Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

    2001 CAF 146

     A-172-00

British Columbia Ferry Corporation et Chevron Canada Limited (appelantes)

c.

Sa Majesté la Reine du chef du Canada, représentée par le ministre du Revenu national et le ministre des Finances (intimée)

     A-173-00

Produits Shell Canada Limitée (appelante)

c.

Sa Majesté la Reine du chef du Canada, représentée par le ministre du Revenu national et le ministre des Finances (intimée)

     A-174-00

British Columbia Ferry Corporation, Chevron Canada Limited, Compagnie pétrolière impériale Ltée et Produits Shell Canada Limitée (appelantes)

c.

Sa Majesté la Reine du chef du Canada, représentée par le ministre du Revenu national et le ministre des Finances (intimée)

     A-175-00

Compagnie pétrolière impériale Ltée (appelante)

c.

Sa Majesté la Reine du chef du Canada, représentée par le ministre du Revenu national et le ministre des Finances (intimée)

Répertorié: British Columbia Ferry Corp.c. M.R.N. (C.A.)

Cour d'appel, juges Strayer, Linden et Sexton, J.C.A. --Vancouver, 15 mars; Ottawa, 10 mai 2001.

Douanes et accise -- Loi sur la taxe d'accise -- Règlement sur les provisions de bord -- Remboursement de la taxe à l'égard des provisions de bord -- Le combustible diesel fourni aux navires de la Ferry Corporation naviguant en eaux salées n'est pas exonéré de la taxe -- Cependant, le Règlement est invalide parce qu'il est incompatible avec l'objet de la Loi -- Suspension de l'effet d'une déclaration d'invalidité du Règlement afin de permettre au gouverneur en conseil de concevoir un régime qui est légalement défendable.

Interprétation des lois -- Définition, dans le Règlement sur les provisions de bord pris en application de la Loi sur la taxe d'accise, des «provisions de bord» aux fins du remboursement de la taxe -- Le Règlement pris en application de la Loi sur la taxe d'accise n'est pas autorisé par celle-ci -- Le Règlement est incompatible avec le fondement de l'exemption au titre des provisions de bord, soit encourager les navires à s'approvisionner dans les ports canadiens -- Même si la Cour avait le droit de sauvegarder le Règlement en adoptant les principes que la C.S.C. a élaborés dans l'arrêt Schachter, qui est une affaire concernant la Charte, c'est-à-dire en annulant certaines parties du Règlement ou en interprétant de façon large certaines exemptions simples, elle ne pouvait le faire en l'espèce, car elle n'avait pas une connaissance suffisante de l'industrie du transport maritime pour concevoir un système permettant de mettre en oeuvre de façon précise l'intention du Parlement -- Suspension de l'effet d'une déclaration d'invalidité afin de donner au gouverneur en conseil le temps de prendre des mesures correctives.

Restitution -- Enrichissement sans cause -- Même si le Règlement sur les provisions de bord était invalide pendant la période au cours de laquelle les appelantes ont payé la taxe sur le combustible diesel, les appelantes ne peuvent réclamer le remboursement de ces montants en invoquant la restitution par suite de l'enrichissement sans cause, parce que l'art. 71 de la Loi sur la taxe d'accise est suffisamment exhaustif pour empêcher l'octroi d'une réparation reconnue en equity.

Les sociétés appelantes étaient les fournisseurs de combustible diesel de la British Columbia Ferry Corporation et ont refilé à celle-ci les taxes qu'elles ont payées au gouvernement fédéral. Elles auraient été autorisées en droit à réclamer un remboursement des taxes payées sur le combustible qu'elles ont vendu et qui était destiné à être utilisé à titre de «provisions de bord» (exonérées de la taxe), si elles respectaient les exigences énoncées au Règlement définissant l'expression «provisions de bord». Le présent litige porte sur l'applicabilité et sur la validité du règlement (Règlement sur les provisions de bord) définissant l'expression «provisions de bord».

Les navires de la Ferry Corporation voyagent entre les ports de la partie continentale de la Colombie-Britannique et d'autres ports de cette même province, principalement à l'île de Vancouver ou aux îles de la Reine-Charlotte. Aucun des navires ne voyage vers un port américain.

La Ferry Corporation a demandé à ses fournisseurs de combustible diesel de présenter des demandes de remboursements et de drawbacks en application de la Loi sur la taxe d'accise à l'égard des taxes payées au cours de la période allant du 1er septembre 1990 au 31 juillet 1996. Sa Majesté ayant refusé de rembourser les taxes en question, les appelantes ont intenté devant la Section de première instance de la Cour fédérale quatre actions visant à obtenir différentes déclarations au sujet du sens et de la validité du Règlement ainsi qu'une déclaration et un jugement portant remboursement des taxes en raison de l'enrichissement sans cause. La Section de première instance a rejeté les actions en question au motif qu'en vertu du Règlement, le combustible diesel était exclu de la définition de l'expression «provisions de bord» et n'était donc pas exonéré de la taxe. Elle a également statué que le Règlement était valable et qu'il n'existait aucun fondement justifiant l'annulation de la décision du ministre. La demande de remboursement fondée sur la notion de l'enrichissement sans cause a été rejetée parce que cette demande était impossible en vertu de la Loi sur la taxe d'accise et que, même si un droit de cette nature existait, il ne s'appliquerait pas en l'espèce, puisque les taxes ont été perçues légalement. Les appelantes interjettent appel de cette décision.

Arrêt: les appels doivent être accueillis en partie.

En raison des dispositions des différentes versions successives du Règlement sur les provisions de bord, qui a été pris en application à la fois de la Loi sur la taxe d'accise et de la Loi sur les douanes, le combustible ayant servi à bord des navires de la Ferry Corporation n'était pas exonéré de la taxe découlant de la Loi sur la taxe d'accise, eu égard aux itinéraires que ceux-ci suivaient (l'exemption s'appliquait au combustible utilisé à bord d'un navire voyageant entre les ports en eaux internes du Canada ou au combustible d'un «navire d'eaux internes»; le combustible utilisé par les navires voyageant en eaux salées à l'intérieur du Canada n'était manifestement pas exonéré).

Étant donné que les appelantes ont contesté la validité du Règlement, il importait de savoir si celui-ci était conforme à l'objet de la loi habilitante et à la portée du pouvoir que le Parlement a accordé pour l'adoption de la législation déléguée: Alaska Trainship Corporation et autre c. Administration de pilotage du Pacifique, [1981] 1 R.C.S. 261. À cette fin, la Cour devrait tenter de déterminer l'objet de ce pouvoir de réglementation, car cet objet pourrait être déterminant pour la validité du Règlement. La Loi sur la taxe d'accise ne renfermait aucune disposition de déclaration d'objet qui pourrait aider la Cour à déterminer l'intention du Parlement. Le seul fondement du Règlement était un commentaire que le ministre des Douanes et de l'Accise a formulé en 1926, lorsqu'il a expliqué que l'exemption au titre des provisions de bord avait pour but «d'encourager les navires à s'approvisionner dans les ports canadiens» (plutôt que dans un port étranger). Cependant, le texte du Règlement ne semble pas traduire cette justification, mais avoir pour objet d'accorder une préférence fiscale à certaines régions du pays plutôt qu'à d'autres. En excluant les demanderesses de la portée d'une exemption, le Règlement était nul tout au long de la période en question.

