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IMM-5946-98

2001 CFPI 460

Léon Mugesera, Gemma Uwamariya, Irenée Rutema, Yves Rusi, Carmen Nono, Mireille Urumuri et Marie-Grâce Hoho (demandeurs)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)

Répertorié : Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1re inst.)

Section de première instance, juge NadonQuébec, 12 janvier, 15, 16, 17, 18, 19 mai, 4, 5, 6, 7 juillet, 3, 4, 5, 6 octobre 2000, 12 avril 2001; Ottawa, 10 mai 2001.

Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Personnes inadmissibles — Inadmissibilité fondée sur un discours incitant à la haine, au meurtre et au génocide de l’ethnie tutsie, ce qui constitue une infraction au Code pénal rwandais et au Code criminel canadien — Il ne s’agit pas d’un crime contre l’humanité en raison de l’insuffisance de la preuve reliant le discours aux meurtres et aux massacres — Absence de fausse indication sur un fait important dans la demande de résidence permanente car la question sur la participation à un crime contre l’humanité fait appel à une notion de droit — Trois questions de portée générale ont été certifiées aux fins de leur examen par la C.A.F.

Une mesure d’expulsion a été prise contre les demandeurs, citoyens du Rwanda, en raison d’un discours prononcé par Léon Mugesera (le demandeur) au Rwanda en novembre 1992 incitant à la haine, au meurtre et au génocide de l’ethnie tutsie. Le défendeur a soutenu que le demandeur était inadmissible par application de l’alinéa 27(1)a.1) et du sous-alinéa a.3)(ii) de la Loi sur l’immigration parce que son discours constituait une infraction aux articles 91(4), 166, 311 et 393 du Code pénal rwandais et aux articles 22, 235, 318, 319 et à l’alinéa 464a) du Code criminel canadien; que le demandeur était inadmissible par application des alinéas 27(1)g) et j) de la Loi sur l’immigration parce qu’il avait commis un crime contre l’humanité en conseillant le meurtre des Tutsi, en participant au massacre de Tutsi et en fomentant le génocide d’un groupe identifiable; que le demandeur était inadmissible par application de l’alinéa 27(1)e) de la Loi sur l’immigration parce qu’il avait obtenu le droit d’établissement en donnant une fausse indication sur un fait important dans sa demande de résidence permanente, soit en répondant par un « non » à une question sur sa participation à la commission d’un crime contre l’humanité; que l’épouse du demandeur était aussi visée par l’alinéa 27(1)e) de la Loi sur l’immigration parce qu’elle avait obtenu le droit d’établissement au Canada par suite de la réponse négative donnée à la même question.

L’arbitre a conclu que les allégations contre les demandeurs étaient bien fondées et a ordonné leur expulsion (ainsi que celle de leurs enfants, en vertu du paragraphe 33(1) de la Loi sur l’immigration).

La section d’appel de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté l’appel de cette décision. La demande de contrôle judiciaire visait la décision de la section d’appel.

Jugement : la demande est accueillie en partie.

Les demandeurs soutenaient que la section d’appel avait erré en faits et en droit dans l’analyse du discours prononcé par Mugesera; que la section d’appel avait erré en droit relativement à l’admissibilité de certaines preuves; que deux des trois membres du tribunal avaient erré en faits et en droit en concluant que Mugesera était un proche du président, qu’il était membre de l’Akazu (le groupe au pouvoir) et des escadrons de la mort, qu’il avait participé à des massacres et que des meurtres avaient été commis suite à son discours; que la section d’appel avait erré en droit en déterminant que Mugesera, par son discours, avait commis un crime contre l’humanité; que la section d’appel avait erré en faits et en droit en déterminant que Mugesera avait donné une fausse indication sur un fait important, en répondant par la négative à une question de sa demande de résidence permanente concernant sa participation à un crime contre l’humanité.

En ce qui concerne la question de la fausse indication, une personne, pour tomber sous l’application de l’alinéa 27(1)e) de la Loi, doit avoir connaissance subjective des faits qu’elle cache. Du moment que cette connaissance existe, il n’est pas pertinent que le déclarant ou la déclarante ait eu l’intention de faire une fausse indication. L’alinéa 27(1)e) de la Loi prévoit que la fausse indication doit porter sur un fait important. Toutefois, la question à savoir si M. Mugesera a commis ou participé à la commission de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité est une détermination juridique et non un fait, puisque le but des procédures en l’espèce était justement d’en arriver à cette détermination. Par conséquent, la section d’appel a commis une erreur de droit en concluant que Mugesera avait fait une fausse indication sur un fait important.

D’après la preuve, les deux membres du tribunal ont erré en faits et en droit en concluant que Mugesera était un proche du président, qu’il était membre du groupe au pouvoir et des escadrons de la mort, qu’il avait participé à des massacres et que des meurtres avaient été commis suite à son discours. Ces conclusions étaient manifestement déraisonnables.

En ce qui a trait à l’admissibilité de certaines preuves, la section du statut de réfugié n’est pas liée par les règles légales ou techniques de présentation de la preuve et elle peut fonder sa décision sur la preuve qui lui est présentée dans le cadre des procédures et qu’elle considère crédible et digne de foi en l’occurrence : le juge Mahoney, J.C.A., dans Fajardo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1993), 21 Imm. L.R. (2d) 113 (C.A.F.). Par conséquent, la section d’appel pouvait en l’espèce admettre et considérer la preuve attaquée par les demandeurs.

Une interprétation différente aurait pu être donnée du discours prononcé par Mugesera en novembre 1992, mais l’interprétation retenue par la Section d’appel et sa conclusion que des parties de ce discours constituaient une incitation au meurtre et au génocide n’étaient pas déraisonnables.

La section d’appel a erré en droit en concluant que le discours de novembre 1992 constituait un crime contre l’humanité. En l’absence de preuve d’un lien, direct ou indirect, entre le discours et des meurtres commis de façon généralisée et systématique, ce discours ne revêt pas en lui seul le caractère inhumain requis pour qu’il s’agisse d’un crime contre l’humanité.

Par conséquent, le dossier, en ce qui concerne les allégations du ministre relatives aux alinéas 27(1)e) et 27(1)g) de la Loi, a été retourné à la section d’appel pour reconsidération à la lumière des motifs. Quant aux deux autres allégations du ministre contre Léon Mugesera, relatives aux alinéas 27(1)a.1) et 27(1)a.3) de la Loi, la demande de contrôle judiciaire a été rejetée.

Les questions suivantes ont été certifiées : l’admission en preuve d’un témoignage relevant des déclarations extrajudiciaires verbales rendu par un témoin qui refuse de divulguer l’identité des auteurs de ces déclarations et les notes s’y rapportant viole-t-elle les principes de justice fondamentale? L’incitation au meurtre, à la violence et au génocide, dans un contexte où des massacres sont commis de façon généralisée ou systématique, mais en l’absence de preuve d’un lien direct ou indirect entre l’incitation et les meurtres commis de façon généralisée et systématique, constitue-t-elle, en soi, un crime contre l’humanité?

LOIS ET RÈGLEMENTS

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 7(3.76) (mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 30, art. 1), 7(3.77) (mod., idem), 22 (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 27, art. 7), 235, 318, 319 (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 27, art. 203), 464a) (mod., idem, art. 60).

Code pénal (Rwanda), art. 91(4), 166, 311, 393.

Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, 1948, 9 décembre 1948, 78 R.T.N.-U. 1021.

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 2(1) « office fédéral » (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 1), 18.1 (édicté, idem, art. 5).

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 19(1)j) (mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 30, art. 3), 27(1)a.1) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 16; 1995, ch. 15, art. 5), a.3) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 16), e),f),g) (mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 30, art. 4), 33(1) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 24), 68(3) (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 18), 69.4(3) (édicté, idem), 70(1) (mod., idem; L.C. 1995, ch. 15, art. 13), 80.1(5) (édicté par L.C. 1992, ch. 49, art. 70), 83(1) (mod., idem, art. 73).

