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[2017] 2 R.C.F. 3

A-296-15

A-195-16

2016 CAF 186

Kruger Incorporée (appelante)

c.

Sa Majesté la Reine (intimée)

Répertorié : Kruger Incorporée c. Canada

Cour d’appel fédérale, juge en chef Noël et juges Scott et de Montigny, J.C.A.—Montréal, 13 avril; Ottawa, 22 juin 2016.

Impôt sur le revenu — Calcul du revenu — Sociétés — Contrats d’options sur devises — Évaluation à la valeur du marché — Appels interjetés à l’encontre de décisions de la Cour canadienne de l’impôt (C.C.I.) ayant accueilli en partie l’appel formé par l’appelante contre une nouvelle cotisation délivrée à l’égard de l’année d’imposition 1998; et accordant les dépens à l’appelante — L’appelante achète et vend des contrats d’options sur devises — Elle utilise la méthode de comptabilité d’évaluation à la valeur du marché pour les opérations sur devises — L’appelante a enregistré une perte à la clôture de son année d’imposition 1998 — L’appelante a utilisé l’évaluation à la valeur du marché et a déduit comme perte la différence entre la valeur des contrats à l’acquisition et leur valeur à la clôture de l’exercice — Elle a également étalé et amorti les primes payées et reçues sur la durée de vie des options en cause — Le ministre du Revenu national a refusé la déduction de la perte déclarée, posant que l’appelante était tenue de comptabiliser son revenu suivant le principe de réalisation — La C.C.I. a fait observer que, exception faite des art. 142.2 à 142.5 de la Loi de l’impôt sur le revenu et de l’art. 1801 du Règlement de l’impôt sur le revenu, aucune disposition législative n’autorise l’utilisation de la comptabilité d’évaluation à la valeur du marché — La C.C.I. a conclu, entre autres, que l’appelante devait évaluer ses contrats d’options sur devises à leur coût d’origine — Quant au moyen subsidiaire de l’appelante selon lequel ses contrats d’options sur devises étaient des biens figurant à l’inventaire, de sorte qu’elle avait le droit de les évaluer à leur coût d’acquisition et leur juste valeur marchande, ou strictement à leur juste valeur marchande, citant la définition que l’art. 248(1) de la Loi donne du terme « inventaire », la C.C.I. a fait remarquer qu’il n’est pas nécessaire qu’un bien soit détenu en vue d’être vendu pour qu’on le considère comme figurant à l’inventaire — La C.C.I. a conclu que les contrats d’options sur devises achetés par l’appelante pouvaient être considérés comme des biens figurant à l’inventaire et être évalués à la valeur du marché — Elle est arrivée à la conclusion contraire en ce qui concerne les contrats vendus par l’appelante — En l’espèce, il s’agissait principalement de savoir si la Loi autorisait l’appelante à utiliser la comptabilité d’évaluation à la valeur du marché et si toutes les options de l’appelante peuvent être considérées comme des biens figurant à l’inventaire et que, par conséquent, la perte enregistrée peut être constatée sous le régime de l’art. 10(1) de la Loi et de l’art. 1801 du Règlement — La C.C.I. n’était pas fondée à rejeter l’utilisation par l’appelante de la méthode d’évaluation à la valeur du marché pour calculer son revenu tiré de la négociation d’options sur devises — Le fait que la C.C.I. a assimilé le principe de réalisation à un principe d’application générale va à l’encontre des arrêts de la Cour suprême Canderel Ltd. c. Canada et Ikea Ltd. c. Canada — On peut remplacer le principe de réalisation par d’autres méthodes de calcul du revenu — La Cour suprême dans l’arrêt Canadian General Electric Co. v. Minister of National Revenue contredit la conclusion de la C.C.I. voulant que le principe de réalisation soit un principe d’application générale, sauf disposition autorisant ou exigeant le recours à une méthode différente — Rien ne justifie de conclure que la comptabilité d’évaluation à la valeur du marché ne donne pas une image fidèle du revenu de l’appelante sous le régime de la Loi — L’appelante a établi prima facie que cette méthode donne une image fidèle de son revenu — Les options sur devises achetées par l’appelante ne peuvent être considérées comme des biens figurant à l’inventaire, au motif qu’elle ne les détenait pas en vue de les vendre — Il faut tenir pour implicite à la définition d’« inventaire » de l’art. 248(1) de la Loi la condition voulant que les biens, pour être considérés comme figurant à l’inventaire, doivent être « détenus en vue d’être vendus » vu l’arrêt de la Cour suprême Friesen c. Canada — Le terme « inventaire » s’applique aux biens détenus en vue d’être vendus autant durant l’année de la vente que durant les années au cours desquelles le bien n’a pas encore été vendu par l’entreprise — Le législateur a laissé intacte la définition du terme « inventaire », telle qu’interprétée par l’arrêt Friesen — Les options sur devises achetées de l’appelante sont des biens qui n’appartiennent ni à la catégorie des biens en immobilisation ni à celle des biens figurant à l’inventaire — Les options vendues ne peuvent recevoir aucune de ces trois désignations — Pourtant, la valeur variable des deux instruments financiers influe sur le calcul du revenu de l’appelante — Bien que la Loi se fonde sur l’existence de deux grandes catégories de biens, elle ne limite pas les types ou sortes de biens, ou même d’éléments de passif, susceptibles d’influer sur le calcul du revenu puisque l’objectif selon l’art. 9 de la Loi est de procurer une image fidèle de ce revenu — La nouvelle cotisation a été renvoyée au ministre pour réexamen — Appels accueillis.

Il s’agissait d’appels réunis interjetés à l’encontre de décisions de la Cour canadienne de l’impôt (C.C.I.) qui ont accueilli en partie l’appel antérieurement formé par l’appelante contre une nouvelle cotisation délivrée par le ministre du Revenu national (le ministre) à l’égard de l’année d’imposition 1998 et qui a accordé des dépens à l’appelante séparément de la décision sur le fond et quelque six mois après celle-ci.

L’appelante, un fabricant de papier journal et autres papiers a commencé au cours des années 1980 à acheter et à vendre des contrats d’options sur devises. L’appelante a commencé en 1997 à comptabiliser ses opérations sur devises suivant la méthode d’évaluation à la valeur du marché aux fins de la présentation de ses états financiers. L’appelante a enregistré une perte à la clôture de son année d’imposition 1998 en raison du nombre élevé de contrats qu’elle détenait à ce moment et de la dévaluation historique subie par le dollar canadien par rapport au dollar américain au cours de cette année. La comptabilité d’évaluation à la valeur du marché est une forme de comptabilité d’exercice selon laquelle le vendeur aussi bien que l’acheteur de l’option évaluent celle-ci à la valeur du marché à la date du bilan — qui était en l’occurrence le 31 décembre 1998 — et constatent toute variation de la valeur de marché comme gain ou comme perte pour l’exercice. À cette fin, c’est le montant de la prime qui représente la valeur de l’option au moment de l’acquisition, valeur positive dans le cas de l’acheteur et négative dans le cas du vendeur. L’appelante a décidé de ne fermer que « très peu » de positions avant l’échéance en 1998 et de « reconduire » ses options sur 1999 dans l’espoir que le dollar canadien s’affermirait à brève échéance, ce qu’il a fait. Aux fins du calcul du revenu tiré de ses opérations sur devises pour l’année d’imposition considérée, l’appelante a comptabilisé à la valeur du marché chacun des contrats auxquels elle était partie à la fin de l’année, et elle a déduit comme perte la différence entre leur valeur à l’acquisition et leur valeur à la clôture de l’exercice. En outre, l’appelante a « étalé et amorti » les primes payées et reçues sur la durée de vie des options en cause. Le ministre a refusé la déduction de la perte déclarée, posant qu’il n’était pas permis à l’appelante d’appliquer la méthode comptable d’évaluation à la valeur du marché, et qu’elle était tenue de comptabiliser son revenu suivant le principe de réalisation, selon lequel la prime n’est prise en compte qu’au moment de l’échéance ou du transfert de l’option. Le ministre a retranché du revenu de l’appelante les primes que celle-ci y avait incluses.

La C.C.I. a conclu que, exception faite des articles 142.2 à 142.5 de la Loi de l’impôt sur le revenu et de l’art. 1801 du Règlement de l’impôt sur le revenu, aucune disposition législative n’autorise l’utilisation de la comptabilité d’évaluation à la valeur du marché. La C.C.I. a entre autres conclu que, vu l’absence de dispositions législatives qui auraient autorisé l’appelante à s’écarter du principe de réalisation, il lui fallait évaluer ses contrats d’options sur devises à leur coût d’origine, de sorte qu’elle ne pouvait constater ni perte ni bénéfice découlant de la négociation de ces contrats avant leur disposition ou leur échéance effectives. Quant au moyen subsidiaire de l’appelante selon lequel ses contrats d’options sur devises étaient des biens figurant à l’inventaire, de sorte qu’elle avait le droit de les évaluer en fin d’année au moindre de leur coût d’acquisition et de leur juste valeur marchande, ou strictement à leur juste valeur marchande, la C.C.I. a cité la définition que le paragraphe 248(1) de la Loi donne du terme « inventaire » et a fait remarquer qu’il n’est pas nécessaire qu’un bien soit détenu en vue d’être vendu pour qu’on le considère comme figurant à l’inventaire. La C.C.I. a conclu que les contrats d’options sur devises pouvaient être considérés comme des biens figurant à l’inventaire, puisqu’ils constituaient des « biens » au sens de la définition que donne de ce terme le paragraphe 248(1) de la Loi. Mais elle est arrivée à la conclusion contraire en ce qui concerne les contrats vendus par l’appelante, au motif qu’ils ne comportaient que des obligations et constituaient par conséquent de purs éléments de passif. La C.C.I. a donc conclu que les contrats d’options sur devises achetés constituaient des biens figurant à l’inventaire (et pouvaient être calculés selon la méthode d’évaluation à la valeur du marché), mais pas les contrats vendus. Le ministre a donné effet au jugement en utilisant les valeurs de l’appelante, se fondant sur l’avis selon lequel « la meilleure estimation de la juste valeur marchande des contrats d’options sur devises que possédait [l’appelante] au 31 décembre 1998 est la valeur du marché établie par les institutions financières qui étaient contreparties à ces contrats ». La C.C.I. a conclu, sur le fondement de cette preuve, que la Couronne avait droit à un certain montant de dépens même si l’appel avait été accueilli dans la décision 2016 CCI 14 sur les dépens dans le dossier A-195-16.

Il s’agissait principalement de savoir si la Loi autorisait l’appelante à utiliser la comptabilité d’évaluation à la valeur du marché, ou si l’appelante était plutôt tenue d’appliquer le principe de réalisation, et si toutes les options sur devises de l’appelante peuvent être considérées comme des biens figurant à l’inventaire et que, par conséquent, la perte enregistrée peut être constatée sous le régime du paragraphe 10(1) de la Loi et de l’article 1801 du Règlement.

Arrêt : les appels doivent être accueillis.