Le problème était le suivant: quelle serait la conséquence de cette invalidité? Les critères de divisibilité qui ont été élaborés dans les décisions rendues avant l'adoption de la Charte et qui mettaient en cause la validité constitutionnelle de certaines parties de lois pourraient s'appliquer aux règlements qui renferment des dispositions non autorisées par la loi habilitante. Selon une application de l'interprétation retenue dans l'arrêt Alaska Trainship, la partie attaquée d'un règlement devrait être jugée invalide et dissociable. La Cour ne pouvait rédiger à nouveau le Règlement de façon à accorder rétroactivement une exonération de la taxe. Il s'agit en l'espèce d'un régime législatif qui accorde des avantages «limitatifs». Les critères formulés dans l'arrêt Schachter devraient également s'appliquer dans ce domaine non constitutionnel de la législation déléguée ultra vires. Dans la présente affaire, aucun principe d'égalité n'était prescrit de façon explicite dans la loi habilitante, soit la Loi sur la taxe d'accise, et la preuve n'indiquait pas non plus que la Cour était en présence d'une catégorie de personnes indigentes qui sont isolées de l'ensemble de la société et historiquement défavorisées. En l'absence d'une connaissance approfondie de l'industrie du transport maritime, il n'y avait aucune façon pratique dont la Cour pouvait, en annulant certaines parties du Règlement et des définitions qui y sont adoptées ou en interprétant de façon large certaines exemptions simples, concevoir un régime dont il serait possible de dire qu'il met en oeuvre avec précision l'esprit de la Loi sur la taxe d'accise. Dans les circonstances, pour les motifs adoptés dans l'arrêt Schachter, la meilleure solution semblerait résider dans une suspension de l'effet d'une déclaration d'invalidité du Règlement sur les provisions de bord. Cette solution permettrait au gouverneur en conseil de concevoir un régime qui est légalement défendable.

Les contribuables ne pouvaient non plus réclamer le remboursement de la taxe en invoquant la restitution par suite de l'enrichissement sans cause. L'article 71 de la Loi sur la taxe d'accise était suffisamment exhaustif pour empêcher l'octroi d'une réparation de cette nature: Consumers Glass Co. Ltd. c. Canada.

    lois et règlements

        Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 15.

        Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5].

        Loi d'interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, art. 15(2), 16.

        Loi sur la marine marchande du Canada, L.R.C. (1985), ch. S-9, art. 2 «voyage en eaux intérieures», «eaux internes du Canada», «eaux secondaires du Canada».

        Loi sur la taxe d'accise, L.R.C. (1985), ch. E-15, art. 23(1) (mod. par L.C. 1993, ch. 25, art. 55), 59(3.2) (mod., idem, art. 58), 68.17(1) (mod., idem, art. 61), 70(1) (mod., idem, art. 62), 71 (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 7, art. 34).

        Loi sur le pilotage, L.C. 1970-71-72, ch. 52.

        Loi sur les douanes, L.R.C. (1985) (2e supp.), ch. 1, art. 2 «eaux internes», 17, 164(1)c).

        Règlement sur les provisions de bord, DORS/86-878, art. 2 «navire d'eaux internes» (mod. par DORS/88-425, art. 1; 93-153, art. 1).

    jurisprudence

        décisions appliquées:

        Alaska Trainship Corporation et autre c. Administration de pilotage du Pacifique, [1981] 1 R.C.S. 261; (1981), 120 D.L.R. (3d) 577; 35 N.R. 271; Canada c. St. Lawrence Cruise Lines Inc., [1997] 3 C.F. 899; (1997), 148 D.L.R. (4th) 480; 215 N.R. 278 (C.A.); Thorne's Hardware Ltd. et autres c. La Reine et autre, [1983] 1 R.C.S. 106; (1983), 143 D.L.R. (3d) 577; 46 N.R. 91; Administration de pilotage du Pacifique c. Alaska Trainship Corp., [1980] 2 C.F. 54; (1979), 104 D.L.R. (3d) 364; 28 N.R. 451 (C.A.); Reference re Validity of Section 5(a) of the Dairy Industry Act, [1949] R.C.S. 1; [1949] 1 D.L.R. 433; Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679; (1992), 93 D.L.R. (4th) 1; 92 CLLC 14,036; 10 C.R.R. (2d) 1; 139 N.R. 1; Consumers Glass Co. Ltd. c. Canada (1980), 107 N.R. 156 (C.A.F.); Michelin Tires (Canada) Ltd. c. Canada (1998), 158 F.T.R. 101 (C.F. 1re inst.); conf. par [2001] A.C.F. no 707 (C.A.) (QL); Federated Co-Operatives Ltd. c. Canada, [2001] A.C.F. no 315 (C.A.) (QL).

        distinction faite d'avec:

        Alberta, Attorney-General for v. Attorney-General for Canada, [1947] A.C. 503 (P.C.).

        décisions citées:

        Renvoi relatif à la propriété du lit du détroit de Géorgie et des régions avoisinantes, [1984] 1 R.C.S. 388; (1984), 8 D.L.R. (4th) 161; [1984] 4 W.W.R. 289; 52 N.R. 335; Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493; (1998), 212 A.R. 237; 156 D.L.R. (4th) 385; [1999] 5 W.W.R. 451; 67 Alta. L.R. (3d) 1; 224 N.R. 1; M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3; (1999), 171 D.L.R. (4th) 577; 238 N.R. 179; 121 O.A.C. 1; 46 R.F.L. (4th) 32.

APPELS de quatre jugements de la Section de première instance (British Columbia Ferry Corp. c. Canada (Ministre du Revenu national -- M.R.N.) (2000), 183 F.T.R. 117 (C.F. 1re  inst.)) rejetant les demandes des demanderesses en vue d'obtenir le remboursement des taxes d'accise versées sur le combustible diesel servant à l'exploitation des navires de la British Columbia Ferry Corporation. Appels accueillis en partie.

    ont comparu:

    Edward C. Chiasson, c.r., pour les appelantes.

    Christopher M. Rupar pour l'intimée.

    avocats inscrits au dossier:

    Borden Ladner Gervais, Vancouver, pour les appelantes.

    Le sous-procureur général du Canada pour l'intimée.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Strayer, J.C.A.:

Introduction

[1]Il s'agit d'appels interjetés à l'égard de quatre jugements dans lesquels la Section de première instance de la Cour fédérale [(2000), 183 F.T.R. 117 (C.F. 1re inst.)] a rejeté les demandes des demanderesses en vue d'obtenir le remboursement des taxes d'accise versées sur le combustible diesel servant à l'exploitation des navires de la British Columbia Ferry Corporation (la Ferry Corporation). Les appelantes soulèvent la question de savoir si ce combustible était exempté de ces taxes et, dans l'affirmative, si elles ont le droit de recouvrer les montants ainsi payés.

Les faits

[2]Les sociétés appelantes étaient les fournisseurs de combustible diesel de la Ferry Corporation et ont refilé à celle-ci les taxes qu'elles ont payées au gouvernement fédéral. Elles auraient été autorisées en droit à réclamer un remboursement des taxes payées sur le combustible qu'elles ont vendu et qui était destiné à être utilisé à titre de «provisions de bord» (exonérées de la taxe), et tout remboursement obtenu serait ensuite remis à la Ferry Corporation. Les fournisseurs n'ont apparemment aucun autre intérêt dans l'affaire, parce que le contribuable final était la Ferry Corporation.

[3]Les taxes elles-mêmes étaient exigibles en vertu du paragraphe 23(1) [mod. par L.C. 1993, ch. 25, art. 55] de la Loi sur la taxe d'accise, L.R.C. (1985), ch. E-15, mais des taxes similaires auraient été exigibles en application de l'article 17 de la Loi sur les douanes, L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 1, si le combustible avait été importé. Il est convenu que les taxes en question dans les présents motifs ont été payées en application de la Loi sur la taxe d'accise. Il ressort également de l'exposé conjoint des faits et des différentes déclarations que les taxes en litige n'ont pas été payées avant le 1er septembre 1990 ni après le 31 juillet 1996, et ce sont donc les règles de droit qui s'appliquaient au cours de cette période que nous devons examiner.

[4]Les paragraphes 68.17(1) [mod. par L.C. 1993, ch. 25, art. 61] et 70(1) [mod., idem, art. 62] de la Loi sur la taxe d'accise prévoient que le montant de la taxe doit être remboursé au moyen d'un remboursement ou «drawback» au fournisseur ou à l'acheteur final de marchandises fournies à titre d'«approvisionnements de navire» ou de «provisions de bord». Le paragraphe 59(3.2) [mod., idem, art. 58] de cette Loi a une importance primordiale, puisqu'il permet au gouverneur en conseil de prendre des règlements définissant les «approvisionnements de navires». Voici le libellé de cette disposition:

59. [. . .]