JURISPRUDENCE

décisions appliquées :

Virk c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1986), 2 Imm. L.R. (2d) 127 (Comm. App.); Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982; (1998), 160 D.L.R. (4th) 193; 11 Admin. L.R. (3d) 1; 43 Imm. L.R. (2d) 117; 226 N.R. 201; motifs modifiés [1998] 1 R.C.S. 1222; (1998), 11 Admin. L.R. (3d) 130; Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1999), 173 F.T.R. 280; 2 Imm. L.R. (3d) 291 (C.F. 1re inst.); Kabeya c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 106 (1re inst.) (QL); Gnanapragasam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 786 (1re inst.) (QL); Goodman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2000), 4 Imm. L.R. (3d) 104 (C.F. 1re inst.); Aguebor c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 160 N.R. 315 (C.A.F.); Siad c. Canada (Secrétaire d’État), [1997] 1 C.F. 608 (1996), 36 Imm. L.R. (2d) 1; 206 N.R. 127 (C.A.); Fajardo c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 21 Imm. L.R. (2d) 113; 157 N.R. 392 (C.A.F.); Huang c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 166 N.R. 308 (C.A.F.); Liyanagamage c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1994), 176 N.R. 4 (C.A.F.).

décisions examinées :

Mohammed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] 3 C.F. 299 (1997), 130 F.T.R. 294 (1re inst.); Medel c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 2 C.F. 345 (1990), 10 Imm. L.R. (2d) 274; 113 N.R. 1 (C.A.).

décisions citées :

R. c. Finta, [1994] 1 R.C.S. 701; (1994), 112 D.L.R. (4th) 513; 88 C.C.C. (3d) 417; 28 C.R. (4th) 265; 20 C.R.R. (2d) 1; 165 N.R. 1; 70 O.A.C. 241; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; (1999), 174 D.L.R. (4th) 193; 14 Admin. L.R. (3d) 173; 1 Imm. L.R. (3d) 1; 243 N.R. 22.

DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la section d’appel de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] D.S.A.I. no 1972 (QL)) a rejeté l’appel d’une mesure d’expulsion. Demande accueillie en partie.

ONT COMPARU :

Guy Bertrand et Suzanne Gagné pour les demandeurs.

Louise-Marie Courtemanche et Barbara Boily pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bertrand, Guy & Associés, Québec, pour les demandeurs.

Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.

Voici les motifs de l’ordonnance prononcés en français à l’audience par

[1]        Le juge Nadon : Voici les motifs de l’ordonnance que j’ai lus de vive voix à Québec le 12 avril 2001. Vu la publicité médiatique entourant cette affaire à Québec, j’ai conclu qu’il serait préférable, dans les circonstances, de procéder de cette façon.

[2]        Par leur demande de contrôle judiciaire, les demandeurs, Léon Mugesera, son épouse Gemma Uwamariya, et leurs enfants Irenée Rutema, Yves Rusi, Carmen Nono, Mireille Urumuri et Marie-Grâce Hoho, demandent à cette Cour d’annuler la décision rendue le 6 novembre 1998 par la section d’appel de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [[1998] D.S.A.I. no 1972 (QL)] (la section d’appel).

[3]        La section d’appel a rejeté l’appel interjeté par les demandeurs à l’encontre de la mesure d’expulsion prise contre eux par l’arbitre Pierre Turmel le 11 juillet 1996.

[4]        Il est à noter que toute la preuve déposée devant l’arbitre a été versée au dossier de la section d’appel. Devant l’arbitre, 16 témoins ont été entendus à la demande des demandeurs, alors que cinq témoins ont été entendus à la demande du défendeur. Devant la section d’appel, chacune des parties a fait entendre quatre témoins. De plus, les demandeurs Léon Mugesera, Gemma Uwamariya et Yves Rusi ont témoigné.

[5]        Il est aussi à noter que le temps d’audience devant l’arbitre et devant la section d’appel se chiffre à 53 jours, soit 34 jours devant l’arbitre et 19 jours devant la section d’appel. Quant à l’audition de la demande de contrôle judiciaire devant cette Cour, les parties ont requis 14 jours pour faire valoir leurs arguments respectifs.

[6]        Les demandeurs, citoyens du Rwanda, ont obtenu le droit de s’établir au Canada le 12 août 1993. Quatre allégations ont été formulées contre le demandeur Léon Mugesera et une allégation contre la demanderesse Gemma Uwamariya. Quant aux autres demandeurs, les enfants des deux premiers demandeurs, le paragraphe 33(1) de la Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 24] (la Loi), leur est applicable. Ce paragraphe se lit comme suit :

33. (1) La mesure de renvoi ou la mesure de renvoi conditionnel prise par l’arbitre peut, outre l’intéressé lui-même, viser les membres de sa famille au Canada qui sont à sa charge, sauf ceux qui sont des citoyens canadiens ou des résidents permanents âgés d’au moins dix-neuf ans; le cas échéant, ils sont renvoyés du Canada ou requis de quitter le pays.

En vertu de cette disposition, toute ordonnance rendue contre Léon Mugesera pourrait être applicable aux enfants.

[7]        Les allégations formulées par le défendeur sont les suivantes :

A. Le défendeur allègue que Léon Mugesera est visé par l’alinéa 27(1)a.1) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 16; 1995, ch. 15, art. 5] de la Loi, vu qu’il a prononcé un discours à Kabaya, Rwanda, le 22 novembre 1992, lors duquel il a incité les personnes présentes à la violence et au meurtre de Tutsi et d’opposants politiques. Selon le défendeur, le discours prononcé par Léon Mugesera constitue une infraction aux articles 91(4) et 311 du Code pénal rwandais et une infraction aux articles 22 [mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 27, art. 7], 235 et l’alinéa 464(a) [mod., idem, art. 60] du Code criminel [L.R.C. (1985), ch. C-46] canadien. L’alinéa 27(1)a.1) de la Loi se lit comme suit :

27. (1) L’agent d’immigration ou l’agent de la paix doit faire part au sous-ministre, dans un rapport écrit et circonstancié, de renseignements concernant un résident permanent et indiquant que celui-ci, selon le cas :

a) appartient à l’une des catégories non admissibles visées aux alinéas 19(1)c.2), d), e), f), g), k) ou l) :

a.1) est une personne qui a, à l’étranger :

(i) soit été déclarée coupable d’une infraction qui, si elle était commise au Canada, constituerait une infraction qui pourrait être punissable, aux termes d’une loi fédérale, par mise en accusation, d’un emprisonnement maximal égal ou supérieur à dix ans, sauf si la personne peut justifier auprès du ministre de sa réadaptation et du fait qu’au moins cinq ans se sont écoulés depuis l’expiration de toute peine lui ayant été infligée pour l’infraction,

(ii) soit commis, de l’avis, fondé sur la prépondérance des probabilités, de l’agent d’immigration ou de l’agent de la paix, un faitacte ou omissionqui constitue une infraction dans le pays où il a été commis et qui, s’il était commis au Canada, constituerait une infraction qui pourrait être punissable, aux termes d’une loi fédérale, par mise en accusation, d’un emprisonnement maximal égal ou supérieur à dix ans, sauf si la personne peut justifier auprès du ministre de sa réadaptation et du fait qu’au moins cinq ans se sont écoulés depuis la commission du fait;

B. Le défendeur allègue que Léon Mugesera est visé par le sous-alinéa 27(1)a.3)ii) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 16] de la Loi, vu qu’il a incité les personnes présentes à son discours au meurtre et au génocide de l’ethnie tutsie, ce qui constitue une infraction à l’article 166 du Code pénal rwandais et au décret-loi 08/75 du 12 février 1975, portant adhésion du Rwanda à la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, 1948 [9 décembre, 1948, 78 R.T.N.-U. 1021], et une infraction à l’article 318 du Code criminel canadien. Selon le défendeur, Léon Mugesera a aussi incité les personnes présentes à la haine contre les Tutsi, ce qui constitue une infraction à l’article 393 du Code pénal rwandais et une infraction à l’article 319 [mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 27, art. 203] du Code criminel canadien. Le sous-alinéa 27(1)a.3)(ii) se lit comme suit :

27. […]

a.3) avant que le droit d’établissement ne lui ait été accordé, a, à l’étranger :

[…]

(ii) soit commis, de l’avis, fondé sur la prépondérance des probabilités, de l’agent d’immigration ou de l’agent de la paix, un faitacte ou omissionqui constitue une infraction dans le pays où il a été commis et qui, s’il était commis au Canada, constituerait une infraction visée à l’alinéa a.2), sauf s’il peut justifier auprès du ministre de sa réadaptation et du fait qu’au moins cinq ans se sont écoulés depuis la commission du fait;