La C.C.I. n’était pas fondée à rejeter l’utilisation par l’appelante de la méthode d’évaluation à la valeur du marché pour calculer son revenu tiré de la négociation d’options sur devises. La C.C.I. a assimilé le principe de réalisation à un principe d’application générale, ce qui va à l’encontre des arrêts Canderel Ltd. c. Canada et Ikea Ltd. c. Canada de la Cour suprême. On peut remplacer le principe de réalisation par d’autres méthodes de calcul du revenu sous le régime de l’article 9 de la Loi dans les cas où il peut être établi que celles-ci donnent une image plus fidèle du revenu du contribuable pour l’année en cause. L’arrêt Canadian General Electric Co. v. Minister of National Revenue de la Cour suprême est en contradiction flagrante avec la conclusion de la C.C.I. voulant que le principe de réalisation soit un principe d’application générale, sauf disposition autorisant ou exigeant le recours à une méthode différente. La décision de la Cour suprême dans l’arrêt Friesen c. Canada ne valide pas l’hypothèse que le principe de réalisation serait un « principe général d’imposition », applicable « à moins que la Loi [n’y] prévoie une exception ». Il n’existe donc pas de fondement jurisprudentiel à la conclusion de la C.C.I. selon laquelle le principe de réalisation s’appliquerait à l’exclusion de la comptabilité d’évaluation à la valeur du marché, sauf disposition contraire de la Loi. Étant donné que la comptabilité d’évaluation à la valeur du marché ne peut être exclue comme autre méthode possible, la question qu’il fallait trancher, compte tenu du cadre d’analyse exposé dans l’arrêt Canderel, était celle de savoir si l’appelante s’est acquittée de la charge qui pesait sur elle d’établir que cette méthode donne une image fidèle de son revenu pour l’année considérée. Rien ne justifiait de conclure que la comptabilité d’évaluation à la valeur du marché ne donne pas une image fidèle du revenu de l’appelante sous le régime de la Loi. Comme il est par ailleurs acquis aux débats que l’évaluation à la valeur du marché est conforme aux principes commerciaux ordinaires, aux principes comptables généralement reconnus (PCGR) et aux pratiques comptables internationales, l’appelante a établi prima facie que cette méthode donne une image fidèle de son revenu.

Les options sur devises achetées par l’appelante au cours de son année d’imposition 1998 et reconduites sur 1999 ne peuvent être considérées comme des biens figurant à l’inventaire, au motif qu’elle ne les détenait pas en vue de les vendre. Le paragraphe 10(1) de la Loi, comme le marque l’indicatif présent du verbe porteur de sens principal (« sont évalués »), oblige le contribuable qui exploite une entreprise à évaluer les biens figurant à son inventaire à la fin de l’année d’imposition au moindre de leur coût d’acquisition et de leur juste valeur marchande. Il s’ensuit que, lorsque la juste valeur marchande des biens figurant à l’inventaire est tombée au-dessous de leur coût d’acquisition à la clôture de l’année d’imposition, cette dévaluation est constatée dans cette année. L’article 1801 du Règlement, appliqué à la situation de l’appelante, prévoit le même traitement. Il ne faisait aucun doute que la Loi s’écarte des PCGR en permettant de traiter les actifs incorporels comme des biens figurant à l’inventaire. Il ne faisait non plus aucun doute que la C.C.I. a eu raison de conclure que, du fait qu’elles représentent seulement un élément de passif, les options vendues ne constituent pas des « biens » et ne peuvent donc figurer à l’« inventaire ». La question plus générale était de savoir si peuvent figurer à l’« inventaire », selon la définition du paragraphe 248(1), les biens qui ne sont pas détenus en vue d’être vendus. L’appelante, si elle visait à réaliser des bénéfices sur ses options, ne les achetait pas aux fins de la revente ni ne les détenait aux fins de la vente. Les éléments de preuve précisément applicables à cette question établissent que l’appelante a reconduit sur 1999 toutes les options qu’elle détenait à la clôture de l’année d’imposition 1998, dans l’espoir que le dollar canadien se raffermirait. S’il est vrai que la définition du terme « inventaire » donnée au paragraphe 248(1) ne dispose pas explicitement que les biens, pour être considérés comme figurant à l’inventaire, doivent être « détenus en vue d’être vendus », il faut tenir cette condition pour implicite à ladite définition vu l’arrêt Friesen, où il a été déterminé que les biens figurant dans un « inventaire » sont des biens qu’une entreprise détient à des fins de vente, et ce terme s’applique à ces biens autant durant l’année de la vente que durant les années au cours desquelles le bien n’a pas encore été vendu par l’entreprise. Bien qu’il ait modifié la Loi peu après l’arrêt Friesen, le législateur a laissé intacte la définition du terme « inventaire », telle qu’interprétée par cet arrêt. Par conséquent, le bien doit à la fois influer sur le calcul du revenu et être détenu en vue d’être vendu. Donnant effet à cette lecture, il faut conclure que les options sur devises achetées par l’appelante au cours de son année d’imposition 1998 et reconduites sur 1999 ne peuvent être considérées comme des biens figurant à l’inventaire, au motif qu’elle ne les détenait pas en vue de les vendre. Il s’ensuit par voie de conséquence nécessaire que les options achetées sont des biens qui n’appartiennent ni à la catégorie des biens en immobilisation ni à celle des biens figurant à l’inventaire. Les contrats d’option sur devises de l’appelante ne sont pas des biens en immobilisation, puisqu’il faudrait alors attribuer au terme « inventaire » une signification que l’arrêt Friesen lui-même exclut. Les tribunaux doivent surmonter leur réticence à reconnaître d’autres catégories de biens que celle des biens figurant à l’inventaire et celle des biens en immobilisation dans les cas où, comme en l’occurrence, il devient nécessaire de le faire pour appliquer la Loi. Les options achetées sont des biens sous le régime de la Loi, mais elles ne sont ni des biens en immobilisation ni des biens figurant à l’inventaire. Par contre, les options vendues ne peuvent recevoir aucune de ces trois désignations puisqu’elles comportent seulement l’obligation de payer des sommes à l’avenir. Cependant, la valeur variable des deux instruments financiers influe sur le calcul du revenu de l’appelante sous le régime de la Loi. Bref, bien que la Loi se fonde sur l’existence de deux grandes catégories de biens, elle ne limite pas les types ou sortes de biens, ou même d’éléments de passif, susceptibles d’influer sur le calcul du revenu, et qui doivent être prises en compte à cette fin puisque l’objectif selon l’article 9 de la Loi est de procurer une image fidèle de ce revenu.

La nouvelle cotisation a été renvoyée au ministre pour réexamen et nouvelle cotisation à partir du principe que l’appelante a le droit de calculer le revenu tiré de ses contrats d’option sur devises selon la méthode comptable d’évaluation à la valeur du marché, comme elle l’avait fait dans sa déclaration de revenus, mais sans étaler ni amortir aucune part des primes payées ou touchées pendant l’année d’imposition 1998.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1, art. 9, 10(1),(1.01),(5), 18(1)e), 142.2 à 142.6, 181 à 181.71, 248(1) « biens », « commerce », « inventaire ».

Règlement de l’impôt sur le revenu, C.R.C., ch. 945, art. 1801.

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Canderel Ltd. c. Canada, [1998] 1 R.C.S. 147; Canadian General Electric Co. v. Minister of National Revenue, [1962] R.C.S. 3; Friesen c. Canada, [1995] 3 R.C.S. 103; Ikea Ltd. c. Canada, [1998] 1 R.C.S. 196.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Friedberg c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 285, 1993 CanLII 41, confirmant [1991] A.C.F. no 1255 (C.A.) (QL), infirmant en partie [1989] A.C.F. no 23 (1re inst.) (QL); C.A.E. Inc. c. Canada, 2013 CAF 92.

DÉCISIONS CITÉES :

Associated Investors of Canada Ltd. v. Minister of National Revenue, [1967] 2 R.C. de l’É. 96, [1967] C.T.C. 138; Minister of National Revenue v. Curlett, [1967] R.C.S. 280, 1967 CanLII 54; Dobieco Ltd. v. Minister of National Revenue, [1966] R.C.S. 95, 1965 CanLII 81; CDSL Canada Ltd. c. Canada, 2008 CAF 400; Tip Top Tailors Ltd. v. Minister of National Revenue, [1957] R.C.S. 703, 1957 CanLII 71.

appels interjetés à l’encontre de décisions de la Cour canadienne de l’impôt qui ont accueilli en partie l’appel antérieurement formé par l’appelante (2015 CCI 119) contre une nouvelle cotisation délivrée par le ministre du Revenu national à l’égard de l’année d’imposition 1998 et qui a accordé des dépens à l’appelante séparément de la décision sur le fond (2016 CCI 14) et quelque six mois après celle-ci. Appels accueillis.

ONT COMPARU

Louis Tassé, Roger E. Taylor et Rachel Robert pour l’appelante.

Josée Tremblay et Josh Kumar pour l’intimé.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

EY Société d’Avocats, Montréal, pour l’appelante.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]        Le juge en chef Noël : La Cour est saisie de deux appels réunis, interjetés par Kruger Incorporée (l’appelante). L’appel portant le numéro de dossier A-296-15 a pour objet la décision (Kruger incorporée c. La Reine, 2015 CCI 119 [motifs]) par laquelle le juge Rip, ancien juge en chef de la Cour canadienne de l’impôt et siégeant pour celle-ci à titre de juge surnuméraire (le juge de la Cour de l’impôt), a accueilli en partie l’appel antérieurement formé par l’appelante contre une nouvelle cotisation délivrée par le ministre du Revenu national (le ministre) à l’égard de l’année d’imposition 1998. Dans cette nouvelle cotisation, le ministre refusait d’accorder à l’appelante la déduction de pertes d’entreprise totalisant 91 104 379 $ qu’elle avait déclarée dans sa déclaration de revenus pour ladite année d’imposition. Les pertes en question découlaient de la négociation d’options sur devises.

[2]        L’appel portant le numéro de dossier A-195-16 a pour objet la décision sur les dépens (2016 CCI 14) que le juge de la Cour de l’impôt a rendue en faveur de Sa Majesté la Reine (la Couronne ou l’intimée) séparément de la décision sur le fond et quelque six mois après celle-ci. L’appelante, en formant ce deuxième appel, a seulement voulu faire en sorte que notre Cour se trouve en mesure d’examiner la décision sur les dépens dans le cas où elle accueillerait son appel sur le fond.

[3]        La principale question en litige se rapporte à la méthode suivant laquelle l’appelante peut calculer le revenu tiré de la négociation d’options sur devises sous le régime de l’article 9 de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1 (la Loi). Le juge de la Cour de l’impôt a souscrit à la thèse du ministre voulant que, dans le calcul de ce type de revenu, les bénéfices ou les pertes ne puissent être constatés qu’au moment de leur réalisation, rejetant de ce fait l’utilisation par l’appelante de la comptabilité d’évaluation à la valeur du marché en tant que méthode acceptable de calcul dudit revenu sous le régime de la Loi. Cependant, le juge de la Cour de l’impôt a accueilli en partie le moyen subsidiaire de l’appelante selon lequel ses contrats d’options sur devises étaient des biens figurant à l’inventaire et pouvaient par conséquent donner lieu à la constatation d’une perte sur la base de leur valeur à la fin de l’année.

[4]        L’appelante souhaite voir infirmer la conclusion du juge de la Cour de l’impôt sur la principale question en litige, et les deux parties contestent sa conclusion sur la question subsidiaire.

[5]        Pour les motifs dont l’exposé suit, j’accueillerais le présent appel sur le fondement que le juge de la Cour de l’impôt, dans le raisonnement qui l’a conduit à rejeter la comptabilité d’évaluation à la valeur du marché, ne s’est pas conformé à la jurisprudence établie et n’a pas suivi le cadre d’analyse formulé dans l’arrêt Canderel Ltée c. Canada, [1998] 1 R.C.S. 147 (arrêt Canderel). Je conclurais en outre, à titre subsidiaire, que, vu la signification attribuée au terme « inventaire » dans la définition qu’en donne le paragraphe 248(1) de la Loi et les conclusions de fait qu’il a formulées, il n’était permis au juge de la Cour de l’impôt de considérer comme bien figurant à l’inventaire au 31 décembre 1998 aucun des contrats d’options sur devises auxquels l’appelante était partie.

