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[2001] 3 C.F. 481

A-698-00

2001 CAF 161

Commission canadienne des droits de la personne (appelante)

c.

Association canadienne des employés de téléphone, Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier et Femmes Action et Bell Canada (intimés)

et

Procureur général du Canada (intervenant)

Répertorié : Bell Canada c. Canada (Commission des droits de la personne) (C.A.)

Cour d’appel, juges Stone, Létourneau et Rothstein, J.C.A.Ottawa, 3, 4 avril et 24 mai 2001.

Droits de la personne — L’art. 27(2) de la LCDP, tel que modifié en 1998, donne à la CDP le pouvoir d’adopter des directives impératives « dans une catégorie de cas donnés » et non plus « dans un cas donné » comme avant — L’art. 48.2(2) accorde au président du Tribunal le pouvoir de prolonger le mandat d’un membre du Tribunal qui aurait expiré au cours d’une enquête — Le juge des requêtes a conclu que l’art. 27(2) modifié soulevait une crainte raisonnable de partialité et restreignait le pouvoir décisionnel du Tribunal; l’art. 48.2(2) compromettait l’indépendance institutionnelle et l’impartialité du Tribunal en ne garantissant pas l’inamovibilité — 1) Il n’est plus possible que la Commission, grâce à l’émission de directives, influence le résultat d’une plainte donnée — Les directives régissant une « catégorie de cas donnés » et appelées à faire l’objet d’une application générale et impersonnelle risquent beaucoup moins de soulever une crainte raisonnable de partialité institutionnelle — Le chevauchement qui peut exister entre les fonctions d’application de la loi et d’émission de directives de la Commission ne crée pas une crainte raisonnable de partialité — Le pouvoir de la Commission d’émettre des directives est distinct du rôle qu’elle exerce en qualité de partie devant le Tribunal — 2) Le président ne peut être révoqué de façon arbitraire à cause des décisions qu’il a prises en matière d’administration et de fonctionnement du Tribunal, notamment dans l’exercice du pouvoir que lui attribue l’art. 48.2(2) — Tout abus du pouvoir en prolongeant ou refusant de prolonger le mandat d’un membre du Tribunal pour des raisons tout à fait étrangères à l’administration du Tribunal serait susceptible d’être contrôlé en vertu de l’art. 18.1 — Le régime législatif isole suffisamment le président du pouvoir exécutif pour qu’il ne soulève pas une crainte raisonnable qu’il pourrait abuser du pouvoir discrétionnaire que lui confère l’art. 48.2(2) et omettrait d’agir de bonne foi ainsi que dans l’intérêt du Tribunal.

Droit administratif — L’art. 27(2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, tel que modifié en 1998, donne à la CDP le pouvoir d’adopter des directives impératives « dans une catégorie de cas donnés »; l’art. 48.2(2) accorde au président du Tribunal le pouvoir de prolonger le mandat d’un membre du Tribunal qui aurait expiré au cours d’une enquête — Le juge des requêtes a conclu que l’art. 27(2) modifié soulevait une crainte raisonnable de partialité et restreignait le pouvoir décisionnel du Tribunal; l’art. 48.2(2) compromettait l’indépendance institutionnelle et l’impartialité du Tribunal en ne garantissant pas l’inamovibilité — Le critère d’appréciation de l’indépendance consiste à savoir si le Tribunal peut raisonnablement être perçu comme possédant les conditions essentielles de l’indépendance (l’inamovibilité, la sécurité financière et l’indépendance institutionnelle) — Appliqué à la lumière des fonctions que remplit le Tribunal — Le rôle du TDP consiste à déterminer si un acte discriminatoire a été commis et à rendre l’ordonnance réparatrice appropriée, et non de punir — Le critère d’impartialité consiste à savoir s’il existe une crainte raisonnable de partialité dans un grand nombre de cas — Ce critère vise à dépister la partialité pouvant découler de la structure de l’organisme — Des directives régissant une « catégorie de cas donnés » ne risquent pas de soulever une crainte raisonnable de partialité institutionnelle — Le chevauchement entre les fonctions d’application de la loi et d’émission de directives de la Commission ne crée pas une crainte raisonnable de partialité, car elles sont exercées de façon distincte — Le pouvoir qu’attribue l’art. 48.2(2) au président ne compromet pas l’indépendance ni l’impartialité du Tribunal — Le président est nommé « à titre inamovible » — Il est suffisamment isolé du pouvoir exécutif pour qu’il ne soulève pas une crainte raisonnable qu’il pourrait abuser de son pouvoir discrétionnaire — Tout abus de pouvoir est soumis au contrôle judiciaire.

Le présent appel porte sur une ordonnance de la Section de première instance annulant la décision du Tribunal canadien des droits de la personne qui rejetait les prétentions de Bell Canada selon lesquelles les règles de la justice naturelle ne seraient pas respectées à son endroit en raison de la partialité institutionnelle et du manque d’indépendance du Tribunal. Entre 1990 et 1994, les syndicats intimés et Femmes Action ont déposé sept plaintes contre Bell Canada, alléguant que Bell payait à ses employés de sexe féminin des salaires inférieurs à ceux que touchaient les employés de sexe masculin qui exerçaient des fonctions équivalentes, violant ainsi l’article 11 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Le Tribunal chargé d’examiner les plaintes a rejeté une requête présentée par Bell Canada selon laquelle il n’était pas en mesure, sur le plan institutionnel, de procéder à une audition équitable. Suite à une demande de contrôle judiciaire, le juge McGillis a annulé l’instance introduite devant le Tribunal et ordonné qu’aucune autre procédure ne soit engagée tant que les problèmes « concernant l’inamovibilité et la sécurité financière » ne seront pas corrigés par des modifications législatives. Le juge McGillis a estimé que la nécessité d’obtenir l’autorisation préalable du ministre de la Justice pour prolonger le mandat d’un membre du Tribunal qui aurait autrement expiré au cours d’une enquête ne garantissait pas l’inamovibilité de ce membre et, par conséquent, portait atteinte à l’indépendance institutionnelle et à l’impartialité du Tribunal. Elle a aussi précisé qu’elle avait de sérieuses réserves concernant le pouvoir conféré à la Commission par le paragraphe 27(2) de la Loi, tel qu’il se lisait à l’époque, “de rendre des ordonnances précisant « les limites et les modalités de l’application de la présente Loi qui lie les tribunaux” ». L’appel de cette ordonnance a été ajourné sine die en raison des modifications apportées à la Loi, entrées en vigueur le 30 juin 1998, à savoir, le pouvoir de prolonger le mandat d’un membre du Tribunal qui aurait expiré au cours d’une enquête a été confié au président du Tribunal (paragraphe 48.2(2)), la rémunération des membres du Tribunal serait désormais fixée par le gouverneur en conseil et les directives adoptées par la Commission conformément au paragraphe 27(2) seraient impératives « dans une catégorie de cas donnés » et non plus « dans un cas donné ».

En 1999, le vice-président du Tribunal a jugé que les problèmes signalés par le juge McGillis avaient été corrigés par les modifications de 1998. La demande de contrôle judiciaire de Bell Canada a été accueillie. Le juge des requêtes a conclu que le nouveau pouvoir attribué à la Commission par le paragraphe 27(2) en matière d’émission de directives liant le Tribunal soulevait une crainte raisonnable de partialité et restreignait le pouvoir décisionnel du Tribunal. En outre, elle a statué que le fait que le paragraphe 48.2(2) des modifications de 1998 exige l’agrément du président compromettait l’indépendance institutionnelle et l’impartialité du Tribunal au motif que ses membres ne bénéficiaient pas d’une garantie objective suffisante en matière d’inamovibilité.

Les questions en litige sont les suivantes : 1) le pouvoir qu’attribue à la Commission le paragraphe 27(2), tel que modifié en 1998, soulève-t-il une crainte raisonnable de partialité institutionnelle et 2) le pouvoir qu’exerce le président aux termes du paragraphe 48.2(2) compromet-il l’inamovibilité des membres du Tribunal et reflète-t-il, par conséquent, un manque d’indépendance institutionnelle et d’impartialité?

Arrêt : l’appel est accueilli.

1) Il y a trois conditions essentielles de l’indépendance judiciaire : l’inamovibilité, la sécurité financière et l’indépendance institutionnelle du Tribunal à l’égard des questions administratives qui touchent directement l’exercice de ses fonctions judiciaires. L’indépendance réelle n’est pas toujours suffisante — il faut en outre que le Tribunal paraisse être indépendant dans l’esprit d’un observateur raisonnable. Le critère d’appréciation de l’indépendance judiciaire consiste à savoir si le Tribunal peut raisonnablement être perçu comme possédant les conditions essentielles de l’indépendance. Le même critère a été appliqué à des tribunaux administratifs, bien qu’avec une moindre rigueur. Le critère relatif à l’indépendance institutionnelle doit être appliqué à la lumière des fonctions que remplit le Tribunal particulier dont il s’agit.

La notion d’impartialité institutionnelle est également pertinente. Le critère d’impartialité applicable à un tribunal administratif consiste à savoir si une personne pleinement informée éprouverait une crainte raisonnable de partialité dans un grand nombre de cas. Si la réponse à cette question est négative, on ne saurait alléguer qu’il y a crainte de partialité sur le plan institutionnel, et la question doit se régler au cas par cas. Ce critère vise à dépister la partialité pouvant découler de la structure de l’organisme par opposition à celle qui provient des opinions ou des intérêts personnels d’un membre du Tribunal.

