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[2001] 2 C.F. 258

T-1692-99

Bayside Towing Ltd., Eugene Beckstrom et William Frizell (requérants/demandeurs)

c.

Canadien Pacifique Limitée, B.C. Tel et Rivtow Marine Ltd. (intimées/défenderesses)

Répertorié : Bayside Towing Ltd. c. Canadien Pacifique Ltée (1re inst.)

Section de première instance, juge GibsonCalgary, 26 octobre; Ottawa, 28 novembre 2000.

Droit maritime Responsabilité délictuelle Limitation de la responsabilité Un remorqueur a tiré un chaland à copeaux sur un fleuve de la C.-B. Le chaland a heurté un pont appartenant à CP, causant d’importants dommages CP a réclamé des dommages-intérêts aux propriétaires du remorqueur et du bâtiment remorqué Les demandeurs ont voulu limiter leur responsabilité en vertu de l’art. 577(1)b) de la Loi sur la marine marchande du Canada Le fonds de limitation devait-il être calculé en fonction de la jauge du remorqueur seulement ou des jauges combinées du remorqueur et du bâtiment remorqué? L’instance pouvait être tranchée par voie de jugement sommaire Les dommages ne résultaient pas d’un fait ou d’une omission personnels, commis avec l’intention de provoquer un tel dommage Les demandeurs avaient le droit de limiter leur responsabilité par application de la Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité en matière de créances maritimes La raison d’être de la limitation de responsabilité repose sur des préoccupations d’ordre public et non sur des considérations de justice Le « principe de la flottille » et le concept de la « masse fautive » s’appliquent en droit canadien lorsqu’il y a un propriétaire commun des navires et une cause commune des dommages L’arrêt Le Rhône de la C.S.C. a été suivi La limitation de la responsabilité doit être calculée en fonction de la jauge du remorqueur seulement Les modifications de 1998 apportées à la Loi n’ont pas créé un nouveau « principe de la flottille » canadien.

Il s’agissait d’une requête en jugement sommaire présentée par les requérants/demandeurs en vue d’obtenir notamment un jugement déclaratoire portant qu’ils avaient le droit de limiter leur responsabilité découlant d’une collision avec un pont à 515 183 44 $ par application de l’alinéa 577(1)b) de la Loi sur la marine marchande du Canada. Le remorqueur Sheena M remorquait un chaland chargé de copeaux, le Rivtow 901, sur le fleuve Fraser en Colombie-Britannique, lorsque ce dernier a heurté la pile de protection et la travée tournante du pont ferroviaire de Mission, causant d’importants dommages. En octobre 1999, Canadien Pacifique Ltée, l’une des intimées/défenderesses, a intenté une action contre les demandeurs, réclamant des dommages intérêts généraux et spéciaux de plus de 5 millions de dollars. Peu après, le protonotaire Hargrave a constitué un fonds de limitation « provisoire » relativement à la responsabilité des demandeurs, sous réserve du droit de tout défendeur de plaider que ce fonds devait être calculé en fonction des jauges combinées du Sheena M et du Rivtow 901. La principale question en litige dans la requête était de savoir si le fonds de limitation devait être établi en fonction de la jauge du Sheena M seulement, conformément à l’ordonnance du protonotaire Hargrave, ou en fonction des jauges combinées du Sheena M et du Rivtow 901.

Jugement : la requête est accueillie.

Il s’agissait d’une instance qui pouvait être tranchée par voie de jugement sommaire. Les parties ont convenu que les dommages ne résultaient pas d’un « fait ou [d’une] omission personnels, commis avec l’intention de provoquer un tel dommage », ni « commis témérairement et avec conscience qu’un tel dommage en résulterait probablement ». Par conséquent, les requérants/demandeurs avaient le droit de limiter leur responsabilité en vertu de l’Article 4 de la Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité en matière de créances maritimes. L’arrêt de principe applicable au Canada pour calculer le montant d’un fonds de limitation relatif à un remorqueur et à un chaland est l’arrêt Rhône (Le) c. Peter A.B. Widener (Le) prononcé par la Cour suprême du Canada. Les faits de cette affaire et de la présente affaire présentaient des similitudes, tout comme les questions de la limitation de responsabilité et du fondement du calcul de la limite de la responsabilité. Un élément distinguait toutefois les deux affaires, soit l’édiction des modifications apportées à la Loi sur la marine marchande en 1998 dans le but de mettre en œuvre le Protocole de 1996 modifiant la Convention. Dans l’affaire Le Rhône, la Cour suprême du Canada devait se prononcer sur ce qu’on appelle couramment le « principe de la flottille » et sur son application dans le cas de navires, dont un chaland non propulsé, appartenant à différents propriétaires. Les dispositions en matière de limitation de responsabilité ont pour objet de favoriser le commerce et les échanges internationaux en accordant aux propriétaires de navire une protection contre toutes les conséquences, pouvant aller jusqu’à une responsabilité pécuniaire ruineuse, d’actes de navigation sur lesquels ils n’ont personnellement aucun contrôle. La Cour a aussi dit que la raison d’être de la limitation de responsabilité reposait sur des préoccupations d’ordre public et non pas sur des considérations de justice. Ainsi, au moment du prononcé de l’arrêt Le Rhône, le principe de la flottille ou le concept de la « masse fautive » existaient toujours et se portaient bien au Canada, malgré la possibilité qu’ils ne correspondent plus à l’état du droit en Angleterre; mais ils ne s’appliquaient qu’en présence d’un « propriétaire commun » des bâtiments formant la « masse fautive », ainsi que d’une « cause commune » et ce, pour des préoccupations d’ordre public et non pas nécessairement pour des considérations de justice.

L’avocat de CP a aussi soulevé la question de savoir si les faits de l’espèce satisfaisaient au « principe de la flottille » canadien traditionnel. Le paragraphe 2 de l’article premier de la Convention définit l’expression « propriétaire de navire » dans des termes plus étroits que ceux employés au paragraphe 576(3) de la Loi, tel qu’il a été édicté par les modifications de 1998. Bien que le nouveau libellé de la Loi élargisse le concept de « propriétaire de navire » au-delà des concepts traditionnels de propriété, l’ajout de la définition de l’expression « propriétaire de navire », par les modifications de 1998, ne constituait rien de plus qu’un mécanisme de rédaction qui a raccourci et simplifié les dispositions de la Loi sans y apporter de changement substantiel. La loi que la Cour devait appliquer était donc identique, pour l’essentiel, à la loi que la Cour suprême du Canada avait appliquée dans l’arrêt Le Rhône. Selon le « principe de la flottille » canadien traditionnel, la limite de la responsabilité doit être calculée en fonction de la jauge du remorqueur Sheena M seulement et non des jauges combinées du Sheena M et du chaland non propulsé Rivtow 901.

L’avocat de CP a aussi fait valoir que les modifications de 1998 avaient créé un nouveau « principe de la flottille » canadien en application duquel la « négligence causale » et l’existence d’un « propriétaire commun » ne constituaient plus des facteurs pertinents. Compte tenu de l’arrêt Le Rhône et de l’absence d’intention claire qui ressortirait des modifications législatives de 1998 ou d’un énoncé de politique clair précisant que ces modifications ont été édictées avec l’intention de modifier fondamentalement le « principe de la flottille » tel qu’il s’appliquait au Canada, cet argument ne pouvait être retenu. Toute intention de la part du législateur de modifier le « principe de la flottille » canadien existant ne ressort pas clairement des modifications de 1998. Dans la mesure où la Cour peut tenir compte des énoncés de politique formulés au sujet de l’intention relative à la Convention et aux modifications de 1998, ces énoncés semblent contredire pareille intention quant aux principes. Le concept de la responsabilité fondé sur une définition plutôt large de l’expression « propriétaire de navire » n’a pas été introduit par les modifications de 1998. Le seul changement à cet égard apporté par ces modifications législatives consistait en un changement sur le plan de la rédaction et non des principes. La question de savoir si les modifications législatives de 1998 reflètent un nouveau « principe de la flottille » canadien doit recevoir une réponse négative.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité en matière de créances maritimes telle que modifiée par le Protocole de 1996 modifiant la Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité en matière de créances maritimes, étant l’annexe VI de la Loi sur la marine marchande du Canada, L.R.C. (1985), ch. S-9 (édicté par L.C. 1998, ch. 6, art. 26), art. 1, 4.

Loi sur la marine marchande du Canada, L.R.C. (1985), ch. S-9, art. 574 (mod. par L.C. 1998, ch. 6, art. 2), 575 (mod,. idem), 576 (mod., idem), 577 (mod., idem), 581(1)(a) (mod., idem).