[6]        Dans les motifs qui suivent, les contrats auxquels l’appelante était partie durant la période considérée sont parfois désignés « contrats d’options sur devises » et parfois simplement « options sur devises », sans la moindre différence de sens. Quant aux dispositions de la Loi applicables à l’analyse, elles sont reproduites en annexe I.

RAPPEL DES FAITS

[7]        Les faits pertinents font l’objet d’un exposé détaillé dans la décision frappée d’appel et il ne sera pas nécessaire de les répéter ici. Il suffira aux fins du présent appel d’en donner un bref résumé.

[8]        L’appelante est une fabricante, établie de longue date, de papier journal et autres papiers (motifs, au paragraphe 11). La plus grande partie de ses créances (soit une fraction d’environ 80 p. 100) est traditionnellement libellée en dollars américains (motifs, au paragraphe 12).

[9]        Dans le but de réduire le risque de change auquel elle se trouvait exposée, principalement pour ce qui concerne la valeur du dollar américain, l’appelante a commencé au cours des années 1980 à acheter et à vendre des contrats d’options sur devises (motifs, au paragraphe 13). Avec le temps, elle a acquis une expertise considérable dans la négociation de telles options, à tel point que cette activité a commencé à [traduction] « générer des bénéfices sur une base individuelle de centre de profit » (motifs, au paragraphe 18).

[10]      L’appelante est en fin de compte devenue une chef de file de cette activité : le volume en dollars de ses achats de produits dérivés l’a placée parmi les trois ou quatre premières entreprises non bancaires du domaine au Québec, après la Caisse de dépôt et Hydro Québec (motifs, aux paragraphes 14 et 38).

[11]      L’appelante pratiquait aussi bien l’achat que la vente d’options sur devises (motifs, aux paragraphes 18, 24 et 35). Le potentiel de gain du vendeur se limite à la prime qu’il demande pour l’émission de l’option, mais son risque de perte est illimité, puisqu’il dépend de la force et de la faiblesse variables des monnaies en cause. Inversement, l’acheteur ne peut pas perdre plus que le montant de la prime qu’il paie pour acquérir l’option, mais son potentiel de gain est illimité.

[12]      L’appelante a commencé en 1997 à comptabiliser ses opérations sur devises suivant la méthode d’évaluation à la valeur du marché aux fins de la présentation de ses états financiers. La décision du juge de la Cour de l’impôt laisse supposer que l’application de cette nouvelle méthode aurait commencé en 1998 (motifs, au paragraphe 24), mais la preuve indique que c’est plutôt en 1997 (cahier d’appel, vol. 15, page 3005).

[13]      Toutes les options sur devises auxquelles l’appelante était partie à la clôture de l’année d’imposition 1998 ont été acquises au cours de cette année et devaient être exercées l’année suivante (motifs, au paragraphe 3). Dans cet ensemble, le nombre des options vendues par l’appelante représentait le quadruple des options achetées par elle (motifs, au paragraphe 30). L’appelante attribue l’importance de la perte qu’elle a enregistrée à la clôture de son année d’imposition 1998 au nombre élevé de contrats qu’elle détenait à ce moment et à la dévaluation historique subie par le dollar canadien par rapport au dollar américain au cours de cette année (motifs, aux paragraphes 29 à 33).

[14]      La comptabilité d’évaluation à la valeur du marché est une forme de comptabilité d’exercice selon laquelle le vendeur aussi bien que l’acheteur de l’option évaluent celle-ci à la valeur du marché à la date du bilan — qui était en l’occurrence le 31 décembre 1998 — et constatent toute variation de la valeur de marché comme gain ou comme perte pour l’exercice (motifs, au paragraphe 2e; et rapport d’expert de Patricia L. O’Malley, cahier d’appel, vol. 12, page 2410, aux paragraphes 26, 32 et 33). À cette fin, c’est le montant de la prime qui représente la valeur de l’option au moment de l’acquisition, valeur positive dans le cas de l’acheteur et négative dans le cas du vendeur (cahier d’appel, vol, 17, aux pages 3393 à 3397).

[15]      La totalité ou presque des options sur devises en cause étaient des options dites « européennes », c’est-à-dire des options négociées de gré à gré — « hors cote » dans le jargon du métier — et qui ne peuvent être exercées qu’à l’échéance (motifs, au paragraphe 2b) et h)). Ces options pouvaient cependant être transférées avant l’échéance, sous condition du consentement de la partie non transférante (motifs, au paragraphe 45). Les parties pouvaient aussi décider de garantir le bénéfice, ou de limiter la perte, afférents à ces options (c’est-à-dire fermer la position) en passant un contrat d’option de sens inverse (motifs, au paragraphe 43; et cahier d’appel, vol. 2, page 227; et vol. 13, pages 2700 à 2711). Il faut noter à ce propos que le marché des options sur devises était et continue d’être pleinement liquide (cahier d’appel, vol. 2, pages 207, 208 et 227; vol. 13, pages 2681 et 2716 à 2718; et vol. 17, page 3364). L’appelante a décidé de ne fermer que « très peu » de positions avant l’échéance en 1998 (motifs, au paragraphe 29) et de « reconduire » ses options sur 1999 dans l’espoir que le dollar canadien s’affermirait à brève échéance, ce qu’il a fait (motifs, aux paragraphes 31 à 33).

[16]      Aux fins du calcul du revenu tiré de ses opérations sur devises pour l’année d’imposition considérée, l’appelante a comptabilisé à la valeur du marché chacun des contrats auxquels elle était partie à la fin de l’année, et elle a déduit comme perte la différence entre leur valeur à l’acquisition selon le calcul ci-dessus (motifs, au paragraphe 14) et leur valeur à la clôture de l’exercice d’après les banques ou autres institutions financières qui étaient contreparties à ces contrats. En outre, l’appelante a [traduction] « étalé et amorti » les primes payées et reçues sur la durée de vie des options en cause; bien que les notes des états financiers indiquent que seules les primes touchées sur les options vendues aient été traitées ainsi (cahier d’appel, vol. 2, page 244), les feuilles de travail indiquent que, aux fins fiscales, l’appelante a appliqué ce traitement à toutes les primes, aussi bien reçues que payées (cahier d’appel, vol. 10, pages 2032 à 2057). Par conséquent, l’appelante a inclus le montant net des primes au 31 décembre 1998, soit 18 696 881 $, dans son revenu pour cette année d’imposition, et a reporté le solde, soit un montant de 32 883 453 $, sur 1999 (motifs, au paragraphe 4, note 4 de bas de page).

[17]      Par avis de nouvelle cotisation en date du 15 juillet 2002, le ministre a refusé la déduction de la perte déclarée, posant qu’il n’était pas permis à l’appelante d’appliquer la méthode comptable d’évaluation à la valeur du marché, et qu’elle était tenue de comptabiliser son revenu suivant le principe de réalisation. Conformément à ce principe — selon lequel la prime n’est prise en compte qu’au moment de l’échéance ou du transfert de l’option —, le ministre a retranché du revenu de l’appelante les primes que celle-ci y avait incluses. L’effet net de la nouvelle cotisation était l’addition de 72 407 498 $ au revenu déclaré de l’appelante, ce montant représentant la différence entre la perte déclarée — 91 104 379 $ — et la fraction déterminée par amortissement du revenu tiré de primes, soit 18 696 881 $. Le ministre a établi en conséquence un nouveau calcul de l’impôt sur les grandes sociétés applicable à l’appelante sous le régime de la partie I.3 [articles 181 à 181.71] de la Loi.

[18]      Étant donné que toutes les options détenues par l’appelante à la clôture de son année d’imposition 1998 devaient échoir au cours de l’année suivante et que la perte ou le bénéfice produit sur la durée de tout contrat déterminé est identique, quelle que soit la méthode comptable appliquée, la question fondamentale ne concerne que le moment de la constatation (motifs, au paragraphe 68).

LA DÉCISION DU JUGE DE LA COUR DE L’IMPÔT

[19]      Le juge de la Cour de l’impôt a d’abord examiné l’affirmation de la Couronne comme quoi l’appelante n’avait pas appliqué la méthode comptable d’évaluation à la valeur du marché, au motif qu’elle avait amorti le montant net des primes pour l’année considérée (motifs, au paragraphe 8). La Couronne invitait le juge de la Cour de l’impôt à rejeter l’appel au motif que, même dans l’hypothèse où l’appelante aurait eu le droit d’utiliser la comptabilité d’évaluation à la valeur du marché, elle ne l’avait pas utilisée dans les faits.

[20]      La Couronne a avancé cet argument après avoir produit une preuve d’expert incontestée selon laquelle l’amortissement des primes n’était pas conforme à la comptabilité d’évaluation à la valeur du marché (rapport d’expert de Patricia L. O’Malley et diapositives PowerPoint connexes intitulées [traduction] « Comparaison entre la comptabilité d’évaluation à la valeur du marché et la méthode de Kruger », cahier d’appel, vol. 12, page 2410, aux paragraphes 26, 32 et 33; et page 2463J; et vol. 17, page 3345).

[21]      Le juge de la Cour de l’impôt a refusé d’examiner la thèse de l’intimée sur ce point, au motif qu’elle n’avait pas annoncé cet argument dans ses plaidoiries écrites. Bien que celles-ci eussent soulevé le point de savoir si la méthode comptable d’évaluation à la valeur du marché permettait l’amortissement des primes, a-t-il fait observer, le passage en question ne suffisait pas à informer l’appelante que « le fondement même de sa méthode d’évaluation de ses contrats d’option était [ainsi] remis en cause » (motifs, au paragraphe 10).

[22]      La Couronne maintient qu’elle avait valablement avancé ce moyen (mémoire de la Couronne, paragraphe 52), mais elle n’a pas formé d’appel incident, pas plus qu’elle ne sollicite l’annulation du jugement du juge de la Cour de l’impôt sur ce fondement (mémoire de la Couronne, partie IV, [traduction] « Ordonnance demandée »).

[23]      Le juge de la Cour de l’impôt a donc mené son analyse en postulant d’abord que l’appelante avait effectivement appliqué la méthode d’évaluation à la valeur du marché, pour ensuite examiner le point de savoir si l’utilisation de cette méthode était en l’espèce permise (motifs, aux paragraphes 85 et suivants). Après avoir récapitulé la jurisprudence applicable — notamment les arrêts suivants de la Cour suprême du Canada : Canadian General Electric Co. v. Minister of National Revenue, [1962] R.C.S. 3 (arrêt Canadian General Electric); Friedberg c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 285 (arrêt Friedberg); Canderel; et Friesen c. Canada, [1995] 3 R.C.S. 103 (arrêt Friesen) —, il a exprimé l’opinion qu’un « principe général d’imposition » veut « que ni les bénéfices ni les pertes ne soient reconnus par la Loi avant leur réalisation, à moins que la Loi ne prévoie une exception au principe de la réalisation » (motifs, au paragraphe 104).

[24]      Bien qu’il ait conclu que la méthode appliquée par l’appelante était conforme aux principes commerciaux ordinaires et aux principes comptables généralement reconnus (les PCGR), le juge de la Cour de l’impôt a fait observer que, exception faite des articles 142.2 à 142.5 de la Loi et de l’article 1801 du Règlement de l’impôt sur le revenu, C.R.C., ch. 945 (le RIR), aucune disposition législative n’autorise l’utilisation de la comptabilité d’évaluation à la valeur du marché. Or, comme les contrats d’options sur devises n’entrent pas dans le champ d’application des articles 142.2 à 142.5 de la Loi, raisonnait-il, l’appelante ne pouvait trouver d’appui dans la politique administrative de l’Agence du revenu du Canada (l’ARC) autorisant les banques et autres institutions financières à utiliser la méthode d’évaluation à la valeur du marché pour rendre compte des contrats de la nature considérée (motifs, au paragraphe 115).