La conclusion du juge des requêtes portant que le paragraphe 27(2) modifié ne répondait pas aux préoccupations du juge McGillis ne semble avoir accordé aucune force probante, ou une force probante très faible, à l’effet réel qu’a produit le changement introduit par le nouveau paragraphe 27(2). Selon ce changement, les directives adoptées conformément aux dispositions de ce paragraphe ne lient plus le Tribunal « dans un cas donné » mais uniquement « dans une catégorie de cas donnés », p. ex. dans des cas mettant en jeu l’article 11. Ce type de directives s’applique de la même façon à tous les cas faisant partie d’une catégorie donnée. Ceci supprime, dans une large mesure, la possibilité que possédait auparavant la Commission d’intervenir dans l’examen d’un cas particulier. Cela constitue un changement important. Selon la version antérieure du paragraphe 27(2), la Commission pouvait, grâce à l’émission de directives, influencer le résultat d’une plainte donnée; en théorie, elle aurait même pu adopter une directive visant précisément la plainte en question. Cela n’est plus possible. Des directives régissant une « catégorie de cas donnés » et appelées à faire l’objet d’une application générale et impersonnelle risquent beaucoup moins de soulever une crainte raisonnable de partialité institutionnelle.

En outre, le chevauchement qui peut exister entre les fonctions d’application de la loi et d’émission de directives de la Commission ne crée pas une crainte raisonnable de partialité. Bell Canada a soutenu que le pouvoir d’émettre des directives accordé à la Commission est fondamentalement incompatible avec son statut de quasi-poursuivant devant le Tribunal. Il est vrai que ces fonctions sont habituellement confiées à des parties distinctes dans les procès pénaux, pour lesquels on exige le degré d’impartialité institutionnelle le plus rigoureux, mais ce fait ne saurait jouer un rôle déterminant dans le cas d’un tribunal administratif. La Commission est un organisme spécialisé qui exerce un certain nombre de fonctions différentes qui touchent l’administration de la Loi. Son pouvoir d’émettre des directives est distinct du rôle exercé en qualité de partie devant le Tribunal. Cela est particulièrement vrai du fait que les modifications apportées en 1998 limitent le pouvoir d’émettre des directives à des « catégories de cas donnés ». Par conséquent, une personne bien informée qui examinerait la situation de façon réaliste et concrète — et qui aurait réfléchi à la question — n’éprouverait pas une crainte raisonnable de partialité dans un grand nombre de cas.

2) Le pouvoir qu’accorde le paragraphe 48.2(2) au président ne porte pas atteinte à l’indépendance du Tribunal. Le président est nommé « à titre inamovible » et il ne peut être révoqué de façon arbitraire à cause des décisions qu’il a prises en matière d’administration et de fonctionnement du Tribunal, notamment dans l’exercice du pouvoir que lui attribue le paragraphe 48.2(2). Si le président devait abuser de son pouvoir et prolonger ou refuser de prolonger le mandat d’un membre du Tribunal pour des raisons tout à fait étrangères à l’administration du Tribunal, sa décision serait susceptible d’être contrôlée en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale. En pratique, le président ne devrait pas être tenté de refuser de prolonger le mandat d’un membre du Tribunal lorsque les circonstances s’y prêtent puisqu’il faudrait alors reprendre depuis le début l’instruction de la plainte. Étant donné que l’instruction des cas soumis au Tribunal dure souvent plusieurs années, une telle décision retarderait le déroulement de l’instruction et aurait tendance à jeter le discrédit sur le Tribunal et, nécessairement, sur le président lui-même.

Le régime législatif en cause isole suffisamment le président du pouvoir exécutif pour qu’il ne soulève pas une crainte raisonnable qu’il pourrait abuser du pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 48.2(2) et omettrait ainsi d’agir de bonne foi ainsi que dans l’intérêt du Tribunal et de son indépendance. Bell Canada a certes le droit d’être entendue par un Tribunal indépendant, mais les pouvoirs de ce Tribunal sont de nature réparatrice plutôt que punitive et sa décision finale est susceptible de faire l’objet d’un contrôle judiciaire. Dans l’ensemble, le pouvoir qu’attribue le paragraphe 48.2(2) au président ne compromet pas l’indépendance ni l’impartialité du Tribunal dans les circonstances.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44].

Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C-12, art. 23 (mod. par S.Q. 1982, ch. 17, art. 42).

Déclaration canadienne des droits, L.R.C. (1985), appendice III, art. 2e).

Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, art. 11(1),(4), 15(1)e) (mod. par L.C. 1998, ch. 9, art. 10), 27(2) (mod., idem, art. 20), (3) (mod., idem), 43 (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 63), 44(3)a) (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 64; L.C. 1998, ch. 9, art. 24), 48.1 (édicté par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 65; L.C. 1998 ch. 9, art. 27), 48.2 (édicté par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 65; L.C. 1998, ch. 9, art. 27), 48.4(2) (édicté par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 65; L.C. 1998, ch. 9, art. 27), 48.6(1) (édicté par L.C. 1998, ch. 9, art. 27), 49(1) (mod., idem), 50 (mod., idem).

Loi de modification législative (Charte canadienne des droits et libertés), L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 64, 65.

Loi modifiant la Loi sur la preuve au Canada, le Code criminel et la Loi canadienne sur les droits de la personne relativement aux personnes handicapées et, en ce qui concerne la Loi canadienne sur les droits de la personne, à d’autres matières, et modifiant d’autres lois en conséquence, L.C. 1998, ch. 9, art. 20, 27.

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.1 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5).

Loi sur les textes réglementaires, L.R.C. (1985), ch. S-22, art. 2 « règlement », « texte réglementaire » (mod. par L.C. 1998, ch. 15, art. 38).

Ordonnance de 1986 sur la parité salariale, DORS/86-1082.

Projet de loi C-108, Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne et d’autres lois en conséquence, 3e sess., 34e lég., 1992.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Committee for Justice and Liberty et autres c. Office national de l’énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369; (1976), 68 D.L.R. (3d) 716; 9 N.R. 115; Valente c. La Reine et autres, [1985] 2 R.C.S. 673; (1985), 52 O.R. (2d) 779; 24 D.L.R. (4th) 161; 23 C.C.C. (3d) 193; 49 C.R. (3d) 97; 19 C.R.R. 354; 37 M.V.R. 9; 64 N.R. 1; 14 O.A.C. 79; R. c. Lippé, [1991] 2 R.C.S. 114; (1991), 64 C.C.C. (3d) 513; 5 C.R.R. (2d) 31; 5 M.P.L.R. (2d) 113; 128 N.R. 1; 39 Q.A.C. 241; Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3; (1995), 122 D.L.R. (4th) 129; 26 Admin. L.R. (2d) 1; [1995] 2 C.N.L.R. 92; 177 N.R. 325; R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484; (1997), 161 N.S.R. (2d) 241; 151 D.L.R. (4th) 193; 1 Admin. L.R. (3d) 74; 118 C.C.C. (3d) 353; 10 C.R. (5th) 1; 218 N.R. 1; 2747-3174 Québec Inc. c. Québec (Régie des permis d’alcool), [1996] 3 R.C.S. 919; (1996), 140 D.L.R. (4th) 577; 42 Admin. L.R. (2d) 1; 205 N.R. 1.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Bell Canada c. Assoc. canadienne des employés de téléphone, [1998] 3 C.F. 244 (1998), 143 F.T.R. 241 (1re inst.); Bell Canada c. Assoc. canadienne des employés de téléphone (1999), 246 N.R. 368 (C.A.F.); Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, [1999] 1 C.F. 113 167 D.L.R. (4th) 432; 13 Admin. L.R. (3d) 64 (C.A.); Canada (Procureur général) c. Alliance de la fonction publique du Canada, [2000] 1 C.F. 146 (1999), 180 D.L.R. (4th) 95; 176 F.T.R. 161 (1re inst.).

DÉCISIONS CITÉES :

Insurance Corporation of British Columbia c. Heerspink et autre, [1982] 2 R.C.S. 145; (1982), 137 D.L.R. (3d) 219; [1983] 1 W.W.R. 137; 39 B.C.L.R. 145; 82 CLLC 17,014; [1982] I.L.R. 1-1555; 43 N.R. 168; Katz c. Vancouver Stock Exchange, [1996] 3 R.C.S. 405; (1996), 139 D.L.R. (4th) 575; [1996] 10 W.W.R. 305; 82 B.C.A.C. 29; 26 B.C.L.R. (3d) 1; 41 Admin. L.R. (2d) 1; 12 C.C.L.S. 1; 207 N.R. 72; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale (Î.-P.-É.), [1997] 3 R.C.S. 3; (1997), 204 A.R. 1; 156 Nfld. & P.E.I.R. 1; 150 D.L.R. (4th) 577; [1997] 10 W.W.R. 417; 121 Man. R. (2d) 1; 49 Admin. L.R. (2d) 1; 118 C.C.C. (3d) 193; 11 C.P.C. (4th) 1; 217 N.R. 1; Brosseau c. Alberta Securities Commission, [1989] 1 R.C.S. 301; (1989), 57 D.L.R. (4th) 458; [1989] 3 W.W.R. 456; 93 N.R. 1; R. c. Drybones, [1970] R.C.S. 282; (1969), 9 D.L.R. (3d) 473; 71 W.W.R. 161; 10 C.R.N.S. 334; Singh et autres c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177; (1985), 17 D.L.R. (4th) 422; 12 Admin. L.R. 137; 14 C.R.R. 13; 58 N.R. 1; MacBain c. Lederman, [1985] 1 C.F. 856 (1985), 22 D.L.R. (4th) 119; 16 Admin. L.R. 109; 6 C.H.R.R. D/3064; 85 CLLC 17,023; 18 C.R.R. 165; 62 N.R. 117 (C.A.); Affaire intéressant le Tribunal des droits de la personne et Énergie Atomique du Canada Limitée, [1986] 1 C.F. 103 (1985), 24 D.L.R. (4th) 675; 17 Admin. L.R. 1; 7 C.H.R.R. D/3232; 86 CLLC 17,012; 64 N.R. 126 (C.A.).

