé à la lumière de ce qu'on sait aujourd'hui du génocide qui l'a suivi 18 mois plus tard. Le ministre n'allègue pas formellement que M. Mugesera est complice du génocide de 1994, encore que ses prétentions à cet égard sont ambiguës au point d'amener la réflexion suivante, de la part de Me Duquette, vers la fin des audiences devant la section d'appel: «l'intimé prétend que le discours était une incitation au génocide et que le génocide effectivement a eu lieu plus tard et donc le discours a été suivi jusqu'à un certain point» (D.A., vol. 36, page 13952).

[22]Enfin, est-il nécessaire de rappeler que l'objet de l'enquête devant l'arbitre et de l'appel de novo devant la section d'appel n'est pas de déterminer la responsabilité criminelle de M. Mugesera. Il est, plutôt, de déterminer si le ministre avait des motifs raisonnables de penser que M. Mugesera avait commis un crime contre l'humanité ou si le ministre pouvait être d'avis, selon la prépondérance des probabilités, que M. Mugesera avait incité au meurtre, à la haine ou au génocide. Quelle que soit l'issue de cet appel, M. Mugesera, qui n'est pas un «accusé» devant nous, ne sera ni innocenté ni reconnu coupable de crime. Le processus, ici, est de nature administrative, il n'est pas de nature criminelle, encore que la gravité des allégations invite, comme je le préciserai, à une rigueur et une prudence exceptionnelles dans l'application des règles du droit administratif.

2)     la norme de contrôle

[23]Cette Cour peut intervenir, dans le cas d'une décision rendue par un juge de première instance dans le cadre d'une demande de contrôle judiciaire, pour les mêmes motifs que si ce juge avait été saisi d'une action ordinaire (Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226, au paragraphe 43). Ces motifs sont ceux énoncés dans l'arrêt Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235 et comprennent l'erreur manifeste et dominante.

[24]Il n'est pas nécessaire d'épiloguer longtemps sur la norme de contrôle qui était applicable en première instance. L'explication et l'analyse du discours sont des questions de fait. La qualification du discours en tant que crime, une fois le discours compris et analysé, est une question de droit.

[25]Relativement aux questions de droit, rien dans la Loi sur l'immigration n'indique que le Parlement ait voulu laisser la moindre marge d'erreur à la section d'appel lorsqu'elle se penche sur la commission de crimes. Relativement aux questions de fait, la norme applicable est celle définie à l'alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5)]: la Cour ne pourra intervenir que si elle est convaincue que la section d'appel «a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont [elle] dispos[ait]». Cette norme correspond à celle désignée en d'autres juridictions sous le nom de déraisonnabilité manifeste.

3)     le fardeau de preuve

[26]Le fardeau de preuve incombe au ministre. Ce fardeau varie selon les allégations.

[27]En ce qui concerne l'allégation A (incitation au meurtre) et l'allégation B (incitation au génocide de l'ethnie Tutsi et incitation à la haine contre les Tutsis), les sous-alinéas 27(1)a.1)(ii) et 27(1)a.3)(ii) de la Loi sur l'immigration exigent que l'avis de l'agent d'immigration soit «fondé sur la prépondérance des probabilités» [non souligné dans l'original].

[28]En ce qui concerne l'allégation C (crime contre l'humanité), l'alinéa 19(1)j) de la Loi sur l'immigration vise les personnes «dont on peut penser, pour des motifs raisonnables, qu'elles ont commis, à l'étranger, un fait constituant un crime de guerre ou un crime contre l'humanité au sens du paragraphe 7(3.76) du Code criminel» [non souligné dans l'original].

[29]L'expression «motifs raisonnables» a le même sens, selon le jugement de notre Cour dans Ramirez c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 2 C.F. 306 (C.A.), à la page 312, que l'expression «raisons sérieuses» à l'Article 1Fa) de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés [28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6]. La norme de preuve est ainsi une norme inférieure à la prépondérance des probabilités (Ramirez, à la page 312; Zrig c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] 3 C.F. 761 (C.A.), au paragraphe 174), mais cette norme ne s'applique qu'aux questions de fait (Gonzalez c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 3 C.F. 646 (C.A.), à la page 659; Moreno c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 1 C.F. 298 (C.A.)). La question de savoir si le fait d'avoir prononcé le discours en cause peut-être qualifié de crime contre l'humanité soulève des questions de fait et des questions de droit. L'explication du discours et l'intention qu'avait l'orateur en le livrant sont des questions de fait, sujettes par conséquent à la norme de preuve ci-haut définie. Une fois ces conclusions de fait établies, leur qualification en tant que crime international contre l'humanité est une question de droit. Il doit être satisfait aux critères juridiques prévus par le Code criminel et le droit international pour que le discours puisse être considéré comme un crime contre l'humanité. Il n'est pas satisfait à ces critères si la preuve établit seulement qu'il existe des motifs raisonnables de penser que le discours «pourrait être qualifié de crime contre l'humanité» (Gonzalez, à la page 659); la preuve doit établir qu'en droit, il s'agit d'un crime contre l'humanité.

[30]En ce qui concerne l'allégation D (fausse indication dans la formule de demande de renseignements), l'alinéa 27(1)e) de la Loi sur l'immigration n'impose pas de norme particulière, mais le débat s'est déroulé tout au long sur la base de la norme de la prépondérance des probabilités.

4)     les règles de preuve

[31]Il est acquis, en raison des termes de l'alinéa 69.4(3)c) [édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 18] de la Loi, que la section d'appel peut recevoir «les éléments de preuve supplémentaires qu'elle estime utiles, crédibles et dignes de foi». Cette disposition a pour effet de libérer la section d'appel des contraintes résultant de l'application des règles techniques de la présentation de la preuve, dont celles ayant trait à la meilleure preuve et à la preuve par ouïe-dire (voir Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c. Dan-Ash (1988), 5 Imm. L.R. (2d) 78 (C.A.F.). Je retiens de cet arrêt qu'à toutes fins utiles, l'alinéa 69.4(3)c) établit, au niveau de la section d'appel, les mêmes règles de preuve que le paragraphe 68(3) [mod., idem] établit au niveau de la section du statut de réfugié. Ce dernier paragraphe, en effet, prescrit que la section du statut «n'est pas liée par les règles légales ou techniques de présentation de la preuve». Par ailleurs, même si l'alinéa 69.4(3)c) vise la présentation d'éléments de preuve supplémentaires devant la section d'appel, il va de soi que celle-ci doit, eu égard aux éléments de preuve sur lesquels s'est déjà fondé l'arbitre et que les parties ont convenu de déposer devant elle, former sa propre opinion relativement à la pertinence et à la crédibilité de ces derniers et les refuser ou leur donner peu ou pas de poids selon les circonstances. Il va également de soi que plus la preuve est indirecte ou invérifiable, plus la section d'appel doit redoubler de vigilance dans son acceptation et dans son appréciation de cette preuve.

5)     la question 27-F dans le formulaire de demande de résidence permanente

[32]La question 27-F du formulaire de demande de résidence permanente se lit comme suit:

En période de paix ou de guerre, avez-vous déjà participé à la commission d'un crime de guerre ou d'un crime contre l'humanité, c'est-à-dire de tout acte inhumain commis contre des populations civiles ou des prisonniers de guerre, par exemple l'assassinat, la torture, l'agression, la réduction en esclavage ou la privation de nourriture, etc., ou encore participé à la déportation de civils?

[33]Elle doit être lue de concert avec la question 27-B,

Avez-vous déjà été déclaré(e) coupable ou êtes actuellement accusé(e) d'un crime ou délit au pays ou ailleurs?

et dans le contexte du formulaire en entier.

[34]Les termes qu'on retrouve à la question 27-F sont calqués, à peu de choses près, sur ceux qu'on retrouvait, à l'époque, au paragraphe 7(3.76) du Code criminel. Le ministre a donc choisi lui-même de situer la question dans un contexte juridique précis. La question n'eût pas été vraiment différente si elle avait été:

Avez-vous déjà participé à la commission d'un crime de guerre ou d'un crime contre l'humanité au sens de l'article 7(3.76) du Code criminel du Canada?

[35]Ce calque du paragraphe 7(3.76) du Code criminel explique vraisemblablement l'absence de mention, dans la question 27-F, de génocide ou d'incitation au génocide. Curieusement, d'ailleurs, le crime de génocide n'était pas expressément établi par le Code criminel à l'époque, mais l'article 319 du Code faisait de l'incitation au génocide une infraction particulière. Depuis 2000, le droit criminel canadien reconnaît expressément le crime de génocide à l'article 4 de la Loi sur les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre, L.C. 2000, ch. 24, mais ce crime est distinct du crime de guerre et du crime contre l'humanité.

[36]Par ailleurs, la question 27-F ne reprend pas, sinon, peut-être, par l'emploi du mot «participé», la précision importante qu'apporte le paragraphe 7(3.77) du Code criminel relativement à «l'aide ou à l'encouragement». Ceci dit, il est important de mentionner que le but de la question 27-F n'est pas de vérifier les connaissances juridiques d'un requérant. La question vise à amener ce dernier à dévoiler, un peu comme pour les risques en matière d'assurance, tous faits et gestes pouvant fournir un motif d'enquête et de refus d'un requérant pour son implication dans un crime de guerre ou dans un crime contre l'humanité. Compte tenu de la finalité recherchée, la formulation de la question n'est pas des plus heureuses, comme le laissent voir la première question certifiée et le débat qui a eu cours devant le juge des requêtes.

6)     les renseignements sur lesquels se fonde le ministre

[37]J'ai reproduit, au paragraphe 6 de mes motifs, les renseignements sur lesquels se fonde le ministre pour demander l'expulsion de M. Mugesera et de sa famille. Il y a lieu d'y revenir.

[38]Le premier renseignement a trait à l'appartenance au «parti politique MRND, Mouvement révolutionnaire national pour le développement». Il y a là erreur dans la description de ce parti, dont le nom, le 28 avril 1991, était devenu «Mouvement républicain national pour la démocratie et le développement» (mon soulignement) (D.A., vol. 2, page 203; vol. 16, page 5732). Ce renseignement, en soi, est neutre. Ce n'est pas un crime en soi que d'appartenir à un parti politique.

[39]Le second renseignement a trait au discours du 22 novembre 1992, «un discours d'incitation à la violence, où il [M. Mugesera] demandait aux militants de ce parti de tuer les Tutsis et les opposants politiques, majoritairement Tutsis». Je note que la CIE, dans son rapport, utilise les mots «un discours d'incitation à la violence, où il demandait aux Interhamwe de tuer les Tutsis et les opposants politiques» (D.A., vol. 21, page 7828).

[40]Le troisième renseignement est que «Dès le lendemain, plusieurs tueries ont eu lieu dans les envions de Gisenyi, Kayave, Kibilira et autres». On lit, dans le rapport de la CIE, «Le lendemain, les communes environnantes de Giciye, Kayove, Kibilira, et d'autres, s'embrasaient à nouveau» (D.A., vol. 21, page 7828). On sait, depuis, que ce renseignement est mal fondé.

[41]Le quatrième renseignement est à l'effet que «Le US Department of State a publié une liste de personnes réputées avoir participé aux massacres des Tutsis au Rwanda. Le nom de M. Mugesera se trouve sur cette liste en sa qualité de membre du MRND--membre d'un escadron de la mort». Cette liste a été publiée le 17 septembre 1994 (D.A., vol. 21, page 7659), donc après le génocide. Le nom de M. Mugesera apparaît sous la forme suivante: «Mugesera, Leon. MRND--Member Escadron de la mort» (D.A., vol. 21, page 7661). Le communiqué de presse qui accompagne cette liste précise que le gouvernement américain s'appuie sur les ONG [traduction] «pour la plus grande partie de ses renseignements» (D.A., vol. 21, page 7659). La Cour a invité les procureurs, après l'audience, à préciser où, dans le dossier, il était fait mention de cette liste. Le seul endroit, selon le ministre, serait dans le témoignage de Mme Des Forges (D.A., vol. 9, page 2667), où elle dit n'avoir pris connaissance de cette liste que [traduction] «la semaine dernière», i.e. à la mi-septembre 1995, et ne rien savoir quant à sa confection. Cette liste ne prouve rien.

[42]Le cinquième renseignement renvoie au «rapport final publié le 29 novembre 1994», dans lequel «la Commission d'experts sur le Rwanda déclare ce qui suit relativement au discours prononcé par Léon Mugesera» (page 10, paragraphe 63):

[traduction]

[. . .] le discours s'avérera vraisemblablement d'une valeur probante pour établir l'existence d'une intention criminelle de commettre un génocide.» [D.A., vol. 21, p. 7740]

Cette Commission d'experts avait été établie le 1er juillet 1994 par la résolution 934 (1994) du Conseil de sécurité des Nations Unies. Cette Commission d'experts était «chargée d'examiner et d'analyser les informations qui lui auront été communiquées [. . .] ainsi que celles qu'elle aura pu recueillir par ses propres moyens ou par l'entremise d'autres personnes ou entités [. . .] en vue de présenter au Secrétaire général ses conclusions quant aux éléments de preuve dont elle disposera concernant les violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire du Rwanda, y compris d'éventuels actes de génocide». Le texte complet du paragraphe auquel renvoie le ministre se lit comme suit:

[traduction]

63. En 1992, Léon Mugesera, un représentant officiel du Mouvement révolutionnaire national pour le développement du président Habyarimana, a prononcé un discours lors d'un congrès du parti tenu à Gisenyi. Dans son discours, il a explicitement appelé les Hutus à tuer les Tutsis et à jeter leurs corps dans les rivières du Rwanda. La Commission d'experts a en sa possession une cassette audio de son discours, lequel s'avérera vraisemblablement d'une valeur probante pour établir l'existence d'une intention criminelle de commettre un génocide lorsque les auteurs seront traduits en justice.

[43]Je constate que, dans son contexte, la phrase citée par le ministre ne dit pas que M. Mugesera est lui-même l'un des «perpetrators» du génocide. Elle dit simplement, comme je la comprends, que le discours pourrait être fort utile pour démontrer la présence d'une intention criminelle quand les auteurs du génocide seront traduits devant les tribunaux.

[44]Par ailleurs, je note que ce paragraphe dit, à tort, que [traduction] «dans son discours, il a explicitement appelé les Hutus à tuer les Tutsis et à jeter leurs corps dans les rivières du Rwanda». Une chose est certaine: M. Mugesera n'a pas lancé un appel «explicite» au «meurtre» de Tutsi. Si tel était le cas, l'affaire aurait été classée depuis longtemps. De plus, M. Mugesera, selon la traduction qui, seule, nous concerne, n'a jamais conseillé de jeter les corps des Tutsis dans des rivières. Et pour illustrer encore davantage le manque de rigueur de ce paragraphe, il est certain que la seule rivière mentionnée par M. Mugesera état la rivière Nyabarongo.

[45]La preuve relative à ce rapport de la Commission d'experts est à peu près inexistante. On sait qu'il existe, mais guère plus. Mme Des Forges (D.A., vol. 22, page 8123), M. Philpot (D.A., vol. 12, page 3933), M. Mailloux (D.A., vol. 15, pages 5066 et 5067) et Me Gillet (D.A., vol. 31, page 11706) dans leur témoignage ne font que mentionner qu'ils en ont pris connaissance. Me Bertrand indique que les Nations Unies ont refusé de lui remettre la cassette audio sur laquelle le rapport de la Commission d'experts dit s'appuyer (D.A., vol. 14, page 4787). Et M. Chiniamungu se dit d'avis que le paragraphe du rapport de la Commission d'experts qui traite du discours «ne reflète pas la pensée, ne reflète pas le texte [. . .] en kinyarwanda» (D.A., vol. 14, page 4787).

[46]Le ministre, qui a le fardeau de la preuve, n'a pas établi comment le rapport de la Commission d'experts en était arrivé à sa très courte conclusion relativement au discours de M. Mugesera. Il s'inspire, vraisemblable-ment, du rapport de la CIE, sans qu'on sache si la Commission d'experts a effectué elle-même ses propres recherches. Ce rapport de la Commission d'experts ne prouve rien.

[47]Bref, quatre des cinq renseignements qui ont amené le ministre à prendre sa décision sont ou bien mal fondés ou bien non pertinents ou bien non probants. Il ne reste plus que le discours, et l'interprétation qu'en donne le ministre dans ses allégations lui est, de toute évidence, dictée par le rapport de la CIE. Comme je conclurai tantôt que le rapport de la CIE n'est pas crédible eu égard au discours de M. Mugesera, le ministre aura fort à faire pour justifier sa décision, que ce soit sur la base de «motifs raisonnables» (allégation C) ou de «prépondérance des probabilités» (allégations A, B et D).

7)     les allégations de droit

[48]Les allégations contre lesquelles M. Mugesera doit se défendre sont celles qui sont précisées au paragraphe 7 de mes motifs et aucune autre.

[49]Par ailleurs, le débat n'a pas porté devant nous sur le bien-fondé des allégations en droit rwandais. Je tiens pour acquis, aux fins du présent dossier et là où la Loi sur l'immigration exige qu'il y ait crime à l'étranger, que si j'en arrive à la conclusion qu'il y aurait eu crime en droit criminel canadien, il y a eu crime, aussi, en droit criminel rwandais.

[50]Je note toutefois que, selon les procédures rwandaises qui ont été déposées en preuve, les crimes qui sont reprochés à M. Mugesera sont l'incitation à la haine et au génocide (articles 166 et 393 du Code pénal rwandais) et la planification de génocide au sens de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (D.A., vol. 20, pages 7565 et 7569). Ces crimes sont visés par l'allégation B. Ils ne le sont pas par l'allégation A (incitation au meurtre).

8)     le crime contre l'humanité

[51]Sont inadmissibles les personnes «dont on peut penser, pour des motifs raisonnables, qu'elles ont commis, à l'étranger, un fait constituant un crime [. . .] contre l'humanité au sens du paragraphe 7(3.76) du Code criminel» (Loi, alinéa 19(1)j)).

[52]Pour qu'un acte soit qualifié de crime contre l'humanité, quatre éléments essentiels doivent être présents:

i) l'acte, inhumain par définition et de par sa nature, doit infliger des souffrances graves ou porter gravement atteinte à l'intégrité physique ou à la santé mentale ou physique;

ii) l'acte doit s'inscrire dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique;

iii) l'acte doit être dirigé contre les membres d'une population civile;

iv) l'acte doit être commis pour un ou plusieurs motifs discriminatoires, notamment pour des motifs d'ordre national, politique, ethnique, racial ou religieux.

(Le Procureur c. Jean-Paul Akayesu, Tribunal pénal international pour le Rwanda, 2 septembre 1998, N. ICTR-96-4-T; R. c. Finta, [1994] 1 R.C.S. 701; Sivakumar c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 1 C.F. 433 (C.A.); Figueroa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2001), 16 Imm. L.R. (3d) 61 (C.A.F.)).

9)     la crédibilité de M. Mugesera

[53]À l'instar des trois paliers d'instances qui se sont penchés sur ce dossier, la lecture des témoignages de M. Mugesera et de son épouse devant l'arbitre et devant la section d'appel m'amène à remettre en question leur crédibilité respective, mais seulement eu égard aux événements qui se sont produits entre le départ de M. Mugesera de la résidence familiale le 25 novembre 1992 et son arrivée eu Espagne en janvier 1993. Il y a, en effet, dans ces deux témoignages, des incohérences, des hésitations et des mystères tels qu'ils permettent de douter de la véracité de leur récit.

[54]Cela dit, les allégations du ministre et le débat devant nous visent essentiellement le discours du 22 novembre 1992, et à cet égard la preuve documentaire et la preuve testimoniale appuient la version des événements qu'a donnée M. Mugesera. Ce qu'a fait M. Mugesera par la suite n'est pas vraiment pertinent, non plus d'ailleurs que l'interprétation qu'il donne lui-même de son discours. Il est vrai qu'une conclusion de non-crédibilité d'un témoin relativement à une partie de son témoignage peut jeter du discrédit sur la totalité de ce dernier, mais la lecture du dossier m'a convaincu de la bonne foi et de la sincérité de M. Mugesera quand il décrit les événements ayant précédé le fameux discours et quand il expose sa vision et sa compréhension de l'histoire rwandaise (voir Mohacsi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2003), 27 Imm. L.R. (3d) 91 (C.F. 1re inst.) (juge Martineau, paragraphe 20); Takhar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] A.C.F. no 240 (1re inst.) (QL), juge Evans).

[55]La démarche de M. Mugesera en tant qu'individu, enseignant, fonctionnaire et, sur le tard, politicien, est constante et cohérente et elle est appuyée par les éléments de preuve au dossier. Il a ses idées sur l'évolution politique de son pays, sur les causes et les responsables de ce qui allait, aux yeux de la communauté des nations, se transformer en génocide, sur la nature de la guerre qui sévissait au Rwanda (une guerre d'agression, d'invasion, plutôt qu'une guerre civile), sur l'identité des personnes qui, à son avis, envahissaient son pays et devaient en être expulsées. Ce sont là des idées qu'il lui était loisible d'entretenir et de véhiculer, sous réserve, bien sûr, de la nature des moyens qu'il proposait pour les faire triompher. C'est ce dernier point, au fond, qui est au coeur du débat, lequel est ainsi beaucoup plus restreint que ne le laisse deviner l'ampleur de la preuve faite de part et d'autre.

V.     L'appel du ministre (les allégations C et D) (dossier A-317-01)

[56]Il est d'ores et déjà possible de disposer aisément de l'appel du ministre.

[57]L'allégation C veut que le discours soit un crime contre l'humanité. Que le discours puisse ou non être un crime en droit pénal canadien--et je conclurai plus loin que tel n'est pas le cas--il est certain qu'à sa face même il ne rencontre pas les exigences selon lesquelles un crime contre l'humanité doit s'inscrire dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique contre des membres d'une population civile pour des motifs (en l'espèce) ethniques.

[58]En date du 22 novembre 1992, il n'y a pas de preuve que le discours s'inscrivait dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique. Rien au dossier n'indique, en effet, que les massacres qui avaient eu lieu jusque-là étaient concertés et visaient un but commun. Quoiqu'il en soit, il n'y a aucune preuve au dossier que le discours de M. Mugesera faisait partie d'une stratégie quelconque. Si des extraits de ce discours ont plus tard été utilisés à l'insu de M. Mugesera en préparation du génocide, ce seraient les utilisateurs qu'il faudrait blâmer, pas M. Mugesera. De plus, comme je le verrai, le ministre n'a pas démontré que des motifs ethniques animaient M. Mugesera.

[59]Comme le discours ne constituait pas un crime contre l'humanité et comme le discours est le seul acte que le ministre puisse encore reprocher à M. Mugesera, une fois les autres renseignements écartés, M. Mugesera n'a pas donné de fausse indication en répondant par la négative à la question F-27.

[60]Dans ces circonstances, la seule conclusion qu'il soit possible de tirer de la preuve au dossier est que le ministre ne s'est pas déchargé du fardeau qui lui incombait. Le ministre ne pouvait pas, sur la base de cette preuve, avoir des motifs raisonnables de penser que M. Mugesera avait commis un crime contre l'humanité. Le ministre ne pouvait pas, selon la norme de prépondérance des probabilités, être d'avis que M. Mugesera avait obtenu le droit d'établissement par suite d'une fausse indication sur un fait important.

