Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

[2001] 3 C.F. 629

IMM-1618-00

2001 CFPI 487

Hung Pong Man (demandeur)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)

Répertorié : Man c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1re inst.)

Section de première instance, juge Rouleau— Vancouver, 30 mars; Ottawa, 16 mai 2001.

Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Renvoi de résidents permanents — Contrôle judiciaire de la décision de l’agente d’immigration de renvoyer le demandeur en Chine — Le demandeur avait été intégré à l’arriéré en tant que personne dont l’enquête n’avait pas eu lieu, mais qui avait exprimé l’intention de revendiquer le statut de réfugié — Le demandeur avait par la suite obtenu le droit d’établissement en tant que membre de la catégorie des immigrants indépendants — Il avait subséquemment été déclaré coupable d’infractions criminelles, une mesure d’expulsion avait été prise et un avis selon lequel il constituait un danger pour le public au Canada avait été délivré — Pour que la mesure de renvoi soit valide, il faut au préalable effectuer une évaluation du risque et prendre une décision à cet égard — Le rapport relatif à l’avis ministériel n’énonçait pas de considérations relatives au risque découlant du renvoi — En délivrant l’avis de danger, le ministre n’avait pas examiné la question du risque — La procédure par laquelle l’avis de danger avait été délivré en l’espèce ne constituait pas une évaluation et une décision relatives au risque — Dans l’intérêt de la justice, le ministre ne devait pas renvoyer le demandeur tant qu’une évaluation du risque n’était pas effectuée, et ce, même si le demandeur avait fait savoir la veille de son expulsion seulement qu’il courrait un risque s’il retournait en Chine.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle une agente principale avait décidé de renvoyer le demandeur en Chine. Le demandeur, qui était citoyen de la République populaire de Chine, était arrivé sans document au Canada en 1988. Un ordre d’enquêter avait été signé, mais aucune enquête n’avait jamais eu lieu. Une revendication pouvait uniquement être présentée au moment de l’enquête et le demandeur n’avait donc pas revendiqué le statut de réfugié. La revendication du demandeur a été intégrée à l’arriéré, celui-ci étant une personne dont l’enquête n’avait pas eu lieu, mais qui avait exprimé l’intention avant le 1er janvier 1989 de revendiquer le statut de réfugié. En 1991, le demandeur avait obtenu le droit d’établissement en tant que membre de la catégorie des immigrants indépendants. En 1994, il avait été déclaré coupable d’infractions criminelles et une mesure d’expulsion avait par la suite été prise. Un avis du ministre selon lequel le demandeur constituait un danger pour le public avait été délivré en 1995. En 1998, le demandeur avait été déclaré coupable d’autres infractions et condamné à 38 mois d’emprisonnement. Le ministre avait tenté de faire exécuter la mesure d’expulsion après que le demandeur eut fini de purger sa peine, mais un sursis avait été accordé. Le demandeur avait soutenu qu’il risquait fortement d’être torturé ou mis à mort par les autorités gouvernementales chinoises. Le ministre avait affirmé qu’il n’était pas tenu d’effectuer une évaluation du risque parce que le demandeur avait allégué qu’il existait un risque s’il retournait en Chine la veille du renvoi seulement, et ce, même s’il avait amplement eu la possibilité de faire une telle allégation au cours de la période de six ans qui s’était écoulée depuis la prise de la mesure d’expulsion.

Il s’agissait de déterminer 1) si l’agente d’immigration avait commis une erreur en omettant d’effectuer une évaluation formelle du risque et 2) si la procédure par laquelle l’avis de danger avait été délivré constituait cette évaluation.

Jugement : la demande est accueillie.

1) Pour que la décision de renvoyer une personne du Canada soit valide, il faut au préalable qu’une évaluation du risque ait été effectuée et qu’une décision ait été prise conformément aux principes de justice fondamentale.

2) Bien que la procédure par laquelle le ministre a exprimé l’avis selon lequel le demandeur constitue un danger pour le public au Canada puisse constituer l’évaluation et la décision relatives au risque requises, la procédure suivie en l’espèce ne satisfaisait pas à cette exigence. Le rapport relatif à l’avis ministériel qui servait de fondement à l’avis de danger délivré par le ministre n’énonçait pas de considérations relatives au risque découlant du renvoi et, en délivrant l’avis de danger, le ministre n’a pas examiné la question du risque.