(3.2) Le gouverneur en conseil peut, par règlement, désigner, pour l'application des articles 68.17 et 70, certaines catégories de marchandises comme des approvisionnements de navires devant servir à bord d'un moyen de transport d'une catégorie désignée par règlement et limiter la quantité des marchandises. [. . .]

La Loi sur les douanes comporte des dispositions similaires; plus précisément, l'alinéa 164(1)c) de cette Loi prévoit un pouvoir de réglementation presque identique en ce qui a trait à la désignation de certaines catégories de marchandises à titre d'approvisionnements de navires ou de provisions de bord.

[5]Le présent litige porte sur l'applicabilité et sur la validité du règlement définissant l'expression «provisions de bord» qui aurait été pris en application de ces dispositions, étant donné que ces désignations s'appliquent aux activités de la demanderesse Ferry Corporation.

[6]Il est admis de part et d'autre que les navires de la Ferry Corporation voyagent entre les ports de la partie continentale de la Colombie-Britannique et d'autres ports de cette même province, principalement à l'île de Vancouver ou aux îles de la Reine-Charlotte. Aucun des navires n'opère à l'ouest de l'île de Vancouver ou des îles de la Reine-Charlotte ni ne voyage vers un port américain. Tous les itinéraires de ces navires se trouvent en eaux salées. La Ferry Corporation appartient au gouvernement de la Colombie-Britannique et ses tarifs sont fixés par décret de ce gouvernement. Les parties reconnaissent que la Ferry Corporation était en situation déficitaire au cours de la période en question (paragraphe 9 de l'exposé conjoint des faits, dossier d'appel, à la page 89).

[7]En octobre 1994, la Ferry Corporation a été informée d'un décret qui a été pris en 1993 au sujet des provisions de bord et qui l'a apparemment incitée à douter de la validité des règlements antérieurs. Elle a demandé à ses fournisseurs de combustible diesel de présenter des demandes de remboursements et de drawbacks en application de la Loi sur la taxe d'accise à l'égard des taxes payées au cours de la période allant du 1er septembre 1990 au 31 juillet 1996. (Pour plus de précisions, voir le dossier d'appel, aux pages 92 et 93.) Ces demandes étaient fondées sur le fait que le combustible diesel en question était visé par la définition de l'expression «provisions de bord» énoncée au Règlement pris en application de la Loi sur la taxe d'accise et était donc exonéré de la taxe.

[8]L'intimée ayant refusé de rembourser les taxes en question, les appelantes ont intenté quatre actions devant la Section de première instance de la Cour fédérale. Dans trois de ces actions (T-2051-96, T-1359-97 et T-1361-97), elles ont demandé différentes déclarations au sujet du sens et de la validité du Règlement et ont interjeté appel de la décision par laquelle le ministre du Revenu national a refusé de rendre une décision en leur faveur en réponse aux avis d'opposition qu'elles avaient déposés par suite du refus initial de leur demande de drawback. (Un droit d'appel devant la Section de première instance de la Cour fédérale existe en pareil cas.) Dans la quatrième action, soit le dossier T-452-97, les appelantes ont demandé des déclarations similaires ainsi qu'un jugement portant remboursement des taxes en raison de l'enrichissement sans cause.

[9]La Section de première instance a rejeté les actions en question au motif qu'en vertu du Règlement, le combustible diesel était exclu de la définition de l'expression «provisions de bord» et n'était donc pas exonéré de la taxe. La Section de première instance de la Cour fédérale a également statué que le Règlement était valable et qu'il n'existait aucun fondement justifiant l'annulation de la décision du ministre. Elle a ajouté qu'aucune demande de remboursement fondée sur la notion de l'enrichissement sans cause n'était possible en vertu de la Loi sur la taxe d'accise, qui constitue un «code législatif complet» au sujet du recouvrement des sommes d'argent payées à titre de taxes d'accise. Le juge de première instance a décidé que, même si un droit de recouvrement fondé sur l'enrichissement sans cause existait, il ne s'appliquerait pas en l'espèce, puisque les taxes ont été perçues légalement. Il n'a tiré aucune conclusion au sujet de l'application des délais de prescription prévus à la Loi sur la taxe d'accise aux faits des présents litiges. Cet argument n'a pas été débattu non plus devant nous en appel et je ne formule aucune conclusion à ce sujet.

[10]Les appelantes interjettent appel de ces décisions.

Les questions en litige

[11]Les questions à trancher semblent être les suivantes:

1. Le combustible diesel en question est-il visé à première vue par la définition de l'expression «provisions de bord» du Règlement?

2. Dans la négative, l'exclusion est-elle valable?

3. Si l'exclusion n'est pas valable, quelle est la réparation que la Cour peut accorder à l'égard de ce Règlement?

4. Si les appelantes ont été exclues à tort de la portée de l'exemption, peuvent-elles recouvrer la taxe perçue en invoquant l'enrichissement sans cause?

Analyse

    1.  Le combustible était-il exonéré

    de la taxe à première vue?

[12]J'en suis arrivé à la conclusion qu'en raison des dispositions des règlements successifs, le combustible ayant servi à bord des navires de la Ferry Corporation n'était pas exonéré de la taxe découlant de la Loi sur la taxe d'accise, eu égard aux itinéraires que ceux-ci suivaient.

[13]Compte tenu de la période visée par les litiges, il y aurait lieu de débuter par le Règlement sur les provisions de bord, DORS/86-878, qui a été pris en application à la fois de la Loi sur la taxe d'accise et de la Loi sur les douanes. (Il est nécessaire de débuter par le Règlement de 1986, parce que les appelantes soutiennent que peu importe son sens, ce Règlement n'a pas été modifié valablement avant 1993 et s'appliquait peut-être au cours d'une partie de la période fiscale en question.) Selon le Règlement de 1986, les «provisions de bord» (c'est-à-dire les marchandises exonérées de la taxe en vertu des lois susmentionnées) comprenaient le combustible d'un «navire d'eaux internes». Dans le même Règlement, l'expression «navire d'eaux internes» est définie comme suit:

2. [. . .]

[. . .] un navire faisant le commerce entre les ports en eaux internes du Canada [. . .]

Le Règlement en question ne renfermait aucune définition spéciale de l'expression «eaux internes» ou «eaux internes du Canada». De l'avis des appelantes, étant donné que les itinéraires des traversiers se trouvaient à l'intérieur des eaux internes du Canada, selon la définition donnée à cette expression par la common law ou le droit international, l'exemption s'appliquait à leurs provisions de bord. Toutefois, l'intimée a invoqué l'existence d'une définition valable par laquelle ces traversiers étaient exclus et je souscris à cet argument. Tel qu'il est mentionné plus haut, le Règlement a été pris en application de la Loi sur les douanes et de la Loi sur la taxe d'accise. Voici le libellé de l'article 16 de la Loi d'interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21:

16. Les termes figurant dans les règlements d'application d'un texte ont le même sens que dans celui-ci.

Ainsi, les mots figurant dans le Règlement de 1986 seraient réputés avoir le sens qui leur est donné dans la Loi sur les douanes, l'une des deux lois habilitantes. À l'article 2 de cette Loi, les mots «eaux internes» ont été définis comme suit:

2. (1) [. . .]

«eaux internes» L'ensemble des fleuves, rivières, lacs et autres plans d'eau douce du Canada, y compris la partie du Saint-Laurent délimitée, vers la mer, par les lignes droites joignant:

    a) Cap-des-Rosiers à la pointe extrême ouest de l'île d'Anticosti;

    b) l'île d'Anticosti à la rive nord du Saint-Laurent suivant le méridien de soixante-trois degrés de longitude ouest.

Par conséquent, pour l'application de la Loi sur les douanes, j'estime que les «eaux internes» dont il est fait mention dans le Règlement correspondent aux «eaux internes» selon la définition énoncée dans la Loi sur les douanes, soit, bien entendu, les «eaux internes du Canada». Même si le Règlement était également pris en application de la Loi sur la taxe d'accise, qui ne renfermait aucune définition similaire de l'expression «eaux internes», le paragraphe 15(2) de la Loi d'interprétation prévoit ce qui suit:

15. [. . .]