[61]En conséquence, je rejetterais l'appel du ministre, je confirmerais cette partie de la décision du juge Nadon qui traite des allégations C et D, j'annulerais cette partie de la décision de la section d'appel qui traite desdites allégations et je renverrais le dossier à la section d'appel pour qu'elle en dispose de nouveau, relativement aux allégations C et D, en tenant pour acquis que le ministre ne s'était pas déchargé du fardeau de preuve qui lui incombait. J'expliquerai au paragraphe 244 les raisons qui m'amènent à privilégier cette approche. Il s'ensuit que l'épouse et les enfants de M. Mugesera sont, à toutes fins utiles, mis hors de cause puisque seule l'allégation D les concernait.

VI.     L'appel de M. Mugesera (les allégations A et B) (dossier A-316-01)

[62]Il reste à déterminer, sur la base de la prépondérance des probabilités, si les allégations A (incitation au meurtre) et B (incitation au génocide et à la haine) sont justifiées relativement à M. Mugesera.

A.     Un survol de l'histoire du Rwanda

[63]L'histoire moderne, si je puis dire, du Rwanda commence avec l'abolition de la monarchie en janvier 1961 et le départ, principalement vers l'Ouganda, du roi et de ses partisans, majoritairement des Tutsis, et l'instauration de la première République, sous la gouverne du parti Hutu, le Parmehutu, dirigé par le président Kayibanda. Les personnes réfugiées en Ouganda, majoritairement des Tutsis, essayent alors à plusieurs reprises d'envahir le Rwanda. On les appelle «les réfugiés» ou «les Inyenzi», ce qui signifie cafards car elles se cachent durant le jour. Chaque tentative infructueuse d'invasion est suivie de représailles à l'intérieur même du Rwanda, ce qui amène des vagues de réfugiés à quitter le pays. On estime à quelque 600 000 personnes, essentiellement des Tutsis, le nombre de réfugiés.

[64]Le 5 juillet 1973, un coup d'état porte le général Habyarimana à la présidence de la deuxième République. Le pouvoir est alors exercé par le biais d'un seul parti politique, le Mouvement révolutionnaire national pour le développement (le MRND), qui a succédé au parti Parmehutu. Des efforts sont entrepris pour assurer le retour des réfugiés. Un plan de retour est éventuellement négocié en janvier 1991 avec les autorités ougandaises et le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. En vertu de ce plan, les réfugiés se verraient offrir trois options: le rapatriement volontaire au Rwanda, l'intégration par naturalisation dans le pays d'accueil et le droit d'établissement dans le cadre de conventions bilatérales et régionales. À cette époque, le Rwanda est considéré par la Banque mondiale comme un modèle, en Afrique, de développement économique et de paix sociale.

[65]Le 5 juillet 1990, le président Habyarimana annonce un «aggiornamento politique» et son désir d'instaurer le multipartisme dans le cadre d'une nouvelle Constitution. Une Commission nationale de synthèse est alors créée pour étudier la réforme des institutions politiques. La Commission commence ses travaux le 23 octobre 1990. Elle publie, le 28 décembre 1990, un avant-projet et, à la fin de mars 1991, un projet de charte politique nationale. De nouveaux partis sont alors créés: le Mouvement démocratique républicain (MDR), le Parti social démocrate (PSD), le Parti libéral (PL) et le Parti démocrate chrétien (PDC). Le 28 avril 1991, le Président annonce le changement de nom du MRND, qui devient le Parti républicain national pour le développement et la démocratie, et décrète qu'à l'avenir les membres du Comité central du MRND seront élus. La nouvelle Constitution est promulgée le 10 juin 1991. La Loi sur les partis politiques entre en vigueur le 18 juin 1991. Les premiers partis d'opposition, le MDR, le PSD et le PL, sont reconnus officiellement en juillet 1991.

[66]Le 30 décembre 1991, le ministre de la Justice, M. Nsanzimana est nommé premier ministre. Son cabinet se compose de membres du MRND, à l'exception d'un ministre membre du PDC. Des protestations surgissent de partout au pays. Le 13 mars 1992, un protocole d'entente est signé par les partis appelés à participer à un gouvernement de transition (le MRND, le MDR, le PSD, le PL et le PDC). Le 16 avril 1992, le Président annonce la nomination de M. Nsengiyaremye (membre du MDR) au poste de premier ministre. Son cabinet comprend neuf ministres du MRND et 10 ministres des partis d'opposition. Un seul membre du cabinet est Tutsi; il s'agit de M. Ndasingwa, du PL.

[67]Pendant ce temps, en 1988, naît en Ouganda le Front patriotique rwandais (le FPR), composé de réfugiés rwandais et de membres de l'armée ougandaise. Le FPR est endossé par le président de l'Ouganda et voué à la prise du pouvoir, au Rwanda, par les réfugiés et, selon plusieurs, par le président de l'Ouganda lui-même. Le FPR envahit le nord du Rwanda le 1er octobre 1990. L'invasion est repoussée le 30 octobre 1990. La guerre conventionnelle est alors remplacée par une guerre de guérilla, de petits groupes d'envahisseurs menant des attaques ciblées en territoire rwandais et y semant la terreur et la panique. De présumés complices du FPR font l'objet d'arrestations massives en octobre 1990 et de nombreux massacres sont perpétrés par l'armée rwandaise. Ces complices sont à majorité des Tutsis. Des négociations s'engagent à Bruxelles, le 29 mai 1992, entre le FPR, d'une part, et une partie du gouvernement de transition du Rwanda (le MDR, le PL et le PSD) afin de rétablir la paix au Rwanda. Le MRND ne participe pas à ces négociations. Un cessez-le-feu est signé à Arusha, le 12 juillet 1992, entre le gouvernement rwandais, représenté par le MDR, le PL et le PSD, et le FPR. Ces mêmes parties signent un protocole relatif à l'état de droit le 18 août 1992, et un autre, le 30 octobre 1992, relatif au partage des pouvoirs. Ce sont les accords d'Arusha, que le Président, le 15 novembre 1992, dénonce comme étant un chiffon de papier.

[68]Le premier accord d'Arusha est conclu le 18 août 1992. Il porte sur «l'état de droit» (D.A., vol. 27, page 10016). Le gouvernement du Rwanda, représenté par le ministre des Affaires étrangères et de la Coopération, M. Ngulinzira, membre du MDR, et le FPR conviennent notamment, à l'article 16, «de mettre en place une Commission Internationale d'Enquête sur les violations des Droits de l'Homme commises pendant la guerre» (ibid., page 10021).

[69]Le second accord d'Arusha est conclu le 30 octobre 1992, entre les mêmes parties représentées par les mêmes personnes. Il porte sur «le partage du pouvoir dans le cadre d'un gouvernement de transition à base élargie» (ibid., page 10023). Cet accord prévoit, notamment, la participation du FPR au gouvernement de transition. Selon l'article 14, «Les partis politiques participant au Gouvernement de coalition mis en place le 16 avril 1992 ainsi que le Front Patriotique Rwandais ont la responsabilité de mettre en place le Gouvernement de Transition à Base Élargie» (ibid., page 10028).

[70]Ces accords, particulièrement le deuxième, sont sévèrement condamnés par le Président et par les membres du MRND, dont M. Mugesera, qui n'acceptent pas d'une part qu'un accord signé sans l'appui du parti au pouvoir lie le gouvernement et d'autre part que le FPR, avec lequel le Rwanda est en guerre, fasse partie du gouvernement de transition. Même M. Reyntjens, témoin-expert du ministre, reconnaît que la dénonciation de ces accords par le parti au pouvoir était légitime: «D'ailleurs, je vous signale, il [le Président] se faisait déshabiller constitutionnellement. Je comprends un petit peu sa frustration» (D.A., vol. 11, page 3433).

[71]C'est dans ce contexte de guerre avec l'extérieur et de conflits politiques internes que M. Mugesera, le 22 novembre 1992, prononce son discours.

B.     Le rapport de la Commission internationale d'enquête (la CIE), mars 1993

[72]Bien que les procureurs du ministre aient prétendu à maintes reprises en cours d'enquête et devant nous que l'objet des allégations était le discours du 22 novembre 1992 et non pas le rapport de la CIE déposé en mars 1993, je ne crois pas que la réalité soit si simple et que la Cour puisse faire abstraction de l'importance qu'a eue ce rapport dans la formulation des allégations du ministre, dans la preuve apportée de part et d'autre, dans la perspective sous laquelle la preuve a été examinée et dans les conclusions auxquelles en sont arrivées les instances saisies de la question devant nous.

[73]Il est certain, lorsqu'on prend connaissance des circonstances qui ont amené le ministre à déposer ses allégations à l'encontre de M. Mugesera, que le ministre s'est largement inspiré des conclusions, voire des termes mêmes des conclusions du rapport de la CIE (voir, supra, paragraphes 45, 46 et 47).

[74]Il est certain, aussi, lorsqu'on regarde la liste des experts qu'a fait témoigner le ministre, que le ministre entendait rencontrer le fardeau de preuve qui lui incombait principalement par le témoignage de personnes intimement liées au rapport de la CIE, en l'espèce les deux co-présidents de la CIE, Mme Des Forges et Me Gillet.

[75]Il est certain, également, lorsqu'on regarde la preuve au dossier, que c'est la référence à certains extraits du discours de M. Mugesera et au choix de traduction de ces extraits dans le rapport de la CIE qui ont rendu le discours notoire et célèbre. Il est en effet évident que les références qui sont faites au discours dans des documents tels la Déclaration des organisations non-gouvernementales rwandaises et internationales oeuvrant pour le développement et les droits de la personne au Rwanda, émise le 29 janvier 1993 (D.A., vol. 21, pages 7666 et 7667), l'article publié le 8 mars 1993 par le Centre national de recherche scientifique de Paris (D.A., vol. 21, page 7674), les articles publiés par le quotidien Le Soleil, de Québec, les 1er octobre 1993 et 15 juin 1994 (D.A., vol. 21, pages 7681 et 7675), l'article publié par le quotidien Le Journal de Québec, le 30 septembre 1993 (D.A., vol. 21, page 7676), le rapport d'Amnesty International, en date du 23 mai 1994 (D.A., vol. 21, pages 7919 et 7920), la publication de Médecins sans frontières, Population en danger, 1995 (D.A., vol. 22, page 7998, page 34 du document), l'ouvrage de Filip Reyntjens (par ailleurs témoin-expert du ministre), L'Afrique des Grands Lacs en crise: Rwanda-Burundi, 1988-1994, Paris, Karthala, 1994 (D.A., vol. 23, page 8444, page 119 de l'ouvrage) et le rapport de M. Ndiaye (par ailleurs témoin-expert du ministre), rapporteur spécial des Nations Unies, déposé le 11 août 1993 (D.A., vol. 27, pages 9937 à 9940), s'appuient soit expressément, soit implicitement--par le biais, par exemple, du choix de la même traduction et des mêmes extraits que ceux retenus par la CIE--sur le rapport de la CIE.

[76]Je note, à cet égard, que le témoin-expert du ministre et rapporteur spécial des Nations Unies, M. Ndiaye, a reconnu, lors de son interrogatoire devant la section d'appel, qu'il avait tenues pour avérées, sans autre vérification, les conclusions émises par la CIE à l'égard de M. Mugesera. M. Ndiaye reconnaît, par exemple, qu'il n'a d'aucune manière cherché à vérifier l'exactitude de ces conclusions même s'il avait eu l'occasion de ce faire lors de ses rencontres avec le Président et avec un journaliste qui avait servi de source à la CIE. Il affirme d'ailleurs qu'il a globalement tenu pour acquis que le rapport de la CIE était exact, y compris à l'égard de M. Mugesera, après avoir constaté que le gouvernement rwandais avait reconnu globalement la substance des allégations de la CIE. Il devait cependant préciser par la suite qu'il n'avait lui-même personnellement rien vérifié au sujet de M. Mugesera, «ni avant, ni pendant, ni après» sa propre enquête, et que la déclaration du gouvernement rwandais n'avait pas fait mention des allégations portées par la CIE à l'encontre de M. Mugesera (D.A., vol. 36, pages 13924, 13946, 14007, 14058, 14063, 14064, 14065, 14066, 14067, 14076, 14146, 14147, 14155, 14162). Qui plus est, M. Ndiaye avoue qu'il a écrit son rapport sans avoir vu le texte complet du discours et qu'il a cru, sur la seule foi des extraits du discours de M. Mugesera retenus par la CIE, que M. Mugesera avait recommandé de jeter les Tutsi à la rivière (D.A., vol. 36, pages 14076 à 14079).

[77]Il est certain, enfin, que le rapport de la CIE a joué un rôle déterminant dans les décisions rendues par les instances antérieures. La section d'appel a en effet reconnu, au paragraphe 87 de sa décision, (D.A., vol. 2, page 226) que:

Le rapport de la CIE a revêtu une très grande importance dans cette cause parce que ses deux co-présidents ont témoigné et parce que l'arbitre a donné beaucoup de poids à ses conclusions.

Elle ajoutait, au paragraphe 92 (D.A., vol. 2, pages 227 et 228), que:

Vu le poids donné par l'arbitre aux conclusions de la CIE, les appelants [les Mugesera] ont mis en doute sa méthodologie et l'intégrité de ses membres. Ils y ont mis beaucoup d'insistance d'autant plus que le rapport de la CIE a eu une large écoute dans la presse et chez d'autres ONG [acronyme pour Organisations non gouvernementales]. L'intimé [le ministre] a répliqué avec une preuve exhaustive sur la méthodologie. Parmi ses témoins, deux étaient membres de la CIE et le procureur des appelants les a accusés de vouloir s'auto-justifier. Il nous a donc fallu analyser avec beaucoup de minutie le déroulement de cette enquête pour déterminer son objectivité et la validité de ses conclusions. Il faudra ensuite déterminer si ses conclusions sont valides et si elles peuvent alors être utilisées dans le cadre de la présente cause.

et elle conclura, après une longue analyse, au paragraphe 327 de sa décision (D.A., vol. 2, page 287), que:

Le rapport de la CIE nous a été fort utile et j'ai indiqué à chaque fois quand je me basais sur ce rapport pour en arriver à certaines conclusions. Je pourrais utiliser les mots de monsieur Ndiaye qui considérait comme «globalement acquises la substance des allégations contenues dans le rapport de la Commission internationale d'enquête». Cela ne signifie pas que la CIE est à l'abri de toute erreur.

[78]Dans ces circonstances, je me crois justifié de conclure qu'aussi bien la décision initiale du ministre de rechercher l'expulsion de M. Mugesera que les décisions de l'arbitre, de la section d'appel et de la Cour fédérale, section de première instance, se fondent d'une manière déterminante sur le rapport de la CIE.

[79]Qu'en est-il de ce rapport?

[80]Le rapport de la CIE (D.A., vol. 21, page 7747) a été rendu public le 8 mars 1993 (D.A., Des Forges, vol. 8, page 2061). Les co-présidents de la CIE, Mme Alison Des Forges et Me Éric Gillet, ont été appelés par le ministre comme témoins-expert. Le rapport de la CIE, les rapports d'expert de Mme Des Forges et de Me Gillet et le témoignage de ces derniers devant, respectivement, l'arbitre et la section d'appel, ont été acceptés en preuve par l'arbitre en dépit d'objections répétées du procureur de M. Mugesera. Comme Mme Des Forges n'a pas témoigné devant la section d'appel, je suis en aussi bonne position que cette dernière pour apprécier son témoignage.

[81]Les témoignages de Mme Des Forges et de Me Gillet sont particulièrement révélateurs.

1)     le témoignage de Mme Des Forges

[82]Le mandat de Mme Des Forges, en sa qualité de témoin-expert, était le suivant:

[traduction]

On m'a expressément demandé d'écrire un commentaire concernant l'histoire du Rwanda. Il s'agissait d'expliquer le contexte entourant le génocide et de tenter de situer le discours de M. Mugesera dans ce que je connaissais au sujet de l'histoire de cette période. [D.A., vol. 10, p. 2867, 21 septembre 1995.]

[83]La CIE avait été constituée à la demande de certaines associations rwandaises des droits de l'homme pour enquêter sur les violations de tels droits au Rwanda depuis le 1er octobre 1990, c'est-à-dire, depuis l'invasion du territoire rwandais par les forces du Front Patriotique Rwandais (FPR). Quatre associations internationales ont accepté de parrainer la CIE et de désigner 10 enquêteurs, dont six n'avaient jamais mis les pieds en territoire rwandais (D.A., vol. 21, page 7751). La CIE n'était pas mandatée par l'ONU (D.A., vol. 10, page 2889). Elle a séjourné au Rwanda du 7 au 21 janvier 1993 et y a recueilli les témoignages écrits et oraux de quelque 300 ou 400 personnes. Elle a noté l'identité des témoins, mais, pour des raisons de sécurité et d'efficacité, il était convenu que seule l'identité des personnes ayant témoigné de façon publique serait divulguée (D.A., vol. 21, page 7757). Elle a, exceptionnellement, enregistré certains des témoignages. Le rapport a été écrit par une équipe de trois personnes, dont Mme Des Forges (D.A., vol. 8, page 2182, 14 septembre 1995).

[84]Mme Des Forges a reconnu à plusieurs reprises, au cours de son témoignage, que le mandat de la Commission n'était pas d'enquêter sur les activités de M. Mugesera, dont elle-même et les membres de la Commission ignoraient même l'existence avant de se rendre au Rwanda (D.A., vol. 8, page 2206; vol. 8, page 2297; vol. 9, pages 2349, 2357, 2367, 2390; vol. 9, page 2562). Elle précisera que [traduction] «Nous n'avons pas interrogé une foule de gens concernant le discours de M. Mugesera, parce que cela ne constituait qu'une petite partie de notre rapport», «je dirais entre, autour de cinq» (D.A., vol. 8, page 2324), et ajoutera que [traduction] «ce n'était pas un rapport concernant M. Mugesera que nous produisions, mais un examen des dossiers relatifs aux droits de la personne à l'époque et au lieu concernés [. . .] Notre enquête n'était pas axée sur M. Mugesera. Nous n'étions pas des juges» (D.A., vol. 9, page 2359).

[85]Mme Des Forges a reconnu que:

[traduction] [. . .] la Commission a produit ce rapport très rapidement, sous une très grande pression et avec un profond sentiment d'urgence. [D.A., vol. 8, page 2061, 13 septembre 1995.]

et que la Commission n'avait pas fait d'effort pour prendre contact avec M. Mugesera [traduction] «étant donné que nous manquions de temps» (D.A., vol. 8, page 2177). Elle admet que [traduction] «Parfois, nous n'avons pas tout ce que nous aimerions avoir à notre disposition pour pouvoir porter un jugement» (D.A., vol. 8, page 2013).

[86]Mme Des Forges se décrit elle-même comme une historienne et une [traduction] «défenseur des droits de la personne» (D.A., vol. 8, page 2010). Elle reconnaît qu'à ce dernier titre, son travail [traduction] «est consacré à la présomption que ces violations causent des préjudices et qu'elles doivent être éliminées. Ainsi, je ne peux d'aucune façon prétendre à l'objectivité dans le sens où je serais objective ou neutre à l'égard des violations qui sont commises. Mais pour ce qui est de toute autorité gouvernementale, de tout groupe ou de toute faction politique donnés, nous tentons de maintenir la plus stricte neutralité» (D.A., vol. 8, page 2015). Elle reconnaît aussi qu'un des objectifs visés est de [traduction] «tenter de se servir de la presse en retour afin de mettre de la pression, soit sur le gouvernement qui commet des violations, soit sur les autres gouvernements étrangers qui pourraient, en retour, influencer ce gouvernement qui commet des violations» (D.A., vol. 8, pages 2011 et 2012). Elle ajoute que [traduction] «pour moi, la responsabilité ultime, pour les militants des droits de la personne et pour les gouvernements, est de veiller à ce que justice soit rendue et à ce que les personnes accusées de crimes soient traduites en justice pour ces crimes, parce que si nous ne rompons pas avec l'impunité qui a servi de modèle dans le passé, la tuerie se poursuivra» (D.A., vol. 8, pages 2018 et 2019). Après la publication du rapport, dira-t-elle, [traduction] «Nous avons entrepris une vigoureuse campagne de pressions politiques afin de s'assurer que les différentes autorités gouvernementales sont au courant du contenu du rapport, tant en Europe qu'en Amérique du Nord» (D.A., vol. 8, page 2062).

[87]Elle reconnaît, eu égard aux «accusations» qu'elle lance, [traduction] «qu'il sera inévitablement démontré que certaines d'entre elles sont fausses. Mais le plus important, c'est que les procès se poursuivent et que les gens soient traduits en justice» (D.A., vol. 8, page 2090). À Me Bertrand qui lui demandait pourquoi le rapport de la CIE n'avait pas vraiment étudié le rôle de M. Mugesera dans les Comités du Salut et dans le groupe de l'escadron de la mort, même s'il concluait qu'il en était membre, Mme Des Forges a répondu: [traduction] «Parce que j'ai tenu pour acquis que tout lecteur suivrait les même règles générales que nous avions déjà établies, à savoir que tout renseignement doit être vérifié et qu'il n'y a jamais rien qui soit irréfutable à 100 %» (D.A., vol. 10, page 2748).

[88]Au cours de son témoignage, elle associera à plusieurs reprises M. Mugesera au génocide d'avril 1994:

[traduction]

Cette version du passé [. . .] donne essentiellement le ton au discours prononcé par M. Mugesera, dans le commentaire concernant le renvoi des Tutsis en Éthiopie, et dans l'esprit de nombreuses personnes, à l'époque du génocide, une grande importance était accordée à l'idée que ces gens n'avaient pas le droit d'être citoyen de ce pays. [D.A., vol. 8, page 2025; mon soulignement]

Comme nous le savons tous, au cours du grand génocide, c'est la rivière qui a été encombrée avec des corps qui ont fini par aboutir dans le lac Victoria et qui ont dévasté ce lac. [D.A., vol. 8, page 2035; mon soulignement]

Que l'histoire du génocide pouvait remonter aux premières années du gouvernement de Hathierry Mana (phon.). Et quand je lui ai demandé ce qu'il voulait dire par là, il a dit que l'on pouvait le constater à partir du discours de Mugesera. [D.A., vol. 10, page 2859; mon soulignement]

On m'a dit que le discours avait été retransmis en partie à la radio au Rwanda en avril 1994. [extrait de son rapport d'expert, cité D.A., vol. 10, page 3091; mon soulignement.]

[89]Elle reconnaît avoir, dans le rapport et dans des entrevues accordées depuis la publication de ce dernier, [traduction] «exprimé un jugement concernant le contenu du discours de M. Mugesera et le rôle qu'a joué ce discours dans la violence dont les Tutsis ont été victimes» (D.A., vol. 8, page 2014).

[90]Elle admet qu'elle n'est pas traductrice et n'a aucun diplôme en traduction (D.A., vol. 10, page 2889).

[91]Elle n'accepte pas que [traduction] «une personne honnête puisse interpréter autrement» le discours (D.A., vol. 8, page 2238), mais finit par reconnaître que d'aucuns pouvaient considérer le discours comme de la [traduction] «légitime défense» (D.A., vol. 10, page 2880; voir aussi page 2878).