Loi sur la marine marchande du Canada, S.R.C. 1970, ch. S-9, art. 647, 649.

Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, règles 213(1), 216.

JURISPRUDENCE

DÉCISION SUIVIE :

Rhône (Le) c. Peter A.B. Widener (Le), [1993] 1 R.C.S. 497; (1993), 101 D.L.R. (4th) 188; 148 N.R. 349.

DÉCISION EXAMINÉE :

Sir Joseph Rawlinson, The, [1972] 2 Lloyd’s Rep. 437. (Q.B.).

DÉCISIONS CITÉES :

Granville Shipping Co. c. Pegasus Lines Ltd., [1996] 2 C.F. 853 (1996), 111 F.T.R. 189 (1re inst.); Bramley Moore, The, [1963] 2 Lloyd’s Rep. 429; Canada (Procureur général) c. Mossop, [1991] 1 C.F. 18 (1990), 71 D.L.R. (4th) 661; 32 C.C.E.L. 276; 12 C.H.R.R. D/355; 90 CLLC 17,021 (C.A.); Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554; (1993), 100 D.L.R. (4th) 658; 13 Admin. L.R. (2d) 1; 46 C.C.E.L. 1; 17 C.H.R.R. D/349; 93 CLLC 17,006; 149 N.R. 1.

DOCTRINE

Canada. Comité sénatorial permanent des transports et des communications. Délibérations, Fascicule no 3 (2 décembre 1997).

Davison, Richard and Anthony Snelson. The Law of Towage. London : Lloyd’s of London Press, 1990.

Griggs, Patrick and Richard Williams. Limitation of Liability for Maritime Claims, 3rd ed. London : LLP, 1998.

Transports Canada. Politiques et programmes maritimes. La limitation de responsabilité en matière de créances Maritimes : document de travail. Ottawa : Transports Canada, 1993.

REQUÊTE en jugement sommaire présentée par les requérants/demandeurs en vue d’obtenir notamment un jugement déclaratoire portant qu’ils ont le droit de limiter leur responsabilité, relativement à une collision avec un pont, à 500 000 $ plus les intérêts à la date de la constitution d’un fonds de limitation en vertu de l’alinéa 577(1)b) de la Loi sur la marine marchande du Canada. Requête accueillie.

ONT COMPARU :

David F. McEwen pour les requérants/ demandeurs.

William M. Everett et James D. Fraser pour l’intimée/défenderesse Canadien Pacifique Ltée.

Personne n’a comparu pour l’intimée/défenderesse Rivtow Marine Ltd.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McEwen, Schmitt & Co., Vancouver, pour les requérants/demandeurs.

Lawson Lundell Lawson & McIntosh, Vancouver, pour l’intimée/défenderesse Canadien Pacifique Ltée.

Bull, Housser & Tupper, Vancouver, pour l’intimée/défenderesse Rivtow Marine Ltd.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Gibson :

LE CONTEXTE

[1]        Dans la soirée du 1er juin 1999, le capitaine Eugene Beckstrom a pris en charge, en qualité de capitaine de relève, le remorqueur Sheena M, un remorqueur d’acier qui mesure 33,5 pieds de long, qui a une jauge brute de 9,99 tonneaux, selon le registre, et qui est mû par des moteurs diesel jumelés de 300 chevaux-vapeur. Au moment de cette prise en charge, le Sheena M remontait le fleuve Fraser en remorquant un chaland non chargé vers un endroit situé à Mission (Colombie-Britannique), où le chaland devait accoster. Le Sheena M devait ensuite redescendre le fleuve en remorquant un chaland à copeaux chargé, le Rivtow 901. William Frizell était le seul matelot à bord du Sheena M.

[2]        La remontée du fleuve s’est déroulée sans incident. Le chaland non chargé a accosté. Le Sheena M a ensuite pris en remorque le Rivtow 901, qui ne pouvait se déplacer sans remorqueur et qui était donc un chaland « non propulsé » au sens où cette expression est utilisée dans certaines décisions mentionnées plus loin dans les présents motifs.

[3]        Peu après avoir commencé à descendre le fleuve, le Sheena M et le Rivtow 901 devaient passer par l’ouverture de la travée tournante du pont ferroviaire de Mission qui enjambe le fleuve Fraser entre les villes de Mission et d’Abbotsford, situées toutes les deux en Colombie-Britannique. Cette manœuvre a échoué. À environ 0 h 40, le 2 juin 1999, le milieu du flanc du Rivtow 901 a heurté, à tribord, le côté amont de la pile de protection du pont, puis la travée tournante même, la délogeant de son pivot et la poussant vers l’aval.

[4]        À la suite de cet incident, les demandeurs ont introduit la présente action en déposant, le 23 septembre 1999, une déclaration dans laquelle ils sollicitent notamment un jugement déclaratoire portant qu’ils ont le droit de limiter leur responsabilité relativement à la collision avec le pont à 500 000 $, plus les intérêts jusqu’à la date de la constitution d’un fonds de limitation en vertu de l’alinéa 577(1)b) de la Loi sur la marine marchande du Canada[1] (la Loi) et une ordonnance constituant le fonds de limitation en vertu de l’alinéa 581(1)a) [mod par L.C. 1998, ch. 6, art. 2] de la Loi.

[5]        Le 28 octobre 1999, Canadien Pacifique Limitée (CP) a intenté une action devant la Cour contre les demandeurs en l’espèce, les propriétaires du navire Sheena M et toutes les autres personnes ayant un droit sur ce navire, les propriétaires du navire Rivtow 901 et toutes les autres personnes ayant un droit sur ce navire et Rivtow Marine Ltd., pour réclamer notamment des dommages-intérêts généraux et spéciaux, dont le montant estimatif dépasse cinq millions de dollars, résultant de la navigation, de la conduite et de l’exploitation du Sheena M et du Rivtow 901 par les demandeurs, qui ont entraîné la collision du Rivtow 901 avec le pont ferroviaire du CP, à Mission.

[6]        Dans une ordonnance en date du 2 novembre 1999, le protonotaire Hargrave a constitué un fonds de limitation [traduction] « provisoire » relativement à la responsabilité des demandeurs et du [traduction] « Sheena M, et de toute personne pouvant bénéficier de la protection du fonds de limitation ». Le protonotaire Hargrave a de plus statué que le fonds de limitation provisoire et son montant seraient établis [traduction] « sous réserve du droit de tout défendeur de plaider, lors d’une instruction ou d’une audition, que le fonds de limitation provisoire créé [par son ordonnance] a été constitué irrégulièrement, et notamment qu’il doit être calculé en fonction des jauges combinées du Sheena M et du Rivtow 901 ». La requête présentée à la Cour et visée par les présents motifs découle directement de cette réserve contenue dans l’ordonnance du protonotaire Hargrave.

LA NATURE DE LA REQUÊTE PRÉSENTÉE À LA COUR ET LA RÉPARATION DEMANDÉE

[7]        Les requérants/demandeurs veulent obtenir un jugement sommaire en vertu du paragraphe 213(1) et de la règle 216 des Règles de la Cour fédérale (1998)[2]. Les réparations demandées sont les suivantes :

[traduction]

a)   une déclaration portant que les demandeurs ont le droit de limiter leur responsabilité à 515 183 44 $ [le montant du fonds de limitation provisoire constitué par l’ordonnance antérieure susmentionnée du protonotaire Hargrave] en vertu de l’alinéa 577(1)b) de la Loi sur la marine marchande du Canada (L.M.M.C.);

b)   une ordonnance portant que la somme de 515 183 44 $ sera consignée à la Cour dans les sept (7) jours suivant la date de l’ordonnance et que cette somme constituera le fonds de limitation des demandeurs en vertu de l’alinéa 581(1)a) et de la L.M.M.C.;

c)   une injonction interdisant aux défendeurs et à toute autre partie d’engager ou de poursuivre toute procédure devant une cour de justice, un tribunal ou une autre instance contre les demandeurs et le navire Sheena M relativement à l’incident survenu le 2 juin 1999;

d)   les dépens de l’action à partir du 2 novembre 1999 [date de l’ordonnance du protonotaire Hargrave] payables par les défenderesses Canadien Pacifique Limitée et Rivtow Marine Ltd. aux demandeurs sur la base avocat-client dès leur taxation en vertu de l’alinéa 400(6)b) des Règles ou, subsidiairement, une ordonnance adjugeant des dépens majorés en vertu du paragraphe 400(3) des Règles.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[8]        En plus de la question de savoir s’il s’agit d’une instance qui peut être tranchée par voie de jugement sommaire et, bien sûr, de la question des dépens et de l’échelle à appliquer pour en déterminer le montant, les requérants/demandeurs ont énoncé les questions suivantes : premièrement, le dommage causé par la collision du 2 juin 1999 résulte-t-il d’un « fait ou [d’une] omission personnels, commis avec l’intention de provoquer un tel dommage » ou « commis témérairement et avec conscience qu’un tel dommage en résulterait probablement »? Deuxièmement, le fonds de limitation qui sera établi doit-il être fondé sur la jauge du Sheena M seulement, conformément à l’ordonnance du protonotaire Hargrave constituant le fonds de limitation « provisoire », ou sur les jauges combinées du Sheena M et du chaland non propulsé Rivtow 901?

