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[2001] 2 C.F. 141

A-537-99

La Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (appelante)

c.

Mark Brocklehurst/Carol Syrnyk, Alison J. Burnham, Tessa M. Chalmers, Rob Kerr, Peter et Margaret Krysmanski, Mary Kay Martin, Peter D. Pellier (intimés)

A-729-99

La Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (appelante)

c.

Randy et Sue Taylor (intimés)

A-741-99

Norfolk Southern Railway Company (appelante)

c.

Randy et Sue Taylor (intimés)

Répertorié : Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Brocklehurst (C.A.)

Cour d’appel, juge en chef Richard et juges Décary et Sexton, J.C.A.—Ottawa, 7 novembre et 7 décembre 2000.

Transports — Compétence de l’Office des transports du Canada — Appels à l’encontre d’arrêtés de l’Office au sujet de plaintes concernant le bruit provenant de cours de triage ferroviaire — Appels accueillis au motif du défaut de compétence de l’Office à l’égard de ces plaintes — Comme fondement de sa compétence, l’Office s’appuie sur l’effet conjugué des art. 37 et 95 de la Loi sur les transports au Canada de 1996 — L’art. 37 attribue à l’Office une compétence sur tous les actes interdits, sanctionnés ou prescrits par une loi fédérale qu’il est chargé d’appliquer en tout ou en partie — L’art. 95 énumère les « pouvoirs généraux » des compagnies de chemin de fer — Il ne fait pas référence à l’Office et ne lui donne aucun pouvoir — Quand le Parlement a eu l’intention de confier à l’Office une compétence, il l’a fait de manière expresse — Nul ne peut présumer que l’absence de mention de l’Office à l’art. 95 n’était pas intentionnelle — L’art. 95 ne confère pas implicitement une compétence quelconque à l’Office — Il ne confère pas une compétence en matière de plaintes sur le bruit — L’Office soutient que les wagons en manœuvre de triage et les locomotives en marche au ralenti sont nécessaires pour l’exploitation du chemin de fer et tombent sous le coup de l’art. 95(1)e); l’art. 95(2) prescrit de limiter les dommages au minimum; selon l’art. 26, l’Office a compétence pour exiger des compagnies de chemin de fer qu’elles fassent le moins de bruit possible — L’argument fondé sur le fait que l’art. 95 énumérerait tous les pouvoirs exercés par les compagnies ferroviaires fait fi de l’histoire et de l’évolution de la législation canadienne, qui opère une distinction entre les dispositions conférant des « pouvoirs généraux » pour la construction d’un chemin de fer et les dispositions régissant l’exploitation courante — Dans la nouvelle Loi, l’Office n’exerce plus de contrôle sur l’exploitation courante des compagnies de chemin de fer, les pouvoirs généraux des compagnies de chemin de fer ne sont plus décrits dans la législation ferroviaire, et l’art. 95 est libellé en des termes similaires à ceux des dispositions qu’il remplace — Le rôle de l’Office a diminué — L’obligation de limiter les dommages au minimum est reliée aux « pouvoirs généraux » — Les pouvoirs énumérés à l’art. 95(1)a) à d) concernent l’usage des terrains contigus par les compagnies de chemin de fer; ils ne concernent pas l’usage ou la jouissance de ces terrains par leurs propriétaires ou leurs occupants — Ils ne seraient pas nécessaires si l’art. 95(1) était une disposition générale englobant tous les pouvoirs possibles nécessaires à l’exploitation courante d’une compagnie de chemin de fer — L’art. 95(1) ne vise pas la responsabilité des compagnies ferroviaires découlant de leurs activités d’exploitation courante — Les plaintes sur le bruit ne portent pas sur l’exercice des pouvoirs généraux par les appelantes.

Chemins de fer — Appels à l’encontre d’arrêtés de l’Office des transports du Canada au sujet de plaintes de résidents concernant le bruit provenant de cours de triage ferroviaire — L’Office n’a pas de compétence expresse ou implicite à l’égard de ces plaintes — Examen de l’histoire et de l’évolution de la législation canadienne en matière de transport ferroviaire — Il existe une distinction entre les dispositions conférant des « pouvoirs généraux » aux compagnies ferroviaires pour la construction d’un chemin de fer et les dispositions régissant l’exploitation courante — Selon la Loi sur les transports au Canada de 1996, l’Office n’exerce plus de contrôle sur l’exploitation courante des compagnies de chemin de fer, les pouvoirs généraux des compagnies de chemin de fer ne sont plus décrits dans la législation ferroviaire, et l’art. 95 est libellé en des termes similaires à ceux des dispositions qu’il remplace — Le rôle de l’Office a diminué — L’art. 95 ne vise pas la responsabilité des compagnies ferroviaires découlant de leurs activités d’exploitation courante — Les plaintes sur le bruit ne portent pas sur l’exercice des pouvoirs généraux — Les plaignants pourraient déposer une plainte par la voie d’une action en common law pour nuisance.

Il s’agit d’appels interjetés à l’encontre d’arrêtés de l’Office des transports du Canada concernant les plaintes de résidents relatives au bruit, à la fumée et aux vibrations résultant des manœuvres des wagons de chemin de fer dans les cours de triage. Avant l’entrée en vigueur de la Loi sur les transports au Canada en 1996, dans le cas où la compagnie de chemin de fer n’avait pas exproprié de terrain, une personne affectée par la fumée, le bruit, les vibrations des chemins de fer ne pouvait déposer une plainte que par la voie d’une action en common law pour nuisance. Les prédécesseurs de l’Office n’ont donc jamais revendiqué de compétence à l’égard de ce type de plaintes. Pour fonder cette compétence actuellement, l’Office et les intimés se sont appuyés sur l’effet conjugué des articles 95 et 37 de la Loi de 1996. L’article 37 attribue à l’Office le pouvoir de trancher une plainte concernant tous les actes interdits, sanctionnés ou prescrits par une loi fédérale qu’il est chargé d’appliquer en tout ou en partie. Le paragraphe 95(1) habilite une compagnie de chemin de fer à exercer les pouvoirs généraux qui y sont énumérés, notamment à « faire par ailleurs tout ce qui est nécessaire à cette fin » [la construction ou l’exploitation d’un chemin de fer] (alinéa 95(1)e)). Le paragraphe 95(2) prévoit que la compagnie de chemin de fer doit limiter les dommages au minimum dans le cadre de l’exercice de ses pouvoirs. Le paragraphe 95(3) prévoit que la compagnie de chemin de fer, si elle détourne, déplace ou change l’un ou l’autre des ouvrages énumérés aux alinéas 95(1)b) et d), doit le remettre autant que possible dans son état original. Enfin, le paragraphe 95(4) exige de la compagnie de chemin de fer qu’elle verse une indemnité à quiconque subit des pertes ou des dommages du fait de l’exercice de ses pouvoirs.

La question en litige était de savoir si l’Office des transports du Canada avait compétence pour traiter les plaintes visées dans les présents appels.