[92]Elle reconnaît que seulement cinq témoins ont été rencontrés par elle-même ou les autres membres de la CIE relativement au discours et qu'aucun d'entre eux n'était présent lors du discours (D.A., vol. 8, page 2323 et s.; vol. 10, pages 2787, 2794, 2799, 2810, 2829, 2848). Ces témoins n'avaient entendu que des extraits du discours à la radio et [traduction] «je me rappelle qu'ils mentionnaient tous le même passage. Le passage au sujet de la rivière Nyaburungo (phon.) et celui au sujet de l'exclusion de Gisenyi des membres d'autres partis politiques» et, aussi, [traduction] «les passages que vous mentionnez au sujet des personnes pouvant être traduites en justice ont été largement interprétés comme signifiant que les personnes pouvaient être tuées au lieu d'être traduites en justice» (D.A., vol. 8, pages 2326 et 2327). Elle reconnaît que le discours n'a été ni radiodiffusé ni télévisé au moment où il a été prononcé (D.A., vol. 10, page 2786).

[93]Elle reconnaît que selon la preuve qu'elle a pu recueillir, le seul impact du discours, dans les jours qui ont suivi, ont été des actes de vandalisme et de vol (D.A., vol. 10, page 2862).

[94]La traduction utilisée par la CIE fut faite à partir d'une transcription qui lui a été remise par un membre de la communauté diplomatique qu'elle refuse d'identifier (D.A., vol. 9, page 2649). Mme Des Forges ne voit pas [traduction] «une différence importante» entre la traduction utilisée par la CIE et celle éventuellement retenue pour les fins de la procédure au Canada et [traduction] «quoi qu'il en soit, le sens des mots est clair» (D.A., vol. 8, pages 2133 et 2134). Elle n'avait pas écouté la bande sonore au moment de la rédaction du rapport (D.A., vol. 8, page 2271). Elle ne s'est pas préoccupée de vérifier qui était la personne qui avait traduit le discours (D.A., vol. 8, page 2278).

[95]Elle reconnaît que la CIE n'a reproduit du discours que les extraits qui concordaient avec les conclusions auxquelles en était arrivé la Commission:

Q.     Pour être sûre que vous aviez raison, n'est-ce pas, vous avez pris juste hors contexte les passages qui faisaient votre affaire?

[traduction]

R.     En effet. [D.A., vol. 8, p. 2243]

Un discours de 100 pages au sujet de la maternité et de la tarte aux pommes ne cadre pas dans un rapport relatif aux droits de la personne, pas plus qu'un long discours sur les élections. Un paragraphe d'un discours sur la maternité et la tarte aux pommes qui incite à tuer des gens a sa place dans un rapport relatif aux droits de la personne. [D.A., vol. 8, page 2277.]

[. . .] nous avions une perspective limitée. Nous traitions de violations des droits de la personne et non de platitudes au sujet du processus électoral [. . .] Mais, nous savons que le discours politique est superficiel dans l'esprit de tous les genres de politiciens, peu importe de quel côté ils sont et qu'il mérite difficilement qu'on s'y attarde beaucoup dans quelque rapport que ce soit; il est facile de sortir de telles choses, de telles platitudes. [D.A., vol. 10, pages 2865 et 2866; mes soulignements.]

[96]À Me Bertrand qui lui demandait pourquoi la Commission avait choisi, dans son rapport, de citer au départ l'extrait du discours qui, selon la traduction utilisée par la Commission, disait «Nous ne pouvons pas avoir la paix si nous ne déterrons pas la hache de guerre», elle répond: [traduction] «Parce que c'était ce qui était pertinent dans le contexte de notre rapport» (D.A., vol. 10, page 3033).

[97]Elle dira plus loin, expliquant le choix des extraits publiés par la Commission: [traduction] «Je n'étais pas une publicitaire pour M. Mugesera. Je n'étais pas [. . .] ne me sentais d'aucune façon obligée de faire connaître son discours en entier. Il disposait des mêmes moyens que moi pour présenter son discours au public et, s'il estimait que son message était altéré de manière importante, il avait tout le loisir de publier lui-même le discours au complet» (D.A., vol. 10, pages 3035 et 3036).

[98]Elle ajoutera, quant au choix des extraits: [traduction] «Ce n'était certainement pas par hasard. Nous avons choisi des passages qui, selon nous, représentaient de graves violations des droits de la personne en ce qu'ils incitaient à la violence. Nous [n'] avons [pas] cru nécessaire de reproduire ceux [qui] n'incitaient pas à des violations des droits de la personne parce que notre but était de démontrer qu'il y avait des violations des droits de l'homme et non de démontrer qu'[il] n'y en avait pas» (D.A., vol. 10, page 3036). Et, plus loin: [traduction] «Et en fonction de notre mandat et du travail que nous avions à effectuer, les discours politiques n'étaient pas [. . .] le fait de faire un compte rendu des discours politiques ne constituait pas une partie importante de notre travail. Notre travail consistait à faire rapport des indications relatives aux violations des droits de la personne et c'est ce que nous avons fait» (D.A., vol. 10, page 3067).

[99]Elle admettra, en fin de contre-interrogatoire: [traduction] «Si vous souhaitez faire valoir que nous avons choisi nos éléments de preuve afin d'appuyer nos conclusions, vous avez entièrement raison. Nous avons choisi nos éléments de preuve afin d'appuyer nos conclusions. Il y avait de nombreux faits concernant la période historique qui, pour nous, ne semblaient pas pertinents. Nous ne les avons pas retenus. Nous avons choisi nos éléments de preuve après avoir apprécié l'ensemble des faits et tiré nos conclusions. Nous avons fait une présentation ordonnée comme vous le faites en tant qu'avocat afin d'appuyer votre argument» (D.A., vol. 10, page 3075; mon soulignement).

[100]Finalement, à la toute fin de son contre-interrogatoire, elle est incapable de nier formellement une déclaration qu'elle aurait faite à un journaliste du quotidien The Gazette, en juin 1994: [traduction] «Jetez-le dehors [. . .] qu'attendez-vous?» aurait-elle dit, ajoutant que [traduction] «[son discours] fait partie d'une campagne bien orchestrée par un réseau composé des principaux personnages de l'entourage de Habyarimana "qui trouvait que l'assassinat des Tutsis constituait une stratégie politique acceptable"» (D.A., vol. 10, page 3123 et s.; pièce D-16, The Gazette, 10 juin 1994, D.A., vol. 19, pages 6945 et 6946). Le journaliste, M. Norris, est venu confirmer qu'il avait reproduit fidèlement les propos de Mme Des Forges (témoignagne Norris, vol. 12, page 4014 et s.). M. Norris reconnaît, par ailleurs, aux pages 4018 et 4031, que la seule source de ses informations relatives à M. Mugesera était le rapport de la CIE.

[101]Je déduis aisément du témoignage de Mme Des Forges que c'est sans fondement ou de manière contraire à la preuve ou sur la base d'un texte différent, par surcroît volontairement tronqué, du discours de M. Mugesera que la CIE a conclu que ce dernier était un «instigateur important des troubles», un «proche du président» (D.A., vol. 21, page 7768), qu'il «parlait pour le président» (D.A., vol. 21, page 7772), qu'il était «intimement lié au Président» (D.A., vol. 21, page 7795) et un «compagnon de longue date du Chef de l'État» (D.A., vol. 21, page 7828), qu'il était membre des escadrons de la mort (D.A., vol. 21, page 7830). J'en déduis aussi que sont sans fondement les conclusions qu'elle a tirées dans son rapport d'expert sur le rôle de M. Mugesera (D.A., vol. 22, pages 8119 à 8123). À vrai dire, à la suite du contre-interrogatoire de Me Bertrand, je retiens surtout l'acharnement avec lesquels Mme Des Forges s'est lancée dans une diatribe contre M. Mugesera et je m'étonne du manque de rigueur qu'elle a démontré dans la rédaction du rapport de la CIE et dans son expertise; voir, en particulier, ses réponses et commentaires sur les comités du salut public (D.A., vol. 8, pages 2038 et 2039; vol. 9, pages 2468, 2472, 2521, 2562, 2570, 2573; vol. 10, pages 2748 et 2749), sur les escadrons de la mort (D.A., vol. 8, pages 2093, 2149; vol. 9, pages 2520, 2545, 2549), sur le rôle de M. Mugesera, ses liens avec le Président et sa carrière (D.A., vol. 8, pages 2048, 2052, 2141, 2146, 2309, 2310, 2315; vol. 9, pages 2344, 2349, 2356, 2363, 2367, 2404, 2437, 2458, 2464, 2465, 2537).

[102]Mme Des Forges, dans l'hypothèse discutable où un membre d'une commission d'enquête, co-président par surcroît et co-auteur du rapport, peut être qualifié de témoin objectif relativement aux conclusions de ce rapport, a témoigné bien davantage en sa qualité d'activiste qu'en sa qualité d'historienne. Son attitude, tout au long de son témoignage, révèle un parti pris évident contre M. Mugesera et une volonté implacable de défendre les conclusions auxquelles en est arrivée la CIE et d'avoir la tête de M. Mugesera.

2)     le témoignage de Me Gillet

[103]Me Éric Gillet, qui co-présidait la CIE avec Mme Des Forges, a comparu comme témoin-expert du Ministre devant la section d'appel. Son témoignage est sobre, serein et non-partisan, contrairement à celui de sa collègue. Il reconnaît, par exemple, que «c'est un rapport qui a, disons, une bonne tenue dans l'ensemble, mais critiquable, il l'est, ça c'est une chose évidente» (D.A., vol. 30, page 11521). Son exposé de la méthodologie employée explique bien le comment et le pourquoi de la méthode d'enquête employée pour en arriver à des conclusions générales, mais il n'explique pas en quoi la méthode employée permettait d'en arriver à des conclusions spécifiques dans le cas de M. Mugesera.

[104]Me Gillet reconnaît que ni lui-même ni un autre membre de la Commission ne connaissaient le nom de M. Mugesera avant leur arrivée au Rwanda en janvier 1993 et qu'aucun rapport, pas même l'Africa Watch, paru jusqu'à cette date ne faisait mention de M. Mugesera (D.A., vol. 31, page 11811; vol. 32, pages 12159, 12254). Il ne connaissait pas, non plus, l'existence du discours du 22 novembre 1992 et ce n'est que lors d'une rencontre avec un diplomate, qu'il n'a pas voulu identifier, que ce dernier lui a parlé du discours en mentionnant que «c'était la première fois que dans un discours public [. . .] une autorité du pays avait incité la population, une partie de la population à chasser une autre partie de la population, et à la jeter dans la [. . .] la rivière Nayabarango» (D.A., vol. 31, page 11819). Le diplomate ne lui a pas parlé d'autres extraits du discours, dont ceux faisant appel à des élections (D.A., vol. 31, pages 11821 et 11822).

[105]Me Gillet n'a jamais entendu lui-même le discours, n'en avait pas de cassette et n'en avait qu'une traduction remise par ce même diplomate non identifié (D.A., vol. 30, pages 11599 à 11603). Il ne savait pas, au moment d'écrire le rapport, que M. Mugesera était un des instigateurs du multipartisme au Rwanda, qu'il avait effectué des missions sur ce sujet à l'étranger, qu'il avait dénoncé le Président à cause de la lenteur de ce dernier à cet égard, qu'il avait été renvoyé du MRND, qu'il s'était fait élire contrairement aux voeux du parti, que sa belle-mère était Tutsi, qu'il avait hébergé des Tutsis chez lui peu de temps avant son discours, que des membres de sa famille avaient été tués. Il ne connaissait pas les discours antérieurs de M. Mugesera (D.A., vol. 31, pages 11778 à 11782, 12035; vol. 30, page 11523), non plus que les autres textes qu'il avait publiés (D.A., vol. 31, pages 11789 à 11796). Il n'avait pas non plus cherché à vérifier, au moment de la rédaction du rapport, qui était M. Mugesera.

[106]À sa connaissance, aucun des témoins locaux rencontrés n'avait assisté au discours de M. Mugesera ou n'avait eu copie du discours (D.A., vol. 32, pages 12081, 12082 et 12086). Il ne savait pas que le seul reportage à la radio, dans les jours qui ont suivi, ne faisait pas état des passages retenus par la CIE dans son rapport (D.A., vol. 32, page 12080).

[107]Me Gillet dit s'être satisfait du témoignage de trois personnes, qu'il ne veut pas identifier, pour conclure sans autre vérification que M. Mugesera était membre des escadrons de la mort (D.A., vol. 32, pages 12219 à 12221, 12230).

[108]Il reconnaît que les faits décrits par M. Mugesera dans son discours sont généralement vrais (D.A., vol. 32, pages 12175 et 12176). Il admet qu'il n'y a pas eu de morts après le discours de M. Mugesera (D.A., vol. 31, page 12042) et qu'il n'est au courant de rien qu'on puisse reprocher à M. Mugesera relativement aux massacres ou incidents survenus en 1991 et en 1992, même après son discours (D.A., vol. 32, pages 12086 à 12099, 12130 et 12131).

[109]Il reconnaît que c'est lui-même et Mme Des Forges qui ont choisi les extraits du discours qui allaient être publiés dans le rapport; que c'est Mme Des Forges «qui portait le crayon» dans les passages du rapport qui visaient M. Mugesera (D.A., vol. 31, page 11842; vol. 32, page 12056); et que c'est Mme Des Forges qui s'est chargée de trouver aux États-Unis une personne dont on n'a pas voulu révéler le nom pour vérifier la traduction du discours qui avait été remise à la CIE (D.A., vol. 31, pages 11930, 11942).

3)     conclusions relatives au rapport de la CIE

[110]Bref, la CIE a mené son enquête à pleine vapeur, en deux semaines, dans des conditions difficiles, d'une manière et dans un contexte non propices à l'établissement de conclusions de responsabilité individuelle. Il s'impose à cet égard de distinguer les conclusions générales qu'elle a pu tirer relativement à ce qui se passait alors au Rwanda--et je ne me prononce pas sur la validité de ces conclusions--des conclusions spécifiques qu'elle a tirées relativement à M. Mugesera.

[111]La CIE a fondé ses conclusions relatives au discours de M. Mugesera sur des extraits qu'elle a soigneusement choisis et qu'elle a par surcroît manipulés et sur une traduction dont on ignore la source et qui est substantiellement différente de celle retenue pour les fins des présentes procédures.

[112]Il suffit, pour se satisfaire du parti pris de la CIE contre M. Mugesera, de reproduire le texte complet du paragraphe 25 du discours (dans la traduction anonyme dont disposait la CIE):

Dernièrement, j'ai tenu ces propos à quelqu'un qui n'avait honte de me le dévoiler qu'al [sic] avait adhéré au PL. Je lui dis que l'erreur fatale que nous avons commise en `59, c'est que j'étais encore gosse, c'est que nous les avions laissés sortir. Alors à moi de lui demander s'il avait eu vent de l'affaire des Falacha qui sont retournés chez eux en Israël en provenance de l'Éthiopie, leur terre d'asile. Il me répondit qu'il n'était pas au courant de cette affaire. Je lui rétorquis [sic] qu'il ne savait ni entendre ni lire. Et de continuer en lui expliquant que chez lui c'était en Éthiopie mais que nous allions leur chercher un raccourci à savoir la rivière de Nyabarongo. Je voudrais insister sur ce point. Nous devons effectivement réagir!

et l'extrait qu'elle a reproduit de ce paragraphe dans son rapport:

[. . .] L'erreur fatale que nous avons commise en 1959, [. . .] c'est que nous les [les Tutsi] avons laissés sortir [quitter le pays]. [Chez eux] c'était en Éthiopie, mais nous allons leur chercher un raccourci, à savoir la rivière Nyabarongo. Je voudrais insister sur ce point. Nous devons effectivement réagir !

La lecture combinée de ces deux textes produit le résultat suivant:

Dernièrement, j'ai tenu ces propos à quelqu'un qui n'avait honte de me le dévoiler qu'al avait adhéré au PL. Je lui dis que l'erreur (L'erreur1) fatale que nous avons commise en `59, c'est que j'étais encore gosse, c'est que nous les [les Tutsi] avions (avons2) laissés sortir [quitter le pays]. Alors à moi de lui demander s'il avait eu vent de l'affaire des Falacha qui sont retournés chez eux en Israël en provenance de l'Éthiopie, leur terre d'asile. Il me répondit qu'il n'était pas au courant de cette affaire. Je lui rétorquis qu'il ne savait ni entendre ni lire. Et de continuer en lui expliquant que chez lui [Chez eux3] c'était en Éthiopie, mais que nous allions [allons4] leur chercher un raccourci, à savoir la rivière de Nyabarongo. Je voudrais insister sur ce point. Nous devons effectivement réagir !

Raturé = supprimé

Gras = ajouté

Gras, souligné = modifié

Grisé--version modifiée par la Commission

1 Texte original «l'».

2 Texte original «avions».

3 Texte original «chez lui».

4 Texte original «allions».

[113]En éliminant, notamment, toute référence à «l'affaire des Falachas qui sont retournés chez eux en Israël» --les Falachas, ainsi que je le verrai plus loin, sont des juifs qui ont jadis été transportés sains et saufs, par avion, de leur terre d'asile, l'Éthiopie, à leur terre d'origine, Israël--, ce paragraphe est vidé de son sens véritable si le texte ainsi amputé est interprété comme signifiant le transport par eau de cadavres.

[114]Je rappelle, pour faciliter la compréhension, le texte du paragraphe 25 de la traduction Kamanzi utilisée pour les fins du présent dossier:

Dernièrement, j'ai dit à quelqu'un qui venait de se vanter devant moi d'appartenir au P.L. Je lui ai dit: "L'erreur que nous avons commise en 1959 est que, j'étais encore un enfant, nous vous avons laissés sortir". Je lui ai demandé s'il n'a pas entendu raconter l'histoire des Falashas qui sont retournés chez eux en Israël en provenance de l'Éthiopie? Il m'a répondu qu'il n'en savait rien! Je lui ai dit: "Ne sais-tu pas donc ni écouter ni lire? Moi, je te fais savoir que chez toi c'est en Éthiopie, que nous vous ferons passer par la Nyabarongo pour que vous parveniez vite là-bas".

Le lecteur averti constatera, entre autres, que les mots que la traduction anonyme de la CIE place à la fin du paragraphe 25, «Je voudrais insister sur ce point. Nous devons effectivement réagir!» se retrouvent, autrement traduits, au début du paragraphe 26 de la traduction Kamanzi.

[115]La CIE a fondé ses conclusions relatives à M. Mugesera sur la foi de témoignages dont le nombre se compte sur les doigts de la main et dont les auteurs n'ont pas été identifiés. On sait d'un des témoins-experts invité par le ministre qu'un des membres de la CIE, M. Carbonare, «n'a pas été un membre impartial» et «a été planté dans cette commission par des milieux proches du FPR» (témoignages Reyntjens, vol. 11, page 3572. M. Carbonare a joint les rangs du FPR après avoir participé à la mission de la CIE, mais on ne sait rien de l'influence qu'il a pu avoir pendant l'enquête. On sait aussi qu'outre Mme Des Forges et Me Gillet, d'autres membres de la CIE ont pris publiquement position, depuis la publication du rapport, contre M. Mugesera (M. André Paradis (D.A., vol. 21, page 7676), Me Schabas (D.A., vol. 17, page 6195; vol. 29, page 11089 et s.; vol. 29, page 11208 et s.)).

[116]Les conclusions de la CIE relativement au rôle et à l'influence de M. Mugesera au sein du gouvernement rwandais, au sens de son discours et à l'effet de son discours dans les jours qui ont suivi ne sont donc pas dignes de foi. Mme Des Forges elle-même en a d'ailleurs désavoué plusieurs au cours de son témoignage. Ces conclusions ont d'ailleurs été jugées manifestement déraisonnables par le juge Nadon lorsqu'elles ont été reprises par les membres Bourbonnais et Champoux Ohrt dans la décision de la section d'appel. Le juge Nadon s'est exprimé comme suit à ce sujet, aux paragraphes 41 à 43:

La deuxième prétention des demandeurs est à l'effet que les commissaires Yves Bourbonnais et Paule Champoux Ohrt ont erré en faits et en droit en concluant que Léon Mugesera était un proche du président Habyarimana, qu'il était membre de l'Akazu et des escadrons de la mort, qu'il avait participé à des massacres et que des meurtres avaient été commis suite à son discours.

Les conclusions auxquelles en arrivent les commissaires Bourbonnais et Champoux Ohrt sur ce point sont, à mon avis, manifestement déraisonnables. Je fais miens les motifs du président du panel, Me Duquette, qui a conclu que la preuve au dossier ne lui permettait pas de conclure que Léon Mugesera était un proche du président Habyarimana, qu'il était un membre de l'Akazu et des escadrons de la mort, qu'il avait participé à des massacres et que des meurtres avaient été commis suite à son discours du 22 novembre 1992. Voir, au soutien de cette affirmation, les propos de Me Duquette que l'on retrouve aux pages 38, 99, 100, 101 et 107 de ses motifs.

À mon avis, rien dans la preuve ne justifie les conclusions de Me Bourbonnais et de Mme Champoux Ohrt sur ce point. Il suffit, à mon avis, de lire attentivement toute la preuve et plus particulièrement les témoignages de Mme Des Forges, M. Reyntjens et M. Gillet pour se rendre compte que les conclusions de Me Bournonnais et de Mme Champoux Ohrt sont déraisonnables. À mon avis, il n'existe aucune preuve pour soutenir leurs conclusions.

Je partage l'avis du juge Nadon.

[117]Il est évident, dans ces circonstances, que le rapport de la CIE, à tout le moins en ce qui a trait à ses conclusions qui concernent M. Mugesera, n'est absolument pas digne de foi. Quelles que puissent être la valeur, l'utilité et la crédibilité de ce rapport à des fins internationales de prévention et de dénonciation de crimes contre l'humanité, la section d'appel a agi de façon manifestement déraisonnable en se fondant sur les conclusions de fait auxquelles en était arrivée la Commission internationale d'enquête relativement à M. Mugesera et au discours de ce dernier.

[118]Je rejoins, à cet égard, l'essentiel des conclusions auxquelles en sont arrivés les témoins-experts John Philpot, Violette Gendron et Marc Angenot que M. Mugesera a fait entendre.

[119]M. Philpot dira, par exemple, «Je n'ai jamais vu quelque chose d'aussi inquisitoritaire [sic] [. . .] le principe des commissions ad hoc prend un coup avec ce genre de rapport» (D.A., vol. 29, page 11014). Il ajoutera qu'il n'a jamais vu «une commission privée, qui arrive à des conclusions aussi frappantes, sans interroger les personnes visées» (D.A., vol. 29, page 11019). Il soulignera aussi les tendances anti-gouvernementales des ONG et leur absence de neutralité (D.A., vol. 29, pages 10898 et 10899) et s'inquiétera du parti pris en faveur du FPR manifesté par des membres de la CIE, depuis la publication du rapport, soit M. Carbonare (D.A., vol. 29, page 10899), Mme Des Forges (D.A., vol. 29, page 10999) et M. Schabas (D.A., vol. 29, pages 11095 à 11107, 11208 à 11210).

[120]Mme Alarie-Gendron expliquera, de son côté, que la CIE n'était pas fiable, dès le départ, en raison du choix de ses membres, des affiliations des ONG à la demande desquelles la CIE avait été instituée, des termes de référence et du choix des interprètes (D.A., vol. 28, pages 10712 et 10713) et que le très court séjour de deux heures de la CIE dans le territoire occupé par le FPR, en présence des soldats, enlevait toute crédibilité au rapport (D.A., vol. 28, page 10747).

[121]Le professeur Angenot, spécialiste en analyse de discours, conclura comme suit dans son rapport d'expert:

Au bout du compte, ce découpage tendancieux radical qui ramène le discours à quelques phrases isolées, fait disparaître l'essentiel du propos de l'orateur qui est [. . .] de faire appliquer les lois et d'aller aux élections en dépit de l'insécurité qui règne dans le pays.

