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2012 CAF 225

A-258-11

Siemens Canada Limited (appelante)

c.

J.D. Irving, Limited, Maritime Marine Consultants (2003) Inc., Superport Marine Services Ltd., et Corporation d’énergie nucléaire du Nouveau-Brunswick (intimées)

A-259-11

Siemens Canada Limited (appelante)

c.

Maritime Marine Consultants (2003) Inc., J.D. Irving, Limited, Superport Marine Services Ltd., Corporation d’énergie nucléaire du Nouveau-Brunswick, BMT Marine and Offshore Surveys Ltd. (intimées)

Répertorié : J.D. Irving, Limited c. Siemens Canada Limited

Cour d’appel fédérale, juges Nadon, Dawson et Mainville, J.C.A.—Toronto, 9 mai; Ottawa, 30 août 2012.

Droit maritime — Appels interjetés à l’encontre d’ordonnances 1) rejetant les requêtes présentées par l’appelante en vue de faire suspendre les actions en limitation de responsabilité instituées par les intimées, J.D. Irving Limited et Maritime Marine Consultants (les intimées), devant la Cour fédérale et 2) interdisant à l’appelante d’introduire ou de poursuivre une instance contre les intimées devant tout autre tribunal judiciaire ou administratif que la Cour fédérale — L’appelante a introduit une instance devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario contre les intimées en vue d’être indemnisée de la perte subie au cours du chargement de deux rotors de turbine à vapeur à bord d’une péniche — Les intimées cherchent à limiter leur responsabilité devant la Cour fédérale — Il s’agissait de savoir si la Cour fédérale avait compétence pour connaître de l’action en dommages­-intérêts — Il s’agissait de déterminer si la juge de la Cour fédérale a commis une erreur en interdisant à l’appelante de poursuivre sa demande contre les intimées devant tout autre tribunal que la Cour fédérale — Il s’agissait de savoir si la juge a commis une erreur en rejetant les requêtes de l’appelante en suspension des actions en limitation — La Cour fédérale avait compétence pour connaître de la demande de l’appelante aux présentes, car les facteurs dont elle a tenu compte vont, de toute évidence, dans le sens de sa conclusion que l’objet de la demande était suffisamment rattaché à des questions du droit maritime — La juge n’a pas commis d’erreur en interdisant à l’appelante d’introduire ou de poursuivre une instance devant tout autre tribunal judiciaire ou administratif que la Cour fédérale — L’art. 33(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime prévoit clairement qu’une telle ordonnance peut être prononcée avant qu’il n’ait été statué sur la limitation de responsabilité — Le critère applicable pour accorder une suspension des actions en limitation est celui de la « mesure indiquée » — La juge n’a pas commis d’erreur en rejetant les requêtes présentées par l’appelante en vue de suspendre les actions en limitation introduites devant la cour fédérale — Appels rejetés.

Compétence de la Cour fédérale — L’appelante a introduit une instance devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario contre J.D. Irving Limited et Maritime Marine Consultants (les intimées) en vue d’être indemnisée de la perte subie au cours du chargement de deux rotors de turbine à vapeur à bord d’une péniche — Les intimées cherchent à limiter leur responsabilité devant la Cour fédérale — Il s’agissait de savoir si la Cour fédérale avait compétence pour connaître de l’action en dommages­-intérêts.

Pratique — Suspension d’instance — L’appelante a introduit une instance devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario contre J.D. Irving Limited et Maritime Marine Consultants (les intimées) en vue d’être indemnisée de la perte subie au cours du chargement de deux rotors de turbine à vapeur à bord d’une péniche — Les intimées cherchent à limiter leur responsabilité devant la Cour fédérale — Il s’agissait de savoir si la juge a commis une erreur en rejetant les requêtes présentées par l’appelante en vue de suspendre les actions en limitation.

Il s’agissait de deux appels interjetés à l’encontre 1) d’une ordonnance rejetant les requêtes présentées par l’appelante en vue de faire suspendre les actions en limitation de responsabilité introduites par les intimées, J.D. Irving Limited et Maritime Marine Consultants, devant la Cour fédérale, et 2) d’une ordonnance interdisant à l’appelante d’introduire ou de poursuivre une instance contre les intimées devant tout autre tribunal judiciaire ou administratif que la Cour fédérale.

Au cours du chargement d’une cargaison à bord d’une péniche, deux rotors de turbine à vapeur ont chuté dans les eaux du Port Saint John (l’incident). En conséquence, l’appelante a introduit une instance devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario contre les intimées en vue d’être indemnisée de cette perte. Les intimées ont déposé devant la Cour fédérale une déclaration par laquelle elles sollicitaient un jugement déclaratoire portant qu’elles étaient en droit de limiter leur responsabilité, et une ordonnance constituant un fonds de limitation conformément au paragraphe 32(2) et à l’alinéa 33(1)a) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime (LRMM) et au paragraphe 496(1) des Règles des Cours fédérales.

Dans l’instance introduite devant la Cour fédérale, l’appelante a présenté une requête en suspension interlocutoire des actions dans la mesure où elles concernaient la constitution et la répartition d’un fonds de limitation, ainsi qu’en suspension permanente des actions en question dans la mesure où les intimées soutenaient être en droit de limiter leur responsabilité. En réponse, les intimées ont déposé des requêtes dans lesquelles elles demandaient à la Cour fédérale de donner des directives, ainsi qu’une ordonnance interdisant à l’appelante d’introduire ou de poursuivre une instance contre elles devant tout autre tribunal que la Cour fédérale relativement à l’incident en question.

Il s’agissait principalement de savoir 1) si la Cour fédérale avait compétence pour connaître de l’action en dommages-­intérêts introduite par l’appelante, 2) si la juge de la Cour fédérale a commis une erreur en interdisant à l’appelante et à d’autres personnes de poursuivre leur demande contre les intimées devant tout autre tribunal judiciaire ou administratif que la Cour fédérale, et (3) si la juge a commis une erreur en rejetant les requêtes de l’appelante en suspension des actions en limitation introduites devant la Cour fédérale.

Arrêt : les appels doivent être rejetés.

La juge n’a pas commis d’erreur en concluant que l’instance à laquelle l’incident avait donné lieu relevait de la compétence maritime de la Cour fédérale. L’article 22 de la Loi sur les Cours fédérales confère à la Cour fédérale la compétence générale en matière maritime. Cette compétence, très large, englobe toute demande présentée au titre du droit maritime canadien ou d’une loi fédérale concernant la navigation ou la marine marchande. Les facteurs dont elle a tenu compte vont, de toute évidence, dans le sens de sa conclusion que l’objet de la demande était suffisamment rattaché à des questions du droit maritime pour relever de la compétence de la Cour fédérale.

La juge n’a pas commis d’erreur en interdisant à l’appelante et à toute autre personne d’introduire ou de poursuivre une instance devant tout autre tribunal judiciaire ou administratif que la Cour fédérale. L’ordonnance qu’elle a prononcée était la bonne, lorsqu’on tient compte de l’ensemble des circonstances de l’espèce.

Contrairement à l’argument de l’appelante selon lequel la Cour ne peut prononcer d’ordonnance l’empêchant d’intenter ou de continuer une procédure devant un autre tribunal que la Cour fédérale avant qu’il n’ait été statué sur la question de savoir si le propriétaire du navire peut limiter sa responsabilité, le paragraphe 33(1) de la LRMM envisage de toute évidence les cas où le droit de limiter la responsabilité n’a pas encore fait l’objet d’une décision juridictionnelle. Le fait que le propriétaire d’un navire peut s’adresser à la Cour fédérale non seulement lorsqu’il fait l’objet d’une demande, mais également lorsqu’une demande est « appréhendée » revêt une grande importance lorsqu’il s’agit d’interpréter le paragraphe 33(1) de la LRMM. Ainsi, si le propriétaire d’un navire peut agir en vertu du paragraphe 33(1) lorsqu’il fait l’objet d’une demande qui est simplement « appréhendée », on ne peut en toute logique penser qu’une décision judiciaire doit avoir été rendue avant que le propriétaire du navire puisse agir en vertu de cette disposition.

Aucune disposition de la LRMM ne permet vraisemblablement de soutenir que lorsqu’un fonds n’est pas nécessaire ou qu’un navire n’a pas été saisi, rien ne justifie la Cour fédérale d’interdire l’introduction d’autres instances. Le pouvoir de constituer un fonds et celui d’interdire l’introduction d’autres instances sont énoncés dans des alinéas distincts du paragraphe 33(1) de la LRMM et le prononcé d’une ordonnance interdisant l’introduction d’autres instances ne dépend manifestement pas de la constitution d’un fonds de limitation.

Le critère applicable en vertu du paragraphe 33(1) lorsqu’il s’agit de faire droit à une requête visant à empêcher l’introduction d’une instance est celui de savoir s’il s’agit d’une « mesure indiquée », et non les critères consacrés par les arrêts Amchem Products Inc. c. Colombie­-Britannique (Workers’ Compensation Board) et RJR — MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général). Ce critère est, incontestablement, un critère large et discrétionnaire. Le législateur a permis à la Cour fédérale de rendre une ordonnance d’interdiction lorsqu’elle juge cette mesure indiquée.

En dernière analyse, la décision qui doit être rendue en ce qui concerne une requête en interdiction présentée en vertu du paragraphe 33(1) de la LRMM est une décision discrétionnaire qu’il faut prendre en tenant compte de tous les facteurs pertinents. C’est bien ce que la juge a fait en déterminant, vu l’ensemble des faits dont elle était saisie, s’il convenait d’interdire à l’appelante et à d’autres personnes d’introduire ou de poursuivre une instance devant un autre tribunal que la Cour fédérale.

Enfin, la juge n’a pas commis une erreur en rejetant les requêtes présentées par l’appelante en suspension des actions en limitation de responsabilité introduites devant la Cour fédérale. Comme il convenait, dans les circonstances, d’interdire à l’appelante et à toute autre personne d’introduire ou de poursuivre une instance devant tout autre tribunal que la Cour fédérale, il s’ensuivait nécessairement qu’il n’était pas dans l’intérêt de la justice de suspendre l’instance introduite devant la Cour fédérale.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi de 2001 sur la marine marchande du Canada, L.C. 2001, ch. 26, art. 219.

Loi sur la marine marchande du Canada, L.R.C. (1985), ch. S-9, art. 581(1) (mod. par L.C. 1998, ch. 6, art. 2).

Loi sur la marine marchande du Canada, S.R.C. 1970, ch. S-9, art. 647(2), 649.

Loi sur la responsabilité en matière maritime, L.C. 2001, ch. 6, art. 2 « Cour d’amirauté », 24 « Convention », « créance maritime », 25, 26 (mod. par L.C. 2009, ch. 21, art. 2), 28 (mod., idem, art. 3), 29 (mod., idem), 29.1 (édicté, idem), 32, 33.

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 22(1) (mod., idem, art. 31), (2) (mod., idem), 50(1) (mod., idem, art. 46).

Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, Règl. 194.

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2), 496(1) (mod., idem, art. 37), (2).

TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS

Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité en matière de créances maritimes telle que modifiée par le Protocole de 1996, qui constitue l’annexe 1 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, L.C. 2001, ch. 6, art. 1, 2, 4, 6, à 15.

Convention internationale relative à la Limitation de la Responsabilité des Propriétaires de Navires Océaniques, Bruxelles, 10 octobre 1957.

JURISPRUDENCE CITÉE

décisions appliquées :

Mon-Oil Ltd. c. Canada, [1989] A.C.F. no 227 (1re inst.) (QL); Monk Corp. c. Island Fertilizers Ltd., [1991] 1 R.C.S. 779.

décisions examinées :

Isen c. Simms, 2006 CSC 41, [2006] 2 R.C.S. 349; Canadien Pacifique Ltée c. Sheena M (Le), [2000] 4 C.F. 159 (1re inst.); Société TELUS Communications c. Peracomo Inc., 2011 CF 494, conf. par 2012 CAF 199; Breydon Merchant, The, [1992] 1 Lloyd’s Rep. 373 (Q.B. (Adm. Ct.)).

décisions citées :

ITO—International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc. et autre, [1986] 1 R.C.S. 752; Q.N.S. Paper Co. c. Chartwell Shipping Ltd., [1989] 2 R.C.S. 683; Radil Bros. Fishing Co. c. Canada (Ministère des Pêches et des Océans, Région du Pacifique), 2001 CAF 317, [2002] 2 C.F. 219; RJR — MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311; Elders Grain Co. c. Ralph Misener (Le), 2005 CAF 139, [2005] 3 R.C.F. 367; Éditions Ecosociété Inc. c. Banro Corp., 2012 CSC 18, [2012] 1 R.C.S. 636; Colombie-Britannique (Ministre des Forêts) c. Bande indienne Okanagan, 2003 CSC 71, [2003] 3 R.C.S. 371; Skaarup Shipping Corp. c. Hawker Industries Ltd., [1980] 2 C.F. 746 (C.A.); Succession Ordon c. Grail, [1998] 3 R.C.S. 437; Ontario (Procureur général) c. Pembina Exploration Canada Ltd., [1989] 1 R.C.S. 206; Club Resorts Ltd. c. Van Breda, 2012 CSC 17, [2012] 1 R.C.S. 572; Breeden c. Black, 2012 CSC 19, [2012] 1 R.C.S. 666; Pakistan National Shipping Corp. c. Canada, [1997] 3 C.F. 601 (C.A.); Caterpillar Overseas S.A. c. Canmar Victory (Le), 1999 CanLII 9118 (C.A.F.), confirmant 1998 CanLII 8259 (C.F. 1re inst.); Pantainer Ltd. c. 996660 Ontario Ltd., 2000 CanLII 15080 (C.F. 1re inst.); Stein et autres c. «Kathy K» et autres (Le navire), [1976] 2 R.C.S. 802; Rhône (Le) c. Peter A.B. Widener (Le), [1993] 1 R.C.S. 497; Amchem Products Inc. c. Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Board), [1993] 1 R.C.S. 897.

DOCTRINE CITÉE

Griggs, Patrick et Richard Williams. Limitation of Liability for Maritime Claims. Londres : Lloyd’s of London Press, 1998.

APPELS interjetés à l’encontre d’ordonnances de la Cour fédérale (2011 CF 791) : 1) rejetant les requêtes présentées par l’appelante en vue de faire suspendre les actions en limitation de responsabilité introduites par les intimées, J.D. Irving Limited et Maritime Marine Consultants, devant la Cour fédérale; et 2) interdisant à l’appelante d’introduire ou de poursuivre une instance contre les intimées devant tout autre tribunal judiciaire ou administratif que la Cour fédérale. Appels rejetés.

ONT COMPARU

Jonathan CLisus, James Renihan, Michael Perlin et A. Barry Oland pour l’appelante.

Marc D. Isaacs et Bonnie Huen pour l’intimée Maritime Marine Consultants (2003) Inc.