[25]      Le juge de la Cour de l’impôt a ensuite conclu que, vu l’absence de dispositions législatives qui auraient autorisé l’appelante à s’écarter du principe de réalisation, il lui fallait évaluer ses contrats d’options sur devises à leur coût d’origine, de sorte qu’elle ne pouvait constater ni perte ni bénéfice découlant de la négociation de ces contrats avant leur disposition ou leur échéance effectives (motifs, au paragraphe 114).

[26]      Avant de terminer l’analyse de cette question, le juge de la Cour de l’impôt a fait observer que, même s’il avait conclu que l’appelante avait le droit d’utiliser la comptabilité d’évaluation à la valeur du marché, il n’aurait pas conclu « que les valeurs exemptes d’uniformité que les banques [avaient] produites et que [l’appelante avait] utilisées [eussent été] appliquées à bon droit dans le calcul de ses pertes » (motifs, au paragraphe 116). Bien que les valeurs fixées par les modèles bancaires fussent fiables, il s’inquiétait du fait que l’appelante obtînt ses valeurs de banques différentes qui appliquaient des modèles différents. Sa confiance s’est trouvée « ébranlée » par la preuve montrant que deux banques de bonne réputation — la Banque de Nouvelle-Écosse et J.P. Morgan — avaient attribué des valeurs considérablement différentes à deux contrats identiques d’options sur devises (motifs, au paragraphe 116).

[27]      Le juge de la Cour de l’impôt est ensuite passé à l’examen du moyen subsidiaire de l’appelante selon lequel ses contrats d’options sur devises étaient des biens figurant à l’inventaire, de sorte qu’elle avait le droit de les évaluer en fin d’année au moindre de leur coût d’acquisition et de leur juste valeur marchande en vertu du paragraphe 10(1) de la Loi, ou strictement à leur juste valeur marchande en vertu de l’article 1801 du RIR. Il a d’abord fait observer que « le coût ou la valeur des biens [figurant à l’inventaire] doit être pertinent dans le calcul du revenu qu’un contribuable tire d’une entreprise » (motifs, au paragraphe 124).

[28]      Selon le juge de la Cour de l’impôt, l’appelante exploitait une entreprise de spéculation sur les contrats d’options sur devises, qui comportait parfois la « vente » et l’« achat » de tels contrats (motifs, aux paragraphes 38 et 125). Après avoir cité la définition que le paragraphe 248(1) donne du terme « inventaire », il a fait remarquer qu’il n’est pas nécessaire qu’un bien soit détenu en vue d’être vendu pour qu’on le considère comme figurant à l’inventaire (motifs, aux paragraphes 123 et 124).

[29]      Le juge de la Cour de l’impôt a ensuite conclu que les contrats d’options sur devises achetés par l’appelante, comme ils comportaient des droits, pouvaient être considérés comme des biens figurant à l’inventaire, puisqu’ils constituaient des « biens » au sens de la définition que donne de ce terme le paragraphe 248(1) de la Loi. Mais il est arrivé à la conclusion contraire en ce qui concerne les contrats vendus par l’appelante, au motif qu’ils ne comportaient que des obligations et constituaient par conséquent de purs éléments de passif (motifs, aux paragraphes 121, 122 et 130 à 132).

[30]      Le juge de la Cour de l’impôt a donc conclu que les contrats d’options sur devises achetés constituaient des biens figurant à l’inventaire, mais pas les contrats vendus. Le jugement qu’il a prononcé, donnant effet à cette conclusion, accueille l’appel et autorise l’appelante à évaluer les contrats achetés à la valeur du marché. Cependant, en raison des réserves du juge touchant la fiabilité des valeurs utilisées par l’appelante, le jugement ajoute : « [c]ela, en présumant que les valeurs ne sont pas controversées » (jugement; cahier d’appel, vol. 1, page 6), laissant ainsi au ministre la faculté d’accepter ou de rejeter lesdites valeurs.

[31]      En fin de compte, le fisc a accepté les valeurs de l’appelante. Dans le débat qui a suivi sur les dépens, la Couronne a avancé la thèse que l’appelante ne pouvait prétendre avoir obtenu gain de cause sur le fond puisque, même si son appel avait été accueilli, le jugement rendu n’avait pas pour effet de réduire l’impôt à payer par elle pour l’année considérée. Afin d’établir ce fait, la Couronne a demandé au ministre d’exécuter le jugement. Le délégué du ministre a donné effet au jugement en utilisant les valeurs de l’appelante, se fondant sur l’avis selon lequel [traduction] « la preuve produite au procès montre que la meilleure estimation de la juste valeur marchande des contrats d’options sur devises que possédait [l’appelante] au 31 décembre 1998 est la valeur de marché établie par les institutions financières qui étaient contreparties à ces contrats » (affidavit de M. Denis Dionne, signé le 15 septembre 2015 et déposé au cours de l’instruction de l’appel, paragraphe 6b)). Le juge de la Cour de l’impôt a accepté cette démonstration, et il a conclu, sur le fondement de cette preuve, que la Couronne avait droit à un certain montant de dépens même si l’appel avait été accueilli (motifs de la décision sur les dépens, dossier A-195-16 [2016 CCI 14], aux paragraphes 4 et 20).

LES THÈSES DES PARTIES

-    L’appelante

[32]      L’appelante soutient que la comptabilité d’évaluation à la valeur du marché est une méthode de calcul valable, sous le régime de l’article 9 de la Loi, du revenu tiré de ses opérations sur devises, et elle avance un certain nombre d’arguments à l’appui de cette thèse.

[33]      Premièrement, l’appelante fait valoir que les PCGR et les principes du calcul des bénéfices aux fins fiscales se recouvrent dans une mesure considérable, étant donné que les uns comme les autres ont pour objet de [traduction] « donner une image fidèle du revenu pour l’année d’imposition, une image conforme à la réalité de la situation financière du contribuable pour cette période » (mémoire de l’appelante, paragraphe 51).

[34]      Deuxièmement, avance l’appelante, le juge de la Cour de l’impôt a commis une erreur en posant le principe de réalisation comme principe fondamental à appliquer sauf disposition législative contraire. Selon l’appelante, les arrêts de la Cour suprême Canderel et Ikea Ltd. c. Canada, [1998] 1 R.C.S. 196 (arrêt Ikea) mettent en lumière le défaut qui entache la décision du juge de la Cour de l’impôt, en ce que les deux différends tranchés par ces arrêts n’auraient pas eu lieu d’être si l’on avait donné au principe de réalisation l’effet général que lui suppose le juge de la Cour de l’impôt (mémoire de l’appelante, paragraphes 55 à 57).

[35]      C’est ainsi que le juge de la Cour de l’impôt s’est écarté du cadre d’analyse formulé dans l’arrêt Canderel, qui exigeait d’abord la décision du point de savoir si l’évaluation à la valeur du marché des contrats d’options sur devises, telle que pratiquée par l’appelante, était une méthode valable, c’est-à-dire capable de donner une image fidèle de ses bénéfices pour l’année d’imposition 1998. S’il s’était conformé à ce cadre d’analyse, il aurait constaté que l’évaluation à la valeur du marché était une méthode valable. Cette conclusion se trouve confirmée par l’arrêt Canadian General Electric, où la Cour suprême a statué que les gains et les pertes résultant de la fluctuation des devises qui sont imputées au compte de revenu peuvent être enregistrés aux fins fiscales suivant la méthode de la comptabilité d’exercice. C’est là un fondement jurisprudentiel clair, affirme l’appelante, pour la thèse que la comptabilité d’évaluation à la valeur du marché devrait l’emporter sur le principe de réalisation en ce qui concerne ses contrats d’options sur devises (mémoire de l’appelante, paragraphes 58 à 60).

[36]      L’appelante ajoute que l’arrêt Friedberg de la Cour suprême n’interdit pas l’application d’une autre méthode possible, étant donné que la seule question à trancher dans cette affaire était celle de savoir si la Couronne avait établi l’invalidité de l’adoption par le contribuable du principe de réalisation. L’arrêt Friedberg n’a pas pour effet d’interdire l’application de méthodes de calcul des bénéfices autres que celle de la réalisation lorsque les circonstances le justifient (mémoire de l’appelante, paragraphe 62).

[37]      Troisièmement, l’appelante avance que l’obligation faite aux institutions financières, par les articles 142.2 à 142.6, d’appliquer l’évaluation à la valeur du marché a pour objet d’assurer un calcul du revenu fidèle à la réalité. La politique administrative de l’ARC qui étend ce traitement aux contrats d’options sur devises détenus par les institutions financières, alors que les contrats de cette nature n’entrent pas dans le champ d’application desdits articles, vient renforcer cette conclusion (mémoire de l’appelante, paragraphes 63 à 67).

[38]      Quatrièmement, fait valoir l’appelante, s’il est vrai que le principe de réalisation assure la certitude du résultat, ce n’est pas là le critère dont l’article 9 de la Loi prescrit l’application. C’est plutôt la méthode d’évaluation à la valeur du marché qui permet de mesurer le mieux les résultats de son entreprise de négociation d’options sur devises. En fait, bien qu’elle n’ait pas [traduction] « réalisé » ses pertes à la clôture de l’année d’imposition 1998, elle aurait néanmoins [traduction] « pu les cristalliser n’importe quand, étant donné la nature très liquide […] du marché des options, en achetant des contrats de sens inverse à ses contreparties ou à d’autres banques » (mémoire de l’appelante, paragraphe 71).

[39]      Enfin, l’appelante explique que le défaut d’uniformité, constaté par le juge de la Cour de l’impôt, des valeurs qu’elle avait utilisées dans le calcul de son revenu selon la méthode d’évaluation à la valeur du marché est attribuable à des erreurs d’écriture commises dans la rédaction de son rapport d’expert. Elle fait valoir que, une fois les calculs rectifiés, les différences entre les valeurs communiquées respectivement par les banques de contrepartie se révèlent peu importantes (mémoire de l’appelante, paragraphes 39 à 42).

[40]      Concernant la question de l’inventaire, l’appelante soutient que, pour l’application de la Loi, [traduction] « [t]ous les biens qui n’appartiennent pas à la catégorie des biens en immobilisation appartiennent à celle des biens figurant à l’inventaire », citant entre autres les paragraphes 28, 32 et 66 de l’arrêt Friesen, et le paragraphe 77 de l’arrêt C.A.E. Inc. c. Canada, 2013 CAF 92 (arrêt C.A.E.) (mémoire de l’appelante, paragraphe 85). Or, comme les contrats d’options sur devises n’étaient pas des biens en immobilisation, il s’ensuit nécessairement qu’ils étaient des biens figurant à l’inventaire (mémoire de l’appelante, paragraphe 85).

[41]      En outre, l’appelante fait valoir l’absence de fondement de la conclusion du juge de la Cour de l’impôt selon laquelle les contrats vendus ne constituaient pas des biens et ne pouvaient de ce fait appartenir à la catégorie des biens figurant à l’inventaire. Les options vendues, précise-t-elle, ne sont pas réductibles à des éléments de passif et entrent par conséquent dans la définition que donne du terme « biens » le paragraphe 248(1) de la Loi (mémoire de l’appelante, paragraphe 95) :

[traduction] Le [vendeur] du contrat possède donc deux droits qui subsistent jusqu’à l’échéance de celui-ci […] : i) le droit de garder la prime en attendant le résultat de l’option à ladite échéance, et ii) le droit de recevoir de l’acheteur le prix du contrat […] sous condition de l’exercice de l’option par ledit acheteur […]

[42]      Enfin, l’appelante fait observer que la décision du juge de la Cour de l’impôt a pour effet un traitement asymétrique : elle se trouverait ainsi obligée de calculer le revenu tiré des contrats qu’elle a achetés en les évaluant à la valeur du marché en fin d’année, tandis qu’elle ne constaterait qu’au moment de la réalisation le revenu tiré des contrats qu’elle a vendus. L’imposition à une même entreprise de méthodes différentes pour le calcul de ses bénéfices, fait valoir l’appelante, ne peut lui permettre de donner une image fidèle de ces bénéfices (mémoire de l’appelante, paragraphes 104 et 105).