C. Le défendeur allègue que Léon Mugesera est visé par les alinéas 27(1)g) [mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 30, art. 4] et 19(1)j) [mod., idem, art. 3] de la Loi, parce qu’il a commis un crime contre l’humanité. Spécifiquement, le défendeur allègue que Léon Mugesera a conseillé aux membres de son parti politique, le MRND, et aux Hutu de tuer des Tutsi, qu’il a participé au massacre de Tutsi, et qu’il a fomenté le génocide d’un groupe identifiable, à savoir, l’ethnie tutsie. Les alinéas 27(1)g) et 19(1)j) de la Loi se lisent comme suit :

27. (1) […]

g) appartient à la catégorie non admissible visée à l’alinéa 19(1)j) et a obtenu le droit d’établissement après l’entrée en vigueur de cet alinéa;

[…]

19. (1) Les personnes suivantes appartiennent à une catégorie non admissible :

[…]

j) celles dont on peut penser, pour des motifs raisonnables, qu’elles ont commis, à l’étranger, un fait constituant un crime de guerre ou un crime contre l’humanité au sens du paragraphe 7(3.76) du Code criminel et qui aurait constitué, au Canada, une infraction au droit canadien en son état à l’époque de la perpétration;

D. Le défendeur allègue que Léon Mugesera est visé par l’alinéa 27(1)e) de la Loi, en ce qu’il a obtenu le droit de s’établir au Canada par suite d’une fausse indication sur un fait important. Spécifiquement, le défendeur allègue que Léon Mugesera a fourni une fausse indication sur un fait important lorsqu’il a répondu par un « non » à la question 27-F de sa demande de résidence permanente. L’alinéa 27(1)e) de la Loi se lit comme suit :

27. (1) L’agent d’immigration ou l’agent de la paix doit faire part au sous-ministre, dans un rapport écrit et circonstancié, de renseignements concernant un résident permanent et indiquant que celui-ci, selon le cas :

[…]

e) a obtenu le droit d’établissement soit sur la foi d’un passeport, visa—ou autre document relatif à son admissionfaux ou obtenu irrégulièrement, soit par des moyens frauduleux ou irréguliers ou encore par suite d’une fausse indication sur un fait important, même si ces moyens ou déclarations sont le fait d’un tiers;

La question 27-F de la demande de résidence permanente est la suivante :

En période de paix ou de guerre, avez-vous déjà participé à la commission d’un crime de guerre ou d’un crime contre l’humanité, c’est-à-dire de tout acte inhumain commis contre des populations civiles ou des prisonniers de guerre, par exemple l’assassinat, la torture, l’agression, la réduction en esclavage ou la privation de nourriture, etc., ou encore participé à la déportation de civils?

E. Le défendeur allègue que Mme Gemma Uwamariya est aussi visée par l’alinéa 27(1)e) de la Loi, puisqu’elle a aussi obtenu le droit de s’établir au Canada par suite de la réponse négative donnée à la question 27-F de la demande de résidence permanente.

[8]        Le 11 juillet 1996, après avoir conclu que les allégations formulées par le défendeur contre les demandeurs étaient bien fondées, l’arbitre Pierre Turmel a ordonné l’expulsion de ces derniers du Canada.

[9]        Les demandeurs ont déposé un appel de la décision de l’arbitre et, le 6 novembre 1998, la section d’appel rejetait leur appel. Dans une décision comportant 125 pages, la section d’appel a conclu que toutes les allégations formulées par le défendeur étaient bien fondées. Par conséquent, la section d’appel a rejeté l’appel et a déclaré que les mesures de renvoi prononcées par l’arbitre étaient conformes à la Loi.

[10]      L’un des membres du panel, Me Pierre Duquette, a écrit les motifs principaux auxquels ont souscrit, en partie, les deux autres membres du panel, soit Me Yves Bourbonnais et Mme Paule Champoux Ohrt. Ces derniers ont écrit des motifs concourants, qu’ils justifient comme suit, à la page 118 de la décision :

Nous avons eu l’occasion de prendre connaissance des motifs de la décision rédigée par notre collègue.

Nous sommes d’accord, en grande partie, avec son analyse et ses conclusions. Il nous apparaît, toutefois, essentiel de statuer sur la crédibilité dans son ensemble des deux appelants, Léon Mugesera, et de son épouse, Gemma Uwamariya, de préciser certaines conclusions et d’exprimer certaines opinions divergentes.

[11]      En outre, ces deux panelistes ont exprimé leur accord avec Me Duquette quant aux allégations formulées par le défendeur, sauf quant à celle relative au sous-alinéa 27(1)a.1)ii) de la Loi. Concernant cette allégation, Me Duquette a conclu que M. Mugesera, par son discours du 22 novembre 1992, avait incité les personnes présentes lors de son discours à commettre un meurtre. Par conséquent, Me Duquette a conclu que l’allégation du ministre d’incitation au meurtre était bien fondée. Par ailleurs, il n’a pu en arriver à une conclusion similaire concernant l’allégation de meurtre, puisque la preuve ne lui permettait pas de relier le discours de M. Mugesera à aucun meurtre commis au Rwanda dans les jours, semaines et mois suivant le discours.

[12]      Par ailleurs, selon Me Bourbonnais et Mme Champoux Ohrt, des meurtres commis au Rwanda résultent du discours prononcé par Léon Mugesera le 22 novembre 1992. Aux pages 123, 124 et 125, Me Bourbonnais et Mme Champoux Ohrt expliquent leur opinion comme suit :

Section 12 : Les Allégations (pages 102 à 117)

Nous sommes d’accord avec notre collègue quant à ses conclusions sur les allégations, à l’exception de sa conclusion sur l’allégation selon l’article 27(1)a.1)(ii) de la Loi sur l’immigration, ayant trait au fait que monsieur Mugesera aurait incité d’autres personnes à commettre des meurtres et qu’un ou des meurtres avaient été en conséquence commis; il s’agit d’un acte qui constitue, au Rwanda, une infraction aux articles 91(4) et 311 du Code pénal, Livre II du Rwanda, lequel constituerait au Canada une infraction aux articles 22, 235 et 464(a) du Code criminel.

Contrairement à notre collègue, nous en venons à la conclusion que cette première allégation est bien fondée puisque nous avons conclu à l’absence de crédibilité des appelants, à l’appartenance de l’appelant monsieur Mugesera à l’Akazu et aux escadrons de la mort ainsi qu’à sa participation à des massacres.

Ainsi, à l’encontre de notre collègue qui écrit :

« Suite à ce discours, il y eut des meurtres, mais nous n’avons pas de preuve détaillée sur ces meurtres : quels sont les noms des victimes et des auteurs, ni si ces auteurs ont assisté au discours ou si ce discours les a influencés. Ceci aurait été une preuve extrêmement difficile à faire, compte tenu des circonstances. Donc, je ne peux pas relier le discours de façon précise à un meurtre en particulier. »

Nous en venons à la conclusion et ce, selon la norme de preuve de la prépondérance des probabilités, qu’il y a eu des meurtres commis au lendemain du discours du 22 novembre 1992, et que certains de ces meurtres sont reliés directement à ce discours.

La preuve démontre qu’à la fin 1992 début 1993 plus des 2/3 des massacres de Tutsi ont eu lieu dans le nord-ouest du pays, soit dans un rayon de 30 km autour de la paroisse du président Habyarimana. Plus précisément le rapport de la CIE mentionne :

« Le lendemain (du discours), les communes environnantes de Giciye, Kayove, Kibilira, et d’autres, s’embrasaient à nouveau. »

alors que le rapport de la Commission Politico-Administrative sur les troubles dans les Préfectures de Gisenyi, Ruhengeri et Kibuye mentionne :

« Le lendemain (du discours) le massacre Tutsi avait commencé en commune de Giciye. »

et la Déclaration des ONG rwandaises et internationales fait mention de :

« ces morts et déplacés sont victimes d’actes inspirés par l’ethnisme, le régionalisme et la rivalité inter-partite nourris par le discours de certains leaders politiques, notamment l’allocution de Léon Mugesera prononcée le 22 novembre 1992 dans la sous-préfecture de Kabaya […] »

Contrairement à la conclusion de notre collègue à la page 107 de ses motifs, nous sommes d’avis que des meurtres ont été commis au lendemain de ce discours et que ces meurtres sont reliés à ce discours. De plus, nous avons conclu qu’il a fait partie de l’Akazu, des escadrons de la mort et qu’il a participé à des massacres. Ces faits constituent également des infractions au Rwanda. Cette allégation est donc bien fondée.