Cette «analyse» n'a aucune valeur méthodologique, le découpage est visiblement conçu pour reconstituer un texte différent et beaucoup plus agressif que le discours compris et lu dans son ensemble. [D.A., vol. 23, page 8592; mon soulignement.]

[122]Ces trois témoignages m'apparaissent plus utiles que ceux des deux experts en méthodologie que le ministre a fait témoigner.

[123]M. Ndiaye, auquel j'ai fait référence plus haut, a reconnu qu'il n'existe pas de rigidité dans les méthodes d'enquête des ONG parce que l'objectif des enquêtes est la publicité et la formulation de recommandations dont le but est de déclencher de véritables enquêtes judiciaires et de mettre les gouvernements en face de leurs responsabilités (D.A., vol. 36, pages 13859 à 13863). Il ajoutera que les ONG «n'ont pas vocation de rendre justice» (D.A., vol. 36, page 13864) et que la garantie de confidentialité donnée aux témoins «a pour objet de garantir la sécurité des témoins, pas de garantir la vérité de ce qu'ils disent» (D.A., vol. 36, page 14179).

[124]M. Éric David explique que les commissions d'enquête se bornent à constater des faits et à faire des recommandations, tandis que les tribunaux d'opinion, formés d'activistes, portent des jugements de valeur à caractère condamnatoire (D.A., vol. 34, pages 13126 à 13143). Il reconnaîtra qu'une commission d'enquête peut se transformer en tribunal d'opinion (D.A., vol. 35, page 13513; vol. 34, pages 13126 à 13143). Il dira s'étonner, à l'instar de Me Bertrand, que le ministre soit allé chercher autant de témoins belges (D.A., vol. 34, page 13227) et il admettra que lui-même, s'il avait été commissaire, aurait tenté de rejoindre M. Mugesera et sa famille avant d'écrire le rapport (D.A., vol. 34, pages 13527 et 13528).

[125]Il y a donc absence totale de crédibilité des conclusions du rapport de la CIE relative à M. Mugesera. Ce rapport n'aurait pas dû être pris en considération. Cette erreur est déterminante. Ce n'est cependant pas la seule erreur qu'allègue le procureur de M. Mugesera. Il soutient, en effet, que la section d'appel et, après elle, le juge de première instance, ont erré en droit ou de façon manifestement déraisonnable dans leur interprétation du discours de M. Mugesera. C'est à cette seconde allégation d'erreur que je m'adresserai maintenant.

C.     Le passé de M. Mugesera avant le 22 novembre 1992

1)     la naissance, la famille, les études, la carrière universitaire de M. Mugesera

[126]M. Mugesera est né au Rwanda, en 1952, de parents Hutu. Son père, polygame, avait par ailleurs épousé trois femmes d'ethnie Tutsi (D.A., vol. 16, pages 5621 à 5626).

[127]Il s'est marié à Gemma Uwamariya le 7 octobre 1978. Le mariage a été célébré par un ami de M. Mugesera, l'abbé Murava, un Tutsi. Mgr. Kagame, un Tutsi ami de la famille, a concélébré le mariage (D.A., vol. 16, pages 5650 et 5651). L'épouse de M. Mugesera est née d'un père Hutu et d'une mère Tutsi (D.A., vol. 16, page 5647). Cinq enfants sont nés de leur union. La marraine de l'un d'eux est Tutsi (D.A., vol. 16, page 5660). Plusieurs amis et parents Tutsi avaient été invités à la confirmation de ses enfants, à l'été 1992 (D.A., vol. 16, pages 5662 et 5663).

[128]M. Mugesera affirme que, pendant la révolution de 1959, ses parents ont accueilli des réfugiés Tutsi (D.A., vol. 16, pages 5630 et 5631), que pendant la guerre de 1990 et lors d'une attaque en 1991, il a hébergé chez lui des Tutsi (D.A., vol. 16, pages 5667 et 5668). Ses enfants ont été gardés par une famille Tutsis pendant un long séjour qu'il avait dû effectuer à l'hôpital (D.A., vol. 16, page 5665).

[129]M. Mugesera est parrain d'un enfant Tutsi (D.A. vol. 16, p. 5661) et, au cours de sa carrière, il a recruté des stagiaires et des professeurs Tutsi (D.A., vol. 16, pages 5692, 569 et 5698).

[130]M. Mugesera affirme avoir toujours entretenu de bonnes relations avec les Tutsis (D.A., vol. 38, pages 14911 à 14914).

[131]Il a obtenu une licence en lettres de l'Université du Rwanda en juin 1979. De 1979 à 1989, il a été professeur à l'Institut Pédagogique National (IPN) et à l'Université du Rwanda. Pendant cette période, soit de 1982 à 1987, il a obtenu une bourse d'excellence offerte par le gouvernement du Québec dans le cadre d'un programme de l'Agence canadienne de développement international (ACDI) et il a étudié à l'Université Laval de Québec, qui devait lui décerner un doctorat en philosophie. En 1988, il fut membre fondateur et président de l'Association d'Amitiés Rwando- Canadiennes (D.A., vol. 16, pages 5672 à 5682).

[132]Tous les témoins qui l'ont connu à un moment ou un autre de sa vie, au Rwanda ou au Canada, avant comme après le 22 novembre 1992, sont unanimes à dire que jamais, en leur présence ou à leur connaissance, M. Mugesera n'a-t-il tenu de propos racistes à l'endroit des Tutsi (Buies, D.A., vol. 12, page 3678; Bernard, vol. 12, page 3774; Langlois, vol. 12, page 3822; Naymana, vol. 12, page 3956; Jeanneret, vol. 13, page 4279; Shimamungu, vol. 13, page 4365). Le témoin Nsengiyumva dira même qu'il croyait que M. Mugesera «fraternisait beaucoup plus avec les Tutsis» (D.A., vol. 13, page 4153). Le ministre n'a fait témoigner personne pour contredire ces témoignages.

[133]Par ailleurs, même Me Gillet, témoin-expert du ministre, reconnaîtra que M. Mugesera n'a rien eu à voir avec les massacres survenus avant le 22 novembre 1992 (D.A., vol. 32, page 12088 et s.).

2)     la carrière bureaucratique et politique de M. Mugesera

[134]M. Mugesera ne s'est lancé en politique active qu'en janvier 1992. Sa carrière, jusque-là, s'était déroulée dans le milieu universitaire et dans la fonction publique rwandaise. Selon la coutume, au Rwanda, un étudiant qui avait bénéficié d'une bourse d'études devait consacrer cinq années de sa vie au service de l'État à titre de fonctionnaire désigné par arrêté présidentiel. Le poste était choisi par le Président sans consultation préalable avec le titulaire (D.A., vol. 16, page 5699). C'est ainsi que M. Mugesera a été tour à tour chef du service des Affaires politiques à la présidence du MRND de juin 1989 à novembre 1991 (D.A., vol. 20, page 7141), secrétaire-général au ministère de l'Information du 18 mars 1992 au 15 novembre 1992 (D.A., vol. 20, page 7143), puis conseiller chargé des Affaires politiques et administratives au ministère de la Famille et de la Promotion féminine, le 15 novembre 1992 (D.A., vol. 20, page 7144).

[135]La fonction publique dont il était membre était tout à fait distincte de la branche politique du MRND, laquelle était composée du Président et du Congrès national. L'organe exécutif du Congrès national était le Comité central, formé de cinq commissions. Les membres du Comité central étaient nommés directement par le Président et ne relevaient pas de la fonction publique (D.A., vol. 16, pages 5707 et 5708).

[136]M. Mugesera n'a jamais rencontré le Président seul à seul (D.A., vol. 16, page 5733). Il a été convoqué en audience, en compagnie d'autres personnes, à deux reprises en 1990 en sa qualité de chef de service des Affaires politiques. Il y fut question à chaque fois de multipartisme (D.A., vol. 16, pages 5711 à 5713 et 5716). Il l'a ensuite rencontré au début de 1992 dans le cadre d'une audience regroupant une dizaine de personnes élues lors des élections tenues à Gisenyi (D.A., vol. 37, pages 14534 et 14535).

[137]Au cours de l'année 1990, M. Mugesera a participé à un certain nombre de missions ou de délégations à l'étranger, dont la délégation de recherche sur l'expérience occidentale en matière de structure, d'organisation et de fonctionnement du système politique (2-9 septembre 1990, Suisse), la mission d'information et de recherche sur le point de vue des Nord-Américains sur l'agression perpétrée contre le Rwanda par des forces armées venues d'Ouganda le 1er octobre 1990 (18 octobre-4 novembre 1990, États-Unis et Canada) et la délégation de recherche sur l'expérience nord-américaine en matière de structure, d'organisation et de fonctionnement du système politique (5 novembre-25 novembre 1990, Canada) (D.A., vol. 2, page 222).

[138]À la suite de différends avec des membres du MRND, M. Mugesera a été démis de ses fonctions en novembre 1991, puis rescapé en janvier 1992 par le nouveau ministre de l'Information avec lequel il avait effectué sa mission aux États-Unis et au Canada à l'automne 1990. C'est un peu par dépit et dans l'espoir d'apporter du sang neuf qu'il défie alors les hautes instances du MRND et se présente à l'élection dans la Préfecture de Gisenyi, où il terminera ex aequo en tête et acceptera le poste de vice-président de la Préfecture, laissant la présidence à son adversaire qu'il jugeait plus apte à assurer les fonctions puisqu'il n'était pas fonctionnaire et qu'il habitait la région (D.A., vol. 16, pages 5726, 5734, 5735, 5737, 5738). Il n'était pas rémunéré pour ses fonctions de vice-président (D.A., vol. 37, page 14532).

[139]En dépit des affirmations du rapport de la CIE, il est certain que rien dans la preuve versée au dossier ne permet de croire que M. Mugesera ait été un proche du Président non plus qu'un membre influent du gouvernement ou du MRND. Les témoignages des deux seuls témoins qui ont vécu dans l'entourage du Président, M. Charles Jeanneret, qui a été, comme représentant du gouvernement suisse au Rwanda, conseiller économique à la présidence de 1981 à 1993 (D.A., vol. 13, page 4197), et Mme Violette Alarie-Gendron, qui a bien connu le Président dans le cadre de son travail de coopération au Rwanda, ne laissent aucun doute là-dessus. De nombreux autres témoignages, dont celui de Mme Des Forges, sont au même effet. Je note ici que le témoignage de M. Jeanneret, la personne vraisemblablement la mieux en mesure d'éclairer le tribunal puisqu'elle avait vécu la crise sur place dans une situation d'observateur privilégié, a été tout à fait ignoré par la section d'appel. Le ministre n'a même pas jugé opportun de contre-interroger M. Jeanneret (D.A., vol. 13, page 4312).

3)     les écrits passés de M. Mugesera

[140]Outre des ouvrages de nature académique, le dossier contient cinq documents écrits par M. Mugesera ou à la rédaction desquels il a été associé.

--     rapport de mission aux États-Unis et au Canada, le 9 novembre 1990

[141]M. Mugesera a participé à une mission aux États-Unis et au Canada du 16 octobre 1990 au 4 novembre 1990. La délégation était formée de trois membres et présidée par M. Nkundabagenzi, qui devait devenir ministre de l'Information en 1992. Selon le rapport de mission (D.A., vol. 25, page 9208), le but de la mission était de «démanteler le réseau de mensonges tissé par les ennemis de notre pays». Trois thèmes majeurs ont été abordés au cours de la mission: l'invasion, le problème des réfugiés et le problème du réajustement du système politique. À ces thèmes s'est greffé celui des droits de l'homme.

[142]Le rapport reprend les thèmes chers à M. Mugesera. La guerre n'est pas une guerre civile, impliquant des réfugiés rwandais, mais une agression venue de l'extérieur, en l'occurrence de l'Ouganda. Le problème des réfugiés est en voie de solution avec la participation du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. Le système politique est sur le point d'être réajusté, une commission nationale de synthèse ayant été établie avec le mandat de concevoir une charte politique nationale qui fixerait «les règles permettant de garantir plus profondément le respect du jeu démocratique et la cohésion nationale» (ibid., page 9217). Le Rwanda était un modèle de respect des droits de l'homme avant l'invasion d'octobre 1990 et les mesures prises par suite de cette invasion sont justifiées par l'état de guerre et le besoin d'assurer la protection des citoyens.

--     un texte non daté sur la situation politique au Rwanda au moment de la guerre d'octobre 1990

[143]Dans un texte non daté, écrit vraisemblablement le 14 novembre 1990 et intitulé «Situation politique rwandaise au moment de l'agression perpétrée contre le Rwanda par les Forces armées venues de l'Uganda» (D.A., vol. 1, page 275; vol. 19, page 7007), M. Mugesera, en sa qualité de professeur à l'Université nationale du Rwanda, expose des idées sur lesquelles il reviendra par la suite. Ainsi, l'agression est perpétrée par les Forces armées ougandaises; les agresseurs sont, à 70 %, des Ougandais purs et, à 30 %, des Ougandais de culture rwandaise, et il répartit ces derniers en quatre catégories: la population occupant un territoire rwandais annexé à l'Ouganda en 1912; une main-d'oeuvre exportée du Rwanda par le pouvoir colonial; des émigrés étant allé chercher de meilleurs perspectives de vie en Ouganda; et les réfugiés de la révolution politico-sociale des années 1960, qui ont reçu la nationalité ougandaise (D.A., vol. 19, pages 7002 et 7003); dans la mesure où certains des agresseurs seraient des réfugiés, leur participation à l'agression leur a fait perdre ce statut; le problème des réfugiés a été réglé par le choix entre trois options qui leur est offert par le Haut Commissariat des Nations Unies.

--     un dépliant, en février 1991: la vérité sur la guerre

[144]En février 1991, il collabore à un dépliant politique qui expose la position du Rwanda sur la guerre d'octobre 1990 (D.A., vol. 22, page 8154). Intitulé «Toute la vérité sur la guerre d'octobre 1990 au Rwanda», ce dépliant reprend la thèse chère à M. Mugesera que les agresseurs sont des membres de l'armée ougandaise soutenue par le président ougandais, M. Musevini; qu'en vertu de la Convention de l'Organisation pour l'unité africaine (OUA), les réfugiés rwandais qui seraient membres de cette armée auraient cessé d'être des réfugiés rwandais dès lors qu'ils ont pris les armes contre le Rwanda; que la guerre n'est ainsi pas une guerre civile mais une guerre d'agression; que l'assaillant type est un «maquisard qui, sans foi ni loi, fait fi des droits de la personne humaine, des droits de l'enfant et de la protection de l'environnement» (D.A., vol. 22, page 8157); que l'objet de l'attaque est de renverser les institutions démocratiques issues du référendum tenu au Rwanda en 1961, quand la population avait dit non à la monarchie, de «restaurer la dictature des extrémistes de la minorité tutsi assise sur un génocide, l'extermination de la majorité hutu» et d'«instituer dans la zone bantoue de la région des grands lacs (Rwanda, Burundi, Zaïre, Tanzanie, Uganda) un vaste royaume Hima-Tutsi, ethnie qui se considère supérieure, à l'instar de la race aryenne et qui a pour symbole la croix gammée de Hitler» (D.A., vol. 22, page 8158). (Ce dernier passage est le seul endroit que j'ai retracé où M. Mugesera parle de Tutsi et de Hutu en termes de minorité et de majorité dans un contexte de «génocide». Il associe le génocide aux «extrémistes de la minorité tutsi», pas à la minorité tutsi elle-même.)

[145]Ce dépliant fait ensuite l'histoire de la démocratie au Rwanda depuis 1961, jusqu'à la mise en place, le 24 septembre 1990, de la commission nationale chargée d'élaborer le multipartisme et explique ensuite «le problème des réfugiés rwandais» (D.A., vol. 22, page 8163) qu'un comité d'experts indépendant supervisé par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés suggère, en janvier 1991, de résoudre de la façon suivante: soumettre aux réfugiés rwandais trois options, le rapatriement volontaire, l'intégration par naturalisation dans le pays d'accueil et l'établisement dans le cadre des conventions bilatérales et régionales (D.A., vol. 22, page 8165). Étant donné que le 15 février 1991, le président rwandais, M. Habyarimana, accepte cette solution et déclare que tous les réfugiés peuvent regagner leur pays, le dépliant pose alors la question: «Dès lors, comment un vrai réfugié, qui voit ses problèmes enfin résolus, peut-il choisir de mourir sur les champs de bataille [. . .], comment [. . .] peut-il encore s'acharner à mourir au combat?» (D.A., vol. 22, page 8166). Le dépliant condamne cette «guerre ignominieuse

--     aux desseins macabres:

·     restauration de la monarchie;

·     génocide de l'ethnie majoritaire hutu;

·     massacre des autorités politiques et administratives;

·     massacre des tutsi qui ont refusé de collaborer avec l'agresseur.

--     aux méthodes proscrites:

·     enrôlement des mineurs;

·     manoeuvres de division du peuple rwandais en vue de provoquer une guerre civile;

·     destruction de l'environnement;

·     viol et rapt des femmes et des enfants et exigence de rançon;

·     destruction de l'image du Rwanda à l'extérieur afin d'anéantir tout secours». [D.A., vol. 22, p. 8166.]

[146]Le dépliant se termine par l'énumération d'objectifs à court et à long terme, dont ceux de fixer de nouveaux enjeux à la société rwandaise de manière à éviter aux générations futures le spectre d'une guerre désastreuse et de maintenir l'unité nationale dans le respect des différences (D.A., vol. 22, page 8167).

--     un dépliant, en avril 1991: le respect des droits de la personne

[147]En avril 1991, il collabore à un autre dépliant politique intitulé «Respect des droits de la personne au cours de l'agression imposée au Rwanda depuis octobre 1990 par des éléments issus de l'armée ougandaise» (D.A., vol. 22, page 8145). Ce dépliant cherche à faire la lumière, pour contrer les accusations orchestrées par les assaillants d'octobre 1990, sur le respect au Rwanda des droits de la personne, des droits économiques et sociaux et des droits politiques. Le dépliant renvoie, notamment, au rapport publié par la Banque mondiale en 1989 qui considère le Rwanda comme modèle de développement et estime qu'il y est parvenu «sans provoquer les injustices qui ont parfois accompagné le développement dans d'autres pays» (D.A., vol. 22, page 8147). Sur le plan des droits politiques, le dépliant fait état du manque d'harmonie qui, jusqu'en 1961, caractérisait les relations entre les Tutsi et les Hutu et met en encadré ce passage:

C'est en ne s'ingéniant pas à nier cette évidence historique que les deux ethnies auront fait, dans une véritable synergie, un pas vers l'unité nationale. Ainsi dans une volonté tenace de métamorphose des mentalités, les tutsi et les hutu doivent, à l'unisson, décrier les manoeuvres des déformateurs de l'Histoire de leur pays et reconnaître les erreurs des uns et des autres afin d'arriver à édifier ensemble un nouveau projet de société. [D.A., vol. 22, p. 8148.]

[148]Le dépliant s'emploie ensuite à faire la «lumière sur les violations des droits de la personne par l'agresseur» (D.A., vol. 22, page 8149). Le dépliant identifie les figures de proue de l'agression, affirme que l'agression est «dirigée principalement par des Ougandais de culture rwandaise de la caste hima-tutsi» (ibid.) et énumère de nombreux actes de torture commis à l'endroit de la population civile rwandaise. Le dépliant constate ensuite la division qui existe chez les Tutsis entre «les tutsi qui veulent vivre paisiblement, ayant accepté de travailler avec leurs frères HUTU et TWA, à l'essor démocratique et économique du pays et qui déplorent avec eux l'agression sauvage dont le Rwanda est victime» et «les descendants de ces irréductibles de la royauté, qui, éduqués dans l'extrémisme de la case dirigeante d'antan, ne veulent que perpétuer les visées monarchistes de leurs aïeux» (D.A., vol. 22, page 8152).

[149]Le dépliant se termine par un appel à «un avenir meilleur» pour les peuples de la région, qui ont droit à la paix et pour «la postérité indéniablement condamnée à vivre en parfaite symbiose dans la complémentarité et la solidarité pour l'épanouissement mutuel» (D.A., vol. 22, page 8153).

un texte du 3 septembre 1992: l'Ouganda, l'agresseur

[150]Le 3 septembre 1992, en sa qualité de Secrétaire général du ministère de l'Information et à la demande du Premier ministre, M. Nsengiyaremye, M. Mugesera rédige un texte intitulé «L'Uganda, agresseur du Rwanda depuis le 1er octobre 1990» (D.A., vol. 19, page 6999).

[151]Ce texte explique pourquoi, selon le droit international, «l'Uganda est agresseur du Rwanda depuis le 1er octobre 1990» (ibid.) et il affirme qu'«il est indéniable que le conflit qui endeuille le Nord et le Nord-Est du Rwanda n'est pas un conflit à caractère interne ou une guerre civile» (ibid., page 7001). Le texte reprend la thèse selon laquelle si certains des agresseurs sont des réfugiés rwandais, ils ont perdu leur statut de réfugié du fait de leur participation à l'agression. M. Mugesera répartit, comme il l'avait fait déjà, les Ougandais de culture rwandaise en quatre catégories et il en conclut que «Les agresseurs du Rwanda sont donc commandés par des citoyens ugandais dont certains le sont par leur origine, d'autres par le hasard historique auxquels il faut ajouter un petit nombre de vrais réfugiés» (ibid., page 7003).

[152]M. Mugesera poursuit en invitant le gouvernement rwandais, notamment, à «cesser immédiatement les négociations avec le FPR et à dénoncer tous les accords qu'il a eus avec lui» (ibid., page 7004), à remettre une «note de protestation» à l'ambassadeur ougandais, à traduire en justice l'Ouganda devant l'OUA et à engager des procédures en vue de traduire l'Ouganda devant le Conseil de sécurité des Nations Unies (ibid., page 7005). Il ajoute, avant de conclure: «N'eût été cette guerre d'agression, la vie et la coexistence pacifique des différentes ethnies dans une société multiculturelle était devenue chose normale au Rwanda» (ibid., page 7006).

4)     les discours antérieurs de M. Mugesera

[153]M. Mugesera affirme qu'il a prononcé cinq ou six discours entre le moment de son élection à la vice-préfecture, en janvier 1992, et le 22 novembre 1992.

[154]En juin 1992, il a prononcé un discours politique dans la préfecture de Gisenyi devant une foule de 6 000 à 10 000 personnes. Nous n'avons pas le texte de ce discours (D.A., vol. 17, pages 5945 et 5946; D.A., vol. 2, page 223). Aucune preuve n'a été versée au dossier relativement au contenu de ce discours non plus qu'à l'impact, s'il en est, qu'il aurait créé.

[155]En octobre 1992, M. Mugesera prononce un discours devant 3 000 à 4 000 personnes à Bugayi, dans la préfecture de Gisenyi (D.A., vol. 17, pages 5938 à 5940; vol. 2, page 224). Ce discours a été décrit, à l'audience, comme le discours des quatre cornes. Il est reproduit au dossier (D.A., vol. 18, page 6489). M. Mugesera nous dit que les thèmes qui s'y trouvent sont ceux qu'il développait dans les discours dont nous n'avons pas les textes.