APPEL d’une ordonnance de la Section de première instance ([2001] 2 C.F. 392 (2000), 194 D.L.R. (4th) 499; 5 C.C.E.L. (3d) 123 (1re inst.)) annulant la décision du Tribunal canadien des droits de la personne, dans une affaire de parité salariale, qui rejetait les prétentions de Bell Canada selon lesquelles les règles de la justice naturelle ne seraient pas respectées à son endroit en raison de la partialité institutionnelle et du manque d’indépendance du Tribunal. Appel accueilli.

ONT COMPARU :

René Duval et Philippe Dufresne pour l’appelante.

Larry Steinberg pour l’intimée Association canadienne des employés de téléphone.

Peter C. Engelmann et Julia Hughes pour l’intimé Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier.

Roy L. Heenan, c.r., John C. Murray et Thomas E. F. Brady pour l’intimée Bell Canada.

Personne n’a comparu pour l’intimée Femmes Action.

Donald J. Rennie pour l’intervenant, Procureur général du Canada.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Commission canadienne des droits de la personne, Ottawa, pour l’appelante.

Koskie Minsky, Toronto, pour l’intimée Association canadienne des employés de téléphone.

Caroline Engelmann Gottheil, Ottawa, pour l’intimé Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier.

Heenan Blaikie, Ottawa, pour l’intimée Bell Canada.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intervenant le Procureur général du Canada.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]        Le juge Stone, J.C.A. : Il s’agit d’un appel d’une ordonnance de la Section de première instance datée du 2 novembre 2000 [[2001] 2 C.F. 392 relative à une demande de contrôle judiciaire présentée par l’intimée Bell Canada contre la décision du vice-président du Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) datée du 26 avril 1999. Par cette décision, le Tribunal rejetait toutes les prétentions de Bell Canada selon lesquelles les règles de la justice naturelle ne seraient pas respectées à son endroit en raison de la partialité institutionnelle et du manque d’indépendance du Tribunal. Dans une ordonnance du 2 novembre 2000, le juge des requêtes a annulé la décision du Tribunal et interdit toute nouvelle procédure en l’espèce tant qu’il n’aura pas été remédié aux vices relevés par le juge des requêtes.

[2]        La demande de contrôle judiciaire était fondée sur deux arguments. Le premier était que le pouvoir attribué à la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) d’adopter l’Ordonnance de 1986 sur la parité salariale [DORS/86-1082] (l’ordonnance) conformément au paragraphe 27(2) [mod. par L.C. 1998, ch. 9, art. 20] de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, modifiée par Loi de modification législative (Charte canadienne des droits et libertés), L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31 (désignées ensemble comme la Loi) et par la Loi modifiant la Loi sur la preuve au Canada, le Code criminel et la Loi canadienne sur les droits de la personne relativement aux personnes handicapées et, en ce qui concerne la Loi canadienne sur les droits de la personne, à d’autres matières, et modifiant d’autres lois en conséquence, L.C. 1998, ch. 9 (les modifications de 1998), soulève une crainte raisonnable de partialité institutionnelle parce que l’ordonnance lie le Tribunal. Le deuxième argument était que le Tribunal ne possède pas l’indépendance institutionnelle et l’impartialité requises parce que les modifications de 1998 donnent au président du Tribunal le pouvoir de prolonger le mandat d’un membre du Tribunal qui aurait autrement expiré au cours de l’examen d’une plainte déposée en vertu de la Loi.

[3]        Le présent appel porte uniquement sur la conclusion du juge des requêtes selon laquelle le pouvoir qu’attribue à la Commission le paragraphe 27(2), tel que modifié en 1998, soulève une crainte raisonnable de partialité institutionnelle et sur la question de savoir si le pouvoir qu’exerce le président aux termes du paragraphe 48.2(2) [édicté par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 65; L.C. 1998, ch. 9, art. 27] compromet l’inamovibilité des membres du Tribunal et reflète, par conséquent, un manque d’indépendance institutionnelle et d’impartialité.

LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

PERTINENTES

[4]        Étant donné que l’historique des dispositions pertinentes est un peu complexe, il est utile de reproduire ici les dispositions législatives qui sont au centre du présent appel. Les voici :

Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6

11. (1) Constitue un acte discriminatoire le fait pour l’employeur d’instaurer ou de pratiquer la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent, dans le même établissement, des fonctions équivalentes.

[…]

(4) Ne constitue pas un acte discriminatoire au sens du paragraphe (1) la disparité salariale entre hommes et femmes fondée sur un facteur reconnu comme raisonnable par une ordonnance de la Commission canadienne des droits de la personne en vertu du paragraphe 27(2).

[…]

15. Ne constituent pas des actes discriminatoires :

[…]

e) le fait qu’un individu soit l’objet d’une distinction fondée sur un motif illicite, si celle-ci est reconnue comme raisonnable par une ordonnance de la Commission canadienne des droits de la personne rendue en vertu du paragraphe 27(2);

[…]

27. […]

(2) Dans une catégorie de cas donnés, la Commission peut, sur demande ou de sa propre initiative, décider de préciser, par ordonnance, les limites et les modalités de l’application de la présente loi.

(3) Les ordonnances prises en vertu du paragraphe (2) lient, jusqu’à ce qu’elles soient abrogées ou modifiées, la Commission, les tribunaux des droits de la personne constitués en vertu du paragraphe 49(1) et les tribunaux d’appel constitués en vertu du paragraphe 56(1) lors du règlement des plaintes déposées conformément à la partie III.

Loi de modification législative (Charte canadienne des droits et libertés), L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31

64. Le paragraphe 44(3) de la même loi est abrogé et remplacé par ce qui suit :

« (3) Sur réception du rapport d’enquête prévu au paragraphe (1), la Commission :

a) peut demander au président du Comité du tribunal des droits de la personne de constituer, en application de l’article 49, un tribunal des droits de la personne chargé d’examiner la plainte visée par le rapport, si elle est convaincue : […] »

65. La même loi est modifiée par insertion, après l’article 48, de ce qui suit :

« Le Comité du tribunal des droits de la personne

48.1 Est constitué le Comité du tribunal des droits de la personne composé du président et des membres nommés par le gouverneur en conseil […] »

Loi modifiant la Loi sur la preuve au Canada, le Code criminel et la Loi canadienne sur les droits de la personne relativement aux personnes handicapées et, en ce qui concerne la Loi canadienne sur les droits de la personne, à d’autres matières, et modifiant d’autres lois en conséquence, L.C. 1998, ch. 9

20. […]

(2) Les paragraphes 27(2) à (4) de la même loi sont remplacés par ce qui suit :

(2) Dans une catégorie de cas donnés, la Commission peut, sur demande ou de sa propre initiative, décider de préciser, par ordonnance, les limites et les modalités de l’application de la présente loi.

(3) Les ordonnances prises en vertu du paragraphe (2) lient, jusqu’à ce qu’elles soient abrogées ou modifiées, la Commission et le membre instructeur désigné en vertu du paragraphe 49(2) lors du règlement des plaintes déposées conformément à la partie III.

(4) Les ordonnances prises en vertu du paragraphe (2) et portant sur les modalités d’application de certaines dispositions de la présente loi à certaines catégories de cas sont publiées dans la partie II de la Gazette du Canada.

[…]

27. L’intertitre précédant l’article 48.1 et les articles 48.1 à 53 de la même loi sont remplacés par ce qui suit :

Tribunal canadien des droits de la personne

48.1 (1) Est constitué le Tribunal canadien des droits de la personne composé, sous réserve du paragraphe (6), d’au plus quinze membres, dont le président et le vice-président, nommés par le gouverneur en conseil.

[…]

48.2 (2) Le membre dont le mandat est échu peut, avec l’agrément du président, terminer les affaires dont il est saisi. Il est alors réputé être un membre à temps partiel pour l’application des articles 48.3, 48.6, 50 et 52 à 58.

Déclaration canadienne des droits, L.R.C. (1985), annexe III

2. Toute loi du Canada, à moins qu’une loi du Parlement du Canada ne déclare expressément qu’elle s’appliquera nonobstant la Déclaration canadienne des droits, doit s’interpréter et s’appliquer de manière à ne pas supprimer, restreindre ou enfreindre l’un quelconque des droits ou des libertés reconnus et déclarés aux présentes, ni à en autoriser la suppression, la diminution ou la transgression, et en particulier, nulle loi du Canada ne doit s’interpréter ni s’appliquer comme

[…]

e) privant une personne du droit à une audition impartiale de sa cause, selon les principes de justice fondamentale, pour la définition de ses droits et obligations;

LE CONTEXTE FACTUEL

[5]        Entre 1990 et 1994, les intimés l’Association canadienne des employés de téléphone (ACET), le Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier (SCEP) et Femmes Action ont déposé sept plaintes contre Bell Canada. Il était allégué dans les plaintes que Bell Canada payait à ses employées des salaires inférieurs à ceux que touchaient les employés de sexe masculin qui exerçaient des fonctions équivalentes, violant ainsi l’article 11 de la Loi. L’historique de ces plaintes devant le Tribunal et la Cour fédérale est long et complexe.