Rui Fernandes, Joel Richler et David Noseworthy pour l’intimée J.D. Irving, Ltd.

Personne n’a comparu pour les intimées Superport Marine Services Ltd., Corporation d’énergie nucléaire du Nouveau-Brunswick et BMT Marine and Offshore Surveys Ltd.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Lax O’Sullivan Scott Lisus LLP, Toronto, McCarthy Tétrault S.E.N.C.R.L., s.r.l., Toronto, Oland & Co., Kelowna (Colombie-Britannique), pour l’appelante.

Isaacs & Co., Toronto, pour l’intimée Maritime Marine Consultants (2003) Inc.

Blake, Cassels & Graydon S.E.N.C.R.L./s.r.l., Toronto et Fernandes Hearn LLP, Toronto, pour l’intimée J.D. Irving, Ltd.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]        Nadon J.A.: La Cour est saisie de deux appels qui font suite à des événements qui se sont produits le 15 octobre 2008 dans le Port Saint John, au Nouveau‑Brunswick, lorsqu’au cours du chargement d’une cargaison à bord d’une péniche, deux rotors de turbine à vapeur d’une grande valeur ont chuté dans les eaux du Port Saint John.

[2]        En conséquence, l’appelante Siemens Canada Limited (Siemens) a introduit une instance devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario notamment contre les intimées J.D. Irving, Limited (Irving) et Maritime Marine Consultants (2003) Inc. (MMC) en vue d’être indemnisée de cette perte. Cette action a été introduite le 8 avril 2010.

[3]        Le 7 et le 30 avril 2010, Irving et MMC ont respectivement déposé devant la Cour fédérale une déclaration par laquelle elles sollicitaient notamment un jugement déclaratoire portant qu’elles étaient en droit de limiter à 500 000 $, plus les intérêts, leur responsabilité en ce qui concerne l’incident du 15 octobre 2008 (l’incident) jusqu’à ce que soit constitué un fonds de limitation conformément à l’alinéa 29b) [mod. par L.C. 2009, ch. 21, art. 3], à l’article 29.1 [édicté, idem] et au paragraphe 32(2) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, L.C. 2001, ch. 6 (la LRMM). Elles sollicitaient également une ordonnance constituant un fonds de limitation conformément à l’alinéa 33(1)a) de la LRMM. Les instances introduites par Irving et MMC ont toutes les deux été introduites en vertu du paragraphe 32(2) de la LRMM.

[4]        Dans l’instance introduite devant la Cour fédérale, Siemens a présenté une requête en suspension interlocutoire des actions dans la mesure où elles concernent la constitution et la répartition du fonds de limitation prévu à l’article 33 de la LRMM, ainsi qu’en suspension permanente des actions en question dans la mesure où Irving et MCC soutenaient être en droit de limiter leur responsabilité en vertu des articles 28 [mod., idem] et 29 [mod., idem] de la LRMM. En réponse aux requêtes présentées par Siemens, Irving et MMC ont déposé des requêtes dans lesquelles elles demandaient notamment à la Cour fédérale de donner des directives au sujet de la façon dont leur action en limitation de responsabilité devait être instruite et jugée, ainsi qu’une ordonnance interdisant à Siemens et à toute autre personne d’introduire ou de poursuivre une instance contre elles devant tout autre tribunal que la Cour fédérale relativement à l’incident en question.

[5]        Le 29 juin 2011, dans une ordonnance dont la référence est 2011 FC 791, la juge Heneghan (la juge) a rejeté les requêtes présentées par Siemens en suspension interlocutoire et en suspension permanente des instances introduites devant la Cour fédérale. La juge Heneghan a interdit à Siemens et à toute autre personne d’introduire ou de poursuivre une instance contre Irving et MMC devant tout autre tribunal judiciaire ou administratif que la Cour fédérale.

[6]        Siemens interjette appel de l’ordonnance rejetant ses requêtes en suspension des instances introduites devant la Cour fédérale et de l’ordonnance lui interdisant d’introduire ou de poursuivre une instance contre Irving et MMC devant tout autre tribunal que la Cour fédérale.

Les faits

[7]        En septembre 2006, Siemens a signé un contrat prévoyant la fourniture de trois [traduction] « modules à basse pression » (les modules) à Énergie atomique du Canada Limitée (EACL). Les modules sont des appareils extrêmement complexes et coûteux qui sont essentiels au fonctionnement des centrales nucléaires. Chaque module comprenait une enveloppe extérieure ainsi qu’un rotor de turbine interne pesant 115 tonnes et dont la fabrication coûtait 12 500 000 $ (les rotors). EACL a par la suite cédé ce contrat à l’intimée, la Corporation d’énergie nucléaire du Nouveau‑Brunswick (la CENN-B).

[8]        En janvier 2007, Irving a signé avec Siemens un contrat de transport des rotors par bateau entre le Port Saint John et Point Lepreau (Nouveau‑Brunswick) (le transport). En raison de leur taille et de leur valeur, le transport des rotors nécessitait la prise de mesures spéciales. En octobre 2008, Irving a affrété une péniche d’environ 258 tonneaux — le SPM 125 — auprès de l’intimée Superport Marine Services Limited (Superport), une société néo‑écossaise. Irving a retenu les services de MMC comme entreprise d’architecture navale qu’elle a chargée de confirmer que la péniche était suffisamment stable pour que l’on puisse procéder au transport des rotors et pour établir un plan permettant de charger et d’arrimer les rotors en toute sécurité sur la péniche. Dans le cadre de cette mission, MMC devait notamment procéder à plusieurs calculs de stabilité. Siemens a retenu les services de BMT Marine and Offshore Surveys Limited (BMT), une société québécoise, pour s’assurer que la péniche puisse bien s’adapter à la dynamique de la charge, pour approuver l’utilisation de la péniche et pour superviser la manutention des rotors.

[9]        Le 15 octobre 2008, au cours du chargement, deux rotors se trouvant à bord de la péniche sont tombés à l’eau dans le Port Saint John. Les rotors ont subi des dommages importants et Siemens a dû prendre plusieurs mesures pour limiter les pertes de la CENN-B.

[10]      Transports Canada a ouvert une enquête au sujet de l’incident en vertu de la Loi de 2001 sur la marine marchande du Canada, L.C. 2001, ch. 26 (la Loi sur la marine marchande). Bien qu’aucune accusation n’ait été portée, Transports Canada a conclu que l’incident s’expliquait par l’omission de procéder à plusieurs calculs importants.

[11]      Comme je l’ai déjà précisé, Irving et MMC ont introduit devant la Cour fédérale des actions en limitation de leur responsabilité en vertu de la LRMM et du paragraphe 496(1) [mod. par DORS/2004-283, art. 37] des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [règle 1 (mod., idem, art. 2)]. Sans reconnaître leur responsabilité, elles ont réclamé un jugement déclaratoire portant que leur responsabilité quant à l’incident en question se limitait à 500 000 $, plus les intérêts, et elles sollicitaient une ordonnance constituant un fonds de limitation. Dans les instances en question, Irving et MMC ont notamment constitué Siemens partie défenderesse.

[12]      Par l’action qu’elle a introduite devant la Cour supérieure de l’Ontario, Siemens réclamait une somme de 40 millions de dollars en dommages‑intérêts, notamment contre Irving et MMC pour négligence et rupture de contrat. L’action de Siemens est essentiellement fondée sur le présumé défaut de MMC de procéder aux calculs nécessaires pour assurer la sécurité du transport entre Saint John et Point Lepreau. Siemens affirme que, vu cette omission, Irving et MMC ne peuvent limiter leur responsabilité au titre de la LRMM.

Les dispositions législatives pertinentes

[13]      Les dispositions suivantes de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7 [art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14)], des Règles des Cours fédérales et de la LRMM sont pertinentes aux fins des présents appels :

Loi sur les Cours fédérales [art. 22(1) (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 31), (2) (mod., idem), 50(1) (mod., idem, art. 46)]

22. (1) La Cour fédérale a compétence concurrente, en première instance, dans les cas — opposant notamment des administrés — où une demande de réparation ou un recours est présenté en vertu du droit maritime canadien ou d’une loi fédérale concernant la navigation ou la marine marchande, sauf attribution expresse contraire de cette compétence.

Navigation et marine marchande

(2) Il demeure entendu que, sans préjudice de la portée générale du paragraphe (1), elle a compétence dans les cas suivants :

[…]

e) une demande d’indemnisation pour l’avarie ou la perte d’un navire, notamment de sa cargaison ou de son équipement ou de tout bien à son bord ou en cours de transbordement;

f) une demande d’indemnisation, fondée sur une convention relative au transport par navire de marchandises couvertes par un connaissement direct ou devant en faire l’objet, pour la perte ou l’avarie de marchandises en cours de route;

[…]

h) une demande d’indemnisation pour la perte ou l’avarie de marchandises transportées à bord d’un navire, notamment dans le cas des bagages ou effets personnels des passagers;

i) une demande fondée sur une convention relative au transport de marchandises à bord d’un navire, à l’usage ou au louage d’un navire, notamment par charte‑partie;

j) une demande d’indemnisation pour sauvetage, notamment pour le sauvetage des personnes, de la cargaison, de l’équipement ou des autres biens d’un aéronef, ou au moyen d’un aéronef, assimilé en l’occurrence à un navire;

[…]

Compétence maritime

50. (1) La Cour d’appel fédérale et la Cour fédérale ont le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures dans toute affaire :

a) au motif que la demande est en instance devant un autre tribunal;

b) lorsque, pour quelque autre raison, l’intérêt de la justice l’exige.

Suspension d’instance

Règles des Cours fédérales

496. (1) Toute requête présentée par une partie en vertu du paragraphe 33(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime est introduite par voie d’action contre les réclamants dont elle connaît l’identité.

Réclamants

(2) La partie visée au paragraphe (1) peut présenter à la Cour une requête ex parte pour obtenir des directives sur la signification aux réclamants éventuels lorsque leur nombre est élevé ou qu’elle ne connaît pas l’identité de chacun d’eux.

Directives

Loi sur la responsabilité en matière maritime [art. 26 (mod. par L.C. 2009, ch. 21, art. 2)]

2. Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

Définitions

« Cour d’amirauté » La Cour fédérale.

[…]

« Cour d’amirauté » “Admiralty Court

24. Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente partie.

Définitions

« Convention » La Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité en matière de créances maritimes conclue à Londres le 19 novembre 1976 — dans sa version modifiée par le Protocole — dont les articles 1 à 15 figurent à la partie 1 de l’annexe 1 et l’article 18 figure à la partie 2 de cette annexe.

« Convention » “Convention

« créance maritime » Créance maritime visée à l’article 2 de la Convention contre toute personne visée à l’article 1 de la Convention.

[…]

« créance maritime » “maritime claim”

25. (1) Pour l’application de la présente partie et des articles 1 à 15 de la Convention :

a) « navire » s’entend d’un bâtiment ou d’une embarcation conçus, utilisés ou utilisables, exclusivement ou non, pour la navigation, indépendamment de leur mode de propulsion ou de l’absence de propulsion, […]

b) la définition de « propriétaire de navire », au paragraphe 2 de l’article premier de la Convention, vise notamment la personne ayant un intérêt dans un navire ou la possession    d’un navire, à compter de son lancement, et s’interprète sans égard au terme « de mer »;

c) la mention de « transport par mer », à l’alinéa 1b) de l’article 2 de la Convention, vaut mention de « transport par eau ».

 Extension de sens

(2) Les articles 28 à 34 de la présente loi l’emportent sur les dispositions incompatibles des articles 1 à 15 de la Convention.

Incompatibilité

Champ d’application

26. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente partie, les articles 1 à 15 et 18 de la Convention et les articles 8 et 9 du Protocole ont force de loi au Canada.

Force de loi

(2) Le gouverneur en conseil peut, par règlement, modifier la partie 3 de l’annexe 1 pour y ajouter ou en supprimer toute réserve faite par le Canada au titre de l’article 18 de la Convention.

Modification de la partie 3 de l’annexe 1

(3) La présente partie ne s’applique pas à la créance qui fait l’objet d’une réserve faite par le Canada.

[…]

Exclusions

29. La limite de responsabilité pour les créances maritimes — autres que celles mentionnées à l’article 28 — nées d’un même événement impliquant un navire d’une jauge brute inférieure à 300 est fixée à :

a) 1 000 000 $ pour les créances pour décès ou blessures corporelles;

b) 500 000 $ pour les autres créances.

[…]

Autres créance

32. (1) La Cour d’amirauté a compétence exclusive pour trancher toute question relative à la constitution et à la répartition du fonds de limitation aux termes des articles 11 à 13 de la Convention.

Compétence exclusive de la Cour d’amirauté

(2) Lorsque la responsabilité d’une personne est limitée aux termes des articles 28, 29 ou 30 de la présente loi ou du paragraphe 1 des articles 6 ou 7 de la Convention, relativement à une créance — réelle ou appréhendée —, cette personne peut se prévaloir de ces dispositions en défense, ou dans le cadre d’une action ou demande reconventionnelle pour obtenir un jugement déclaratoire, devant tout tribunal compétent au Canada.

Droit d’invoquer la limite de responsabilité

33. (1) Lorsque la responsabilité d’une personne est limitée aux termes des articles 28 ou 29 de la présente loi ou du paragraphe 1 des articles 6 ou 7 de la Convention, relativement à une créance — réelle ou appréhendée — , la Cour d’amirauté peut, à la demande de cette personne ou de tout autre intéressé — y compris une partie à une procédure relative à la même affaire devant tout autre tribunal ou autorité — , prendre toute mesure qu’elle juge indiquée, notamment :

a) déterminer le montant de la responsabilité et faire le nécessaire pour la constitution et        la répartition du fonds de limitation correspondant, conformément aux articles 11 et 12 de la Convention;

b) joindre tout intéressé comme partie à la procédure, exclure tout créancier forclos, exiger une garantie des parties invoquant la limitation de responsabilité ou de tout autre intéressé et exiger le paiement des frais;

c) empêcher toute personne d’intenter ou de continuer quelque procédure relative à la même affaire devant tout autre tribunal ou autorité.

Pouvoirs de la Cour d’amirauté

Plusieurs des dispositions de la Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité en matière de créances maritimes [Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité en matière de créances maritime telle que modifiée par le Protocole de 1996, qui constitue l’annexe 1 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, L.C. 2001, ch. 6] (la Convention), sont également pertinentes en l’espèce :

Article 1

Personnes en droit de limiter leur responsabilité

1. Les propriétaires de navires et les assistants, tels que définis ci‑après, peuvent limiter leur responsabilité conformément aux règles de la présente Convention à l’égard des créances visées à l’article 2.

2. L’expression « propriétaire de navire », désigne le propriétaire, l’affréteur, l’armateur et l’armateur‑gérant d’un navire de mer.

[…]

4. Si l’une quelconque des créances prévues à l’article 2 est formée contre toute personne dont les faits, négligences et fautes entraînent la responsabilité du propriétaire ou de l’assistant, cette personne est en droit de se prévaloir de la limitation de la responsabilité prévue dans la présente Convention.