[156]Dans ce discours, M. Mugesera dit vouloir décrire les «armes» qu'il veut donner aux militants du Parti pour qu'ils ne cèdent pas à l'effroi et à la panique, mais il les invite d'abord à rejeter «les quatre cornes de Satan», qui sont le mépris, l'insolence, la vanité et la traîtrise. Je retiens ici le sommaire qu'en a fait Me Duquette, de la section d'appel:

Sous le thème du mépris, il dénonce ceux qui veulent effacer les idées des gens avec de l'alcool, les partis d'opposition qui veulent une Conférence nationale et qui méprisent l'armée.

Parlant d'insolence, il s'en prend aux jeunes qui prétendent enseigner les principes de la Révolution de 1959 et insultent le président.

La troisième corne, la vanité, s'applique à un individu qui prétend trouver des terres pour les Rwandais et promet l'éducation gratuite.

Sous le thème de la traîtrise, il attaque durement cinq personnes: un ancien ministre des Affaires étrangères, un ancien représentant à l'ONU, un ministre qui a obtenu du président une fabrique de boîtes d'allumettes et qui n'est pas là quant le président en a besoin, un ancien du Parmehutu qui veut recruter des sympathisants pour tirer sur la population, un ancien chef de l'Université et ancien ambassadeur ingrat envers le président. Toutes ces personnes sont des traîtres. [D.A., vol. 2, pp. 279 et 280.]

[157]Cette première partie du discours traite donc de cas précis de personnes ou de politiciens qui sont sans intérêt pour les fins du dossier. Je note, toutefois, la propension de M. Mugesera à recourir à des images qui frappent l'imagination et sont porteuses de violence: «les froques de ce monsieur ont failli tomber, il baignait dans la sueur», «s'il se méconduisait, les chinois lui appliqueraient un coup de karaté qui le ramènerait à la raison», «elle a fraudé, et lorsque les Chinois s'en sont rendu compte, ils l'ont frappée avec un objet métallique surchauffé, et sa bouche a été déformée dans ce sens-là» (D.A., vol. 18, pages 6492 et 6493). Je note aussi son franc-parler et sa hardiesse à s'en prendre nommément et avec vigueur à des membres importants du gouvernement, si Hutu soient-ils.

[158]M. Mugesera arrive alors, en deuxième partie, à ces «armes» que «tout militant du Mouvement doit porter sur lui, où qu'il soit» (ibid., pages 6495 et 6496).

[159]La première arme, c'est les élections («les élections, c'est la démocratie»), «l'hymne du mouvement que nous chantons maintenant, la chose importante qui constitue une arme pour le militant du mouvement, qui caractérise la démocratie, ce n'est rien d'autre, ce sont les élections. Ils m'ont donc dit de vous faire parvenir cette première arme. Et vous le chanteriez partout où vous arrivez dans vos communes, vous le chanteriez dans les préfectures où vous allez rentrer en disant: "Ce que le mouvement veut, ce sont les élections"» (ibid., page 6496).

[160]La deuxième arme, c'est le courage: «Dis à nos hommes qu'ils doivent s'armer d'une chose qu'on appelle le courage. Si quelqu'un vient et se plante devant toi, s'il te parle, toi aussi tu rétorques [. . .] Celui qui viendra dire tel mensonge, vous lui opposeriez tel démenti [. . .] Si quelqu'un s'amène et t'assène une gifle, ne le laisse pas pour lui tendre l'autre joue; vous aussi, mettez-vous ensemble et dites: "Nous n'acceptons pas d'être battus" [. . .] Ils m'ont alors dit de vous demander d'être courageux, qu'il n'y ait une personne qui vienne vous provoquer et que vous le laissiez (partir)» (ibid., page 6496).

[161]La troisième arme, c'est l'amour: «Le Mouvement, c'est le Mouvement pour la Paix. Le Mouvement, c'est le Mouvement pour l'Unité, et il veut que nous parvenions au Progrès. Imana [i.e. Dieu] nous a créés avec un coeur pour aimer, il ne nous a pas créés avec un coeur pour haïr. Imana nous a donné une langue pour que nous disions les bonnes choses de l'Amour, il ne nous a pas donné une langue pour proférer des insultes [. . .] Partout où ils (les militants) se trouvent, celui qui voudra te haïr, toi, tu l'éviteras, qu'il reste dans ses affaires, mais toi, ne le haïs point» (ibid., page 6497).

[162]Et le discours se termine par cet appel: «Voilà donc, militants de notre Mouvement, les armes dont on m'a parlé et que vous devez porter sur vous: La première arme, ce sont les élections. La deuxième arme, c'est le courage. La troisième arme, c'est l'Amour» (ibid., page 6497).

5)     conclusion: la perspective de M. Mugesera

[163]La vision des événements que retient M. Mugesera est la suivante. Jusqu'à l'invasion du Rwanda, le 1er octobre 1990, par des forces militaires en provenance de l'Ouganda, le Rwanda était un pays modèle, sur le continent africain, en termes de développement économique, de paix sociale et de respect des droits de la personne. Les Hutus et les Tutsis avaient appris à cohabiter dans l'harmonie. La guerre déclenchée en octobre 1990 n'est pas une guerre civile, mais une guerre d'agression entreprise par le FPR et les Forces armées ougandaises. Les agresseurs sont constitués à 70 % d'Ougandais purs et à 30 % d'Ougandais de culture rwandaise, ces derniers étant répartis en quatre catégories: la population occupant un territoire rwandais annexé à l'Ouganda en 1912; une main-d'oeuvre exportée du Rwanda par le pouvoir colonial; des émigrés étant allés chercher de meilleures perspectives de vie en Ouganda; et les réfugiés de la révolution politico-sociale des années 1960, qui ont reçu la nationalité ougandaise.

[164]Le Rwanda, donc, est en état de guerre et, par conséquence, selon les règles du droit international, en état de légitime défense. Ceux des agresseurs qui sont des réfugiés rwandais ont perdu cette qualité, en droit international, du fait de leur participation à une agression armée contre leur pays d'origine. Les agresseurs s'adonnent, en territoire rwandais, à des actes de terreur qui visent tout autant les Hutus que les Tutsis et qui exigent une riposte. Les cibles ou les victimes de la riposte sont les agresseurs et leurs complices au Rwanda, que ces derniers soient Hutu ou Tutsi.

[165]Sur le plan politique, il est inacceptable que le gouvernement rwandais négocie avec le FPR et aucun accord conclu avec ce dernier ne saurait être valable. La seule solution est de dénoncer l'Ouganda sur le plan international et de le traduire en justice devant l'Organisation de l'OUA et le Conseil de sécurité des Nations Unies. Par ailleurs, sur le plan interne, c'est par des élections, et non autrement, qu'il faut régler la crise, de façon à choisir un gouvernement qui sera représentatif de la population et qui saura se tenir debout face à l'agresseur et sur le plan international.

[166]M. Mugesera ne nie pas l'existence de nombreux massacres depuis octobre 1990. Il les déplore, mais ils n'ont pas, à son avis, de connotation ethnique: les personnes ciblées le sont parce qu'elles font partie du groupe des agresseurs ou sont complices de ces derniers, non parce qu'elles sont majoritairement Tutsi. Le fait est, selon lui, que ces personnes se recrutent principalement au sein d'extrémistes Tutsi désireux de faire revivre l'époque monarchique au cours de laquelle c'étaient les Tutsis, et non pas les Hutus, qui occupaient les postes de commande. Bref, c'est le hasard de la guerre qui fait en sorte que les ennemis qui sont pourfendus se composent en majorité d'extrémistes Tutsi.

D.     Explication, analyse et qualification du discours du 22 novembre 1992

[167]Pour apprécier le discours sur le plan juridique, il faut, dans un premier temps, en expliquer le contenu, d'autant plus qu'il s'agit d'un discours prononcé dans une autre langue et dans un contexte politique et culturel bien particulier. Il faut, dans un deuxième temps, analyser le discours aux fins de déterminer le message qu'a voulu transmettre l'orateur à son audience. Il faut, dans un troisième temps, qualifier ce message pour les fins de l'application possible du droit criminel canadien ou du droit pénal international.

[168]Certaines mises en garde s'imposent au départ. J'en emprunte deux au professeur Marc Angenot qui les formule ainsi dans son rapport d'expertise:

Je commence par une remarque préalable: l'objet sur lequel je travaille ici en tant qu'expert est une traduction. Ce n'est pas une situation idéale d'analyse, d'autant plus que sans se prononcer sur sa valeur, elle présente (et c'est inévitable), dans un sens général grosso modo identique aux autres qui m'ont été communiquées, des divergences sur des mots et sur des passages dont l'importance est réelle dans le contexte des présentes procédures. Le problème qu'il y a à travailler, non dans la langue originale mais sur une traduction,-- particulièrement celle d'un texte politique partisan relevant d'une culture politique différente de la sienne,--doit être assez évident au non-spécialiste pour que je n'aie pas lieu de m'attarder.

Autre remarque préalable: le discours à analyser, comme tout propos rapporté qui a été tenu dans une situation qui ne nous est aucunement familière, présente des difficultés de compréhension qui ne tiennent pas à sa forme traduite mais au fait qu'il est rempli de référence à des réalités empiriques, des personnes et des institutions inconnues du lecteur canadien ordinaire, et qu'il est sous-tendu par des inférables, des jugements de valeur intra-culturels et des présupposés qui, familiers sans doute au public auquel M. L.M. s'adressait en 1992 au Rwanda, doivent être entièrement reconstitués pour éclairer le système judiciaire. Faute de ces clarifications et de cette reconstitution (qui présentent une marge de conjecture), le texte de M. Mugesera demeurerait entièrement opaque.

Dans cet esprit et dans cette circonstance, il m'a paru nécessaire, en réponse à la question deux et pour éclairer la cour, de procéder à une paraphrase systématique visant à clarifier paragraphe par paragraphe les propos tenus--et cette paraphrase est d'ailleurs suivie d'un glossaire où je définis, objectivement et sans commentaire, tous les anthroponymes, toponymes, sigles, mots laissés en kinyarwanda, et autres termes supposés peu intelligibles au lecteur canadien de la traduction. [D.A., vol. 23, pages 8589 et 8590.]

[169]J'ajoute une troisième mise en garde. Le texte du discours n'est pas un texte de loi qu'il faut analyser à la loupe avec des exigences et des hypothèses de rigueur et de cohérence. Cela est d'autant plus vrai qu'il s'agit d'un discours improvisé et d'une traduction qui a fait l'objet de nombreux débats et dont on ne peut être certain qu'elle rend fidèlement le terme ou le sens ou l'image que l'orateur avait en tête. Il est vrai qu'il a fallu, à un certain moment, s'entendre sur un texte donné, mais cela ne signifie pas que ce texte véhicule dans son intégralité le message livré par l'orateur et perçu par son auditoire et qu'il ne puisse être nuancé aux fins d'en comprendre le sens.

[170]La traduction retenue est très littérale et elle fait, si je puis dire très peu politique. Ce qui explique pourquoi la lecture du discours, en français, est si laborieuse. Ainsi, par exemple, certains des mots retenus par M. Kamanzi véhiculent des images de mort et de violence («coups de pied», «agoniser», «mort», «exterminer») qui n'ont guère de sens dans leur contexte immédiat ou dans le contexte d'un discours politique en général. On ne dit pas «exterminer» pour décrire le résultat d'une condamnation en justice; des partis politiques ne se donnent pas de «coups de pied».

[171]Peut-être ce côté laborieux et à maints égards irréaliste de la traduction s'explique-t-il par le fait que M. Kamanzi avait quitté le Rwanda en 1973, comme réfugié, pour aller s'établir au Burundi, que ses champs d'intérêt sont tout sauf la politique--il ne lit aucun journal politique et ne savait pas, par exemple, que les Falashas avaient été expatriés en Israël par avion--et qu'il ne suivait que distraitement ce qui se passait au Rwanda, n'ayant ni téléphone, ni télévision (D.A., vol. 6, page 1244; vol. 8, page 1890).

[172]J'ajouterai une dernière mise en garde. Même si la crédibilité de M. Kamanzi comme traducteur n'est pas remise en question et même s'il dit ignorer ce que son fils Jean fait au Canada (D.A., vol. 5, page 1191), il n'en reste pas moins que ce dernier est le président de l'Association des canadiens d'origine rwandaise et qu'à ce titre, il s'en est pris à M. Mugesera dès février 1993. Il avait alors fait parvenir une copie, en kinyarwanda, du discours de M. Mugesera--nous ignorons de quelle version du discours était cette copie--à un fonctionnaire du ministère canadien de l'Emploi et de l'Immigration. Il y dépeignait M. Mugesera comme «un des grands leaders du parti du général-président Habyarimana, le MRND» et résumait le discours en ces termes:

Ce discours est en kinyarwanda mais vous pouvez le faire traduire au besoin. Il incite la population de Kabaya à tuer tous les Rwandais tutsi et à les jeter dans la rivière Nyabarongo pour leur faire regagner leur pays d'origine, l'Éthiopie! [D.A., vol. 21, p. 7681.]

Ironie du sort, le ministre se rendait éventuellement à la suggestion de M. Kamanzi, fils, de faire traduire le discours, et il en confiait la tâche à M. Kamanzi, père.

[173]Avant d'aller plus loin, je me dois de constater que des deux témoins-experts entendus par la section d'appel relativement à la question précise de l'analyse du discours, le professeur Angenot (témoin de M. Mugesera) et le pasteur Overdulve (témoin du ministre), le professeur Angenot se démarque de façon incontestable. Il est le seul dont la spécialité soit l'analyse des discours. Il est directeur du Centre interuniversitaire d'analyses des discours et de sociocritique à l'Université McGill. L'analyse de discours, dit-il, est une discipline relativement nouvelle (30 ou 40 ans, D.A., vol. 28, page 10368) qui comporte déjà une bibliographie de quelque mille titres et qu'il définit comme suit:

L'analyse du discours suppose simplement cette question qui la distingue radicalement de la linguistique. Il ne s'agit pas d'étudier un vocabulaire ou d'étudier des phrases, mais il s'agit d'étudier la structuration sociale des énoncés que l'on produit pour prendre les mots, les deux mots les plus fréquents, les plus évidents, d'étudier dans, selon les cas, l'argumentation ou la narration [. . .]

Ce que j'ai essayé d'objectiver, de clarifier c'est des formes quasi logiques d'argumentation, de narration, de narration servant l'argument [. . .]

L'objet de l'analyse du discours ce n'est ni de faire de la psychologie de destinateurs, ni de faire de la spéculation sur ce qui s'est passé dans la tête de quelqu'un. L'analyste du discours n'est pas capable de dire, celui-ci est un menteur. Il peut parfaitement dire: voilà le type d'argumentation qui est proposé, il ne peut pas se demander si par exemple ce message est authentique [. . .] [ibid., p. 10370, 10373]

[174]En contrepartie, si je puis dire, de l'expertise du professeur Angenot soumise par Me Bertrand, les avocats du ministre ont produit celle de M. Cornelis Marinus Overdulve, un pasteur protestant qui a vécu 23 ans au Rwanda. M. Overdulve a témoigné avec une telle sincérité et une telle naïveté que son témoignage, en bout de ligne, a fort mal servi les prétentions du ministre et servi, plutôt, celles de M. Mugesera. Il était évident, dès le départ, qu'il n'avait aucune expertise en analyse de discours. Il avoue bien candidement ne pas venir témoigner comme linguiste, historien ou traducteur, mais en raison de son «engagement personnel avec le Rwanda», dans un «contexte d'engagement humain» (D.A., vol. 32, page 12291). Son seul diplôme est en théologie et sa thèse a porté sur la communication non verbale (ibid., page 12306).

[175]On apprendra, lors de son contre-interrogatoire, qu'il ne peut faire abstraction de sa propre foi lorsqu'il examine le discours de M. Mugesera (ibid., page 12406), qu'il connaît peu de choses du développement du multipartisme au Rwanda ou des accords de Bruxelles (D.A., vol. 33, page 12518), qu'il n'est pas au courant du discours prononcé par le Président le 15 novembre 1992 ou des autres discours de M. Mugesera (ibid., page 12531), qu'il n'a jamais assisté à une assemblée politique (ibid., page 12593), qu'il n'a connu le nom de M. Mugesera qu'en relation avec «le passage par la rivière», qui est devenue une expression à la mode depuis le prononcé du discours (ibid., page 12630), que le discours de M. Mugesera n'a pas attiré son attention au moment où il a été prononcé et qu'il ne connaît rien des circonstances du discours (ibid., pages 12637, 12667), qu'un autre Rwandais peut avoir une autre interprétation du discours (ibid., page 12683), qu'un discours doit être interprété différemment selon qu'il est prononcé en temps de paix ou en temps de guerre (ibid., pages 12700, 12853), qu'il ne savait pas que le discours avait été improvisé (ibid., page 12756), que si les faits que cite l'orateur sont exacts, cela joue en sa faveur (ibid., page 12761), qu'à son avis les faits relatés par M. Mugesera sont exacts (ibid., page 12764) et qu'il y a, dans le discours, une quarantaine de faits (ibid., page 12783).

[176]Il reconnaît qu'il n'a pas pensé à la légitime défense en analysant le discours et que, de toute manière, pour lui, la légitime défense exclut toute possibilité de meurtre (ibid., pages 12769 et 12770), que «chacun comprend à sa façon, selon sa conscience» (ibid., page 12813), qu'il a inventé l'expression «liste noire», dans le texte du discours, au lieu de «liste», en se remémorant l'occupation nazie (ibid., page 12827), qu'il a remplacé, dans le texte, les mots «se défendre» par les mots «se battre» (ibid., page 12829), qu'il n'a jamais entendu, lu ou entendu parler d'un discours semblable à celui de M. Mugesera (ibid., page 12853 et s.), qu'il ne peut dire que le discours a eu un impact (ibid., page 12866), qu'il n'exclut pas qu'il ait fait erreur (ibid., page 12870) et qu'«il se peut que je ne le trouve pas [le discours] dangereux du tout» (ibid., page 12860).

[177]Il avoue aussi qu'il ne pouvait pas, en lisant le discours, ne pas tenir compte de ses principes personnels (ibid., page 12851) non plus que du génocide de 1994 (ibid., page 12874).

[178]Il fera état, aussi, de ce proverbe rwandais: «Quand la parole a grimpé la colline, on ne peut plus la faire descendre» (ibid., page 12813).

[179]On comprendra que le procureur du ministre n'ait pas jugé opportun de réinterroger M. Overdulve.

[180]Dans les circonstances, il était manifestement déraisonnable que la section d'appel ne retint pas le témoignage du professeur Angenot. Il est vrai que ce dernier n'avait de la vie politique rwandaise que les informations contextuelles qu'il a glanées, dans le cadre de son mandat, dans les médias surtout nord-américains et dans l'ouvrage français «L'État du monde», mais je suis amplement satisfait, à la lecture de son rapport et de son témoignage, qu'il a ainsi appris l'essentiel de ce dont il avait besoin pour comprendre le discours et son contexte. D'ailleurs, il est peu de contradictions qui se soient manifestées au travers des témoignages dans l'explication du discours et il est peu d'éléments du discours qui, en réalité, suscitent une controverse. Je me dois, en toute justice pour M. Mugesera et les membres de sa famille, de réexaminer le discours en litige à la lumière de l'expertise qu'il était manifestement déraisonnable pour la section d'appel de ne pas considérer.

1)     l'explication

[181]Je ne puis mieux faire, ici, pour comprendre ce qu'a dit M. Mugesera dans son discours, que de reprendre la «paraphrase explicative» qu'en a donnée le professeur Angenot dans son rapport d'expert (D.A., vol. 23, pages 8592 à 8601). J'ai ajouté en marge du texte du professeur Angenot les numéros des paragraphes du discours de M. Mugesera auxquels il réfère et que j'ai reproduits au paragraphe 17 des présents motifs.

Analyse et paraphrase explicative de la traduction du discours prononcé par M. Léon Mugesera lors d'un meeeting du MRND le 22 novembre 1992 à Kabaya, Rwanda.

(Page 1)

(O) Formules et slogans de salutation: l'orateur salue une foule de militants de son parti, le MRND, [qui est un membre de la coalition au pouvoir à Kigali sous la forme d'un «gouvernement de transition» en 1992.]

[para. 1]     ([frac12]) Il annonce le plan de son exposé qui, dit-il, sera en 4 parties:

[para. 2]     1. Méfiez-vous du MDR, [autre membre, prédominant, de la coalition formant le gouvernement de transition et] adversaire politique du MRND, parti de l'orateur et de la foule à laquelle il s'adresse;

2. Il ne faut pas se laisser envahir--verbe auquel le contexte général du discours rattache deux agents: a) ne pas se laisser envahir par les infiltrés venus de l'Ouganda; b) et, du point de vue des partisans du MRND, ne pas se laisser menacer par les intimidations agressives des partisans des autres partis.

3. Il indiquera comment se protéger et réagir.

4. ?? Ce 4ème point, quoique annoncé, n'est pas spécifié, il est omis.

[para. 3]     3) Méfiez-vous des autres partis, y compris du FPR [qui a conclu le 03/06/92 à Bruxelles une alliance avec le MDR, le PL et le PSD, mais pas avec le MNRD.] Ils s'en prennent au président (le parti MRND auquel appartient l'orateur a désigné le président comme son candidat aux élections prévues qui auraient pu avoir lieu en 1993). [Une des visées que l'on dégage du discours consiste à faire pression pour que le Président déclenche des élections générales, ce qui est sa prérogative constitutionnelle. Cette visée formera l'essentiel de la péroraison du discours. Voir plus loin.]

[para. 4]     (4) Dénonce le nommé Twagiramungu, profiteur et parasite selon lui, chef du parti adverse, le MDR, et personnage qui, selon l'orateur, vient de perdre la face dans un débat radiodiffusé. Les gens du MDR et du PSD sont qualifiés de complices des "Inyenzi", c.à-d. des maquisards FPR, [ayant conclu avec ce mouvement identifié aux infiltrés de l'Ouganda l'accord de Bruxelles du 03/06/92.]

(Page 2)

[para. 5]     (2) Dénonce un nommé Murego, également membre influent du MDR, qui, pour gagner les militants à son parti vient de se réclamer de l'ethnie hutu et s'est fait reprendre pour cette gaffe par les notables de son parti [puisque ce parti, antérieurement dénommé Parmehutu, est censé avoir renoncé à toute référence ethnique et a conclu récemment une alliance avec le FPR à majorité tutsie ougandaise.]

[para. 6]     (3) L'orateur s'en prend au Premier ministre en fonction, toujours du MDR, il fait un calembour sur son nom, et il indique que ledit premier ministre ne permet pas aux citoyens, identifiés comme "Bahutu" de se défendre contre les infiltrations des "Batutsi" qui posaient des mines dans le pays--information qui est indiquée comme venant d'être rapportée par la radio. C'est donc dans le cadre d'un discours rapporté que se lisent ces lignes.

L'attitude du premier ministre est contrastée à celle du Président. Globalement, le thème proposé à la foule se schématise comme suit: nos adversaires commettent gaffe sur gaffe, alors que le Président (qui vient du Parti de l'orateur) seul s'en tire brillamment. Ceci les rend nerveux.

[paras. 7 & 8]    (5) Résume son propos: le MDR est dangereux, il se débat dans son agonie.

[para. 9]     (6) Passe au point 2, tel qu'annoncé au début: Il ne faut pas vous laisser envahir--suivront deux idées ou deux spécifications: en tant que Rwandais, par les agresseurs FPR venus de l'Ouganda; en tant que membres du MRND, par les attaques et intimidations ourdies par vos adversaires politiques.