Le demandeur avait fait savoir la veille de son expulsion seulement qu’il courrait un risque s’il retournait en Chine et dans ses observations écrites, il n’avait pas parlé de cette omission, mais dans l’intérêt de la justice, le ministre ne devait pas renvoyer le demandeur en Chine tant qu’une évaluation du risque n’était pas effectuée et tant qu’une décision n’était pas prise à cet égard.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] art. 7, 12.

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 27(1)d) (mod. par L.C. 1992, ch. 47, art. 78), 32(2) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 21), 70(5) (mod. par L.C. 1995, ch. 15, art. 13), 114(2) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 102).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Farhadi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 3 C.F. 315; (1998), 52 C.R.R. (2d) 51; 144 F.T.R. 76 (1re inst.); inf. par (2000), 6 Imm. L.R. (3d) 80; 257 N.R. 158 (C.A.F.); Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration),[2000] 2 C.F. 592; (2000), 183 D.L.R. (4th) 629; 18 Admin. L.R. (3d) 159; 5 Imm. L.R. (3d) 1; 252 N.R. 1 (C.A.); autorisation de pourvoi à la S.C.C.A. accordée, [2000] 1 R.C.S. xx.

DISTINCTION FAITE D’AVEC :

Jeyarajah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 1835 (1re inst.) (QL); conf. par (1999), 236 N.R. 175 (C.A.F.); autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [1999] S.C.C.A. no 109.

DÉCISION EXAMINÉE :

Saini c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 4 C.F. 325; (1998), 150 F.T.R. 148 (1re inst.).

DÉCISION CITÉE :

R. v. Man, [1993] B.C.J. no 2044 (C.A.) (QL).

DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision d’une agente d’immigration de renvoyer le demandeur en Chine, pour le motif qu’aucune évaluation formelle du risque qu’il courrait s’il retournait en Chine n’avait été effectuée et qu’aucune décision n’avait été prise à cet égard. Demande accueillie.

ONT COMPARU :

Darryl W. Larson pour le demandeur.

Mark J. Sheardown pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Larson Boulton Sohn Stockholder, Vancouver, pour le demandeur.

Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

[1]        Le juge Rouleau : Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle l’agente principale Cheryl Shapka (ci-après l’agente d’immigration) a décidé, le 23 mars 2000, de renvoyer en Chine Hung Pong Man (ci-après le demandeur), cette décision ayant été communiquée le 24 mars 2000.

[2]        Le demandeur est citoyen de la République populaire de Chine. Il est arrivé sans document au Canada, à l’aéroport international de Vancouver, le 9 septembre 1988.

[3]        À son arrivée, le demandeur a déclaré qu’il n’avait jamais été déclaré coupable d’une infraction criminelle et qu’il n’avait jamais été victime d’actes de violence de la part de la police, des militaires ou d’un autre groupe, en Chine, du fait de ses convictions ou de ses actions, qu’il n’était pas un réfugié et qu’il ne craignait pas pour sa vie en Chine.

[4]        Un ordre d’enquêter a été signé le 9 septembre 1988. Toutefois, aucune enquête n’a jamais eu lieu. Un examen des motifs de garde a eu lieu le 12 septembre 1988. Dans ses notes, l’agent chargé de présenter le cas indique que le demandeur voulait de fait revendiquer le statut de réfugié au moment de l’enquête. Toutefois, compte tenu du contexte légal qui existait avant la présentation du projet de loi C-55, une revendication pouvait uniquement être présentée au moment de l’enquête et le demandeur n’a donc pas revendiqué le statut de réfugié.

[5]        La revendication du demandeur a été intégrée au « groupe 4 » de l’arriéré. Le groupe 4 est composé des personnes qui sont au Canada et dont l’enquête n’a pas eu lieu, mais qui ont exprimé l’intention avant le 1er janvier 1989 de revendiquer le statut de réfugié. On a interrogé le demandeur pour déterminer s’il existait des raisons d’ordre humanitaire permettant de traiter à l’intérieur du Canada une demande de résidence permanente. Cela constituait une demande fondée sur le paragraphe 114(2) de la Loi [Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 102)].