[…]

Article 2

Créances soumises à la limitation

1. Sous réserve des articles 3 et 4, les créances suivantes, quel que soit le fondement de la responsabilité, sont soumises à la limitation de la responsabilité :

a) créances pour mort, pour lésions corporelles, pour pertes et pour dommages à tous biens (y compris les dommages causés aux ouvrages d’art des ports, bassins, voies navigables et aides à la navigation) survenus à bord du navire ou en relation directe avec l’exploitation de celui‑ci ou avec des opérations d’assistance ou de sauvetage, ainsi que pour tout autre préjudice en résultant;

b) créances pour tout préjudice résultant d’un retard dans le transport par mer de la cargaison, des passagers ou de leurs bagages;

c) créances pour d’autres préjudices résultant de l’atteinte à tous droits de source extracontractuelle, et survenus en relation directe avec l’exploitation du navire ou avec des opérations d’assistance ou de sauvetage;

d) créances pour avoir renfloué, enlevé, détruit ou rendu inoffensif un navire coulé, naufragé, échoué ou abandonné, y compris tout ce qui se trouve ou s’est trouvé à bord;

e) créances pour avoir enlevé, détruit ou rendu inoffensive la cargaison du navire;

f) créances produites par une personne autre que la personne responsable, pour les mesures prises afin de prévenir ou de réduire un dommage pour lequel la personne responsable peut limiter sa responsabilité conformément à la présente Convention, et pour les dommages ultérieurement causés par ces mesures.

[…]

Article 4

Conduite supprimant la limitation

Une personne responsable n’est pas en droit de limiter sa responsabilité s’il est prouvé que le dommage résulte de son fait ou de son omission personnels, commis avec l’intention de provoquer un tel dommage, ou commis témérairement et avec conscience qu’un tel dommage en résulterait probablement.

[…]

Article 11

Constitution du fonds

1. Toute personne dont la responsabilité peut être mise en cause peut constituer un fonds auprès du tribunal ou de toute autre autorité compétente de tout État Partie dans lequel une action est engagée pour des créances soumises à limitation. Le fonds est constitué à concurrence du montant tel qu’il est calculé selon les dispositions des articles 6 et 7 applicables aux créances dont cette personne peut être responsable, augmenté des intérêts courus depuis la date de l’événement donnant naissance à la responsabilité jusqu’à celle de la constitution du fonds. Tout fonds ainsi constitué n’est disponible que pour régler les créances à l’égard desquelles la limitation de la responsabilité peut être invoquée.

La décision de la Cour fédérale

[14]      La juge s’est tout d’abord penchée sur l’historique de l’instance introduite devant elle et passé en revue les preuves présentées par les parties. Elle s’est ensuite penchée sur la thèse de Siemens portant que la Cour fédérale n’avait pas compétence pour connaître de l’action en dommages‑intérêts parce que celle‑ci ne relevait pas de la compétence de la Cour en matière maritime. Plus particulièrement, Siemens soutenait que sa demande visait la rupture de contrat de la part de Irving, citant à l’appui la commande passée le 11 janvier 2007 pour le transport des rotors entre Saint John et Point Lepreau. Suivant Siemens, ce contrat ne concernait pas le transport de marchandises par mer.

[15]      La juge a rejeté la thèse de Siemens. Tout en convenant avec Siemens que la simple proximité avec un plan d’eau ne suffisait pas pour asseoir la compétence de la Cour fédérale en matière maritime (motifs de la juge, paragraphe 48), la juge a conclu que [traduction] « il est évident que, de par sa nature, la demande de Siemens relève essentiellement du droit maritime » (motifs de la juge, paragraphe 53).

[16]      Pour tirer cette conclusion, la juge s’est fondée sur plusieurs facteurs, à savoir : a) l’incident était survenu sur un plan d’eau; b) les rotors se trouvaient à bord d’un navire; c) des experts maritimes avaient participé aux mesures préparatoires au transport; d) l’incident avait fait l’objet d’une enquête en vertu de l’article 219 de la Loi sur la marine marchande conformément à la politique de sécurité maritime de Transports Canada relative aux enquêtes portant sur les incidents maritimes; e) les allégations de fausses déclarations formulées par Siemens concernaient la préparation du chargement des rotors à bord de la péniche, ce qui soulevait par conséquent la question de navigabilité, laquelle question était assujettie aux règles, principes et pratiques applicables en matière de droit maritime.

[17]      La juge a également jugé pertinent le fait que la rupture de contrat et la négligence alléguées se rapportaient à un contrat de transport de marchandises par mer, c’est‑à‑dire au transport des rotors entre Saint John et Point Lepreau, et qu’Irving avait conclu avec MMC un contrat de services d’architecture navale pour le chargement et le transport des rotors.

[18]      Pour tirer cette conclusion, la juge s’est fondée sur les arrêts rendus par la Cour suprême du Canada dans les affaires ITO—International Terminals Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc. et autre, [1986] 1 R.C.S. 752 (ITO); Q.N.S. Paper Co. c. Chartwell Shipping Ltd., [1989] 2 R.C.S. 683; et Isen c. Simms, 2006 CSC 41, [2006] 2 R.C.S. 349 (Isen). Elle s’est également fondée sur l’arrêt rendu par notre Cour dans l’affaire Radil Bros. Fishing Co. c. Canada (Ministère des Pêches et des Océans, Région du Pacifique), 2001 CAF 317, [2002] 2 C.F. 219 (Radil). Elle a de plus cité le paragraphe 22(1) et les alinéas 22(2)e), h) et i) de la Loi sur les Cours fédérales. Elle a par ailleurs jugé pertinente la Loi sur la marine marchande et la LRMM, laquelle, au paragraphe 26(1), incorpore plusieurs des dispositions de la Convention. Au paragraphe 64 de sa décision, la juge fait les observations suivantes :

[traduction] Quel que soit le mérite des arguments invoqués par Siemens au sujet du droit d’Irving, de MMC et de BMT de limiter leur responsabilité, il est évident que les conclusions qui seront en fin de compte tirées sur ces questions le seront en fonction des dispositions de la LRMM et de la Convention. Autrement dit, le droit maritime canadien s’applique aux questions que Siemens soulève en ce qui concerne la limitation de la responsabilité d’Irving, de MMC et de BMT.

[19]      Puis, à partir du paragraphe 67 de ses motifs, la juge s’est penchée sur les requêtes en suspension présentées par Siemens. Elle a conclu que le critère à deux volets énoncé consacré par la jurisprudence Mon‑Oil Ltd. c. Canada, [1989] A.C.F. no 227 (1re inst.) (QL), était le critère juridique approprié lorsqu’il s’agit de se prononcer sur l’opportunité d’accorder, ou non, la suspension. Au paragraphe 77 de ses motifs, elle observe :

[traduction] Le critère à deux volets consacré par la jurisprudence Mon‑Oil Ltd. c. Canada, [1989] A.C.F. no 227 (1re inst.) (QL) est celui dont il convient de tenir compte pour statuer sur la requête en suspension de Siemens. Ce critère exige que la Cour examine deux questions, en l’occurrence, celle de savoir si la poursuite de l’action causera un préjudice au défendeur, en l’espèce Siemens, et celle de savoir si la suspension fera subir une injustice aux demanderesses, c’est‑à‑dire à Irving et à MMC.

[20]      L’application du critère de la jurisprudence Mon‑Oil a conduit la juge à rejeter la requête en suspension interlocutoire et la requête en suspension permanente présentées par Siemens. S’agissant de la suspension interlocutoire, la juge a conclu que Siemens n’avait pas démontré qu’elle subirait un préjudice en raison des actions en limitation de responsabilité introduites par Irving et par MMC. Par conséquent, en vertu du pouvoir discrétionnaire qui lui était conféré, la juge a refusé d’ordonner la suspension interlocutoire des actions en limitation de responsabilité. En ce qui concerne la requête en suspension permanente des actions en limitation de responsabilité, la juge a qualifié de prématurée la thèse de Siemens portant qu’Irving avait agi témérairement et n’était donc pas en droit de limiter sa responsabilité. À son avis, il n’était pas possible, vu l’ensemble des preuves, de conclure qu’Irving et MMC n’étaient pas en droit de limiter leur responsabilité en ce qui concerne la perte subie par Siemens. Aux paragraphes 83 et 84 de ses motifs, la juge a formulé les observations suivantes :

[traduction] Je ne suis pas convaincue que Siemens a présenté des éléments de preuve permettant de conclure qu’elle subirait un préjudice si les instances en limitation de responsabilité devaient se poursuivre. Elle est partie du principe que les défenderesses ne seront pas en mesure de limiter leur responsabilité en raison de leur conduite, se fondant sur l’application de l’article 4 de la Convention. Il ne s’agit toutefois que d’une thèse. Il faudra faire la preuve de l’application de l’article 4 (Société Telus Communications c. Peracomo Inc., 2011 CF 494).

Quelle que soit la façon dont on qualifiera, en fin de compte, le comportement des défenderesses, les arguments que Siemens a présentés jusqu’ici ne démontrent pas la réalité d’un préjudice et, en tout état de cause, aucun argument juridique ne saurait remplacer des éléments de preuve.

[21]      Enfin, la juge s’est penchée sur les requêtes en interdiction présentés par Irving et par MMC, en faisant observer que ces requêtes avaient été présentées en vertu de l’article 33 de la LRMM. Elle a commencé, au paragraphe 122 de ses motifs, par déclarer que la première étape consistait à rechercher le critère applicable à l’exercice du pouvoir d’interdire. Elle a cité la décision Canadien Pacifique Ltée c. Sheena M (Le), [2000] 4 C.F. 159 (1re inst.) (Le Sheena M), par laquelle le protonotaire Hargrave a dit que le critère à trois volets consacré par la jurisprudence RJR — MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311 (RJR — MacDonald), était celui qui jouait en matière de requête visant à interdire l’introduction d’instances devant d’autres tribunaux en faisant toutefois observer que, dans l’affaire dont il était saisi, le protonotaire ne s’était pas prononcé sur la question.

[22]      La juge s’est ensuite penchée sur le paragraphe 33(1) de la LRMM, qui dispose que, saisie d’une demande présentée par une personne susceptible de pouvoir limiter sa responsabilité en vertu des articles 28 ou 29 de la LRMM, la Cour fédérale peut prendre toute mesure qu’elle juge indiquée, notamment, « empêcher toute personne d’intenter ou de continuer quelque procédure relative à la même affaire devant tout autre tribunal ou autorité ». Au paragraphe 124 de ses motifs, la juge fait les observations suivantes :

[traduction] Le libellé de l’article 33 de la Loi est très large. Le paragraphe 33(1) dispose que la « Cour d’amirauté peut prendre toute mesure qu’elle juge indiquée », y compris la mesure extraordinaire prévue à l’alinéa 33(1)c), c’est‑à‑dire celle consistant à interdire l’introduction d’une instance devant tout autre tribunal ou autorité. La possibilité offerte à la Cour de prendre cette mesure témoigne de l’importance que le législateur a accordée au règlement par un seul et même tribunal de toutes les questions se rapportant à la constitution et à la répartition du fonds de limitation. Le fait d’exiger que les recours soient exercés devant un tribunal unique favorise le règlement expéditif des questions litigieuses se rapportant à la limitation de la responsabilité.

[23]      La juge observe ensuite, au paragraphe 125 de ses motifs, que [traduction] « le concept de la “mesure indiquée” englobe celui de convenance ». Tenant compte des faits portés à sa connaissance, la juge s’est dite d’avis que l’action introduite par Siemens devant la Cour supérieure de l’Ontario et les actions en limitation de responsabilité intentées par Irving et par MMC devant la Cour fédérale étaient des instances se rapportant au même « objet » c’est‑à‑dire, [traduction] « les dommages subis par les rotors, la responsabilité relative à ce dommage et toute limite pouvant être apportée à cette responsabilité » (motifs de la juge, paragraphe 128).

[24]      La juge s’est également dite d’avis que l’instruction des actions en limitation de responsabilité devant la Cour fédérale et le fait d’interdire à Siemens de poursuivre les instances qu’elle avait introduites devant la Cour supérieure de l’Ontario feraient épargner beaucoup de frais aux parties. Elle a ainsi raisonné au paragraphe 137 de ses motifs :

[traduction] Le fait que la demande de Siemens se chiffre à plusieurs millions de dollars ne constitue pas une raison logique justifiant de remettre à plus tard le règlement des questions en litige dans les instances en limitation de responsabilité si tant est qu’une telle limitation soit possible en l’espèce. J’estime d’ailleurs que l’écart qui existe entre le montant réclamé et le montant du fonds de limitation est un facteur qui milite fortement en faveur de la décision d’instruire les actions en limitation de responsabilité et d’interdire l’action en responsabilité. Il s’agit là de considérations d’ordre pratique dont la Cour prend acte. Procéder de cette façon permettra aux parties et à chacun de réaliser d’importantes économies.

[25]      La juge s’est également dite d’avis qu’il était important de tenir compte du fait qu’on ignorait encore de qui serait composé le groupe d’éventuels demandeurs ou créanciers du fonds et qu’il était loisible à Siemens d’introduire une autre action devant la Cour fédérale ou de former une demande reconventionnelle dans les actions en limitation de responsabilité dans lesquelles elle était défenderesse. Au paragraphe 156 de ses motifs, la juge résume son opinion de la question de la manière suivante :

[traduction] Contrairement à ce que prétend Siemens, la Cour fédérale est la juridiction la mieux à même de trancher l’ensemble des questions relatives à l’incident. Il ne fait aucun doute que la Cour fédérale a compétence sur la question de la responsabilité. Seule la Cour fédérale a compétence sur la constitution et la répartition du fonds de limitation. Bien que ce fonds puisse constituer un aspect accessoire de la responsabilité et de la limitation de la responsabilité, il sera plus efficace de faire examiner toutes ces questions par un seul tribunal. La question du droit de limiter sa responsabilité ne peut être tranchée que dans le cadre d’une action en limitation de responsabilité.

[26]      La juge a, par conséquent, fait droit aux requêtes visant à empêcher l’introduction d’autres instances et elle a interdit l’introduction ou la poursuite d’une instance devant tout autre tribunal que la Cour fédérale relativement à l’incident en question.

[27]      Je tiens par ailleurs à signaler qu’en plus de statuer sur les requêtes en suspension et les requêtes en interdiction, la juge a ordonné la constitution d’un fonds de limitation conformément aux articles 9 et 11 de la Convention. Pour rendre cette ordonnance, la juge a tenu le raisonnement suivant. En premier lieu, la Cour fédérale est la Cour d’amirauté dont il est question à l’article 2 de la LRMM. Deuxièmement, en raison de l’article 32 de la LRMM, la Cour fédérale a compétence exclusive en ce qui concerne la constitution et la répartition du fonds de limitation. Enfin, la péniche était un navire jaugeant moins de 300 tonneaux pour lequel la responsabilité maximale pour toute réclamation était de 500 000 $ selon l’alinéa 29b) de la LRMM.

