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[2001] 1 C.F. 219

T-1027-00

Le Commissaire de la concurrence (demandeur/ intimé)

c.

Air Canada, Robert Milton, Lise Fournel, M. Robert Peterson, Calin Rovinescu (défendeurs/ requérants)

et

853350 Alberta Ltd., Canadian Airlines Corporation, Lignes aériennes canadien international Ltée, Lignes aériennes canadien régional (1998) Ltée, (défendeurs)

Répertorié : Canada (Commissaire de la concurrence) c. Air Canada (1re inst.)

Section de première instance, juge Reed—Ottawa, 10 et 21 juillet 2000.

Pratique — Jugements et ordonnances — Annulation ou modification — Requête présentée en vertu de la règle 399 pour faire annuler l’ordonnance rendue ex parte qui requiert le transporteur aérien de produire des documents dans le cadre d’une enquête portant sur la pratique de prix d’éviction et d’abus de position dominante en contravention de la Loi sur la concurrence — La règle 399 s’applique aux ordonnances rendues ex parte en vertu de l’art. 11 de la Loi sur la concurrence — Pour annuler cette ordonnance, il faut établir qu’elle est fondée sur des faits de nature à induire en erreur, incomplets ou incorrects — Pour que l’ordonnance soit maintenue, elle doit être liée à la production de renseignements et de documents pour les fins d’une enquête, et non pas pour les fins d’une poursuite criminelle — Les documents demandés et les questions posées sont pertinentes à l’enquête du commissaire — À cause de circonstances exceptionnelles, la requête en annulation a été entendue par un juge autre que celui qui a accordé l’ordonnance ex parte.

Concurrence — Requête en annulation d’une ordonnance rendue ex parte en vertu de l’art. 11(1)b) et c) de la Loi sur la concurrence, enjoignant de produire des documents et des renseignements — Enquête du commissaire de la concurrence sur le comportement du transporteur aérien concernant la pratique de prix d’éviction et l’abus de position dominante en contravention de la Loi sur la concurrence — Selon l’art. 11 de la Loi, le Tribunal doit être convaincu qu’une enquête a commencé, et qu’il est probable que la personne qui fait l’objet de l’ordonnance est en possession de documents pertinents à l’enquête — Les documents demandés étaient pertinents.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Fouilles, perquisitions ou saisies abusives — L’art. 11 de la Loi sur la concurrence porterait atteinte à l’art. 8 de la Charte — Documents requis pour les fins d’une enquête uniquement, non pas pour les fins d’une poursuite — Ils ne tombent pas dans la catégorie de la divulgation incriminante — La production n’est pas une contrainte de la nature d’un travail forcé — Les documents sont maintenant conservés sous forme électronique — Empêcher la divulgation des documents au motif qu’ils n’existaient pas précédemment en format papier pourrait empêcher le commissaire de remplir sa fonction d’enquête prévue à la Loi — L’art. 11(1)c) de la Loi n’est pas inconstitutionnel.

Il s’agissait d’une requête présentée en vertu de la règle 399 pour faire modifier ou annuler une ordonnance rendue ex parte par le juge Tremblay-Lamer. L’ordonnance requérait Air Canada de produire certains documents dans le cadre d’une enquête de pratique de prix d’éviction et d’abus de position dominante en contravention de l’alinéa 50(1)c) et de l’article 79 de la Loi sur la concurrence. Air Canada a soutenu que la preuve soumise par le commissaire de la concurrence n’était pas suffisante pour conclure qu’à des motifs raisonnables de croire que le transporteur avait commis une infraction consistant à pratiquer des prix d’éviction ou avait eu un comportement qui constitue un abus de position dominante. L’avocat d’Air Canada a également prétendu que les documents produits devant le juge Tremblay-Lamer n’ont pas établi l’existence d’une politique ou d’une pratique ayant pour effet de diminuer la concurrence et que l’appariement de tarifs avec ceux d’un concurrent n’est pas un comportement abusif. La requête soulevait deux questions : 1) les circonstances justifiaient-elles de modifier ou d’annuler une ordonnance ex parte et 2) l’article 11 de la Loi sur la concurrence est-il inconstitutionnel du fait qu’il permet une perquisition ou une saisie abusive en violation de l’article 8 de la Charte.

Jugement : la requête est rejetée.

1) La règle 399 s’applique aux ordonnances rendues en vertu de l’article 11 de la Loi sur la concurrence et lorsque de telles ordonnances émanent de la Cour fédérale, elles sont soumises aux Règles de la Cour fédérale (1998). Une ordonnance de la Cour, même une ordonnance rendue ex parte, ne doit pas être annulée à la légère. Il faut établir que l’ordonnance a été rendue sur le fondement de faits de nature à induire en erreur, incomplets ou incorrects. S’il peut être établi que les documents ou les renseignements ne sont pas pertinents à l’enquête, la partie de l’ordonnance qui requiert leur production peut être annulée. De plus, s’il existe des considérations d’inconstitutionnalité ou liées à d’autres illégalités qui n’ont pas été soulevées devant le juge qui a rendu l’ordonnance, celles-ci peuvent être soulevées dans le cadre d’une requête présentée en application de la règle 399 lorsque l’ordonnance en question a été rendue ex parte. Pour déterminer si la modification ou l’annulation d’une ordonnance rendue en vertu de l’article 11 est justifiée, il est essentiel, pour que l’ordonnance soit maintenue, qu’elle porte sur la production de renseignements et de documents pour les fins d’une enquête et non d’une poursuite criminelle. Selon l’article 11 de la Loi sur la concurrence, le tribunal doit être convaincu qu’une enquête a débuté et que la personne qui fait l’objet de l’ordonnance a vraisemblablement en sa possession des renseignements pertinents à l’enquête. Air Canada n’a pas établi que le juge Tremblay-Lamer a rendu une ordonnance sur la foi de renseignements incomplets, trompeurs ou erronés. Tout comme elle n’a pas établi que les documents demandés et les questions posées n’étaient pas pertinents à l’enquête du commissaire.

