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[2001] 1 C.F. 483

IMM-5330-99

Ali Ahmed, Belara Ahmed et Ali Ahsan Raju (demandeurs)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)

Répertorié : Ahmed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1re inst.)

Section de première instance, juge Tremblay-Lamer— Montréal, 16 août; Ottawa, 31 août 2000.

Citoyenneté et Immigration — Pratique en matière d’immigration — L’agent de révision des revendications refusées ne peut tirer de conclusion défavorable sur la crédibilité du demandeur du statut de réfugié qui sollicite le droit d’établissement en qualité de demandeur non reconnu du statut de réfugié au Canada, alors que la section du statut de réfugié, après avoir tenu une audience complète sur la revendication a conclu que le demandeur était crédible.

Le demandeur principal, son épouse et son fils étaient citoyens du Bangladesh. Lorsqu’il était procureur adjoint de la poursuite à Dhaka, sous le régime du Parti national du Bangladesh (PNB), il avait poursuivi de nombreux hommes de main de la Ligue Awami. Lorsque le PNB a perdu le pouvoir, il a été destitué de son poste, comblé par nomination politique. Le demandeur a affirmé avoir été la cible des personnes qu’il avait poursuivies, mais que la police avait refusé de les protéger lui et sa famille. Ils ont donc quitté le pays et revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention au Canada.

La section du statut de réfugié de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, ayant conclu que les incidents dont il se plaignait étaient des actes de vengeance de la part des criminels qu’il avait poursuivis, a statué que les problèmes de Ahmed n’avaient aucun lien avec un motif prévu par la Convention et a rejeté sa revendication du statut de réfugié.

L’agente de révision des revendications refusées (ARRR) s’est appuyée sur plusieurs incohérences et faits non plausibles, ainsi que sur l’existence d’une possibilité de refuge ailleurs au pays, pour statuer que la vie des demandeurs ne serait pas menacée s’ils retournaient au Bangladesh et qu’ils n’étaient donc pas admissibles en qualité de demandeurs non reconnus du statut de réfugié au Canada (DNRSRC).

Les questions à trancher étaient celles de savoir si l’agente avait outrepassé sa compétence en tirant des conclusions défavorables sur la crédibilité, alors que la Commission du statut de réfugié n’en avait tiré aucune, et si la décision de l’agente était raisonnable.

Il s’agissait d’un cas assez unique du fait qu’on reprochait à l’ARRR d’avoir réévalué complètement la revendication des demandeurs. Il est plus courant que les demandeurs contestent les décisions des ARRR en leur reprochant d’avoir entravé leur pouvoir discrétionnaire en s’appuyant sur les motifs de la section du statut de réfugié. L’avocat, tout en reconnaissant que l’ARRR n’est pas lié par les conclusions de la section du statut de réfugié, a soutenu que ce principe ne doit pas s’appliquer en défaveur du demandeur.

Jugement : la demande est accueillie.

Il est bien établi que la Cour n’interviendra dans une décision rendue par un ARRR que si ce dernier a exercé son pouvoir discrétionnaire à des fins inappropriées, en tenant compte de considérations non pertinentes, en faisant preuve de mauvaise foi ou de façon manifestement déraisonnable. En l’espèce, l’ARRR a commis une erreur ouvrant droit au contrôle judiciaire en exerçant son pouvoir discrétionnaire à des fins inappropriées.

L’ARRR a en fait substitué sa propre opinion à celle de la section du statut de réfugié. L’ARRR a analysé à nouveau la revendication du statut de réfugié plutôt que de procéder à une analyse du risque, en réévaluant la crédibilité du demandeur, et elle a ainsi outrepassé sa compétence. L’instance devant l’ARRR ne constitue pas un appel de novo. Le processus d’attribution de la qualité de DNRSRC joue le rôle d’un filet de sécurité : il se peut que la crainte du demandeur déborde la portée de la Convention et que son renvoi au Bangladesh l’expose bel et bien au risque que sa vie soit menacée. Le processus d’attribution de la qualité de DNRSRC est de nature administrative : le rôle de l’agent se limite à un examen de la preuve versée au dossier, y compris les nouveaux documents et les nouvelles observations présentés par les demandeurs. L’agent n’est pas libre de procéder à une nouvelle évaluation de la crédibilité du demandeur et d’infirmer les conclusions sur la crédibilité tirées par la section du statut de réfugié.