LES THÈSES DES INTIMÉES/DÉFENDERESSES ET LES ENTENTES CONCLUES AU DÉBUT DE L’AUDITION

[9]        L’intimée/défenderesse B.C. Tel n’a déposé aucun document relativement à la requête en jugement sommaire et n’a pas comparu à l’audition tenue devant moi. L’intimée/défenderesse Rivtow Marine Limited a déposé un mémoire des faits et du droit concernant uniquement la question des dépens. Avec le consentement de la Cour, l’avocat de Rivtow n’a pas comparu à l’audition de la requête qui a eu lieu à Calgary (Alberta), mais il a été convenu qu’au moment où la question des dépens serait abordée au cours de l’audition, le cas échéant, l’avocat de Rivtow y participerait par voie de téléconférence.

[10]      Sous réserve de ce qui suit, l’intimée/défenderesse CP a contesté la requête en jugement sommaire, mais elle a demandé les réparations suivantes, sans toutefois déposer une requête reconventionnelle en jugement sommaire :

[traduction]

Une ordonnance ou déclaration portant que :

a)   les demandeurs ont le droit de limiter leur responsabilité à un montant déterminé en fonction des jauges combinées du « Sheena M » et du « Rivtow 901 », ce fonds constituant le fonds de limitation des demandeurs;

b)   le montant du fonds de limitation sera déterminé par voie de renvoi devant un juge ou un protonotaire de la Cour en vertu de la règle 153;

c)   dans les sept (7) jours suivant cette décision, les demandeurs consigneront à la Cour la totalité du montant du fonds de limitation avec les intérêts sur la totalité du fonds de limitation ou, subsidiairement, sur le montant additionnel ajouté à la somme de 515 183 44 $ garantie par AXA Guarantee, entre le 2 juin 1999 et la date de la consignation;

d)   subsidiairement, les demandeurs ont le droit de limiter leur responsabilité à 515 183 44 $ et ce montant sera consigné dans les sept (7) jours suivant la date de l’ordonnance, cette somme constituant le fonds de limitation des demandeurs;

e)   CP recevra ses dépens relatifs à l’instance sur la base partie-partie;

f)               subsidiairement, les demandeurs recevront leurs dépens relatifs à l’instance, autres que ceux engagés par eux afin d’établir les éléments nécessaires pour obtenir leur jugement déclaratoire de limitation de responsabilité dans l’instance, sur la base partie-partie.

[11]      Au début de l’audition de la requête des requérants/demandeurs, les avocats des demandeurs et de CP ont convenu expressément qu’aucun fait pertinent à l’issue de la requête et, partant, de l’action, n’était contesté; le dommage causé par la collision le 2 juin 1999 ne résultait pas d’un « fait ou [d’une] omission personnels, commis avec l’intention de provoquer un tel dommage », ni « commis témérairement et avec conscience qu’un tel dommage en résulterait probablement »; et il s’agissait d’une affaire qui pouvait être tranchée par voie de jugement sommaire puisque, hormis la question des dépens, seule demeurait irrésolue une pure question de droit, qui consistait à déterminer si le fonds de limitation devait être établi en fonction de la jauge du Sheena M seulement, conformément à l’ordonnance prononcée le 2 novembre 1999 par le protonotaire Hargrave, ou en fonction des jauges combinées du Sheena M et du Rivtow 901.

[12]      Enfin, l’avocat des requérants/demandeurs a convenu que l’affaire devait être traitée comme si l’intimée/défenderesse CP avait déposé une requête reconventionnelle en jugement sommaire, parce qu’il conviendrait que la Cour lui accorde les réparations demandées dans son mémoire des faits et du droit, hormis les dépens, si elle avait gain de cause sur la question de droit irrésolue.

ANALYSE

1)         L’instance peut-elle être tranchée par voie de jugement sommaire?

[13]      Compte tenu des questions dégagées par la Cour comme pertinentes pour décider si une action peut être tranchée par voie de jugement sommaire[3], je suis convaincu que la présente instance peut l’être et je suis d’accord sur ce point avec les avocats des deux parties qui ont comparu devant la Cour. L’audition s’est donc déroulée, avec le consentement de l’avocat des requérants/demandeurs, comme si la Cour était saisie d’une requête reconventionnelle par laquelle l’intimée/défenderesse CP sollicitait un jugement sommaire en sa faveur lui accordant les réparations susmentionnées.

2)         Le dommage causé par la collision du 2 juin 1999 résulte-t-il d’un « fait ou [d’une] omission personnels, commis avec l’intention de provoquer un tel dommage », ou « commis témérairement et avec conscience qu’un tel dommage en résulterait probablement »?

[14]      Comme l’ont déjà précisé les présents motifs, l’avocat de l’intimée/défenderesse CP a reconnu que le dommage ne résulte pas d’un « fait ou [d’une] omission personnels, commis avec l’intention de provoquer un tel dommage », ni « commis témérairement et avec conscience qu’un tel dommage en résulterait probablement ». S’il en avait été ainsi, l’Article 4 de la Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité en matière de créances maritimes telle que modifiée par le Protocole, de 1996 modifiant la Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité en matière de créances maritimes (la Convention), étant l’annexe VI de la Loi sur la marine marchande du Canada, L.R.C. (1985), ch. S-9 (édicté par L.C. 1998, ch. 6, art. 26) (la loi modificatrice), priverait les requérants/demandeurs du droit de limiter leur responsabilité de quelque façon que ce soit. L’avocat des requérants/demandeurs a fait valoir que je devais trancher cette question malgré cette concession de l’intimée/défenderesse CP. Compte tenu de la position de l’intimée/défenderesse CP, je déclinerai l’invitation de l’avocat des requérants/demandeurs et je traiterai cette question comme si la Cour n’en était pas saisie. Je ne formulerai donc aucune autre remarque sur ce point.

3)         Le fonds de limitation relatif à l’action doit-il être établi en fonction de la jauge du remorqueur Sheena M seulement, conformément à l’ordonnance rendue par le protonotaire Hargrave le 2 novembre 1999, ou en fonction des jauges combinées du remorqueur et du chaland non propulsé Rivtow 901?

[15]      L’arrêt de principe applicable au Canada pour calculer le montant d’un fonds de limitation relatif à un remorqueur et à un chaland est l’arrêt Rhône (Le) c. Peter A.B. Widener (Le)[4] ci-après Le Rhône. Les faits en cause dans cette affaire présentaient des similitudes avec ceux dont la Cour est saisie. Le juge Iacobucci les a décrits dans les termes suivants, au nom de la majorité, aux pages 505 et 506 :

Le 7 novembre 1980, alors qu’il était amarré dans le port de Montréal, le navire Rhône, propriété de l’intimée Vinalmar S.A. (« Vinalmar »), a été heurté par la péniche Peter A.B. Widener (« Widener »). Le Rhône a subi, a-t-on convenu, pour 88 357 89 $ d’avaries, tandis que les avaries ont été évaluées à 49 200 $ dans le cas du Widener.

Le Widener, propriété de l’intimée North Central Maritime Corporation (« North Central »), est une péniche dite « non propulsée » parce qu’elle doit se déplacer à l’aide de remorqueurs. Au moment de l’accident, le Widener, commandé par le capitaine Lyons, était tiré par quatre remorqueurs, dont deux, le South Carolina et l’Ohio, appartenaient à l’appelante Great Lakes Towing Company (« Great Lakes »). Les deux autres, le Ste. Marie II et le Rival, appartenaient respectivement à l’intimée North Central et à McAllister Towing & Salvage Ltd.

Le remorquage du Widener avait été organisé au moyen d’un contrat oral intervenu entre North Central et Great Lakes, et il s’agissait de le remorquer de Duluth (Minnesota) jusqu’au port de Montréal. Le capitaine Kelch aux commandes du remorqueur Ohio de Great Lakes avait le commandement de fait de la flottille.