[43]      En conséquence, l’appelante nous demande d’accueillir le présent appel avec dépens devant toutes les cours.

-    La Couronne

[44]      Du point de vue de la Couronne, les questions à trancher sont celles de savoir si le juge de la Cour de l’impôt a commis des erreurs de droit en tirant les deux conclusions suivantes :

•           La comptabilité d’évaluation à la valeur du marché ne donnait pas une image fidèle du revenu de l’appelante, au calcul duquel le principe de réalisation devrait être appliqué;

•           Les options vendues par l’appelante ne constituent pas des biens figurant à l’inventaire, tandis que celles qu’elle a achetées appartiennent à cette catégorie (mémoire de la Couronne, paragraphe 26).

[45]      Concernant la première question, la Couronne souscrit aux motifs exposés par le juge de la Cour de l’impôt et soutient qu’il a eu raison de conclure que l’article 9 de la Loi n’autorise pas l’appelante à évaluer ses contrats d’options sur devises à la valeur du marché. En fait, sauf disposition contraire, avance-t-elle, les bénéfices ne sont constatés aux fins fiscales qu’au moment de la réalisation. S’il est vrai que la comptabilité d’évaluation à la valeur du marché est conforme aux PCGR, ceux-ci, fait valoir la Couronne, ne sont que des instruments d’interprétation et non des règles de droit. Le juge de la Cour de l’impôt a donc valablement conclu que l’appelante devait constater suivant le principe de réalisation le revenu tiré de ses contrats d’options sur devises, compte tenu en particulier de la conformité de sa décision à l’arrêt Friedberg, où la Cour suprême a semblablement conclu au caractère inapproprié de l’évaluation à la valeur du marché, malgré le fait que cette méthode pourrait avoir donné une image plus fidèle des bénéfices du contribuable à des fins non fiscales (mémoire de la Couronne, paragraphes 34 à 38).

[46]      La Couronne n’a pas repris dans le présent appel cet autre argument qu’elle avait avancé devant la Cour de l’impôt selon lequel il convenait de refuser sur le fondement de l’alinéa 18(1)e) de la Loi la déduction de la perte déclarée (motifs, au paragraphe 5).

[47]      Pour ce qui concerne la seconde question, la Couronne soutient que ni les options vendues ni les options achetées ne peuvent être considérées comme des biens figurant à l’inventaire. L’appelante [traduction] « n’exploitait pas une entreprise de vente et d’achat de contrats d’options », avance la Couronne : son entreprise consistait plutôt à [traduction] « passer des contrats d’options dans l’intention d’exercer les droits afférents à ceux qu’elle [achetait] et dans l’espoir que sa contrepartie n’exercerait pas les droits qu’elle détenait en vertu de ceux qu’elle vendait » (mémoire de la Couronne, paragraphe 48). Par conséquent, l’entreprise de l’appelante [traduction] « était circonscrite à l’exécution des contrats d’options en soi » (mémoire de la Couronne, paragraphe 48).

[48]      Touchant spécialement les options vendues, la Couronne soutient que le juge de la Cour de l’impôt a eu raison de conclure que ces options ne pouvaient être considérées comme des biens détenus par l’appelante et, de ce fait, ne pouvaient se ranger dans la catégorie des biens figurant à l’inventaire. Ces options étaient plutôt détenues par les institutions financières qui les avaient acquises (mémoire de la Couronne, paragraphe 49).

[49]      Cependant, affirme la Couronne, le juge de la Cour de l’impôt a commis une erreur en concluant que les options achetées étaient des biens figurant à l’inventaire; en effet, ces options n’étaient pas détenues en vue d’être vendues, condition que doit remplir un bien pour pouvoir être considéré comme figurant à l’inventaire (mémoire de la Couronne, paragraphe 50).

[50]      À ce propos, la Couronne conteste l’affirmation de l’appelante comme quoi se déduirait de l’arrêt Friesen le principe qu’un bien qui n’est pas un bien en immobilisation serait nécessairement un bien figurant à l’inventaire. Selon la Couronne, [traduction] « [u]ne telle interprétation de cet arrêt […] aurait pour effet absurde de faire considérer l’encaisse ou les créances inscrites sur le bilan comme des biens figurant à l’inventaire » (mémoire de la Couronne, paragraphe 47).

[51]      En conséquence, la Couronne nous demande de rejeter l’appel sur le fond avec dépens, et de confirmer la décision sur les dépens prononcée par la Cour de l’impôt.

ANALYSE

-    L’évaluation à la valeur du marché par opposition au principe de réalisation

[52]      La détermination, sous le régime des paragraphes 9(1) et (2) de la Loi, du revenu que le contribuable a tiré d’une entreprise met en jeu une question de droit (arrêt Friesen, au paragraphe 41; arrêt Associated Investors of Canada Ltd. v. Minister of National Revenue, [1967] 2 R.C. de l’É. 96, à la page 101; et arrêt Canderel, au paragraphe 32 et à l’alinéa 1 du paragraphe 53). Par conséquent, la conclusion du juge de la Cour de l’impôt voulant que cette détermination doive se faire suivant le principe de réalisation est assujettie à la norme de la décision correcte.

[53]      La question précise qui se pose, indépendamment des considérations touchant la composition des biens figurant à l’inventaire, est celle de savoir si les contrats d’options sur devises auxquels l’appelante était partie à la clôture de son année d’imposition 1998 pouvaient donner lieu à la constatation d’une perte ou d’un bénéfice en l’absence d’une disposition ou d’un transfert réel. La réponse à cette question dépend elle-même du point de savoir si la Loi autorisait l’appelante à utiliser la comptabilité d’évaluation à la valeur du marché pour déterminer le bénéfice ou la perte découlant de sa négociation de produits dérivés sur devises, ou si elle était plutôt tenue d’appliquer le principe de réalisation, comme l’a jugé le juge de la Cour de l’impôt.

[54]      Avant d’examiner cette question, il est essentiel de comprendre la nature exacte de l’entreprise de l’appelante. À ce propos, le juge de la Cour de l’impôt a conclu que celle-ci « exploitait une entreprise de spéculation sur les options sur devises » (motifs, au paragraphe 38). Dans ce contexte, l’appelante avait le choix entre trois possibilités concernant les options qu’elle détenait en 1998 : soit fermer les positions sur ces options en achetant des contrats de sens inverse (motifs, au paragraphe 43), soit les reconduire sur l’année suivante (motifs, aux paragraphes 31 à 33), soit les transférer sous condition du consentement de l’autre partie (motifs, au paragraphe 45). Le juge de la Cour de l’impôt a aussi conclu que l’appelante exploitait cette entreprise séparément de ses activités principales et à grande échelle, d’une façon semblable à ce qu’auraient fait des négociateurs spécialisés en la matière (motifs, au paragraphe 38). Il a en outre constaté que, en vendant plus d’options qu’elle n’en achetait, l’appelante augmentait le risque spéculatif inhérent à ses opérations sur devises, mais aussi la possibilité de réaliser des bénéfices considérables (motifs, au paragraphe 38).

[55]      Le juge de la Cour de l’impôt disposait d’une preuve abondante concernant la manière dont il faut rendre compte du revenu tiré de ce genre d’activité aux fins de la comptabilité et de la présentation de l’information financière. Le dossier établit sans ambiguïté que la meilleure manière de rendre compte de cette activité spéculative est d’évaluer à la valeur du marché les positions sur les options à la date du bilan et de constater toute variation de valeur entre le début et la fin de la période comme gain ou comme perte dans l’état des résultats (motifs, aux paragraphes 2e), 60 et 62). Telle est la méthode préconisée par les PCGR aussi bien canadiens qu’américains, ainsi que par le Financial Accounting Standards Board des États-Unis (le FASB) (motifs, au paragraphe 58). Il n’a pas été présenté sur ce point de preuve allant dans le sens contraire.

[56]      Or, malgré cette preuve et le fait que le ministre accepte que les banques et autres institutions financières déclarent les revenus qu’elles tirent de ce genre d’activité suivant la méthode comptable d’évaluation à la valeur du marché (motifs, au paragraphe 73), le juge de la Cour de l’impôt a conclu que l’appelante ne pouvait appliquer cette méthode, mais qu’elle devait plutôt se conformer au principe de réalisation. Les motifs qui l’ont mené à cette conclusion sont résumés dans le passage suivant (motifs, au paragraphe 114) :

[…] Le principe de la réalisation est fondamental en droit fiscal canadien. Il procure la certitude d’un gain ou d’une perte. En l’absence d’un certain appui dans le texte législatif ou d’un outil d’interprétation contraignant, on ne doit pas l’[écarter]. C’est ce que l’on trouve dans les articles 142.2 à 142.5; ces dispositions, à l’instar de l’article 1801 du RIR, représentent des exceptions au principe de réalisation et une dérogation au principe général voulant que les éléments d’actif soient évalués à leur coût d’origine.

[57]      Le juge de la Cour de l’impôt a rappelé que les articles 142.2 à 142.5 n’autorisent pas l’utilisation de la méthode d’évaluation à la valeur du marché pour les contrats d’options sur devises, étant donné que ces contrats n’entrent pas dans la définition de l’expression « bien évalué à la valeur du marché » (motifs, au paragraphe 111). Il a aussi fait observer que l’autorisation donnée par l’ARC aux banques et autres institutions financières d’utiliser la comptabilité d’évaluation à la valeur du marché n’aidait pas l’appelante, puisqu’il avait pour tâche d’appliquer la loi et non les politiques administratives de l’ARC (motifs, au paragraphe 115). Le juge semble ici vouloir donner à penser que la comptabilité d’évaluation à la valeur du marché n’est pas une méthode acceptable de déclaration du revenu tiré des opérations sur devises et ce, sans égard à la personne qui l’utilise.

[58]      Au motif qu’il ne pouvait trouver dans la Loi ni dans le RIR aucune disposition qui « exige » ou « permet[te] » de s’écarter du principe de réalisation, le juge de la Cour de l’impôt a conclu que ce principe était contraignant pour l’appelante. Il est arrivé à cette conclusion bien qu’il eût constaté que la méthode d’évaluation à la valeur du marché est conforme aux principes commerciaux ordinaires, qu’elle constitue la méthode privilégiée par les PCGR pour les contrats d’options sur devises, et que les normes du FASB comme les normes comptables internationales établissent que cette méthode est celle qui rend le mieux compte du revenu produit par de telles options (motifs, au paragraphe 105).

[59]      Je crois comme l’appelante que le juge de la Cour de l’impôt, en formulant cette conclusion, a assimilé le principe de réalisation à un principe d’application générale, ce qui va à l’encontre des arrêts Canderel et Ikea de la Cour suprême. Il ressort clairement de ces deux arrêts que l’on peut remplacer le principe de réalisation par d’autres méthodes de calcul du revenu sous le régime de l’article 9 de la Loi dans les cas où il peut être établi que celles-ci donnent une image plus fidèle du revenu du contribuable pour l’année en cause (voir en particulier l’arrêt Ikea, aux paragraphes 40 et 41).