La question de savoir si un ARRR peut conclure qu’une personne qui sollicite le droit d’établissement en qualité de DNRSRC n’est pas crédible alors que la section du statut de réfugié l’a jugé crédible a été certifiée en vue d’être examinée par la Cour d’appel fédérale.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6.

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2.

Règlement sur l’immigration de 1978, DORS/78-172, art. 2(1) « demandeur non reconnu du statut de réfugié au Canada » (édicté par DORS/93-44, art. 1; 97-182, art. 1).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Gharib c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1995), 99 F.T.R. 208; 30 Imm. L.R. (2d) 291 (C.F. 1re inst.); Garcia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1996), 122 F.T.R. 37; 36 Imm. L.R. (2d) 114 (C.F. 1re inst.); Baranchook c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1995), 105 F.T.R. 46 (C.F. 1re inst.); Hussain c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 751 (1re inst.) (QL).

DÉCISION NON SUIVIE :

Atapour et al. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1999), 172 F.T.R. 129 (C.F. 1re inst.).

DISTINCTION FAITE D’AVEC :

Singh (Pakar) et al. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1996), 113 F.T.R. 188 (C.F. 1re inst.); Lishchenko c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1996), 105 F.T.R. 264 (C.F. 1re inst.); Samoylenko c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1996), 116 F.T.R. 144 (C.F. 1re inst.); Kailay c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.F. no 701 (1re inst.) (QL).

DÉCISIONS MENTIONNÉES :

Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Mathiyabaranam (1997), 156 D.L.R. (4th) 301; 41 Imm. L.R. (2d) 197; 221 N.R. 351 (C.A.F.); Aguebor c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 160 N.R. 315 (C.A.F.); Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Brar (1993), 19 Imm. L.R. (2d) 291; 152 N.R. 157 (C.A.F.).

DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision par laquelle une ARRR a statué que les demandeurs n’étaient pas admissibles en qualité de DNRSRC en raison des conclusions défavorables sur la crédibilité qu’elle avait tirées après avoir évalué à nouveau la revendication des demandeurs. Demande accueillie.

ONT COMPARU :

Pia Zambelli pour le demandeur.

Michel C. Synnott pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pia Zambelli, Montréal, pour le demandeur.

Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

[1]        Le juge Tremblay-Lamer : Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle une agente de révision des revendications refusées (ARRR) a statué que les demandeurs ne sont pas admissibles en qualité de demandeurs non reconnus du statut de réfugié au Canada (DNRSRC).

[2]        Ali Ahmed, le demandeur principal, son épouse Belara et son fils mineur, Ali Ahsan Ahmed, sont citoyens du Bangladesh.

[3]        Le demandeur principal a été procureur adjoint de la poursuite à Dhaka sous le régime du Parti national du Bangladesh (PNB). Il est aussi membre du PNB et membre actif du front des avocats du Parti nationaliste du Bangladesh.

[4]        Dans l’exercice de ses fonctions en qualité de procureur adjoint de la poursuite, entre 1991 et 1996, le demandeur principal a poursuivi de nombreux hommes de main de la Ligue Awami (LA) notamment pour possession illégale d’armes, extorsion, vol à main armée et agression sexuelle.

[5]        Lorsque le PNB a perdu le pouvoir en mars 1996, le demandeur principal a été destitué de son poste de procureur adjoint de la poursuite, car il s’agissait essentiellement d’une nomination politique.

[6]        Le demandeur principal a prétendu avoir été, à peu près à cette époque, la cible de criminels qu’il avait réussi à faire condamner par le passé. En fait, il a allégué que des terroristes de la LA, n’ayant pas réussi à le trouver, avaient battu son fils. Il a soutenu qu’en juin 1996, plusieurs terroristes l’avaient attaqué avec des armes à feu. Il s’est échappé par la porte arrière de son cabinet d’avocat, puis s’est caché.