Arrêt : les appels sont accueillis et les arrêtés attaqués sont annulés pour défaut de compétence.

Le juge Décary, J.C.A. (le juge en chef Richard et le juge Sexton, J.C.A., souscrivant à son avis) : la question soulevée en étant une de pure compétence, il n’est pas nécessaire de faire preuve de retenue à l’égard des vues de l’Office.

Selon son interprétation, l’Office, lorsqu’il administre une partie d’une loi, est réputé administrer l’ensemble de cette loi et constitue par conséquent l’autorité compétente, sauf disposition contraire expresse de la loi. La Loi de 1996 ne comporte aucune disposition conférant à l’Office le pouvoir d’administrer l’ensemble de la Loi. L’article 95 définit les « pouvoirs généraux » que peut exercer une compagnie de chemin de fer, mais ne fait pas référence à l’Office et ne lui donne aucun pouvoir. Quand le Parlement a eu l’intention de confier à l’Office une compétence sur certaines parties de la Loi, il l’a fait de manière expresse. La Loi de 1996, la Loi sur la sécurité ferroviaire et la Loi sur le déplacement des lignes de chemin de fer et les croisements de chemin de fer ont été élaborées de manière si détaillée pour ce qui concerne la compétence de l’Office que nul ne peut présumer que l’absence de toute mention de l’Office à l’article 95 n’était pas intentionnelle. L’article 95 ne confère pas implicitement de compétence quelconque à l’Office.

Et même dans le cas où l’Office serait compétent en vertu de l’article 95, cela ne lui confère pas une compétence en matière de plaintes relatives au bruit. Les intimés et l’Office ont fait valoir que les pouvoirs généraux d’une compagnie de chemin de fer sont exhaustivement énumérés au paragraphe 95(1) et que, les wagons et locomotives en manœuvre de triage ou en marche au ralenti étant « nécessaires pour […] l’exploitation du chemin de fer », ces activités tombent sous le coup de l’alinéa 95(1)e). Comme la compagnie de chemin de fer « doit limiter les dommages au minimum », selon le paragraphe 95(2), faire le moins de bruit possible devient une prescription imposée aux compagnies de chemin de fer et l’Office a compétence, au titre de l’article 26 (l’Office peut ordonner à quiconque d’accomplir un acte ou de s’en abstenir, lorsque l’accomplissement ou l’abstention sont prévus par une loi) pour exiger des compagnies de chemin de fer qu’elles fassent le moins de bruit possible. Cette argumentation fait fi de l’histoire et de l’évolution de la législation canadienne en matière de transport ferroviaire quand elle laisse entendre que l’article 95 vise désormais tous les pouvoirs exercés par les compagnies ferroviaires. Au cours de sa longue histoire, la législation ferroviaire du Canada a opéré une distinction entre les dispositions qui conféraient des « pouvoirs généraux » aux compagnies ferroviaires pour la construction d’un chemin de fer et les dispositions régissant l’exploitation courante d’une compagnie de chemin de fer. Dans la nouvelle Loi, l’Office n’exerce plus de contrôle sur l’exploitation courante des compagnies de chemin de fer, les pouvoirs généraux des compagnies de chemin de fer ne sont plus décrits dans la législation ferroviaire, et l’article 95 est libellé en des termes similaires à ceux des dispositions qu’il remplace. Tous ces facteurs convergent vers une diminution du rôle de l’Office. L’obligation d’une compagnie de chemin de fer de ne faire « que le moins de dommages possible », de remettre « autant que possible » en son premier état et d’« indemniser », a toujours été et est toujours reliée à l’exercice par une compagnie ferroviaire des « pouvoirs généraux » qui sont énumérés.

L’interprétation suggérée de l’alinéa 95(1)e), « faire par ailleurs tout ce qui est nécessaire à cette fin » [la construction et l’exploitation d’un chemin de fer], selon laquelle cette formulation comprendrait l’exploitation courante du chemin de fer, comme les activités de triage et de marche au ralenti des locomotives, est en contradiction avec le contexte de la législation et avec l’interprétation littérale de l’article 95. Les alinéas a), b) et d) ne visent que les ouvrages effectués « le long ou en travers d’un chemin de fer », et l’alinéa c) ne vise que les ouvrages d’adduction ou d’évacuation d’eau réalisés « à travers ou sous des terres contiguës au chemin de fer ». Dans ce contexte, nul ne peut interpréter les mots « par ailleurs tout ce qui est nécessaire à cette fin », de l’alinéa 95(1)e), autrement que comme tous autres types d’ouvrages devant être réalisés en travers, le long ou au-dessous d’un chemin de fer pour permettre à la compagnie de construire le chemin de fer et d’être ensuite en mesure matériellement de l’exploiter. Les pouvoirs énumérés aux alinéas 95(1)a) à d) concernent l’usage des terrains contigus par les compagnies de chemin de fer; ils ne concernent pas l’usage ou la jouissance de ces terrains par leurs propriétaires ou leurs occupants. Ces alinéas ne seraient pas nécessaires si l’alinéa e) était une disposition générale englobant tous les pouvoirs possibles nécessaires à l’exploitation courante d’une compagnie de chemin de fer. Le paragraphe 95(1) ne vise la pas responsabilité des compagnies ferroviaires découlant de leurs activités d’exploitation courante. Les personnes qui portent plainte, comme les intimés, doivent toujours intenter des actions de common law en nuisance si elles allèguent qu’une compagnie de chemin de fer fait trop de bruit dans son exploitation courante.

Même si l’Office était habilité à recevoir les plaintes touchant l’exercice des pouvoirs généraux des compagnies de chemin de fer prévus à l’article 95, les plaintes en cause ne portent pas sur l’exercice de ces pouvoirs par les appelantes. L’Office n’a pas compétence pour instruire ces plaintes ni pour prendre les arrêtés attaqués.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Acte des chemins de fer, S.C. 1888, ch. 29. art. 90, 91, 92, 214.

Acte des chemins de fer, 1903, S.C. 1903, ch. 58, art. 25, 30, 118, 119, 120, 243, 307.

Loi des chemins de fer, S.R.C. 1906, ch. 37, art. 151, 154, 155.

Loi des chemins de fer, S.R.C. 1927, ch. 170, art. 162, 163, 164, 287, 290.

Loi des chemins de fer, 1919, S.C. 1919, ch. 68, art. 162, 163, 164, 287, 290, 293(1).

Loi des transports, 1938, S.C. 1938, ch. 53.

Loi nationale de 1987 sur les transports, L.C. 1987, ch. 34.

Loi nationale sur les transports, S.C. 1966-67, ch. 69.

Loi sur la sécurité ferroviaire, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 32, art. 3 (mod. par L.C. 1999, ch. 9, art. 1), 16 (mod. par L.C. 1996, ch. 10, art. 264; 1999, ch. 9, art. 10), 24(2), 25(3) (mod., idem, art. 20), 26 (mod. par L.C. 1996, ch. 10, art. 266).