En raison d’erreurs de navigation commises par le capitaine Kelch relativement à la vitesse de navigation de la flottille et quant à l’endroit où ils ont contourné l’Île Ste-Hélène et remonté le courant Ste-Marie, le Widener a commencé à dévier au moment où la flottille entrait dans le port de Montréal. Les remorqueurs ont tenté une manœuvre correctrice, mais l’appareil de remorquage de l’Ohio s’est détraqué et le Widener s’est mis à dériver vers le Rhône. En dépit des efforts déployés pour rectifier l’angle de dérive du Widener, celui-ci est entré en collision avec le Rhône.

Cette mésaventure est à l’origine de deux actions en justice. Dans la première, la propriétaire du Rhône, l’intimée Vinalmar, a poursuivi, pour avoir endommagé son navire, tous ceux impliqués dans l’accident, soit la propriétaire de la péniche et les propriétaires des remorqueurs. Dans la seconde, la propriétaire du Widener, l’intimée North Central, a poursuivi l’appelante Great Lakes pour violation de son contrat de remorquage. Great Lakes a nié sa responsabilité dans les deux cas et a présenté des demandes reconventionnelles de limitation de responsabilité conformément au par. 647(2) de la Loi sur la marine marchande du Canada.

[16]      Ainsi, si l’on substitue le pont de Mission au navire stationnaire Le Rhône, et si l’on ne tient pas compte du fait que plusieurs remorqueurs étaient en cause dans l’affaire Le Rhône, les deux situations se ressemblent beaucoup et les questions de la limitation de responsabilité et du fondement du calcul de la limite de la responsabilité sont très semblables. L’élément qui distingue ces deux affaires, et dont on reparlera davantage plus loin, est l’édiction des modifications apportées à la Loi en 1998 dans le but de mettre en œuvre le Protocole modifiant la Convention.

[17]      À la page 515 de l’arrêt Le Rhône, le juge Iacobucci a décrit deux des questions soumises à la Cour suprême dans les termes suivants :

Deuxièmement, les dispositions relatives à la limitation de responsabilité figurant dans la Loi sur la marine marchande du Canada s’appliquent-elles de manière à limiter la responsabilité d’un propriétaire de navire à l’égard des actes ou des omissions de son employé dans la conduite d’une flottille comprenant des navires appartenant à d’autres propriétaires? Troisièmement, dans l’hypothèse où l’appelante aurait le droit de limiter sa responsabilité en vertu de la Loi sur la marine marchande du Canada, de quels navires faut-il tenir compte pour déterminer l’étendue de sa responsabilité?

[18]      Il est donc clair que la Cour suprême devait se prononcer sur ce qu’on appelle couramment le « principe de la flottille » et sur son application dans le cas de navires, dont un chaland non propulsé, appartenant à différents propriétaires. Comme en l’espèce, les propriétaires du navire Le Rhône ont prétendu que le capitaine Kelch avait fait preuve de négligence, non seulement dans la navigation de son remorqueur, l’Ohio, mais aussi de deux des autres remorqueurs et, comme dans le cas soumis à la Cour aujourd’hui, du chaland non propulsé le Widener.

[19]      Le juge Iacobucci s’est reporté textuellement à l’arrêt prononcé par la Cour d’appel d’Angleterre dans l’affaire The Bramley Moore[5]. Au sujet des motifs exprimés par le maître des rôles lord Denning au nom de la Cour, le juge Iacobucci a écrit, aux pages 529 à 532 :

D’après lui, la cause véritable de l’avarie est la mauvaise navigation du remorqueur et non du bâtiment remorqué, du moins dans le cas où les deux bâtiments appartiennent à des propriétaires différents et où il n’y a négligence que de la part des personnes à bord du remorqueur. Dans ces circonstances, la loi s’appliquerait incontestablement pour limiter la responsabilité du propriétaire du remorqueur. Il a formulé le raisonnement suivant, à la p. 436 :

[traduction] On peut bien dire que les propriétaires du remorqueur se sont rendus coupables de « mauvaise navigation » de la péniche en ce sens que c’étaient eux qui contrôlaient ses déplacements sur l’eau. Mais l’article exige que l’on tienne compte aussi de la cause de l’avarie. C’est ce qui ressort clairement de l’expression « en raison de ». Et dans un cas où il y a négligence de la part des personnes à bord du remorqueur, mais non de la part de celles à bord de la péniche, la cause de l’avarie est en réalité la mauvaise navigation du remorqueur et non la mauvaise navigation de la péniche. C’est le remorqueur qui est à l’origine de tout le problème. En tout cas, c’est sous cet angle que ces affaires ont été considérées dans le passé […] Cette conclusion doit reposer sur l’hypothèse selon laquelle l’avarie s’est produite « en raison de la mauvaise navigation » du remorqueur et non « en raison de la mauvaise navigation » du bâtiment remorqué.

Lord Denning a conclu ensuite que, de toute façon, l’argument selon lequel le droit des propriétaires du remorqueur de limiter leur responsabilité tenait à ce qu’ils soient également propriétaires de la péniche tombait par suite de la modification apportée à la Loi en 1958. Cette modification a élargi la portée de la responsabilité limitée de manière à ce qu’elle englobe toute avarie causée à des biens [traduction] « par quelque autre acte ou omission de la part d’une personne à bord du navire ». Appliquant cette disposition législative aux faits de l’affaire, lord Denning fait remarquer ce qui suit, à la p. 437 :

[traduction] Si les personnes se trouvant à bord du remorqueur font preuve de négligence alors que tel n’est pas le cas des personnes à bord du bâtiment remorqué, et que ce dernier entre en collision avec un autre navire, les dommages résultent alors clairement de « l’acte ou de l’omission d’une personne à bord du remorqueur ». Si l’on insérait les mots appropriés dans l’article tel qu’il est maintenant modifié, il serait ainsi libellé : « Les propriétaires d’un remorqueur ne sont pas, lorsque les dommages résultent de l’acte ou de l’omission d’une personne se trouvant à son bord, responsables de ces dommages » au-delà d’un montant calculé en fonction de la jauge du remorqueur. Ainsi formulé, l’article semble clairement viser le cas où les personnes à bord du remorqueur sont négligentes alors que celles se trouvant à bord du bâtiment remorqué ne le sont pas. Il en ressort que les propriétaires d’un remorqueur peuvent limiter leur responsabilité suivant la jauge de leur navire.

[…]

Même si l’on admet, aux fins de la discussion, que la cause de la collision doit être imputée à la façon dont le capitaine Kelch a dirigé non seulement l’Ohio, mais aussi les autres navires de la flottille qui n’appartenaient pas à Great Lakes, l’argument des intimés échoue néanmoins devant les termes clairs du sous-al. 647(2)d)(ii). Aux termes de cette disposition, Great Lakes, en qualité de propriétaire de l’Ohio, peut limiter sa responsabilité à l’égard des avaries causées à un autre navire par « quelque autre acte ou omission de la part d’une personne à bord [de ce] navire ». Par conséquent, Great Lakes peut limiter sa responsabilité étant donné que la cause de la collision consistait en des actes ou en des omissions du capitaine Kelch à bord de l’Ohio.

Interpréter ainsi le par. 647(2) de manière à limiter la responsabilité de l’appelante est conforme non seulement aux termes clairs de la Loi, mais aussi à l’objet qui sous-tend ce paragraphe, qui est de dissiper la menace que la responsabilité illimitée représente pour un propriétaire de navire. Il y a lieu à ce propos de se rappeler le rôle de la responsabilité limitée des propriétaires de navires dans la création des entreprises modernes de transport maritime et pour ce qui est de faciliter l’obtention d’assurances : […] Comme on l’a souvent fait remarquer, ces dispositions en matière de limitation de responsabilité tirent leur origine de la volonté de favoriser le commerce et les échanges internationaux en accordant aux propriétaires de navires une protection contre toutes les conséquences, pouvant aller jusqu’à une responsabilité pécuniaire ruineuse, d’actes de navigation sur lesquels ils n’ont personnellement aucun contrôle.

Un certain nombre de commentateurs se sont certes interrogés sur la nécessité de maintenir la responsabilité limitée en notre ère de personnes morales et de marchés d’assurances établis : […] Toutefois, la question de savoir si ce régime tient compte des réalités modernes en est une de principe qui doit être tranchée par le Parlement et non pas par les tribunaux, dont la tâche consiste à interpréter l’intention du Parlement et à la mettre à exécution. Je tiens pour pertinente à cet égard l’observation suivante de lord Denning dans l’arrêt The Bramley Moore, précité, à la p. 437 :

[traduction] Le principe sous-tendant la limitation de la responsabilité est que l’auteur de la faute devrait être tenu responsable suivant au plus la valeur de son navire. Un petit remorqueur a une valeur moindre et devrait ainsi encourir un degré moindre de responsabilité, même s’il prend en remorque un gros navire de ligne et cause d’importants dommages. Je conviens que cette règle n’est pas particulièrement juste, mais la limitation de responsabilité n’est pas une question de justice. C’est une règle dictée par l’intérêt public qui puise son origine dans l’histoire et qui se justifie par son utilité. [Citations et certaines parties du texte omises.]