[7]        En août 1996, des hommes de main de la LA et du Parti Jatiya ont envahi sa résidence, ont battu Ali Ahsan (le fils du demandeur principal) et ont agressé Belara (l’épouse du demandeur principal). Ceux-ci ont communiqué avec la police, qui a refusé de les protéger. En conséquence, Ali Ahsan et Belara sont allés se cacher avec le demandeur principal.

[8]        Les demandeurs ont quitté le Bangladesh le 23 septembre 1996 et ont revendiqué le statut de réfugié le 26 septembre 1996.

[9]        Le 20 mai 1999, la section du statut de réfugié de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rendu une décision défavorable fondée sur le fait que les problèmes du demandeur n’avaient aucun lien avec un motif prévu par la Convention [Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6]. La Commission a conclu que le demandeur principal était victime d’actes de vengeance à cause des criminels qu’il avait poursuivis avec succès.

[10]      L’ARRR s’est appuyée sur plusieurs incohérences et faits non plausibles qu’elle a relevés dans la preuve qui lui a été présentée, ainsi que sur l’existence d’une possibilité de refuge ailleurs au pays, pour statuer que la vie des demandeurs ne serait pas menacée s’ils retournaient au Bangladesh et qu’ils n’étaient donc pas admissibles en qualité de DNRSRC au sens du paragraphe 2(1) du Règlement sur l’immigration de 1978[1] (le Règlement).

[11]      L’agente d’immigration a relevé, plus précisément, dans ses motifs, les faits non plausibles suivants :

[traduction] Les demandeurs ont fait valoir des observations par l’entremise de leur avocate. Le certificat de membre de l’Association du Barreau de Dhaka indique qu’il en était membre depuis 1979. Ce certificat est daté du 13 mars 1993. La dernière phrase dit : « Je lui souhaite du succès dans la vie ». Cela peut laisser croire que le demandeur a quitté le Barreau en 1993 et a peut-être commencé dès lors à planifier son départ du Bangladesh.

La copie de la carte d’identité que le Conseil du Barreau de Dhaka a délivrée au demandeur est datée du 3 août 1996. Selon le FRP d’Ali (le demandeur principal), il s’est caché à Savar du 14 juin 1996 au 26 septembre 1996. Il n’est pas plausible qu’il ait pu obtenir cette carte d’identité à Dhaka alors qu’il se trouvait à Savar.

La lettre du forum des avocats du Parti nationaliste du Bangladesh dit : « Il a été membre du comité de direction de l’unité de l’Association du Barreau de Dhaka du Jatiyotabadi Ainjibi Forum du Bangladesh du mois de juin 1991 au mois de mars 1996. » C’est comme s’il n’en était plus membre depuis le mois de mars 1996. Le demandeur ne faisait pas de politique active. Selon son FRP, il était secrétaire du Bureau du Comité de district de Dhaka de 1979 à 1984. Il a peut-être été procureur adjoint de la poursuite pour le parti au pouvoir à cette époque. Toutefois, le demandeur n’occupe plus ce poste. Étant donné qu’il a quitté le Bangladesh en 1996, il ne participe plus aux activités du PNB. Ainsi, le demandeur ne fait plus de politique et il ne risque plus rien des partis politiques opposés.

Le demandeur a aussi produit une copie d’un article de l’édition du 6 octobre 1992 du Bangladesh Observer qui parle de lui comme du procureur de la poursuite dans une affaire d’armes. Aucune preuve n’étaye l’affirmation portant que cette personne aurait été libérée de prison. En supposant que ce soit véridique, aucune preuve ne laisse croire que la police ne le protégerait pas, puisque cette personne est un criminel. De plus, comme le demandeur ne faisait pas de politique active et a exercé le droit dans la capitale du Bangladesh, je pense qu’il est improbable que la police refuse de le protéger.

Ali soutient que des hommes de main de la LA ont fracturé la main de son fils en avril 1996, lorsqu’il n’ont pas réussi à le trouver. Il n’a pas mentionné qu’il avait emmené son fils chez le médecin.

Le demandeur s’est caché le 14 juin 1996 après avoir été la cible de coups de feu dans son cabinet d’avocat. Il n’a pas demandé la protection de la police. Il est allé se cacher. Il prétend que les hommes de main l’ont cherché chez lui le 24 août 1996. Il n’est pas plausible qu’ils aient attendu aussi longtemps pour le chercher s’ils le visaient spécifiquement.[2]

[12]      Par conséquent, l’agente d’immigration a statué que les demandeurs [traduction] « ne seraient exposés à aucun des risques mentionnés dans la définition de la catégorie des DNRSRC ».