[13]      Je n’ai pas l’intention de résumer les faits. Ceux-ci sont amplement résumés dans la décision de la section d’appel et dans la décision de l’arbitre. Je ne ferai référence à ces faits que dans la mesure où il me sera nécessaire de le faire pour disposer de la demande de contrôle judiciaire des demandeurs.

[14]      En l’espèce, les demandeurs ont porté en appel la décision de l’arbitre devant la section d’appel, conformément au paragraphe 70(1) [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 18; L.C. 1995, ch. 15, art. 13] de la Loi, qui se lit comme suit :

70. (1) Sous réserve des paragraphes (4) et (5), les résidents permanents et les titulaires de permis de retour en cours de validité et conformes aux règlements peuvent faire appel devant la section d’appel d’une mesure de renvoi ou de renvoi conditionnel en invoquant les moyens suivants :

a) question de droit, de fait ou mixte;

b) le fait que, eu égard aux circonstances particulières de l’espèce, ils ne devraient pas être renvoyés du Canada.

La section d’appel a indiqué, à la page 7 de sa décision, que puisque l’audience devant elle était de novo, les parties avaient pu déposer toute nouvelle preuve jugée nécessaire et pertinente.

[15]      En effet, une audience devant la section d’appel est une audience de novo, ce qui signifie que la section d’appel peut considérer toute nouvelle preuve déposée et n’a pas à se limiter à la preuve déposée devant l’arbitre. La section d’appel peut également en arriver à des conclusions factuelles différentes de celles tirées par l’arbitre. Ces principes ont été résumés comme suit dans l’affaire Virk c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1986), 2 Imm. L.R. (2d) 127 (Comm. App.), aux pages 134 et 135 :

[traduction] La fausse interprétation qui semble être donnée dans la dissidence exprimée dans la décision Sangha, précitée, vient initialement du fait que les fonctions d’appel de la commission [Commission d’appel de l’immigration] sont comparées par erreur à celles qu’exercent les cours d’appel ordinaires lors de l’audition d’affaires civiles et d’affaires criminelles. Ces cours entendent des plaidoyers portant seulement sur le droit et/ou les faits et, contrairement à la commission, elles n’entendent pas de preuves sur le bien-fondé de l’affaire. Les nouveaux éléments de preuve produits depuis le procès civil ou criminel original ou les éléments de preuve qui n’ont pas été examinés au cours du procès original ne sont généralement pas admissibles devant des cours d’appel. Tel n’est pas le cas en ce qui concerne la commission. L’alinéa 65(2)c) [aujourd’hui 69.4(3)c)] de la Loi sur l’immigration de 1976 indique clairement que la commission « peut […] recevoir, en cours d’audition, les éléments de preuve supplémentaires qu’elle estime utiles, crédibles et dignes de foi » (je souligne). Autrement dit, la commission entend l’affaire de novo et elle n’exerce pas simplement un pouvoir de révision. La commission considère que le mot « supplémentaires » est expressément général, afin d’inclure tant les « anciens » que les « nouveaux » éléments de preuve, aussi longtemps que ces éléments de preuve sont considérés par la commission comme étant crédibles ou dignes de foi.

Si le législateur fédéral avait voulu que la commission d’appel de l’immigration entende des appels seulement au sens de « révision du dossier » d’une décision administrative, il ne lui aurait pas donné les pouvoirs d’une cour d’archives en plus du pouvoir d’exercer une compétence en equity. En effet, cette combinaison de pouvoirs dont la commission est investie de façon unique est illustrée de plus par le libellé et la structure mêmes des articles pertinents de la Loi sur l’immigration de 1976 qui accordent un pouvoir d’appel.

Les alinéas 72(1)a) et b) [aujourd’hui 70(1)a) et b)] et 79(2)a) et b) [aujourd’hui 77(3)a) et b)] prévoient la possibilité d’interjeter appel en invoquant une question de droit, de fait ou mixte et les circonstances de l’espèce ou des raisons d’ordre humanitaire, respectivement […]

[16]      Je vais maintenant traiter de la norme de contrôle applicable en l’espèce. Toute demande de contrôle judiciaire est sujette à l’article 18.1 [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5] de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, et plus particulièrement au paragraphe 18.1(4) de la Loi sur la Cour fédérale, qui prévoit ce qui suit :

18.1 […]

(4) Les mesures prévues au paragraphe (3) sont prises par la Section de première instance si elle est convaincue que l’office fédéral, selon le cas :

a) a agi sans compétence, outrepassé celle-ci ou refusé de l’exercer;

b) n’a pas observé un principe de justice naturelle ou d’équité procédurale ou toute autre procédure qu’il était légalement tenu de respecter;

c) a rendu une décision ou une ordonnance entachée d’une erreur de droit, que celle-ci soit manifeste ou non au vu du dossier;

d) a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose;

e) a agi ou omis d’agir en raison d’une fraude ou de faux témoignages;

f) a agi de toute autre façon contraire à la loi.

Le paragraphe 18.1(4) de la Loi sur la Cour fédérale énumère les motifs pour lesquels la Cour peut, inter alia, déclarer nulle, annuler ou infirmer toute décision d’un office fédéral[1]. En l’espèce, les alinéas 18.1(4)c) et d) sont les dispositions les plus pertinentes, en ce qu’ils prévoient que la Cour fédérale peut annuler une décision rendue par un office fédéral entachée d’une erreur de droit ou fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il disposait.

[17]      Dans Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, la Cour suprême du Canada a conclu que la norme applicable concernant les questions de droit était la norme de la décision correcte. Cela signifie que toute erreur de droit commise par un office fédéral permet à cette Cour d’intervenir.

[18]      Quant aux questions de faits, je suis d’accord avec les propos exprimés par ma collègue Mme le juge Tremblay-Lamer, dans Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1999), 173 F.T.R. 280 (C.F. 1re inst.), selon lesquels la norme applicable à ces questions est la norme de la décision manifestement déraisonnable. Au même sens, voir les propos des juges Lemieux et Heneghan dans Kabeya c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 106 (1re inst.) (QL); Gnanapragasam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 786 (1re inst.) (QL); et Goodman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2000), 4 Imm. L.R. (3d) 104 (C.F. 1re inst.).

[19]      Par conséquent, toute question de faits, incluant les questions de crédibilité, est sujette à la norme de la décision manifestement déraisonnable. Il est bon de se rappeler les propos exprimés par le juge Décary de la Cour d’appel fédérale dans Aguebor c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 160 N.R. 315, où, au paragraphe 4 de ses motifs, le juge Décary s’exprime comme suit :

Il ne fait pas de doute que le tribunal spécialisé, qu’est la section du statut de réfugié a pleine compétence pour apprécier la plausibilité d’un témoignage. Qui, en effet, mieux que lui, est en mesure de jauger la crédibilité d’un récit et de tirer les inférences qui s’imposent? Dans la mesure où les inférences que le tribunal tire ne sont pas déraisonnables au point d’attirer notre intervention, ses conclusions sont à l’abri du contrôle judiciaire.

[20]      Je vais maintenant examiner les prétentions des demandeurs. Premièrement, les demandeurs prétendent que la section d’appel a erré en faits et en droit dans l’analyse du discours prononcé par M. Mugesera.

[21]      Deuxièmement, les demandeurs prétendent que la section d’appel a erré en droit relativement à l’admissibilité de certaines preuves, dont notamment le témoignage de Mme Allison Des Forges, ainsi que le témoignage de M. Éric Gillet, tant comme experts et comme témoins factuels.

[22]      Troisièmement, les demandeurs prétendent que les commissaires Bourbonnais et Champoux Ohrt ont erré en faits et en droit en concluant que Léon Mugesera était un proche du président Habyarimana, qu’il était membre de l’Akazu et des escadrons de la mort, qu’il avait participé à des massacres et que des meurtres avaient été commis suite à son discours.