[6]        Le 18 juin 1991, le demandeur a obtenu le droit d’établissement en tant que membre de la catégorie des immigrants indépendants, ND2; par conséquent, aucune autre mesure n’a été prise au sujet de sa revendication, et ce, à sa connaissance.

[7]        Au mois de mai 1992, le demandeur a été accusé et déclaré coupable, sous deux chefs, de contrefaçon. Toutefois, le 3 octobre 1993, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a annulé ces déclarations de culpabilité [[1993] B.C.J. no 2044 (C.A.) (QL)].

[8]        Le 12 février 1993, le demandeur a été accusé de possession d’un stupéfiant (de l’héroïne) en vue du trafic. Le 16 février 1994, le demandeur a été déclaré coupable et condamné à une peine d’emprisonnement de quatre ans.

[9]        Le demandeur a fait l’objet d’un rapport fondé sur l’article 27 de la Loi. On a ordonné la tenue d’une enquête visant à déterminer s’il était une personne visée aux sous-alinéas 27(1)d)(i) et (ii) (maintenant 27(1)d)) de la Loi.

[10]      Le 17 novembre 1994, il a été jugé que le demandeur était une personne visée à l’alinéa 27(1)d)(i) (maintenant 27(1)d) [mod. par L.C. 1992, ch. 47, art. 78]) de la Loi et une mesure d’expulsion a été prise conformément au paragraphe 32(2) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 21] de la Loi.

[11]      Le 7 novembre 1995, un avis du ministre selon lequel le demandeur constituait un danger pour le public au Canada a été délivré conformément au paragraphe 70(5) [mod. par L.C. 1995, ch. 15, art. 13] de la Loi. Selon le défendeur, le représentant du demandeur a présenté des observations au sujet de l’avis de danger. Ces observations ne traitaient pas du risque auquel le demandeur pourrait faire face s’il était renvoyé en Chine.

[12]      Le 23 février 1998, le demandeur a été déclaré coupable de possession de stupéfiant (de la cocaïne) en vue du trafic. Il a été condamné à 38 mois d’emprisonnement.

[13]      Au mois de mars 2000, le défendeur a tenté de faire exécuter la mesure d’expulsion après que le demandeur eut fini de purger sa peine. Toutefois, un sursis a été accordé le 31 mars 2000.

[14]      Les questions dont je suis saisi sont de savoir si le défendeur a commis une erreur en omettant d’effectuer une évaluation du risque avant le renvoi du demandeur et si la procédure par laquelle l’avis de danger a été délivré en l’espèce peut être considérée comme constituant une évaluation et une décision relatives au risque.

[15]      Le demandeur soutient que, compte tenu des déclarations de culpabilité dont il a fait l’objet au Canada pour des infractions en matière de drogue et du fait qu’il a par erreur été fait mention de déclarations de culpabilité relatives à la mise en circulation de monnaie contrefaite dans la demande de formulaire concernant des documents de voyage chinois en vue du renvoi, il risque d’être torturé ou mis à mort par les autorités gouvernementales chinoises.

[16]      Le demandeur affirme que la Cour a déjà statué que la procédure de renvoi comporte une lacune pertinente sur le plan constitutionnel dans le cas où l’intéressé peut établir qu’il risque de subir un préjudice en cas d’expulsion et que pareil préjudice constituerait un affront aux normes canadiennes de respect de la dignité humaine.

[17]      Le demandeur déclare qu’il a donc légalement droit à une évaluation du risque qui satisfait aux exigences des articles 7 et 12 de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]].

[18]      Le demandeur soutient en outre qu’aucun élément de preuve n’établit que les procédures relatives à l’avis de danger et à la mesure de renvoi aient dans une certaine mesure comporté une évaluation du risque et une décision à cet égard. Cette position est également renforcée du fait qu’aucun motif n’est exprimé dans l’avis de danger même.

[19]      Le demandeur affirme que, s’il est jugé que la procédure ayant mené à la formulation de l’avis de danger constitue une évaluation et une décision relatives au risque, cette procédure ne comporte pas suffisamment d’attributs des principes de justice naturelle et de justice fondamentale et ne satisfait pas aux exigences des articles 7 et 12 étant donné les répercussions fort sérieuses possibles qu’une décision défavorable relative à l’évaluation de risque pourrait avoir.