[20]      Le juge Iacobucci est ensuite passé à la question du fondement du calcul de la limite, c’est-à-dire, en l’occurrence, le remorqueur seul ou le remorqueur et le bâtiment qu’il remorquait. Voici les propos qu’il a tenus, à la page 536 :

Quand, cependant, la question de la responsabilité limitée a de nouveau été soumise à la Cour d’appel d’Angleterre dans l’affaire The Bramley Moore, précitée, lord Denning s’est ouvertement interrogé sur l’importance d’avoir un propriétaire commun pour déterminer le degré de responsabilité d’un propriétaire de navire. Selon lui, lorsque les personnes à bord d’un remorqueur font preuve de négligence, et non celles à bord du bâtiment remorqué, la cause de l’avarie est la mauvaise navigation du remorqueur et non du bâtiment qu’il tire. C’est le remorqueur qui est à l’origine de tout le problème. À cet égard, lord Denning a mis en doute la décision rendue dans l’affaire The Ran, […] Il ne voyait pas la pertinence du propriétaire commun et a conclu qu’il n’existait [traduction] « aucune justification logique » de cette exception particulière qui permet d’évaluer la responsabilité en fonction de la jauge totale du remorqueur et du bâtiment remorqué lorsqu’ils ont un propriétaire commun. À son avis, ce n’est que dans le cas où il y a négligence de la part des personnes à bord du remorqueur et du bâtiment remorqué et où l’avarie résulte de la négligence commune des deux bateaux qu’il convient de fonder sur la jauge totale du remorqueur et du bâtiment remorqué la responsabilité du propriétaire commun de ces deux bateaux : voir The Harlow, […] Il importe de souligner que les observations de lord Denning concernant le propriétaire commun étaient purement incidentes puisque le remorqueur et le bâtiment remorqué dont il était alors question n’appartenaient pas au même propriétaire. [Citations omises.]

[21]      Il a ajouté, aux pages 537 et 538 :

Compte tenu des décisions The Bramley Moore […] et The Sir Joseph Rawlinson, on doit maintenant tenir pour établi en jurisprudence anglaise qu’il est sans importance, aux fins de l’application des dispositions de la Loi relatives à la limitation de responsabilité, que le remorqueur et le bâtiment remorqué appartiennent au même propriétaire : […] Indépendamment de la propriété, la responsabilité est limitée en fonction du navire qui est jugé négligent.

Quoique la jurisprudence anglaise ait expressément mis en doute la justesse d’une conclusion à la responsabilité du propriétaire d’un remorqueur et d’un bâtiment remorqué, fondée sur la jauge totale des deux bateaux, notre Cour, quand elle s’est trouvée de nouveau saisie de cette question dans l’affaire Kathy K […] a évalué, en fonction de la jauge des deux bateaux, la responsabilité du propriétaire commun d’un remorqueur et d’un bâtiment remorqué à l’égard de la navigation négligente du remorqueur. Sans préciser davantage, notre Cour a simplement dit convenir avec le juge de première instance que la responsabilité devait être fondée sur la jauge totale de la masse fautive (c.-à-d. le remorqueur et le bâtiment remorqué). [Citations omises.]

[22]      Ainsi, le juge Iacobucci semble avoir confirmé, du moins implicitement, que le « principe de la flottille » ou la théorie de la « masse fautive » demeuraient valides en droit canadien, lorsque les bateaux appartiennent au même propriétaire, malgré le doute soulevé à leur égard par la jurisprudence anglaise. Il a conclu, aux pages 540 et 541 :

Les opinions des tribunaux canadiens et des tribunaux anglais diffèrent manifestement quant à l’interprétation de ce qui est essentiellement la même disposition législative. Les intimés cherchent à faire appliquer à la présente affaire le principe de la masse fautive formulé dans le contexte des affaires mettant en cause des remorqueurs et des bâtiments remorqués. Toutefois, comme j’estime que le principe existant de la masse fautive permet également de rejeter l’argument des intimés, je ne crois pas qu’il soit nécessaire ou approprié aux fins du présent pourvoi de régler cette divergence d’opinions entre les tribunaux canadiens et anglais.

Il importe de souligner que la jurisprudence sur cette question n’est jamais allée jusqu’à exiger que tous les navires d’une flottille qui appartiennent au propriétaire visé entrent en ligne de compte pour déterminer l’étendue de la responsabilité de ce propriétaire de navire : […] Le paragraphe 647(2) vise à limiter la responsabilité à l’égard d’erreurs de navigation uniquement en fonction de la jauge des navires qui auraient causé l’avarie. Outre le navire responsable de la navigation générale d’une flottille, seuls les navires du même propriétaire qui ont matériellement causé ou contribué à causer l’avarie peuvent entrer en ligne de compte pour limiter la responsabilité : […] Le South Carolina, je le répète, a été dégagé de toute faute en l’espèce. Seuls l’Ohio et le Widener ont été jugés négligents. Par ailleurs, il ne ressort pas des constatations des juridictions inférieures que le South Carolina a contribué de quelque manière à la collision, si ce n’est en suivant les directives du capitaine Kelch relatives à l’endroit du virage et à sa vitesse de navigation. En d’autres termes, le South Carolina n’a d’aucune manière contribué matériellement à la collision. Les avaries causées au Widener et au Rhône se seraient produites indépendamment du rôle joué par le South Carolina. Compte tenu de ces faits, le South Carolina ne saurait être considéré comme un navire « coupable » ni comme faisant partie de la « masse fautive ».

À mon avis, ce serait sortir les principes de la causalité du cadre qui leur est propre que de déclarer partie de la « masse fautive » un navire qui n’a pas matériellement causé les avaries en question et qui n’était pas responsable de la navigation du navire qui les a effectivement causées matériellement. Bien qu’il puisse paraître injuste de limiter à un seul navire la responsabilité d’un propriétaire de navire qui en possède un deuxième susceptible de servir au dédommagement de la perte du demandeur, il faut se rappeler, comme l’a souligné le lord Denning dans l’arrêt The Bramley Moore […] que la raison d’être de la limitation de responsabilité repose sur des préoccupations d’ordre public et non pas nécessairement sur des considérations de justice. Comme je l’ai déjà dit, ces dispositions en matière de limitation de responsabilité visent généralement à favoriser les échanges et le commerce maritime internationaux en accordant aux propriétaires de navires la protection de la responsabilité limitée. Selon moi, il serait contraire à l’objet de ces dispositions en matière de limitation de responsabilité si l’on tenait compte, pour limiter la responsabilité, d’un remorqueur d’appoint qui n’a lui-même commis aucune faute ni rien fait d’autre pour causer matériellement l’avarie en question. J’estime en conséquence que la responsabilité doit se limiter à la jauge de l’Ohio. [Citations omises.]

[23]      Par conséquent, je conclus qu’au moment où la Cour suprême du Canada a rendu sa décision dans l’affaire Le Rhône, le principe de la flottille ou le concept de la « masse fautive » existaient toujours et se portaient bien au Canada, malgré la possibilité qu’ils ne correspondent plus à l’état du droit en Angleterre, mais ils ne s’appliquaient qu’en présence d’un « propriétaire commun » des bâtiments formant la « masse fautive », ainsi que d’une « cause commune » et ce, entièrement, pour des préoccupations d’ordre public et non pas nécessairement pour des considérations de justice.

[24]      Voici les dispositions pertinentes de la Loi examinées par la Cour suprême pour trancher l’affaire Le Rhône et citées dans ses motifs [S.R.C. 1970, ch. S-9] :

647… .

(2) Le propriétaire d’un navire, immatriculé ou non au Canada, n’est pas, lorsque l’un quelconque des événements suivants se produit sans qu’il y ait faute ou complicité réelle de sa part, savoir :

[…]

d) avarie ou perte de biens, autres que ceux qui sont mentionnés à l’alinéa b), ou violation de tout droit

(i) par l’acte ou l’omission de toute personne, qu’elle soit ou non à bord du navire, dans la navigation ou la conduite du navire, le chargement, le transport ou le déchargement de sa cargaison, ou l’embarquement, le transport ou le débarquement de ses passagers, ou

(ii) par quelque autre acte ou omission de la part d’une personne à bord du navire;

responsable des dommages-intérêts au-delà des montants suivants, savoir :

[…]

f) à l’égard de toute avarie ou perte de biens ou de toute violation des droits dont fait mention l’alinéa d), un montant global équivalent à 1,000 francs-or pour chaque tonneau de jauge du navire.