(2) Les dispositions définitoires ou interprétatives d'un texte:

    [. . .]

    b) s'appliquent, sauf indication contraire, aux autres textes portant sur un domaine identique.

De toute évidence, le domaine identique en l'espèce était les provisions de bord, au sujet desquelles la Loi sur la taxe d'accise et la Loi sur les douanes comportent des dispositions, ainsi que la définition de l'expression «eaux internes» de la Loi sur les douanes, laquelle déterminerait le sens de ces mots dans le Règlement sur les provisions de bord tant aux fins de cette Loi qu'aux fins de la Loi sur la taxe d'accise.

[14]Cette définition de l'expression «eaux internes» indique que, lorsque ce Règlement était en vigueur, les navires voyageant en eaux salées à l'intérieur du Canada (sauf peut-être dans les eaux du St-Laurent sur une certaine distance à partir de l'île d'Anticosti), ou sur un cours d'eau autre qu'une rivière, un fleuve ou un lac, n'étaient pas exonérés de la taxe sur le combustible diesel découlant de la Loi sur la taxe d'accise.

[15]Toutefois, ce Règlement a été modifié en 1988 (DORS/88-425). Même si le combustible utilisé à bord d'un «navire d'eaux internes» a continué à être considéré comme une provision de bord, la définition de «navire d'eaux internes» a été modifiée comme suit:

2. [. . .]

[. . .] Navire faisant le commerce pendant un voyage en eaux intérieures au sens de l'article 2 de la Loi sur la marine marchande du Canada.

Le concept du «voyage en eaux intérieures» a ajouté une dimension nouvelle et alambiquée à la définition des «provisions de bord», étant donné que le «voyage en eaux internes» est défini comme suit dans la Loi sur la marine marchande du Canada [L.R.C. (1985), ch. S-9]:

2. [. . .]

[. . .] À l'exclusion d'un voyage en eaux secondaires, voyage effectué dans les eaux internes du Canada et dans toute partie d'un lac, d'un fleuve ou d'une rivière faisant corps avec les eaux internes du Canada située dans les États-Unis, ou effectué sur le lac Michigan. [C'est moi qui souligne].

À première vue, cette définition donne à penser qu'il existe une exemption générale à l'égard des navires effectuant des voyages à l'intérieur du Canada, à l'exclusion uniquement des «voyages en eaux secondaires». Ainsi, l'expression «eaux internes du Canada» est définie comme suit:

2. [. . .]

«eaux internes du Canada» La totalité des fleuves, rivières, lacs et autres eaux douces navigables, à l'intérieur du Canada, y compris le fleuve Saint-Laurent aussi loin vers la mer qu'une ligne droite tirée:

    a) de Cap-des-Rosiers à la Pointe occidentale de l'île d'Anticosti;

    b) de l'île d'Anticosti à la rive nord du fleuve Saint-Laurent le long du méridien de longitude soixante-trois degrés ouest.

Cependant, à cette définition générale sont retranchés les voyages effectués dans les «eaux secondaires du Canada», laquelle expression correspond, curieusement, à un concept large:

2. [. . .]

«eaux secondaires du Canada» Toutes les eaux internes du Canada, autres que celles des lacs Ontario, Érié, Huron--y compris la baie Georgienne--et Supérieur, et celles du fleuve Saint-Laurent à l'est d'une ligne tirée de Pointe-au-Père à Pointe-Orient. Sont inclus dans la présente définition toutes les baies et anses et tous les havres desdits lacs et de la baie Géorgienne, de même que les eaux abritées du littoral du Canada que peut spécifier le ministre. [C'est moi qui souligne.]

En d'autres termes, la plupart des eaux internes du Canada sont considérées comme des eaux «secondaires» et les voyages qui y sont effectués ne sont pas exonérés de la taxe. Apparemment, les seuls cours d'eau principaux du Canada sont les parties des quatre Grands Lacs qui se trouvent partiellement en Ontario ainsi que la partie du fleuve St-Laurent située dans la région de Matane, Cap-des-Rosiers, Sept-Îles et Baie Comeau (Québec); les voyages effectués à ces endroits étaient exonérés de la taxe.

[16]Encore une fois, il m'apparaît évident qu'en raison des définitions législatives qui y étaient intégrées, le Règlement excluait de l'exemption fiscale au titre des «provisions de bord» le combustible que la Ferry Corporation utilisait lors des itinéraires qu'elle parcourait. Comme c'était le cas des itinéraires visés par le Règlement de 1986, les itinéraires en question ne se trouvent pas en eaux douces ou encore sur un lac, une rivière ou un fleuve et les voyages ne sont donc pas effectués dans les «eaux internes du Canada» au sens de la Loi sur la marine marchande du Canada.

[17]Les appelantes soutiennent que le Règlement de 1988 était nul, parce qu'il n'a pas fait l'objet d'une publication par anticipation comme l'exigeait la Loi sur les douanes dans le cas des règlements pris en application de celle-ci. Toutefois, aucune exigence de cette nature n'était énoncée dans la Loi sur la taxe d'accise et, indépendamment des conséquences pouvant découler de l'omission de publier un règlement par anticipation, je ne puis voir en quoi cette omission toucherait la validité du Règlement aux fins de la Loi sur la taxe d'accise qui, les parties l'ont reconnu, est la loi applicable à la taxe en question en l'espèce. De plus, je ne crois pas que cette omission ait une importance majeure pour la cause des appelantes à cet égard car, si le Règlement de 1988 n'a pas eu pour effet de modifier valablement celui de 1986, celles-ci étaient déjà également exclues de la portée de l'exemption prévue au Règlement de 1986 pour les motifs que j'ai exposés ci-dessus.

[18]Il convient uniquement de souligner qu'en 1993, des modifications identiques à celles de 1988 ont été adoptées (DORS/93-153), apparemment en réponse aux doutes exprimés au sujet de la validité du Règlement de 1988. Ce Règlement a été publié par anticipation et, dans la mesure où il n'est pas foncièrement invalide en raison de son contenu, sa validité au plan de la forme n'est pas contestée. Même si l'avocat des appelantes a attiré notre attention sur différentes déclarations que les fonctionnaires ont formulées au sujet des raisons qui expliquaient l'adoption du Règlement de 1993 et nous a demandé d'interpréter celui-ci à la lumière de ces éléments extrinsèques, le libellé du Règlement en indique clairement le sens. Il ne conviendrait pas de substituer à ce langage clair les intentions déclarées de fonctionnaires qui, en tout état de cause, ne sont pas très claires.

    2.  Si le Règlement n'a pas pour effet d'exonérer

    le combustible de la taxe, est-il nul au

    motif qu'il outrepasse la compétence du

    gouverneur en conseil?

[19]L'avocat des appelantes a contesté la validité intrinsèque du Règlement au motif qu'il établit une discrimination entre les navires voyageant dans les eaux périphériques du Canada au profit de ceux qui voyagent dans les eaux du centre du pays. Au soutien de cet argument, il a dit qu'avant l'adoption du Règlement de 1993, les exploitants de navires comme la Ferry Corporation n'ont pas été consultés. Seuls les expéditeurs canadiens du centre l'auraient été. Même si c'était peut-être le cas, ce fait en soi ne touche pas la validité juridique du Règlement.

[20]Bien que l'avocat ait fondé une partie de ses arguments sur le caractère discriminatoire du Règlement au plan géographique, les décisions qu'il a invoquées pour contester la législation déléguée «discriminatoire» étaient tirées principalement du droit municipal. À mon avis, ce que l'avocat cherche à faire valoir essentiellement, c'est que le Règlement n'a pas été autorisé par le texte de loi pertinent et outrepassait donc la compétence du gouverneur en conseil. Tout en reconnaissant qu'il serait loisible au Parlement d'imposer cette taxe de manière discriminatoire dans une partie du pays plutôt que dans une autre (sous réserve des restrictions constitutionnelles comme l'article 15 de la Charte canadienne des lois et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]) et d'autoriser le gouverneur en conseil à en faire autant, les appelantes soutiennent que le Parlement ne l'a pas fait en l'espèce.