[23]      Quatrièmement, les demandeurs prétendent que la section d’appel a erré en droit en déterminant que Léon Mugesera, par son discours du 22 novembre 1992, avait commis un crime contre l’humanité.

[24]      En dernier lieu, les demandeurs prétendent que la section d’appel a erré en faits et en droit en déterminant que Léon Mugesera avait donné une fausse indication sur un fait important, en répondant par la négative à la question 27-F de sa demande de résidence permanente.

[25]      Je vais commencer mon analyse par l’allégation du défendeur concernant la réponse négative à la question 27-F, selon laquelle Léon Mugesera a donné une fausse indication sur un fait important en répondant par la négative à la question 27-F de sa demande de résidence permanente.

[26]      Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration allègue que les demandeurs sont décrits à l’alinéa 27(1)f) de la Loi. Selon le ministre, Léon Mugesera a fourni une fausse indication sur un fait important lorsqu’il a rempli sa demande de résidence permanente, à la suite de laquelle lui et sa famille ont obtenu le droit d’établissement au Canada, en répondant par la négative à la question 27-F de la demande.

[27]      La section d’appel, à la page 117 de ses motifs, sous la plume de Me Duquette, a conclu que l’allégation du ministre était bien fondée, pour les motifs suivants :

L’utilisation des mots « par exemple » et « etc. » au point 27-F indique que l’énumération n’est pas limitative. J’ai déjà dit que l’incitation au meurtre et au génocide pouvait être un crime contre l’humanité et l’était dans le cas qui nous occupe. J’ai aussi dit que monsieur Mugesera en était conscient. Il aurait donc dû répondre « oui » à la question 27-F. Je suis persuadé qu’alors le droit d’établissement n’aurait été accordé ni à lui, ni à sa famille.

Monsieur Mugesera savait très bien pourquoi il avait quitté le Rwanda et pourquoi il était recherché. Il devait donc savoir qu’il donnait une fausse information sur un fait important.

Quant au discours, le procureur des appelants a soutenu que monsieur Mugesera croyait raisonnablement qu’il ne cachait aucun fait important parce qu’il soutenait que le discours ne constituait pas un crime contre l’humanité. Se croyant innocent, il était justifié de répondre par la négative. Je ne peux accepter cet argument.

Quoiqu’il en soit, l’alinéa 27(1)e) n’exige que la fausse indication et même pas l’intention de tromper. À ce sujet, l’arrêt Mohammed c. Canada fait le point […]. [Note omise.]

[28]      La section d’appel se base sur l’affaire Mohammed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] 3 C.F. 299 (1re inst.) au soutien de l’affirmation que l’alinéa 27(1)e) de la Loi exige seulement qu’il y ait une fausse indication et que l’intention de tromper n’est pas nécessaire. Dans l’affaire Mohammed, supra, le demandeur s’est marié après avoir rempli sa demande de résidence permanente et après avoir reçu son visa, mais avant d’entrer au Canada. À son entrée, il n’a pas informé les agents d’immigration du fait qu’il s’était marié. Le juge MacKay a conclu que malgré le fait que l’omission d’informer les agents d’immigration de son nouvel état matrimonial n’était pas intentionnelle, il s’agissait tout de même d’une fausse indication, ayant pour effet que le demandeur était une personne décrite à l’alinéa 27(1)e) de la Loi.

[29]      Les demandeurs soutiennent devant cette Cour que bien que l’intention de tromper ne soit pas un élément essentiel de l’infraction prévue à l’alinéa 27(1)e) de la Loi, il faut toutefois que le renseignement que l’on reproche au déclarant d’avoir dissimulé ait été subjectivement connu de ce dernier. À cet effet, les demandeurs s’appuient sur l’affaire Medel c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 2 C.F. 345 (C.A.). Dans cette affaire, l’époux de la demanderesse lui avait retiré son parrainage sans que celle-ci en soit au courant. Avant son départ pour le Canada, la demanderesse a été informée par l’ambassade canadienne au Guatemala que son visa comportait une erreur qui devait être corrigée avant qu’elle n’entre au Canada. La demanderesse a examiné son visa et, ne trouvant pas d’erreur, l’a gardé et est entrée au Canada. La Cour d’appel fédérale a jugé que puisqu’elle était subjectivement inconsciente de cacher quelque chose, elle n’était pas une personne décrite à l’alinéa 27(1)e) de la Loi.

[30]      Donc, s’appuyant sur l’affaire Medel, supra, les demandeurs prétendent qu’en répondant par la négative à la question 27-F de la demande de résidence permanente, M. Mugesera était subjectivement inconscient de cacher quelque chose, puisque pour lui, le discours qu’il avait prononcé ne constituait pas un crime contre l’humanité. De plus, au moment où il a complété sa demande de résidence permanente, M. Mugesera n’avait aucune connaissance des événements au Rwanda ou du rapport de la Commission internationale d’enquête, et il n’avait pas été accusé ou reconnu coupable par aucune instance judiciaire d’un crime de guerre ou d’un crime contre l’humanité. Les demandeurs soutiennent aussi que la question 27-F de la demande de résidence permanente fait appel à une notion de droit, soit l’interprétation de ce que constitue un crime de guerre ou un crime contre l’humanité.

[31]      À mon avis, d’après la jurisprudence ci-haut mentionnée, une personne, pour tomber sous l’application de l’alinéa 27(1)e) de la Loi, doit avoir connaissance subjective des faits qu’elle cache. Du moment que cette connaissance existe, il n’est pas pertinent que le déclarant ou la déclarante ait eu l’intention de faire une fausse indication.

[32]      En l’espèce, il n’est pas nécessaire, à mon avis, de considérer les questions d’intention et de connaissance subjective. L’alinéa 27(1)e) de la Loi prévoit que la fausse indication doit porter sur un fait important. Il est donc essentiel que la fausse indication soit faite relativement à un fait et non relativement à une conclusion ou détermination juridique. S’il ne s’agit pas d’un fait, mais plutôt d’une conclusion juridique, le déclarant ou la déclarante ne peut tomber sous l’application de l’alinéa 27(1)e) de la Loi, puisqu’il ou elle ne peut être au courant de cette conclusion avant qu’elle n’ait été tirée par une entité juridique.

[33]      À mon avis, si la réponse 27-F du formulaire de demande de résidence permanente consiste en un fait, le caractère véridique de cette réponse devrait être tout à fait indépendant de toute autre détermination juridique tirée lors de l’évaluation et de l’interprétation juridique de la preuve au dossier. Plus particulièrement, en l’espèce, le caractère véridique de la réponse à la question 27-F du formulaire de demande de résidence permanente, si cette réponse consiste en un fait, ne devrait pas être directement proportionnel à la conclusion tirée par la section d’appel relativement à l’allégation fondée sur l’alinéa 27(1)g) de la Loi. Les procédures devant l’arbitre et devant la section d’appel avaient pour but, entre autres, de déterminer si Léon Mugesera était, en vertu de l’alinéa 27(1)g) de la Loi, une personne visée à l’alinéa 19(1)j) de la Loi.

[34]      Cette disposition reprend, en grande partie, les propos de la question 27-F du formulaire de demande de résidence permanente. Il est à noter, d’ailleurs, qu’elle stipule que la personne a commis « un fait constituant un crime de guerre ou crime contre l’humanité » (je souligne). Cela signifie, à mon avis, qu’il est nécessaire d’en arriver à une conclusion juridique à la suite de la commission de ce fait afin de le qualifier de crime de guerre ou de crime contre l’humanité.

[35]      En l’espèce, afin de répondre à l’allégation sous l’alinéa 27(1)g) de la Loi, de multiples éléments de preuve ont été étudiés par l’arbitre et par la section d’appel durant un nombre considérable de jours d’audience avant que soit tirée une conclusion quant à savoir si les actes ou omissions de M. Mugesera constituaient un crime de guerre ou un crime contre l’humanité. À mon avis, cela confirme que la question à savoir si M. Mugesera a commis ou participé à la commission de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité est une détermination juridique et non un fait, puisque le but des procédures en l’espèce était justement d’en arriver à cette détermination.