2) Selon l’argument avancé, l’article 11 de la Loi est inconstitutionnel parce qu’il permet des perquisitions et des saisies abusives, en violation de l’article 8 de la Charte. L’article 11, qui prévoit qu’un juge peut, et non pas doit, rendre une ordonnance, lui confère un pouvoir discrétionnaire résiduel. Il ne permet pas de rendre une ordonnance obligeant à produire des renseignements si le commissaire agissait par caprice. Un tribunal ne peut rendre une ordonnance en application de l’article 11 en se fondant sur la simple affirmation du commissaire qu’une enquête a été commencée. Il doit être convaincu que la personne visée par l’ordonnance est vraisemblablement en possession de renseignements pertinents, et il peut refuser de rendre une ordonnance lorsque la preuve ne permet pas de conclure qu’une enquête a été entreprise de bonne foi. L’argument d’Air Canada voulant que l’obligation de préparer une déclaration écrite sous serment énonçant les renseignements produits est une contrainte de la nature du travail forcée n’a pas été accepté. Pour déterminer si l’on peut contraindre une personne à témoigner ou à produire des documents, il faut considérer si le but principal de cette recherche d’éléments de preuve était d’obtenir des éléments de preuve incriminant la personne contrainte à témoigner ou s’il était de réaliser une fin publique légitime. Les renseignements qu’Air Canada était tenue de produire ne serviront que pour les fins d’une enquête et non pour une poursuite pénale; ils ne constituent pas une divulgation auto-incriminante. Ces renseignements doivent être produits en réponse à des interrogatoires écrits plutôt que dans le cadre de l’interrogatoire préalable d’employés et de dirigeants d’Air Canada. La production des renseignements sous une « nouvelle » forme documentaire résulte du fait que les renseignements sont maintenant conservés sous forme électronique. Interdire la divulgation de ces renseignements au motif qu’ils n’existaient pas auparavant sous forme documentaire, pourrait effectivement empêcher le commissaire de remplir son obligation légale d’enquêter.

Une requête en modification ou en annulation d’une ordonnance devrait être soumise au juge qui a rendu cette ordonnance. Toutefois, des circonstances exceptionnelles, comme en l’espèce la nécessité d’éviter toute apparence de conflit d’intérêts, peuvent exiger que la requête soit entendue par un autre juge.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, n 44], art. 7, 8.

Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1970, ch. C-23, art. 17.

Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), ch. C-34 (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 19), art. 10 (mod., idem, art. 23; L.C. 1999, ch. 2, art. 7, 37; ch. 31, art. 45), 11 (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 24; L.C. 1999, ch. 2, art. 37), 15 (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 24; L.C. 1999, ch. 2, art. 8, 37), 50(1)c) (mod. par L.C. 1999, ch. 31, art. 50), 79 (édicté par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 45; L.C. 1990, ch. 37, art. 31; 1999, ch. 2, art. 37).

Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, règles 3, 399.

Règles du Tribunal de la concurrence, DORS/94-290.

Securities Act, S.B.C. 1985, c. 83, art. 128(1).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

British Columbia Securities Commission c. Branch, [1995] 2 R.C.S. 3; (1995), 123 D.L.R. (4th) 462; [1995] 5 W.W.R. 129; 4 B.C.L.R. (3d) 1; 60 B.C.A.C. 1; 97 C.C.C. (3d) 505; 7 C.C.L.S. 1; 38 C.R.R. (4th) 133; 27 C.R.R. (2d) 189; 180 N.R. 241; 99 W.A.C. 1; Samson c. Canada, [1995] 3 C.F. 306 (1995), 131 D.L.R. (4th) 360; 64 C.P.R. (3d) 417; 189 N.R. 89 (C.A.).

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Re Softkey Software Products Inc. (1994), 57 C.P.R. (3d) 480; 84 F.T.R. 153 (C.F. 1re inst.); SGL Canada Inc. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches), [1998] A.C.F. no 1951 (1re inst.) (QL); Baron c. Canada, [1993] 1 R.C.S. 416; (1993), 99 D.L.R. (4th) 350; 78 C.C.C. (3d) 510; 18 C.R. (4th) 374; 13 C.R.R. (2d) 65; [1993] 1 C.T.C. 111; 93 DTC 5018; 146 N.R. 270; Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425; (1990), 67 D.L.R. (4th) 161; 54 C.C.C. (3d) 417; 29 C.P.R. (3d) 97; 76 C.R. (3d) 129; 47 C.R.R. 1; 106 N.R. 161; 39 O.A.C. 161.

DÉCISIONS CITÉES :

Boehringer Ingelheim (Canada) Inc. v. Bristol-Myers Squibb Canada Inc. (1998), 83 C.P.R. (3d) 51 (Div. gén. Ont.); Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; (1989), 58 D.L.R. (4th) 577; 25 C.P.R. (3d) 417; 94 N.R. 167; Office canadien de commercialisation des œufs c. Richardson, [1998] 3 R.C.S. 157; (1998), 223 A.R. 201; 166 D.L.R. (4th) 1; 231 N.R. 201; Indian Manufacturing Ltd. c. Lo (1997), 75 C.P.R. (3d) 338; 215 N.R. 76 (C.A.F.).

REQUÊTE présentée en vertu de la règle 399 pour faire annuler ou modifier une ordonnance rendue ex parte enjoignant de produire des documents dans le cadre d’une enquête en vertu de la Loi sur la concurrence. Requête rejetée.

ONT COMPARU :

William J. Miller et Donna C. Blois pour le demandeur/intimé.

R. Michel Decary, Mireille A. Tabib et Patrick Gérard pour les défendeurs/requérants.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Industrie Canada, Services juridiques, Hull (Québec), pour le demandeur/intimé.

Stikeman Elliott, Montréal, pour les défendeurs/ requérants.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

[1]        Le juge Reed : Les défendeurs/requérants (Air Canada) présentent, en vertu de la règle 399 [Règles de la Cour fédérale (1998) DORS/98-106], une requête en modification ou en annulation de l’ordonnance de Mme la juge Tremblay-Lamer rendue ex parte le 12 juin 2000. L’ordonnance requiert Air Canada de produire les documents énumérés à l’annexe A de l’ordonnance et de préparer une déclaration écrite faite sous serment ou affirmation solennelle en réponse aux questions énumérées à l’annexe B. L’ordonnance fait suite à une demande présentée par le commissaire de la concurrence en vertu des alinéas 11(1)b) et c) de la Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), ch. C-34 [mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 24; L.C. 1999, ch. 2, art. 37].