Questions en litige

[28]      Pour statuer sur les appels dont nous sommes saisis, nous sommes appelés à répondre aux questions suivantes :

a. Quelle est la norme de contrôle appropriée?

b. La Cour fédérale a‑t‑elle compétence sur l’action en dommages‑intérêts de Siemens?

c. La juge a‑t‑elle commis une erreur en interdisant à Siemens et à d’autres personnes de poursuivre leur demande contre Irving et MMC devant un autre tribunal que la Cour fédérale?

d. La juge a‑t‑elle commis une erreur en rejetant les requêtes présentées par Siemens en suspension des actions en limitation de responsabilité introduites devant la Cour fédérale?

Analyse

1.         Quelle est la norme de contrôle appropriée?

[29]      L’ordonnance par laquelle la juge a interdit à Siemens et à toute autre personne d’introduire ou de poursuivre une instance devant tout autre tribunal que la Cour fédérale ainsi que l’ordonnance par laquelle elle a rejeté les requêtes présentées par Siemens en suspension des instances introduites devant la Cour fédérale, sont d’abord et avant tout des ordonnances discrétionnaires à l’égard desquelles il convient de faire preuve de déférence en appel. Notre Cour peut toutefois substituer sa propre conclusion discrétionnaire à celle de la juge si elle estime que celle-ci dernière n’a pas accordé suffisamment d’importance à certains facteurs pertinents, s’est fondée sur un principe de droit erroné ou a mal interprété les faits ou si une injustice flagrante découle par ailleurs de son ordonnance discrétionnaire (Elders Grain Co. c. Ralph Misener (Le), 2005 CAF 139, [2005] 3 R.C.F. 367, au paragraphe 13; Éditions Ecosociété Inc. c. Banro Corp., 2012 CSC 18, [2012] 1 R.C.S. 636, au paragraphe 41). Les conditions d’exercice d’un pouvoir discrétionnaire sont des critères juridiques et leur définition, tout comme leur non‑application ou leur mauvaise application, soulèvent des questions de droit susceptibles de réformation en appel (Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts) c. Bande indienne Okanagan, 2003 CSC 71, [2003] 3 R.C.S. 371, au paragraphe 43).

2.         La Cour fédérale a‑t‑elle compétence sur l’action en dommages‑intérêts de Siemens?

[30]      Comme je l’ai déjà précisé, la juge a conclu sans hésiter que l’instance à laquelle l’incident avait donné lieu relevait de la compétence maritime de la Cour fédérale. À mon avis, l’action intentée par Siemens contre Irving et MMC relève effectivement de la compétence maritime de la Cour fédérale et, par conséquent, la juge n’a pas commis d’erreur en tirant cette conclusion.

[31]      Siemens soutient, aux paragraphes 85 à 91 de son mémoire des faits et du droit, que [traduction] « une partie ou la totalité des questions soulevées dans l’action intentée en Ontario ne sont pas de nature maritime et elles échappent donc à la compétence de la Cour fédérale » (mémoire de Siemens, paragraphe 85). Siemens ajoute, au paragraphe 89, que sa demande concerne le défaut d’Irving de mettre en œuvre un plan de transport complet, ajoutant que le fait que le non‑respect du plan de transport d’Irving se soit produit [traduction] « alors qu’on était en train de charger les rotors dans la péniche » ne change rien à la nature de sa demande. Siemens soutient également que, comme ni MMC ni BMT ne sont des propriétaires de navire au sens de la LRMM, la demande qu’elle a introduite contre ces dernières ne fait pas partie des chefs de compétence énumérés au paragraphe 22(2) de la Loi sur les Cours fédérales, pas plus qu’elle ne relève de la compétence générale prévue au paragraphe 22(1).

[32]      Irving et MMC soutiennent toutes les deux que la Cour fédérale a la compétence maritime sur l’action en dommages‑intérêts de Siemens.

[33]      Voici les raisons pour lesquelles j’estime que la juge n’a pas commis d’erreur sur ce point.

[34]      À partir du paragraphe 38 de ses motifs, la juge examine en détail la question de la compétence maritime de la Cour fédérale. L’article 22 de la Loi sur les Cours fédérales confère à la Cour fédérale la compétence générale en matière maritime. Cette compétence, très large, englobe toute demande présentée au titre du droit maritime canadien ou d’une loi fédérale concernant la navigation ou la marine marchande. Pour plus de certitude, le paragraphe 22(2) donne une liste non exhaustive des cas relevant de cette compétence. Plus particulièrement, la Cour a compétence dans les cas suivants :

22. […]

(2) Il demeure entendu que, sans préjudice de la portée générale du paragraphe (1), elle a compétence dans les cas suivants:

[…]

e) une demande d’indemnisation pour l’avarie ou la perte d’un navire, notamment de sa cargaison ou de son équipement ou de tout bien à son bord ou en cours de transbordement;

[…]

h) une demande d’indemnisation pour la perte ou l’avarie de marchandises transportées à bord d’un navire, notamment dans le cas des bagages ou effets personnels des passagers;

i) une demande fondée sur une convention relative au transport de marchandises à bord d’un navire, à l’usage ou au louage d’un navire, notamment par charte‑partie; [Non souligné dans l’original.]

Compétence maritime

[35]      Dès lors qu’il est conclu que la demande relève de l’un des chefs de compétence énumérés, il y a nécessairement des règles de droit maritime qui appuient la demande au fond (Skaarup Shipping Corp. c. Hawker Industries Ltd., [1980] 2 C.F. 746 (C.A.)).

[36]      Le texte du paragraphe 22(1) confère expressément à la Cour fédérale compétence concurrente en première instance. En tant que juridictions investies d’une compétence inhérente, les cours supérieures provinciales ont également compétence générale en matière maritime qui ne peut être écartée que par une disposition législative claire et explicite (Succession Ordon c. Grail, [1998] 3 R.C.S. 437 (Succession Ordon); Ontario (Procureur Général) c. Pembina Exploration Canada Ltd., [1989] 1 R.C.S. 206). Ainsi, les cours supérieures provinciales peuvent exercer leur compétence en matière maritime dès lors qu’elles respectent les règles du droit international privé. Ainsi, une cour supérieure provinciale est compétente si le défendeur se trouve à l’intérieur de son ressort, si le défendeur consent à se soumettre à la compétence de la Cour (soit par contrat, soit en reconnaissant la compétence de la Cour) ou s’il existe un lien réel et substantiel entre l’objet de litige et la province en cause (Club Resorts Ltd. c. Van Breda, 2012 CSC 17, [2012] 1 R.C.S. 572 (Van Breda), au paragraphe 79; Breeden c. Black, 2012 CSC 19, [2012] 1 R.C.S. 666, au paragraphe 19).

[37]      La portée de la compétence maritime de la Cour fédérale a été débattue à de nombreuses reprises devant les tribunaux. Dans l’arrêt Monk Corp. c. Island Fertilizers Ltd., [1991] 1 R.C.S. 779 (Monk), la Cour suprême a expliqué que, pour rechercher si l’objet du litige relève du droit maritime, il faut que la question examinée soit « entièrement liée aux affaires maritimes au point de constituer légitimement du droit maritime canadien qui relève de la compétence législative fédérale » [à la page 795]. On peut satisfaire à ce critère même si les parties n’ont pas conclu de contrat maritime formel (Monk, à la page 800). Plus récemment, ce critère a été repris par la Cour suprême par les arrêts Succession Ordon, au paragraphe 46, et Isen, au paragraphe 21.

[38]      On compte plusieurs jurisprudences qui illustrent l’application de ce principe d’une apparente simplicité. Ainsi, la Cour a estimé que la demande visant un vendeur de fûts d’huile végétale qui coulaient et qui avaient causé des dommages à un navire relevait du droit maritime (Pakistan National Shipping Corp. c. Canada, [1997] 3 C.F. 601 (C.A.)). L’emballage de marchandises dans un conteneur devant être chargé à bord d’un navire a également été considéré comme soulevant des questions de droit maritime (Caterpillar Overseas S.A. c. Canmar Victory (Le), 1999 CanLII 9118 (C.A.F.), confirmant 1998 CanLII 8259 (C.F. 1re inst.)). Les demandes se rapportant à l’entreposage de marchandises après leur déchargement d’un navire ont également été considérées comme relevant du droit maritime (Pantainer Ltd. c. 996660 Ontario Ltd., [2000] CanLII 15080 (C.F. 1re inst.) et dans l’arrêt ITO). Toutefois, les lésions corporelles qu’a subies une personne en attachant un bateau de plaisance à une remorque située sur la terre ferme à l’aide d’une corde élastique ont été considérées comme ne relevant pas du droit maritime, malgré le fait que l’incident s’était produit tout près de l’eau (Isen). La Cour a tiré la même conclusion dans le cas d’une action intentée par un propriétaire de navire contre un mandataire au sujet d’un contrat de négociation de permis de pêche. Dans les deux cas, il a été jugé que la demande ne relevait pas de la compétence de la Cour fédérale (Radil).

[39]      Siemens soutient essentiellement que ses demandes ne relèvent pas du droit maritime parce qu’Irving a accepté de fournir un [traduction] « plan de transport complet » et que les dommages matériels sont survenus [traduction] « alors qu’on était en train de charger les rotors dans la péniche » (mémoire de Siemens, paragraphe 89). Il semble que ce soit la même thèse que celle qui avait été invoquée devant la juge.

[40]      En ce qui concerne le premier volet de l’argument de Siemens, la juge a clairement exposé les facteurs qui, à son avis, justifiaient la conclusion que la demande de Siemens relevait du droit maritime. Aux paragraphes 54 à 56 de ses motifs, la juge a exprimé l’opinion suivante :

[traduction] L’incident s’est produit sur un plan d’eau. Des experts maritimes ont participé aux mesures préparatoires au transport, en l’occurrence MMC et BMT, ainsi qu’un assureur de cargaison, AXA. Les rotors se trouvaient à bord d’un navire, le SPM 125. L’incident a fait l’objet d’une enquête en vertu de l’article 219 de la Loi de 2001 sur la marine marchande conformément à la politique de sécurité maritime de Transports Canada relative aux enquêtes portant sur les incidents maritimes.

Les allégations de fausses déclarations formulées par Siemens concernaient la préparation du chargement des rotors à bord de la péniche, ce qui soulevait par conséquent la question de la navigabilité, laquelle question était assujettie aux règles, principes et pratiques applicables en matière de droit maritime.

La prétendue rupture de contrat et la prétendue négligence se rapportaient à un contrat de transport de marchandises par mer. Siemens soutient que la commande, qui constitue un contrat, n’est pas une question qui relève du droit maritime canadien. Néanmoins, l’objet du contrat est le transport des rotors entre le port de Saint John et la centrale nucléaire de Point Lepreau. L’obligation du transporteur, en ce qui concerne le contrat de transport de marchandises, consiste à charger et à transporter les marchandises en toute sécurité (The « Muncaster Castle », [1961] 1 Lloyd’s Rep. 57 (H.L.)). 

[41]      La juge a donc tenu compte des faits entourant la demande de Siemens, comme l’exige la Cour suprême. Les facteurs dont elle a tenu compte vont, de toute évidence, dans le sens de sa conclusion que l’objet de la demande de Siemens était suffisamment rattaché à des questions du droit maritime pour relever de la compétence de la Cour fédérale. De plus, dans la mesure où Siemens se fonde sur la forme de l’entente qu’elle a conclue avec Irving pour se soustraire à la compétence maritime, sa thèse doit être écartée suivant l’enseignement de l’arrêt Monk de la Cour suprême.

[42]      En ce qui concerne le second volet de l’argument de Siemens, en l’occurrence le fait que les dommages causés aux rotors soient survenus [traduction] « alors qu’on était en train de charger les rotors dans la péniche ne change rien à la nature » de sa demande et que celle‑ci n’est donc pas de nature maritime, la juge a cité l’arrêt Isen où la Cour suprême a fait les observations suivantes, au paragraphe 22 :

La navigation commerciale est traditionnellement considérée comme relevant de la compétence du Parlement sur la navigation et les bâtiments ou navires. Les contrats de transport maritime visent non seulement le transport en toute sécurité de marchandises par voie maritime, mais également le déplacement des marchandises lors des chargements et déchargements du navire.

[43]      Il est incontestable que la demande de Siemens découle du transport de marchandises à bord d’un navire. À mon avis, la demande présentée par Siemens contre Irving et MMC relève nettement du droit maritime. Le fait qu’une entente ait été conclue sous forme de commande d’achat, que Siemens soutienne que la promesse à laquelle Irving a manqué était celle de fournir [traduction] « un plan de transport complet » ou le fait encore que les rotors se trouvaient près du port ou de la péniche n’ont, à mon humble avis, aucune pertinence. La demande de Siemens découle d’une entente se rapportant au transport de marchandises se trouvant à bord d’un navire; il s’agit d’une demande portant sur la perte ou les dommages subis par des marchandises transportées à bord d’un navire et il s’agit également d’une demande d’indemnisation pour l’avarie ou la perte de la cargaison d’un navire ou de tout bien à son bord ou en cours de transbordement (alinéas 22(2)e), h) et i) de la Loi sur les Cours fédérales).

[44]      En conséquence, la conclusion que la juge a tirée sur ce point est, à mon avis, irréprochable.

[45]      Je passe maintenant à l’examen de la troisième question.

3.         La juge a‑t‑elle commis une erreur en interdisant à Siemens et à d’autres personnes de poursuivre leur demande contre Irving et MMC devant un autre tribunal que la Cour fédérale?

[46]      Pour pouvoir répondre à cette question et à la question suivante concernant les requêtes en radiation des instances introduites devant la Cour fédérale, il est nécessaire d’examiner brièvement la LRMM, de même que la Convention et le Protocole modifiant la Convention (le Protocole). Je relève que le paragraphe 26(1) de la LRMM prévoit que les articles 1 à 15 et l’article 18 de la Convention et les articles 8 et 9 du Protocole ont force de loi au Canada. Il est d’une importance cruciale de se rappeler que les dispositions de la LRMM qui sont en cause dans le présent appel, en particulier celles concernant le droit de limiter sa responsabilité et celles portant sur la constitution et la répartition du fonds de limitation, sont censées donner effet à la Convention de 1976 et au Protocole de 1996.