[60]      La Cour suprême en est arrivée à une conclusion semblable dans l’arrêt Canadian General Electric, prononcé quelque 50 ans plus tôt, dont le contexte se révèle plus étroitement lié à la présente espèce. La question en litige dans cette affaire était celle de savoir si Canadian General Electric (CGE) pouvait, conformément à sa propre thèse, porter à son revenu suivant la méthode de la comptabilité d’exercice, en se fondant sur la valeur relative du dollar canadien à la clôture de l’année d’imposition, les bénéfices sur devises tirés de ses dettes libellées en dollars américains, dont témoignaient des billets à ordre impayés, ou si, comme le soutenait le ministre, elle ne pouvait constater ces bénéfices que dans l’année du paiement effectif des billets. La Cour suprême, par une décision partagée, a confirmé la thèse de CGE et rejeté la position du ministre voulant qu’il soit obligatoire d’appliquer le principe de réalisation.

[61]      Il semble que le juge de la Cour de l’impôt ait écarté cet arrêt au motif que le revenu sur devises en question dans cette affaire avait été produit dans le contexte de l’activité commerciale ordinaire de CGE (c’est-à-dire la vente de produits électriques achetés à des fournisseurs américains) et non de l’exploitation d’une entreprise distincte (motifs, au paragraphe 96). Ce facteur entrait sans aucun doute en ligne de compte, étant donné que CGE déclarait son revenu suivant la comptabilité d’exercice, mais il ressort à l’évidence des motifs de la majorité (composée des juges Martland, Cartwright et Ritchie) que celle-ci n’aurait pas accepté la méthode selon laquelle CGE déclarait ses bénéfices réalisés sur le change si elle n’avait été convaincue que cette méthode donnait une image fidèle du revenu tiré des billets impayés (Canadian General Electric, aux paragraphes 35 et 41 [aux pages 17 et 18 du R.C.S.]). La leçon qui découle de cet arrêt est que les deux méthodes avaient leurs avantages et que CGE avait le choix entre l’une ou l’autre, à condition qu’elle appliquât systématiquement celle qu’elle retiendrait (Canadian General Electric, aux paragraphes 41 et 42 [aux pages 18 et 19 du R.C.S.]). Soit dit en tout respect, l’arrêt Canadian General Electric me paraît en contradiction flagrante avec la conclusion du juge de la Cour de l’impôt voulant que le principe de réalisation soit un principe d’application générale, sauf disposition autorisant ou exigeant le recours à une méthode différente.

[62]      Le juge de la Cour de l’impôt s’est également appuyé sur l’arrêt Friedberg, par lequel la Cour suprême a décidé une affaire concernant le traitement fiscal de contrats à terme sur l’or, plus précisément la question de savoir si les pertes d’entreprise découlant de la négociation de ces instruments pouvaient être constatées dans l’année de réalisation (comme le soutenait M. Friedberg), ou si le revenu de cette source devait être reconnu par régularisation sur les années pendant lesquelles M. Friedberg détenait lesdits contrats à terme (comme l’affirmait la Couronne). Par jugement prononcé sur le banc, la Cour suprême a rejeté l’appel de la Couronne et confirmé le droit de M. Friedberg de déclarer ses pertes dans l’année de la disposition des contrats.

[63]      Le juge Iacobucci, rédacteur des motifs de la Cour, a expliqué que, même si la méthode proposée par la Couronne décrivait peut-être mieux, « à certaines fins », la situation de revenu du contribuable, la méthode retenue par M. Friedberg était celle qu’il fallait appliquer aux fins fiscales (Friedberg, au paragraphe 4 [page 286 du R.C.S.]). Le juge de la Cour de l’impôt a interprété l’arrêt Friedberg comme venant au soutien de sa conclusion que la comptabilité d’évaluation à la valeur du marché, bien qu’appropriée aux fins de la présentation de l’information financière, devait céder le pas au principe de réalisation lorsque vient le temps de déterminer le revenu d’un contribuable sous le régime de la Loi (motifs, aux paragraphes 108 à 110 et 114).

[64]      Ici encore, cette interprétation paraît contredire de front l’arrêt Canadian General Electric. Bien que le doute ne soit pas entièrement exclu, il semble préférable de penser que la Cour suprême, en concluant que la Couronne n’avait « pas démontré que l’on [eût] commis une erreur en adoptant [la méthode de la réalisation] » (arrêt Friedberg, au paragraphe 3 [page 286]), laissait ouverte la possibilité de constater la perte par régularisation, conformément aux conclusions des deux décisions antérieures de la Cour fédérale confirmées par l’arrêt Friedberg (Cour fédérale, Section d’appel, [1991] A.C.F. no 1255 (QL), (1991), 92 DTC 6031, à la page 6036; et Cour fédérale, Section de première instance, [1989] A.C.F. no 23 (QL), (1989), 89 DTC 5115, à la page 5122). Comme la Cour suprême n’a pas cité l’arrêt Canadian General Electric, il ne serait pas légitime d’interpréter l’arrêt Friedberg comme infirmant la règle de longue date établie par celui-là.

[65]      Toujours afin d’étayer sa conclusion, le juge de la Cour de l’impôt a tiré de l’arrêt Friesen de la Cour suprême la leçon que le principe de réalisation serait un « principe général d’imposition », applicable « à moins que la Loi [n’y] prévoie une exception » (motifs, au paragraphe 104). Soit dit en tout respect, je ne peux souscrire à cette interprétation.

[66]      L’arrêt Friesen portait sur la question circonspecte de savoir si un contribuable considéré comme exploitant une « entreprise » strictement en fonction de la définition élargie de ce terme — c’est-à-dire du fait qu’elle inclut un projet comportant un risque de caractère commercial (paragraphe 248(1) de la Loi) — pouvait ranger le terrain qu’il avait acheté aux fins de revente dans la catégorie des biens figurant à l’inventaire afin de tirer parti de la réduction de valeur qu’autorise le paragraphe 10(1). Dans une décision partagée, la Cour — par le truchement du juge Major, rédacteur des motifs de la majorité — a décidé qu’un contribuable exécutant un projet qui comporte un risque de caractère commercial se trouve dans la même situation qu’un spéculateur foncier ordinaire et que M. Friesen pouvait donc se prévaloir de la réduction de valeur. Bien que les motifs de cet arrêt reconnaissent que, en général, ni les bénéfices ni les pertes ne sont constatés avant leur réalisation (arrêt Friesen, aux paragraphes 56 et 57), et que le principe de réalisation joue un rôle fondamental sous le régime de la Loi (arrêt Friesen, aux paragraphes 105 à 109), aucun élément des motifs majoritaires ou minoritaires ne donne à penser qu’il serait interdit de s’écarter de ce principe au besoin, afin de donner une image fidèle du revenu. À ce propos, il est utile de rappeler que le juge Iacobucci, qui a rédigé les motifs dissidents de l’arrêt Friesen, est aussi l’auteur des motifs unanimes des arrêts Canderel et Ikea, qui rejettent tous deux l’idée que le principe de réalisation serait d’application générale.

[67]      Il n’existe donc pas de fondement jurisprudentiel à la conclusion du juge de la Cour de l’impôt selon laquelle le principe de réalisation s’appliquerait à l’exclusion de la comptabilité d’évaluation à la valeur du marché, sauf disposition contraire de la Loi.

[68]      Étant donné que la comptabilité d’évaluation à la valeur du marché ne peut être exclue comme autre méthode possible, la question qu’il faut trancher, compte tenu du cadre d’analyse exposé au paragraphe 53 de l’arrêt Canderel, est celle de savoir si l’appelante s’est acquittée de la charge qui pesait sur elle d’établir que cette méthode donne une image fidèle de son revenu pour l’année considérée.

[69]      Le juge de la Cour de l’impôt n’a pas formulé de conclusion à cet égard. Bien qu’il affirme à plusieurs reprises que la détermination des bénéfices n’a pas nécessairement les mêmes objectifs selon qu’elle se fait dans le cadre de la comptabilité et de l’établissement des états financiers ou aux fins fiscales (motifs, aux paragraphes 65 et 108 à 110), il ne précise pas quelles sont les différences en question, à supposer qu’il y en ait, ni l’effet qu’elles auraient eu sur l’exactitude du revenu calculé par l’appelante pour fins fiscales.

[70]      En l’absence de telles précisions, rien ne justifie de conclure que la comptabilité d’évaluation à la valeur du marché ne donne pas une image fidèle du revenu de l’appelante sous le régime de la Loi. Comme on peut le lire au paragraphe 44 de l’arrêt Canderel, « le critère juridique du “bénéfice” devrait viser à déterminer quelle méthode comptable dépeint le mieux la situation financière du contribuable concerné ». Cet objet coïncide avec celui que vise la comptabilité d’évaluation à la valeur du marché selon les faits de l’espèce, à savoir la constatation du revenu ou des pertes sur la base du montant que peuvent réaliser les négociateurs de produits dérivés à la date du bilan, au moyen, entre autres, de la passation de contrats de sens inverse (cahier d’appel, vol. 12, pages 2419, 2420, 2448 et 2449; et vol. 17, pages 3376 et 3377). Comme il est par ailleurs acquis aux débats que l’évaluation à la valeur du marché est conforme aux principes commerciaux ordinaires, aux PCGR et aux pratiques comptables internationales, j’estime que l’appelante a établi prima facie que cette méthode donne une image fidèle de son revenu.

[71]      La question qui reste est celle de savoir si la Couronne s’est acquittée de sa charge de prouver que la méthode de calcul fondée sur le principe de réalisation fournirait une image plus fidèle du revenu de l’appelante sous le régime de la Loi (arrêt Canderel, à l’alinéa 6 du paragraphe 53). Comme la Couronne a soutenu tout au long du litige que la comptabilité d’évaluation à la valeur du marché n’est pas une méthode autorisée, elle n’a pas essayé de s’acquitter de cette charge. L’experte de la Couronne en matière de comptabilité a même exprimé l’opinion contraire (rapport d’expert de Patricia L. O’Malley, cahier d’appel, vol. 12, page 2410, paragraphe 94). Étant donné les conclusions du juge de la Cour de l’impôt selon lesquelles la comptabilité d’évaluation à la valeur du marché est largement acceptée aux fins du calcul du revenu tiré de la négociation d’options sur devises, ainsi que la preuve incontestée comme quoi les banques, les institutions financières et les fonds communs de placement qui pratiquent de telles opérations déclarent leurs revenus suivant cette méthode avec l’approbation de l’ARC, il paraît évident que ladite méthode donne du revenu de l’appelante une image aussi fidèle — et aussi acceptable du point de vue du fisc — que celle que fournirait la méthode fondée sur le principe de réalisation.

[72]      Conformément au cadre d’analyse exposé dans l’arrêt Canderel, je conclus que le juge de la Cour de l’impôt n’était pas fondé à rejeter l’utilisation par l’appelante de la méthode d’évaluation à la valeur du marché pour calculer son revenu tiré de la négociation d’options sur devises.

-    La fiabilité des valeurs de marché utilisées par l’appelante

[73]      Le juge de la Cour de l’impôt a ensuite expliqué que, même dans le cas où serait autorisée l’utilisation de la comptabilité d’évaluation à la valeur du marché, il n’était pas convaincu de la fiabilité des valeurs de marché retenues par l’appelante (motifs, au paragraphe 116). Il n’a cependant pas tiré de conclusion déterminée sur ce point, comme en fait foi son jugement (voir le paragraphe 30 ci-dessus). Il semble néanmoins utile de formuler quelques observations sur cette question, étant donné les renseignements que l’appelante a depuis portés à notre attention.