[2]        Les articles 10 [mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 23; L.C. 1999, ch. 2, art. 7, 37; ch. 31, art. 45] et 11 de la Loi sur la concurrence sont ainsi conçus :

10. (1) Le commissaire fait étudier, dans l’un ou l’autre des cas suivants, toutes questions qui, d’après lui, nécessitent un enquête en vue de déterminer les faits :

a) sur demande faite en vertu de l’article 9;

b) chaque fois qu’il a des raisons de croire :

[…]

(ii) soit qu’il existe des motifs justifiant une ordonnance en vertu des parties VII.1 ou VIII,

(iii) soit qu’une infraction visée à la partie VI ou VII a été perpétrée ou est sur le point de l’être;

[…]

[…]

11. (1) Sur demande ex parte du commissaire ou de son représentant autorisé, un juge d’une cour supérieure, d’une cour de comté ou de la Cour fédérale peut, lorsqu’il est convaincu d’après une dénonciation faite sous serment ou affirmation solennelle qu’une enquête est menée en application de l’article 10 et qu’une personne détient ou détient vraisemblablement des renseignements pertinents à l’enquête en question, ordonner à cette personne :

a) de comparaître, selon ce que prévoit l’ordonnance de sorte que, sous serment ou affirmation solennelle, elle puisse, concernant toute question pertinente à l’enquête, être interrogée par le commissaire ou son représentant autorisé devant une personne désignée dans l’ordonnance et qui, pour l’application du présent article et des articles 12 à 14, est appelée « fonctionnaire d’instruction »;

b) de produire auprès du commissaire ou de son représentant autorisé, dans le délai et au lieu que prévoit l’ordonnance, les documents ou autres choses dont celle-ci fait mention;

c) de préparer et de donner au commissaire ou à son représentant autorisé, dans le délai que prévoit l’ordonnance, une déclaration écrite faite sous serment ou affirmation solennelle et énonçant en détail les renseignements exigés par l’ordonnance. [Non souligné dans l’original.]

La règle 399

[3]        L’avocat du commissaire soutient que la règle 399 ne s’applique pas aux ordonnances rendues ex parte en vertu de l’article 11 de la Loi sur la concurrence. Il prétend que la Loi constitue un code complet régissant de telles ordonnances et qu’aucune de ses dispositions ne prévoit que l’ordonnance peut être l’objet d’une révision ou d’un appel.

[4]        Si cette prétention s’avère fondée, une personne ne peut contester la validité de l’ordonnance qu’en refusant de s’y soumettre et en s’exposant à des procédures d’outrage au cours desquelles elle pourra soulever comme moyen de défense la validité de l’ordonnance. Il semble que c’est ce qui s’est produit dans l’affaire British Columbia Securities Commission c. Branch, [1995] 2 R.C.S. 3, par rapport au paragraphe 128(1) de la Securities Act [S.B.C. 1985, ch. 83] de la Colombie-Britannique. Je souligne que toute procédure pour outrage concernant l’ordonnance du juge Tremblay-Lamer serait intentée en vertu des Règles de la Cour fédérale (1998).

[5]        Je ne souscris pas à l’argument voulant que la règle 399 ne s’applique pas aux ordonnances rendues en application de l’article 11 de la Loi sur la concurrence. Lorsque de telles ordonnances émanent de la Cour fédérale, elles sont soumises aux Règles de la Cour fédérale (1998).

[6]        Je vais maintenant traiter des circonstances qui justifient la modification ou l’annulation d’une ordonnance rendue ex parte en application de la règle 399. L’avocat du commissaire soumet à l’appui de ses prétentions les affaires Re Softkey Software Products Inc. (1994), 57 C.P.R. (3d) 480 (C.F. 1re inst.); et SGL Canada Inc. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches), [1998] A.C.F. no 1951 (1re inst.) (QL).

[7]        Dans l’affaire Softkey, le juge en chef adjoint Jerome a indiqué [au paragraphe 5] :

[…] à moins que la partie qui cherche à annuler ou à modifier l’ordonnance ex parte puisse établir qu’elle a été rendue sur le fondement de faits de nature à induire en erreur, incomplets ou incorrects, rien ne justifie l’intervention d’un autre juge. La Cour suprême du Canada l’a clairement établi dans l’arrêt Wilson, à la p. 124 :

Le juge de la révision ne doit pas substituer son appréciation à celle du juge qui a accordé l’autorisation. Il n’y a lieu de toucher à l’autorisation que s’il appert que les faits sur lesquels on s’est fondé pour l’accorder diffèrent de ceux prouvés dans le cadre de la révision ex parte. [C’est moi qui souligne.]

[8]        Dans l’affaire SGL, le juge McKeown a indiqué [au paragraphe 3] :

Pour que je sois régulièrement saisi de l’affaire, la demanderesse doit démontrer que le matériel du directeur soumis au juge qui a accordé l’ordonnance ex parte comportait une omission ou fraude volontaire. On ne m’a pas présenté cette preuve. [Non souligné dans l’original.]

[9]        L’alinéa 399a) des Règles prévoit :

399. (1) La Cour peut, sur requête, annuler ou modifier l’une des ordonnances suivantes, si la partie contre laquelle elle a été rendue présente une preuve prima facie démontrant pourquoi elle n’aurait pas dû être rendue :

a) toute ordonnance rendue sur requête ex parte;

[10]      L’avocat d’Air Canada soutient que la règle 399 exige un niveau de preuve moindre que celui défendu par l’avocat du commissaire. Cet argument est fondé sur les éléments suivants : le libellé même de la règle exige une preuve prima facie démontrant pourquoi l’ordonnance n’aurait pas dû être rendue; la règle 3 exige que les Règles soient interprétées et appliquées de façon à apporter « une solution au litige qui soit juste »; le fait que l’ordonnance a été rendue ex parte a empêché la personne qui est visée de présenter des observations.