[47]      Avant que le Canada n’adopte la Convention de 1976 et le Protocole de 1996, les dispositions pertinentes de la Loi sur la marine marchande du Canada [S.R.C. 1970, ch. S-9] donnaient effet à la Convention internationale sur la limitation de la responsabilité des propriétaires de navires de mer, Bruxelles, 10 octobre 1957 (la Convention de 1957). Suivant ce régime, pour pouvoir limiter sa responsabilité, le propriétaire d’un navire devait établir que le dommage ou la perte causés par son navire s’était produit sans qu’il y ait faute ou complicité réelle de sa part (Stein et autres c. «Kathy K» et autres (Le navire), [1976] 2 R.C.S. 802 (Le Kathy K); Rhône (Le) c. Peter A.B. Widener (Le), [1993] 1 R.C.S. 497) (Le Rhône). Les dispositions pertinentes de la Loi sur la marine marchande du Canada, S.R.C. 1970, ch. S‑9, dans leur version en vigueur à l’époque en cause, prévoyaient :

647. […]

(2) Le propriétaire d’un navire, immatriculé ou non au Canada, n’est pas, lorsque l’un quelconque des événements suivants se produit sans qu’il y ait faute ou complicité réelle de sa part, savoir:

[…]

d) avarie ou perte de biens, autres que ceux qui sont mentionnés à l’alinéa b), ou violation de tout droit

(i) par l’acte ou l’omission de toute personne, qu’elle soit ou non à bord du navire, dans la navigation ou la conduite du navire, le chargement, le transport ou le déchargement de sa cargaison, ou l’embarquement, le transport ou le débarquement de ses passagers, ou

(ii) par quelque autre acte ou omission de la part d’une personne à bord du navire; responsable des dommages‑intérêts au‑delà des montants suivants, savoir:

[…]

f) à l’égard de toute avarie ou perte de biens ou de toute violation des droits dont fait mention l’alinéa d), un montant global équivalant à 1,000 francs‑or pour chaque tonneau         de jauge du navire.

[…]

Limitation de la responsabilité des propriétaires de navires

649. (1) Les articles 647 et 648 s’étendent et s’appliquent

[…]

[…] à toute personne agissant en qualité de capitaine ou à tout membre de l’équipage d’un navire et à tout employé du propriétaire ou de toute personne dont font mention les alinéas a) à c) lorsque l’un quelconque des événements mentionnés aux alinéas 647(2)a) à d) se produit, qu’il y ait ou non faute ou complicité réelle de leur part.

Extension de la limitation de la responsabilité

(2) Les limites que l’article 647 impose aux obligations de toutes les personnes dont la responsabilité est restreinte par l’article 647 et le paragraphe (1) du présent article, qui découlent d’une occasion distincte où est survenu l’un ou l’autre des événements mentionnés aux alinéas 647(2)a) à d), s’appliquent à l’ensemble desdites obligations encourues à cette occasion. [Non souligné dans l’original.]

Limite de la responsabilité globale

[48]      Lorsque le propriétaire de navire réussissait à démontrer qu’il était en droit de limiter sa responsabilité pour une perte ou un dommage, le fonds de limitation se situait entre 30 000 et 50 000 $ dans le cas des navires d’une jauge inférieure à 300 tonneaux (Le Rhône).

[49]      En 1998, le Canada a adopté la Convention de 1976 et le Protocole de 1996. L’adoption de ce nouveau régime a donné lieu à deux importants changements. Premièrement, en raison de l’article 4 de la Convention, c’est maintenant au demandeur qui cherche à empêcher le propriétaire de navire de limiter sa responsabilité qu’il incombe de démontrer que la perte ou « que le dommage résulte de son fait ou de son omission personnels, commis avec l’intention de provoquer un tel dommage, ou commis témérairement et avec conscience qu’un tel dommage en résulterait probablement ». En second lieu, en raison de l’alinéa (2)b) de l’article 15 de la Convention, lequel permet aux États Parties de réglementer le fonds de limitation de la responsabilité s’appliquant aux navires d’une jauge inférieure à 300 tonneaux, le Canada a fixé à 500 000 $ la limite de responsabilité, dans le cas de ces navires, dans le cas de navires d’une jauge inférieure à 300 tonneaux pour les créances autres que celles pour décès ou blessures corporelles (voir, plus précisément, l’alinéa 29b) de la LRMM).

[50]      D’une part, suivant la définition que l’on trouve à l’article 2 de la LRMM, la « Cour d’amirauté » est la Cour fédérale. La LRMM confère à cette Cour une compétence exclusive en ce qui concerne toute question se rapportant à la constitution et à la répartition du fonds de limitation prévu aux articles 11 à 13 de la Convention (paragraphe 32(1) de la LRMM). D’autre part, le paragraphe 32(2) de la LRMM prévoit que lorsqu’une personne peut limiter sa responsabilité en vertu des articles 28, 29 et 30 de la LRMM ou du paragraphe 1 des articles 6 ou 7 de la Convention, cette personne peut se prévaloir de ces dispositions en défense, ou dans le cadre d’une action ou demande reconventionnelle en jugement déclaratoire, devant tout tribunal compétent au Canada. En d’autres termes, la LRMM confère au propriétaire de navire le droit de choisir le tribunal devant lequel il souhaite faire valoir son droit de limiter sa responsabilité, et ce, indépendamment du tribunal devant lequel le créancier a intenté ou peut intenter son action en dommages‑intérêts. En l’espèce, Irving et MMC cherchent à faire valoir leur droit de limiter leur responsabilité par le truchement d’une action en jugement déclaratoire introduite devant la Cour fédérale.

[51]      Enfin, l’article 33 de la LRMM permet au propriétaire de navire, qui peut être en droit de limiter sa responsabilité en vertu des articles 28 ou 29 de la LRMM ou du paragraphe 1 des articles 6 ou 7 de la Convention, de saisir la Cour fédérale d’une demande visant notamment : a) à faire déterminer le montant de sa responsabilité; b) à faire constituer et répartir un fonds de limitation conformément aux articles 11 et 12 de la Convention; c) à obtenir une ordonnance empêchant toute personne d’intenter ou de continuer quelque procédure relative à la même affaire devant tout autre tribunal ou autorité.

[52]      Je passe maintenant à l’examen des dispositions de la Convention de 1976 qui sont pertinentes en la présente espèce. Le paragraphe 2 de l’article premier de la Convention précise que l’expression « propriétaire d’un navire » désigne le propriétaire, l’affréteur, l’armateur ou l’armateur‑gérant d’un navire de mer, et le paragraphe 4 de l’article premier permet aux personnes dont les faits, négligences et fautes entraînent la responsabilité du propriétaire de se prévaloir de la limitation de la responsabilité prévue par la Convention. C’est en vertu de cette disposition que MMC affirme être en droit de limiter sa responsabilité pour l’incident qui s’est produit. Ainsi que la juge l’a souligné dans ses motifs, la question sera vigoureusement débattue par Siemens. Enfin, en ce qui concerne l’article premier de la Convention, le paragraphe 7 prévoit que le fait d’énoncer la limitation de la responsabilité n’emporte pas reconnaissance de cette responsabilité de la part du propriétaire de navire.

[53]      L’article 4 de la Convention énumère, comme nous l’avons déjà précisé, les cas dans lesquels le propriétaire du navire risque de perdre son droit de limiter sa responsabilité, en l’occurrence « s’il est prouvé que le dommage résulte de son fait ou de son omission personnels, commis avec l’intention de provoquer un tel dommage, ou commis témérairement et avec conscience qu’un tel dommage en résulterait probablement » (pour une analyse de cette disposition, voir la décision récente rendue par le juge Harrington de la Cour fédérale dans l’affaire Société Telus Communications c. Peracomo Inc., 2011 CF 494 (Peracomo (CF)), que notre Cour a confirmé par l’arrêt Société Telus Communications c. Peracomo Inc, 2012 CAF 199 (Peracomo (CAF)).

[54]      Les articles 6 à 8 de la Convention définissent les limites de la responsabilité pour décès ou lésion corporelle ainsi que pour tous les autres types de demandes et précisent la façon dont ces limites doivent être calculées.

[55]      Le paragraphe 1 de l’article 10 prévoit que le propriétaire d’un navire peut invoquer son droit de limiter sa responsabilité même si le fonds de limitation n’a pas encore été constitué.

[56]      L’article 11 de la Convention porte sur la constitution du fonds de limitation. Il prévoit en particulier, à son paragraphe 1, que le fonds est constitué « à concurrence du montant tel qu’il est calculé selon les dispositions des articles 6 et 7 applicables aux créances dont [le propriétaire de navire] peut être responsable ». Le paragraphe 2 de l’article 11 énumère les diverses façons dont le fonds peut être constitué et l’article 12 de la Convention prévoit le mode de répartition du fonds parmi les créanciers.

[57]      L’article 13 prévoit que, dès lors qu’un fonds de limitation a été constitué, aucune personne ayant produit une créance contre le fonds « ne peut être admise à exercer des droits relatifs à cette créance sur d’autres biens d’une personne par qui ou au nom de laquelle le fonds a été constitué ».

[58]      Enfin, l’article 14 de la Convention, qui nous intéresse en l’espèce, prévoit que les règles relatives à la constitution et à la répartition d’un fonds de limitation « ainsi que toutes règles de procédure en rapport avec elles, sont régies par la loi de l’État Partie dans lequel le fonds est constitué ».

[59]      Tel est le contexte au regard duquel il convient d’examiner les ordonnances prononcées par la juge au sujet des requêtes en suspension et des requêtes en interdiction.

[60]      Je passe maintenant à l’ordonnance par laquelle la juge a interdit à Siemens et à toute autre personne de poursuivre leur demande contre Irving et MMC devant tout autre tribunal que la Cour fédérale. Avant d’aller plus loin, il convient toutefois de signaler que l’accueil de l’une ou l’autre des requêtes en interdiction ou des requêtes en suspension entraîne nécessairement le rejet des autres étant donné que la question soulevée par ces requêtes est celle de savoir si la Cour fédérale est le tribunal compétent pour examiner et juger les actions en limitation de responsabilité et celle de savoir si, parallèlement au déroulement des instances en question, l’instruction de l’action en dommages‑intérêts introduite par Siemens en Ontario doit se poursuivre.

[61]      Par sa requête en suspension de l’instance introduite devant la Cour fédérale, Siemens soutient implicitement que son action en dommages‑intérêts doit suivre son cours et que la Cour supérieure de l’Ontario doit, dans le cadre de cette instance, pouvoir décider si Irving et MMC sont en droit de limiter leur responsabilité. C’est sur ce fondement que Siemens sollicite une ordonnance suspendant les instances introduites devant la Cour fédérale.

[62]      Contrairement à la thèse de Siemens, Irving et MMC soutiennent que les instances en limitation de responsabilité introduites devant la Cour fédérale ont été portées devant le tribunal compétent parce que seule la Cour fédérale peut constituer et répartir le fonds de limitation qu’elle a demandé à la Cour fédérale de constituer.

[63]      En outre, Irving et MMC affirment qu’en permettant à l’action en limitation de responsabilité de suivre son cours devant la Cour fédérale et en empêchant la poursuite de l’action introduite en Ontario tant que la Cour fédérale n’aura pas tranché les questions soulevées par les actions en limitation de responsabilité, on donnera effet à l’adhésion du Canada à la Convention de 1976. Les ressources judiciaires seraient ainsi utilisées de façon plus efficace et les parties pourront débattre la question au cœur de leur litige, en l’occurrence leur droit de limiter leur responsabilité.

[64]      Tout en gardant ces considérations à l’esprit, je passe maintenant à l’examen des requêtes en interdiction.

[65]      Siemens soutient que la juge a commis une erreur en lui interdisant de poursuivre son instance devant la Cour supérieure de l’Ontario. Elle affirme que la juge n’a pas appliqué le bon critère et qu’elle n’a pas accordé suffisamment de poids à certains facteurs importants.

[66]      En ce qui concerne les critères applicables, Siemens fait valoir que le critère applicable selon l’alinéa 33(1)c) de la LRMM est le critère de l’injonction interdisant toute poursuite qui est consacré par la Cour suprême du Canada par l’arrêt Amchem Products Inc. c. Colombie‑Britannique (Workers’ Compensation Board), [1993] 1 R.C.S. 897 (Amchem). Suivant Siemens, ce critère [traduction] « assure le respect des principes de courtoisie judiciaire, d’ordre et d’équité qui doivent guider toute analyse » et [traduction] « assure que l’on respecte comme il se doit la compétence inhérente des juridictions supérieures » (mémoire des faits et du droit de Siemens, paragraphe 36).

[67]      À l’appui de cette thèse, Siemens souligne que la Cour supérieure de l’Ontario exerce une compétence concurrente avec la Cour fédérale sur les questions maritimes autres que celles relatives à la constitution et à la répartition du fonds de limitation, ajoutant qu’aux termes du paragraphe 32(2) de la LRMM, la Cour supérieure de l’Ontario peut statuer sur la question de limitation de responsabilité.

[68]      Siemens ajoute que l’injonction interdisant toute poursuite n’est accordée que dans des cas exceptionnel, c’est‑à‑dire lorsqu’il est satisfait aux cinq critères suivants : i) une instance est pendante à l’étranger; ii) la demande de suspension de l’instance présentée devant le tribunal étranger a été rejetée; iii) il est allégué que le tribunal interne constitue le tribunal approprié et le tribunal interne constitue éventuellement le tribunal approprié; iv) le tribunal étranger ne peut raisonnablement se déclarer compétent en se fondant sur les principes du forum non conveniens; v) le prononcé de l’injonction ne privera pas le demandeur des avantages personnels ou juridiques légitimes que lui offrirait le tribunal étranger et dont il serait injuste de le priver.

[69]      Siemens affirme également que trois des critères en question ne sont pas respectés en l’espèce. Elle affirme premièrement que ni Irving ni MMC n’ont demandé à la Cour supérieure de l’Ontario de suspendre l’instance dont elle est saisie. Siemens affirme ensuite que la Cour supérieure de l’Ontario a compétence selon les principes du forum non conveniens. Enfin, elle affirme que, si elle n’est pas en mesure de poursuivre son recours devant la Cour supérieure de l’Ontario, elle sera privée de trois avantages juridiques, à savoir le droit à une communication préalable plus large, le droit à un procès par jury et le droit de faire trancher dans le cadre d’une seule instance toutes les prétentions et tous les moyens de défense invoqués.

[70]      À titre subsidiaire, Siemens soutient que, même si le pouvoir conféré à la Cour fédérale par l’alinéa 33(1)c) de la LRMM n’est pas de la nature d’une injonction interdisant toute poursuite, il est quand même de la nature d’une injonction. Le critère applicable est donc celui qui est consacré par la Cour suprême du Canada par l’arrêt RJR — MacDonald, et ce critère permet au juge de prononcer une injonction interlocutoire seulement lorsqu’il y a une question sérieuse à juger, que le refus de prononcer l’injonction demandée ferait subir un préjudice irréparable au requérant et que la prépondérance des inconvénients favorise le requérant. Suivant Siemens, Irving et MMC ne satisfont pas aux exigences du critère.