[6]        En mai 1996, la Commission a demandé au président du Comité du tribunal des droits de la personne de constituer un tribunal, conformément à l’alinéa 44(3)a) [mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 64] de la Loi, chargé d’examiner ces plaintes. Bell Canada a contesté avec succès cette mesure puisqu’en mars 1998, la Section de première instance a annulé la demande formulée par la Commission. Cette décision a toutefois été infirmée par notre Cour le 17 novembre 1998.

[7]        Entre-temps, en août 1996, le président du Comité du tribunal des droits de la personne a constitué un tribunal composé de trois membres (le Tribunal Leighton) chargé d’examiner ces plaintes. Le 4 juin 1997, le Tribunal Leighton a rejeté une requête présentée par Bell Canada selon laquelle le Tribunal n’était pas en mesure, sur le plan institutionnel, de procéder à une audition équitable et conforme aux principes de justice naturelle.

[8]        Bell Canada a alors présenté à la Section de première instance une demande de contrôle judiciaire à l’encontre la décision du 4 juin 1997. Le 23 mars 1998, dans l’arrêt Bell Canada c. Assoc. canadienne des employés de téléphone, [1998] 3 C.F. 244 (1re inst.), Mme le juge McGillis a annulé l’instance introduite devant le Tribunal et ordonné qu’aucune autre procédure ne soit engagée tant que les problèmes [au paragraphe 156] « relativement à l’inamovibilité et à la sécurité financière » ne seront pas corrigés par des modifications législatives. Le juge McGillis a estimé que la nécessité d’obtenir l’autorisation préalable du ministre de la Justice pour prolonger le mandat d’un membre du Tribunal qui aurait autrement expiré au cours d’une enquête ne garantissait pas l’inamovibilité de ce membre et, par conséquent, portait atteinte à l’indépendance institutionnelle et à l’impartialité du tribunal.* Le juge McGillis a également déclaré que l’indépendance institutionnelle du Tribunal était compromise parce que la Loi confiait à la Commission le soin de fixer le taux de rémunération et les indemnités de déplacement et de séjour des membres du Tribunal. En outre, le juge McGillis a précisé [au paragraphe 154], dans une remarque incidente, qu’elle avait de « sérieuses réserves » concernant le pouvoir conféré à la Commission par le paragraphe 27(2) de la Loi, tel qu’il se lisait à l’époque, « de rendre des ordonnances précisant « les limites et les modalités de l’application de la présente loi » qui lient les tribunaux ». Le juge McGillis n’a pas abordé directement plusieurs autres questions soulevées par Bell Canada. Plus précisément, il y avait le fait que le Tribunal n’avait pas l’indépendance institutionnelle et l’impartialité requises parce que ses membres étaient rémunérés à la journée, que les membres du Tribunal occupaient une charge ad hoc lorsqu’ils examinaient une affaire, que le Tribunal devait demander au Conseil du Trésor de lui accorder des fonds supplémentaires lorsque les audiences duraient plus de 40 jours et que les membres du Tribunal pouvaient siéger à ce Tribunal même s’ils avaient agi en qualité de consultant pour la Commission dans d’autres affaires.

[9]        L’ordonnance du juge McGillis a été portée en appel devant notre Cour. Cependant, l’appel a été ajourné sine die le 1er juin 1999 [(1999), 246 N.R. 368 (C.A.F.)] en raison des modifications apportées à la Loi entrée en vigueur le 30 juin 1998. À la suite de ces modifications, le « Comité du tribunal des droits de la personne » est devenu le « Tribunal canadien des droits de la personne » et un certain nombre de changements ont été apportés au fonctionnement et aux pouvoirs du Tribunal, à savoir, le pouvoir de prolonger le mandat d’un membre du Tribunal qui aurait expiré au cours d’une enquête a été confié au président du Tribunal, la rémunération des membres du Tribunal était désormais fixée par le gouverneur en conseil et les directives adoptées par la Commission conformément au paragraphe 27(2) de la Loi seraient impératives « dans une catégorie de cas donnés » et non plus « dans un cas donné ». Ce projet de loi a été déposé en 1997 quelques mois avant la décision du juge McGillis, mais il semble que le Parlement n’ait adopté la modification au paragraphe 27(2) qu’après la date de cette décision.

[10]      Comme nous l’avons déjà mentionné, dans un jugement daté du 17 novembre 1998 [[1999] 1 C.F. 113 (C.A.)], notre Cour a fait droit à l’appel de la Commission interjeté à l’encontre de l’ordonnance annulant la décision de la Commission demandant au président du Comité du tribunal des droits de la personne de constituer un tribunal qui serait chargé de faire enquête sur les plaintes déposées. Peu de temps après, la Commission ainsi que l’ACET, le SCEP et Femmes Action ont invité le président à constituer un tribunal et à fixer des dates d’audience le plus rapproché possible. Bell Canada s’est opposée à cette demande pour divers motifs, notamment à cause du fait que les modifications de 1998 n’avaient pas remédié au problème de l’inamovibilité des membres du Tribunal qu’avait signalé le juge McGillis et que, les directives liant toujours le Tribunal, il demeurait une crainte raisonnable de partialité institutionnelle.

[11]      Le vice-président du Tribunal a examiné ces questions ainsi que d’autres au cours d’une audience tenue en mars 1999 et pris à leur sujet une décision défavorable à Bell Canada le 26 avril 1999. Le vice-président a jugé que les problèmes qu’avait signalés le juge McGillis dans ses motifs avaient été corrigés par les modifications de 1998 et que les autres questions soulevées devant le juge McGillis, qu’elle n’avait pas directement abordées, ne pouvaient faire l’objet d’autres litiges.

[12]      Insatisfaite de la décision du vice-président, Bell Canada a présenté une demande de contrôle judiciaire dans laquelle elle en contestait la validité. Dans cette demande, elle invoquait son droit à une audition équitable telle que garanti par l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits et par la justice naturelle, et affirmait que la décision était entachée d’erreurs de droit et que son auteur avait excédé ses pouvoirs. En bref, elle soutenait que le vice-président avait commis une erreur lorsqu’il avait conclu que le Tribunal était institutionnellement indépendant et impartial malgré le pouvoir qu’accordait le paragraphe 27(2) modifié à la Commission en matière d’émission de directives et le pouvoir de nomination qu’attribuait au président le paragraphe 48.2(2).

[13]      Dans l’état actuel des choses, il semble qu’un Tribunal chargé de faire enquête sur des plaintes n’ait toujours pas été constitué en vertu du paragraphe 49(2) de la Loi.

L’ORDONNANCE ATTAQUÉE

[14]      Le juge des requêtes a fait droit à la demande. Elle a jugé que le nouveau pouvoir attribué à la Commission par le paragraphe 27(2) en matière d’émission de directives liant le Tribunal soulevait une crainte raisonnable de partialité et restreignait le pouvoir décisionnel du Tribunal. En outre, elle a statué que le fait que le paragraphe 48.2(2) des modifications de 1998 exige l’agrément du président compromettait l’indépendance institutionnelle et l’impartialité du Tribunal pour le motif que ses membres ne bénéficiaient pas d’une garantie objective suffisante en matière d’inamovibilité. Par contre, elle a conclu que le fait que, conformément au paragraphe 48.6(1) [édicté par L.C. 1998, ch. 9, art. 27], le gouverneur en conseil soit chargé de fixer la rémunération des membres du Tribunal avait corrigé le problème signalé par le juge McGillis et que les pouvoirs attribués au vice-président du Tribunal en matière de discipline ne soulevaient pas une crainte raisonnable de partialité, enfin que le principe de la chose jugée interdisait à Bell Canada de soulever les questions dont avait été saisie le juge McGillis, même si cette dernière ne les avait pas expressément abordées.

[15]      Le juge des requêtes a passé en revue les principes applicables en matière d’indépendance judiciaire et d’impartialité tels que formulés dans la jurisprudence récente de la Cour suprême du Canada : Committee for Justice and Liberty et autres c. Office national de l’énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369; Insurance Corporation of British Columbia c. Heerspink et autre, [1982] 2 R.C.S. 145; Valente c. La Reine et autres, [1985] 2 R.C.S. 673; R c. Lippé, [1991] 2 R.C.S. 114; Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3; Katz c. Vancouver Stock Exchange, [1996] 3 R.C.S. 405; 2747-3174 Québec Inc. c. Québec (Régie des permis d’alcool), [1996] 3 R.C.S. 919; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale (Î.P-.É.), [1997] 3 R.C.S. 3. Elle a également suivi en partie l’analyse du juge McGillis dans Bell Canada, précité.

[16]      Le juge des requêtes a estimé que le fait que les directives ne lieraient le Tribunal, selon les termes du nouveau paragraphe 27(2), que pour « une catégorie de cas donnés » et non dans un « cas donné » n’avait pas corrigé le problème qu’avait signalé le juge McGillis. En outre, elle a estimé que les directives impératives émises par la Commission, une partie devant le Tribunal [au paragraphe 75], « ne sont pas compatibles avec les garanties d’indépendance et d’impartialité institutionnelles » et qu’elles donnent à la Commission [au paragraphe 76] « un statut spécial dont ne jouit aucune autre partie comparaissant devant le tribunal. Elles peuvent influencer le tribunal en lui indiquant comment il faut interpréter la loi. » Elle a en outre déclaré que [au paragraphe 77] « le pouvoir juridictionnel du tribunal est indubitablement limité par [ces] directives […] lesquelles le force à se prononcer dans le sens voulu par la Commission. » Le juge des requêtes a considéré que ce genre de directives diffère des textes de législation déléguée car ceux-ci [au paragraphe 79] « sont normatifs par nature, et ont une portée générale et impersonnelle. » D’après elle, ces lignes directrices [au paragraphe 80] « exercent indûment une pression sur le tribunal quant à l’issue de l’instance dans une catégorie de cas donnés » parce qu’elles précisent les critères particuliers à appliquer par le Tribunal dans ce genre de cas.