[11]      L’avocat d’Air Canada prétend qu’une ordonnance peut être modifiée ou annulée lorsque la preuve par affidavit soumise à l’appui de l’ordonnance est insuffisante; lorsque les renseignements ou les documents dont la Cour ordonne la production ne sont pas pertinents à l’instance; lorsque les dispositions qui habilitent la Cour à rendre l’ordonnance ou l’ordonnance elle-même sont inconstitutionnelles ou par ailleurs illégales.

[12]      Les décisions citées par le commissaire doivent être replacées dans leur contexte. Par exemple, la déclaration du juge en chef adjoint Jerome, citée précédemment, doit être rapprochée de la citation de l’arrêt Wilson auquel il se réfère. De même, le juge McKeown, dans la citation de l’arrêt SGL, précitée, dit clairement que ses commentaires s’appliquent à « l’affaire [dont il est saisi] ». Je n’interprète pas ses commentaires comme une déclaration voulant que la modification ou l’annulation d’une ordonnance ne soit justifiée que dans les cas d’omission ou de fraude volontaire. J’interprète ses commentaires comme indiquant qu’il s’agit là de deux circonstances, qui ne sont pas les seules, pouvant justifier une modification ou une annulation.

[13]      De même, tel qu’il appert de la citation de l’arrêt Wilson, précité, une ordonnance d’une cour, même une ordonnance rendue ex parte, n’est pas annulée à la légère. Le refus de divulguer ou les erreurs, dans la preuve soumise au juge qui a rendu l’ordonnance, doivent être tels que le juge qui a rendu l’ordonnance ne l’aurait pas rendue s’il en avait été informé. Je conviens qu’il faut établir que l’ordonnance a été rendue sur le fondement de faits de nature à induire en erreur, incomplets ou incorrects. Je conviens également toutefois que, si la personne qui fait l’objet de l’ordonnance peut établir que les documents ou les renseignements ne sont pas pertinents à l’enquête, la partie de l’ordonnance qui requiert leur production peut être annulée. De plus, selon moi, s’il existe des considérations d’inconstitutionnalité ou liées à d’autres illégalités qui n’ont pas été soulevées devant le juge qui a rendu l’ordonnance, celles-ci peuvent être soulevées dans le cadre d’une requête présentée en application de la règle 399 lorsque l’ordonnance en question a été rendue ex parte.

La suffisance de la divulgation et du dépôt de documents devant la Cour

[14]      L’enquête du commissaire a rapport à l’alinéa 50(1)c) [mod. par L.C. 1999, ch. 31, art. 50] (prix d’éviction) et à l’article 79 [édicté par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 45; L.C. 1990, ch. 37, art. 31; 1999, ch. 2, art. 37] (abus de position dominante) de la Loi sur concurrence. Le premier crée un acte criminel et la décision de porter une accusation à cet égard n’est pas prise par le commissaire. Elle est prise par le procureur général. Elle est soumise au droit criminel et à la procédure applicable en cette matière.

[15]      L’abus de position dominante est un comportement qui peut, à l’initiative du commissaire, faire l’objet d’un examen par le Tribunal de la concurrence. La procédure est soumise aux Règles du Tribunal de la concurrence [DORS/94-290] qui ressemblent à des règles de procédure civile. Air Canada soutient que l’ordonnance du 12 juin 2000 n’aurait pas dû être rendue parce que les documents soumis par le commissaire à l’appui de la requête en ordonnance étaient incomplets et contenaient des déclarations erronées importantes. L’avocat prétend que la preuve n’était pas suffisante pour conclure que le commissaire avait des motifs raisonnables de croire qu’Air Canada avait commis une infraction consistant à pratiquer des prix d’éviction ou a eu un comportement qui constitue un abus de position dominante.

[16]      L’affidavit de M. Schwartzman, qui a été déposé devant le juge Tremblay-Lamer, constitue le fondement de la demande de l’ordonnance du 12 juin 2000. Voici des extraits de cet affidavit :

[traduction]

2.   Le commissaire m’a affecté à l’enquête sur la fixation des prix et l’offre de sièges sur les vols Toronto-Moncton, Toronto-Fredericton, Toronto-Saint John et Toronto-Charlottetown (les routes) exploités par Air Canada ou Les lignes aériennes Canadien International Ltée (Les lignes aériennes Canadien) et leur filiale, Les lignes aériennes Canadien Régional (1998) Ltée. J’ai donc eu connaissance personnellement des faits exposés dans cet affidavit, à l’exception de ceux fondés sur des renseignements ou la croyance et, lorsque cela est indiqué, j’ai tous les motifs de croire que ces renseignements sont vrais.

3.   Le 8 mai 2000, le commissaire a entrepris une enquête, en vertu de l’article 10 de la Loi, au sujet de la fixation des prix et de l’offre de sièges par Air Canada sur les routes Toronto-Moncton, Toronto-Fredericton, Toronto-Saint John et Toronto-Charlottetown (les routes) parce qu’il croyait et continue de croire pour des motifs raisonnables que les agissements d’Air Canada sont contraires à l’alinéa 50(1)c) ou à l’article 79 de la Loi.

[…]

7.   Air Canada, dont le siège social est à Montréal, est le plus gros transporteur aérien au Canada et, suite à la fusion avec Canadian Airlines Corporation, Air Canada aura plus de 80 % du marché intérieur des passagers et aura près de 90 % des revenus générés par les passagers intérieurs.

[…]

12. Air Canada et Les lignes aériennes Canadien ont intégré leurs horaires de vols depuis le 2 avril 2000 et joint leurs efforts pour assurer le service de transport aérien de passagers. Au moyen du partage de codes et d’ententes commerciales, ces deux lignes aériennes offriront un réseau intégré desservant plus de 205 destinations sur cinq continents avec une flotte de plus de 365 avions. Une fois que les deux compagnies aériennes auront fusionné, la société qui en résultera sera le onzième plus important transporteur aérien au monde et le septième plus gros en Amérique du Nord avec des revenus de plus de 10 milliards de dollars.