[71]      Siemens avance aussi la thèse qu’il ressort du libellé clair des articles 32 et 33 de la LRMM que la Cour fédérale ne peut exercer son pouvoir d’interdiction que dans les cas les plus clairs, ajoutant qu’il est nécessaire de respecter les critères énoncés dans les arrêts Amchem et RJR — MacDonald pour s’assurer que, lorsqu’elle exerce les vastes pouvoirs que lui confèrent les dispositions en question, la Cour fédérale ne les utilise que [traduction] « dans les cas appropriés et d’une manière qui est respectueuse de la compétence inhérente des juridictions supérieures » (mémoire de Siemens, paragraphe 60). Plus particulièrement, Siemens affirme que, étant donné que la Cour supérieure de l’Ontario dispose de la compétence maritime, concurremment avec la Cour fédérale, et que cette compétence comprend le droit de se prononcer sur la validité du droit de limiter la responsabilité en vertu de la LRMM, la Cour fédérale doit faire preuve de beaucoup de prudence avant d’interdire l’introduction ou la poursuite d’une instance, pour éviter de faire échec à l’attribution, par le législateur fédéral, d’une compétence concurrente à la Cour supérieure de l’Ontario.

[72]      Siemens souligne que la seule compétence exclusive qui est conférée à la Cour fédérale concerne la constitution et la répartition d’un fonds de limitation et que l’article 10 de la Convention n’exige pas que le fonds de limitation soit constitué au préalable. Siemens affirme donc que, lorsqu’il n’est pas nécessaire de constituer un fonds ou encore que le navire ne fait pas l’objet d’une saisie, la Cour fédérale ne saurait interdire d’autres procédures.

[73]      Siemens soutient enfin que le pouvoir d’interdire l’introduction d’autres instances ne peut être exercé tant que le droit de limiter la responsabilité n’a pas été exercé, ajoutant qu’en l’espèce, aucune décision en ce sens n’a été prise.

[74]      Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que la juge n’a pas commis d’erreur en interdisant à Siemens et à toute autre personne d’introduire ou de poursuivre une instance devant tout autre tribunal judiciaire ou administratif que la Cour fédérale.

[75]      Je commencerai par examiner la thèse de Siemens portant que la Cour fédérale ne peut exercer son pouvoir d’interdire tant qu’il n’a pas été statué sur le droit de limiter la responsabilité. Cette thèse contredit directement, à mon avis, le paragraphe 33(1) de la LRMM.

[76]      Ainsi qu’Irving le fait valoir, l’interprétation juste de l’article 33 [traduction] « commande la conclusion opposée » (mémoire d’Irving, au paragraphe 73). Le paragraphe 33(1) dispose que l’intéressé, c’est‑à‑dire le propriétaire de navire, peut demander à la Cour fédérale de déterminer le montant de la responsabilité et de prononcer une ordonnance empêchant toute personne d’intenter ou de continuer quelque procédure relative à la même affaire devant tout autre tribunal ou autorité « [l]orsque la responsabilité d’une personne est limitée aux termes des articles 28 ou 29 de la présente loi ou du paragraphe 1 des articles 6 ou 7 de la Convention » relativement à une créance réelle ou appréhendée.

[77]      Je ne vois pas comment l’on pourrait, au termes du paragraphe 33(1) de la LRMM, soutenir, à l’instar de Siemens, que la Cour ne peut prononcer d’ordonnance l’empêchant elle, ou toute autre personne, d’intenter ou de continuer une procédure devant un autre tribunal que la Cour fédérale avant qu’il n’ait été statué sur la question de savoir si le propriétaire du navire peut limiter sa responsabilité. La raison d’être de cette disposition est de toute évidence de permettre au propriétaire de navire visé par une demande — réelle ou appréhendée — de faire trancher par la Cour fédérale la question de savoir s’il peut ou non limiter sa responsabilité en ce qui concerne le préjudice subi par le demandeur. S’il n’en était pas ainsi, il n’y aurait aucune raison de permettre au propriétaire du navire de demander au tribunal de déterminer le montant de sa responsabilité et de prononcer une ordonnance interdisant à toute autre personne d’introduire une instance devant un autre tribunal. Ainsi, le paragraphe 33(1) de la LRMM envisage de toute évidence les cas où le droit de limiter la responsabilité n’a pas encore fait l’objet d’une décision juridictionnelle.

[78]      À mon avis, il ressort du libellé tant de la version française que dans la version anglaise du paragraphe 33(1) que, lorsqu’en raison des articles 28 ou 29 de la LRMM ou du paragraphe 1 des articles 6 ou 7 de la Convention, le propriétaire d’un navire peut être en droit de limiter sa responsabilité relativement à une créance — réelle ou appréhendée —, ce propriétaire de navire peut demander à la Cour fédérale de prononcer les ordonnances qu’elle est habilitée à rendre en vertu des alinéas 33(1)a) et c) de la LRMM.

[79]      Les mots « est limité aux termes des articles 28 ou 29 de la présente loi ou du paragraphe 1 des articles 6 ou 7 de la Convention » que l’on trouve au paragraphe 33(1) ne peuvent raisonnablement pas se rapporter à une décision judiciaire concernant le droit de limiter sa responsabilité, étant donné que l’objet même de l’action en limitation de responsabilité est l’obtention d’une décision juridictionnelle. On vise un type de responsabilité, c’est‑à‑dire celle qui est limitée par les articles 28 ou 29 de la LRMM ou les articles 6 ou 7 de la Convention. Le fait que le propriétaire de navire peut s’adresser à la Cour fédérale non seulement lorsqu’il fait l’objet d’une demande, mais également lorsqu’une demande est « appréhendée » revêt une grande importance lorsqu’il s’agit d’interpréter le paragraphe 33(1). Ainsi, si le propriétaire d’un navire peut agir en vertu du paragraphe 33(1) lorsqu’il fait l’objet d’une demande qui est simplement « appréhendée », on ne peut en toute logique penser qu’une décision judiciaire doit avoir été rendue avant que le propriétaire du navire puisse agir en vertu de cette disposition.

[80]      À mon humble avis, aucune autre interprétation de cette disposition n’est possible. En conséquence, la thèse de Siemens doit être rejetée.

[81]      Je passe maintenant à la thèse de Siemens suivant laquelle, lorsqu’un fonds n’est pas nécessaire ou qu’un navire n’a pas été saisi, rien ne justifie la Cour fédérale d’interdire l’introduction d’autres instances. Là encore cette thèse m’apparaît mal fondée. Il n’y a rien dans la LRMM et en particulier à l’article 33 de cette loi qui pourrait en toute logique aller dans le sens de la thèse de Siemens. Le pouvoir de constituer un fonds et celui d’interdire l’introduction d’autres instances sont énoncés dans des alinéas distincts du paragraphe 33(1) et le prononcé d’une ordonnance interdisant l’introduction d’autres instances ne dépend manifestement pas de la constitution d’un fonds de limitation. À mon avis, la Cour peut interdire l’introduction d’autres instances, qu’elle ait ou non accepté de constituer un fonds de limitation en vertu des articles 11 et 12 de la Convention.

[82]      J’examinerai maintenant les arguments de Siemens en ce qui concerne le critère applicable dans le cas du paragraphe 33(1) de la LRMM. Pour les motifs qui suivent, je conclus que le critère applicable est celui de la « mesure indiquée » et non ceux qui sont consacrés par les arrêts Amchem et RJR — MacDonald.

[83]      La question précise que soulèvent les requêtes en interdiction présentées par Irving et par MMC est celle de savoir si la Cour fédérale peut empêcher Siemens de continuer à faire instruire son action en Ontario en même temps que les actions en limitation de responsabilité suivent leur cours devant la Cour fédérale. Dans le contexte de l’instance qu’ils ont introduite devant la Cour fédérale, Irving et MMC ont demandé à la Cour fédérale, en vertu du paragraphe 33(1) de la LRMM, de déterminer le montant de leur responsabilité, de constituer un fonds de limitation et d’interdire à Siemens et à toute autre personne d’introduire ou de poursuivre une instance devant un autre tribunal. À mon avis, les mots « déterminer le montant de la responsabilité » que l’on trouve à l’alinéa 33(1)a) de la LRMM s’entendent de la détermination du montant de la responsabilité limitée selon les articles 28 ou 29 de la LRMM ou le paragraphe 1 des articles 6 ou 7 de la Convention.

[84]      Devant la Cour supérieure de l’Ontario, Siemens a introduit une action par laquelle elle cherche à obtenir une indemnité pour la perte qu’elle soutient avoir subie en raison de l’incident. Plus particulièrement, Siemens cherche à obtenir une indemnité qui dépasse de loin la limite de responsabilité à laquelle Irving et MMC pourrait avoir droit s’ils obtenaient gain de cause dans leur action en limitation de responsabilité devant la Cour fédérale. Ce montant, comme je l’ai déjà précisé, est de 500 000 $.

[85]      Bien que j’aie déjà examiné les motifs pour lesquels la juge a accueilli les requêtes en interdiction d’Irving et de MMC, je vais brièvement les résumer par souci de commodité.

[86]      En premier lieu, la juge a exprimé l’opinion qu’il existait, de prime abord, un droit de limiter sa responsabilité en vertu de la LRMM et de la Convention et que le demandeur qui cherche à empêcher un propriétaire de navire de limiter sa responsabilité doit s’acquitter d’une très lourde charge de preuve.

[87]      La juge a ensuite indiqué que le fait que le montant de la limitation de responsabilité de 500 000 $ applicable à toutes les créances découlant de l’incident sont de loin inférieur à celui que réclamait Siemens dans son action, c’est‑à‑dire 40 000 000 $, était un facteur qui militait fortement en faveur de la poursuite de l’action en limitation de responsabilité devant la Cour fédérale. À son avis, en se prononçant d’abord sur le droit d’Irving et de MMC de limiter leur responsabilité, on ferait incontestablement épargner des sommes considérables à toutes les personnes en cause dans les instances en question.

[88]      La juge a ensuite observé qu’Irving semblait répondre à la définition de « propriétaire de navire » prévue à l’article premier de la Convention, ajoutant que, dans le cas de MMC, la réponse à la question était moins claire. La juge a expliqué que le droit que MMC peut faire valoir reposait sur le paragraphe 4 de l’article premier de la Convention, mais que cette question serait âprement débattue. Au paragraphe 149 de ses motifs, elle a insisté sur le fait que, bien que Simmons ait choisi une juridiction ontarienne pour faire valoir son action en dommages‑intérêts, la LRMM accordait à Irving et à MMC la possibilité de choisir le tribunal par lequel elle souhaitait faire instruire leur demande en limitation de responsabilité, faisant observer que ces instances étaient censées être expéditives.

[89]      La juge s’est ensuite penchée sur l’argument de Siemens suivant lequel les Règles de procédure civile de l’Ontario [R.R.O. 1990, Règl. 194] permettaient une communication préalable plus large et qu’elles prévoyaient la possibilité de demander la tenue d’un procès par jury. Elle a examiné ces arguments en faisant valoir que, devant la Cour fédérale, le juge chargé de la gestion d’instance pourrait permettre une communication préalable plus large si cette mesure était justifiée, ajoutant que l’option offerte à Siemens [traduction] « de faire examiner sa demande par un jury doit céder le pas devant les inconvénients et le double emploi qui découleront de l’examen de la question de la limitation par notre Cour ainsi que par la Cour supérieure de justice de l’Ontario » [au paragraphe 151].

[90]      La juge a ensuite estimé que la Cour fédérale avait compétence sur toutes les demandes se rapportant à l’incident, ajoutant que la question de la responsabilité pouvait être examinée dans le cadre des actions en limitation de responsabilité et que Siemens pouvait introduire son action devant la Cour fédérale ou présenter en vertu de l’alinéa 33(4)a) de la LRMM une demande reconventionnelle en réponse aux actions en limitation de responsabilité. La juge a ainsi conclu ses observations sur cette question, au paragraphe 156 de ses motifs :

[traduction] Contrairement à ce que prétend Siemens, la Cour fédérale est la juridiction la plus indiquée pour statuer sur toutes les questions relatives à l’incident. Il ne fait aucun doute que la Cour fédérale a compétence sur la question de la responsabilité. Seule la Cour fédérale a compétence sur la constitution et la répartition du fonds de limitation. Bien que ce fonds puisse constituer un aspect accessoire de la responsabilité et de la limitation de la responsabilité, il serait plus efficace de faire examiner toutes ces questions par un seul tribunal. La question du droit de limiter sa responsabilité ne peut être tranchée que dans le cadre d’une action en limitation de responsabilité.

[91]      D’entrée de jeu, je tiens à signaler que je crois qu’il est évident que les instances introduites par Irving et MMC devant la Cour fédérale découlent du paragraphe 32(2) de la LRMM par lequel le législateur a accordé aux propriétaires de navires, c’est‑à‑dire à ceux qui peuvent être en droit de limiter leur responsabilité en vertu des articles 28 ou 29 de la LRMM ou du paragraphe 1 des articles 6 ou 7 de la Convention, le choix du for devant lequel ils entendent faire valoir leur droit de limiter leur responsabilité. Ainsi, malgré le fait que Siemens avait le droit d’introduire son action devant la Cour supérieure de l’Ontario, Irving et MMC ont régulièrement introduit leur action en limitation de responsabilité devant la Cour fédérale. La Cour fédérale était donc régulièrement saisie de ces actions et elle pouvait donc exercer les pouvoirs que le législateur lui a conférés au paragraphe 33(1) de la LRMM.

[92]      Vu l’ensemble des faits dont je dispose, j’estime donc que le seul tribunal qui peut se prononcer sur le droit d’Irving et de MMC de limiter leur responsabilité en ce qui concerne l’incident survenu en l’espèce est la Cour fédérale. Par conséquent, la question de savoir si la conduite d’Irving et de MMC les empêche de limiter leur responsabilité ne peut être tranchée que par la Cour fédérale. En conséquence, la question de savoir si la perte subie par Siemens « résulte [du fait ou de l’omission personnels d’Irving et/ou de MMC] commis avec l’intention de provoquer un tel dommage, ou commis témérairement et avec conscience qu’un tel dommage en résulterait probablement » [voir l’article 4 de la Convention] est celle sur laquelle la Cour fédérale devra statuer dans le cadre de l’action en limitation de responsabilité dont elle est saisie. En d’autres termes, cette question ne fait pas partie de celle qui serait soumise à un jury ontarien dans le cadre de l’instance introduite par Siemens en Ontario. Ce jury entendrait évidemment des éléments de preuve concernant la responsabilité et les dommages‑intérêts, mais, à mon humble avis, la question relative au droit de limiter sa responsabilité ne fait pas partie de celles sur laquelle un juge ontarien serait appelé à se prononcer parce que la Cour fédérale est régulièrement saisie de cette question conformément au paragraphe 33(1) de la LRMM.

[93]      J’ajouterais par ailleurs que l’intention et la témérité ne sont des facteurs pertinents que dans le cadre d’une instance en limitation de responsabilité soumise à la Cour fédérale. La question de savoir si Irving et MMC avaient l’intention de provoquer le dommage ou de savoir si elles ont agi témérairement en sachant qu’un tel dommage en résulterait probablement n’a aucune incidence sur leur responsabilité quant à cette perte. Ces concepts ne deviennent pertinents que lorsqu’Irving et MMC cherchent à limiter leur responsabilité en vertu des dispositions pertinentes de la LRMM et de la Convention.