[36]      De plus, comme je l’ai indiqué précédemment, je suis d’avis que la réponse à la question à savoir si M. Mugesera a fait une fausse indication sur un fait important devrait demeurer inchangée peu importe les conclusions de la section d’appel quant aux autres allégations. En l’espèce, la section d’appel a conclu, avant d’en venir à l’alinéa 27(1)e) de la Loi, que M. Mugesera était visé à l’alinéa 27(1)g) de la Loi, soit qu’il était décrit à l’alinéa 19(1)j) de la Loi puisqu’il avait commis un fait constituant un crime de guerre ou un crime contre l’humanité. Il était donc facile pour la section d’appel d’affirmer, en raison de sa conclusion relative à l’alinéa 27(1)g) de la Loi, que M. Mugesera avait eu tort de répondre par la négative à la question 27-F de la demande de résidence permanente. Cependant, si la section d’appel en était arrivée à la conclusion qu’en raison de la preuve, il était clair que M. Mugesera n’avait pas participé à la commission de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité, ou que la preuve était insuffisante pour permettre d’affirmer que M. Mugesera avait participé à la commission de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité, il aurait été carrément contradictoire pour la section d’appel de conclure que M. Mugesera était une personne visé à l’alinéa 27(1)e) de la Loi. La section d’appel aurait alors dû conclure que l’allégation sous l’alinéa 27(1)e) de la Loi n’était pas bien fondée et que M. Mugesera n’avait pas fait de fausse indication.

[37]      Il m’appert donc que la réponse à la question soulevée par l’allégation concernant l’alinéa 27(1)e) de la Loi dépend directement de la réponse donnée par la section d’appel quant à l’allégation sous l’alinéa 27(1)g) de la Loi, déterminée antérieurement. Si la section d’appel avait dû traiter de l’allégation touchant l’alinéa 27(1)e) de la Loi en premier lieu, elle n’aurait pas été en mesure d’arriver, eu égard à la preuve au dossier et sans évaluer la preuve et sans faire de détermination juridique, à la conclusion que M. Mugesera avait fait une fausse indication sur le fait qu’il avait participé à la commission de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité, puisque cette détermination n’avait pas encore été faite. Au soutien de cette affirmation, il est bon de lire le passage que l’on retrouve à la page 102 des motifs de Me Duquette, où il dit ceci :

Partant des conclusions auxquelles je suis arrivé jusqu’à maintenant, je dois déterminer si les appelants sont visés aux allégations portées contre eux à l’enquête. Comme je l’ai mentionné au début, quatre allégations s’appliquent à monsieur Mugesera et, par l’effet de la Loi, à ses enfants. La quatrième s’applique également à madame Uwamaryia.

Le processus à suivre pour les deux premières allégations est le même et je les traiterai ensemble. La troisième concerne les crimes contre l’humanité. Le quatrième, la fausse indication pour l’obtention du droit d’établissement, fait référence aux crimes contre l’humanité et est donc liée à la conclusion que je dois tirer à propos de la troisième allégation.

[38]      À mon avis, il est absurde de dire, rétrospectivement, que M. Mugesera savait qu’il avait participé à la commission de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité au moment de son entrée au Canada, puisqu’il a fallu plusieurs années à l’arbitre et à la section d’appel pour en arriver à une telle conclusion, en évaluant, caractérisant et interprétant la preuve et les événements qui ont eu lieu au Rwanda, dont certains après le départ de M. Mugesera. On ne peut exiger que M. Mugesera soit en mesure, en remplissant un formulaire, d’analyser les aspects légaux de la question, incluant la définition du crime de guerre ou de crimes contre l’humanité, et d’en arriver à une détermination légale sur l’interprétation des actes qu’il a posés.

[39]      Je suis donc d’accord avec les prétentions des demandeurs à l’effet que la question 27-F du formulaire de demande de résidence permanente fait appel à une notion de droit qui nécessite une détermination ou conclusion juridique sur ce qui constitue un crime de guerre ou un crime contre l’humanité à la suite d’une caractérisation et interprétation d’un ou plusieurs faits.

[40]      Par conséquent, à mon avis, la section d’appel a commis une erreur de droit en concluant que Léon Mugesera avait fait une fausse indication sur un fait important. La question 27-F de la demande de résidence permanente nécessite une interprétation juridique et non seulement la constatation d’un fait. La section d’appel ne pouvait donc pas conclure que M. Mugesera, son épouse et ses enfants étaient des personnes décrites à l’alinéa 27(1)e) de la Loi, puisque M. Mugesera n’a pas fait de fausse indication sur un fait important lorsqu’il a rempli sa déclaration.

[41]      La deuxième prétention des demandeurs est à l’effet que les commissaires Yves Bourbonnais et Paule Champoux Ohrt ont erré en faits et en droit en concluant que Léon Mugesera était un proche du président Habyarimana, qu’il était membre de l’Akazu et des escadrons de la mort, qu’il avait participé à des massacres et que des meurtres avaient été commis suite à son discours.

[42]      Les conclusions auxquelles en arrivent les commissaires Bourbonnais et Champoux Ohrt sur ce point sont, à mon avis, manifestement déraisonnables. Je fais miens les motifs du président du panel, Me Duquette, qui a conclu que la preuve au dossier ne lui permettait pas de conclure que Léon Mugesera était un proche du président Habyarimana, qu’il était un membre de l’Akazu et des escadrons de la mort, qu’il avait participé à des massacres et que des meurtres avaient été commis suite à son discours du 22 novembre 1992. Voir, au soutien de cette affirmation, les propos de Me Duquette que l’on retrouve aux pages 38, 99, 100, 101 et 107 de ses motifs.

[43]      À mon avis, rien dans la preuve ne justifie les conclusions de Me Bourbonnais et de Mme Champoux Ohrt sur ce point. Il suffit, à mon avis, de lire attentivement toute la preuve et plus particulièrement les témoignages de Mme Des Forges, M. Reyntjens et M. Gillet pour se rendre compte que les conclusions de Me Bourbonnais et de Mme Champoux Ohrt sont déraisonnables. À mon avis, il n’existe aucune preuve pour soutenir leurs conclusions.

[44]      Ces erreurs de Me Bourbonnais et Mme Champoux Ohrt sont pertinentes en ce qui concerne l’allégation du défendeur quant aux alinéas 27(1)g) et 19(1)j) de la Loi, à savoir que Léon Mugesera a commis un crime contre l’humanité. Ces erreurs sont pertinentes, à mon avis, vu la conclusion de Me Duquette à l’effet que Léon Mugesera n’a pas participé à des meurtres ou des massacres, et qu’on ne pouvait relier aucun meurtre à son discours. J’analyserai donc l’allégation du ministre concernant la commission d’un crime contre l’humanité par M. Mugesera sur la base de la preuve telle que conclue par Me Duquette.

[45]      Le prochain reproche que font les demandeurs à la section d’appel est d’avoir erré en droit quant à l’admissibilité de certaines preuves, notamment la preuve de Mme Des Forges et de M. Gillet. Relativement à l’admissibilité de la preuve devant la section d’appel, le paragraphe 69.4(3) [édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 18] de la Loi est pertinent et se lit comme suit :

69.4 […]

(3) La section d’appel a, pour la comparution, la prestation de serment et l’interrogation des témoins, ainsi que pour la production et l’examen des pièces, l’exécution de ses ordonnances et toute autre question relevant de sa compétence, les attributions d’une cour supérieure d’archives. Elle peut notamment :

a) par citation adressée aux personnes ayant connaissance de faits se rapportant à l’affaire dont elle est saisie, leur enjoindre de comparaître comme témoins aux date, heure et lieu indiqués et d’apporter et de produire tous documents, livres ou pièces, utiles à l’affaire, dont elles ont la possession ou la responsabilité;

b) faire prêter serment et interroger sous serment;

c) recevoir, en cours d’audition, les éléments de preuve supplémentaires qu’elle estime utiles, crédibles et dignes de foi.

[46]      Une disposition similaire, concernant la section d’arbitrage, se retrouve au paragraphe 80.1(5) [édicté par L.C. 1992, ch. 49, art. 70] de la Loi :

80.1 […]

(5) L’arbitre n’est pas lié par les règles légales ou techniques de présentation de la preuve. Il peut recevoir les éléments qui lui sont présentés dans le cadre des procédures instruites devant lui et qu’il considère comme crédibles ou dignes de foi en l’occurrence et fonder une conclusion sur eux.