13. Le commissaire a retenu les services d’une société d’experts-conseils en transport aérien pour examiner les modifications dans la fixation des prix et la capacité introduites par Air Canada. Les experts-conseils ont confirmé que, suite à l’entrée de WestJet sur le marché, Air Canada avait considérablement augmenté sa capacité en sièges sans escale sur les routes à l’exception de la route Toronto-Charlottetown et avait réduit ses tarifs sur toutes les routes pour égaler les tarifs que pratiquaient WestJet ou offrir des tarifs inférieurs.

14. Le 19 mai 2000, notre expert-conseil m’a avisé que sur les routes Toronto-Moncton, Toronto-Fredericton et Toronto-Saint John, dans le cadre de la restructuration des horaires d’Air Canada et des Lignes aériennes Canadien, les vols étaient assurés par Les lignes aériennes Canadien ou leur filiale, LACR. Sur la route Toronto-Charlottetown, le vol quotidien était assuré par Air Canada. Les deux sociétés, Air Canada et Canadian Airlines, appliquent un code de partage à tous ces vols (code de partage). Le commissaire ne sait pas de quelle façon l’inventaire ou les sièges sont répartis entre Air Canada, Les lignes aériennes Canadien et LACR.

[…]

17. Pour compléter son enquête en vertu de l’article 10 de la Loi, le commissaire doit déterminer la capacité, les revenus, les coûts et les plans stratégiques pour les routes d’Air Canada, de Les lignes aériennes Canadien et de LACR et comment la capacité, les revenus et les coûts sont répartis entre les lignes aériennes. Le commissaire doit également évaluer les politiques en matière de prix et de capacité de ces trois sociétés.

18. À titre d’exploitants de ces routes, Air Canada, Les lignes aériennes Canadien et LACR disposent vraisemblablement de renseignements pertinents à cette enquête. Canadian Airlines Corporation, du fait qu’elle est propriétaire de Les lignes aériennes Canadien, possède vraisemblablement des renseignements qui sont pertinents à cette enquête. À titre d’actionnaire majoritaire de Les lignes aériennes Canadien, 853350 Alberta Ltd. possède elle aussi vraisemblablement des renseignements pertinents.

[17]      L’avocat d’Air Canada prétend que plusieurs éléments des deux infractions, la fixation de prix d’éviction et l’abus de position dominante, ne pouvaient fonder la preuve soumise au juge Tremblay-Lamer. Il souligne que pour établir la fixation de prix d’éviction, telle que définie à l’alinéa 50(1)c) de la Loi, il doit exister une politique de vente à des prix déraisonnablement bas et que le comportement doit avoir « pour effet ou tendance de sensiblement réduire la concurrence ou éliminer un concurrent, ou [être] destinée à avoir un semblable effet ». L’avocat souligne que l’article 79 (abus de position dominante) requiert une conclusion portant que la personne se livre à une pratique d’agissements anti-concurrentiels, et que cette pratique a eu ou aura vraisemblablement pour effet d’empêcher ou de diminuer la concurrence. Il prétend que les documents produits devant le juge Tremblay-Lamer n’ont pas établi l’existence d’une politique ou d’une pratique, ou que le comportement allégué n’a pas eu pour effet de diminuer la concurrence ni était une tentative en ce sens.

[18]      De plus, l’avocat d’Air Canada prétend que la loi est claire et que l’appariement de tarifs avec ceux d’un concurrent n’est pas un comportement abusif (Boehringer Ingelheim (Canada) Inc. v. Bristol-Myers Squibb Canada Inc. (1998), 83 C.P.R. (3d) 51 (Div. gén. Ont.). M. Craig Landry, chef des services, Gestion des marchés nord-américains d’Air Canada, a déposé un affidavit dans lequel il dit croire qu’Air Canada n’a pas pratiqué des prix inférieurs à ceux de WestJet, et si elle l’a fait, elle ne l’a pas fait intentionnellement. Il indique qu’il croit que le commissaire et la société d’experts-conseils en transport aérien que celui-ci engage pour examiner les modifications de tarifs introduites par Air Canada à la suite de l’entrée de Westjet sur le marché savaient ou auraient dû savoir qu’Air Canada n’a jamais pratiqué des prix inférieurs à ceux annoncés publiquement par WestJet, et que, si Air Canada a dans les faits pratiqué des prix inférieurs aux prix « d’éviction » de WestJet, elle ne peut pas l’avoir fait sciemment ou intentionnellement (paragraphes 3 à 7 de son affidavit). Il explique le système de veille concurrentielle mis sur pied par Air Canada et le peu d’information que cela a donné. Il fait valoir qu’Air Canada n’a fait qu’égaler les prix d’un concurrent.

[19]      Pour déterminer si la modification ou l’annulation d’une ordonnance rendue en vertu de l’article 11 est justifiée, il est essentiel de garder à l’esprit que l’ordonnance porte sur la production de renseignements et de documents pour les fins d’une enquête et non pas d’une poursuite criminelle. La plupart des causes de jurisprudence citées par l’avocat d’Air Canada se rapportent au deuxième cas et non au premier.

[20]      Le tribunal n’a pas à être convaincu de l’existence de motifs raisonnables de croire qu’il y a eu fixation de prix d’éviction ou abus de position dominante. En vertu de l’article 11 de la Loi sur la concurrence, le tribunal doit être convaincu : 1) qu’une enquête a débuté et 2) que la personne qui fait l’objet de l’ordonnance a vraisemblablement en sa possession des renseignements pertinents à l’enquête. Le régime est différent de celui prévu, par exemple, à l’article 15 [mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 24; L.C. 1999, ch. 2, art. 8, 37] de la Loi sur la concurrence en vertu duquel les mandats de perquisition et saisie sont décernés.