[20]      Les documents fournis au ministre aux fins d’examen ne renfermaient pas de document semblable à celui dont il était question dans l’affaire Farhadi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 3 C.F. 315(1re inst.), où l’on avait examiné la crainte qu’avait le demandeur d’être persécuté, le dossier en matière de droits de la personne et le rapport sur la situation qui régnait dans le pays et où était également énoncé le raisonnement suivi par l’agent d’examen. Il n’y a pas de documents sur lesquels il aurait été possible de se fonder pour examiner la situation qui existait en Chine, et il n’y a pas eu de discussions au sujet de la crainte du demandeur de retourner en Chine, de ses tentatives de réadaptation ou des conséquences que le renvoi pourrait avoir pour le demandeur et sa famille.

[21]      Le demandeur affirme outre que l’avis de danger a été délivré il y a près de cinq ans et que cet avis ne devrait donc pas être considéré comme une évaluation adéquate du risque étant donné que, selon certains éléments de preuve, le risque de préjudice a augmenté.

[22]      Le défendeur concède qu’il n’a pas effectué d’évaluation formelle des risques auxquels le demandeur ferait face s’il était renvoyé en Chine. Toutefois, ce n’est que la veille du renvoi que le demandeur a allégué qu’il existait un risque s’il retournait en Chine, et ce, même s’il avait amplement eu la possibilité de faire une telle allégation au cours de la période de près de six ans qui s’était écoulée depuis la prise de la mesure d’expulsion. Cela étant, le défendeur n’est pas tenu d’effectuer une évaluation du risque et l’agente d’immigration n’a donc pas commis d’erreur.

[23]      Le défendeur affirme qu’il s’agit ici d’un cas dans lequel le demandeur a soulevé la question du risque qu’il courrait à son retour simplement en vue de tenter d’éviter l’exécution de la mesure de renvoi. Dans ces conditions, le ministre n’est pas tenu d’effectuer une évaluation du risque avant le renvoi. À un moment donné, il faut bien mettre fin au processus.

[24]      Le défendeur soutient que la procédure ayant mené à la formulation de l’avis de danger constituait la procédure requise d’évaluation du risque. Dans le cadre de cette procédure, le demandeur avait la possibilité de présenter des observations au sujet du risque auquel il ferait face à son retour. Toutefois, il n’a pas allégué l’existence de ce risque. Cela étant, le rapport relatif à l’avis ministériel n’a pas fait mention de considérations relatives au risque existant en cas de renvoi. On ne saurait blâmer le ministre d’avoir omis d’examiner la question du risque en délivrant l’avis de danger alors qu’aucune allégation de risque n’avait été faite devant lui.

[25]      Le défendeur soutient que la Cour a statué que les personnes qui n’ont pas allégué l’existence d’un risque en cas de renvoi lorsqu’elles avaient eu la possibilité de le faire ne peuvent pas invoquer le fait qu’aucune évaluation n’a été effectuée.

[26]      Quant à l’article 12 de la Charte, le défendeur soutient que la Cour suprême du Canada a statué que l’on ne peut pas dire que l’expulsion d’un résident permanent qui a violé une condition essentielle devant être respectée pour qu’il lui soit permis de demeurer au Canada va à l’encontre des normes reconnues de respect de la dignité humaine.

[27]      Le défendeur déclare également que l’article 12 ne peut pas être enfreint lorsque les actes qui constitueraient censément une peine cruelle et inusitée sont commis par un État étranger.

[28]      Le défendeur affirme en outre qu’aucune violation de la Charte n’a été établie puisque rien ne montre que le demandeur ait fait face à un risque et que rien n’indique que les autorités chinoises persécutent les individus qui ont été déclarés coupables et qui ont purgé des peines pour des infractions en matière de drogue commises ailleurs qu’en Chine.