[17]      Pour ce qui est de l’inamovibilité, le juge des requêtes a estimé que le paragraphe 48.2(2) avait touché mais non pas remédié au problème relevé par le juge McGillis. Le ministre n’a plus le pouvoir discrétionnaire de prolonger le mandat du membre du Tribunal mais c’est le président qui exerce désormais ce pouvoir. Selon le juge des requêtes, cela ne répond pas aux besoins d’indépendance institutionnelle et d’impartialité. Sur ce point, le juge des requêtes s’est appuyé sur un passage du jugement du juge en chef Lamer dans Lippé, précité, selon lequel la notion de « gouvernement » ne s’entend pas uniquement du pouvoir exécutif ou législatif mais embrasse quiconque peut exercer des pressions sur d’autres juges. Elle a alors conclu aux paragraphes 109 à 111 :

Le principe de l’indépendance institutionnelle pose que la structure organique du tribunal soit propre à garantir que ses membres sont indépendants. En l’espèce, la possibilité pour un membre de continuer à siéger jusqu’à la fin d’une affaire en cours est subordonnée à la décision discrétionnaire du président. Le problème ne réside pas tant dans le mode d’exercice de ce pouvoir discrétionnaire, mais dans son existence même. Ainsi que l’a fait observer le juge en chef Lamer, « l’indépendance institutionnelle et le pouvoir discrétionnaire de prévoir cette indépendance (ou de ne pas la prévoir) sont deux choses bien distinctes. L’indépendance qui repose sur un pouvoir discrétionnaire n’est qu’illusoire ».

Étant donné le haut degré d’indépendance requis dans ce domaine, j’estime que seule une garantie objective d’inamovibilité procurera la protection nécessaire et donnera au membre concerné la sérénité requise pour rendre une décision sans contrainte.

Il n’y a en ce moment aucune garantie objective que les décisions rendues jusqu’alors par ce membre ne compromettent pas la possibilité pour celui-ci de continuer à siéger après l’expiration de son mandat. [Note de bas de page omise.]

LES THÈSES EN PRÉSENCE

[18]      Comme nous l’avons déjà noté, le pouvoir de la Commission d’émettre des directives en vertu du nouveau paragraphe 27(2) n’est pas limité aux cas visés par l’article 11 de la Loi. Pour ce qui est de cet article, les directives doivent être appliquées lorsqu’il s’agit de déterminer si un employeur a posé des actes discriminatoires en instaurant ou en pratiquant « la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent, dans le même établissement, des fonctions équivalentes ». Bell Canada soutient que le nouveau pouvoir d’émettre des directives continue à soulever une crainte raisonnable de partialité et compromet l’impartialité institutionnelle du Tribunal.

[19]      Il est admis que le critère applicable en matière de crainte raisonnable de partialité est celui qu’a formulé le juge de Grandpré dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty, précité, aux pages 394 et 395 :

La Cour d’appel a défini avec justesse le critère applicable dans une affaire de ce genre. Selon le passage précité, la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la Cour d’appel, ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, M. Crowe, consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste?

Je ne vois pas de différence véritable entre les expressions que l’on retrouve dans la jurisprudence, qu’il s’agisse de «crainte raisonnable de partialité », « de soupçon raisonnable de partialité », ou « de réelle probabilité de partialité ». Toutefois, les motifs de crainte doivent être sérieux et je suis complètement d’accord avec la Cour d’appel fédérale qui refuse d’admettre que le critère doit être celui d’« une personne de nature scrupuleuse ou tatillonne ».

Comme l’a fait remarquer le juge Cory dans R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484, ce critère a été appliqué de façon constante depuis. Dans cette affaire, le juge Cory a déclaré aux paragraphes 112 et 113 :

L’appelant a fait valoir que le critère exige que soit démontrée une « réelle probabilité » de partialité, par opposition au « simple soupçon ». Cet argument paraît inutile à la lumière des justes observations du juge de Grandpré dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty, précité, aux pages 394 et 395 :

Je ne vois pas de différence véritable entre les expressions que l’on retrouve dans la jurisprudence, qu’il s’agisse de « crainte raisonnable de partialité », « de soupçon raisonnable de partialité », ou « de réelle probabilité de partialité ». Toutefois, les motifs de crainte doivent être sérieux et je suis complètement d’accord avec la Cour d’appel fédérale qui refuse d’admettre que le critère doit être celui d’« une personne de nature scrupuleuse ou tatillonne ». [Non souligné.]

Néanmoins, la jurisprudence anglaise et canadienne appuie avec raison la prétention de l’appelant selon laquelle il faut établir une réelle probabilité de partialité car un simple soupçon est insuffisant. Voir R. c. Camborne Justices, Ex parte Pearce, [1954] 2 All E.R. 850 (Q.B.D.); Metropolitan Properties Co. v. Lannon, [1969] 1 Q.B. 577 (C.A.); R. c. Gough, [1993] 2 W.L.R. 883 (H.L.); Bertram, précité, à la p. 53; Stark, précité, au par. 74; Gushman, précité, au par. 30.

Peu importe les mots précis utilisés pour définir le critère, ses diverses formulations visent à souligner la rigueur dont il faut faire preuve pour conclure à la partialité, réelle ou apparente. C’est une conclusion qu’il faut examiner soigneusement car elle met en cause un aspect de l’intégrité judiciaire. De fait, l’allégation de crainte raisonnable de partialité met en cause non seulement l’intégrité personnelle du juge, mais celle de l’administration de la justice tout entière. Voir la décision Stark, précitée, aux par. 19 et 20. Lorsqu’il existe des motifs raisonnables de formuler une telle allégation, les avocats ne doivent pas redouter d’agir. C’est toutefois une décision sérieuse qu’on ne doit pas prendre à la légère. [Notes de bas de pages omises.]

[20]      La Commission a présenté plusieurs arguments visant à réfuter la conclusion du juge des requêtes selon laquelle le pouvoir du paragraphe 27(2) soulève une crainte raisonnable de partialité et, par conséquent, compromet l’impartialité institutionnelle du Tribunal. Le premier est que le nouveau paragraphe 27(2) a supprimé toute possibilité réelle qu’il existe une crainte raisonnable de partialité. Deuxièmement, si la justice naturelle accorde sans aucun doute le droit d’être entendu par un Tribunal impartial et indépendant, le législateur a toutefois le pouvoir de modifier ce droit, sous réserve, bien entendu, des contraintes constitutionnelles. La Commission soutient ici que, s’il existe effectivement une partialité d’origine institutionnelle dans le cas présent, c’est parce que celle-ci est autorisée par les modifications de 1998 et qu’il y a donc lieu de respecter l’intention du législateur : Brosseau c. Alberta Securities Commission, [1989] 1 R.C.S. 301. Le pouvoir de la Commission d’émettre des directives n’est qu’une de ses fonctions, dont certaines se chevauchent. Ainsi, la Commission est autorisée à faire enquête sur les plaintes (article 43 [mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl), ch. 31, art. 63]), elle peut demander la constitution d’un tribunal si elle est convaincue « que l’instruction [de la plainte] est justifiée » (paragraphe 49(1)), elle peut participer en qualité de partie à l’instruction de la plainte (article 50). Enfin, si le pouvoir délégué à la Commission par le paragraphe 27(2) modifié porte atteinte au droit à une audience impartiale au sens de l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits, la réparation appropriée ne devrait pas être celle qui a été accordée par le juge des requête mais plutôt un jugement déclarant inopérante la disposition en cause, conformément à la jurisprudence : R. c. Drybones, [1970] R.C.S. 282; Singh et autres c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177; MacBain c. Lederman, [1985] 1 C.F. 856 (C.A.); Affaire interessant le Tribunal des droits de la personne et Énergie atomique du Canada Limitée, [1986] 1 C.F 103 (C.A.). Tous les intimés représentés dans le présent appel, à l’exception de Bell Canada, appuient les arguments présentés par l’appelante sur ces points. Le procureur général les appuie également.

[21]      Bell Canada soutient que l’ordonnance de la Section de première instance devrait être confirmée si l’on veut respecter en l’espèce l’indépendance institutionnelle et l’impartialité du Tribunal. Dans ses arguments, elle affirme que le pouvoir délégué à la Commission par le paragraphe 27(2) modifié est unique dans la mesure où il a pour effet d’obliger le Tribunal à interpréter l’article 11 conformément à l’opinion de la Commission telle qu’elle est reflétée dans les directives. Les directives ne sont pas normatives puisqu’elles lient uniquement la Commission et le Tribunal. En outre, le caractère impératif des directives a été critiqué et jugé inacceptable par les présidents antérieurs du Comité du tribunal des droits de la personne et même, par le ministre de la justice en 1992 lorsqu’il a présenté le projet de loi C-108 [Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne et d’autres lois en conséquence, 3e sess., 34e lég., 1992], qui, s’il avait été adopté, aurait rendu les directives émises aux termes du paragraphe 27(2) facultatives.