Loi sur le déplacement des lignes de chemin de fer et les croisements de chemin de fer, L.R.C. (1985), ch. R-4, art. 3 (mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 28, art. 359), 14 (mod., idem), 15 (mod., idem).

Loi sur les chemins de fer, L.R.C. (1985), ch. R-3, art. 106, 107, 108, 230, 233.

Loi sur les chemins de fer, S.R.C. 1952, ch. 234, art. 164, 165, 166, 290, 293.

Loi sur les chemins de fer, S.R.C., 1970, ch. R-2, art. 102, 103, 104, 227, 230.

Loi sur les sociétés par actions, L.R.C. (1985), ch. C-44.

Loi sur les transports au Canada, L.C. 1996, ch. 10, art. 26, 37, 41, 90, 95, 98, 101, 102, 112, 117-125, 127-139, 140(2), 145(5), 156, 157, 159-172, 177-181.

Municipal Act, R.S.B.C. 1996, ch. 323.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Communauté urbaine de Toronto (Municipalité) c. Cie des chemins de fer nationaux du Canada, [1998] 4 C.F. 506 (1998), 229 N.R. 386 (C.A.); Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’immigration), [1998] 1 R.C.S. 982; (1998), 160 D.L.R. (4th) 193; 11 Admin. L.R. (3d) 1; 43 Imm. L.R. (2d) 117; 226 N.R. 201; Nanaimo (Ville) c. Rascal Trucking Ltd., [2000] 1 R.C.S. 342; (2000), 183 D.L.R. (4th) 1; [2000] 6 W.W.R. 403; 132 B.C.A.C. 298; 76 B.C.L.R. (3d) 201; 9 M.P.L.R. (3d) 1; 251 N.R. 42.

DÉCISION EXAMINÉE :

Ryan c. Victoria (Ville), [1999] 1 R.C.S. 201; (1999), 168 D.L.R. (4th) 513; 117 B.C.A.C. 103; 50 M.P.L.R. (2d) 1; 40 M.V.R. (3d) 1; 234 N.R. 201.

DÉCISIONS CITÉES :

Canadien Pacifique Ltée c. Canada (Office national des transports), [1992] 3 C.F. 145 (1992), 144 N.R. 235 (C.A.); Duthie v. Grand Trunk R.W. Co. No. 220 (1905), 4 C.R.C. 304 (Commission des chemins de fer); Holditch v. Canadian North. Ont. R. Co. (1916), 27 D.L.R. 14; [1916] 1 A.C. 536; 2 C.R.C. 101 (P.C.); Powell v. Toronto, Hamilton and Buffalo R. W. Co. (1898), 25 O.A.R. 209 (C.A.); Canadian Pacific Railway Co. v. Albin (1919), 59 R.C.S. 151; 49 D.L.R. 618; [1919] 3 W.W.R. 873.

DOCTRINE

Débats de la Chambre des communes (26 mars 1996).

APPELS à l’encontre d’arrêtés de l’Office des transports du Canada concernant des plaintes au sujet du bruit, de la fumée et des vibrations, au motif que l’Office n’avait pas compétence pour connaître de ces plaintes selon la Loi sur les transports au Canada entrée en vigueur en 1996. Appels accueillis.

ONT COMPARU :

William G. McMurray pour l’appelante dans les dossiers A-537-99 et A-729-99.

Paul F. Monahan et Ian C. Whan Tong pour l’appelante dans le dossier A-741-99.

William V. Sasso et Lloyd Lipsett pour les intimés dans le dossier A-537-99.

Personne n’est comparu pour les intimés dans les dossiers A-729-99 et A-741-99.

Ron Ashley et Claude Delmar pour la partie intervenante dans les dossiers A-537-99, A-729-99 et A-741-99.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Canadien National, Montréal, pour l’appelante dans les dossiers A-537-99 et A-729-99.

Fasken Martineau Dumoulin LLP, Toronto, pour l’appelante dans le dossier A-741-99.

McMillan Binch, Toronto, pour les intimés dans le dossier A-537-99.

Office des transports du Canada, pour la partie intervenante dans les dossiers A-537-99, A-729-99 et A-741-99.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]        Le juge Décary, J.C.A. : La question en litige dans les présents appels est de savoir si, en vertu de la nouvelle Loi sur les transports au Canada entrée en vigueur en 1996 (L.C. 1996, ch. 10) (la Loi de 1996), l’Office des transports du Canada (l’Office) a compétence pour traiter les plaintes relatives au bruit, à la fumée et aux vibrations résultant de l’exploitation régulièrement autorisée des chemins de fer. D’autres questions, touchant à la nature d’arrêtés particuliers pris par l’Office, ont été soulevées dans l’hypothèse où la Cour conclurait à la compétence de l’Office. Comme j’ai conclu que l’Office n’avait pas compétence, je n’examinerai pas ces autres questions.

LES FAITS

[2]        Ces trois appels ont été instruits ensemble, étant donné qu’ils soulèvent essentiellement les mêmes questions juridiques. Ils concernent deux arrêtés pris par l’Office, le premier du 8 mars 1999 (arrêté no 1999-R-123, décision no 87-R-1999, dossier de la Cour no A-537-99) (les plaintes d’Oakville), le second du 6 juillet 1999 (arrêté no 1999-R-308, décision no 391-R-1999, dossiers de la Cour nos A-729-99 et A-741-99) (les plaintes de St. Thomas). L’autorisation d’en appeler a été accordée par la Cour le 6 juillet 1999 et le 21 septembre 1999, respectivement. Les présents motifs statuent sur les trois appels et un original en sera déposé dans chacun des trois dossiers.

[3]        Les plaintes d’Oakville ont été déposées par huit résidents de la collectivité d’Eastlake, à quelques pâtés de maisons de la cour de triage d’Oakville. Les plaintes portent sur le bruit et la fumée que la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (CN), selon les allégations, cause par ses activités de triage à l’extrémité ouest des quatre voies situées du côté sud de la cour de triage du CN. Les plaignants étaient représentés par leur avocat à l’instruction de l’appel.

[4]        La plainte de St. Thomas, déposée par Randy et Sue Taylor, a trait au bruit, aux vibrations et aux émanations de diesel en provenance des locomotives en marche au ralenti de la Norfolk Southern Railway Company, stationnées à la cour de triage de St. Thomas du CN, à proximité du domicile des plaignants à St. Thomas. Ces deux plaignants n’ont pas participé aux appels.

[5]        Même si les plaintes concernent le bruit, la fumée et les vibrations, j’en parlerai collectivement, par souci de commodité, comme des plaintes sur le bruit.

LE CONTEXTE

[6]        L’Office a comparu de plein droit, comme le prévoit l’article 41 de la Loi de 1996, mais a limité ses observations aux questions de compétence, conformément à l’arrêt de la Cour Canadien Pacifique Ltée c. Canada (Office national des transports), [1992] 3 C.F. 145 (C.A.).