[29]      En outre, on ne peut pas procéder à une évaluation du risque et prendre une décision à cet égard dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

[30]      Le demandeur sollicite une ordonnance par laquelle la Cour déclarerait que la décision de le renvoyer sans qu’une évaluation adéquate du risque soit effectuée conformément aux règles de justice naturelle et de justice fondamentale et conformément aux articles 7 et 12 de la Charte est nulle, invalide et illicite, qui infirmerait la décision de le renvoyer et qui renverrait l’affaire pour réexamen après qu’une évaluation du risque aurait été effectuée conformément aux articles 7 et 12 de la Charte et aux principes de justice naturelle.

[31]      Dans le contexte du présent contrôle judiciaire, il n’est ni nécessaire ni souhaitable de déterminer si le demandeur risque d’être torturé ou d’être tué s’il est renvoyé en Chine ou de déterminer si le renvoi va à l’encontre des articles 7 et 12 de la Charte compte tenu de la possibilité qu’un préjudice soit causé.

[32]      Plutôt, il faut déterminer si, en l’espèce, l’agente d’immigration a commis une erreur en omettant d’effectuer une évaluation formelle du risque et de prendre une décision à cet égard et si la procédure par laquelle l’avis de danger a été délivré constitue cette évaluation.

[33]      Comme le défendeur l’a concédé dans son exposé des points d’argument additionnel, pour que la décision de renvoyer un individu du Canada soit valide, il faut préalablement procéder à une évaluation du risque et prendre une décision à cet égard.

[34]      Dans la décision Farhadi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 3 C.F. 315 (1re inst.); infirmée par (2000), 6 Imm. L.R. (3d) 80 (C.A.F.), autorisation de pourvoi à la C.S.C. demandée [[2000] S.C.C.A. no 251 (QL)], le juge Gibson a dit ce qui suit, au paragraphe 45 :

La Convention contre la torture qui, comme je le souligne encore une fois, a été signée volontairement par le Canada, ordonne d’effectuer une évaluation du risque, notamment du risque d’être soumis à la torture, avant de procéder au renvoi. Bien qu’elle ne soit pas incorporée dans le droit canadien applicable aux circonstances de l’espèce, la Convention contre la torture, qui fait partie des obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne, éclaire l’interprétation de la Charte. Je suis convaincu qu’une évaluation du risque, et la possibilité de vérifier l’équité de cette évaluation, de même que son résultat, au regard des normes figurant aux articles 7 et 12 de la Charte, sont implicitement prévues dans ces dispositions du droit canadien.

[35]      La Cour d’appel a confirmé cette conclusion au paragraphe 3 :

Quant à la deuxième question, nous sommes d’avis que, compte tenu des motifs qu’a énoncés la Cour dans l’arrêt Suresh, pour que la décision de renvoyer une personne du Canada soit valide, il faut au préalable qu’une évaluation du risque ait été effectuée et qu’une décision ait été prise à cet égard conformément aux principes de justice fondamentale.

[36]      Toutefois, dans la décision Saini c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 4 C.F. 325 (1re inst.), le juge Gibson a également dit ce qui suit, au paragraphe 12, en vue d’expliquer la conclusion tirée dans la décision Farhadi, supra :

L’avocat du demandeur s’est abondamment appuyé sur l’affaire Farhadi pour faire valoir qu’une évaluation du risque devait être effectuée avant que la décision relative au pays de destination soit prise contre le demandeur. À mon sens, l’affaire Farhadi ne permet pas de soutenir qu’une évaluation du risque et une décision à cet égard sont toujours exigées avant qu’une décision relative au pays de destination, prise dans le cadre d’une ordonnance d’expulsion valide, puisse être prise concernant le renvoi dans un pays où la personne visée craint d’être persécutée. La décision dans l’affaire Farhadi s’appuie plutôt sur des circonstances uniques en vertu desquelles la prétention crédible du requérant, selon laquelle il craignait d’être soumis à la torture s’il était renvoyé en Iran, avait un « minimum de fondement », ce qui lui avait permis d’obtenir le droit d’établissement au Canada. En m’appuyant sur les faits de cette espèce, j’ai conclu qu’une évaluation du risque et une décision à cet égard étaient nécessaires, et que celles-ci n’avaient pas été incorporées aux procédures liées à l’avis de danger.