[22]      La Commission soutient également que le pouvoir accordé par le paragraphe 48.2(2) au président de prolonger le mandat d’un membre du Tribunal qui aurait expiré au cours d’une enquête ne compromet pas l’inamovibilité de ce membre, ni l’indépendance et l’impartialité institutionnelles du Tribunal. Elle soutient que ce pouvoir est d’une nature différente de celle du pouvoir discrétionnaire que possédait auparavant le ministre de la Justice. L’attribution de ce pouvoir à la Commission répond, affirme-t-elle, à l’objection formulée antérieurement parce qu’elle ne porte atteinte ni à l’indépendance ni à l’impartialité institutionnelles du Tribunal.

[23]      Bell Canada soutient toutefois que le fait d’avoir demandé au président de la Commission plutôt qu’au ministre de la Justice d’approuver cette décision ne répond pas à la préoccupation exprimée à ce sujet. Elle soutient que le critère applicable à l’indépendance judiciaire tel que formulé dans la jurisprudence récente de la Cour suprême du Canada s’applique également au Tribunal. Dans son mémoire, elle soutient que le paragraphe 48.2(2) n’offre pas une garantie objective d’inamovibilité au membre du Tribunal dont le mandat est prolongé par le président conformément à ce paragraphe.

[24]      Tous ces arguments méritent d’être analysés soigneusement.

L’INDÉPENDANCE ET L’IMPARTIALITÉ

[25]      Les notions d’indépendance et d’impartialité que l’on retrouve dans la jurisprudence canadienne moderne remontent à l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Valente, précitée. Dans cette affaire, le juge Le Dain a établi une distinction entre l’indépendance judiciaire et le principe traditionnel de l’impartialité lorsqu’il a déclaré à la page 685 :

Même s’il existe de toute évidence un rapport étroit entre l’indépendance et l’impartialité, ce sont néanmoins des valeurs ou exigences séparées et distinctes. L’impartialité désigne un état d’esprit ou une attitude du tribunal vis-à-vis des points en litige et des parties dans une instance donnée. Le terme « impartial », comme l’a souligné le juge en chef Howland, connote une absence de préjugé, réel ou apparent. Le terme « indépendant », à l’al. 11d), reflète ou renferme la valeur constitutionnelle traditionnelle qu’est l’indépendance judiciaire. Comme tel, il connote non seulement un état d’esprit ou une attitude dans l’exercice concret des fonctions judiciaires, mais aussi un statut, une relation avec autrui, particulièrement avec l’organe exécutif du gouvernement, qui repose sur des conditions ou garanties objectives.

Le juge Le Dain a formulé les trois conditions essentielles de l’indépendance judiciaire, à savoir, l’inamovibilité, la sécurité financière et l’indépendance institutionnelle du Tribunal à l’égard des questions administratives qui touchent directement l’exercice de ses fonctions judiciaires.

[26]      Le juge Le Dain a également noté que, comme dans le cas de l’impartialité, l’indépendance réelle n’est pas toujours suffisante. Il faut en outre que le Tribunal semble être indépendant dans l’esprit d’un observateur raisonnable. Comme il l’a exprimé à la page 689 :

Tant l’indépendance que l’impartialité sont fondamentales non seulement pour pouvoir rendre justice dans un cas donné, mais aussi pour assurer la confiance de l’individu comme du public dans l’administration de la justice. Sans cette confiance, le système ne peut commander le respect et l’acceptation qui sont essentiels à son fonctionnement efficace. Il importe donc qu’un tribunal soit perçu comme indépendant autant qu’impartial et que le critère de l’indépendance comporte cette perception qui doit toutefois, comme je l’ai proposé, être celle d’un tribunal jouissant des conditions ou garanties objectives essentielles d’indépendance judiciaire, et non pas une perception de la manière dont il agira en fait, indépendamment de la question de savoir s’il jouit de ces conditions ou garanties.

Le juge Le Dain a donc conclu que le critère formulé par le juge de Grandpré dans Committee for Justice and Liberty, précité, s’appliquait tout aussi bien à l’appréciation de l’indépendance judiciaire qu’à celle de l’impartialité : il s’agit de savoir si le Tribunal peut raisonnablement être perçu comme possédant les conditions essentielles de l’indépendance.

[27]      Dans Valente, précité, et dans certaines décisions postérieures de la Cour suprême, ces principes s’appliquaient dans un contexte judiciaire, mais il semble maintenant établi que la plupart des commentaires exprimés dans ces affaires s’appliquent également aux tribunaux administratifs, même si l’application de ces principes est dans ce cas un peu moins rigoureuse. Ainsi, dans l’arrêt Valente, précité, à la page 692, le juge Le Dain a fait remarquer qu’«[i]l ne serait cependant pas possible d’appliquer les conditions les plus rigoureuses et les plus élaborées de l’indépendance judiciaire à l’exigence constitutionnelle d’indépendance qu’énonce l’alinéa 11d) de la Charte, qui peut devoir s’appliquer à différents tribunaux.»

[28]      Par la suite, dans l’arrêt Bande indienne de Matsqui, précité, le juge en chef Lamer a noté que les principes énoncés dans l’arrêt Valente avaient été appliqués à des tribunaux administratifs, mais pas avec la même rigueur. Cependant, il a souligné à la page 49 qu’« un des principes de justice naturelle veut qu’une partie reçoive une audience devant un tribunal qui non seulement est indépendant, mais qui le paraît ». Il a ajouté :

La partie qui craint raisonnablement la partialité ne devrait pas être obligée de se soumettre au tribunal qui fait naître cette crainte. De plus, les principes en matière d’indépendance judiciaire énoncés dans l’arrêt Valente s’appliquent dans le cas d’un tribunal administratif lorsque celui-ci agit à titre d’organisme juridictionnel qui tranche les différends et détermine les droits des parties. Je reconnais toutefois que l’application stricte de ces principes ne se justifie pas toujours.

[29]      Le juge en chef Lamer a noté ensuite, à la page 51, que « le critère relatif à l’indépendance institutionnelle doit être appliqué à la lumière des fonctions que remplit le tribunal particulier dont il s’agit » et que :

Le niveau requis d’indépendance institutionnelle (c.-à-d. l’inamovibilité, la sécurité financière et le contrôle administratif) dépendra de la nature du tribunal, des intérêts en jeu et des autres signes indicatifs de l’indépendance, tels les serments professionnels.

Parfois, un haut niveau d’indépendance s’imposera. Par exemple, lorsque les décisions du tribunal ont une incidence sur le droit d’une partie à la sécurité de sa personne […], une application plus stricte des principes énoncés dans l’arrêt Valente peut se justifier. En l’espèce, il s’agit d’un tribunal administratif chargé de trancher les différends concernant l’évaluation en matière d’impôts fonciers. À mon avis, une plus grande souplesse est manifestement justifiée dans une telle situation.

Dans 2747-3174 Québec Inc., précité, le juge Gonthier fait remarquer, après avoir passé en revue la jurisprudence, au paragraphe 63 : « Il ne fait en effet pas de doute que les tribunaux administratifs n’auront pas nécessairement à présenter les mêmes garanties objectives relatives à l’indépendance que les cours supérieures. »

[30]      Il semble que la raison à la base de la distinction effectuée entre l’indépendance des tribunaux judiciaires et celle des tribunaux administratifs vient du fait que la source de ces garanties est différente. Dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges, précité, au paragraphe 138, le juge en chef Lamer a conclu que l’indépendance judiciaire découlait du principe constitutionnel fondamental de la séparation des pouvoirs. Par contre, il semblerait que les tribunaux administratifs soient le prolongement du pouvoir exécutif fédéral. L’indépendance institutionnelle que doivent offrir les tribunaux administratifs découle du droit à une audition équitable garanti par la common law et les règles de justice naturelle ou par l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits. Il est bien établi que le droit à une audition impartiale est une notion variable dont le contenu dépend des circonstances particulières dans lesquelles ce droit prend naissance.

[31]      La notion d’impartialité institutionnelle telle que reconnue par la Cour suprême dans l’arrêt Lippé, précité, est également pertinente au présent appel. Dans cette affaire, le juge en chef Lamer a noté, à la page 140, que, même lorsque le détenteur d’un pouvoir d’adjudication est suffisamment indépendant, il peut néanmoins demeurer « une crainte raisonnable de partialité sur le plan institutionnel ou structurel. » Par la suite, dans Matsqui, précité, au paragraphe 67, le juge en chef Lamer a reformulé le critère de l’impartialité énoncé dans Lippé tel qu’il s’appliquait au tribunal administratif en cause dans cette affaire :

Puisque les intimées mettent en doute l’impartialité structurelle, j’appliquerais les principes énoncés dans l’arrêt Lippé, précité, à la p. 144, modifiés en fonction de la présente espèce :

Première étape : Compte tenu d’un certain nombre de facteurs, y compris, mais sans s’y restreindre, le risque de conflit entre les intérêts des membres des tribunaux et ceux des parties qui comparaissent devant eux, une personne pleinement informée éprouvera-t-elle une crainte raisonnable de partialité dans un grand nombre de cas?

Deuxième étape : Si la réponse à cette question est négative, on ne saurait alléguer qu’il y a crainte de partialité sur le plan institutionnel, et la question doit se régler au cas par cas.

Ce critère vise, apparemment, à dépister l’impartialité pouvant découler de la structure de l’organisme en question par opposition à celle qui provient des opinions ou des intérêts personnels du membre de ce tribunal.