[21]      De plus, il ressort de la description qui précède de l’affidavit de M. Landry que les arguments d’Air Canada portent sur le bien-fondé de la position de celle-ci en réponse à l’allégation voulant que la conduite en question se soit produite. Il s’agit du type de preuve et d’arguments qu’il convient de présenter au commissaire dans le cadre de son enquête. Il s’agit du type de preuve et d’arguments qui pourraient être de manière appropriée présentés à la Cour, ou au Tribunal de la concurrence, selon le cas, si une décision était prise par le procureur général ou le commissaire de poursuivre Air Canada.

[22]      Je ne suis pas convaincue qu’Air Canada a établi que les renseignements soumis au juge Tremblay-Lamer étaient incomplets, trompeurs ou erronés à un point tel qu’elle aurait dû refuser de rendre une ordonnance.

Pertinence des documents recherchés

[23]      Air Canada prétend que la plupart des documents et des renseignements requis ne sont pas pertinents à l’enquête du commissaire, ou qu’ils le sont seulement d’une façon bien négligeable, et que le fardeau imposé à Air Canada, qui est requise de répondre aux demandes, dépasse de beaucoup les avantages dont pourrait bénéficier le commissaire. M. John Baker, vice-président et conseiller juridique général d’Air Canada, a souscrit un affidavit à cet égard. Voici un extrait de celui-ci :

[traduction]

3.   L’ordonnance se divise en deux parties. Premièrement, l’annexe A oblige Air Canada à produire tous les documents en sa possession qui correspondent à une liste de vingt-sept (27) dossiers requis (documents de l’annexe A). Deuxièmement, l’annexe B oblige Air Canada à fournir des réponses écrites à dix-neuf (19) questions (documents de l’annexe B). Les documents des deux annexes doivent être fournis au commissaire (à l’attention de Charles Schwartzman) au plus tard à 16h00 (heure de l’Est), le 7 juillet 2000.

4.   Afin de répondre à l’ordonnance dans le délai alloué, Air Canada a retenu les services du bureau d’avocats Stikeman Elliott pour l’aider à compiler les renseignements. De même, certains employés d’Air Canada ont été assignés à la préparation des documents de l’annexe B. Du 19 juin 2000 à ce jour, au moins quatre avocats et/ou des stagiaires de Stikeman Elliott ont travaillé chez Air Canada précisément pour exécuter l’ordonnance.

5.   J’ai examiné l’ordonnance et je crois que les renseignements requis ne sont ni essentiels ni pertinents à l’enquête du commissaire ou sont excessivement onéreux, y compris certains documents des annexes A et/ou B …

[24]      Parmi les documents requis, pour lesquels on exprime tout particulièrement un désaccord, on retrouve ceux décrits aux points 12, 19 et 21 :

[traduction]

12. Fournir tous les dossiers sur les conditions de location des avions actuellement utilisés sur les routes spécifiées.

[…]

19. Fournir tous les dossiers de location et les résumés ou les aperçus des conditions en vertu desquelles des avions sont loués au transporteur depuis le 1er janvier 1999.

[…]

21. Fournir tous les dossiers donnant les conditions de vente ou de location d’avions du transporteur depuis le 1er janvier 1999.

[25]      Parmi les renseignements requis, pour lesquels on exprime tout particulièrement un désaccord, on retrouve les questions 4 et 8 :

[traduction]

4.   Fournir le nombre de sièges en inventaire attribué à chaque code de classe, par numéro de vol, avec un résumé par jour et par mois depuis le 1er janvier 2000, 24 heures avant le départ du vol pour les routes spécifiées de chaque transporteur aérien.

[…]

8.   Fournir les détails des coûts supérieurs à 1% des coûts totaux entre le 1er janvier 2000 et ce jour. Pour les fins de la présente question, les « coûts totaux » comprennent les dépenses variables, fixes, réparties et remboursables pour les routes. Fournir ces renseignements par vol et par siège-mille et produire un résumé par jour et par mois pour chaque transporteur aérien. Indiquer de quelle façon le transporteur aérien détermine que ces dépenses sont fixes, variables (avec le vol) ou remboursables. Indiquer quels coûts seraient considérés comme fixes pour une période d’un mois, de six mois et d’un an et fournir les détails.

[26]      M. Baker indique également que l’obligation faite à Air Canada de fournir des documents qui sont sous forme électronique est excessivement onéreuse car Air Canada doit examiner le contenu de disques durs d’ordinateurs et de courriers électroniques de chaque employé concerné :

[traduction]

6.   En plus de ce qui précède, l’obligation énoncée à l’ordonnance de fournir des dossiers qui sont sous forme électronique obligerait Air Canada à examiner les disques durs d’ordinateurs et le courrier électronique de chaque employé concerné. Je crois que cette obligation est excessivement onéreuse et, dans certains cas, non pertinente. Dans un premier temps, comme certaines questions exigent des réponses qui remontent au 1er janvier 1996, il faudra pour fournir une réponse complète à l’ordonnance trouver le courrier électronique qui remonte à 1996. Comme plusieurs employés reçoivent de 6 000 à 12 000 courriers électroniques par année, une recherche qui remonte à 1996 sera excessivement onéreuse. Deuxièmement, le fait d’exiger le courrier électronique de tous les employés à la recherche d’information liée aux documents de l’annexe A sans la restreindre aux employés d’un certain niveau hiérarchique (ex. les cadres supérieurs) est, d’une part, excessif vu le nombre total d’employés et, d’autre part, non pertinent car les employés non-cadres n’ont pas le pouvoir d’élaborer la politique d’Air Canada. Enfin, pour fournir le courrier électronique qui date de plus de six mois environ, il faudra au moins de 2 à 3 semaines de travail pour recréer le fichier.

[27]      L’avocat du commissaire a indiqué que, lorsque le commissaire a demandé l’ordonnance visée à l’article 11, il ne connaissait pas les pratiques d’archivage des documents d’Air Canada. Il a indiqué que, s’il y a des difficultés réelles pour répondre aux demandes qui sont liées à la forme sous laquelle elles sont faites, cela devrait faire l’objet de discussions entre avocats, avant que le tribunal ne soit appelé à trancher par la suite cette question. Cet aspect de la présente requête d’Air Canada a par conséquent été mis de côté pour permettre de telles discussions.