[7]        Avant l’entrée en vigueur de la Loi de 1996, c’était une règle bien établie que dans le cas où la compagnie de chemin de fer n’avait pas exproprié de terrain, une personne affectée par la fumée, le bruit, les vibrations ou d’autre effets dommageables ne pouvait obtenir de dommages-intérêts ou d’autres mesures de réparation en vertu de la Loi sur les chemins de fer pertinente. Elle pouvait seulement, au mieux, déposer une plainte par la voie d’une action en common law pour nuisance. (Voir Duthie v. Grand Trunk R.W. Co. No. 220 (1905), 4 C.R.C. 304 (Commission des chemins de fer); Holditch v. Canadian Northern Ont. R. Co. (1916), 27 D.L.R. 14 (C.P.), lord Sumner, à la page 19; Powell v. Toronto, Hamilton and Buffalo R. W. Co. (1898), 25 O.A.R. 209 (C.A.), le juge Osler, à la page 215, le juge Maclennan, à la page 218 et le juge Moss, à la page 220, et Canadian Pacific Railway Co. v. Albin (1919), 59 R.C.S. 151, le juge Anglin, aux pages 164 et suivantes.)

[8]        Il n’est donc pas étonnant que les prédécesseurs[1] de l’Office n’aient jamais revendiqué de compétence à l’égard de ce type de plaintes. Pour mieux comprendre leur position, j’estime utile de citer de larges extraits de la décision de la Commission des chemins de fer du Canada dans l’affaire Duthie, précitée, aux pages 311, 314, 315, 317 :

[traduction] Le premier point soulevé concerne la compétence et les pouvoirs de la Commission. Il est important, lorsque l’occasion se présente, de les examiner et de les définir avec soin afin qu’ils soient bien compris et, si on le juge opportun, élargis ou réduits par le Parlement. Exercer une compétence qu’elle ne possède pas et ne pas exercer pleinement celle qu’elle possède seraient tout autant l’un que l’autre des manquements aux obligations de la Commission.

À l’occasion, on entend ou on lit des allusions qui donnent à penser qu’il circule beaucoup d’erreurs à ce sujet. Des demandes ou des plaintes nous sont adressées, apparemment fondées sur la notion vague que la Commission a été créée pour statuer sur toute poursuite à l’encontre d’une compagnie de chemin de fer ou sur tout litige avec une telle compagnie. Deux raisons nous empêchent de supposer que la Commission a été établie pour cet objet : 1) la Commission est une simple entité créée par la loi. Le principe général applicable à une telle entité est que sa compétence se limite à ce que la loi définit expressément ou aux conséquences nécessaires de ces dispositions. 2) Notre constitution confie aux assemblées législatives provinciales « la propriété et les droits civils dans la province » et « l’administration de la justice dans la province, y compris la constitution, le maintien et l’organisation des tribunaux provinciaux, de juridiction tant civile que criminelle, y compris la procédure en matière civile dans ces tribunaux ». (Voir l’AANB, 1867, art. 92, par. 13 et 14). Les corporations créées par le Parlement du Canada sont habituellement régies par les lois provinciales en matière de propriété et de droits civils et, à première vue, les poursuites civiles contre elles devraient être intentées auprès des tribunaux provinciaux […]

[…]

Dans la Loi, la Commission est autorisée à prendre des arrêtés de nature diverse ordonnant ou prescrivant certains actes, ou encore en sanctionnant, approuvant ou interdisant d’autres. Dans d’autres cas, la Loi ou la Loi spéciale constituant la compagnie ou autorisant la construction du chemin de fer visé, impose ou interdit divers actes. C’est pour faire respecter et mettre en œuvre cette législation qu’une compétence générale, définie à l’article 23, est attribuée à la Commission. Celle-ci est un organisme constitué par la loi, créé pour mettre en œuvre la législation du Parlement en matière de chemins de fer et de compagnies de chemins de fer. Elle n’est pas créée pour faire respecter les droits ou obligations imposés ou créés par les lois provinciales, écrites ou non écrites, ni même par les lois du Parlement du Canada, sauf celles qui se rapportent aux objets législatifs dont traite la Loi sur les chemins de fer. Pour que la Commission soit autorisée à se prononcer sur une affaire, cette affaire doit être une question sur laquelle la Commission, par une disposition de la Loi sur les chemins de fer ou de la Loi spéciale, a été expressément habilitée à agir ou mandatée pour le faire, ou elle doit avoir trait à une infraction à la Loi sur les chemins de fer ou à la Loi spéciale, ou encore à un règlement, une ordonnance ou une décision pris sous le régime de ces lois.

[…]

Bref, l’objet de la Commission est de faire respecter la législation sur les chemins de fer du Parlement du Dominion et, à cette fin, d’ordonner l’exécution de certains actes et d’en interdire d’autres. La Commission n’a pas été créée pour se substituer ou suppléer aux tribunaux provinciaux dans l’exercice de leur compétence ordinaire, mais pour exercer une compétence totalement différente, encore que celle-ci chevauche peut-être occasionnellement celle des tribunaux provinciaux.

[…]

À l’examen, ces lois semblent indiquer qu’on ne devrait pas présumer, à première vue, que la création d’un tel tribunal lui confère le pouvoir d’accorder toute forme de réparation pour des infractions aux lois des chemins de fer, et la loi anglaise indique que l’autorité de « trancher » à l’égard d’une plainte n’implique pas nécessairement l’existence de tels pouvoirs.

Les objets que la Commission canadienne est habilitée à traiter sont beaucoup plus nombreux que ceux qui peuvent l’être par la Commission anglaise ou par la Commission des États-Unis. Il serait absolument impossible pour la Commission canadienne de recevoir et de juger le nombre considérable de poursuites en dommages-intérêts intentées dans l’ensemble du Canada pour des préjudices allégués du fait d’infractions à la Loi sur les chemins de fer, tout en exerçant avec efficacité les diverses autres attributions qui lui sont confiées par la loi. Les auteurs de la Loi en étaient probablement pleinement conscients et ils n’ont pas, pour cette raison, expressément confié à la Commission le pouvoir d’attribuer des dommages-intérêts octroyé par la Loi impériale. Si le pouvoir d’attribuer des dommages-intérêts devait être confié à la Commission, il devrait être, à mon avis, de nature très limitée et restreint à des questions semblables à celles que traite la Railway and Canal Commission de la Grande-Bretagne.

[9]        Qu’y avait-il donc dans la Loi de 1996 pour déclencher le soudain intérêt de l’Office à l’égard de plaintes sur lesquelles il ne s’était reconnu jusque-là aucune compétence? Je dirai au départ que ce serait par un étrange paradoxe qu’une loi adoptée à une époque où le but du gouvernement était la déréglementation, en particulier pour les activités courantes des compagnies ferroviaires, ait investi l’Office, pour la première fois dans son histoire, d’une compétence à l’égard des plaintes de cette nature. Je citerai à cet égard un extrait de l’allocution prononcée à la Chambre des Communes par le ministre des Transports, M. David Anderson, lorsqu’il a présenté en troisième lecture le projet de loi C-14 (qui allait devenir la Loi sur les transports au Canada de 1996) (Débats de la Chambre des communes (26 mars 1996), à la page 1212) :

En somme, les objectifs, dans le domaine ferroviaire, que le projet de loi atteint sont de promouvoir la rentabilité à long terme des chemins de fer, de favoriser la création de chemins de fer secondaires, de préserver les droits principaux des expéditeurs, de maintenir le service ferroviaire dans les localités dans toute la mesure du possible et d’alléger la réglementation imposée aux chemins de fer. C’était là une tâche redoutable.