[32]      Dans 2747-3174 Québec Inc., précité, le juge Gonthier a présenté un résumé utile de la façon dont le critère de l’arrêt Lippé s’appliquait à un tribunal administratif. Était notamment en litige dans cette affaire la question de savoir si les régisseurs de la Régie des permis d’alcool du Québec avaient respecté les garanties relatives à l’indépendance et à l’impartialité énoncées à l’article 23 de la Charte des droits et libertés de la personne [L.R.Q., ch. C-12 (mod. par S.Q. 1982, ch. 17, art. 42)] du Québec lorsqu’ils avaient révoqué le permis d’alcool de l’intimé. Aux paragraphes 44 et 45, le juge Gonthier a déclaré :

À la suite notamment des arrêts Lippé, précité, et Ruffo c. Conseil de la magistrature, [1995] 4 R.C.S. 267, le critère applicable en matière d’impartialité institutionnelle est bien établi. Il ne fait pas de doute, en effet, que ce sont les considérations avancées par le juge de Grandpré dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty c. Office national de l’énergie, [1978] 1 R.C.S. 369, à la page 394, qui gouvernent. La détermination de la partialité institutionnelle suppose qu’une personne bien renseignée, ayant étudié la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, éprouve une crainte raisonnable de partialité dans un grand nombre de cas. À ce sujet, tous les facteurs doivent être considérés, mais les garanties prévues dans la loi pour contrer les effets préjudiciables de certaines caractéristiques institutionnelles doivent recevoir une attention particulière.

Ce critère convient tout à fait, en vertu de l’article 23 de la Charte, à l’examen de la structure d’organismes administratifs exerçant des fonctions quasi judiciaires. Qu’un justiciable se présente devant un tribunal administratif ou une cour de justice, il peut en effet légitimement s’attendre à ce qu’un arbitre impartial dispose de ses prétentions. Tout comme dans le cas des tribunaux judiciaires, l’observateur bien renseigné évaluant la structure d’un tribunal administratif en viendra à l’issue de l’analyse à l’une de deux conclusions : il possédera une crainte raisonnable de partialité, ou alors il en sera dénué. Ceci dit, l’appréciation que porte une personne bien renseignée sera toujours fonction des circonstances. Il est entendu que la nature du litige à trancher, les tâches remplies par ailleurs par l’organisme administratif et l’ensemble du contexte opérationnel influeront sur l’évaluation. Dans le cadre d’un procès pénal, le moindre détail pouvant mettre en doute l’impartialité du juge alarmera, alors qu’à l’endroit des tribunaux administratifs, il y a lieu de faire preuve d’une plus grande souplesse. Comme le rappelait le juge en chef Lamer dans l’arrêt Lippé, précité, à la p. 142, les textes constitutionnels et quasi constitutionnels ne garantissent pas toujours l’existence d’un système idéal. Ils visent plutôt à assurer qu’au vu de l’ensemble de leurs caractéristiques, les structures des organismes judiciaires et quasi judiciaires ne soulèvent aucune crainte raisonnable de partialité. Il y a là analogie avec l’application des principes de justice naturelle, qui concilient les exigences du processus décisionnel des tribunaux spécialisés avec les droits des parties. Dans l’affaire SITBA c. Consolidated-Bathurst Packaging Ltd., [1990] 1 R.C.S. 282, je remarquais ainsi aux pp. 323 et 324 :

Je suis d’accord avec le syndicat intimé que les règles de justice naturelle doivent tenir compte des contraintes institutionnelles auxquelles les tribunaux administratifs sont soumis. Ces tribunaux sont constitués pour favoriser l’efficacité de l’administration de la justice et doivent souvent s’occuper d’un grand nombre d’affaires. Il est irréaliste de s’attendre à ce qu’un tribunal administratif comme la Commission observe strictement toutes les règles applicables aux tribunaux judiciaires. De fait, il est admis depuis longtemps que les règles de justice naturelle n’ont pas un contenu fixe sans égard à la nature du tribunal et aux contraintes institutionnelles auxquelles il est soumis.

Je rappelle toutefois que cette nécessaire flexibilité, et la difficulté d’isoler les éléments essentiels de l’impartialité institutionnelle, ne doivent pas permettre d’éluder les lacunes sérieuses d’un processus quasi judiciaire. La perception d’impartialité reste essentielle au maintien de la confiance du public dans le système de justice.

ANALYSE

[33]      Je vais maintenant examiner les questions soulevées dans le présent appel à la lumière des principes auxquels il a été fait référence ci-dessus.

L’impartialité institutionnelle

[34]      Le Tribunal a, selon la Loi, pour rôle d’examiner les faits entourant la plainte en vue de déterminer si un acte discriminatoire a été commis et de rendre l’ordonnance réparatrice appropriée. Le Tribunal n’a pas le pouvoir de punir la personne visée par la plainte. Il convient également de souligner que la constitutionnalité des dispositions législatives pertinentes n’est pas en cause ici. L’argument porte uniquement sur l’effet du pouvoir d’émettre des directives sur l’indépendance institutionnelle et sur l’impartialité du Tribunal.

[35]      Bell Canada soutient que le paragraphe 27(2), tel que modifié, n’a rien changé et que, tout comme le paragraphe tel qu’il se lisait avant le 30 juin 1998 soulevait « de sérieuses réserves » dans l’esprit du juge McGillis, le paragraphe modifié en soulève également. Il faut par conséquent déterminer si le paragraphe 27(2) modifié soulève une crainte raisonnable de partialité sur le plan institutionnel.

[36]      Il semble que la raison d’être du pouvoir attribué par le nouveau paragraphe 27(2) découle du caractère schématique du droit reconnu à l’article 11, parce que celui-ci ne prévoit pas de façon précise comment il doit s’appliquer aux cas auxquels s’applique cette disposition. Ce manque manifeste de précision et l’objet qui sous-tend les lignes directrices ont fait l’objet de commentaires de la part du juge Evans (tel était alors son titre) aux paragraphes 77 à 79, 139 et 140 de l’arrêt Canada (Procureur général) c. Alliance de la fonction publique du Canada, [2000] 1 C.F. 146 (1re inst.) :

D’ailleurs, le Parlement était conscient qu’on ne pouvait pas trouver dans la formulation lapidaire de l’article 11 la réponse à plusieurs questions relativement à la mise en œuvre du principe de l’égalité de rémunération pour fonctions équivalentes. C’est pourquoi, lorsqu’il a présenté les dispositions en cause, le ministre de la Justice et procureur général de l’époque, l’honorable S.R. Basford, a répondu à l’observation d’un député, selon laquelle il n’y avait aucun critère objectif pour déterminer si les fonctions qui comportent des tâches très différentes sont néanmoins équivalentes.

Soulignant que certaines législatures provinciales avaient reculé devant la difficulté d’aller au-delà de l’interdiction de disparités salariales fondées sur le sexe pour des fonctions équivalentes, il a dit :

[traduction] Le gouvernement fédéral a adopté une méthode différente, soit que nous devons intégrer le principe [de l’égalité de rémunération pour fonctions équivalentes] à la loi et, avec l’aide de la Commission et de ses efforts pour établir des lignes directrices, résoudre ces problèmes. (Dossier conjoint des défenderesses, vol. IV, aux p. 1138 et 1139.)

Je ne doute pas que M. Basford aurait exprimé la même opinion relativement aux problèmes méthodologiques avec lesquels la Commission et le tribunal étaient aux prises en l’espèce.

En bref, j’estime que la bonne interprétation de l’article 11 est que le Parlement avait l’intention de conférer aux organismes créés pour appliquer la Loi une marge de manœuvre pour décider, à la lumière de chaque affaire et avec l’aide de l’expertise technique disponible, comment appliquer le principe, inscrit dans la loi, de l’égalité de rémunération pour fonctions équivalentes dans un cadre d’emploi donné.

[…]

Je fais également remarquer que le Parlement a, chose inhabituelle, accordé à un organisme administratif, la Commission canadienne des droits de la personne, le pouvoir de statuer par voie réglementaire sur des questions de fond, par opposition à des questions de pratique et de procédure. Sur le plan fédéral, de tels pouvoirs sont habituellement accordés au gouverneur en conseil, ou encore leur exercice est assujetti à l’approbation de ce dernier.

Je déduis de cette importante délégation de pouvoir que le Parlement a dû considérer que l’expertise que la Commission acquerrait en s’acquittant des responsabilités qu’il lui conférait par voie législative en matière de recherche et d’éducation du public sur les droits de la personne et de traitement des plaintes, pouvant aller jusqu’au litige, l’emportait sur la responsabilité politique de veiller à ce que le pouvoir législatif que confère le paragraphe 27(2) soit exercé de façon convenable.

[37]      Il ne faut pas oublier que le législateur n’a pas confié à la Commission le pouvoir d’émettre des directives en conformité du paragraphe 27(2) modifié sans lui fixer certaines balises. En effet, une telle directive serait « prise dans l’exercice d’un pouvoir législatif conféré sous le régime d’une loi fédérale », et serait visée par les définitions de « règlement » et de « texte réglementaire » au sens de l’article 2 [mod. par L.C. 1998, ch. 15, art. 38] de la Loi sur les textes réglementaires, L.R.C. (1985), ch. S-22, et elle serait donc assujettie aux protections prévues par cette loi, notamment la conformité à la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] et à la Déclaration canadienne des droits.

[38]      Dans Bell Canada, précité, le juge McGillis propose, au paragraphe 154, que « pour préserver l’impartialité institutionnelle des tribunaux […] la façon de procéder qui convient le mieux et qui est la plus prudente consisterait à permettre à la Commission de rendre des ordonnances qui ne lient pas les tribunaux. » En fait, comme cela a déjà été mentionné, les anciens présidents du Comité du tribunal des droits de la personne ainsi que le ministre de la Justice en 1992 au moment de la présentation au Parlement d’un projet de loi qui, s’il avait été adopté, aurait rendu facultatives les directives émises aux termes du paragraphe 27(2), ont exprimé des vues semblables. Cet aspect a également joué un rôle dans la conclusion à laquelle en est arrivé le juge des requêtes selon laquelle le paragraphe 27(2) modifié ne répondait pas aux réserves exprimées par le juge McGillis.