[…]

649. (1) Les articles 647 et 648 s’étendent et s’appliquent

[…]

[…] à toute personne agissant en qualité de capitaine ou à tout membre de l’équipage d’un navire et à tout employé du propriétaire ou de toute personne dont font mention les alinéas a) à c) lorsque l’un quelconque des événements mentionnés aux alinéas 647(2)a) à d) se produit, qu’il y ait ou non faute ou complicité réelle de leur part.

(2) Les limites que l’article 647 impose aux obligations de toutes les personnes dont la responsabilité est restreinte par l’article 647 et le paragraphe (1) du présent article, qui découlent d’une occasion distincte où est survenue l’un ou l’autre des événements mentionnés aux alinéas 647(2)a) à d), s’appliquent à l’ensemble desdites obligations encourues à cette occasion.

[25]      Dans ses motifs, le juge Iacobucci souligne qu’au moment où il a rédigé son opinion, les dispositions qui précèdent étaient reprises dans le chapitre S-9 des Lois révisées du Canada (1985), dont elles constituaient la disposition introductive du paragraphe 575(1) et les alinéas d) et f) de ce paragraphe, ainsi que l’article 577. Voici le texte intégral du paragraphe 577(1) de la Loi, tel qu’il figure dans le chapitre S-9 des Lois révisées du Canada (1985) :

577. (1) Les articles 575 et 576 s’appliquent :

a) à l’affréteur d’un navire;

b) à toute personne ayant un intérêt dans un navire ou la possession d’un navire, à compter du lancement de ce navire et y compris ce lancement;

c) au gérant ou à l’exploitant d’un navire ou tout agent d’un navire tenu responsable par la loi de dommages causés par le navire,

lorsque l’un quelconque des événements mentionnés aux alinéas 575(1)a) à d) se produit sans qu’il y ait faute ou complicité réelle de leur part, ainsi qu’à toute personne agissant en qualité de capitaine ou à tout membre de l’équipage d’un navire et à tout employé du propriétaire ou de toute personne dont font mention les alinéas a) à c) lorsque l’un quelconque des événements mentionnés aux alinéas 575(1)a) à d) se produit, qu’il y ait ou non faute ou complicité réelle de leur part. [Non souligné dans l’original.]

[26]      Après le prononcé de l’arrêt Le Rhône par la Cour suprême du Canada, le chapitre 6 des Lois du Canada 1998, sanctionné le 12 mai 1998, a abrogé et remplacé le titre précédant l’article 574, ainsi que les articles 574 à 584 de la Loi. Les nouvelles dispositions pertinentes à l’issue de la présente instance sont les suivantes :

Limitation de responsabilité en

matière de créances maritimes

574. Les définitions qui suivent s’appliquent au présent article et aux articles 575 à 583.

« Convention » La Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité en matière de créances maritimes conclue à Londres le 19 novembre 1976, dans sa version modifiée par le Protocole, dont les articles 1 à 15 figurent à la partie I de l’annexe VI et l’article 18 figure à la partie II de cette annexe.

« Protocole » Le Protocole de 1996 modifiant la Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité en matière de créances maritimes signé à Londres le 2 mai 1996, dont les articles 8 et 9 figurent à la partie II de l’annexe VI.

575. (1) Les articles 1 à 6 et 8 à 15 de la Convention ont force de loi au Canada.

[…]

(3) Les articles 576 à 583 l’emportent sur les dispositions incompatibles des articles 1 à 15 de la Convention.

576. […]

(3) Les définitions qui suivent s’appliquent au présent article et aux articles 577 à 583 ainsi qu’à l’annexe VI.

[…]

« propriétaire de navire » S’entend du propriétaire, de l’affréteur, de l’armateur ou de l’armateur-gérant d’un navirequ’il soit destiné ou non à la navigation maritime, y compris toute autre personne ayant un intérêt dans le navire ou la possession du navire à compter du lancement de celui-ci et y compris ce lancement.

577. (1) La limite de responsabilité du propriétaire d’un navire jaugeant moins de 300 tonneaux à l’égard de créancesautres que celles mentionnées à l’article 578nées d’un même événement est fixée à :

a) un million de dollars pour les créances pour mort ou lésions corporelles;

b) cinq cent mille dollars pour les autres créances.

(2) Pour l’application du paragraphe (1), la jauge du navire est la jauge brute calculée conformément aux règles de jaugeage prévues à l’annexe I de la Convention internationale de 1969 sur le jaugeage des navires, signée à Londres le 23 juin 1969, y compris les modifications dont les annexes ou l’appendice de cette convention peuvent faire l’objet, indépendamment du moment où elles sont apportées. [Non souligné dans l’original.]

[27]      La Convention est devenue l’annexe VI de la Loi par application de l’article 26 des Lois du Canada 1998, chapitre 6, (les modifications de 1998).

[28]      Compte tenu des modifications de 1998, l’avocat de l’intimée/défenderesse CP a fait valoir que la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Le Rhône ne s’appliquait plus et que, eu égard aux faits de l’espèce, dont le fait que le Sheena M et le Rivtow 901 n’appartiennent pas au même propriétaire, la Cour devait additionner les jauges du Sheena M et du Rivtow 901 pour fixer le montant du fonds de limitation des requérants/demandeurs. L’avocat de CP a invoqué deux moyens à l’appui de ce résultat : premièrement, il respecterait le « principe de la flottille », approuvé au moins implicitement par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Le Rhône, car la requérante/demanderesse était, à toutes les époques pertinentes, « propriétaire » à la fois du Sheena M et du Rivtow 901, par application de la définition du terme « propriétaire de navire » énoncée dans le paragraphe 576(3) de la Loi; deuxièmement, la loi, dans sa version modifiée, crée un nouveau « principe de la flottille » canadien, en application duquel la « négligence causale » et l’existence d’un « propriétaire commun » ne constituent plus des facteurs pertinents.

[29]      L’avocat des requérants/demandeurs a soutenu que je devais rejeter les prétentions de l’avocat de CP relativement à ces deux moyens compte tenu de l’intention qui sous-tend tant la Convention que les modifications de 1998.

a)         Les faits de l’espèce satisfont-ils au « principe de la flottille » canadien traditionnel?

[30]      Dans l’ouvrage intitulé Limitation of Liability for Maritime Claims[6], les auteurs écrivent, sous le titre « Introduction », à la page 3 :

[traduction] La Conférence internationale sur la limitation de la responsabilité en matière de créances maritimes a eu lieu à Londres du 1er au 19 novembre 1976 sous les auspices de l’Organisation maritime internationale (OMI). Les participants à la conférence ont accepté dans l’ensemble que les règles régissant la limitation de la responsabilité en matière de créances maritimes inscrites dans les Conventions sur la limitation de la responsabilité de 1924 et de 1957 devaient être actualisées. On a reconnu, lors de la Conférence, que les limites incluses dans la Convention de 1957 devaient être haussées et que les nouvelles limites devaient être assorties d’un mécanisme qui remédierait aux problèmes d’inflation. On a aussi convenu qu’il fallait réviser les circonstances entraînant la perte du droit à la limitation.

On a reconnu que le régime antérieur de limitation avait donné lieu à de trop nombreux litiges, ce que l’on voulait éviter à l’avenir. On s’entendait pour dire qu’il fallait établir un équilibre entre, d’une part, le désir de veiller à ce qu’un créancier qui a gain de cause soit indemnisé convenablement pour les pertes et préjudices qu’il a subis et, d’autre part, la nécessité de permettre aux propriétaires de navires, pour des motifs d’ordre public, de limiter leur responsabilité à un montant qui puisse être couvert sans problème par une assurance, moyennant une prime raisonnable.

La solution retenue, en bout de ligne, pour concilier les exigences du créancier et du défendeur consiste à a) établir un fonds de limitation correspondant au montant maximal de l’assurance que le propriétaire d’un navire peut obtenir à un coût raisonnable et à b) créer un droit à la limitation de la responsabilité pratiquement impossible à écarter.

Le texte de la Convention de 1976 arrêté par la Conférence constitue donc un compromis. En échange de l’établissement d’un fonds de limitation beaucoup plus élevé, les créanciers devraient accepter que la possibilité d’écarter le droit à la limitation de la responsabilité soit extrêmement limitée. Sous le régime de la Convention de 1976, la perte du droit à la limitation de la responsabilité ne survient que si le créancier peut prouver la faute intentionnelle ou la témérité de la personne qui veut limiter sa responsabilité. [Citation omise.]