En allégeant la réglementation imposée aux chemins de fer par le passé, nous avons comprimé plus de 1 000 pages de dispositions législatives en une centaine à peine. Le projet de loi met un terme à des intrusions de l’autorité de réglementation dans les affaires commerciales courantes des chemins de fer. Le plus important est qu’il simplifie le processus de rationalisation des lignes de chemin de fer. Il s’agit du soutien législatif le plus efficace pour les efforts de compression des coûts des compagnies ferroviaires.

LA NORME DE CONTRÔLE

[10]      Un mot, tout d’abord, sur la norme de contrôle applicable aux décisions de l’Office qui sont attaquées. Elle a été établie par le juge Strayer, J.C.A. dans la décision Communauté urbaine de Toronto (Municipalité) c. Cie des chemins de fer nationaux du Canada, [1998] 4 C.F. 506 (C.A.), à la page 516 :

[…] la norme de contrôle est celle de la décision correcte, assortie d’une certaine retenue à l’endroit du tribunal spécialisé en ce qui concerne les questions de droit autres que celles liées à sa compétence.

L’absence de retenue à exercer à l’endroit d’un tribunal en ce qui concerne sa décision sur une question de compétence a été confirmée par le juge Bastarache dans Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, à la page 1005, paragraphe 28.

[11]      La question soulevée ici en étant une de pure compétence, il n’est pas nécessaire de faire preuve de retenue à l’égard des vues de l’Office.

LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES

[12]      Comme fondement de la compétence de l’Office, les intimés et l’Office s’appuient essentiellement sur l’effet conjugué, soutiennent-ils, des articles 95 et 37 de la Loi de 1996. On trouvera ci-dessous le texte de ces dispositions et celui d’autres dispositions auxquelles je renverrai dans les présents motifs :

PARTIE I

ADMINISTRATION

Office des transports du Canada

[…]

Attributions de l’Office

[…]

26. L’Office peut ordonner à quiconque d’accomplir un acte ou de s’en abstenir lorsque l’accomplissement ou l’abstention sont prévus par une loi fédérale qu’il est chargé d’appliquer en tout ou en partie.

27. (1) L’Office peut acquiescer à tout ou partie d’une demande ou prendre un arrêté, ou, s’il l’estime indiqué, accorder une réparation supplémentaire ou substitutive.

[…]

Enquêtes

37. L’Office peut enquêter sur une plainte, l’entendre et en décider lorsqu’elle porte sur une question relevant d’une loi fédérale qu’il est chargé d’appliquer en tout ou en partie.

[…]

PARTIE III

TRANSPORT FERROVIAIRE

[…]

Section II

Construction et exploitation des chemins de fer

[…]

Pouvoirs généraux

95. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente partie ou de toute autre loi fédérale, la compagnie de chemin de fer peut, pour la construction ou l’exploitation d’un chemin de fer :

a) faire ou construire des tunnels, remblais, aqueducs, ponts, routes, conduites, égouts, piliers, arches, tranchées et clôtures, le long ou en travers d’un chemin de fer, d’un cours d’eau, d’un canal ou d’une route que son chemin de fer croise ou touche;

b) détourner ou changer les cours d’eau ou les routes, ou en élever ou abaisser le niveau, afin de les faire passer plus commodément le long ou en travers du chemin de fer;

c) faire des drains ou conduites dans, à travers ou sous des terres contiguës au chemin de fer, afin de drainer l’emplacement du chemin de fer ou d’y amener l’eau;

d) détourner une conduite d’eau ou de gaz, un égout ou drain ou en changer la position, et déplacer des lignes, fils ou poteaux télégraphiques, téléphoniques ou électriques, le long ou en travers du chemin de fer;

e) faire tout ce qui est par ailleurs nécessaire à cette fin.

(2) Elle doit limiter les dommages au minimum dans le cadre de l’exercice de ses pouvoirs.

(3) Si elle détourne, déplace ou change l’un ou l’autre des ouvrages énumérés aux alinéas (1)b) et d), elle doit le remettre autant que possible dans son état original ou dans un état tel que son utilité n’en soit pas notablement amoindrie.

(4) Elle verse à quiconque subit des pertes ou dommages réels du fait de l’exercice de ses pouvoirs une indemnité égale au montant des pertes ou dommages dont elle serait redevable si ses pouvoirs n’étaient pas d’origine législative.

L’OFFICE ADMINISTRE-T-IL L’ARTICLE 95?

[13]      Selon l’interprétation qu’il donne des articles 26 et 37, l’Office, lorsqu’il administre une partie d’une loi fédérale, est réputé administrer l’ensemble de cette loi et constitue par conséquent l’autorité compétente, sauf disposition contraire expresse de la loi. Je ne partage pas cette interprétation. Les deux articles, à mon avis, confèrent à l’Office une compétence soit à l’égard de l’ensemble d’une loi, dans le cas où cette loi habilite l’Office de manière générale à administrer la loi, soit à l’égard de parties d’une loi dans le cas où la loi habilite spécifiquement l’Office à en administrer seulement des parties.

[14]      La Loi de 1996 ne comporte aucune disposition conférant à l’Office les pouvoirs, attributions et fonctions d’administrer l’ensemble de la Loi. Il est remarquable en effet que ni l’article 26 ni l’article 37 ne mentionnent expressément la Loi même où ils figurent. Par contre, la Loi contient un grand nombre de dispositions qui confèrent à l’Office une compétence pour l’administration de parties spécifiques de la Loi. À moins que l’article 95 ne fasse partie de ces dispositions, l’Office n’a pas compétence à l’égard de cet article.

[15]      L’article 95 définit les « pouvoirs généraux » que peut exercer une compagnie de chemins de fer pour la construction et l’exploitation des chemins de fer. Il ne fait aucune référence à l’Office. Il ne donne aucun pouvoir à l’Office. Quand le Parlement a eu l’intention de confier à l’Office une compétence sur certaines parties de la Loi, il l’a fait de manière expresse[2]. Et quand il a eu l’intention de conférer à l’Office un rôle dans la décision d’accorder une forme de réparation, il l’a également fait expressément[3].

[16]      En l’espèce, l’Office reconnaît même qu’il n’est pas compétent pour décider de la réparation pécuniaire qui doit être payée au titre du paragraphe 95(4), vraisemblablement pour le motif évident qu’il n’a jamais eu ce pouvoir dans le passé et que la Loi de 1996 ne le lui confère pas expressément. Pourtant, il soutient qu’il est compétent à l’égard des paragraphes 95(1), (2) et (3). J’ai peine à comprendre la position de l’Office qui prétend que le paragraphe 95(4) est dissociable de l’ensemble de l’article et que le silence du Parlement sur la compétence de l’Office est significatif pour le paragraphe 95(4), mais non pour le reste de l’article.