[21]Il existe indéniablement des précédents permettant aux tribunaux d'examiner un décret ou une autre législation déléguée pris en application d'une loi pour savoir s'il est conforme à l'objet de celle-ci et à la portée du pouvoir que le Parlement a accordé pour l'adoption du texte en question. (Voir, p. ex., Alaska Trainship Corporation et autre c. Administration de pilotage du Pacifique, [1981] 1 R.C.S. 261; Canada c. St. Lawrence Cruise Lines Inc., [1997] 3 C.F. 899 (C.A.); et Thorne's Hardware Ltd. et autres c. La Reine et autre, [1983] 1 R.C.S. 106.)

[22]Il est donc nécessaire d'examiner le pouvoir que le Parlement a accordé au gouverneur en conseil aux fins de l'adoption du Règlement sur les provisions de bord. Tel que je l'indique précédemment, ce pouvoir est énoncé, dans le cas de la taxe d'accise, au paragraphe 59(3.2) de cette Loi, que je cite à nouveau par souci de commodité:

59. [. . .]

(3.2) Le gouverneur en conseil peut, par règlement, désigner, pour l'application des articles 68.17 et 70, certaines catégories de marchandises comme des approvisionnements de navires devant servir à bord d'un moyen de transport d'une catégorie désignée par règlement et limiter la quantité des marchandises [. . .]

Je reconnais que nous devrions tenter de déterminer l'objet de ce pouvoir de réglementation, car cet objet pourrait être déterminant pour la validité du Règlement. Ainsi, dans l'affaire Alaska Trainship Corporation, précitée, à la page 268, la loi habilitante énonçait qu'une administration de pilotage avait pour objet de «gérer, pour la sécurité de la navigation». La Cour suprême a statué qu'en accordant à l'Administration de pilotage le pouvoir de prendre des règlements, le Parlement voulait de ce fait promouvoir la sécurité de la navigation. L'Administration a adopté un règlement qui exigeait l'emploi de pilotes à bord des grands navires, sauf dans le cas des navires immatriculés au Canada. La Cour a conclu que cette exigence ne concernait pas la sécurité, mais qu'elle était probablement liée à un protectionnisme économique, et n'était donc pas valable.

[23]La Loi sur la taxe d'accise ne renferme aucune disposition de déclaration d'objet similaire qui pourrait nous aider, et nous devons plutôt chercher à savoir ce que le Parlement a voulu faire en accordant au gouverneur en conseil le pouvoir de désigner des catégories de marchandises à titre d'approvisionnements de navires «devant servir à bord d'un moyen de transport d'une catégorie désignée par règlement» [soulignement ajouté]. Les appelantes soutiennent que, même s'il est possible de classer les moyens de transport utilisant des «provisions de bord» d'après les caractéristiques matérielles qui les distinguent ou peut-être d'après d'autres caractéristiques intrinsèques, ils ne peuvent être classés pour l'application de la Loi en fonction de la région géographique qu'ils parcourent. Ce genre de distinction constitue une discrimination fiscale entre une partie du pays et une autre.

[24]Aucun élément de la disposition autorisant la désignation des provisions de bord n'indique que le Parlement voulait permettre au gouverneur en conseil de faire une distinction entre les navires qui voyagent dans une partie du pays et ceux qui voyagent dans une autre. Je ne suis pas convaincu non plus que la disposition repose implicitement sur ce genre de justification. Le seul fondement du Règlement que l'avocat de l'intimée a proposé est un commentaire que le ministre des Douanes et de l'Accise a formulé en 1926, lorsqu'il a expliqué que l'exemption au titre des provisions de bord avait pour but [traduction] «d'encourager les navires à s'approvisionner dans les ports canadiens». Selon l'avocat, cela signifie que, dans les cas où les exploitants de navires avaient la possibilité de s'approvisionner ailleurs que dans les ports canadiens (p. ex., s'ils avaient la possibilité de s'approvisionner en combustible dans un autre pays), l'intention était de créer une exemption fiscale à l'égard du combustible qu'ils achetaient au Canada afin de les inciter à faire cet achat ici plutôt que dans un port étranger. Cette intention n'est nullement indiquée dans la Loi elle-même, dont le principal objet semble être la collecte de revenus. Toutefois, même si nous acceptions la proposition de l'intimée selon laquelle le Règlement repose sur une forme de protectionnisme économique appliqué au moment de la taxation, concept qui n'est pas nouveau dans les lois fiscales, le texte du Règlement ne semble pas traduire cette justification.

[25]Comme on l'a vu, le Règlement de 1986 avait pour effet d'exempter tous les navires voyageant en eaux douces ainsi que ceux voyageant dans la partie du fleuve St-Laurent délimitée par une ligne joignant Cap-des-Rosiers à l'île d'Anticosti et l'île d'Anticosti à la rive nord du fleuve (ce qui couvre évidemment des eaux salées). Le Règlement n'exonérait pas les navires voyageant dans les autres eaux internes du Canada qui sont des eaux salées. Je ne puis comprendre en quoi cette distinction vise à encourager les navires à «s'approvisionner dans les ports canadiens». Pourquoi les exploitants de navires qui voyagent dans les eaux de la baie Georgienne, par exemple, bénéficieraient-ils d'une exemption alors qu'ils n'ont aucune possibilité évidente de s'approvisionner dans un port étranger? Pourquoi les traversiers qui voyagent dans le  détroit de Géorgie, qui se trouve en Colombie-Britannique (voir Renvoi relatif à la propriété du lit du détroit de Géorgie et des régions avoisinantes, [1984] 1 R.C.S. 388), ne seraient-ils pas exonérés alors qu'il serait possible pour eux de s'approvisionner en combustible auprès d'une source américaine située à proximité de cette province? L'exploitant d'un navire qui opère dans les eaux du Lac Ontario et qui pourrait faire un détour aux États-Unis pour s'approvisionner en combustible serait exonéré, mais celui d'un traversier de la Colombie-Britannique basé à Tsawwassen, à moins de trois kilomètres du territoire américain, ne bénéficierait d'aucune exemption visant à l'encourager à acheter son combustible au Canada. L'exploitant d'un navire voyageant de Sarnia à Toronto opérerait dans les «eaux internes» du Canada au sens de la Loi sur les douanes pour l'application du Règlement de 1986 (et son combustible serait exonéré de la taxe), mais celui d'un navire allant de Tsawwassen à Sidney, située à l'île de Vancouver, n'effectuerait pas un voyage dans des «eaux internes» ainsi définies et ne pourrait invoquer l'exemption à l'égard de son combustible. Comparons également la situation du traversier de la Colombie-Britannique à celle d'un navire voyageant de Montréal à Québec, en ce qui a trait à l'application du Règlement de 1986. Contrairement au traversier de la Colombie-Britannique, le navire de Québec voyageant entre Montréal et Québec n'aurait aucune possibilité de s'approvisionner en combustible aux États-Unis, mais il bénéficierait d'une exemption de la taxe.

[26]J'en arrive donc à la conclusion qu'on ne peut pas interpréter le Règlement de 1986 comme ayant pour seul objet celui que les appelantes ont proposé, soit encourager les navires à s'approvisionner au Canada.