LES QUESTIONS EN LITIGE

1) L’agente a-t-elle outrepassé sa compétence en tirant des conclusions défavorables sur la crédibilité alors que la Commission n’en avait pas tiré auparavant?

2) Si non, la décision de l’agente était-elle déraisonnable?

ANALYSE

1) La compétence pour tirer des conclusions défavorables sur la crédibilité

[13]      Dans beaucoup d’instances soumises à la Cour, des demandeurs ont contesté la décision d’un ARRR en faisant valoir que l’ARRR n’aurait pas dû s’appuyer sur les motifs de la section du statut de réfugié et qu’il avait de ce fait entravé son pouvoir discrétionnaire. Dans l’affaire dont je suis saisie, les circonstances sont assez uniques, car l’ARRR ne s’est pas appuyée sur les conclusions de la section du statut de réfugié et a plutôt réévalué complètement la revendication des demandeurs.

[14]      La cause des demandeurs devant l’ARRR reposait presque entièrement sur des conclusions défavorables sur la crédibilité. En fait, l’ARRR a conclu que certains documents produits devant elle soulevaient un doute sur l’authenticité de l’histoire du demandeur principal.

[15]      L’avocate des demandeurs soutient qu’il est irrégulier de la part d’une ARRR d’évaluer à nouveau la crédibilité d’un demandeur alors que la section du statut de réfugié a déjà tiré une conclusion favorable à son égard. L’avocate affirme que l’ARRR n’a pas compétence pour examiner les conclusions de fait de la section du statut de réfugié, lorsque ces conclusions ne sont pas contestées.

[16]      L’avocate reconnaît que, techniquement, l’ARRR n’est pas liée par les conclusions de la section du statut de réfugié, mais elle insiste pour dire que ce principe ne doit pas jouer en défaveur du demandeur ni être appliqué de façon à déformer la nature de quasi-appel du processus d’attribution de la qualité de DNRSRC.

[17]      Comme la jurisprudence l’a dit à maintes reprises, la norme à laquelle il faut satisfaire pour qu’une demande de contrôle judiciaire soit accueillie est très élevée. En fait, la Cour n’interviendra dans une décision rendue par un ARRR que si ce dernier a exercé son pouvoir discrétionnaire à des fins inappropriées, en tenant compte de considérations non pertinentes, en faisant preuve de mauvaise foi ou de façon manifestement déraisonnable[3].

[18]      En l’espèce, je suis d’avis que l’agent de révision a commis une erreur ouvrant droit au contrôle judiciaire en exerçant son pouvoir discrétionnaire à des fins inappropriées. Mes motifs sont exposés dans les paragraphes qui suivent.

[19]      Selon le régime établi par la Loi sur l’immigration[4] et le Règlement[5], après une décision négative de la section du statut de réfugié, les demandeurs ont droit à une évaluation du risque visant à déterminer s’ils correspondent à la définition des DNRSRC figurant au paragraphe 2(1) du Règlement, reproduite ci-dessous :

2.(1) […]

« demandeur non reconnu du statut de réfugié au Canada » Immigrant au Canada :

a) à l’égard duquel la section du statut a décidé, le 1er février 1993 ou après cette date, de ne pas reconnaître le statut de réfugié au sens de la Convention,

[…]

c) dont le renvoi vers un pays dans lequel il peut être renvoyé l’expose personnellement, en tout lieu de ce pays, à l’un des risques suivants, objectivement identifiable, auquel ne sont pas généralement exposés d’autres individus provenant de ce pays ou s’y trouvant :

(i) sa vie est menacée pour des raisons autres que l’incapacité de ce pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats,

(ii) des sanctions excessives peuvent être exercées contre lui,

(iii) un traitement inhumain peut lui être infligé.

[20]      Ainsi, pour être considérés comme des demandeurs non reconnus du statut de réfugié au Canada, les demandeurs doivent démontrer que, s’ils sont renvoyés dans leur pays d’origine, leur vie sera menacée, des sanctions excessives pourraient être exercées contre eux ou un traitement inhumain pourrait leur être infligé; ils doivent être exposés personnellement à ce risque, qui doit être objectivement identifiable.