[17]      La Loi de 1996, la Loi sur la sécurité ferroviaire, précitée et la Loi sur le déplacement des lignes de chemin de fer et les croisements de chemin de fer, précitée, ont été élaborées de manière si détaillée pour ce qui concerne la compétence de l’Office que nul ne peut présumer que l’absence de toute mention de l’Office à l’article 95 n’était pas intentionnelle. Il est tout simplement impossible, dans le contexte des lois pertinentes, d’interpréter l’article 95 comme une disposition conférant implicitement une compétence quelconque à l’Office.

L’ARTICLE 95 CONFÈRE-T-IL UNE COMPÉTENCE EN MATIÈRE DE PLAINTES SUR LE BRUIT?

[18]      Dans le cas où la conclusion précédente serait incorrecte et où l’Office serait compétent en vertu de l’article 95, il reste à décider si l’article peut être interprété comme conférant à l’Office une compétence à l’égard des plaintes du genre de celles qui sont en cause.

[19]      Les intimés et l’Office font valoir principalement que les pouvoirs généraux d’une compagnie de chemin de fer sont exhaustivement énumérés au paragraphe 95(1) et que, bien qu’il ne soit pas spécifiquement fait mention du pouvoir de faire du bruit, les wagons et locomotives en manœuvre de triage ou en marche au ralenti sont une composante fondamentale de l’exploitation ferroviaire qui ne peut s’accomplir sans bruit. Pour reprendre l’argumentation avancée, le triage et la marche au ralenti sont « nécessaires pour […] l’exploitation du chemin de fer » et tombent de ce fait sous le coup de l’alinéa 95(1)e). Comme la compagnie de chemin de fer « doit limiter les dommages au minimum », selon le paragraphe 95(2), lorsqu’elle fait du bruit dans le cadre de son exploitation, faire le moins de bruit possible devient une prescription imposée aux compagnies de chemins de fer en vertu de la Loi de 1996 et l’Office a compétence, au titre de l’article 26, pour exiger des compagnies de chemins de fer qu’elles fassent le moins de bruit possible.

[20]      Cette argumentation fait fi de l’histoire et de l’évolution de la législation canadienne en matière de transport ferroviaire quand elle laisse entendre que l’article 95 vise désormais tous les pouvoirs exercés par les compagnies ferroviaires, et qu’il autorise maintenant les plaintes sur le bruit résultant de l’exploitation courante des compagnies ferroviaires.

[21]      Au cours de la longue histoire de la législation ferroviaire du Canada, une distinction a été établie entre les dispositions qui conféraient des « pouvoirs généraux » aux compagnies ferroviaires pour la construction d’un chemin de fer, et les dispositions régissant l’exploitation courante d’une compagnie de chemin de fer dans l’exercice de ses pouvoirs.

[22]      Les « pouvoirs généraux » qui intéressent les présents appels figurent aux articles 90, 91 et 92 de l’Acte des chemins de fer, S.C. 1888, ch. 29. Ils ont été maintenus aux articles 118, 119 et 120 de l’Acte des chemins de fer, 1903; aux articles 151, 154 et 155 de la Loi des chemins de fer, S.R.C. 1906, ch. 37; aux articles 162, 163 et 164 de l’Acte des chemins de fer, 1919, S.C. 1919, ch. 68 et de la Loi des chemins de fer, S.R.C. 1927, ch. 170; aux articles 164, 165 et 166 de la Loi sur les chemins de fer, S.R.C. 1952, ch. 234; aux articles 102, 103 et 104 de la Loi sur les chemins de fer, S.R.C. 1970, ch. R-2 et enfin aux articles 106, 107 et 108 de la Loi sur les chemins de fer, L.R.C. 1985, ch. R-3. Ces dispositions n’ont pas varié fondamentalement au cours des années.

[23]      Les dispositions qui intéressent l’exploitation courante existent depuis 1919, dans la forme sous laquelle elles apparaissent au chapitre R-3 des Lois révisées (1985), encore que certaines remontent à l’article 214 de l’Acte des chemins de fer de 1888, aux articles 25, 30, 243 et 307, respectivement, de l’Acte des chemins de fer, 1903, et au chapitre 37 des Statuts révisés de 1906. À partir de la Loi des chemins de fer, 1919, les dispositions figurent dans une partie de la Loi intitulée « Exploitation et matériel », qui comprend l’article 287, intitulé « Ordonnances et règlements de la Commission », et l’article 290, intitulé « Statuts, règles et règlements de la compagnie ». Ces articles sont demeurés inchangés jusqu’à la refonte de 1985, constituant les articles 287 et 290 du chapitre 170 des Statuts révisés de 1927, les articles 290 et 293 du chapitre 234 des Statuts révisés de 1952, les articles 227 et 230 du chapitre R-2 des Statuts révisés de 1970 et enfin, les articles 230 et 233 du chapitre R-3 des Lois révisées (1985).

[24]      S’agissant d’abord de l’exploitation courante des compagnies de chemins de fer, j’ai indiqué qu’elle était régie par deux groupes distincts d’articles. D’une part, une disposition (l’article 287 de Loi des chemins de fer, 1919) a donné à la Commission des chemins de fer le pouvoir de rendre des ordonnances et d’édicter des règlements au sujet de 12 éléments, dont la vitesse à laquelle les trains pouvaient circuler dans une ville, l’usage du sifflet dans une ville, l’attelage des voitures, le nombre d’employés et les heures de service. Le dernier point mérite d’être cité au complet :

287. (1) […]

l) Concernant généralement la protection des biens et la protection, la sûreté, la commodité et le confort du public et des employés de la compagnie dans le service et dans la marche des trains et leur vitesse, ou dans l’emploi des locomotives par ladite compagnie, ou pour les besoins de chemin de fer.

[25]      D’autre part, un article (l’article 290 de la Loi des chemins de fer, 1919) a donné à la compagnie de chemin de fer, « sauf les dispositions et restrictions contenues dans la présente loi et dans la loi spéciale, et subordonnément aux ordonnances ou règlements de la Commission » le pouvoir d’édicter des statuts, règles ou règlements concernant huit éléments, dont le mode de traction et la vitesse du matériel roulant en usage sur le chemin de fer, l’horaire des chemins de fer, l’usage du tabac et la commission de quelque malpropreté dans ou sur les trains, gares, stations ou autres bâtiments occupés par la compagnie, et la « bonne administration des affaires de la compagnie ». Le paragraphe 293(1) prescrivait que la compagnie devait soumettre ces statuts, règles et règlements, « sauf ceux qui ont trait au tarif des transports, et ceux qui sont d’une nature privée ou domestique et qui ne concernent pas le public en général », au gouverneur en conseil pour obtenir son approbation.