[47]      La jurisprudence pertinente est sans équivoque. Dans Siad c. Canada (Secrétaire d’État)[2], la Cour d’appel fédérale, après avoir cité le paragraphe 68(3) [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 18] de la Loi, qui est identique au paragraphe 69.4(3), adoptait [au paragraphe 23] les propos exprimés par le juge Mahoney dans l’affaire Fajardo c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 21 Imm. L.R. (2d) 113 (C.A.F.), où le juge Mahoney, à la page 115, s’exprimait comme suit :

Selon l’art. 68(3) de la Loi sur l’immigration, la section du statut de réfugié n’est pas liée par les règles légales ou techniques de présentation de la preuve et elle peut fonder sa décision sur les éléments qu’elle juge crédibles ou dignes de foi en l’occurrence. Si le tribunal sous-entend en l’espèce que l’affidavit présenté par des personnes éminemment respectables au sujet de faits dont elles sont au courant peut être mis de côté parce que, en raison de la nature même de la démarche, ces personnes ne peuvent être disponibles à des fins de contre-interrogatoire, il a tort. Il n’appartient pas à la Section du statut de réfugié de s’imposer à elle-même ou d’imposer à des demandeurs des restrictions dont le Parlement les a libérés en ce qui a trait à la preuve.

[48]      Après cette citation, la Cour d’appel, à la page 12, s’exprime comme suit concernant l’admissibilité de l’affidavit d’un expert présenté par le Secrétaire d’état :

Malgré les faiblesses du témoignage par ouï-dire du professeur Samatar mises en lumière par le juge président, le tribunal était en droit de juger ce témoignage crédible et digne de foi et de fonder sa décision sur ce témoignage. Le tribunal se trouve dans une situation unique pour apprécier la crédibilité d’un demandeur du statut de réfugié. Les décisions quant à la crédibilité, qui constituent « l’essentiel du pouvoir discrétionnaire des juges des faits » doivent recevoir une déférence considérable à l’occasion d’un contrôle judiciaire, et elles ne sauraient être infirmées à moins qu’elles ne soient abusives, arbitraires ou rendues sans tenir compte des éléments de preuve. En l’espèce, la décision quant à la crédibilité a été prise compte tenu des éléments de preuve, et le tribunal a justifié le fait qu’il a préféré le témoignage du professeur Samatar à celui de l’intimé, comme il est tenu de le faire. Le tribunal était en droit d’admettre ce témoignage et de lui attribuer le poids qu’il a attribué.

[49]      À mon avis, les arguments des demandeurs concernant la question d’admissibilité doivent être rejetés. La décision de la Cour d’appel dans Siad, supra, est claire. La section d’appel, en vertu du paragraphe 69.4(3) de la Loi, n’est aucunement liée par les règles de preuve applicables devant les tribunaux. Dans Huang c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 166 N.R. 308, le juge Hugessen de la Cour d’appel fédérale faisait les remarques suivantes à la page 309 :

L’avocat ne nous a pas convaincu qu’en recevant le témoignage du caporal Ditchfield et en s’y fiant, la section d’appel de la Commission de l’Immigration et du Statut de réfugié a commis une erreur de droit ou un excès de compétence susceptible de révision. Même si certains éléments de ce témoignage étaient, comme l’a dit l’avocat, du ouï-dire double, la Commission avant le droit d’entendre le témoignage et de s’y fier si elle le jugeait utile, crédible et digne de foi.

Par conséquent, la section d’appel pouvait en l’espèce admettre et considérer la preuve attaquée par les demandeurs.

[50]      Je vais maintenant m’adresser à la prétention des demandeurs selon laquelle la section d’appel a erré en faits et en droit dans l’analyse du discours prononcé par Léon Mugesera le 22 novembre 1992. Dans ses motifs, le commissaire Duquette, aux pages 51 à 87, analyse le discours prononcé par Léon Mugesera le 22 novembre 1992, et conclut son analyse comme suit aux pages 86 et 87 :

Ce discours a été prononcé en temps de guerre (même s’il y avait alors un cessez-le-feu) et au moment où le multipartisme naissait. On peut donc s’attendre dans ce contexte à un langage véhément. Mais le discours s’insérait dans un autre contexte nécessairement connu de l’orateur et de l’auditoire : celui des massacres ethniques. À la mi-octobre 1990, peu de temps après le déclenchement de la guerre, 348 Tutsi furent tués en 48 heures à Kibilira et 18 à Satinsyi, deux communes près de Kabaya où fut prononcé le discours. En mars 1992, 5 Tutsi furent tués à Kibilira. Également en mars 1992, toujours dans la préfecture de Gisenyi et dans la préfecture voisine de Ruhengeri, 300 Bagogwe (sous-groupe de Tutsi), suivant les statistiques officielles, furent assassinés. Entre octobre 1990 et février 1993, 2,000 personnes en tout, la plupart Tutsi, ont perdu la vie dans des massacres semblables au Rwanda. Ces personnes ont été tuées, parce qu’on considérait qu’elles étaient des complices des inyenzi. Il ne s’agissait pas de militaires, ni de combattants, mais de civils qu’on assimilait à l’ennemi à cause de leur appartenance à un groupe ethnique. Dans ces circonstances, le discours ne peut pas être innocent.

Monsieur Mugesera a recommandé à la foule de ne pas se laisser envahir d’abord par le FPR et ensuite par ceux qui lui sont assimilés, les membres des partis d’opposition et les Tutsi de l’intérieur.

Les partis d’opposition ont comme chefs des traîtres à la patrie, Twagiramungu, Nsengiyaremye, et Ndasingwa (Lando). Ces partis doivent quitter la région. Le langage utilisé est extrêmement violent et est une incitation au meurtre. Il recommande à la population de se faire justice elle-même en exterminant avant d’être exterminée, utilisant ainsi un langage de panique. Et il se sert de l’argument d’autorité du parti : « […] Vous ne veniez pas nous dire que nous qui représentons le parti ne vous avons pas avertis! ».

Quant aux Tutsi, dès le paragraphe 6, l’on comprend que les Hutu doivent se défendre d’eux. J’ai conclu que ceux qui recrutent les jeunes sont des Tutsi. Enfin, la proposition du paragraphe 25 est claire : il ne faut pas refaire l’erreur de 1959 en laissant sortir les Tutsi, il faut les jeter à la rivière. Tout cela est une incitation au génocide.

[51]      À la lecture même des motifs de Me Duquette, il est indéniable qu’il a fait une analyse minutieuse et attentive du discours prononcé par M. Mugesera, à la lumière de la preuve, incluant les témoignages de M. Kamenze et de M. Overdulve. J’ai longuement considéré tous les arguments avancés par les demandeurs pour soutenir leurs prétentions. Malheureusement pour eux, ils ne m’ont pas convaincu que la section d’appel a commis une erreur lorsqu’elle a conclu que certaines parties du discours du 22 novembre 1992 constituaient une incitation au meurtre et au génocide. En d’autres mots, je ne suis nullement en mesure de conclure que l’interprétation du discours et la conclusion qui en résulte sont déraisonnables.

[52]      À vrai dire, ce que les demandeurs soumettent c’est qu’une interprétation autre que celle de Me Duquette était possible et aurait dû être acceptée. J’en conviens que d’autres commissaires auraient pu conclure de façon différente quant au sens du discours de M. Mugesera. De plus, je suis loin d’être certain que j’aurais conclu au même sens que Me Duquette. Nonobstant, les principes applicables sont clairs : il faut que la conclusion attaquée soit déraisonnable. Malheureusement pour les demandeurs, je ne peux conclure dans ce sens.

[53]      Le fait que Me Duquette n’a su être en accord avec le témoignage de M. Angenot ne rend pas sa conclusion déraisonnable. Me Duquette pouvait, dans l’exercice de ses pouvoirs, accepter le témoignage de M. Angenot s’il le trouvait crédible et digne de foi. Tel ne fut pas le cas. À mon avis, la section d’appel n’a commis aucune erreur de droit ou de faits relativement à l’interprétation du discours.