[21]      L’avocat du défendeur soutient que l’ARRR a compétence pour évaluer la crédibilité de la preuve qui lui est présentée. Il s’appuie principalement sur l’affaire Atapour et al. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)[6], dans laquelle le juge Rouleau a conclu, en s’appuyant sur la décision Singh (Pakar) et al. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)[7], que l’ARRR doit procéder à une évaluation indépendante de la crédibilité de la preuve, examiner tous les éléments de preuve, en tirer des conclusions et accorder une valeur probante à la preuve produite devant lui. Toutefois, dans l’affaire Singh, le juge Denault a accueilli une demande visant l’attribution de la qualité de DNRSRC parce que l’ARRR avait limité son analyse des risques découlant d’un retour en Malaisie à la situation de l’épouse et n’avait donc pas évalué le risque auquel l’époux pourrait être exposé à la suite de son renvoi du Canada. Le juge Denault a statué que cette omission démontrait que l’agente de révision n’avait pas tenu compte de la totalité de la preuve. Un examen attentif de la décision Singh révèle qu’en fait, elle ne mentionne pas qu’un ARRR doit procéder à une évaluation indépendante de la crédibilité de la preuve produite devant lui.

[22]      L’avocat du défendeur se reporte aussi à des décisions comme Lishchenko c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)[8], Samoylenko c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)[9] et Kailay c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration),[10] dans lesquelles la Cour a affirmé que le simple fait que l’ARRR tire la même conclusion que la section du statut de réfugié ne signifie pas que l’ARRR a entravé son pouvoir discrétionnaire. Dans l’affaire Kailay, j’ai expliqué que l’ARRR est autorisé à tenir compte des motifs de la section du statut de réfugié, à condition qu’il ne se considère pas lié par cette décision. L’avocat fait valoir que le même raisonnement s’applique en l’espèce et que l’ARRR a le droit de tirer sa propre conclusion concernant la crédibilité des allégations des demandeurs.

[23]      Je ne suis pas d’accord. En l’espèce, l’ARRR a en fait substitué sa propre opinion à celle de la section du statut de réfugié. J’estime qu’elle a analysé à nouveau la revendication du statut de réfugié plutôt que de procéder à une analyse du risque, en réévaluant la crédibilité du demandeur, et qu’elle a ainsi outrepassé sa compétence. Je ne crois pas que le rôle de l’ARRR consiste à donner à un demandeur une « deuxième chance » de faire évaluer sa revendication. Bien que ce processus ait été qualifié de « quasi-appel »[11], je ne suis pas disposée à conclure qu’il s’agit d’un appel de novo. Si c’était le cas, il aurait été facile pour le législateur de le préciser dans une disposition expresse.

[24]      Pour reprendre les termes que j’ai employés dans Baranchook c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)[12] :

En toute logique, le « filet » de la catégorie des demandeurs non reconnus ne peut englober que les réfugiés qui n’ont pas été retenus dans le « filet » des réfugiés au sens de la Convention. En d’autres termes, selon les règles applicables à la catégorie des demandeurs non reconnus, pour qu’une personne puisse faire partie de cette catégorie, il faut d’abord qu’elle puisse être considérée à première vue comme un réfugié au sens de la Convention et qu’elle échoue dans cette tentative (par exemple parce qu’elle n’a pu établir un lien entre sa crainte d’être persécutée et les motifs énumérés dans la définition de « réfugié au sens de la Convention »). Les règles applicables à la catégorie des demandeurs non reconnus du statut de réfugié forment un mécanisme beaucoup plus étroit.[13]

[25]      Nous avons en l’espèce un exemple idéal du rôle de filet de sécurité que joue le processus d’attribution de la qualité de DNRSRC. Il se peut que la crainte du demandeur déborde la portée de la Convention et que son renvoi au Bangladesh l’expose bel et bien au risque que sa vie soit menacée.