[28]      Je souligne que, de façon générale, je n’ai pas été convaincue qu’Air Canada a établi que les documents demandés et les questions posées ne sont pas pertinents à l’enquête du commissaire. Le paragraphe 17 de l’affidavit de M. Schwartzman est particulièrement pertinent à ce propos.

Inconstitutionnalité

[29]      Je traite maintenant des arguments voulant que l’article 11 et plus particulièrement l’alinéa 11(1)c) soient inconstitutionnels.

[30]      Selon l’argument avancé, l’article 11 est illégal pour des raisons similaires à celles décrites dans l’arrêt Baron c. Canada, [1993] 1 R.C.S. 416. Dans cette affaire, la Cour a invalidé les dispositions sur la perquisition et la saisie au motif que le juge qui avait accordé l’autorisation ne disposait d’aucun pouvoir discrétionnaire résiduel. Elle a jugé que les dispositions législatives violaient l’article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] parce qu’elles permettaient des perquisitions et des saisies abusives. Air Canada prétend également que l’article 11 permet des perquisitions et des saisies abusives car il permet au tribunal de rendre une ordonnance en application de l’alinéa 11(1)c) sur la seule preuve qu’une enquête a débuté, enquête que le commissaire a pu ouvrir par caprice.

[31]      L’article 11 prévoit qu’un juge peut, et non pas doit, rendre une ordonnance. Un pouvoir discrétionnaire résiduel existe. De plus, je ne peux pas conclure que l’article 11 permet de rendre une ordonnance obligeant à produire des renseignements si le commissaire agissait par « caprice ». Je ne peux pas concevoir qu’un tribunal puisse rendre une ordonnance en application de l’article 11 en se fondant sur la simple affirmation du commissaire qu’une enquête a été commencée. Il me semble qu’un juge requerrait plus que ça. Il requerrait vraisemblablement une description de la nature de la conduite alléguée qui fait l’objet de l’enquête, le fondement de la décision du commissaire de commencer une enquête et la raison pour laquelle il croit que le comportement qui fera l’objet de l’enquête a eu lieu. Le juge doit également être convaincu que la personne visée par l’ordonnance est vraisemblablement en possession de renseignements pertinents. Cela ne signifie pas que le tribunal réévalue la décision du commissaire portant qu’il a des raisons de croire que le comportement qui fait l’objet de l’enquête s’est produit, mais cela permet au tribunal de refuser de rendre une ordonnance lorsque la preuve n’est pas suffisante pour permettre de conclure qu’une enquête a été entreprise de bonne foi.

[32]      L’avocat d’Air Canada prétend que l’ordonnance ou l’article 11 lui-même, et en particulier l’alinéa 11(1)c), est invalide au motif qu’il viole les articles 7 et 8 de la Charte canadienne des droits et libertés. Il prétend que l’obligation qui est faite à Air Canada de « préparer […] une déclaration écrite faite sous serment […] des renseignements » est une violation du droit de toute personne de ne pas s’incriminer. Il soutient qu’il s’agit d’une atteinte à la liberté parce que la production des renseignements est une contrainte de la nature du travail forcé.

[33]      Je crois qu’il n’est pas contesté que, bien que l’article 7 prévoie la protection des individus et non des sociétés (voir Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur Général), [1989] 1 R.C.S. 927), ces dernières peuvent contester la constitutionnalité d’une disposition législative en établissant que, si la disposition en question était appliquée à un individu, elle constituerait une violation de l’article 7 (voir Office canadien de commercialisation des œufs c. Richardson, [1998] 3 R.C.S. 157).

[34]      Selon l’argument avancé, l’alinéa 11(1)c) est invalide au motif que, lorsqu’il est appliqué à un individu, il l’oblige à fabriquer des éléments de preuve l’incriminant. L’argument d’Air Canada est fondé sur les arrêts Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425; et British Columbia Securities Commission c. Branch, [1995] 2 R.C.S. 3.

[35]      Dans l’arrêt Thomson, la Cour suprême a conclu que les administrateurs d’une société qui était soupçonnée de fixation de prix déraisonnablement bas pouvaient être contraints à témoigner sous serment et à produire des documents en vertu de l’article 17 alors en vigueur de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions [S.R.C. 1970, ch. C-23]. Avant d’en venir à cette conclusion, le juge L’Heureux-Dubé a indiqué à la page 588 :

[…] une ordonnance enjoignant à un particulier ou à l’administrateur d’une société de produire des documents ne comporte pas de fabrication d’éléments de preuve; le particulier ou l’administrateur sert [traduction] « simplement d’intermédiaire » dans la livraison de dossiers déjà existants. [Non souligné dans l’original.]

[36]      Dans la version anglaise des motifs du juge L’Heureux-Dubé, l’expression « fabrication of evidence » est peut-être une traduction malheureuse d’un texte écrit initialement en français, puisque les termes « fabrication of evidence » en anglais comportent une connotation de falsification. De toute façon, le sens est clair.

[37]      Dans l’arrêt Branch, la Cour a fait deux déclarations qui s’appliquent à la présente affaire. Elle a dit d’abord que, pour déterminer si on pouvait contraindre une personne à témoigner ou à produire des documents, il fallait considérer si le but principal de cette recherche d’éléments de preuve était d’obtenir des éléments de preuve incriminant la personne contrainte à témoigner ou s’il était de réaliser une fin publique légitime.

[38]      De plus, la Cour a à nouveau tenu compte de la distinction entre les renseignements préexistants et le témoignage obligatoire incriminant. La description suivante se trouve dans le sommaire de l’arrêt [à la page 6] :

[…] [le droit au silence] se rattache aux communications faites par suite de la contrainte exercée par l’État, mais non aux documents qui renferment des communications faites avant cette contrainte et de façon indépendante de celle-ci. [Non souligné dans l’original.]