[27]Le Règlement de 1988 indique un lien encore plus ténu avec la justification invoquée, c'est-à-dire la nécessité de protéger les fournisseurs canadiens des fournisseurs étrangers. Il convient de rappeler que, selon le Règlement de 1988, réédicté en 1993, aucun navire voyageant dans les eaux internes du Canada, qu'il s'agisse d'eaux douces ou salées, n'est exonéré de la taxe, sauf ceux qui voyagent dans les eaux des lacs Ontario, Érié, Huron (y compris baie Géorgienne) et Supérieur, dans la partie du St-Laurent délimitée par une ligne joignant Pointe-au-Père à Pointe Orient et par une ligne joignant Cap-des-Rosiers à la Pointe occidentale de l'île d'Anticosti, puis l'île d'Anticosti à la rive nord, de même que dans les «eaux abritées du littoral du Canada» que désigne le ministre. (La Cour n'a pas été informée des eaux, le cas échéant, qui auraient été ainsi désignées, mais il a été admis de part et d'autre qu'aucun cours d'eau pertinent quant à la cause des appelantes n'avait été désigné.) Encore là, de nombreuses anomalies vont à l'encontre de la justification invoquée au sujet de ce Règlement. Ainsi, il faut se demander pourquoi une exonération s'applique aux voyages à la baie Géorgienne, mais non aux itinéraires couvrant les eaux du lac Winnipeg ou du Grand lac des Esclaves. Si l'accès possible à un fournisseur de combustible américain est le critère de l'octroi d'une exemption, pourquoi les navires voyageant dans les eaux des Grands Lacs sont-ils exonérés alors que ceux qui voyagent sur le fleuve St-Laurent, dont une rive se trouve en territoire américain, ne le sont pas? Pourquoi une exemption pourrait-elle être invoquée dans le cas d'un voyage de Hamilton à Niagara-on-the-Lake, mais non dans le cas d'un voyage de Québec à Tadoussac? Pourquoi les navires qui voyagent dans les eaux internes côtières du Canada près des États-Unis, où ils pourraient s'approvisionner en combustible, ne sont-ils pas exonérés, alors que ceux qui voyagent sur le Lac Ontario le sont? Pourquoi un traversier naviguant de Toronto à l'île de Toronto serait-il exonéré, mais non un traversier naviguant de Vancouver à l'île de Vancouver? Pourquoi la partie du St-Laurent située entre Pointe-au-Père et Cap-des-Rosiers, dans la région de Matane, de Sept-Îles et de Baie Comeau, est-elle exonérée, alors qu'il n'y a aucune possibilité de s'approvisionner en combustible auprès d'une source autre qu'une source canadienne? Quelle est la logique qui sous-tend les choix ainsi faits en 1988?

[28]Si nous reconnaissons comme justification de l'autorisation de prendre un tel règlement l'intention du Parlement d'appuyer une forme de protectionnisme au profit des fournisseurs canadiens par opposition aux fournisseurs étrangers, le Règlement que nous venons d'examiner ne vise pas à atteindre cet objectif. Au mieux, il semble avoir pour objet d'accorder une préférence fiscale à certaines régions du pays plutôt qu'à d'autres. Je ne puis voir en quoi cette façon de procéder peut être justifiée en vertu du paragraphe 59(3.2), qui permet de faire des distinctions entre des catégories de moyens de transport. Les moyens de transport en question, soit les navires, ne sont pas classés comme tels par ce Règlement. Effectivement, le même navire pourrait, à l'instar des navires qui empruntent la voie maritime du St-Laurent, être exempté de la taxe ou ne pas l'être à différentes étapes du même itinéraire. Par conséquent, même si l'intimée a tort de soutenir que le Règlement est fondé sur la justification proposée au cours d'un débat qui a eu lieu en 1926 devant le Parlement, le texte même de la disposition ne saurait appuyer les distinctions établies par le Règlement en fonction de la région des itinéraires, puisque cette disposition permet simplement au gouverneur en conseil de désigner certaines «catégories de marchandises [. . .] devant servir à bord d'un moyen de transport d'une catégorie désignée par règlement».

[29]Pour les motifs exposés ci-dessus, je dois en arriver à la conclusion qu'en excluant les demanderesses de la portée d'une exemption, le Règlement était nul tout au long de la période en question.

    3.  Si le Règlement est nul, en tout ou en partie,

    quelle est la réparation que la Cour peut

    accorder à l'égard de ce Règlement?

[30]Le problème que la Cour doit tenter de résoudre est le suivant: si le mode de désignation des «provisions de bord» n'était pas autorisé parce qu'il établissait une distinction entre les provisions pouvant bénéficier d'une exemption et les autres en fonction d'un motif qui n'avait rien à voir avec l'objet de l'octroi du pouvoir de réglementation, quelle devrait être la conséquence? Y a-t-il lieu de juger entièrement nul le Règlement sur les provisions de bord qui a été appliqué depuis 1986 en ce qui concerne la désignation des navires exonérés de manière à refuser à tous les exploitants de navire les avantages que ce règlement prévoyait? La Cour devrait-elle réviser le Règlement en radiant les parties nulles afin d'accorder une réparation aux appelantes ou en adoptant une interprétation large de façon à étendre la portée de l'exemption au profit de celles-ci? Y a-t-il lieu de diviser le Règlement de façon à en préserver les avantages pour ceux qui y avaient précédemment droit? La Cour ne devrait-elle pas simplement déclarer qu'il ne s'agit pas d'un exercice valable du pouvoir de réglementation?

[31]Malheureusement, les avocats ont proposé très peu de solutions à la Cour au sujet des réparations. Les appelantes nous demandent de radier toutes les autres restrictions touchant le sens des mots «eaux internes» et découlant de la définition de l'expression «navire d'eaux internes» à l'article 2 du Règlement sur les provisions de bord:

2. [. . .]

«navire d'eaux internes». Navire faisant le commerce pendant un voyage en eaux intérieures au sens de l'article 2 de la Loi sur la marine marchande du Canada.

Si cette solution était retenue, l'expression «eaux internes» demeurerait non définie, sauf en vertu de la common law ou du droit international, selon lesquels le détroit de Géorgie serait considéré comme une eau interne, de sorte que les appelantes bénéficieraient d'une exemption. Pour sa part, l'avocat de l'intimée fait valoir que cette interprétation donnerait lieu à un résultat absurde, puisque chaque navire voyageant au Canada serait exonéré de la taxe sur le combustible. Il soutient plutôt que, si la Cour estime que la répartition actuelle entre les navires exonérés et les autres n'est pas autorisée, l'ensemble du Règlement devrait être radié. Comme je l'explique plus loin, aucune de ces solutions n'est très satisfaisante.

[32]Pour décider, d'abord, si l'ensemble du Règlement devrait être radié parce qu'il est inopérant à l'endroit des appelantes, la Cour peut, à mon sens, s'inspirer des arrêts que la Cour suprême du Canada a rendus au sujet des dispositions législatives rendues invalides par la Loi constitutionnelle de 1867 [30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5]] et par la Charte canadienne des droits et libertés. Dans l'arrêt Administration du pilotage du Pacifique c. Alaska Trainship Corp., [1980] 2 C.F. 54 (C.A.), aux pages 79 à 82, la Cour d'appel fédérale et la Cour suprême du Canada en appel [1981] 1 R.C.S. 261, aux pages 277 et 278 ont reconnu que les critères de divisibilité élaborés dans les décisions rendues avant l'adoption de la Charte au sujet de la validité constitutionnelle de certaines parties de lois pourraient s'appliquer aux règlements qui renferment des dispositions non autorisées par la loi habilitante. Deux grandes options semblent exister. D'une part, la Cour peut diviser le Règlement et annuler la partie attaquée lorsqu'il est possible de conclure que le législateur voulait que ces dispositions soient cumulatives, plutôt que de dépendre les unes des autres et qu'elles ont [traduction] «été édictées de façon distributive et non dans l'intention qu'elles doivent toutes entrer en vigueur sinon aucune ne le sera» (remarques du juge Rand dans l'arrêt Reference re Validity of Section 5(a) of the Dairy Industry Act, [1949] R.C.S. 1, à la page 54). D'autre part, la Cour peut refuser de procéder à la division lorsqu'elle estime qu'après avoir jugé une certaine partie invalide:

[traduction] [. . .] la partie qui reste est si inextricablement liée à celle qui a été déclarée nulle que la première ne peut subsister indépendamment [. . .] (Le vicomte Simon dans Alberta Attorney General v. Attorney-General for Canada, [1947] A.C. 503 (P.C.), p. 518).