Symptôme de ces attaques auxquelles les militants ne résistent pas suffisamment: le retrait des drapeaux du parti à Gitarama, préfecture par laquelle l'orateur vient de passer.

(Page 3)

(1) Notre mouvement est un mouvement pour la paix. Le proverbe "Qui veut la paix. . .", est appliqué parodiquement aux luttes politiques entre les partis de la coalition: si vous résistez aux attaques, vous ne vous laisserez pas affaiblir ni intimider. (M. L. Mugesera indique qu'il considère la traduction du proverbe enrronée; s'appuyant sur les notices du dictionnaire rwaadais-français de l'1NRS, il traduit «qui veut la paix est toujours sur ses gardes pour ne pas être surpris par la guerre». Le traducteur aurait infléchi la portée du proverbe rwandais en pensant au proverbe latin Si vis pacem para bellum, et en mixant les deux, ce qui est fort possible.)

[para. 10]     (2) À travers un proverbe qui dit en substance: la hyène attaque, mais elle est furieuse quand on lui réplique (proverbe qu'on peut repérer dans le recueil des proverbes rwandais, voir Proverbes du Rwanda par Pierre Crepeau et Simon Bizimana, Butare, INRS, 1979, p. 307), le même thème de vigilance et de prévention contre les agressions continue à se développer; l'orateur prend un second exemple des insolences du MDR et de la réplique insuffisante des militants du MRND: la ministre de l'Éducation MDR insulte le président à la radio et il n'y a aucune réaction!

(Page 4)

(1) Suite de ces reproches, des exemples de "patronage" et de ces agressions politiques contre les partisans du MNRD: ladite ministre a congédié illégalement des inspecteurs scolaires parce qu'ils appartiennent au MRND.

[para. 11]     (2) L'orateur suggère, dans un esprit démocratique, au public de ses partisans de réagir en pétitionnant. Il suggère [ironiquement] que si la ministre nommait de nouveaux inspecteurs ceux-ci s'en aillent oeuvrer dans le fief électoral de celle-ci.

[para. 12]     (3) Conclusion de cette partie: si la ministre refuse de nous écouter et de se conformer à la loi, nous maintiendrons nos inspecteurs en place!

(Page 5)

[para. 13]     (1) Ne donnez pas le nom prestigieux et épique de «Batailleurs-acharnés» (Inkotanyi, Dict. II, 274) à ceux qui envahissent le pays, ce ne sont que des "maquisards" (ceci est un sens attesté; voir référence en annexe au Dictionnaire rwandais français de l'INRS, [Kigali], 1985, Il, loc. Inyeenzi, sens 3--quant à ce sens, sens lexicalisé, dérivé du nom de la sorte de blatte qui disparaît dans la fente du mur dès qu'on allume la lumière).

Le passage montre que les gens de qui il ne "faut pas se laisser envahir" sont présentés et connus du public comme venant de l'extérieur du pays ("se sont mis en route pour nous attaquer. . .") (Ceci est confirmé par le paragraphe 2 de la page 5, ligne 4: ". . .hors de la frontière d'où ils étaient arrivés. . ."). Qu'il s'agisse notoirement pour l'orateur et son public d'agresseurs venus de l'étranger est une donnée de grande importance pour comprendre le discours.

[para. 14]     (2) L'orateur dénonce le premier ministre Nsengiyaremye qu'il accuse de démoraliser et démobiliser les forces armées alors que le pays est attaqué de l'extérieur; il dit que son attitude tombe sous le coup du Code pénal rwandais qui prévoit la peine capitale. Qu'il soit condamné et exécuté!

Le crime du premier ministre est d'autant plus grave que son discours a été compris littéralement par plusieurs groupes de militaires qui ont quitté le front et pillé, saccagé trois villes de province, dont Gisenyi [chef lieu de la préfecture natale de l'orateur]. Ces événements, dans le contexte du discours, sont connus du public de Kabaya qui relève de la préfecture de Gisenyi. Le chef du MDR devrait aussi être condamné pour atteinte à l'intégrité du territoire, ajoute l'orateur, pour avoir dit être prêt à céder une «préfecture» (c.à.d. une province ou un département) aux envahisseurs du FPR.

(Page 6)

(1) Fin du propos précédent: le PM mérite la peine de mort. "Sera passible etc. . ." est une citation [approximative mais correcte en substance] du Code pénal en vigueur portant sur l'atteinte à l'intégrité du territoire.

[paras. 15, 16 & 17]    (2) Des jeunes vont se joindre à l'armée du FPR en passant par le Burundi: ce sont des choses dont beaucoup parlent et dont l'orateur témoigne avoir reçu rapport dans trois villes de la région frontalière avec le Burundi.

(Page 6)

(2) L'orateur s'étonne que ceux qui rejoignent les envahisseurs et les passeurs ou convoyeurs, ceux qui les aident ne soient pas arrêtés en dépit du Code que l'orateur paraphrase encore une fois.

(3-4) L'orateur répète des accusations qui lui ont été communiquées dans les villes frontalières. Les gens là-bas exigent qu'on arrête et "extermine" les parents des enfants qui rejoignent le FPR. Le contexte antérieur et ultérieur du paragraphe 4 indique cependant qu'il s'agit, pour l'orateur du moins, d'appliquer la loi et d'obtenir un jugement public contre eux. Au cas où la justice refuserait de faire son devoir, nous serions, commente-t-il cependant, en état de légitime défense.

(Page 7)

[para. 18]     (1) Autre exemple sur le thème des agressions de nos adversaires coalisés et de l'insuffisance de nos réactions à «nous» au MNRD: les maquisards du FPR tuent un militant du MRND dans un bistro avec la complicité de gens du MDR. Le MDR est complice des maquisards qui veulent nous "exterminer". C'est leur objectif.

[para. 19]     (2) Or, nous n'allons pas nous laisser nous massacrer: nous devons nous défendre.

[para. 20]     (3) Autre exemple d'agression des autres partis: des membres du PDC, cette fois, ont battu des militants du MRND jusque dans une église.

(Page 8)

(1) Qu'ils aillent rejoindre, ces partisans du FPR et leurs alliés, les rangs ennemis plutôt que de rester parmi nous. Ce qui sera le thème également du paragraphe 1 de la page 10 et du paragraphe 2 in fine de la page 11.

[para. 21]     (2) Sur les pourparlers d'Arusha, Tanzanie: certains délégués n'y représentent pas vraiment le Rwanda. Ce sont en effet des membres du MDR lequel a signé une alliance à Bruxelles avec le FPR, et il n'est pas étonnant qu'ils s'entendent avec ceux-ci.

[paras. 21 et 22]    (3) L'Orateur revient sur le problème de la mise à pied des inspecteurs scolaires: signons une pétition pour protester contre ces abus et soyons solidaires!

(Page 9)

[para. 24]     (1) Nous ne devons pas hésiter à utiliser les deniers publics pour la propagande du parti, car eux, nos adversaires, le font aussi. Ils chassent de leurs postes les gens qui ne sont pas du MDR, eh bien, que les ministres du MRND fassent de même et prennent les nôtres dans leurs ministères!

Si nos ministres brandissaient seulement cette menace, les autres réfléchiraient et cesseraient leurs méfaits.

(2) Unissez-vous! Que ceux qui ont de l'argent et qui ont été soutenus par le MRND contribuent à l'effort de guerre. Il faut surveiller ceux qui s'infiltrent dans la région et si vous en découvrez dans les cellules (terme administratif: subdivision du secteur qui est une subdivision de la commune) qu'ils ne puissent plus en sortir!

Le contexte suggère d'interpréter comme suit: il importe que les militants sondent la personne soupçonnée d'appartenir à la subversion armée et, s'ils découvrent que c'est un "infiltré", qu'ils l'amènent aux autorités, mais s'il réagit en tirant, qu'ils s'en débarrassent.

(Page 10)

[para. 25]     (1) L'orateur raconte une anecdote, celle d'une rencontre qui l'a mis en colère: il a rencontré un prétendu membre du PL (le contexte indique qu'il le démasque comme un "infiltré"et un partisan des envahisseurs venus de l'Ouganda) et, au cours de cette empoignade verbale, il a fini par lui dire ceci, pour lui faire comprendre qu'il était démasqué: en 1959 [à la suite du referendum de l'ONU qui, à la fin du régime de tutelle belge, a instauré une république, aboli la monarchie des Mwamis et dit "non" au roi de l'époque, Kigeli V, referendum qui a entraîné l'exode des monarchistes irréductibles (tant hutu que tutsi) et d'une partie de l'aristocratie tutsie; il faut noter cependant, dans ce contexte, que la reine Rosalie et certains princes de la famille ci-devant royale sont alors restés au pays], nous [=les Rwandais] vous [=ceux qui ont opté pour l'exil] avons laissé quitter le pays (="sortir"). Notons qu'il s'agit d'une référence claire à ce passé lointain comme l'indique le syntagme: "j'étais encore un enfant". L'Orateur contraste le cas de ceux qui ont quitté le pays avec ceux qui sont restés dans le Rwanda indépendant. Le passage est allusif. L'orateur se déclare agressé par le prétendu membre du PL qui a menacé de le chasser. L'orateur prétend lui avoir promis de pouvoir le chasser aussi du pays aussi et lui faisant "descendre la rivière." "C'était une erreur", dit-il, de vous avoir laissé quitter le pays autrefois: mais nous pourrions vous renvoyer chez vous, en Éthiopie, en vous faisant passer par la rivière Nyabarongo, qui se jette dans le Lac Victoria dont les eaux baignent l'Ouganda, pays d'où proviennent les agresseurs.

Ce passage ne comporte littéralement ou explicitement ni identification des Tutsis ou d'une quelconque ethnie, ni menace d'extermination, ni globalisation au delà de l'altercation avec un adversaire individuel. Sans doute l'évocation de «. . .vous renvoyer chez vous en vous faisant passer par la rivière» pourrait se comprendre dans un sens très menaçant, mais ce sens n'est aucunement certain ni probable pour trois raisons convergentes tirées du texte même:

1. la comparaison explicite dans le contexte exclut cette possibilité: il va de soi que les Falashas d'Abyssinie, auxquels le sort possible des Tutsi est comparé, n'ont notoirement pas été tués, mais au contraire sont partis sains et saufs vers Israël par un pont aérien organisé par cet État;

2. par ailleurs l'immigration en Afrique suit aussi la voie fluviale. [Dans le contexte, il faut indiquer que le Nyabarongo forme une des rivières du Rwanda, formée par le Mwóongo et le Mbirúrume, elle prend le nom d'Akagéra à la frontière du Burundi, prés du Lac Rugwero (Dict. De l'INRS, II, 431) L'Akagéra se jette dans le Lac Victoria dont les pays riverains sont l'Ouganda, le Kenya et la Tanzanie, il en sort le Nil. Or, l'Ouganda est le pays d'où des éléments de l'armée ougandaise ont attaqué le Rwanda en 1990 selon L'État du monde cité plus haut.]

3. Enfin, l'orateur a préconisé à mainte reprise plus haut dans le discours d'inviter les infiltrés et leurs collaborateurs à s'en aller rejoindre le camp ennemi (Kamanzi p. 7 par. 2; p. 8 par. 1; p. 11 par 2 in fine et p. 12), comme il a exigé des adversaires politiques d'aller dans le fief adverse (Kamanzi page 7 par. 1; pour les inspecteurs illégalement nommés, p. 4, par. 2): il est donc permis de considérer que ce passage reprend ce thème.

Le passage--au point de vue fonctionnel dans la construction argumentative de l'ensemble--fait partie d'une série d'exemples d'agression subies par les Rwandais et/ou par les membres du MRND et/ou l'Orateur: agression armée de l'Ouganda, injures au Président, abus de pouvoir des ministres appartenant aux partis politiques adverses, militant MRND abattu, réfugiés MRND battus dans une église, etc. Cette fonction argumentative (qui vise à conclure: ne soyons pas victimes, ne nous laissons pas faire, défendons-nous) est absolument évidente. Ces exemples récurrents structurent tout le discours.

(Page 10)

[para. 26]     (2) Des Burundais sont censés avoir déclaré que le Rwanda avait attaqué le Burundi, l'orateur les soupçonne de vouloir ouvrir un deuxième front au sud du pays; il déclare avoir été vérifier le fait dans une commune frontalière en dépit des risques pour sa sécurité de la part des "infiltrés". On (c'est à dire des membres des «Jeunesses» du MDR) y a chassé par la force le bourgmestre MRND de la bourgade évoquée (ceci étant donné comme une preuve additionnelle des violences et abus de ce parti MDR et de l'inaction des autorités).

Les militaires [qui sont là pour garder la frontière] sont assez disciplinés pour ne pas être intervenus dans ce grabuge. Ils devraient comprendre que le MDR (accusation déjà portée à différents moments du discours) est allié au FPR et qu'il collabore avec les "Inyenzi". Les JDR ont poussé l'insolence jusqu'á séquestrer des gendarmes qui (inférieurs en nombre, peut-on comprendre) ont subi cette humiliation (événement attesté dans la presse locale). L'orateur évoque approbativement les propos d'un citoyen qui réclame des élections et/ou le rétablissement de l'ancien bourgmestre.

(Page 10)

[para. 27]     (3) L'orateur surenchérit sur cette réclamation et réclame des élections générales (je précise: élections qui étaient dans le mandat du gouvernement de transition, mais aucune date n'était fixée et il s'agissait de faire pression sur le Président pour qu'il les convoque).

Il considère que l'insécurité qu'on invoque régulièrement--mais dont le présent meeting ne donne, fait-il constater à la foule, nullement l'exemple--n'est qu'un prétexte pour retarder les élections. La vie publique continue à se dérouler en dépit de l'insécurité. Les partis qui prétendent qu'il faut postposer les élections ont néanmoins tenu des élections internes récentes, ce qui montre que leur thèse fallacieuse sur l'insécurité qui empêcherait toute vie civique normale est en désaccord avec leurs actes.

(Page 11)

[para. 28]     (2) Les partis qui ne veulent pas des élections maintenant prennent prétexte du fait qu'il y a dans le Nord des réfugiés ou déplacés intérieurs (selon la presse internationale de la fin 1992 on en compterait 350 000) à Byumba (qui est une préfecture du nord du pays). Mais peut-être ces réfugiés aussi veulent des élections! C'est ce qu'ils m'ont dit en tout cas, affirme l'orateur. Tous les propos qui suivent sont présentés comme des propos rapportés. Au témoignage desdits réfugiés, le Ministère du Travail (qui avait les responsabilités des réfugiés) est aux mains d'un membre du PL, allié de fait du FPR, et que, donc, à ce litre, l'orateur qualifie d'"Inyenzi". Les personnes déplacées, interrogées par l'orateur, s'indignent du fait que ce soit ce ministre et ses alliés qui soient chargés de nourrir les réfugiés. Pas étonnant qu'ils vendent les vivres plutôt que de les distribuer! Eux aussi, les réfugiés, réclament des élections! "Tout le pays souhaite des élections" précise l'orateur.

Nous devons donc réclamer des élections. Il faut nous protéger contre les agressions, autant externes qu'internes. La formule qui suit est gnomique et revient à dire que si vous ne vous défendez pas, c'est vous qui allez y passer. L'orateur revient sur le thème déjà abordé (page 7, paragraphe 2) qui est que, pour clarifier la situation sur le terrain, les partisans des "Inyenzi" devraient rejoindre leur front et ne pas demeurer parmi nous, armés au milieu de gens non-armés. Ce propos (que les partisans du FPR ne demeurent pas parmi nous) recoupe aussi et à mon sens donne sa portée au paragraphe 1 de la page 10. Que les partisans du FPR et leurs alliés s'en aillent, qu'ils n'arborent plus leurs drapeaux puisqu'ils ont arraché les nôtres (voir sur ce point la page 3, paragraphe 1).

(Page 12)

[para. 29]     (1) L'orateur réclame la solidarité de tous dans l'auto-défense. Nos inspecteurs scolaires (chassés par la ministre de l'éducation, enfin nommée á cet endroit du discours, Mme Uwilingiyimana Agathe) ne bougeront pas de leurs postes et les remplaçants nommés par la ministre n'ont qu'à aller éduquer ses propres enfants (comprendre: "si ça les amuse", c'est à dire dans un contexte sarcastique)!

L'orateur termine en réclamant toujours des élections. La fin du discours revient où l'orateur a commencé: il faut refuser le "mépris" (le mépris, dans le contexte, consiste à se laisser intimider par les autres partis et spécialement l'adversaire désigné avec lequel cependant on est forcé de partager la coalition gouvernementale, le MDR, c'est accessoirement pour les citoyens de ne pas se laisser corrompre par des partis qui achètent leur conscience).

[182]Cette paraphrase me paraît refléter, pour l'essentiel, ce que M. Mugesera a dit. Elle ne fait pas suffisamment état, cependant, de la violence de certaines des images employées par M. Mugesera, violence que j'attribue au style même de l'orateur. Nous avons vu, dans l'examen du discours des quatre cornes, au paragraphe 157, que M. Mugesera ne mâche pas ses mots. Il a tendance à dramatiser les situations, à monter en épingle des anecdotes et à choisir des termes extrêmes qui frappent l'imagination. Il faut dire, aussi, que le contexte n'est pas de tout repos: les ennemis sont aux portes, des gestes de brutalité son commis, bref la violence est dans l'air.

[183]La paraphrase du professeur Angenot est donc plus douce à lire que ne l'est le discours et j'aurais préféré qu'on y sentit davantage la brutalité de certains passages. Cela dit, l'explication du discours est cohérente, plausible, bien ancrée dans la réalité des choses. Le fameux «passage de la rivière» (le paragraphe 25 du discours), notamment, fait l'objet d'un long commentaire qui me paraît donner du paragraphe une interprétation valable. Il est certain, en rétrospective, que l'allusion en novembre 1992 à la rivière Nyabarongo n'était pas des plus heureuses, cette rivière étant associée à des massacres survenus en 1959 et allant devenir, dans l'imagerie populaire, l'un des symboles du génocide de 1994. Le fait demeure, cependant, que cette courte anecdote (le paragraphe 25 ne contient que quelques lignes), par ailleurs isolée dans le discours, raconte une histoire qui a connu un dénouement heureux, le retour des Falashas en Israël après des siècles d'exil. Il m'apparaîtrait assez extraordinaire que M. Mugesera ait pris le soin de raconter une vieille histoire qui se terminait sur une note de vie et d'espoir, si son intention avait été d'inviter son auditoire, d'une manière en quelque sorte subliminale, à donner à l'histoire une fin tragique. Il m'apparaît plutôt, et plus simplement, que M. Mugesera a voulu signifier aux ennemis politiques que s'ils ne quittaient pas le pays d'eux-mêmes, les Rwandais trouveraient bien le moyen de les renvoyer chez eux.

2)     l'analyse

[184]Le professeur Angenot décrit comme suit les règles applicables à l'analyse d'un discours.

[185]L'analyste se place dans la peau d'un auditeur raisonnable qui, en écoutant le discours, suppose que l'orateur fait preuve d'une certaine cohérence (D.A., vol. 28, page 10373). Si le discours est un discours politique et qu'il est improvisé par surcroît, l'analyse va surtout porter sur des degrés de récurrence et de répétitivité. En campagne électorale, les énoncés multiples même les plus clairs ont tendance à ne pas passer: l'orateur «sait qu'il faut faire un seul point dans un discours et taper ce clou le plus possible, dans la mesure où le public, qui reçoit dans l'oreille un discours oral, a besoin en fait de retenir seulement de grandes articulations [car il] est incapable d'arrêter le flux du discours pour se perdre dans des nuances» (ibid., page 10375). Ce que l'analyste va essayer d'extrapoler au départ, «c'est la visée prédominante dans laquelle le discours est construit», ce qui est particulièrement vrai d'un discours oral où «les développements accessoires et les digressions n'ont, s'il y en a, de sens que par l'existence d'un squelette de raisonnement qui est généralement fortement explicité» (ibid., page 10376). Un discours politique about it normalement à une conclusion ou à un faisceau de conclusions de type pratique (ibid., page 10377).

[186]Un analyste de discours évite au départ de charcuter un texte ou d'extraire des phrases particulières. Son idée de base est que les discours «ne sont pas des objets juxtaposés, mais un seul objet composé et que c'est ce tout qu'il s'agit d'analyser et non pas une sorte de juxtaposition de parties» (ibid., page 10377). Le professeur Angenot cite alors cette phrase attribuée à Fouché, ministre de la Police de Napoléon, «Donnez-moi trois (3) lignes de n'importe qui et je le ferai pendre».

[187]Dans un discours politique, surtout s'il est oral, l'orateur n'emploie pas un langage «dissimulé et très, très difficile à extrapoler et seulement connu des Happy Few [. . .] Si on veut avoir, si on veut faire passer un message, il n'est pas question de le faire sous une forme totalement hermétique» (ibid., page 10379).

[188]Le professeur Angenot est, par surcroît, expert en matière de discours génocidaires. Il a publié deux livres sur l'histoire de la doctrine de la propagande antisémite en langue française (D.A., vol. 28, page 10534). Il en est venu à la conclusion que, dans ce type de discours, «l'objet de haine est non seulement identifié, mais il est généralement identifié au moyen d'un très riche vocabulaire avec le mot clé Juif et une série de dérivations argotiques» (ibid., page 10535).

[189]En l'espèce, le mot clé serait le mot «Tutsi», lequel n'est utilisé qu'à une seule reprise dans le discours. Le mot «Hutu» ou son pluriel «Bahutu» apparaissent par ailleurs à deux reprises et, ce qui frappe le professeur Angenot, «c'est que la seule fois où le mot hutu apparaît dans un contexte ethnique, il est attribué avec blâme de la part de l'orateur à un de ses adversaires» (D.A., vol. 28, page 10462). Je note, par ailleurs, que le premier ministre ainsi que le ministre de la Justice, que M. Mugesera suggère de traîner devant les tribunaux, sont tous deux Hutu (D.A., vol. 13, pages 4271, 4275).

[190]Le témoignage du professeur Angenot confirme en tous points celui qu'avait rendu, devant l'arbitre, M. Shimamungu. Celui-ci avait témoigné en qualité de traducteur--il a proposé une traduction du discours qui, en bout de ligne, n'a pas été retenue--et en qualité de spécialiste en analyse de discours. Cette partie de son témoignage est passée inaperçue devant l'arbitre, la section d'appel et le juge de première instance une fois sa traduction mise à l'écart, mais elle m'apparaît des plus importantes et il était manifestement déraisonnable de l'ignorer.

[191]M. Shimamungu est spécialiste en «science de technique du language» (D.A., vol. 13, page 4368), ce qui l'a mené, notamment, à examiner les différentes stratégies de communication orale et à s'intéresser à la production et à la réception de messages politiques (ibid., page 4370). Il se décrit comme «un spécialiste de la communication politique au Rwanda» et il a publié un mémoire de Diplôme d'études approfondies en science de l'information dans lequel il repérait «des stéréotypes dans la communication politique au Rwanda» (ibid., page 4371). Il ne connaît aucun autre expert dans le monde qui se soit spécialisé dans le domaine de la communication politique au Rwanda.

[192]Je ne reprendrai pas ici son analyse, car elle reprend les grandes lignes de celle du professeur Angenot. Je me contenterai de citer quelques extraits de son témoignage:

[. . .] il faut savoir à la fois le contexte dans lequel il (le message politique) a été prononcé, il faut savoir le public à qui il a été adressé, il faut connaître le personnage qui l'a prononcé et, évidemment, quand je dis connaître le personnage, c'est évidemment connaître donc ses attaches, ses attaches soit politiques, soit sociologiques et j'en passe. Donc, il faut savoir débusquer tout ça et après pouvoir analyser le message tel qu'il l'a prononcé. [D.A., vol. 13, p. 4369.]