[39]      Dans l’arrêt Branch, le juge L’Heureux-Dubé a déclaré à la page 57 :

Contrairement à la contrainte à témoigner, à laquelle s’appliquent des considérations spéciales, il n’est pas nécessaire de reconnaître des garanties additionnelles à l’étape du procès pour pouvoir, à l’étape du subpoena, forcer la production de documents préexistants. En fait, comme je l’ai fait remarquer dans l’arrêt Thomson Newspapers, précité, à la p. 588 :

[…] une ordonnance enjoignant à un particulier ou à l’administrateur d’une société de produire des documents ne comporte pas de fabrication d’éléments de preuve; le particulier ou l’administrateur sert [traduction] « simplement d’intermédiaire » dans la livraison de dossiers déjà existants […] En conséquence, il n’y a aucune suggestion que l’utilisation de ces éléments de preuve dans un procès subséquent porterait atteinte à l’équité des procédures.

Une ligne de démarcation claire doit être établie entre la production forcée de documents préexistants, d’une part, et la production forcée de documents constitués en vertu d’une obligation légale. Bien que, dans ce dernier cas, la production forcée de documents puisse effectivement susciter des craintes d’auto-incrimination étant donné que la personne les aura constitués sous la contrainte de l’État, il est évident que le premier scénario ne devrait pas susciter de telles craintes puisque les documents en question n’ont alors pas été constitués sous une telle contrainte.

[40]      L’avocat d’Air Canada prétend que, pour répondre à plusieurs des questions de l’ordonnance du 12 juin 2000, il faut créer des documents qui n’existaient pas auparavant, ce qui se trouve à violer la garantie qu’a un particulier de ne pas être tenu de produire des éléments de preuve l’incriminant. Il fait valoir que toutes les questions qui demandent une certaine analyse ou quelque travail de la part de la personne sous enquête sont inconstitutionnelles, c’est-à-dire qu’elles vont à l’encontre des mises en garde élaborées dans les arrêts Thomson et Branch.

[41]      Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de traiter de l’argument voulant que la garantie constitutionnelle ne s’applique pas à la présente affaire parce que les renseignements qu’Air Canada est tenue de produire ne serviront que pour les fins d’une enquête et non pour une poursuite pénale. De toute façon, je ne crois pas que les renseignements qu’Air Canada serait tenue de produire constituent une divulgation auto-incriminante.

[42]      L’avocat du commissaire en a fait une illustration très habile. Si quelqu’un est requis de produire un état de la valeur nette de son patrimoine, le document lui-même peut ne pas exister mais les renseignements existent et se retrouvent dans diverses sources déjà existantes. Pour répondre à un interrogatoire écrit qui lui demande de produire son état de la valeur nette de son patrimoine, un particulier peut devoir créer un document qui n’existait pas auparavant, mais tout ce qu’il divulgue sont des renseignements qui se trouvent déjà dans des documents ou des fichiers d’ordinateurs.

[43]      Les renseignements qu’Air Canada est tenue de produire en application de l’alinéa 11(1)c) ne sont pas d’une espèce différente de ceux qui devaient être fournis dans l’arrêt Thomson. Seule la forme est différente, ils doivent être produits en réponse à des interrogatoires écrits plutôt que dans le cadre de l’interrogatoire préalable d’employés et de dirigeants d’Air Canada ou au moyen de la production de multiples dossiers, de fichiers informatiques et autres documents semblables.

[44]      La production des renseignements sous une « nouvelle » forme documentaire résulte en partie du fait que les renseignements sont maintenant conservés sous forme électronique. Interdire la divulgation de ces renseignements au motif qu’ils n’existaient pas auparavant sous forme documentaire, pourrait effectivement empêcher le commissaire de remplir son obligation légale d’enquêter.

[45]      L’avocat d’Air Canada prétend que même si l’ordonnance rendue en l’instance n’oblige pas à produire autre chose que des renseignements déjà existants, l’alinéa 11(1)c), à sa face même, permet de rendre une ordonnance qui forcerait la production d’éléments de preuve auto-incriminants. Il souligne que la Cour n’a pas le pouvoir d’atténuer la portée d’une disposition législative pour empêcher qu’elle ne soit inconstitutionnelle.

[46]      L’alinéa 11(1)c) doit être interprété dans le contexte de l’article 11 dans son ensemble. L’alinéa 11(1)a) exige des particuliers qu’ils comparaissent pour témoigner sous serment. L’alinéa 11(1)c) est de même nature sauf qu’il demande des réponses écrites. La différence entre les deux n’est que la forme sous laquelle les renseignements sont fournis, oralement dans un cas, par écrit dans l’autre. L’utilisation de l’interrogatoire écrit est une procédure courante et elle est habituellement considérée comme moins intrusive et onéreuse qu’un interrogatoire oral.

[47]      Le fait qu’il faille faire un certain travail pour répondre aux interrogatoires ne rend pas l’alinéa 11(1)c) différent des alinéas 11(1)a) et 11(1)b). Ces deux dispositions permettent de contraindre des employés ou des dirigeants d’une société à entreprendre des activités qu’ils ne font habituellement pas (par exemple, rechercher des documents dans des classeurs).

[48]      Enfin, bien que je n’aie pas mentionné l’analyse exposée dans l’arrêt Samson c. Canada, [1995] 3 C.F. 306 (C.A.), cette décision est des plus pertinentes aux présents arguments et appuie la position du commissaire. Je ne peux pas conclure que l’alinéa 11(1)c) est inconstitutionnel.

Requête non entendue par le juge qui a rendu l’ordonnance

[49]      Une requête en modification ou en annulation d’une ordonnance devrait être soumise au juge qui a rendu cette ordonnance. Dans des circonstances exceptionnelles cela n’est pas possible (voir Indian Manufacturing Ltd. c. Lo (1997), 75 C.P.R. (3d) 338 (C.A.F.)). En l’espèce, le juge Tremblay-Lamer n’a pas entendu cette requête en modification ou en annulation de son ordonnance pour éviter tout risque d’être perçue comme étant en conflit d’intérêts. Air Canada a maintenant un avocat au dossier et celui-ci est membre du bureau Stikeman Elliott. Ainsi, des circonstances exceptionnelles requièrent que la requête soit entendue par un autre juge.

Conclusion

[50]      Pour ces motifs, la requête en modification et en annulation de l’ordonnance du 12 juin 2000 est rejetée.

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