[31]      Le paragraphe 2 de l’article premier de la Convention définit l’expression « propriétaire de navire » dans des termes plus étroits que ceux employés au paragraphe 576(3) de la Loi, tel qu’il a été édicté par les modifications de 1998. La raison de l’élargissement de la définition de l’expression « propriétaire de navire » dans les modifications de 1998 a été expliquée comme suit à la page 23 du document de Transport Canada intitulé La limitation de responsabilité en matière de créances Maritimes : document de travail[7] :

60. Il a déjà été noté que le champ d’application de la Convention de 1957 avait été élargi pour en rendre les règles applicables non seulement aux propriétaires des navires, mais également aux affréteurs, aux « gérants » ou aux exploitants de navires, et « à toute personne ayant un intérêt dans un navire ou la possession d’un navire ». L’article 1(2) de la Convention de 1976 a également un champ d’application élargi, mais les « personnes ayant … la possession d’un navire » n’y ont pas été incluses. Il est proposé, par conséquent, de modifier l’article 1(2), pour y inclure celles-ci, de façon à conserver le champ d’application actuel de la LMMC. [Non souligné dans l’original.]

[32]      Le 2 décembre 1997, l’honorable David Collenette, alors ministre des Transports, a comparu devant le Comité sénatorial permanent des transports et des communications et a affirmé ce qui suit[8] [à la page 3 :10] :

Le projet de loi S-4 modifie également quelques dispositions de la convention afin de mieux l’adapter aux exigences canadiennes, particulièrement en ce qui a trait à l’application à tous les navires ainsi que l’application à toute personne qui a la possession du navire. Le but de ces modifications, qui ont été intégrées à la définition de propriétaire de navire, est d’assurer que le nouveau régime continuera de s’appliquer à tous les navires, qu’ils soient destinés ou non à la navigation au long cours, ainsi qu’aux personnes ayant la possession du navire, par exemple un réparateur de navire. [Non souligné dans l’original.]

En s’appuyant sur ce qui précède, l’avocat des requérants/demandeurs a soutenu que je ne devais pas interpréter trop largement la définition de l’expression « propriétaire de navire » édictée par les modifications de 1998 et, plus précisément, que je ne devais pas y déceler une intention d’étendre l’application du « principe de la flottille » au Canada.

[33]      Je suis convaincu d’être autorisé à utiliser les déclarations qui précèdent comme outils d’interprétation, mais elles ne me lient pas quant à l’intention du législateur[9].

[34]      À l’opposé, l’avocat de CP a fait valoir que la nouvelle définition de l’expression « propriétaire de navire », qui s’étend à « l’armateur », à « l’armateur-gérant » et à toute « personne ayant […] la possession d’un navire », doit s’interpréter comme dénotant l’intention du législateur d’élargir l’ensemble des personnes considérées comme des « propriétaires de navire » aux fins de combiner les jauges en application du « principe de la flottille » canadien traditionnel. L’avocat soutient que je dois retenir le « sens évident » des mots utilisés par le législateur dans la nouvelle définition de l’expression « propriétaire de navire ».

[35]      À prime abord, l’argument de l’avocat de l’intimée/défenderesse CP quant à l’incidence de la nouvelle définition de l’expression « propriétaire de navire » paraît attrayante. Cette définition élargit clairement et de façon non équivoque le concept de « propriétaire de navire » au-delà des concepts traditionnels de propriété. Toutefois, je suis convaincu que cette définition ne devrait pas être interprétée en faisant abstraction du fait que, dans le texte antérieur reprenant les dispositions de la Loi concernant la limitation de la responsabilité, c’est-à-dire le texte figurant dans le chapitre S-9 des Lois révisées du Canada (1985), les dispositions substantielles régissant la limitation de responsabilité ont été élargies, non pas au moyen de la définition de l’expression « propriétaire de navire », mais par l’application de l’article 577, non seulement aux propriétaires traditionnels, mais encore aux affréteurs, aux personnes ayant un intérêt dans un navire ou la possession d’un navire, à compter du lancement de ce navire et y compris ce lancement, et au gérant ou à l’exploitant d’un navire. En résumé, je conclus que l’ajout de la définition de l’expression « propriétaire de navire », par les modifications de 1998, ne constituait rien de plus qu’un mécanisme de rédaction qui a raccourci et simplifié les dispositions de la Loi, qu’elle les ait clarifiées ou non, mais sans y apporter de changement substantiel. La loi que je dois appliquer est donc identique, pour l’essentiel, à la loi que la Cour suprême du Canada a appliquée dans l’arrêt Le Rhône.

[36]      Dans l’affaire Le Rhône, la Cour suprême a conclu que les faits n’enclenchaient pas l’application du « principe de la flottille » canadien traditionnel parce que le remorqueur Ohio et le chaland non propulsé Widener n’appartenaient pas au même propriétaire, peu importe qu’ils aient pu être considérés ensemble comme constituant la « masse fautive ». Étant donné ma conclusion que le droit n’a pas subi de changement substantiel depuis l’examen de l’affaire Le Rhône par la Cour suprême du Canada, je m’estime tenu de tirer la même conclusion en l’espèce que dans cette affaire, c’est-à-dire que, selon le « principe de la flottille » canadien traditionnel, la limite de la responsabilité doit être calculée en fonction de la jauge du remorqueur Sheena M seulement et non des jauges combinées du Sheena M et du chaland non propulsé Rivtow 901.

[37]      J’ai tiré cette conclusion sans m’appuyer sur les outils d’interprétation législative susmentionnés découlant des circonstances entourant l’adoption de la Convention et du protocole qui s’y rattache et de leur édiction dans la Loi de 1998. Toutefois, j’ai la conviction que ma conclusion serait compatible, sur le plan substantiel, avec ces outils d’interprétation.

b)         Les modifications de 1998 créent-elles un nouveau « principe de la flottille » canadien, en application duquel la « négligence causale » et l’existence d’un « propriétaire commun » ne constituent plus des facteurs pertinents?

[38]      L’avocat de CP a soutenu essentiellement que lord Denning et le juge Iacobucci reconnaissent que l’actuel « principe de la flottille » ne sert pas entièrement la justice et que le législateur a donné à la Cour, au moyen des modifications législatives de 1998, la possibilité d’abandonner ce principe.

[39]      Par souci de commodité, je répète ci-dessous les propos tenus par lord Denning dans l’affaire The Bramley Moore et cités dans les motifs du juge Iacobucci dans l’affaire Le Rhône, précitée, à la page 532 :

[traduction] Le principe sous-tendant la limitation de la responsabilité est que l’auteur de la faute devrait être tenu responsable suivant au plus la valeur de son navire. Un petit remorqueur a une valeur moindre et devrait ainsi encourir un degré moindre de responsabilité, même s’il prend en remorque un gros navire de ligne et cause d’importants dommages. Je conviens que cette règle n’est pas particulièrement juste, mais la limitation de responsabilité n’est pas une question de justice. C’est une règle dictée par l’intérêt public qui puise son origine dans l’histoire et qui se justifie par son utilité. [Non souligné dans l’original.]

[40]      Le juge Iacobucci partageait apparemment cette préoccupation de lord Denning lorsqu’il a exprimé l’opinion suivante, à la page 541 de l’arrêt Le Rhône, que je reproduis également ci-dessous par souci de commodité :

Comme je l’ai déjà dit, ces dispositions en matière de limitation de responsabilité visent généralement à favoriser les échanges et le commerce maritime internationaux en accordant aux propriétaires de navires la protection de la responsabilité limitée. Selon moi, il serait contraire à l’objet de ces dispositions en matière de limitation de responsabilité si l’on tenait compte, pour limiter la responsabilité, d’un remorqueur d’appoint qui n’a lui-même commis aucune faute ni rien fait d’autre pour causer matériellement l’avarie en question. J’estime en conséquence que la responsabilité doit se limiter à la jauge de l’Ohio.

[41]      On peut supposer que le juge Iacobucci aurait, à l’instar de lord Denning, affirmé la même chose relativement à un chaland non propulsé n’appartenant pas au même propriétaire que le remorqueur en cause, la limite étant alors calculée en fonction du remorqueur seul en raison de l’absence de propriétaire commun.

[42]      L’avocat de CP a fait valoir qu’en adoptant les modifications de 1998, qui ont remplacé le droit à la limitation des dommages-intérêts relatif aux avaries résultant d’actes ou d’omissions dans la navigation ou la conduite d’un navire par un régime en vertu duquel le droit à la limitation s’applique aux avaries « en relation directe » avec l’exploitation du navire d’un propriétaire de navire, le législateur avait invité les tribunaux à repenser le « principe de la flottille » traditionnel et a soutenu que la Cour devait donner suite à cette invitation.