[39]      Ce qui me gêne dans la conclusion du juge des requêtes, c’est qu’elle ne semble avoir accordé aucune force probante, ou une force probante très faible, à l’effet réel qu’a produit le changement reflété dans le nouveau paragraphe 27(2). Selon ce changement, les directives adoptées conformément aux dispositions de ce paragraphe ne lient plus le Tribunal « dans un cas donné » mais uniquement « dans une catégorie de cas donnés », p. ex. dans des cas mettant en jeu l’article 11. L’intention qui se dégage de cette disposition est que l’on voulait que ce type de directives s’applique de la même façon à tous les cas faisant partie d’une catégorie donnée. Il me semble que cette façon de procéder supprime, dans une large mesure, la possibilité que possédait auparavant la Commission d’intervenir dans l’examen d’un cas particulier. Cela constitue un changement important. Selon la version antérieure du paragraphe 27(2), la Commission pouvait, grâce à l’émission de directives, influencer le résultat d’une plainte donnée; en théorie, elle aurait même pu adopter une directive visant précisément la plainte en question. Cela n’est plus possible. Il me semble que des directives régissant une « catégorie de cas donnés » et appelées à faire l’objet d’une application générale et impersonnelle risquent beaucoup moins de soulever une crainte raisonnable de partialité institutionnelle.

[40]      En outre, je ne suis pas convaincu que le chevauchement qui peut exister entre les fonctions d’application de la loi et d’émission de directives de la Commission crée une crainte raisonnable de partialité. Pour l’essentiel, Bell Canada a soutenu que le pouvoir d’émettre des directives que le paragraphe 27(2) accorde à la Commission est fondamentalement incompatible avec son statut de quasi-poursuivant devant le Tribunal. Même en acceptant que le rôle de la Commission soit qualifié de cette façon, je ne pense pas que cela soulève une crainte raisonnable de partialité. Il est vrai que ces fonctions sont habituellement confiées à des parties distinctes dans les procès pénaux, pour lesquels on exige le degré d’impartialité institutionnelle le plus rigoureux, mais ce fait ne saurait jouer un rôle déterminant dans le cas d’un tribunal administratif. Comme cela a déjà été noté, la Commission est un organisme spécialisé qui exerce un certain nombre de fonctions différentes qui touchent l’administration de la loi. Son pouvoir d’émettre des directives est distinct du rôle qu’elle exerce en qualité de partie devant le Tribunal. Cela est particulièrement vrai du fait que les modifications apportées en 1998 limitent le pouvoir d’émettre des directives à des « catégories de cas donnés ».

[41]      Par conséquent, j’estime qu’une personne bien informée qui examinerait la situation de façon réaliste et concrèteet qui aurait réfléchi à la question n’éprouverait pas une crainte raisonnable de partialité dans un grand nombre de cas.

[42]      Étant donné que j’en suis arrivé à la conclusion que le pouvoir confié à la Commission par le paragraphe 27(2) ne soulève pas de crainte raisonnable de partialité, il n’est pas nécessaire d’examiner si la notion d’autorisation législative s’applique ici comme elle s’appliquait dans l’affaire Brosseau, précitée. De la même façon, il n’est pas nécessaire d’examiner l’effet que l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits aurait, le cas échéant, pu avoir et, par conséquent, de définir la réparation appropriée, comme si les dispositions de cet alinéa-là s’appliquaient en l’espèce.

Indépendance institutionnelle

[43]      Le juge des requêtes pensait également que la modification de 1998 telle que reflétée dans le paragraphe 48.2(2) de la Loi n’avait pas résolu le problème signalé par le juge McGillis dans Bell Canada, précité. À la suite de cette modification, le membre du Tribunal dont le mandat est échu au cours d’une enquête « peut, avec l’agrément du président, terminer les affaires dont il est saisi ». Le juge des requêtes a accordé une importance capitale au fait que la modification attribuait au président le pouvoir discrétionnaire de prolonger ou non le mandat du membre en question, ce qui pouvait donner l’apparence que les membres du Tribunal ne bénéficiaient pas d’une garantie objective d’inamovibilité. Comme la jurisprudence l’indique clairement, pour qu’un tribunal soit indépendant, il faut qu’il soit perçu de cette façon.

[44]      Je ne suis pas convaincu que le pouvoir qu’accorde le paragraphe 48.2(2) au président porte atteinte à l’indépendance du Tribunal. Le président est tout de même le premier dirigeant du Tribunal; il est chargé aux termes du paragraphe 48.4(2) des modifications de 1998 [L.C. 1998, ch. 9, art. 27] d’en assurer la direction et de contrôler ses activités « notamment en ce qui a trait à la répartition des tâches entre les membres et à la gestion de ces affaires internes ». Selon le paragraphe 48.1(3) [édicté par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 65; L.C. 1998, ch. 9, art. 27], de la Loi, le président doit être membre en règle du barreau d’une province depuis au moins dix ans. En outre, aux termes du paragraphe 48.2(1) [édicté par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 65; L.C. 1998, ch. 9, art. 27] le président est nommé « à titre inamovible » pour un mandat maximal de sept ans sous réserve de « la révocation motivée que prononce le gouverneur en conseil ». Ainsi, le président ne peut être révoqué de façon arbitraire à cause des décisions qu’il a prises en matière d’administration et de fonctionnement du Tribunal, notamment dans l’exercice du pouvoir que lui attribue le paragraphe 48.2(2).

[45]      Il y a également lieu de noter que, si le président devait abuser de son pouvoir et prolonger ou refuser de prolonger le mandat d’un membre du Tribunal pour des raisons tout à fait étrangères à l’administration du Tribunal, sa décision serait susceptible d’être contrôlée en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5)]. J’ajouterais qu’en pratique, le président ne devrait pas être tenté de refuser de prolonger le mandat d’un membre du Tribunal lorsque les circonstances s’y prêtent puisqu’il faudrait alors reprendre depuis le début l’instruction de la plainte. Étant donné que l’instruction des cas soumis au Tribunal dure souvent plusieurs années, il est évident qu’une telle décision retarderait le déroulement de l’instruction et aurait tendance à jeter le discrédit sur le Tribunal et, nécessairement, sur le président lui-même.

[46]      Dans l’arrêt Valente, précité, la loi en question autorisait le juge de la cour provinciale qui avait atteint l’âge de la retraite à poursuivre ses activités, avec l’approbation annuelle du juge en chef de la cour, jusqu’à ce qu’il ait atteint l’âge de soixante-dix ans; il pouvait également continuer d’exercer ses fonctions jusqu’à l’âge de soixante-quinze ans, avec l’approbation annuelle du Conseil de la magistrature des juges provinciaux. On a soutenu que cette disposition ne garantissait pas suffisamment l’inamovibilité de ces juges et qu’elle entraînait par conséquent un manque d’indépendance. Cet argument a été rejeté par le juge Le Dain parlant au nom de la Cour à la page 704 :

Ce changement dans la loi, même s’il crée un statut d’après-retraite qui est loin d’être idéal du point de vue de l’inamovibilité, peut être considéré comme ayant supprimé l’objection principale apportée à la disposition qui s’appliquait […] puisqu’il remplace le pouvoir discrétionnaire de l’exécutif par le jugement et l’approbation d’officiers de justice supérieurs qu’on peut raisonnablement percevoir comme susceptibles d’agir exclusivement en fonction des intérêts de la Cour et de l’administration de la justice en général.

[47]      De la même façon, même si le régime législatif en cause ici ne ressemble pas parfaitement à celui dont il s’agissait dans l’arrêt Valente, précité, il me semble que ce régime isole suffisamment le président du pouvoir exécutif pour qu’il ne soulève pas une crainte raisonnable qu’il pourrait abuser du pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 48.2(2) de la Loi et omettrait ainsi d’agir de bonne foi ainsi que dans l’intérêt du Tribunal et de son indépendance. Bell Canada a certes le droit d’être entendue par un tribunal indépendant mais les pouvoirs de ce tribunal sont de nature réparatrice plutôt que punitive et sa décision finale est susceptible de faire l’objet d’un contrôle judiciaire. J’estime par conséquent que, dans l’ensemble, le pouvoir qu’attribue le paragraphe 48.2(2) au président ne compromet pas l’indépendance ni l’impartialité du tribunal dans les circonstances.

DISPOSITIF

[48]      J’accueillerais l’appel en condamnant Bell Canada à verser les dépens à l’ACET et au SCEP, j’annulerais l’ordonnance de la Section de première instance datée du 2 novembre 2000 et je rejetterais avec dépens la demande de contrôle judiciaire présentée par Bell Canada. Femmes Action n’a pas participé à l’appel et n’a donc pas droit aux dépens. La Commission n’ayant pas demandé les dépens, aucun ne devrait lui être accordé.

Le juge Létourneau, J.C.A. : Je suis d’accord.

Le juge Rothstein, J.C.A. : Je suis d’accord.



* Le juge McGillis ne le mentionne pas mais il est probable que l’exigence apparente de l’autorisation préalable du ministre découle des dispositions de l’art. 48.1(1) [édicté par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 65] de la Loi tel qu’il se lisait avant les modifications de 1998 qui ont confié au gouverneur en conseil le pouvoir de nommer les membres du Tribunal.

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