[26]      Ces deux groupes de dispositions sont demeurés pratiquement inchangés depuis leur introduction dans la Loi des chemins de fer, 1919 jusqu’à leur intégration au chapitre R-3 de la refonte de 1985. Ils ont maintenant été soit éliminés de la législation, soit repris dans la Loi sur la sécurité ferroviaire de 1988, dans la Loi sur les transports au Canada de 1996 et dans la Loi sur le déplacement des lignes de chemin de fer et les croisements de chemin de fer, L.R.C. (1985), ch. R-4. Il est juste de dire, sans entrer dans plus de détails, que pour l’essentiel, le pouvoir de contrôle exercé par la Commission des chemins de fer du Canada, puis par la Commission canadienne des transports sur l’exploitation courante des compagnies de chemins de fer, a été en partie aboli, en partie cédé au ministre des Transports pour qu’il l’exerce avec une intervention minimale de l’Office.

[27]      Il est intéressant de noter que dans une modification récente de la Loi sur la sécurité ferroviaire, L.C. 1999, ch. 9, article 1, figure un nouvel article 3, qui définit comme suit les objectifs de la loi :

OBJECTIFS

3. La présente loi vise à la réalisation des objectifs suivants :

a) pourvoir à la sécurité du public et du personnel dans le cadre de l’exploitation des chemins de fer et à la protection des biens et de l’environnement, et en faire la promotion;

b) encourager la collaboration et la participation des parties intéressées à l’amélioration de la sécurité ferroviaire;

c) reconnaître la responsabilité des compagnies de chemin de fer en ce qui a trait à la sécurité de leurs activités;

d) favoriser la mise en place d’outils de réglementation modernes, flexibles et efficaces dans le but d’assurer l’amélioration continue de la sécurité ferroviaire. [Mes soulignements.]

[28]      S’agissant maintenant des « pouvoirs généraux », je ne comprends pas comment l’article 95 peut être interprété comme conférant à l’Office une compétence en matière de plaintes relatives au bruit, alors que la nouvelle Loi a retiré à l’Office tout contrôle sur l’exploitation courante des compagnies de chemins de fer, alors que les pouvoirs généraux des compagnies de chemins de fer ne sont plus décrits exhaustivement dans la législation ferroviaire, et alors que l’article est libellé en des termes remarquablement similaires à ceux des dispositions qu’il remplace. Tous ces facteurs convergent vers une diminution plutôt que vers un renforcement du rôle de l’Office.

[29]      En vertu de la législation antérieure, comme je l’ai expliqué, l’exercice des « pouvoirs généraux » était soumis au contrôle de la Commission de chemins de fer pour les activités reliées à l’exploitation courante. Compte tenu de l’introduction de la déréglementation, le contrôle de ces activités, pour peu qu’il en reste, a été dans son ensemble transféré au ministre des Transports.

[30]      Antérieurement, la liste des « pouvoirs généraux » visait à décrire, sous réserve des autres pouvoirs conférés par l’Acte des chemins de fer et l’Acte spécial afférent, tous les pouvoirs que pouvait exercer une compagnie de chemin de fer. On ne peut en dire autant de la liste qui figure à l’article 95, qui est établie sous réserve des dispositions de « toute autre loi fédérale ». Il est manifeste, pour quiconque examine la liste des « pouvoirs généraux » énumérés au paragraphe 95(1) de la Loi de 1996, qu’il s’agit d’une liste abrégée et modernisée des pouvoirs décrits dans les lois antérieures. Cette nouvelle liste simplifiée était rendue nécessaire, ne serait-ce que parce que les pouvoirs généraux des compagnies de chemins de fer ne figuraient plus dans des lois ferroviaires ou dans des lois spéciales, mais relevaient désormais de diverses autres lois, telles que la Loi sur les sociétés par actions, L.R.C. (1985), ch. C-44, la Loi sur la sécurité ferroviaire, la Loi sur le déplacement des lignes de chemin de fer et les croisements de chemin de fer ou la Loi sur les transports au Canada. La rubrique « pouvoirs généraux » crée beaucoup de confusion; elle ne convient manifestement pas à l’énumération des pouvoirs spécifiques qui figure maintenant à l’article 95.

[31]      Pour illustrer la remarquable continuité de la terminologie employée par le Parlement sauf dans la liste des pouvoirs, rien n’est plus indiqué que de reproduire des extraits de l’article 90 de l’Acte des chemins de fer de 1888 (qui énumérait 17 « pouvoirs généraux ») ainsi que les articles 91 et 92 intégralement :

POUVOIRS GÉNÉRAUX.

90. La compagnie pourra, sauf les dispositions du présent acte et de l’acte spécial :—

(a.) Pénétrer sur tous terrains appartenant à Sa Majesté, sans autorisation préalable, ou sur ceux appartenant à toute personne quelconque, situés sur la voie ou ligne projetée du chemin de fer […]

[…]

(d.) Faire, construire ou placer le chemin de fer à travers ou sur les terrains de toute personne quelconque […]

(e.) Abattre ou enlever les arbres jusqu’à la distance de six perches de chaque côté du chemin de fer […]

[…]

(g.) Faire ou construire dans, sur, à travers, au-dessous ou au-dessus de tout chemin de fer, tramway, rivière, cours d’eau, ruisseau, canal ou grande route qu’il croisera ou touchera, des plans inclinés, tunnels, remblais, aqueducs, points, chemins, voies, passages, conduites, égouts, piliers, arbres, tranchées, et clôtures, d’une nature temporaire ou permanente ;

(h.) Détourner ou changer, d’une manière temporaire ou permanente, le cours de toutes telles rivières […]

[…]

(q.) Faire toutes autres choses nécessaires pour la construction, l’entretien, le changement, la réfection ou la réparation et l’usage du chemin de fer.

91. La compagnie remettra autant que possible en son premier état toute rivière, cours d’eau, ruisseau, grande route, conduite d’eau, conduite de gaz, égout ou drain, ou tout fil ou poteau de télégraphe, de téléphone ou de lumière électrique, qu’elle détournera ou déplacera, ou bien elle les mettra dans un état tel que leur utilité n’en soit pas essentiellement amoindrie.

92. La compagnie ne fera, dans l’exercice des pouvoirs conférés par le présent ou par l’acte spécial, que le moins de dommages possible, et indemnisera, de la manière prescrite par le présent et par l’acte spécial, tous les intéressés, pour tous dommages qu’elle leur aura causés par suite de l’exercice de ces pouvoirs.