(en kinyarwanda) [. . .] le ton de l'orateur est capital pour déterminer le sens du discours. [ibid., p. 4375.]

[. . .] il faut qu'on puisse le replacer dans son contexte, dans son contexte d'actualité d'alors et puis revoir ce qui s'est passé avant et puis voir la mentalité des gens à qui il parlait [. . .]

[. . .] ce qu'on peut prononcer en situation de guerre, on ne le dira pas en situation de paix [. . .] [ibid., p. 4425.]

[. . .] pour trouver ça [l'objet du discours] [. . .] c'est assez simple, c'est à dire celui qui va parler, en fait, il annonce ce qu'il va lire (dire?), ensuite il y a des répétitions, des répétitions donc pour que celui qui écoute puisse retenir ce qu'il a dit, ensuite il y a la conclusion [. . .] [ibid., p. 4428.]

[. . .] ce qui est important c'est les mots répétés, parce qu'ils restent, ils restent sur, dans l'esprit de celui qui écoute et puis la conclusion parce que c'est ce que vous dites en dernier. Évidemment, s'il faut se rappeler, on se rappellera toujours de ce qu'on a dit, de ce que quelqu'un a dit en dernier, hein. Il y aura eu des oublis, hein, des perditions d'information, mais l'auditeur ce qu'il va retenir sera ce que vous avez dit en dernier lieu et les répétitions qui ont dû rester dans la mémoire. [ibid., pp. 4428, 4429.]

Q.     Alors, s'il avait voulu ici utiliser le terme «Jeter dans la rivière», je vous demande si, par comparaison à ce qu'il a dit ailleurs, est-ce qu'il aurait été gêné de le dire? Est-ce qu'il s'est retenu ailleurs? Ça vous amènerait à dire ici, retenu ici ou si ne se retenant pas ailleurs, s'il avait voulu signifier qu'il fallait jeter les Tutsi à la rivière, il l'aurait dit de façon directe ou indirecte?

R.     Bon, c'est-à-dire qu'ici, dans tout le discours, il y a pas de retenue, je pense que en lisant tout le discours, c'est un discours improvisé, à mon avis, il n'y a pas eu de retenue quoi que ce soit. Donc, c'est un discours direct, un discours je dirais transparent, quoi. [D.A., vol. 14, p. 4561.]

[193]Appliquant ces règles à l'analyse du discours du 22 novembre 1992, le professeur Angenot en arrive aux conclusions suivantes:

EN SYNTHÈSE ET GLOBALEMENT, les visées convergentes de ce discours sont de:--réclamer des élections (les mots «élections», «élire», «élus» reviennent 16 fois dans les 3 dernières pages de la traduction et cette donnée lexicométrique patente indique qu'ici réside la visée principale du discours);--dénoncer les partis adverses, MDR, PL et PSD, nommément, comme intimidant et agressant «les nôtres» et comme alliés avec les envahisseurs FPR;--dénoncer la passivité et l'inaction du gouvernement qui est incapable de faire respecter ses lois et sa constitution et qui ne songe pas à traduire en justice ceux qui prennent les armes contre lui;--réclamer du public formé de militants du parti de l'orateur, le MRND, qu'il pétitionne contre les abus, réclame des élections, réclame des poursuites, fasse preuve de solidarité et ne se laisse pas massacrer sans réagir.

Le mot «hutu» apparaît dans le texte p. 2 ¶ 2--mais il est attribué à un adversaire qui par un lapsus ridicule et révélateur se réclame d'une appartenance ethnique alors que son parti, ci-devant le «Parmehutu», a renoncé à toute référence à une telle appartenance.

Quant des violences sont évoquées dans le texte, l'orateur indique qu'elles sont imputables aux adversaires qu'il désigne, ce sont les envahisseurs FPR venus de l'Ouganda, et les militants de certainss [sic] partis adverses regroupés dans le Gouvernement de transition.

Pour les gens auxquels ils s'adresse, le mot d'ordre est «défendez-vous», mais les moyens expressément évoqués sont la vigilance, la pétition, l'application des lois et les élections.

L'orateur assimile dans ce texte "Inyenzi", "Inkotanyi", FPR et "infiltrés" venus de l'Ouganda; il les considère comme des agresseurs de son pays; il englobe dans cette catégorie ennemie les partis politiques qui ont conclu une alliance avec le FPR [le 3.06.1992 à Bruxelles].

La visée principale de l'orateur, je le répète, est de réclamer des élections. La visée accessoire est de demander à ses partisans de pétitionner contre les abus et d'exiger que soient jugés des individus désignés comme ayant transgressé la loi dont le texte est paraphrasé dans le discours. La thèse de la légitime défense est--partout où elle apparaît--présentée comme un ultime recours si les lois et les institutions sont impuissantes.

Les entités qui sont surtout attaquées ne sont pas caractérisées de façon raciale ou ethnique: ce sont les autres partis membres du gouvernement, accusés de corruption, nominations partisanes, illégalités, démoralisation des forces armées nationales, complicité avec des envahisseurs armés.

Le contexte sociologique est celui d'un meeting dans une pré-campagne électorale dans une situation présentée comme volatile, marquée par une invasion armée extérieure dans le Nord et par une infiltration armée dans le reste du pays. [D.A., vol. 23, pp. 8601 et 8602.]

[194]Il va de soi que la conclusion du professeur Angenot ne lie d'aucune manière le tribunal appelé, en définitive, à former sa propre opinion après avoir analysé le discours à la lumière de la méthode suggérée par le professeur. Il y a lieu de retenir la méthode qu'il propose non pas parce que c'est la seule, en définitive, qui a été proposée, mais parce qu'elle complète, en l'adaptant au type de discours qui est en jeu dans le présent dossier, la règle établie par la jurisprudence selon laquelle le sens d'un discours et, partant, l'intention de l'orateur, s'apprécient généralement en fonction de la totalité du discours, en fonction du contexte dans lequel le discours est prononcé et en fonction de l'auditeur raisonnable (voir Prud'homme c. Prud'homme, [2002] 4 R.C.S. 663, au paragraphe 66). Je dis «généralement» car il va de soi que des orateurs peuvent sournoisement profiter du contexte d'un discours ou de la nature d'un auditoire pour livrer un message tout autre que celui auquel pourrait mener une analyse objective du discours. Encore faut-il, cependant, qu'on fasse alors la démonstration que l'orateur a manipulé les mots avec le dessein de tromper l'auditoire ou de l'inciter à son insu à commettre des actes répréhensibles. Je reviendrai sur ce point.

[195]Je fais mienne, en l'espèce, la conclusion du professeur Angenot parce que c'est celle à laquelle j'en suis arrivé moi-même.

[196]J'ajouterais, cependant, trois observations.

[197]La première: les expressions «la chose importante», «le point important», «très important» reviennent à 11 reprises dans le discours, et jamais dans les passages qui sont généralement reprochés à M. Mugesera.

[198]La seconde: le discours soulève essentiellement des hypothèses auxquelles il faudra faire face si le jeu de la démocratie ne réussit pas; il y a en effet, selon le professeur Angenot, environ dix-huit cas d'utilisation du conditionnel (D.A., vol. 33, page 12893).

[199]La troisième: Mme Des Forges elle-même a révélé que deux personnes, l'une à Genève et l'autre à Washington, en 1999, qu'elle n'a pas identifiées, ont émis devant elle l'opinion que le discours en était un de «legitimate self-defence» (D.A., vol. 10, page 2880).

3)     la qualification

[200]La société canadienne--car c'est au niveau d'un crime qui aurait été commis au Canada où je dois me situer--est remarquablement tolérante lorsqu'il s'agit de liberté d'expression dans un cadre de vie politique. Le juge en chef Dickson, dans R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, affirmait, aux pages 763 et 764:

Le lien entre la liberté d'expression et le processus politique est peut-être la cheville ouvrière de la garantie énoncée à l'al. 2b) [de la Charte canadienne des droits et libertés] et ce lien tient dans une large mesure à l'engagement du Canada envers la démocratie.

et tout récemment, dans Prud'homme (supra, paragraphe 194) les juges L'Heureux-Dubé et LeBel rappelaient, au paragraphe 41, que:

[. . .] notre Cour a souvent souligné que le discours politique se situait au coeur même de la garantie constitutionnelle de la liberté d'expression [. . .]

[201]Par ailleurs, dans Libman c. Québec (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 569, la Cour, au paragraphe 60, écrivait ce qui suit:

Le degré de protection constitutionnelle peut également varier selon la nature de l'expression en cause (Edmonton Journal, précité, aux pp. 1355 et 1356; Rocket c. Collège royal des chirurgiens dentistes d'Ontario, [1990] 2 R.C.S. 232, aux pp. 246 et 247; Keegstra, précité, à la p. 760; RJR-MacDonald, précité, aux pp. 279 à 281, et 330). L'expression politique étant au coeur même de la liberté d'expression, celle-ci doit normalement bénéficier d'un degré de protection constitutionnelle élevé, c'est-à-dire que les tribunaux doivent généralement appliquer une norme de justification sévère lorsqu'une loi porte atteinte à la liberté d'expression politique.

[202]Dans R. v. Kopyto (1987), 62 O.R. (2d) 449 (C.A.), le juge Cory, alors membre de la Cour d'appel d'Ontario, cassait une condamnation d'outrage au tribunal prononcée contre un avocat dans les termes suivants [à la page 465]:

[traduction] À mon avis, les déclarations faites avec une conviction sincère sur une question d'intérêt public, même si elles sont formulées sans retenue, en autant qu'elles ne sont pas obscènes ou qu'elles ne constituent pas de la diffamation criminelle, devraient, en règle générale, bénéficier de la protection accordée par le paragraphe 2(b) de la Charte. Selon moi, il serait regrettable si la liberté d'expression sur des questions d'intérêt public, qui est si essentielle dans une société libre et démocratique, devait être limitée indûment. On devrait donner à la garantie constitutionnelle une interprétation large et libérale.

[203]Hébert c. Procureur général de la Province de Québec, [1966] B.R. 197, le juge en chef Tremblay, pour la majorité, a décidé que le livre de Jacques Hébert, J'accuse les assassins de Coffin, ne constituait pas un outrage au tribunal. Il disait, à la page 219:

Je dois considérer le québécois moyen et me demander si les observations faites par l'appelant à l'égard du juge sont de nature à lui faire perdre confiance dans les tribunaux et à empêcher ceux-ci de remplir leur rôle.

L'appelant s'oppose à la peine de mort et il désire faire partager son opinion par ses concitoyens. Au lieu de s'adresser à leur raison, dans son livre J'accuse les assassins de Coffin, il s'est adressé à leurs passions. À propos d'un cas particulier, celui du malheureux Coffin, il échafaude des théories et distribue les injures, les invectives. Il adopte le style violent, hyperbolique. Mais ce style porte en lui-même son correctif. Le lecteur adoucit le sens des termes et les ramène à un diapason moins élevé et plus raisonnable. On ne juge pas du règne de Napoléon III par Les Châtiments, ni du menu peuple parisien du début du siècle par Mort à crédit, ni de l'administration de la justice française au siècle dernier par les caricatures de Daumier.

[204]Dans Boucher v. The King, [1951] R.C.S. 265, un témoin de Jehovah avait publié un pamphlet qui critiquait sévèrement le gouvernement du Québec. Il fut accusé de libelle séditieux et reconnu coupable. La Cour suprême du Canada a renversé la condamnation. Le juge Kerwin, qui faisait partie de la majorité, a écrit ce qui suit aux pages 280 et 281:

[traduction] L'élément principal que le jury devait nécessairement déterminer, c'était s'il y avait une intention de la part de l'accusé d'inciter les gens à la violence ou bien de créer des troubles ou un désordre publics: Reg c. Burns, précité; Reg. c. Sullivan (1868) 11 Cox C.C. 44.; Rex c. Aldred (1909) 22 Cox C.C. 1.; The King c. Caunt, non publié mais mentionné dans une note à 64 L.Q.R. 203. L'utilisation de mots vigoureux n'est pas en soi suffisant, pas plus que la probabilité qu'à Saint-Joseph-de-Beauce, les lecteurs du pamphlet soient contrariés ou même en colère, mais la question est de savoir si le langage utilisé était destiné à fomenter le désordre public, la force physique ou la violence. Pour en venir à une conclusion sur ce point, un jury a le droit de tenir compte de l'état de la société ou, comme l'a mentionné le juge en chef Wilde dans son exposé au jury dans l'affaire The Queen v. Fussell ((1848) 6 St. Tr. (N.S.) 723, à la page 762)--

Vous ne pouvez pas, à mon avis, former un jugement juste, à savoir jusqu'à quel point la preuve tend à établir le crime imputé au défendeur, sans apporter avec vous sur ce banc une connaissance de l'état actuel de la société, parce que la conduite de chaque personne, en ce qui a trait à l'effet que cette conduite est susceptible de produire, dépend nécessairement de l'état de la société dans laquelle elle vit. Cette conduite peut s'avérer innocente dans un état particulier de la société, parce qu'elle peut ne pas tendre à troubler la paix ou à porter atteinte aux droits de la collectivité, ce qui, à un autre moment et dans un état différent de la société, en raison de son courant différent, peut faire l'objet d'un blâme légitime.

[205]Tout récemment, dans Société St-Jean-Baptiste de Montréal c. Hervieux-Payette, [2002] R.J.Q. 1669, permission d'appel refusée par la Cour suprême du Canada, [2002] C.S.C.R. no 530 (QL), la Cour d'appel du Québec, à la majorité, a rejeté une action en dommages intentée par deux députés du Québec suite à la publication dans les journaux, par la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, d'un long texte disant de ces députés «ce sont des traîtres».

[206]Mme le juge Thibault a refusé de voir dans ce texte une opinion déraisonnable aux paragraphes 26 à 29 et 31

Et-ce là une opinion déraisonnable? À mon avis, non. Le message du texte des appelants correspond à un point de vue qui peut se défendre et le ton utilisé ne dépasse pas celui que le citoyen raisonnable tolère chez un autre dans notre société démocratique. Pour s'en convaincre, il suffit de se référer aux études déposées dans le dossier qui démontrent que de semblables messages, véhiculés sur un ton non moins semblable, font partie du panorama de la critique politique canadienne depuis plus d'un siècle et demi [ . . .]

Certains politiciens et commentateurs politiques ne font pas dans la dentelle, c'est un constat incontournable. Quoi que les membres de la présente formation puissent penser des mots utilisés dans le texte ci-haut, les tribunaux ne sont pas arbitres en matière de courtoisie, de politesse et de bon goût. En conséquence, il n'est pas souhaitable que les juges appliquent le standard de leurs propres goûts pour bâillonner les commentateurs puisque ce serait là marquer la fin de la critique dans notre société.

Les doctrines canadienne et anglaise convergent d'ailleurs dans une telle direction:

[. . .]

The opinion need not be fair in any objective sense. There is no requirement that the criticism be impartial and well-balanced. A story teller may add to the recital a little touch of a piquant pen. There is no cause to complain merely because the commentator is obstinate, biased, prejudiced or wrong, or the comments are rude, severe, extravagant, exaggerated or even fantastic, or they are expressed in colourful language, or the tone is unnecessarily discourteous. A court generally will not consider whether the commentary is well founded or reasonable. Mere extravagance of the language employed will not destroy the privilege unless it is so great or perverse as to warrant a finding of malice [. . .]

Comment does not have to be reasonable or temperate in order to be fair, in spite of some early suggestions to the contrary. There is no reason why the opinion expressed cannot be couched in a language vividly reflecting a writer's emotions no matter how caustic, severe, vehment, vitriolic or even extravagant and farfetched these comments may be. (Note 11: Raymond E. Brown, The Law of Defamation in Canada, 2nd ed., Scarborough: Carswell, loose-leaf. p. 15-44 à 15-46.) [Citations volontairement omises.]

En conclusion, sur la question de la raisonnabilité de l'opinion, je partage les motifs [. . .] exprimés par [. . .] le juge Mayrand lors de la demande d'injonction interlocutoire:

Selon le juge Mayrand:

L'on peut ne pas croire un traître mot de la diatribe de l'intimée qui peut avoir tort, mais cela n'importe guère. Elle a le droit de penser que les appelants ont trahi les intérêts du Québec; si elle le pense sincèrement, elle a le droit de le dire. Elle ne serait véritable [sic ] pas libre de s'exprimer, si elle n'avait le droit de le faire qu'à la condition de ne pas se tromper.

Qu'elle se soit exprimée en termes véhéments, personne ne le niera; en termes choquants, plusieurs l'affirmeront. Mais, dans une discussion d'ordre public, où les idées politiques divergentes s'affrontent, il est coutumier de faire usage d'un vocabulaire à la fois vigoureux et coloré. Les Tribunaux n'ont pas mission d'imposer des normes de tact ou de bon goût. Par son ton agressif et son vocabulaire audacieux, l'intimée a pu s'approcher du seuil de l'intolérable, mais elle ne l'a pas franchi! (Note 13: Dubois c. Société St-Jean-Baptiste de Montréal, [1983] C.A., 247, 258 et 259.)

[207]Elle a refusé, également, d'y voir «un appel à la vengeance et à la violence», aux paragraphes 32 à 35, 44:

Le texte des appelants comporte-t-il un appel à la vengeance et à la violence?

Avec les plus grands égards pour le premier juge, je ne peux me convaincre que le texte de la publication du 4 décembre 1981 constitue une incitation à la vengeance ou à la violence. J'y vois plutôt un appel à la mobilisation politique [. . .]

Sur cette question, je fais miens les commentaires suivants du juge en chef Deschênes [. . .]

Selon le juge en chef Deschênes:

En effet les requérants voient dans la phrase qui précède immédiatement leurs noms sur l'affiche un appel à la violence. Mais il faut noter que cet appel, si c'en est un, n'a pas suscité de mouvement. Il faut constater également que ce texte prête à une autre interprétation tout aussi valable: «demain, ne les oublie pas quand il y aura des élections».

[. . .]

D'autre part, l'évaluation du caractère raisonnable d'un texte doit être faite dans l'abstrait, selon le test de la personne raisonnable, et non pas en citant l'opinion de commentateurs. Le Tribunal doit rechercher quelle aurait été la compréhension d'une personne normalement avisée et diligente, douée d'une intelligence et d'un jugement ordinaires. S'il en était autrement, la partie adverse de celle qui cite des journalistes pourrait, à son tour, s'appuyer sur d'autres commentateurs aussi savants que les premiers et qui seraient d'avis contraire. Bref, un juge ne peut fonder son avis concernant la question ultime qu'il a à trancher sur l'opinion de personnes qui n'ont pas juridiction pour statuer judiciairement sur cette question.

[208]Je cite ces arrêts pour démontrer que M. Mugesera, s'il subissait un procès criminel au Canada sous une accusation d'incitation au meurtre, à la haine ou au génocide, ne se verrait vraisemblablement pas condamné en raison du ton et du vocabulaire belliqueux et brutal qu'il a parfois utilisés dans son discours. Il «ne fait pas dans la dentelle», pour reprendre l'heureuse expression de Mme le juge Thibault dans l'affaire Hervieux-Payette, mais ce n'est pas la violence dans le verbe qui rend coupable.

[209]Ce qui rend coupable, c'est la violence dans le message qui révèle l'intention d'un orateur d'amener l'auditoire auquel il s'adresse à commettre des actes répréhensibles. L'incitation peut-être directe ou indirecte, explicite ou implicite, franche ou sournoise, mais c'est en définitive l'intention même de l'orateur qu'il s'agit de déchiffrer. En ce sens, les règles d'analyse de discours établies, par exemple, dans Prud'homme (supra, paragraphe 194) et Hervieux-Payette (supra, paragraphe 205) en matière de diffamation ou dans Hébert en matière d'outrage au tribunal, ne doivent pas faire oublier qu'en matière d'incitation au meurtre, à la haine ou au génocide, les yeux se portent sur l'orateur plutôt que sur l'auditoire. S'il est démontré qu'un orateur emploie un seul terme ou une seule phrase dans un discours en sachant pertinemment que ce terme ou cette phrase amènera son auditoire immédiat à commettre des actes répréhensibles, il pourra être reconnu coupable quel que soit le sens du discours qu'aurait révélé une analyse objective. Les mots les plus durs peuvent être innocents, les mots les plus doux peuvent être coupables.

[210]En l'espèce, pour les raisons que j'ai exposées plus haut, le message qu'a livré M. Mugesera n'est pas, objectivement parlant, c'est-à-dire après analyse de l'ensemble du discours et du contexte, un message d'incitation au meurtre, à la haine ou au génocide. Il ne l'est pas davantage subjectivement parlant, dans la mesure où rien dans la preuve ne permet de croire que M. Mugesera ait eu l'intention, sous le couvert d'un discours belliqueux, qui serait justifié dans les circonstances, d'entraîner dans le racisme et le meurtre un auditoire qu'il savait enclin à le suivre dans cette voie. Il n'y a tout simplement pas de preuve, selon la règle de la prépondérance des probabilités, que M. Mugesera ait eu une intention coupable.

E.     L'après-discours

[211]Le discours du 22 novembre 1992 de M. Mugesera semble avoir eu un impact négligeable au Rwanda dans les jours et les semaines qui ont suivi.

[212]Ainsi que je le soulignais plus tôt, les membres de la CIE n'en avaient point entendu parler au moment de leur arrivée au Rwanda à la mi-janvier 1993 et il n'y a aucune preuve au dossier que ce discours ait été jusque-là mentionné, voire dénoncé par quelque organisme international de défense des droits de la personne qui, pourtant, étaient alors nombreux à surveiller de près la situation au Rwanda.

[213]Les seules preuves que le ministre a déposées relativement à l'impact immédiat du discours--à part, bien sûr, le rapport de la CIE dont il n'y a pas lieu de tenir compte--sont une lettre d'un certain Jean Rumiya, trois articles de journaux, le mandat d'arrestation émis contre M. Mugesera et les conclusions de M. Reyntjens dans L'Afrique des Grands Lacs en crise.

1)     la lettre ouverte de M. Rumiya

[214]M. Rumiya aurait fait parvenir une «lettre ouverte» concernant le discours de M. Mugesera. Cette lettre est datée du 2 décembre 1992 (D.A., vol. 22, page 8236). On ignore à qui elle était adressée et si elle a été publiée quelque part. M. Rumiya écrit qu'il vient «de lire avec consternation la transcription du meeting que vous avez tenu à Kabaya». Il fait était, notamment, de ce que M. Mugesera y a assimilé «les Batutsi aux Falasha qui doivent rentrer chez eux en Éthiopie, via la Nyabarongo et de préférence en pièces détachées» (mon soulignement). Il est certain, de par ce seul passage, que «la transcription» sur laquelle M. Rumiya dit se fonder ne correspond pas à l'enregistrement du discours qui est en notre possession. Il ressort aussi du texte de la lettre que M. Rumiya n'a pas assisté à la réunion de Kabaya.

[215]Cette lettre a été déposée par Mme Des Forges dans son rapport d'expert (D.A., vol. 22, pages 8120 et 8121). La lettre, ou plus précisément une copie de la lettre, lui avait été remise à Kigali pendant l'enquête de la CIE par une personne dont elle n'a pas voulu révéler l'identité (D.A., vol. 9, page 2620). Elle n'en a pas vu de copie dans un journal (ibid., page 2621). Elle sait que M. Rumiya s'est dissocié du MRND (D.A., vol. 8, page 2167). Elle n'avait pas jugé opportun d'en faire état dans le rapport de la CIE en mars 1993 (D.A., vol. 8, page 2166; vol. 9, page 2619).