[54]      Le prochain reproche que font les demandeurs à la section d’appel est à l’effet que celle-ci a erré en droit en déterminant que Léon Mugesera, par son discours du 22 novembre 1992, a commis un crime contre l’humanité. Aux pages 111 à 115 de ses motifs, Me Duquette fait une analyse complète de la preuve au soutien de cette allégation du défendeur et de la législation et jurisprudence pertinentes, particulièrement les paragraphes 7(3.76) [mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 30, art. 1] et 7(3.77) [mod., idem] du Code criminel canadien. À la fin de son analyse, il conclut que le discours de M. Mugesera constitue un crime contre l’humanité, même si, en l’espèce, il ne peut relier de meurtres ou de massacres à ce discours. À la page 115 de ses motifs, Me Duquette écrit ce qui suit :

Dans le cas de monsieur Mugesera, nous n’avons aucune preuve de participation active à des meurtres précis, mais j’estime que l’encouragement à des meurtres, alors qu’il s’en commettait à l’époque de façon systématique et généralisée, correspond à la notion de crime contre l’humanité.

[55]      À mon avis, Me Duquette fait erreur. Les paragraphes 7(3.76) et 7(3.77) du Code criminel, qui se lisent comme suit,

7. […]

(3.76) Les définitions qui suivent s’appliquent au présent article.

[…]

« crime contre l’humanité » Assassinat, extermination, réduction en esclavage, déportation, persécution ou autre fait—acte ou omissioninhumain d’une part, commis contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes—qu’il ait ou non constitué une transgression du droit en vigueur à l’époque et au lieu de la perpétration—et d’autre part, soit constituant, à l’époque et dans ce lieu, une transgression du droit international coutumier ou conventionnel, soit ayant un caractère criminel d’après les principes généraux de droit reconnus par l’ensemble des nations.

[…]

(3.77) Sont assimilés à un fait, aux définitions de « crime contre l’humanité » et « crime de guerre », au paragraphe (3.76), la tentative, le complot, la complicité après le fait, le conseil, l’aide ou l’encouragement à l’égard du fait.

requièrent que le fait, soit un acte ou une omission, incluant le conseil ou l’encouragement, constitue un acte « cruel et atroce »[3], voire un acte inhumain commis contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes.

[56]      Je suis d’avis que le discours du 22 novembre 1992, en regard duquel Me Duquette a conclu qu’il ne pouvait rattacher de meurtres ou de massacres, ne peut constituer, dans ces circonstances, un crime contre l’humanité. Je partage les propos exprimés par Me Bertrand dans son exposé des propositions, à la page 25, où il dit au paragraphe 157 :

En l’absence de preuve d’un lien, direct ou indirect, entre le discours et des meurtres commis de façon généralisée et systématique, ce discours de revêt pas en lui seul le caractère inhumain requis pour qu’il s’agisse d’un crime contre l’humanité.

[57]      Par conséquent, je conclus que la section d’appel a commis une erreur de droit en concluant que le discours du 22 novembre 1992 constituait un crime contre l’humanité.

[58]      Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie en partie. Le dossier, en ce qui concerne les allégations du ministre relatives aux alinéas 27(1)e) et 27(1)g) de la Loi, sera retourné à la section d’appel pour reconsidération à la lumière de mes motifs. Quant aux deux autres allégations du ministre contre Léon Mugesera, relatives aux sous-alinéas 27(1)a.1)(ii) et 27(1)a.3)(ii) de la Loi, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[59]      Les demandeurs soumettent que les questions suivantes, conformément au paragraphe 83(1) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 73] de la Loi, soulèvent des questions graves de portée générale :

1.    Est-ce que la qualification d’un fait comme constituant une infraction décrite aux alinéas 27(1)a.1) et 27(1)a.3) de la Loi sur l’immigration est une question de faits ou une question de droit et, partant, quelle est la norme de contrôle judiciaire applicable à cette question?

2.    Un témoin expert est-il habilité à donner son opinion sur la responsabilité ou l’implication d’un résident permanent dans la commission d’un fait, aux termes des alinéas 27(1)a.1), 27(1)a.3) et 27(1)g) de la Loi sur l’immigration?

3.    L’admissibilité en preuve, aux termes des articles 68(3) et 80.1(5) de la Loi sur l’immigration, d’un témoignage relevant des déclarations extrajudiciaires verbales rendu par un témoin qui refuse de divulguer l’identité des auteurs de ces déclarations et les notes s’y rapportant viole-t-elle les principes de justice fondamentale, plus particulièrement le droit à une défense pleine et entière?

[60]      Quant au défendeur, il propose que les questions suivantes soient certifiées :

1.    Allégation 27(1)a) : La question suivante, qui figure au paragraphe 27F) de la demande de résidence permanente, exige-t-elle que l’intéressé fournisse, à l’agent d’immigration, les renseignements objectifs et pertinents requis pour que celui-ci se prononce sur son admissibilité, ou nécessite-t-elle une détermination juridique?

En période de paix ou de guerre, avez-vous déjà participé à la commission d’un crime de guerre ou d’un crime contre l’humanité, c’est-à-dire de tout acte inhumain commis contre des populations civiles ou des prisonniers de guerre, par exemple, l’assassinat, la torture, l’agression, la réduction en esclavage ou la privation de nourriture, etc., ou encore participé à la déportation des civils?

2.    Allégation 19(1)j) : L’incitation au meurtre, à la violence et au génocide, dans un contexte où des massacres sont commis de façon généralisée ou systématique, constitue-t-elle, en soi, un crime contre l’humanité?

[61]      À mon avis, trois questions rencontrent le critère de certification énoncé par la Cour d’appel fédérale dans Liyanagamage c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1994), 176 N.R. 4. Il s’agit premièrement de la première question suggérée par les demandeurs, qui sera certifiée telle que proposée. Ensuite, la troisième question proposée par les demandeurs sera certifiée, mais avec la modification suivante :

Le fait d’admettre en preuve et de considérer crédible et digne de foi, aux termes des articles 68(3) et 80.1(5) de la Loi sur l’immigration, un témoignage relevant des déclarations extrajudiciaires verbales rendu par un témoin qui refuse de divulguer l’identité des auteurs de ces déclarations et les notes s’y rapportant viole-t-elle les principes de justice fondamentale, plus particulièrement le droit à une défense pleine et entière?

Finalement, la deuxième question proposée par le défendeur sera certifiée, mais avec l’ajout suivant proposé par les demandeurs :

Allégation 19(1)j) : L’incitation au meurtre, à la violence et au génocide, dans un contexte où des massacres sont commis de façon généralisée ou systématique, mais en l’absence de preuve d’un lien direct ou indirect entre l’incitation et les meurtres commis de façon généralisée et systématique, constitue-t-elle, en soi, un crime contre l’humanité?

[62]      En ce qui concerne les deux autres questions, je suis d’avis qu’elles ne rencontrent pas le test énoncé dans l’affaire Liyanagamage, supra. Cela dit, ces questions pourront tout de même être considérées par la Cour d’appel fédérale puisque, comme l’a indiqué la Cour suprême du Canada dans l’affaire Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, lorsqu’une question est certifiée, la Cour d’appel n’a pas à se limiter à la question énoncée ou aux points qui s’y rapportent directement, mais elle peut examiner tous les points soulevés par l’appel.



[1] L’art. 2(1) [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 1] de la Loi sur la Cour fédérale définit « office fédéral » comme suit :

2. (1) […]

« office fédéral » Conseil, bureau, commission ou autre organisme, ou personne ou groupe de personnes, ayant, exerçant ou censé exercer une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale ou par une ordonnance prise en vertu d’une prérogative royale, à l’exclusion d’un organisme constitué sous le régime d’une loi provinciale ou d’une personne ou d’un groupe de personnes nommées aux termes d’une loi provinciale ou de l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867.

[2] [1997] 1 C.F. 608 (C.A.).

[3] Dans R. c. Finta, [1994] 1 R.C.S. 701, le juge Cory, à la p. 814, s’exprimait comme suit concernant la notion de crime contre l’humanité :

Le crime contre l’humanité se distingue de toute autre infraction criminelle prévue au Code criminel canadien du fait que les actes cruels et atroces, qui sont des éléments essentiels de l’infraction, ont été commis dans la poursuite d’une politique de discrimination ou de persécution à l’égard d’un groupe ou d’un peuple identifiable.

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