[32]      On voit immédiatement que l’obligation d’une compagnie de chemin de fer de ne faire « que le moins de dommages possible », de remettre « autant que possible » en son premier état et d’«indemniser », a toujours été et est toujours reliée à l’exercice par une compagnie ferroviaire des « pouvoirs généraux » qui sont énumérés. La seule modification importante apportée en 1996 à cette obligation touche l’indemnisation. Auparavant, l’indemnisation devait s’effectuer « de la manière prescrite par le présent et par l’acte spécial », le terme « présent » s’entendant de la Loi sur les chemins de fer applicable. C’est précisément cette « manière » d’indemnisation que le Conseil privé, dans l’arrêt Holditch, précité, a déclaré ne pas s’appliquer aux plaintes en matière de bruit. Dans la Loi de 1996, il n’est plus fait mention de la « manière » de l’indemnisation, et il n’y a plus de dispositions qui s’appliquent à cette « manière ». Comme je l’ai signalé précédemment, l’Office ne prétend pas avoir compétence pour décider de l’indemnisation visée au paragraphe 95(4).

[33]      L’Office et les intimés ont accordé une grande importance à la formulation de l’alinéa 95(1)e), « faire par ailleurs tout ce qui est nécessaire à cette fin » (la construction et l’exploitation d’un chemin de fer). Selon leur argumentation, cette formulation comprend l’exploitation courante du chemin de fer, comme les activités de triage et de marche au ralenti des locomotives.

[34]      L’interprétation suggérée est en contradiction avec le contexte global de la législation, que je viens d’exposer. En outre, elle est en contradiction avec l’interprétation littérale de l’article.

[35]      Les alinéas a), b) et d) ne visent que les ouvrages effectués « le long ou en travers d’un chemin de fer », et l’alinéa c) ne vise que les ouvrages d’adduction ou d’évacuation d’eau réalisés « à travers ou sous des terres contiguës au chemin de fer ». Dans ce contexte, nul ne peut interpréter les mots « par ailleurs tout ce qui est nécessaire à cette fin », de l’alinéa e), autrement que comme tous autres types d’ouvrages devant être réalisés en travers, le long ou au-dessous d’un chemin de fer pour permettre à la compagnie de construire le chemin de fer et d’être ensuite en mesure matériellement de l’exploiter. Ces quatre pouvoirs concernent l’usage des terrains contigus par les compagnies de chemins de fer; ils ne concernent pas l’usage ou la jouissance de ces terrains par leurs propriétaires ou leurs occupants. On se demande pourquoi le paragraphe 95(1) énumérerait quatre pouvoirs spécifiques en a), b), c) et d) si l’alinéa e) était, somme toute, une disposition générale englobant tous les pouvoirs possibles nécessaires à l’exploitation courante d’une compagnie de chemin de fer.

[36]      À mes yeux, la présente affaire ressemble beaucoup à l’arrêt Nanaimo (Ville) c. Rascal Trucking Ltd., [2000] 1 R.C.S. 342, où le juge Major (au paragraphe 21) a fait appel à la règle « ejusdem generis », soit la règle des choses du même ordre, pour interpréter les mots « ou toute autre chose » du Municipal Act [R.S.B.C. 1996, ch. 323] de la Colombie-Britannique :

Je suis d’avis qu’en insérant l’expression « ou toute autre chose », le législateur n’avait pas l’intention d’élargir le champ d’application de l’art. 936 de manière à autoriser les municipalités à déclarer que quasiment n’importe quoi constitue une nuisance. J’accepte l’argument de l’intimée qu’interpréter ces mots comme créant une troisième catégorie de nuisances possibles irait effectivement à l’encontre de l’objet visé, lequel s’exprime dans l’énumération d’éléments qui précède.

[37]      De toute évidence, le paragraphe 95(1), pas plus que ceux qui l’ont précédé, ne vise la responsabilité des compagnies ferroviaires découlant de leurs activités d’exploitation courante. Les personnes qui portent plainte, comme les intimés, doivent toujours intenter des actions de common law en nuisance si elles allèguent qu’une compagnie de chemin de fer fait trop de bruit dans son exploitation courante. À cet égard, l’arrêt récent de la Cour suprême du Canada Ryan c. Victoria (Ville), [1999] 1 R.C.S. 201, à la page 236, constitue une illustration intéressante de l’emploi en common law du concept de « nuisance publique » appliqué aux activités des compagnies ferroviaires.

[38]      En fin de compte, j’arrive à la conclusion que même si l’Office était habilité à recevoir les plaintes touchant l’exercice des « pouvoirs généraux » des compagnies de chemins de fer prévus à l’article 95, les plaintes en cause ne portent pas sur l’exercice de ces pouvoirs par les appelantes. L’Office n’a pas compétence pour instruire ces plaintes ni pour prendre les arrêtés attaqués.

DÉCISION

[39]      Je suis d’opinion qu’il convient d’accueillir les appels et d’annuler, pour défaut de compétence, les arrêtés nos 1999-R-123 et 1999-R-308 pris par l’Office des transports du Canada. Il n’y a pas lieu de prononcer une ordonnance quant aux dépens.

Le juge en chef Richard, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.

Le juge Sexton, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.



[1]  Ces prédécesseurs sont les suivants : la Commission des chemins de fer du Canada instituée par l’Acte des chemins de fer, 1903 S.C. 1903, ch. 58, devenue la Commission des transports du Canada en vertu de la Loi des transports, 1938, S.C. 1938, ch. 53; la Commission canadienne des transports instituée par la Loi nationale sur les transports, S.C. 1966-67, ch. 69; et l’Office national des transports institué par la Loi nationale de 1987 sur les transports, L.C. 1987, ch. 34, devenu l’Office des transports du Canada en vertu de la Loi sur les transports au Canada, L.C. 1996, ch. 10.

[2]  Dans la Loi de 1996, voir les art. 90 (délivrance du certificat d’aptitude), 98 (construction d’une ligne de chemin de fer), 101 (franchissement routier et franchissement par desserte), 102 (passages), 112 (prix et conditions de service), 117 à 120 (limites des pouvoirs sur les tarifs), 121 à 125 (prix communs), 127 et 128 (interconnexion), 129 à 136 (prix de ligne concurrentiel), 137 (limitation de la responsabilité des transporteurs), 138 et 139 (droits de circulation et usage commun des voies), 140(2) (décision sur la définition de la voie de cour de triage pour les transferts et la cessation de l’exploitation de lignes), 156 (comptabilité), 157 (calcul des frais), 159 à 169 (arbitrage de la dernière offre), 170 à 172 (transport des personnes ayant une déficience), 177 à 181 (sanctions administratives pécuniaires). Voir aussi l’art. 3 de la Loi sur le déplacement des lignes de chemin de fer et les croisements de chemin de fer, L.R.C. (1985), ch. R-4, mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 28, art. 359 (plans conjoints d’aménagement urbain et de transport).

[3]  Voir les art. 101(4), 138(3), 145(5) de la Loi de 1996, les art. 16 [mod. par L.C. 1996, ch. 10, art. 264; 1999, ch. 9, art. 10], 24(2), 25(3) [mod., idem, art. 20] et 26 [mod. par L.C. 1996, ch. 10, art. 266] de la Loi sur la sécurité ferroviaire, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 32, et les art. 14 [mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 28, art. 359] et 15 [mod., idem] de la Loi sur le déplacement des lignes de chemin de fer et les croisements de chemin de fer, précitée.

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