[26]      Il a été établi[14] que la section du statut de réfugié a pleine compétence pour apprécier la crédibilité, car elle a l’occasion et elle est en mesure d’évaluer les demandeurs, leur comportement, ainsi que la cohérence de leur témoignage de vive voix. La section du statut de réfugié a le pouvoir de tirer des conclusions défavorables sur la crédibilité si elle juge que l’histoire du demandeur n’est pas plausible.

[27]      Selon moi, le processus d’attribution de la qualité de DNRSRC est de nature administrative. De ce fait, le rôle de l’agent se limite à un examen de la preuve versée au dossier, y compris les nouveaux documents et les nouvelles observations présentés par les demandeurs. L’agent n’est donc pas libre de procéder à une nouvelle évaluation de la crédibilité du demandeur et d’infirmer les conclusions sur la crédibilité tirées par la section du statut de réfugié. Le juge Nadon a affirmé, dans l’affaire Hussain c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)[15], qu’un agent d’immigration saisi d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, dont le but n’est pas de plaider à nouveau les faits présentés à l’origine devant la Commission du statut de réfugié, ne siège ni en appel ni en contrôle de la décision de la Commission; je crois que cela vaut aussi en ce qui concerne les DNRSRC.

[28]      En l’espèce, la section du statut de réfugié n’a pas tiré de conclusion défavorable relativement à la crédibilité du demandeur principal. La section du statut de réfugié a rejeté sa revendication en raison de l’absence de lien entre la crainte bien fondée du demandeur d’être persécuté et l’un quelconque des motifs énumérés dans la Convention.

[29]      Le rôle de l’ARRR relativement aux DNRSRC consiste à évaluer le risque. En l’espèce, je suis d’avis que l’ARRR a outrepassé sa compétence en substituant sa propre opinion à celle de la section du statut de réfugié, ce qui justifie l’intervention de la Cour.

[30]      L’avocat du défendeur soutient que la conclusion sur la possibilité de refuge ailleurs au pays n’a pas été contestée et qu’il existait des motifs suffisants pour que l’ARRR conclue que le renvoi des demandeurs ne les exposerait pas à un risque. Je ne suis pas de cet avis. Je ne suis pas en mesure de conclure que l’agente aurait tiré la même conclusion si elle avait jugé la demande crédible.

[31]      La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un agent de révision des revendications refusées différent, pour qu’il rende une nouvelle décision conforme aux présents motifs.

[32]      L’avocate des demandeurs a demandé la certification de la question suivante :

Un agent de révision des revendications refusées (ARRR) peut-il conclure qu’un demandeur qui sollicite le droit d’établissement en qualité de demandeur non reconnu du statut de réfugié au Canada (DNRSRC) n’est pas crédible, alors que la section du statut de réfugié a déjà conclu que ce même demandeur était crédible, après avoir tenu une audience complète sur la revendication?

[33]      Je suis convaincue qu’il s’agit d’une question de portée générale sur le rôle du processus d’examen par un ARRR. Je certifierai donc la question proposée.



[1]  DORS/78-172 [édicté par DORS/93-44, art. 1; 97-182, art. 1].

[2]  Notes et motifs de l’ARRR, dossier de demande, à la p. 9.

[3]  Gharib c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1995), 99 F.T.R. 208 (C.F. 1re inst.); Garcia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1996), 122 F.T.R. 37 (C.F. 1re inst.).

[4]  L.R.C. (1985), ch. I-2.

[5]  Précité, note 1.

[6]  (1999), 172 F.T.R. 129 (C.F. 1re inst.).

[7]  (1996), 113 F.T.R. 188 (C.F. 1re inst.).

[8]  (1996), 105 F.T.R. 264 (C.F. 1re inst.).

[9]  (1996), 116 F.T.R. 144 (C.F. 1re inst.).

[10]  [1999] A.C.F. no 701 (1re inst.) (QL).

[11]  Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Mathiyabaranam (1997), 156 D.L.R. (4th) 301 (C.A.F.).

[12]  (1995), 105 F.T.R. 46 (C.F. 1re inst.).

[13]  Ibid., à la p. 48.

[14]  Aguebor c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration. (1993), 160 N.R. 315 (C.A.F.); Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Brar (1993), 19 Imm. L.R. (2d) (C.A.F.).

[15]  [2000] A.C.F. no 751 (1re inst.) (QL), au par. 12.

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