[216]M. Reyntjens, de son côté, dit avoir reçu copie de cette lettre par photocopieur le 5 décembre 1992, l'expéditeur étant un de ses amis à Butare, M. Michel Campion, fils du propriétaire d'un hôtel (D.A., vol. 11, page 3234).

[217]Selon M. Shimamungu, M. Rumiya avait tort de dire que le discours, selon son texte en kinyarwanda, était un appel au meurtre et à la violence, et de dire qu'il y était question de nettoyage ethnique et politique (D.A., vol. 11, page 4715).

[218]M. Mugesera n'a jamais reçu cette lettre (D.A., vol. 17, pages 5925, 5926). Il affirme que M. Rumiya avait quitté le MRND--ce que celui-ci reconnaît dans sa lettre--et «était devenu mon opposant farouche» (ibid., page 5927). M. Rumiya était «passé à un autre parti politique», que M. Mugesera soupçonne être le FPR (ibid., pages 5932, 5928). Selon M. Mugesera, «les gens du MRND de Butare se plaignaient du fait que Rumia [sic] détournait l'argent qui était destiné au parti et qu'il s'était construit un hôtel à Butare avec ça (ibid., page 5932) et il ne serait pas surpris que cette lettre ne soit pas authentique (ibid., pages 5929, 5933).

[219]Cette «lettre ouverte», dans les circonstances, n'a aucune valeur probante.

2)     les articles de journaux

[220]Le ministre s'appuie également sur trois articles qui ont été publiés dans des journaux rwandais peu après le 22 novembre 1992.

[221]Je note d'abord qu'il y avait à l'époque, au Rwanda, une multitude de journaux qui épousaient une multitude de causes politiques. Ces journaux étaient des journaux hebdomadaires ou mensuels (D.A., vol. 14, page 4836; vol. 33, page 1254; vol. 17, page 6284). Selon M. Jeanneret, il y avait alors «seize (16) partis politiques» et «soixante (60), soixante-cinq (65) publications, journaux, magazines, etc.» (D.A., vol. 13, page 4251). La preuve d'une publication d'un article dans trois journaux n'est donc pas, en elle-même, très significative.

[222]Les articles ont été publiés dans le journal Isibo, le journal Ijambo et le journal Imbaga (D.A., vol. 23, pages 8538, 8539 et 8543).

[223]Le journal Isibo est un journal d'opposition (D.A., vol. 22, pages 8016, 8021). Ce journal appuie le parti MDR dont le président, M. Twagiramungu, avait été dénoncé par M. Mugesera dans son discours et est devenu premier ministre du gouvernement FPR. Son rédacteur en chef était un membre «très fort» du MDR et, après la prise de pouvoir par le FPR, il est devenu le directeur du Service de renseignements du FPR (D.A., vol. 16, page 5470; vol. 17, page 6132; vol. 22, pages 8004 et 8021; vol. 38, page 14892 et s.). Ce journal est de ceux dont M. Reyntjens, dans L'Afrique des Grands Lacs en crise, dira, à la page 172, qu'il «s'agit d'une presse partisane, sans déontologie, pratiquant la diffamation et la délation» (D.A., vol. 23, page 8471).

[224]Le journal Ijambo est aussi de ceux qualifiés de presse partisane, etc., par M. Reyntjens. Son rédacteur en chef a personnellement eu maille à partir avec M. Mugesera, alors professeur, lors d'une grève d'étudiants (D.A., vol. 23, pages 8540 et 8541).

[225]Le journal Imbaga est, lui aussi, un journal d'opposition (D.A., vol. 22, page 8016). L'auteur de l'article incriminant est devenu ministre de l'Information au sein du gouvernement FPR (ibid., pages 8000, 8003 et 8004).

[226]Que seuls ces journaux rwandais aient fait état du discours de M. Mugesera, quand on sait que la radio nationale en a traité brièvement et pas de manière péjorative (voir, infra, paragraphe 230) et que ni la presse étrangère ni les organismes de droits de la personne présents au Rwanda à l'époque ne l'ont mentionné, accrédite la théorie que ce discours n'est pas tel que d'aucuns ont pu le décrire et qu'il n'a pas eu d'impact particulier dans le conflit qui sévissait alors au Rwanda. Cette inférence est d'autant plus vérifiée qu'aucun des témoins n'a pu dire qu'il avait entendu parler du discours à la radio ou dans les journaux (M. Bernard, vol. 12, pages 3785, 3798; Mme Alarie- Gendron, vol. 12, pages 4116 et 4117; M. Jeanneret, vol. 13, pages 4251, 4252, 4257, 4259; M. Shimamungu, vol. 14, pages 4807, 4808, 4836; M. Ndiaye, vol. 36, page 14207).

3)     le mandat d'arrestation

[227]Le 25 novembre 1992, le ministre de la Justice, M. Mbonampeka, demandait au procureur général, M. Nkubito, de procéder à l'arrestation de M. Mugesera, lequel aurait «tenu un discours incendiaire susceptible de soulever les citoyens les uns contre les autres et même de causer les troubles sur le territoire de la République». Selon le ministre, M. Mugesera «aurait dit entre autre [sic] que certains rwandais devaient retourner chez eux, c'est-à-dire au pays de provenance que leur attribue l'histoire des migrations africaines et que s'ils ne le font pas, il invite la population à les confier à la rivière Nyabarongo. En outre, il aurait invité la même population à la vengeance immédiate contre ce qu'il appelait "ibyitso"» (D.A., vol. 20, page 7562).

[228]Le 26 novembre 1992, le procureur général, dans le cadre de son enquête, demande au directeur de l'Office Rwandais de l'Information (l'ORINFOR) de lui «fournir le script et la bande enregistrée du discours» (D.A., vol. 20, page 7563).

[229]Le 27 novembre 1992, le directeur de l'ORINFOR envoyait au procureur général «la cassette du discours» ainsi que «le script de l'élément sonore diffusé sur les antennes de Radio Rwanda sur le même meeting» (D.A., vol. 20, page 7564).

[230]Le «script de l'élément sonore», i.e. du reportage sur le «meeting de Kibaya» qui a été fait sur les ondes de Radio Rwanda, contient ce qui suit relativement au discours de M. Mugesera:

Le vice-président du Parti dans le cadre de la Préfecture, Monsieur Mugesera Léon a, quant à lui, continué de s'entretenir avec ceux qui se trouvaient là et a résumé son discours en quatre points. Le premier était qu'il demandait aux membres du M.R.N.D. de ne pas accepter de se faire envahir, disant que le fameux Évangile qui demande aux chrétiens de tendre la tempe droite après avoir été giflés sur celle de gauche doit changer. Que celui qui reçoit une gifle doit aussitôt se défendre et en donner deux en même temps à celui qui vient de le frapper. Un homme en vaut un autre, dit-il, et son enclos ne se laisse pas envahir. Sur ce point encore il a demandé au Ministère de l'Enseignement primaire et secondaire d'étudier avec perspicacité le problème des inspecteurs des écoles primaires qui ont été chassés d'une façon peu claire. Si cela ne se faisait pas ainsi dit-il, ce sont les parents eux-mêmes qui prendraient la décision au cas où ces inspecteurs auraient été remplacés par d'autres dans des conditions confuses. Il a dit: "La justice est là pour être au service du peuple. . .". Un autre point sur lequel il a poursuivi est celui relatif à la traîtrise des partis politiques qui auraient répondu à l'appel d'autres pour aller collaborer avec ceux qui décident d'attaquer notre pays. Un membre de n'importe quel parti politique, voir même si c'est un responsable du Parti ou bien une autorité importante, qui décourage l'armée et complote contre le pays, celui-là, dit-il, doit être condamné à mort. [D.A., vol. 20, p. 7571 et 7572]

[231]Le 28 novembre 1992, un mandat d'amener était émis contre M. Mugesera, accusé d'«Atteinte à la sûreté de l'État» (D.A., vol. 20, page 7566).

[232]Le 6 décembre 1992, un «télégramme officiel de recherche» était envoyé par le Procureur général, qui précisait que M. Mugesera était recherché pour «violation des articles 166 et 393 du Code Pénal» (D.A., vol. 20, page 7565). Ces articles visent l'incitation à la haine et au génocide.

[233]Plus de deux ans plus tard, le 13 janvier 1995, soit après le génocide de 1994 et sous un gouvernement FPR, le Procureur de la République, M. Nsanzuwera, émet un nouveau mandat d'amener contre M. Mugesera «pour être entendu sur les inculpations»:

Étant dans un meeting populaire en préfecture de GISENYI, Sous-Préfecture KABAYA le 22 novembre 1992, avoir planifié le génocide en incitant les adeptes du parti M.R.N.D. ainsi que toute la population hutu à tuer les tutsi et à les jeter dans la rivière NYABARONGO. Son appel sera suivi intégralement le 7 avril 1994, date du déclenchement du génocide. [D.A., vol 20, p. 7569]

[234]J'avoue être davantage impressionné par le peu d'impact qu'a eu le discours dans le vécu quotidien des Rwandais si l'on se fie à la couverture médiatique, à l'absence de réaction des organismes de surveillance de droits de la personne et au témoignage des quelques personnes qui vivaient au Rwanda à l'époque, que par cette chasse à l'homme officielle orchestrée par des adversaires politiques membres du gouvernement de coalition. Comment s'étonner qu'on recherchât M. Mugesera, quand on sait qu'il avait demandé de traîner le premier ministre et le ministre de la Justice devant les tribunaux et qu'il avait sévèrement critiqué de nombreux membres du gouvernement, dont la ministre de l'Éducation? Comment s'étonner de l'activisme du Procureur général à l'endroit de M. Mugesera, quand on sait que quelques années plus tard, il sera ministre de la Justice dans un gouvernement FPR (D.A., vol. 32, page 12060; vol. 21, page 7731; vol. 38, page 14847; vol. 17, page 6185)?

[235]On comprend mieux, dans ces circonstances, qu'avec le passage des jours et des ans, M. Mugesera ait d'abord été vu comme ayant porté atteinte à la sécurité de l'État (le 28 novembre 1992), puis comme ayant incité à la haine et au génocide (le 6 décembre 1992), puis comme ayant planifié le génocide (le 13 janvier 1995). Une telle manipulation des accusations portées contre M. Mugesera est suspecte et permet de croire que le discours du 22 novembre 1992 n'a été qu'un prétexte utilisé par ses opposants politiques pour le discréditer.

[236]Dans ces circonstances, j'en viens aisément à la conclusion que l'injonction de poursuivre et le mandat d'amener, en novembre 1992, n'avaient rien à voir avec le fait que le discours aurait été un appel au meurtre, à la haine ou au génocide.

4)     L'Afrique des Grands Lacs en crise

[237]Un témoin-expert important du ministre a été M. Filip Reyntjens. À l'instar des témoins-experts Des Forges et Gillet, M. Reyntjens s'était déjà formellement prononcé, cette fois dans un ouvrage, contre M. Mugesera. Voici ce qu'il disait de ce dernier dans L'Afrique des Grands Lacs en crise:

Une semaine plus tard, le vice-président de MRND pour la préfecture de Gisenyi, Léon Mugesera, prononce un discours incendiaire devant les militants du MRND de la sous-préfecture de Kabaya. Utilisant un langage extrêmement ethnisant identique à celui utilisé par la CDR (48), Mugesera incite au massacre d'opposants («Leur peine, c'est la mort et pas moins») et des Tutsi («Votre pays c'est l'Éthiopie, et nous allons vous expédier sous peu chez vous via la Nyabarongo en voyage exprès. Voilà. Je vous répète donc que nous devons vite nous mettre à l'ouvrage»). Ce que d'ailleurs ses auditeurs firent: en décembre 1992 et janvier 1993, la préfecture de Gisenyi fut le théâtre de pogromes violents, sur lesquels nous reviendrons. Pour le ministre de la Justice, S. Mbonampeka, c'est la goutte en trop. Face à l'impossibilité de faire arrêter Mugesera, il présente sa démission, qui est initialement refusée par le chef de l'État. Il faut dire que la démarche était sans précédent: avant Mbonampeka, aucun ministre n'avait démissionné depuis 1962. Le départ de Mbonampeka laissera le département de la Justice sans titulaire jusqu'en juillet 1993, c'est-à-dire pendant près de sept mois, et cela à un moment où une vacance prolongée à la tête de ce département est évidemment très préjudiciable. Dans une lettre adressée le 2 décembre à Mugesera, le professeur Jean Rumiya, ancien membre du comité central du MRND, condamne lui aussi ce «véritable appel au meurtre». Il constate que Mugesera semble «avoir lancé une opération de purification ethnique et politique»: «J'avais cru, comme d'autres Rwandais, que la période des meurtres rituels pour des besoins politiques était révolue». [D.A., vol. 23, p. 8444 et 8445]

[238]En contre-interrogatoire, M. Reyntjens a expliqué comment il en était venu à écrire cette «dizaine de lignes» sur M. Mugesera:

Ce livre a été écrit rapidement au moment où j'avais ramassé toute la documentation qu'il me fallait, ce livre je l'ai écrit seul. Ce paragraphe-là, ce doit être une dizaine de lignes dans mon livre, ce paragraphe-là, en vue de l'écriture, je n'en ai certainement pas discuté avec qui ce soit, je n'en avais pas besoin.

Les informations que j'ai utilisées étaient sur ma table. Il y avait un, le texte du discours, que Monsieur Mugesera aurait prononcé à Kabaya, il y avait la rédaction de Monsieur Rumia, il y avait le rapport de la Commission politico-administrative, il y avait le rapport de la Commission internationale d'enquête et il y avait le fait, l'élément factuel de la démission du ministre de la Justice et son non-remplacement pendant plus de six mois. Ça, ce sont les éléments factuels avec lesquels j'ai fonctionné. [D.A., vol. 11, p. 3330]

[239]Force est de constater que les sources de M. Reyntjens se réduisent, à toutes fins utiles, à la lettre ouverte de M. Rumiya et au rapport de la CIE, deux éléments de preuve dont j'ai déjà dit qu'ils n'étaient pas dignes de foi. Ce passage, fort court, ne prouve rien.

F.     Conclusion relativement à l'appel de M. Mugesera

[240]Le discours de Kabaya était prononcé, le 22 novembre 1992, par un personnage politique devant une assemblée partisane dans un contexte d'agression armée. Le discours était improvisé et ne s'inspirait d'aucune note et les différents orateurs ne s'étaient pas consultés avant de prendre la parole (D.A., vol. 16, pages 5795 à 5799). Son auteur a le verbe facile, le parler franc et le langage imagé, cru, parfois brutal. Cet auteur est féru de démocratie, de fierté patriotique et de résistance aux forces étrangères envahissantes. Les thèmes de ses discours sont les élections, le courage, l'amour. Sa vie familiale, ses relations personnelles et professionnelles, son passé, ne laissent entrevoir aucun penchant vers le racisme. Quand bien même certains de ses propos seraient déplacés ou malheureux, il n'est rien dans la preuve qui permette de penser que M. Mugesera aurait délibérément, sous le couvert d'anecdotes ou autres images, incité au meurtre, à la haine ou au génocide.

[241]Les principaux témoins du ministre--Mme Des Forges, MM. Gillet, Reyntjens, Overdulve et Hnadye--n'apportaient qu'une vue biaisée ou mal informée des événements qui concernent M. Mugesera. Le dossier du ministre est à ce point faible, une fois écartés les moyens de preuve et les témoignages qu'il était manifestement déraisonnable de prendre en considération, que la conclusion ultime était incontournable: le ministre ne s'est pas déchargé de son fardeau de preuve eu égard aux allégations A et B.

[242]Je ne vois pas comment, dans ces circonstances, la section d'appel pouvait en venir à la conclusion que le ministre avait démontré, selon la règle de la prépondérance des probabilités, que le discours aurait constitué au Canada un crime d'incitation au meurtre, à la haine ou au génocide au sens des articles 22, 235, 318, 319 et l'alinéa 464a) du Code criminel du Canada. La décision de la section d'appel est incorrecte en droit en ce qui a trait à la qualification du discours et manifestement déraisonnable en ce qui a trait à l'explication et à l'analyse du discours.

[243]L'erreur du juge de première instance, je le dis avec égards, a été de ne pas constater que la section d'appel avait ignoré sans raison des témoignages importants et donné foi à des témoignages ou à des éléments de preuve dénués de toute crédibilité. J'ajouterai que c'est essentiellement pour des motifs de déférence que le juge m'apparaît avoir choisi de ne pas intervenir. Je comprends en effet du paragraphe 52 de ses motifs qu'il en serait arrivé à la même conclusion que moi se fût-il prononcé lui-même sur le sens à donner au discours de M. Mugesera.

[244]Il serait inutile, dans ces conditions, de renvoyer le dossier à la section d'appel pour qu'elle procède à une nouvelle audition. Paraphrasant les propos du juge MacGuigan dans Ramirez (supra, paragraphe 29, page 323) et du juge Linden dans Sivakumar (supra, paragraphe 52, page 449), je dirais qu'il s'agit ici d'un cas où aucun tribunal correctement instruit ne pourrait conclure, sur la base de la preuve au dossier et selon la norme de la prépondérance des probabilités, que le discours en litige aurait constitué au Canada une incitation au meurtre, à la haine ou au génocide. Je note que dans Moreno, supra paragraphe 29, le juge Robertson avait accueilli l'appel et renvoyé l'affaire au tribunal «pour qu'il tienne compte du fait» que les appelants n'avaient pas commis de crime contre l'humanité (voir aussi: Punniamoorthy c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1994), 113 D.L.R. (4th) 663 (C.A.F.); Wihksne c. Canada (Procureur général) (2002), 20 C.C.E.L. (3d) 20 (C.A.F.)).

[245]En conséquence, j'accueillerais l'appel de M. Mugesera relativement aux allégations A et B et je renverrais le dossier à la section d'appel pour qu'elle en dispose en tenant pour acquis que le ministre ne s'était pas déchargé de son fardeau de preuve eu égard à ces allégations.

VII.     Les dépens

[246]Me Bertrand, qui ne l'avait pas fait dans ses plaidoiries écrites, a demandé lors de l'audience que les dépens soient adjugés à ses clients aussi bien en cette Cour que devant la Section de première instance. Je serais prêt à accéder à cette demande et, ainsi que m'y autorise le paragraphe 400(4) des Règles de la Cour fédérale (1998) [DORS/98-106], à adjuger une somme globale au lieu de dépens taxés. J'inviterais par conséquent Me Bertrand à présenter à la Cour des observations écrites relativement au montant des dépens auquel il estime avoir droit, et ce dans les 30 jours de la date de publication des présents motifs. Les procureurs du ministre pourront déposer des observations écrites dans les 15 jours de la réception de celles de Me Bertrand et ce dernier pourra répliquer dans les sept jours de la réception des observations écrites du ministre. La Cour modifiera alors le jugement rendu de manière à inclure l'ordonnance relative aux dépens qu'elle estimera appropriée dans les circonstances.

VIII.     La réponse aux questions certifiées

[247]Compte tenu des conclusions auxquelles j'en suis venu, soit que le ministre ne s'est pas déchargé de son fardeau relatif à la commission d'un crime contre l'humanité ou à l'incitation au meurtre, à la haine ou au génocide, il n'est pas nécessaire de répondre aux questions 1 et 2.

[248]Quant à la question 3, le paragraphe 23 et suivants de mes motifs y répondent.

IX.     Requête pour présentation de preuve nouvelle

[249]Pendant le délibéré, le procureur des Mugesera a déposé une «requête pour présentation de nouveaux éléments de preuve». Cette requête cherche à mettre en preuve que des allégations de corruption auraient été faites contre l'un des trois membres de la section d'appel qui a entendu ce dossier, Me Yves Bourbonnais, dans le cadre d'une enquête menée par la Gendarmerie Royale du Canada. Cette requête a pour but ultime d'obtenir de la Cour une déclaration de nullité ab initio de la décision de la section d'appel et un arrêt définitif des procédures entreprises contre M. Mugesera et les membres de sa famille.

[250]Cette requête est prématurée et sans fondement réel à ce stade. Me Bertrand se devait peut-être de présenter sa requête pendant le délibéré pour ne pas se voir reprocher plus tard de n'avoir pas agi avec célérité dès qu'il a su qu'il y avait une possibilité que l'impartialité de Me Bourbonnais soit remise en question. Mais cette Cour ne pourrait se prononcer sur la foi de simples allégations qui, par surcroît, ne sont pas, que l'on sache à ce jour, reliées au dossier de M. Mugesera. Je serais d'avis de rejeter la requête, sans frais, pour cause de prématurité.

X.     Le dispositif

[251]Je rejetterais l'appel du ministre dans le dossier A-317-01 et j'accueillerais celui de M. Mugesera et des membres de sa famille dans le dossier A-316-01.

[252]Je confirmerais cette partie du jugement de la section de première instance qui infirme la décision de la section d'appel relativement aux allégations C et D, j'infirmerais cette partie du jugement de la Section de première instance qui confirme la décision de la section d'appel relativement aux allégations A et B, j'infirmerais en conséquence dans sa totalité la décision de la section d'appel et je renverrais le dossier à celle-ci pour qu'elle en dispose de nouveau en tenant pour acquis que le ministre ne s'était pas déchargé du fardeau de preuve qui lui incombait à l'égard de toutes et chacune des allégations.

[253]J'accorderais à M. Mugesera et aux membres de sa famille les dépens en cette Cour, sur la base d'un seul appel, et en Section de première instance et j'adjugerais une somme globale pour tenir lieu de dépens taxés. Cette somme globale fera l'objet d'une adjudication ultérieure à la suite de laquelle le jugement rendu en cette affaire sera modifié de manière à y ajouter le montant de la somme globale que la Cour aura alors déterminé.

Le juge Pelletier, J.C.A.: Je suis d'accord.

* * *

Voici les motifs du jugement rendus en français par

[254]Le juge Létourneau, J.C.A.: C'est sans hésitation, mais vraiment sans aucune hésitation, que j'endosse l'analyse exhaustive, minutieuse et rigoureuse que mon collègue, le juge Décary, J.C.A., a faite des questions qui nous furent soumises en appel ainsi que de la volumineuse preuve au dossier. Il en va de même pour les conclusions qu'il en tire.

[255]Je ne peux cacher mon étonnement face non seulement à cette facilité avec laquelle le texte du discours de M. Mugesera fut altéré à des fins partisanes par la Commission internationale d'enquête, mais surtout face à cette aisance et à cette assurance avec lesquelles les triturations de texte furent par la suite acceptées, avec les conséquences que l'on connaît.

[256]Comme l'a fait ressortir mon collègue, des conclusions tantôt erronées, tantôt hâtives et spéculatives, tantôt douteuses, au fondement superficiel, maintes fois reprises et réitérées par d'autres sans discernement et sans autre forme de validation, ont engendré une croyance en une réalité inexistante. Ces propos de l'auteur Hughes Mearnes dans The Psychoed, cité dans Bartlett's Familiar Quotations, 16e éd., Little, Brown and Company, 1992, page 630, illustrent bien la résultante de ce phénomène:

As I was going up the stair, I met a man who wasn't there.

[257]Pour les motifs exprimés par mon collègue, le juge Décary, J.C.A., je disposerais des appels comme il le suggère.

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