[94]      Il est également évident pour moi que la véritable question que soulèvent l’instance introduite en Ontario et celle dont la Cour fédérale est saisie est celle de savoir si Irving et MMC peuvent limiter leur responsabilité. Si elles peuvent toutes les deux limiter leur responsabilité, les thèses invoquées contre eux deviendront probablement sans objet lorsqu’elles paieront le montant de leur responsabilité, à savoir 500 000 $ plus les intérêts. Si Irving ou MMC ou l’une et l’autre ne sont pas en droit de limiter leur responsabilité, l’instance introduite en Ontario se poursuivra contre celle qui ne peut se prévaloir de ce droit et, là encore, les probabilités qu’on en arrive à un règlement sont, à mon humble avis, très élevées. De fait, le juge de la Cour fédérale aura alors conclu que le dommage résulte d’une intention ou de la témérité au sens de l’article 4 de la Convention ou, dans le cas de MMC, que celle‑ci ne peut se prévaloir de la protection prévue par le paragraphe 4 de l’article premier de la Convention. En d’autres termes, la controverse fondamentale entre les parties n’est pas la responsabilité ou les dommages, mais bien le droit de limiter sa responsabilité. Dès lors que la question de la responsabilité a été tranchée, le débat entre les parties sera fort probablement clos.

[95]      Gardant ces considérations à l’esprit, j’examinerai maintenant le critère applicable.

[96]      Je citerai tout d’abord la décision Le Sheena M, où le protonotaire Hargrave a exposé de manière claire et concise la démarche à suivre pour instruire une requête comme celle dont nous sommes saisis.

[97]      Dans l’affaire Le Sheena M, la question en litige était de savoir si une action en dommages‑intérêts — qui découlait d’un accident au cours duquel une barge qui était en train d’être remorquée par un remorqueur avait heurté un pont — devait être suspendue de manière à permettre au propriétaire, au capitaine et à l’équipage du Sheena M de poursuivre leur action en limitation de responsabilité introduite en vertu de la Convention de 1976 et du Protocole de 1996. À la différence de la présente affaire, les deux actions avaient été introduites devant la Cour fédérale.

[98]      Le protonotaire était également appelé à décider s’il convenait de réunir l’action en dommages‑intérêts et l’action en limitation de responsabilité. Pour justifier son refus de réunir les deux actions, le protonotaire a fait les observations suivantes au paragraphe 3 de ses motifs :

J’ai examiné attentivement les aspects de la requête en réunion des actions soulevés par les avocats de Canadien Pacifique et de Rivtow Marine Ltd., mais j’ai refusé de réunir les actions, pour plusieurs motifs. Notamment, l’action en limitation de responsabilité et l’action visant à établir la responsabilité sont incompatibles et ne peuvent être réunies parce que les questions à trancher sont différentes, qu’il y a conflit sur le plan du fardeau de la preuve et que des normes de conduite différentes s’appliquent; l’action en limitation de la responsabilité doit presque équivaloir à une procédure sommaire, d’autant plus que les parties rattachées au Sheena M renoncent à l’enquête préalable, alors que l’action en responsabilité s’avérera presque inévitablement complexe; la réunion n’entraînera pas une grande économie d’argent et risque en fait d’engendrer des frais additionnels importants; enfin, les parties rattachées au Sheena M, en qualité de demandeurs dans l’action en limitation de la responsabilité, sont plus avancées que Canadien Pacifique, en qualité de demanderesse dans l’action en responsabilité: les parties rattachées au Sheena M ne devraient pas être empêchées de faire trancher sans retard leurs prétentions de portée relativement limitée. J’ai donc rejeté la requête en réunion des actions. [Non souligné dans l’original.]

[99]      À mon avis, les passages soulignés sont également utiles pour nous aider à déterminer si les requêtes en interdiction devraient être accueillies.

[100]   Après avoir rendu sa décision au sujet de la réunion des actions, le protonotaire s’est penché sur la requête en suspension et a expliqué les différences essentielles qui existaient entre la Convention de 1957 et celle de 1976, soulignant le fait que, suivant le nouveau régime, la charge de la preuve reposait désormais sur le créancier et non plus sur le propriétaire du navire. Comme je l’ai déjà précisé, un autre changement notable est le fait que la limite de la responsabilité prévue par le nouveau régime a été considérablement augmentée dans le cas des navires dont la jauge ne dépasse pas 300 tonneaux. Cette limite de 500 000 $ est au moins dix fois supérieure à celle qui était prévue par la Convention de 1957.

[101]   Le protonotaire cite ensuite les remarques formulées par le juge Sheen de la Haute Cour de l’Angleterre, Division du Banc de la Reine (Section de l’amirauté) dans l’affaire Breydon Merchant, The, [1992] 1 Lloyd’s Rep. 373, où le juge Sheen fait observer, à la page 376, que l’un des objectifs de la Convention était de créer un droit de limiter la responsabilité qui est presque [traduction] « incontestable » ajoutant que [traduction] « en échange de ces droits, les propriétaires de navire acceptent une limite de responsabilité plus élevée ».

[102]   Le protonotaire cite ensuite un passage du traité Limitation of Liability for Maritime Claims, Lloyd’s of London Press, 1998, à la page 3, où les auteurs, Patrick Griggs et Richard Williams, précisent bien que l’un des objectifs de la Convention était de réduire la multiplication des litiges sur la limitation de la responsabilité, expliquant que pour atteindre cet objectif, les signataires de la Convention avaient accepté d’augmenter le fonds de limitation et de créer [traduction] « un droit à la limitation de la responsabilité pratiquement impossible à écarter ». Je relève que dans un jugement récent de notre Cour (Peracomo (CAF)), les juges Gauthier et Trudel, qui exprimaient l’opinion de la Cour avec l’appui du juge Létourneau, ont cité et retenu les observations de Griggs et Williams, invoqués par le protonotaire Hargrave dans la décision Le Sheena M.

[103]   Le protonotaire a, par conséquent, expliqué, au paragraphe 9 de ses motifs, que, quoique le droit à la limitation de la responsabilité prévue par la Convention de 1976 ne soit pas absolu, il serait très difficile de l’écarter, ajoutant que « [i]l faut se demander s’il est sensé de permettre la tenue d’un procès complexe sur la question de la responsabilité alors que cette question peut être tranchée plus rapidement, à moindre coût et de façon adéquate au moyen d’une action en limitation de la responsabilité ». Au paragraphe 11, le protonotaire s’est ensuite dit d’avis que lorsque le créancier réussit à empêcher le propriétaire du navire de limiter sa responsabilité, « il est difficile de concevoir que ce dernier puisse même songer à opposer une défense à une action en responsabilité ».

[104]   Au paragraphe 16 de ses motifs, pour répondre à la question de savoir si la Cour fédérale avait perdu sa compétence en raison du principe de l’autorité de la chose jugée, c’est‑à‑dire en raison de l’ordonnance qu’il avait déjà prononcée et aux termes de laquelle il avait interdit au demandeur dans l’action en dommages‑intérêts d’introduire ou de poursuivre une instance devant tout autre tribunal que la Cour fédérale, le protonotaire s’est dit d’avis que la question en litige dans la requête visant à empêcher toute procédure était celle du droit des parties rattachées au Sheena M « de ne pas être forcées de répondre à d’autres actions sur un autre front » plus particulièrement devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique, tant qu’une décision ne serait pas rendue par la Cour fédérale dans leur action en limitation de la responsabilité. La requête visant à empêcher toute procédure dont le protonotaire était saisi était présentée en vertu de l’alinéa 581(1)c) [mod. par L.C. 1998, ch. 6, art. 2] de la Loi sur la marine marchande du Canada [L.R.C. (1985), ch. S-9] qui, comme je l’ai déjà précisé, était la disposition qui a précédé le paragraphe 33(1) de la LRMM.

[105]   En faisant ces observations, le protonotaire a précisé que le critère applicable pour empêcher l’introduction ou la poursuite d’une instance « consiste à se demander si pareille ordonnance est appropriée, comme le prévoit le texte introductif du paragraphe 581(1) de la Loi sur la marine marchande du Canada, qui dispose :

581. (1) Lorsqu’une créance est formée ou appréhendée relativement à la responsabilité d’une personne, laquelle peut être limitée en application des articles 577 ou 578 ou du paragraphe 1 des articles 6 ou 7 de la Convention, la Cour d’Amirauté peut, sur demande de cette personne ou de tout autre intéressé — y compris une partie à une procédure relative à la même affaire devant tout autre tribunal ou autorité —, prendre toute mesure qu’elle juge appropriée, notamment :

a) déterminer le montant de la responsabilité et faire le nécessaire pour la constitution et        la répartition du fonds de limitation y afférent conformément aux articles 11 et 12 de la Convention;

b) joindre les intéressés aux procédures, exclure tout créancier qui ne respecte pas un certain délai, exiger une garantie des parties invoquant la limitation de responsabilité ou de tout autre intéressé et exiger le paiement des frais qu’elle estime indiqués;

c) empêcher toute personne de commencer ou continuer toute procédure relative à la même affaire devant tout autre tribunal ou autorité.

Pouvoirs de la Cour d’Amirauté

[106]   Ainsi que le protonotaire l’a, à bon droit, conclu, le critère applicable lorsqu’il s’agit de faire droit à une requête visant à empêcher l’introduction d’une instance est bien celui de savoir s’il s’agit d’une « mesure indiquée ». Je ne vois pas comment on pourrait arriver à une conclusion différente, compte tenu des mots employés par le législateur au paragraphe 33(1) de la LRMM lorsqu’il précise que la Cour fédérale peut « prendre toute mesure qu’elle juge indiquée, notamment : […] c) empêcher toute personne d’intenter ou de continuer quelque procédure relative à la même affaire devant tout autre tribunal ou autorité ».

[107]   Ce critère est, incontestablement, un critère large et discrétionnaire. Le législateur n’aurait pas pu employer des mots plus clairs que ceux qu’il a utilisés dans cette disposition en permettant à la Cour fédérale de rendre une ordonnance d’interdiction lorsqu’elle juge cette mesure indiquée. Je suis donc d’avis que la Cour peut rendre une ordonnance d’interdiction si, compte tenu de l’ensemble des circonstances, elle estime qu’il s’agit là de l’ordonnance indiquée. Après s’être acquittée de cette tâche, la juge a conclu en l’espèce qu’il convenait de rendre une ordonnance interdisant à Siemens et à d’autres personnes d’introduire une instance. Non seulement les motifs qu’elle a énoncés ne sont à mon avis entachés d’aucune erreur, mais j’estime que l’ordonnance qu’elle a prononcée était la bonne, lorsqu’on tient compte de l’ensemble des circonstances de l’espèce.

[108]   J’exposerai à ce stade les faits qui m’amènent à conclure que la juge n’a pas commis d’erreur en interdisant à Siemens et à toute autre personne d’introduire ou de poursuivre une instance devant un autre tribunal que la Cour fédérale.

[109]   Premièrement, Irving et MMC ont choisi, en vertu du paragraphe 32(2) de la LRMM, de déférer leur action en limitation de responsabilité à la Cour fédérale. Dans la foulée, elles ont demandé à la Cour fédérale de déterminer le montant de leur responsabilité et de constituer un fonds de limitation en vertu des articles 11 et 12 de la Convention. En conséquence, ainsi que je l’ai déjà expliqué, la Cour fédérale est le seul tribunal qui peut se prononcer sur le droit d’Irving et de MMC de limiter leur responsabilité relativement à l’incident survenu.

[110]   Ensuite, l’action en dommages-intérêts introduite en Ontario et l’instance en limitation de responsabilité introduite devant la Cour fédérale découlent du même incident. Il y a également lieu de tenir compte du fait qu’Irving et MMC sont présumées être en droit de limiter leur responsabilité et qu’en tant que demanderesse, Siemens a la charge d’établir que la conduite d’Irving et des MMC les exclut du bénéfice de cette limitation de responsabilité ou encore que MMC ne peut invoquer à son profit le paragraphe 4 de l’article premier de la Convention. À cet égard, il importe de se rappeler que l’un des objectifs de la Convention est d’éliminer les contentieux inutiles en ce qui concerne le droit de limiter sa responsabilité en faisant reposer la charge de preuve sur les demandeurs et en décuplant le fonds de limitation.

[111]   En conséquence, si les actions en limitation de responsabilité devaient être accueillies, un fonds de 500 000 $ pourrait servir à satisfaire la créance de Siemens et à désintéresser également tout autre éventuel créancier. La question de savoir s’il existe ou non d’autres créanciers ne constitue pas, à mon avis, un facteur pertinent. Ainsi que je l’ai déjà expliqué, le droit de limiter sa responsabilité est, à toutes fins utiles, la seule question découlant de l’incident qui se pose dans la présente procédure contentieuse. Bien qu’Irving et MMC n’aient pas admis leur responsabilité, il n’en demeure pas moins que les rotors sont tombés à l’eau dans le Port Saint John et qu’Irving et MMC ne disposent donc pas de véritable moyen de défense à l’action en dommages‑intérêts, hormis leur thèse portant qu’elles sont en droit de limiter leur responsabilité. Je ne voudrais évidemment pas que l’on croie que je suis d’avis qu’Irving et MMC n’ont aucun moyen de défense à faire valoir; je tiens simplement à souligner que le nœud de la présente instance est la question de savoir si Irving et MMC peuvent limiter leur responsabilité. Je ne peux donc m’empêcher d’observer que l’issue du différend qui oppose les parties dépend probablement de la conclusion que la Cour fédérale tirera au sujet du droit de limiter la responsabilité, en ce sens que l’instance en limitation de responsabilité permettra aux parties de débattre sans délai la véritable controverse entre elles, permettant ainsi à tous les intéressés de faire d’importantes économies.

[112]   De plus, en raison de l’opinion que j’ai déjà exprimée dans les présents motifs, la question de la limitation ne serait de toute façon pas soumise à un jury même si l’instance introduite en Ontario ne faisait pas l’objet d’une interdiction, étant donné que la conclusion qui sera tirée au sujet de la responsabilité des dommages ne dépend pas de celle tirée quant à l’intention et à la témérité. J’ajouterais que, pour trancher l’action en limitation de responsabilité, la Cour fédérale n’est pas appelée à rechercher, en droit, si Irving et MMC sont responsables des dommages. Il faut se rappeler que le paragraphe 7 de l’article premier de la Convention précise bien qu’en invoquant son droit de limiter sa responsabilité, le propriétaire d’un navire n’admet pas sa responsabilité quant aux dommages. Là encore, au risque de me répéter, il ne peut y avoir le moindre doute que, si Irving et MMC étaient en droit de limiter leur responsabilité, le fonds de limitation de 500 000 $ plus les intérêts sera versé à Siemens et à d’autres créanciers, s’il en est, et que les instances introduites en Ontario prendront fin, dans la mesure où Irving et MMC sont concernées.