Dans l'affaire Alaska Trainship, qui concernait le Règlement que l'Administration du pilotage du Pacifique avait pris en application de la Loi sur le pilotage [S.C. 1970-71-72, ch. 52] la Cour d'appel fédérale a appliqué la dernière option et statué que l'ensemble d'un règlement prévoyant une exemption était nul. Cependant, le juge en chef Laskin, qui s'exprimait au nom de la Cour suprême du Canada en appel, a retenu la première option, jugé nulle et dissociable la partie attaquée et autorisé l'application du reste du Règlement. Dans cette affaire, le navire en question a finalement obtenu une immunité à l'égard des exigences liées au pilotage obligatoire car, par suite de la radiation par la Cour de quelques mots qui avaient eu pour effet d'exclure le navire de la portée de l'exemption, le reste de l'article est devenu applicable, de sorte que le navire a été exonéré. Il importe de souligner que, tant pour la Cour d'appel fédérale que pour la Cour suprême du Canada, l'objectif était de décider quelle aurait été l'intention du législateur (en l'occurrence, l'Administration du pilotage) s'il avait envisagé la possibilité qu'une partie du Règlement soit nulle.

[33]Dans la présente affaire, j'estime que je devrais appliquer l'interprétation «cumulative» que le juge en chef Laskin a retenue dans l'arrêt Alaska Trainship. Même s'il est toujours difficile de jauger l'intention du législateur en l'espèce (le gouverneur en conseil) et de décider si ses membres auraient adopté les exemptions fiscales à l'égard des provisions de bord des autres exploitants s'ils avaient su qu'ils ne pouvaient établir de distinction de cette manière entre les bénéficiaires de cette largesse et les autres, il m'apparaît raisonnable de présumer qu'ils l'auraient fait. En effet, il me semble que, tant en 1986 qu'en 1988, le gouverneur en conseil a voulu accorder les avantages à ceux qu'il avait choisis et que cette largesse ne dépendait pas du refus des avantages en question à d'autres. À mon avis, le refus des avantages à certains et l'octroi desdits avantages à d'autres n'étaient pas inextricablement liés. Il pourrait en être autrement si, par exemple, les navires opéraient dans la même région et qu'on avait accordé les avantages à quelques-uns afin de leur donner un avantage concurrentiel sur le même marché. Ce n'est pas ce qui s'est produit dans la présente affaire où, par définition, les navires qui bénéficient de l'exonération fiscale et ceux qui n'en bénéficient pas voyagent dans des régions géographiques différentes et où il ne semble y avoir aucun lien schématique entre les avantages fiscaux accordés à certains et les inconvénients subis par d'autres.

[34]En fait, je ne comprends aucune des déclarations déposées en l'espèce en vue de faire déclarer nulles l'ensemble des exemptions relatives au combustible diesel des «navires d'eaux internes» à titre de provisions de bord, si ce n'est dans le contexte de faire déclarer nulles toutes les modifications apportées au Règlement de 1986. (Cependant, si ce Règlement n'avait jamais été modifié, il aurait encore pour effet d'exonérer bon nombre de ces mêmes navires.) Ce qui semble être demandé dans les déclarations, c'est la dissociation et l'invalidation des définitions qui excluent les navires des appelantes à titre de «navires d'eaux internes».

[35]Même si je suis disposé, pour ces motifs, à déclarer nulle l'exclusion des appelantes en ce qui concerne l'application des avantages pouvant découler du Règlement sur les provisions de bord, il reste à savoir si la Cour peut rédiger à nouveau le Règlement de façon à leur accorder rétroactivement une exonération de la taxe.

[36]Le problème réside dans le fait que, fondamentalement, les appelantes sont tenues de payer une taxe d'accise sur le combustible diesel qu'elles utilisent à titre de «provisions de bord» en vertu du paragraphe 23(1) de la Loi sur la taxe d'accise. Cette obligation demeure en vigueur. Pour réclamer une exemption ou encore un remboursement ou un drawback à l'égard des taxes payées dans le passé, les appelantes doivent être en mesure de citer une exemption qui serait énoncée dans le Règlement sur les provisions de bord pris en application du paragraphe 59(3.2) de la Loi et qui s'applique à elles. Si la Cour obtempérait à la demande des appelantes et qu'elle jugeait nulle l'intégration totale, dans le Règlement sur les provisions de bord, des définitions de l'expression «voyage en eaux internes» énoncées à la Loi sur la marine marchande du Canada, elle exempterait du coup tous les navires faisant ce qui serait considéré en common law ou en droit international comme un «voyage en eaux internes», c'est-à-dire un voyage dans les eaux intérieures du Canada.

[37]Nous sommes donc aux prises avec une situation désormais familière dans les litiges portant sur la Charte en ce qui concerne les avantages sociaux; en effet, nous avons devant nous un régime législatif qui accorde des avantages «limitatifs». Les critères que les tribunaux doivent appliquer pour accorder des réparations à l'égard des dispositions législatives trop limitatives ont été analysés en profondeur dans l'arrêt Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679, et ces critères sont appliqués depuis (voir p. ex., Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493; M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3). À mon avis, sauf dans au moins un cas, les critères formulés dans ces arrêts devraient également s'appliquer dans ce domaine non constitutionnel de la législation déléguée ultra vires. Dans les deux affaires, le législateur n'a pas tenu compte des restrictions imposées par la Charte ou par le texte législatif applicable en ce qui a trait à son pouvoir d'établir des distinctions entre ceux qui ont droit aux avantages et ceux qui n'y ont pas droit. Il a été conclu dans les deux affaires que si une cour de justice estime que le refus des avantages à certains n'est pas autorisé, pour accorder à ce groupe défavorisé un avantage équivalent, elle doit soit «supprimer» (c.-à-d. dissocier) les dispositions irrégulières, soit interpréter le texte de façon large afin de corriger cette lacune. Dans l'arrêt Schachter, la Cour suprême a énoncé les critères à appliquer pour supprimer ou pour interpréter de façon large certains éléments et ces critères visaient principalement à donner effet à l'intention présumée du législateur. Il me semble que des principes similaires devraient s'appliquer à l'interprétation large dans le cas d'un règlement non conforme. Toutefois, il y a au moins une différence entre les critères appliqués pour corriger un manquement à la Charte et ceux qui servent à corriger une législation déléguée non autorisée. Dans le contexte de la Charte, comme la Cour l'a dit dans l'affaire Schachter, il y a un autre facteur qui milite en faveur de l'interprétation large, soit la nécessité «d'assurer le respect des objets de la Charte». Ainsi, étant donné que la Charte énonce que chacun a droit aux mêmes bénéfices de la loi, une cour de justice devrait, au moment de pondérer différents facteurs militant en faveur et à l'encontre de l'interprétation large, tenir compte de l'importance d'accorder directement et immédiatement une réparation conférant des avantages égaux à ceux qui en ont été injustement privés. Cependant, dans le cas d'une législation déléguée, comme le présent Règlement, aucun principe d'égalité n'est prescrit de façon explicite dans la loi habilitante, soit la Loi sur la taxe d'accise, et la preuve n'indique pas non plus que nous sommes en présence d'une catégorie de personnes indigentes qui sont isolées de l'ensemble de la société et historiquement défavorisées.

[38]Les critères que la Cour suprême a énoncés dans l'arrêt Schachter pour décider s'il convient qu'un tribunal révise des lois par la radiation ou par l'interprétation large comprennent: la nécessité d'être aussi fidèle que possible au régime adopté par le législateur; la question de savoir si l'interprétation large ou la dissociation par le retranchement de mots qui excluent le groupe lésé constituerait une modification importante qui changerait la nature de ce régime; la question de savoir si le groupe à ajouter est numériquement plus important que le groupe initial de bénéficiaires (cette question est pertinente quant à celle de savoir s'il est permis de présumer que le législateur a envisagé un régime couvrant les personnes dont l'inclusion est maintenant recherchée); enfin, la nécessité pour la Cour de ne pas annuler à la légère la politique contestée dans les cas où l'exclusion d'une certaine catégorie existe depuis longtemps, ce qui renforce la supposition que le législateur a délibérément adopté et continué à appliquer cette politique. Tous ces facteurs aident la Cour à décider si elle peut, par suppression ou par ajout présumé, éliminer la discrimination d'une manière raisonnablement précise tout en mettant en oeuvre d'une façon crédible ce qui aurait été l'intention du législateur si celui-ci avait su que l'exclusion qu'il a adoptée serait déclarée nulle.