[74]      Le juge de la Cour de l’impôt était préoccupé par le fait que les modèles d’évaluation des banques contreparties aux contrats détenus par l’appelante à la clôture de son année d’imposition 1998 reposaient sur des variables d’entrée qui n’étaient pas « nécessairement » les mêmes (motifs, au paragraphe 116). Il s’est dit troublé par la preuve de l’expert de la défenderesse (M. Klein) selon laquelle un écart de plus de 20 p. 100 séparait les valeurs attribuées à deux options aux modalités identiques par différentes banques qui étaient contreparties à ces options (motifs, aux paragraphes 48 et 116).

[75]      L’appelante reconnaît qu’un tel écart est troublant. Cependant, elle explique que cette différence est attribuable à une erreur d’écriture commise dans l’établissement de son propre rapport d’expert, comme le montrent les extraits suivants de son mémoire (références omises) :

[traduction]

40. M. Klein a déclaré dans son témoignage, relativement à son rapport, que des contrats identiques, en date du 13 mai 1998, afférents à des options d’achat vendues par Kruger pour 10 000 000 $US, avec un prix de levée de 1,46 $ et une échéance à un an, ont été respectivement évalués par la Banque de Nouvelle-Écosse (BNE) à 797 736 $ et par JP Morgan (JPM) à 612 200 $. Son rapport reproduisait la communication par JPM à Kruger de la valeur de ce contrat, établie à 486 900 $US, somme qui, au cours du change du 31 décembre 1998 (1,530[5] $CAN), équivalait en monnaie canadienne à 745 200 $, et non à 612 200 $. La différence d’évaluation entre le contrat d’option détenu par JPM et celui de la BNE se chiffrait donc, non pas à 185 536 $, mais à 52 536 $, ce qui représentait un écart de 6,8 % plutôt que de 26,3 % […]

41. M. Klein a en outre déclaré dans son témoignage, toujours relativement à son rapport, que des contrats identiques, aussi en date du 13 mai 1998, afférents à des options de vente vendues par Kruger pour 10 000 000 $US, à échéance au 13 mai 1999 et à prix de levée de 1,40 $, options achetées par les mêmes banques, soit JPM et la BNE, ont été respectivement évalués par la BNE à 8 173 $ et par JPM à (113 257 $). Or, la communication de valeur de JPM à Kruger établit la valeur du contrat en question à 7 900 $US, somme qui, au cours du change du 31 décembre 1998, équivaut en monnaie canadienne à 12 090 $, et non à (113 257 $). […]

42. Les écarts restants, recensés à la page 2386 du rapport de M. Klein, entre les valeurs attribuées respectivement par deux banques à quatre autres contrats d’option aux modalités identiques s’établissaient à -0,3 %, 1,2 %, -4,2 % et 5,1 %. […]

[76]      La Couronne ne conteste pas la démonstration qui précède, sauf pour faire valoir qu’elle n’est pas étayée par la preuve (mémoire de l’intimée, paragraphe 6). Cependant, tous les chiffres invoqués dans le passage précité se trouvent au dossier, et si l’on applique le taux de change du moment considéré (soit 1,5305 $CAN : voir le cahier d’appel, vol. 12, page 2387), on voit immédiatement qu’un taux erroné avait été utilisé et que les écarts se situent dans les limites étroites indiquées ci-dessus.

[77]      Je ne crois pas que les valeurs communiquées par les banques de contrepartie auraient troublé le juge de la Cour de l’impôt si on l’avait informé des chiffres exacts. Je dois ajouter que ce point ne paraît plus contesté puisque le ministre a depuis reconnu le caractère fiable des valeurs utilisées par l’appelante (voir le paragraphe 31, ci-dessus).

-    Le traitement des options comme biens figurant à l’inventaire

[78]      L’appelante avance comme moyen subsidiaire que ses options sur devises peuvent être considérées comme des biens figurant à l’inventaire et que, par conséquent, la perte enregistrée peut être constatée sous le régime du paragraphe 10(1) de la Loi et de l’article 1801 du RIR. C’est là une manière différente d’obtenir le résultat auquel l’appelante a droit en vertu de l’article 9 de la Loi. Cependant, étant donné que les biens figurant à l’inventaire font l’objet d’un mode d’évaluation obligatoire, les motifs que j’ai exposés pour justifier la déduction de la perte ne sont plus valables si l’appelante est fondée à soutenir que ses options appartiennent à cette catégorie de biens. Je me vois donc dans l’obligation d’examiner cette question.

[79]      Le paragraphe 10(1) de la Loi, comme le marque l’indicatif présent du verbe porteur de sens principal (« sont évalués »), oblige le contribuable qui exploite une entreprise à évaluer les biens figurant à son inventaire à la fin de l’année d’imposition au moindre de leur coût d’acquisition et de leur juste valeur marchande. Il s’ensuit que, lorsque la juste valeur marchande des biens figurant à l’inventaire est tombée au-dessous de leur coût d’acquisition à la clôture de l’année d’imposition, cette dévaluation est constatée dans cette année. L’article 1801 du RIR, appliqué à la situation de l’appelante, prévoit le même traitement. Le juge de la Cour de l’impôt a examiné la question de l’inventaire en partant de la prémisse, confirmée depuis, que les valeurs communiquées par les banques de contrepartie correspondaient à la juste valeur marchande des options en cours à la fin de l’année d’imposition.

[80]      La réponse à la question de savoir si la totalité des options de l’appelante ou partie d’icelles peuvent être considérées comme des biens figurant à l’inventaire dépend de la définition du terme « inventaire » donnée au paragraphe 248(1) et éclairée par la jurisprudence. Selon ce paragraphe, l’« inventaire » est une « [d]escription des biens dont le prix ou la valeur entre dans le calcul du revenu qu’un contribuable tire d’une entreprise ». Avant d’appliquer cette définition, le juge de la Cour de l’impôt devait en délimiter le sens exact.

[81]      Le juge de la Cour de l’impôt a conclu que les options achetées par l’appelante sont des biens figurant à l’inventaire, mais pas les options vendues par elle. Il a tiré cette conclusion du fait que les options achetées comportent un droit et constituent par conséquent des « biens » susceptibles de figurer dans l’« inventaire » de l’appelante — les deux termes entre guillemets étant définis au paragraphe 248(1) —, alors que les options vendues représentent un élément de passif, de sorte qu’elles ne peuvent constituer des « biens » ni, par suite, figurer à l’« inventaire ».

[82]      Il suit de ce raisonnement que le revenu tiré des options achetées par l’appelante doit être calculé selon la méthode d’évaluation à la valeur du marché à la clôture de l’année, tandis que le revenu tiré des options qu’elle a vendues doit être constaté dans l’année suivante, au moment de leur transfert ou à leur échéance.

[83]      Les deux parties contestent cette manière de voir, au motif qu’elle ne peut donner une image fidèle du revenu de l’appelante. Si l’on veut obtenir une telle image, soutiennent-elles, il faut soumettre toutes les options au même traitement comptable, l’appelante affirmant que toutes ses options, qu’elles soient achetées ou vendues, sont des biens figurant à l’inventaire, et la Couronne avançant qu’aucune des deux catégories d’options ne peut être ainsi définie. C’est la Couronne qui, à mon sens, a raison sur ce point.

[84]      Comme l’a constaté le juge de la Cour de l’impôt, il ne fait aucun doute que la Loi s’écarte des PCGR en permettant de traiter les actifs incorporels comme des biens figurant à l’inventaire (Minister of National Revenue v. Curlett, [1967] R.C.S. 280; Dobieco v. Minister of National Revenue, [1966] R.C.S. 95; et CDSL Canada Ltd. c. Canada, 2008 CAF 400, aux paragraphes 24 et 27 à 30; voir aussi le paragraphe 10(5) de la Loi, selon lequel « il demeure entendu » que les travaux en cours d’un entrepreneur exerçant une profession libérale doivent figurer parmi les éléments portés à son inventaire). Il ne fait non plus aucun doute que le juge de la Cour de l’impôt a eu raison de conclure que, du fait qu’elles représentent seulement un élément de passif, les options vendues ne constituent pas des « biens » et ne peuvent donc figurer à l’« inventaire » (motifs, aux paragraphes 130 et 131; voir aussi les observations formulées par le juge Rand à la page 714 de l’arrêt Tip Top Tailors Ltd. v. Minister of National Revenue, [1957] R.C.S. 703).

[85]      La Couronne invite la Cour à examiner la question plus générale de savoir si peuvent figurer à l’« inventaire », selon la définition du paragraphe 248(1), les biens qui ne sont pas détenus en vue d’être vendus. Selon le juge de la Cour de l’impôt, la détention aux fins de vente n’est pas une condition nécessaire (motifs, au paragraphe 124) :

Il n’est pas nécessaire que les biens soient destinés à être vendus pour être considérés comme biens figurant à l’inventaire. Toutefois, le coût ou la valeur des biens doit être pertinent dans le calcul du revenu qu’un contribuable tire d’une entreprise. Si le bien qui est un contrat d’option sur devises est ainsi pertinent, alors on peut aussi le considérer comme un bien figurant à l’inventaire.

[86]      Il ressort à l’évidence de la preuve qu’aucune des options auxquelles l’appelante était partie à la clôture de son année d’imposition 1998 n’était détenue en vue d’être vendue. Le juge de la Cour de l’impôt a conclu que l’appelante « exploitait une entreprise de spéculation sur les options sur devises » (motifs, au paragraphe 38), activité qui l’amenait dans certains cas à détenir de telles options jusqu’à l’échéance, en fermant ou non la position, et dans d’autres cas à les vendre, en se fiant sur le cours prévu des monnaies en cause. L’appelante, si elle visait à réaliser des bénéfices sur ses options, ne les achetait pas aux fins de la revente ni ne les détenait aux fins de la vente. Les éléments de preuve précisément applicables à cette question établissent que l’appelante a reconduit sur 1999 toutes les options qu’elle détenait à la clôture de l’année d’imposition 1998, dans l’espoir que le dollar canadien se raffermirait (motifs, aux paragraphes 29 à 33).

[87]      S’il est vrai que la définition du terme « inventaire » donnée au paragraphe 248(1) ne dispose pas explicitement que les biens, pour être considérés comme figurant à l’inventaire, doivent être « détenus en vue d’être vendus », il faut tenir cette condition pour implicite à ladite définition vu l’arrêt Friesen, le plus récent où la Cour suprême se soit prononcée sur ce point.

[88]      Comme on l’a vu plus haut, la question en litige dans l’arrêt Friesen était celle de savoir si la règle du moindre du coût d’acquisition et de la valeur marchande, formulée au paragraphe 10(1) de la Loi, s’appliquait au propriétaire d’un terrain inoccupé dont l’entreprise consistait uniquement en un projet comportant un risque de caractère commercial. Le contribuable avait déclaré la réduction de valeur dans les années d’imposition ayant précédé l’année de la vente, à une époque où son terrain ne produisait pas de revenu. L’argument avancé contre l’application de la règle susdite au terrain de M. Friesen était que, même si ce terrain constituait un bien figurant à l’inventaire dans l’année de son aliénation, il ne pouvait être tenu pour tel dans l’année où la réduction de valeur avait été constatée, au motif que ni son coût d’acquisition ni sa valeur marchande n’entraient dans le calcul du revenu tiré par le contribuable de son entreprise pour cette année d’imposition (arrêt Friesen, au paragraphe 23).

[89]      La majorité de la Cour suprême a rejeté cet argument dans les termes suivants (arrêt Friesen, au paragraphe 24) :

À mon avis, l’interprétation que préconise l’intimée est contraire au bon sens et au sens naturel des mots employés dans la définition du terme « inventaire », que l’on trouve au par. 248(1). Le sens ordinaire de la définition du par. 248(1) est qu’il suffit qu’un bien entre dans le calcul du revenu d’entreprise au cours d’une seule année d’imposition pour pouvoir être considéré comme un bien figurant dans un inventaire : « entre dans le calcul du revenu qu’un contribuable tire d’une entreprise pour une année d’imposition » [souligné dans l’original]. À cet égard, la définition du mot « inventaire » donnée dans la [Loi] est conforme au sens ordinaire du terme. Pris dans leur sens normal, les biens figurant dans un inventaire sont des biens qu’une entreprise détient à des fins de vente, et ce terme s’applique à ces biens autant durant l’année de la vente que durant les années au cours desquelles le bien n’a pas encore été vendu par l’entreprise. [Je souligne.]