[37]      Dans l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 2 C.F. 592 (C.A.); autorisation de pourvoi à la C.S.C. accordée [2000] 1 R.C.S. xx, au paragraphe 73, on a tiré la conclusion suivante :

Je reconnais qu’il existe des différences et des similitudes importantes entre les processus d’extradition et d’immigration visant à renvoyer des personnes du Canada. Toutefois, les arrêts susmentionnés indiquent clairement que la Cour suprême admet qu’il se peut qu’une loi ne prévoie pas expressément la pondération des intérêts de l’État par rapport aux intérêts privés d’une personne. En matière d’extradition, le critère d’appréciation de la constitutionnalité d’une loi tient à la question de savoir si le ministre de la Justice exerce son pouvoir discrétionnaire en conformité avec les principes de justice fondamentale. Cela vaut également lorsque le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration prend la décision d’expulser de présumés terroristes. Par conséquent, lorsque le droit à la sécurité de la personne entre en jeu par application d’une disposition législative, comme l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration, c’est l’article 7 de la Charte et les principes de justice fondamentale qui commandent au ministre d’évaluer le risque de torture et, le cas échéant, de pondérer les intérêts opposés. Qui plus est, les principes du droit administratif obligent aussi le décideur à exercer son pouvoir discrétionnaire en appréciant tous les facteurs pertinents, même s’ils ne sont pas établis par la loi. Peu importe donc que la loi contestée ne prévoie pas expressément la pondération des intérêts en cause.

[38]      Malgré la mise en garde donnée par le juge Gibson, j’estime, compte tenu des remarques qui précèdent, que la Cour a statué qu’il existe une obligation d’effectuer une évaluation du risque et de prendre une décision à cet égard. Or, en l’espèce, il n’y a pas eu d’évaluation et de décision formelles relatives au risque.

[39]      Bien que le défendeur ait raison de dire que la procédure par laquelle le ministre a exprimé l’avis selon lequel le demandeur constitue un danger pour le public au Canada peut constituer l’évaluation et la décision relatives au risque requises (voir Farhadi, précité), je ne suis pas convaincu qu’en l’espèce, la procédure puisse être considérée comme satisfaisant à l’exigence susmentionnée.

[40]      Encore une fois, comme le défendeur l’a concédé dans son exposé des points d’argument additionnel, le rapport relatif à l’avis ministériel qui servait de fondement à l’avis de danger délivré par le ministre n’énonçait pas de considérations relatives au risque découlant du renvoi et, en délivrant l’avis de danger, le ministre n’a pas examiné la question du risque. La procédure par laquelle l’avis de danger a été délivré ne peut donc pas être considérée comme une évaluation du risque et une décision y afférente.

[41]      Le défendeur soutient qu’on ne saurait blâmer le ministre pour avoir omis d’examiner la question du risque en délivrant l’avis de danger, étant donné que le demandeur n’a pas allégué cette question devant elle. À l’appui de sa position, le défendeur nous réfère à diverses décisions, notamment Jeyarajah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 1835 (1re inst.) (QL); confirmée par (1999), 236 N.R. 175 (C.A.F.), autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [1999] C.S.C.R. no 109.

[42]      À mon avis, ces jugements ne sont pas utiles ou encore il est facilement possible de faire une distinction à leur égard puisqu’ils ont été rendus avant l’arrêt Farhadi, précité, dans lequel la Cour d’appel a confirmé qu’il faut effectuer une évaluation du risque avant de procéder au renvoi.

[43]      Compte tenu des documents déposés par les parties, il semble que, même s’il a été invité à le faire, le demandeur a fait savoir la veille de son expulsion seulement qu’il courrait un risque à son retour. Dans ses observations écrites, le demandeur n’a pas parlé de cette omission. Ceci dit, j’estime, dans l’intérêt de la justice, que la ministre ne devrait pas renvoyer le demandeur en Chine tant qu’une évaluation du risque n’aura pas été effectuée et tant qu’une décision n’aura pas été prise à cet égard.

[44]      Cela étant, la demande est accueillie.

[45]      L’avocat du défendeur a soutenu qu’il existe une question grave à certifier en ce qui concerne l’évaluation du risque avant le renvoi. Je suis convaincu que cette question a déjà été tranchée et qu’il n’existe aucune question à soumettre.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.