[39]Dans la présente affaire, j'ai déjà conclu plus haut que les distinctions que le gouverneur en conseil a établies dans le Règlement sur les provisions de bord ne pouvaient être justifiées en raison de l'objet apparent du texte législatif autorisant ce Règlement. Cependant, il n'appartient pas à la Cour d'élaborer à toutes fins utiles un régime valable ayant pour effet d'exonérer de la taxe les provisions de bord par des retraits ou des ajouts sélectifs au Règlement sur les provisions de bord ou aux définitions des expressions «eaux internes», «voyage en eaux internes» ou «eaux secondaires du Canada» intégrées par renvoi dans le Règlement. À mon avis, une connaissance approfondie de l'industrie du transport maritime est nécessaire pour réaliser de façon significative l'objet énoncé de l'exemption fiscale. Ainsi, nous n'avons été saisis d'aucune preuve concernant les coûts relatifs du régime actuellement en vigueur pour le trésor et les coûts de celui que les appelantes veulent nous faire adopter, c'est-à-dire un régime exonérant de la taxe tous les navires voyageant dans les eaux intérieures du Canada (la définition de cette expression relevant apparemment de la common law et du droit international).

[40]Bref, il n'y a aucune façon pratique dont la Cour peut, en annulant certaines parties du Règlement et des définitions qui y sont adoptées ou en interprétant de façon large certaines exemptions simples, concevoir un régime dont il serait possible de dire qu'il met en oeuvre avec précision l'esprit de la Loi sur la taxe d'accise en ce qui a trait au pouvoir de réglementation accordé au paragraphe 59(3.2) ou qu'il met en oeuvre l'intention que le gouverneur en conseil aurait eue s'il avait su que la discrimination visant les appelantes serait invalide. Par conséquent, nous ne pouvons accorder aux appelantes un droit rétroactif qui leur permettrait de réclamer des remboursements ou des drawbacks en vertu du Règlement sur les provisions de bord existant. Pour les raisons déjà exposées, il ne convient pas non plus de radier le Règlement de 1986 ou celui de 1988, parce qu'il nous est impossible de dire que le gouverneur en conseil n'aurait pas voulu accorder un avantage aux exploitants de navire qui bénéficient ou ont bénéficié des exemptions prévues au Règlement s'il avait su qu'il ne pourrait valablement exclure les autres de la portée des avantages.

[41]Dans les circonstances, pour les motifs adoptés dans l'arrêt Schachter, la meilleure solution semblerait résider dans une suspension de l'effet d'une déclaration d'invalidité du Règlement sur les provisions de bord. Cette solution permettra au gouverneur en conseil de concevoir un régime qui est légalement défendable, compte tenu des modalités du pouvoir de réglementation dont il est investi en vertu de la Loi sur la taxe d'accise. Elle empêchera le maintien pour une période indéfinie d'un régime discriminatoire au soutien duquel l'intimée n'a fourni aucune explication rationnelle appuyée sur la situation de l'industrie canadienne du transport maritime. Étant donné que le gouverneur en conseil devrait pouvoir prendre des mesures correctives beaucoup plus rapidement que le Parlement, je fixerais au 1er octobre 2001 la date d'entrée en vigueur de la déclaration d'invalidité du Règlement sur les provisions de bord.

    4.  Si le Règlement devait être invalidé de

    façon rétroactive, les appelantes pourraient-elles

    obtenir un remboursement au titre

    de l'enrichissement sans cause?

[42]Si la présente affaire devait aller plus loin, je statuerais également que, même si le Règlement sur les provisions de bord était jugé invalide, que ce soit pour l'ensemble ou une partie de la période au cours de laquelle les appelantes ont payé la taxe sur le combustible diesel et cherché plus tard à obtenir des remboursements ou des drawbacks, elles ne peuvent réclamer le remboursement de ces montants en invoquant la restitution par suite de l'enrichissement sans cause de l'intimée. L'article 71 [mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 7, art. 34] de la Loi sur la taxe d'accise est ainsi libellé:

71. Sauf cas prévu à la présente loi ou dans toute autre loi fédérale, nul n'a le droit d'intenter une action contre Sa Majesté pour le recouvrement de sommes payées à Sa Majesté, dont elle a tenu compte à titre de taxes, de pénalités, d'intérêts ou d'autres sommes en vertu de la présente loi.

À mon avis, cette disposition est suffisamment exhaustive pour empêcher l'octroi de toute réparation de cette nature qui est reconnue en common law ou en equity. Il est évident que les montants en jeu en l'espèce sont des sommes dont Sa Majesté «a tenu compte à titre de taxes». Ce qui est en litige, c'est un remboursement possible de taxes. Il ne s'agit pas d'un cas où la taxe serait nulle sur le plan constitutionnel et où une interdiction de recouvrement pourrait être contestée au motif qu'elle serait inconstitutionnelle. Il est admis que le Parlement aurait pu, au plan constitutionnel, autoriser une exclusion géographique à l'égard de l'exonération d'une taxe qui, en soi, est indéniablement valable.

[43]Cette position me semble être appuyée par les décisions de la Cour d'appel. Ainsi, dans l'affaire Consumers Glass Co. Ltd. c. Canada (1989), 107 N.R. 156 (C.A.F.), il a été décidé que, lorsque des taxes sont légalement perçues, même par suite d'une erreur de droit, les recours du contribuable étaient assujettis aux restrictions énoncées à la Loi sur les douanes, notamment en ce qui concerne les délais de prescription. Il ne pourrait y avoir de recouvrement fondé sur l'enrichissement sans cause, parce qu'une obligation légale de payer existait à l'origine. La Cour a statué implicitement que les dispositions législatives concernant le recouvrement avaient remplacé tout recours reconnu en common law (ou, probablement, en equity). La Section de première instance a suivi cette décision dans l'affaire Michelin Tires (Canada) Ltd. c. Canada (1998), 158 F.T.R. 101 (C.F. 1re inst.); décision confirmée pour d'autres motifs dans [2001] A.C.F. no 707 (C.A.) (QL). Très récemment, dans l'arrêt Federated Co-Operatives Ltd. c. Canada, [2001] A.C.F. no 315 (C.A.) (QL), la Cour a statué qu'une demande de remboursement de taxes payées par erreur n'est pas une demande visant à obtenir une réparation reconnue en equity comme la restitution fondée sur l'enrichissement sans cause. La Cour a expressément refusé de décider si, avant la modification de la Loi sur la taxe d'accise en 1985 et 1986, les dispositions restreignant le remboursement de la taxe payée en trop constituaient un code complet empêchant la réclamation du remboursement des taxes payées par erreur. Néanmoins, elle a appliqué les restrictions normales à l'égard de ces actions. Pour les besoins du présent litige, il convient de souligner que, dans l'affaire Federated Co-Operatives Ltd., la Cour n'a pas trouvé dans l'action plaidée les allégations nécessaires au soutien d'un recours en equity fondé sur une fiducie par interprétation. Il n'y a aucune allégation de cette nature dans la présente affaire non plus.

[44]Je me fonde également sur les commentaires que Mme le juge Reed a formulés dans l'affaire Michelin, où elle a souligné qu'en matière fiscale, après l'expiration d'un délai raisonnable permettant l'établissement de nouvelles cotisations sur les instances du contribuable ou du gouvernement, il importe de limiter l'incertitude pour les deux parties (paragraphe 12 de cette décision).

Dispositif

[45]En conséquence, les appels doivent être accueillis en partie et le Règlement sur les provisions de bord doit être déclaré nul à compter du 1er octobre 2001, au motif qu'il outrepasse le pouvoir dont le gouverneur en conseil est investi en vertu de l'article 59(3.2) de la Loi sur la taxe d'accise en ce qui concerne la désignation de «certaines catégories de marchandises comme des approvisionnements de navires devant servir à bord d'un moyen de transport d'une catégorie désignée par règlement». Les appelantes ont donc droit à un mémoire de frais pour les quatre appels.

Le juge Linden, J.C.A.: Je souscris aux présents motifs.

Le juge Sexton, J.C.A.: Je souscris aux présents motifs.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.