[90]      Ce passage énonce le ratio decidendi de l’arrêt. La règle formulée par la Cour suprême est que le bien de M. Friesen, pour être compris dans la définition, devait remplir deux conditions : premièrement, son coût d’acquisition ou sa valeur marchande devait entrer dans le calcul de son revenu d’entreprise pour une année d’imposition — pas nécessairement l’année de la réduction de valeur — et deuxièmement, le terrain devait être détenu à des fins de vente. Si cette dernière condition n’avait pas été remplie dans l’année de la réduction de valeur, le terrain de M. Frisen n’aurait pu être considéré comme un bien figurant à l’inventaire. Ces motifs de la Cour suprême ne peuvent s’interpréter autrement, et c’est ainsi qu’ils ont été appliqués (arrêt C.A.E., aux paragraphes 108 à 110).

[91]      Par conséquent, même si la condition voulant que le bien, pour figurer à l’inventaire, doive être détenu « à des fins de vente » ne se trouve pas explicitement formulée dans la définition du terme « inventaire », elle en fait néanmoins partie, étant donné que cette définition doit s’interpréter de manière « conforme au sens ordinaire du terme » (arrêt Friesen, aux paragraphes 24 et 33).

[92]      Il est à noter que la minorité n’a exprimé aucun désaccord avec la majorité sur la conclusion de celle-ci suivant laquelle le terrain de M. Friesen devait être détenu à des fins de vente pour pouvoir être considéré comme un bien figurant à l’inventaire. Elle aurait même plutôt posé une condition de plus, celle que le bien appartienne à la catégorie des « articles de commerce » (arrêt Friesen, aux paragraphes 110 et 122, et à l’alinéa 2 du paragraphe 133).

[93]      Bien qu’il ait modifié la Loi peu après l’arrêt Friesen afin d’empêcher l’application de la règle de réduction de la valeur de l’inventaire aux biens détenus par une entreprise qui est un projet comportant un risque de caractère commercial — voir les paragraphes 10(1) et (1.01) —, le législateur a laissé intacte la définition du terme « inventaire », telle qu’interprétée par cet arrêt. Il faut en conclure que, pour être considéré comme figurant à l’inventaire, le bien doit à la fois influer sur le calcul du revenu et être détenu en vue d’être vendu.

[94]      Donnant effet à cette lecture, je conclus que les options sur devises achetées par l’appelante au cours de son année d’imposition 1998 et reconduites sur 1999 ne peuvent être considérées comme des biens figurant à l’inventaire, au motif qu’elle ne les détenait pas en vue de les vendre.

-    Existe-t-il plus de deux catégories de biens sous le régime de la Loi?

[95]      Il s’ensuit par voie de conséquence nécessaire que les options achetées sont des biens qui n’appartiennent ni à la catégorie des biens en immobilisation ni à celle des biens figurant à l’inventaire.

[96]      Cette conclusion entraîne une difficulté. Après avoir expliqué pourquoi le terrain de M. Frisen était un bien figurant à l’inventaire et exposé l’interprétation ci-dessus (arrêt Friesen, aux paragraphes 20 à 24), la majorité de la Cour suprême a examiné d’« autres considérations » propres à étayer son interprétation de la définition (arrêt Friesen, au paragraphe 25). Parmi ces autres considérations se trouvait le fait que l’interprétation qu’elle avait adoptée comportait l’avantage de faire entrer le terrain de M. Friesen dans la catégorie des biens figurant à l’inventaire, soit l’une des deux catégories connues de biens sous le régime de la Loi. Pour reprendre les termes de la majorité, « [l]a Loi crée […] un système simple qui ne reconnaît que deux catégories générales de biens » (arrêt Friesen, au paragraphe 28).

[97]      L’appelante saisit l’occasion de ce passage pour faire valoir que, ses contrats d’option sur devises n’étant pas des biens en immobilisation, ils doivent nécessairement appartenir à la catégorie des biens figurant à l’inventaire.

[98]      Cependant, comme le montrent les motifs de la Cour suprême, ce ne peut être le cas puisqu’il faudrait alors attribuer au terme « inventaire » une signification que l’arrêt Friesen lui-même exclut.

[99]      Eu égard au contexte, il apparaît que la majorité voulait simplement dire que, comme la Loi ne régit que deux catégories de biens, il était préférable de ranger le terrain de M. Friesen dans l’une d’elles plutôt que de le faire entrer dans une catégorie inconnue comme l’aurait voulu l’intimée (arrêt Friesen, au paragraphe 32). Notre Cour a dit à peu près la même chose dans l’arrêt C.A.E. quand elle a déclaré que les tribunaux ne devraient pas créer de nouvelles catégories de biens si le cadre existant permet de donner effet à la Loi (arrêt C.A.E., aux paragraphes 84 et 102).

[100]   La présente espèce est différente en ce que les options achetées ne peuvent entrer dans ni l’une ni l’autre des deux catégories de biens sur lesquelles se fonde la Loi. En même temps, il est impossible de ne pas tenir compte de ces options, puisqu’elles influent sur le calcul du revenu de l’appelante sous le régime de la Loi. Les tribunaux doivent surmonter leur réticence à reconnaître d’autres catégories de biens que celle des biens figurant à l’inventaire et celle des biens en immobilisation dans les cas où, comme en l’occurrence, il devient nécessaire de le faire pour appliquer la Loi.

[101]   Comme on l’a vu plus haut, les options achetées sont des biens sous le régime de la Loi, mais elles ne sont ni des biens en immobilisation ni des biens figurant à l’inventaire. Par contre, les options vendues ne peuvent recevoir aucune de ces trois désignations puisqu’elles comportent seulement l’obligation de payer des sommes à l’avenir. Cependant, la valeur variable des deux instruments financiers influe sur le calcul du revenu de l’appelante sous le régime de la Loi. Bref, bien que la Loi se fonde sur l’existence de deux grandes catégories de biens, elle ne limite pas les types ou sortes de biens, ou même d’éléments de passif, susceptibles d’influer sur le calcul du revenu, et qui doivent être prises en compte à cette fin puisque l’objectif selon l’article 9 de la Loi est de procurer une image fidèle de ce revenu (arrêt Canderel, au paragraphe 53).

DÉCISION

[102]   Pour ces motifs, j’accueillerais les appels et, rendant le jugement qui aurait dû être rendu, je renverrais la nouvelle cotisation au ministre pour réexamen et nouvelle cotisation à partir du principe que l’appelante a le droit de calculer le revenu tiré de ses contrats d’option sur devises selon la méthode comptable d’évaluation à la valeur du marché, comme elle l’avait fait dans sa déclaration de revenus, mais sans étaler ni amortir aucune part des primes payées ou touchées pendant l’année d’imposition 1998. En conséquence, j’accorderais les dépens à l’appelante, aussi bien devant notre Cour que devant la Cour canadienne de l’impôt.

Le juge Scott, J.C.A. : Je suis d’accord.

Le juge de Montigny, J.C.A. : Je suis d’accord.

Annexe I

Dispositions législatives applicables

Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e supp.), ch. 1, telle qu’applicable en 1998

Revenu

9 (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente partie, le revenu qu’un contribuable tire d’une entreprise ou d’un bien pour une année d’imposition est le bénéfice qu’il en tire pour cette année.

Perte

(2) Sous réserve de l’article 31, la perte subie par un contribuable au cours d’une année d’imposition relativement à une entreprise ou à un bien est le montant de sa perte subie au cours de l’année relativement à cette entreprise ou à ce bien, calculée par l’application, avec les adaptations nécessaires, des dispositions de la présente loi afférentes au calcul du revenu tiré de cette entreprise ou de ce bien.

[…]

Évaluation des biens figurant à l’inventaire

10 (1) Pour le calcul du revenu d’un contribuable pour une année d’imposition tiré d’une entreprise qui n’est pas un projet comportant un risque ou une affaire de caractère commercial, les biens figurant à l’inventaire sont évalués à la fin de l’année soit à leur coût d’acquisition pour le contribuable ou, si elle est inférieure, à leur juste valeur marchande à la fin de l’année, soit selon les modalités réglementaires.

Projet comportant un risque

(1.01) Pour le calcul du revenu d’un contribuable tiré d’une entreprise qui est un projet comportant un risque ou une affaire de caractère commercial, les biens figurant à l’inventaire sont évalués à leur coût d’acquisition pour le contribuable.

[…]

Biens à porter à l’inventaire

(5) Sans préjudice de la portée générale du présent article :

a) il demeure entendu que les biens (autres que les immobilisations) d’un contribuable qui sont des travaux en cours d’une entreprise qui est une profession libérale, du matériel de publicité ou d’emballage, des pièces ou des fournitures doivent figurer parmi les éléments portés à son inventaire;

[…]

Définitions

142.2 (1) Les définitions qui suivent s’appliquent au présent article et aux articles 142.3 à 142.6.

[…]

bien évalué à la valeur du marché L’un des biens suivants détenus par un contribuable au cours d’une année d’imposition :

a) une action, sauf une action d’une société dans laquelle le contribuable a une participation notable au cours de l’année;

b) dans le cas où le contribuable n’est pas un courtier en valeurs mobilières, un titre de créance déterminé qui, selon le cas :

(i) était comptabilisé à sa juste valeur marchande dans les états financiers du contribuable visant les années suivantes :

(A) l’année en question, dans le cas où le contribuable détenait le titre à la fin de l’année,

(B) chacune des années d’imposition précédentes qui a pris fin après que le contribuable a acquis le titre,

(ii) a été acquis et a fait l’objet d’une disposition au cours de l’année, dans le cas où il aurait vraisemblablement été comptabilisé à sa juste valeur marchande dans les états financiers du contribuable pour l’année si celui-ci n’en avait pas disposé,

ne sont pas visés par le présent alinéa les titres de créance déterminés du contribuable qui sont comptabilisés à leur juste valeur marchande, ou l’auraient été, du seul fait que leur juste valeur marchande est inférieure à leur coût pour le contribuable ou en raison d’un manquement du débiteur;

c) dans le cas où le contribuable est un courtier en valeurs mobilières, un titre de créance déterminé.

Un bien visé pas règlement n’est pas un bien évalué à la valeur du marché.

[…]

Définitions

248 (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

[…]

inventaire Description des biens dont le prix ou la valeur entre dans le calcul du revenu qu’un contribuable tire d’une entreprise pour une année d’imposition ou serait ainsi entré si le revenu tiré de l’entreprise n’avait pas été calculé selon la méthode de comptabilité de caisse. S’il s’agit d’une entreprise agricole, le bétail détenu dans le cadre de l’exploitation de l’entreprise doit figurer dans cette description de biens.

[…]

biens Biens de toute nature, meubles ou immeubles, corporels ou incorporels, y compris, sans préjudice de la portée générale de ce qui précède :

a) les droits de quelque nature qu’ils soient, les actions ou parts;

Règlement de l’impôt sur le revenu, C.R.C., ch. 945, tel qu’applicable en 1998

Évaluation

1801 Sous réserve de l’article 1802 et pour le calcul du revenu d’un contribuable tiré d’une entreprise, tous les biens figurant à l’inventaire de l’entreprise peuvent être évalués à leur juste valeur marchande.

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