[113]   Dans ces conditions, je suis d’avis qu’il ne serait pas raisonnable, avant qu’une décision ne soit rendue au sujet du droit d’Irving et de MMC de limiter leur responsabilité, de permettre à Siemens de poursuivre son action devant la Cour supérieure de l’Ontario. Je tiens ici à préciser que, vu l’ensemble des preuves, Irving semble être « propriétaire de navire » au sens du paragraphe 2 de l’article premier de la Convention et qu’en conséquence Irving est, de toute évidence, en droit de faire valoir son droit de limiter sa responsabilité. En ce qui concerne le droit de MMC de limiter sa responsabilité, sa situation est moins claire que celle d’Irving. MMC affirme toutefois qu’elle est également en droit de limiter sa responsabilité en raison du paragraphe 4 de l’article premier de la Convention, lequel dispose que « toute personne dont les faits, négligences et faute entraînent la responsabilité du propriétaire [du navire] […] est en droit de se prévaloir de la limitation de la responsabilité prévue dans la présente Convention ». Je complèterais ces observations en disant qu’à tout le moins, il n’y a aucun élément de preuve qui nous permette de conclure qu’Irving ou MMC n’ont aucune chance de voir reconnaître leur droit de limiter leur responsabilité. J’estime qu’aucun préjudice ne sera causé à Siemens si on l’empêche temporairement de poursuivre son action en Ontario et qu’on la force à s’adresser à la Cour fédérale pour résoudre la question de la limitation de responsabilité.

[114]   Le fait que la juge ait, ainsi qu’elle était en droit de le faire, ordonné la constitution d’un fonds de limitation de 500 000 $, plus les intérêts, à compter de la date de l’incident et que ce fonds soit constitué au profit d’Irving en tant que propriétaire de navire et de MMC, en tant que personne dont les faits, négligences et faute entraînent la responsabilité du propriétaire est également pertinent.

[115]   À mon humble avis, les tentatives faites par Siemens pour poursuivre l’affaire devant la Cour supérieure de l’Ontario s’expliquent par le fait qu’elle croit avoir de meilleures chances d’obtenir gain de cause sur l’intention et la témérité devant un jury plutôt que devant un juge. Que cette opinion soit fondée ou non est, à mon avis, sans importance. De plus, ainsi que je l’ai expliqué à de nombreuses reprises, la question relative au droit de limiter sa responsabilité est désormais une question dont seule la Cour fédérale est saisie en raison du choix qu’Irving et MMC ont fait de déférer cette question à la Cour fédérale en vertu du paragraphe 32(2) de la LRMM. À mon humble avis, les tribunaux, en l’occurrence la Cour fédérale et la Cour supérieure de l’Ontario, ne peuvent faire fi de ce choix.

[116]   Je conclus mes observations sur ce point en disant que, bien que la Cour fédérale ne dispose pas d’une compétence exclusive en ce qui concerne la question de la limitation de responsabilité, elle exerce dans les faits cette compétence exclusive. Je suis de cet avis parce que, tout d’abord, le paragraphe 32(2) permet au propriétaire de navire de choisir le for devant lequel il fera valoir son droit de limiter sa responsabilité. En second lieu, la Cour fédérale est le seul tribunal qui a compétence sur la constitution et la répartition du fonds de limitation. Ainsi, sauf dans des circonstances exceptionnelles, les propriétaires d’un navire choisiront presque invariablement de faire valoir leur droit de limiter leur responsabilité devant le tribunal qui possède une compétence exclusive en ce qui concerne la constitution du fonds de limitation. À ceci, j’ajouterais que la Cour fédérale est le tribunal qui possède des connaissances spécialisées en matière maritime et que ce fait est bien connu dans le monde des transports maritimes tant au Canada que sur la scène internationale.

[117]   Je suis d’avis que le législateur était conscient de ces considérations et qu’il les avait à l’esprit lorsqu’il a conféré à la Cour fédérale les vastes pouvoirs, y compris celui d’interdire, que l’on trouve au paragraphe 33(1) de la LRMM. Le libellé du paragraphe 33(1) constitue une reconnaissance non ambiguë, par le législateur, du fait que la Cour fédérale est le tribunal auquel il convenait de conférer de vastes pouvoirs de manière à lui permettre d’examiner effectivement toutes les questions se rapportant au fonds de limitation et aux demandes sous‑jacentes en matière de limitation de responsabilité.

[118]   En dernière analyse, la décision qui doit être rendue en ce qui concerne une requête en interdiction présentée en vertu du paragraphe 33(1) de la LRMM est une décision discrétionnaire qu’il faut prendre en tenant compte de tous les facteurs pertinents. À mon humble avis, c’est bien ce que la juge a fait en déterminant, vu l’ensemble des faits dont elle était saisie, s’il convenait d’interdire à Siemens et à d’autres personnes d’introduire ou de poursuivre une instance devant un autre tribunal que la Cour fédérale. Je ne vois aucune raison de modifier sa décision.

[119]   Avant de passer à l’examen des requêtes en suspension, je tiens à dire quelques mots au sujet des arguments de Siemens suivant lesquels le critère applicable est celui énoncé dans l’arrêt Amchem ou dans l’arrêt RJR — Macdonald.

[120]   En ce qui concerne les critères proposés par Siemens, je suis d’avis qu’ils sont incompatibles avec les dispositions pertinentes de la LRMM. Il est évident que le pouvoir d’interdire conféré à la Cour fédérale par la LRMM ne provient ni de la common law ni de l’equity. Il résulte d’une attribution spécifique de pouvoirs à la Cour fédérale par le législateur. À mon avis, ainsi que je l’ai déjà précisé, le fondement sur lequel la Cour fédérale doit exercer son pouvoir d’interdire n’aurait pas pu être formulé de façon plus claire que ce que le législateur a fait en édictant le paragraphe 33(1) de la LRMM. De plus, non seulement la thèse défendue par Siemens contredit‑elle le libellé clair de l’article 33, mais elle est également incompatible avec la nature et l’objet de l’article 33 et avec le régime international de limitation de responsabilité auquel le Canada a adhéré lorsqu’il a adopté la Convention et le Protocole, en ce sens que le pouvoir que l’alinéa 33(1)c) de la LRMM confère à la Cour fédérale consiste, incontestablement, à donner effet à une politique internationale en matière maritime et que ce pouvoir ne peut être assimilé à la faculté reconnue à un tribunal de prononcer une injonction interdisant toute poursuite dans le contexte de la question de savoir si le tribunal d’un pays ou d’un autre devrait se déclarer compétent sur une matière déterminée. On ne peut faire abstraction du fait que le paragraphe 33(1) ne peut être interprété correctement qu’en fonction du régime actuel de limitation de responsabilité prévu par la Convention, dont les articles 1 à 15 et 18 se voient reconnaître force de loi par le paragraphe 26(1) de la LRMM.

[121]   Vu de la Convention, les propriétaires de navire sont en droit de constituer un fonds et de déférer toutes les créances visant ce fonds dans le cadre d’une seule instance et devant un seul tribunal chargé de se prononcer sur la répartition de ce fonds. Par conséquent, je conclus sans hésiter que le paragraphe 33(1), et le critère de la « mesure indiquée » qu’on y trouve, ne ressemble en rien à une situation de conflit des lois dans laquelle un État convient mieux qu’un autre. Des considérations comme la courtoisie judiciaire ne jouent pas lorsqu’il s’agit de tirer une conclusion en vertu du paragraphe 33(1). Ainsi que l’avocat de MMC le soutient dans son mémoire, au paragraphe 26, [traduction] « la considération primordiale est la commodité et la volonté de donner effet à l’objet de loi, c’est‑à‑dire de faire juger toutes les demandes dans l’État d’ouverture de la procédure ».

[122]   Eu égard aux circonstances de la présente affaire et de celle de la plupart des actions en limitation de responsabilité, le paragraphe 33(1) de la LRMM habilite de toute évidence la Cour fédérale et ses juges à fixer la manière la plus expéditive de juger les questions découlant de la prétention d’un propriétaire de navire quant à son droit de limiter sa responsabilité. En conséquence, la question du forum non conveniens ne se pose pas en matière de demande de limitation de responsabilité surtout lorsque, comme en l’espèce, la compétence de la Cour fédérale sur la question ne saurait être remise en question. J’ajoute qu’il est par ailleurs incontestable que le tribunal ontarien est régulièrement saisi de l’action en dommages‑intérêts introduite par Siemens, ce qui contraste vivement avec la situation qui se présente dans les demandes d’injonction interdisant toute poursuite dans lesquelles la principale question est celle de savoir si le tribunal étranger a conclu à tort qu’il avait compétence sur une question qui est en instance devant un tribunal canadien. Ainsi, à mon humble avis, le critère énoncé dans l’arrêt Amchem n’est pas le critère pertinent lorsqu’il s’agit de juger une requête présentée en vertu du paragraphe 33(1) de la LRMM.

[123]   En ce qui concerne le critère consacré par la Cour suprême du Canada par la jurisprudence RJR — MacDonald, je ne vois aucune raison d’appliquer ce critère.

4.         La juge a‑t‑elle commis une erreur en rejetant les requêtes présentées par Siemens en suspension des actions en limitation de responsabilité introduites devant la Cour fédérale?

[124]   Comme je l’ai déjà précisé, je suis d’avis que l’accueil de l’une ou l’autre des requêtes en interdiction ou des requêtes en suspension entraîne nécessairement le rejet des autres requêtes. En concluant que c’est à bon droit que les requêtes en interdiction ont été accueillies, force m’est de conclure que les requêtes en suspension des actions en limitation de responsabilité doivent également être rejetées. En d’autres termes, si c’est à bon droit que la Cour fédérale a conclu, comme je le fais en l’espèce, qu’il convenait, dans les circonstances, d’interdire à Siemens et à toute autre personne d’introduire ou de poursuivre une instance devant tout autre tribunal que la Cour fédérale, il s’ensuit nécessairement qu’il n’est pas dans l’intérêt de la justice de suspendre l’instance introduite devant la Cour fédérale. En tout état de cause, je suis d’avis que la juge n’a pas commis d’erreur en concluant qu’il y avait lieu de rejeter les requêtes présentées par Siemens en vue de faire suspendre les actions en limitation de responsabilité.

[125]   En vertu du paragraphe 50(1) de la Loi sur les Cours fédérales, la Cour fédérale peut suspendre les procédures dans toute affaire : a) au motif que la demande est en instance devant un autre tribunal; b) lorsque pour quelque autre raison, l’intérêt de la justice l’exige. Ainsi, tout comme dans le cas des requêtes en interdiction, la décision de suspendre l’instance introduite devant la Cour fédérale est une décision discrétionnaire. Comme je l’ai déjà expliqué, la juge s’est ralliée à l’opinion exprimée par le protonotaire Hargrave par la décision Le Sheena M portant que le critère à deux volets consacré par la jurisprudence Mon‑Oil était celui qu’il fallait appliquer pour statuer sur une requête en suspension. À mon avis, dans le contexte de la présente instance, qui est fondé sur l’article 32 de la LRMM, la juge n’a pas commis d’erreur dans son choix du critère applicable.

[126]   Il est incontestable que, par la décision Le Sheena M, le protonotaire a rejeté la requête en suspension dont il était saisi en se fondant sur l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les Cours fédérales (Le Sheena M, paragraphe 21). En l’espèce, les requêtes en radiation de l’instance introduite devant la Cour fédérale doivent être jugées en fonction de cette disposition et non de l’alinéa 50(1)a). Contrairement à ce que soutient Siemens, l’action en instance en Ontario n’est pas une [traduction] « instance parallèle » qui est jugée en même temps que les actions en limitation de responsabilité introduites devant la Cour fédérale, étant donné que les actions en limitation de responsabilité sont de nature sommaire et qu’elles sont censées porter non pas sur la responsabilité ou les dommages, mais sur une question bien précise, en l’occurrence le droit d’Irving et de MMC de limiter leur responsabilité relativement aux dommages découlant de l’incident. De toute évidence, la mesure sollicitée dans l’instance introduite en Ontario et celle sollicitée devant la Cour fédérale sont différentes.

[127]   En conséquence, la seule question qui était déférée à la juge était celle de savoir s’il était dans l’intérêt de la justice de suspendre l’instance introduite devant la Cour fédérale. Suivant le critère de la jurisprudence Mon‑Oil qui, à mon avis, est le bon critère, la juge devait répondre à deux questions, à savoir, celle de savoir si la poursuite de l’instance introduite devant la Cour fédérale causerait un préjudice à Siemens et, en second lieu, celle de savoir si la suspension de l’instance introduite devant la Cour fédérale causerait une injustice à Irving et à MMC. La juge a soulevé ces questions et elle a conclu que Siemens ne satisfaisait pas au critère.

[128]   Premièrement, en ce qui concerne la question de savoir si la poursuite de l’instance introduite devant la Cour fédérale causerait un préjudice à Siemens, je ne vois pas comment Siemens pourrait subir un préjudice en raison de l’instance introduite devant la Cour fédérale. Comme je l’ai déjà expliqué, si Irving et MMC sont en droit de limiter leur responsabilité, le contentieux entre Siemens et ses deux entités s’arrêtera là. Les arguments formulés par Siemens au sujet de son droit à une communication préalable plus large et à un procès avec jury ne sont pas pertinents à mon avis. Au contraire, l’instance introduite devant la Cour fédérale permettra de résoudre la principale, voire la seule question en litige entre les parties et constitue une façon plus économique de procéder, étant donné qu’on évitera ainsi des procédures contentieuses inutiles.

[129] Quant à la question de savoir si la suspension de l’instance introduite devant la Cour fédérale causera une injustice à Irving et à MMC, la réponse est qu’elle ne subira aucune injustice étant donné qu’Irving et MMC sont présumées être en droit de limiter leur responsabilité en vertu de la convention. En réalité, Irving et MMC sont toutes les deux présumées être en droit de limiter leur responsabilité et il n’est pas nécessaire qu’elles intentent des procès inutiles en Ontario si leur droit de limiter leur responsabilité leur est reconnu. Ainsi, Irving et MMC sont toutes deux en droit de poursuivre leur instance en limitation de responsabilité devant la Cour fédérale, qui a notamment accepté de constituer un fonds de limitation pour toutes les créances découlant de l’incident. Il serait donc injuste pour Irving et pour MMC de suspendre les actions en limitation de responsabilité et, par conséquent, j’estime que la juge n’a pas commis d’erreur en refusant de suspendre les actions en limitation de responsabilité.

DISPOSITIF

[130] Par ces motifs, je suis d’avis de rejeter les appels interjetés par Siemens et d’adjuger les dépens aux intimées, Irving et MMC.

            La juge Dawson, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.

            Le juge Mainville, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.

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