[43]      L’avocat a cité l’ouvrage intitulé The Law of Towage[10], de Davison et Snelson, qui dit :

[traduction] Le fait que l’on ait passé d’un régime restreignant le droit de limiter la responsabilité aux dommages causés par des actes ou des omissions dans la navigation ou dans la conduite du navire à un régime dans lequel le droit de limiter pareille responsabilité existe, et ce, « quel que soit le fondement de la responsabilité » peut avoir influé sur cette question. Le principe énoncé par lord Denning dans la décision The Bramley Moore , à savoir que la limitation est un droit fondé sur l’intérêt public et non sur la justice, est indubitablement valable, mais la décision examinée ci-dessus est fondée sur la notion de négligence causale « dans la navigation ou dans la conduite » d’un navire. Maintenant que la partie qui veut limiter sa responsabilité doit uniquement démontrer que la responsabilité est « directement liée à l’exploitation du navire » (Art. 2(1)a)), il est peut-être moins justifié de restreindre le fonds à la jauge du remorqueur seulement. De fait, la Cour d’appel dans l’arrêt The Bramley Moore et le juge Kerr dans la décision The Sir Joseph Rawlinson ont dans un certain sens été contraints à adopter une approche restrictive compte tenu du dilemme résultant du fait que, si l’équipage du remorqueur conduit tant le remorqueur que le bâtiment remorqué et si la négligence causale est une négligence commise dans la navigation des deux bâtiments, il s’ensuit nécessairement qu’en ce qui concerne la navigation du bâtiment remorqué, la responsabilité serait illimitée à moins que le remorqueur et le bâtiment remorqué n’appartiennent au même propriétaire. Le libellé beaucoup plus explicite de la Convention de 1976 fait disparaître ce dilemme. [Non souligné dans l’original.]

Je constate que ces savants auteurs utilisent le verbe pouvoir et l’adverbe « peut-être » relativement à l’effet que pourrait avoir la Convention.

[44]      Dans la citation qui précède, Davison et Snelson se reportent à la décision rendue par le juge Kerr dans l’affaire Sir Joseph Rawlinson, The. Dans cette décision[11], le juge Kerr a écrit ce qui suit, à la page 445 :

[traduction] À mon avis, tous ces arguments sont très convaincants. J’arrive toutefois à la conclusion que, compte tenu de l’arrêt The Bramley Moore, M. Thomas ne peut avoir gain de cause en invoquant ces arguments devant la Cour et probablement (bien que pareille affirmation ne soit pas de mon ressort) devant aucun autre tribunal si ce n’est la Chambre des lords, et ce pour deux motifs.

D’abord il y a le passage de lord Denning, qui a rédigé l’arrêt unanime de la Cour d’appel, traitant de l’effet de la causalité […] Il me semble que, d’après ce passage, la seule négligence causale, qui est celle dont il faut tenir compte, doit dans des cas comme celui qui nous occupe être considérée comme une négligence dans la navigation du remorqueur et non pas dans la navigation du bâtiment remorqué ni dans la navigation des deux. Par conséquent, bien qu’il paraisse encore être exact de dire qu’une personne qui fait preuve de négligence dans la navigation d’un remorqueur qui tire quelque chose peut faire preuve de négligence dans la navigation à la fois du remorqueur et du bâtiment remorqué, surtout lorsque les avaries sont causées en totalité ou, comme c’est le cas en l’espèce, en partie par le bâtiment remorqué, il me semble découler de l’arrêt de la Cour d’appel que la négligence causale doit dans ce genre de cas être considérée comme une négligence dans la navigation du remorqueur seulement. J’estime en outre que si c’est bien ainsi qu’il faut interpréter la disposition législative antérieure à 1958, alors on ne saurait affirmer que la Loi de 1958 y a changé quoi que ce soit.

Le deuxième motif pour lequel il me semble que M. Thomas ne peut avoir gain de cause en faisant valoir son argument devant la Cour, compte tenu de l’arrêt The Bramley Moore, et qui est très important, tient au fait que, si lord Denning avait été d’avis que l’équipage du navire The Bramley Moore conduisait à la fois le remorqueur et le chaland remorqué et que la négligence causale résidait dans la navigation négligente des deux bateaux, il en aurait nécessairement découlé que les propriétaires du remorqueur n’auraient pas pu limiter leur responsabilité du tout. La responsabilité relative à la navigation négligente du chaland remorqué aurait été ainsi illimitée. C’était en fait le dilemme posé par l’argument soumis à la Cour d’appel et qu’elle a résolu. Cet élément ne faisait certainement pas partie de la ratio de l’arrêt The Bramley Moore; il était l’essence même de la ratio de la décision de la Cour d’appel. [Non souligné dans l’original.]

[45]      Selon moi, il serait possible d’affirmer, comme le juge Kerr l’a affirmé dans l’affaire dont il était saisi, que les arguments de l’avocat de CP sont très convaincants, pour différentes raisons; toutefois, j’arrive à la conclusion que, compte tenu de l’arrêt Le Rhône de la Cour suprême du Canada et de l’absence d’intention claire qui ressortirait manifestement des modifications législatives de 1998 ou d’un énoncé de politique clair précisant que ces modifications ont été édictées avec l’intention de modifier fondamentalement le « principe de la flottille » tel qu’il s’appliquait au Canada, l’avocat de CP ne peut avoir gain de cause en invoquant ce moyen devant la Cour et probablement, comme l’a dit le juge Kerr, « (bien que pareille affirmation ne soit pas de mon ressort) » devant aucun autre tribunal si ce n’est la Cour suprême du Canada.

[46]      Je partage l’opinion exprimée par le juge Kerr dans la citation qui suit :

[traduction] J’estime en outre que si c’est bien ainsi qu’il faut interpréter la disposition législative antérieure à 1958, alors on ne saurait affirmer que la Loi de 1958 y a changé quoi que ce soit.

Il faut tirer exactement la même conclusion concernant les modifications législatives de 1998. Je conclus que toute intention de la part du législateur de modifier le « principe de la flottille » canadien existant ne ressort absolument pas clairement des termes arrêtés par le législateur. De plus, dans la mesure où je peux tenir compte des énoncés de politique formulés au sujet de l’intention relative à la Convention et aux modifications de 1998, ces énoncés semblent contredire pareille intention quant aux principes.

[47]      L’avocat de CP a fait valoir que je devrais faire preuve de plus d’audace parce que les modifications apportées à la Loi, qui ont culminé avec les modifications de 1998, ont fait évoluer le droit de telle façon que les dispositions régissant la limitation de la responsabilité ne reflètent plus la politique sous-jacente initiale consistant à restreindre la responsabilité du propriétaire de navire aux seuls biens dont il est propriétaire, mais plutôt, dans le cas d’un remorqueur et du bâtiment qu’il remorque, une politique qui consiste à déterminer la responsabilité du propriétaire du remorqueur en fonction de la tendance des navires qu’il exploite directement, en l’occurrence, le remorqueur et le chaland non propulsé, à causer un dommage. L’avocat a aussi soutenu que, si le législateur avait édicté les modifications de 1998 dans l’intention de maintenir la politique traditionnelle consistant à limiter la responsabilité uniquement aux navires qui sont des « biens » du propriétaire de navire, on s’attendrait à ce que la notion de « propriétaire de navire » soit restreinte à la propriété enregistrée, et que le droit à la limitation de la responsabilité soit restreint au propriétaire enregistré.

[48]      Une fois encore, je crois devoir rejeter ces arguments. Comme je l’ai déjà expliqué, le concept de la responsabilité fondé sur une définition plutôt large de l’expression « propriétaire de navire » n’a pas été introduit par les modifications de 1998. Le seul changement à cet égard apporté par les modifications législatives de 1998 consistait, à ce que je crois fermement, en un changement sur le plan de la rédaction et non des principes.

[49]      En m’appuyant sur l’analyse qui précède, je conclus que l’argument présenté au nom de CP selon lequel je devrais interpréter les modifications législatives de 1998 comme créant un nouveau « principe de la flottille » canadien doit aussi être rejeté et que la question de savoir si les modifications législatives de 1998 reflètent un nouveau « principe de la flottille » canadien doit, à tout le moins au niveau de notre Cour, recevoir une réponse négative.

CONCLUSION

[50]      Compte tenu de l’analyse qui précède, la demande de jugement sommaire sera accueillie et les trois premières réparations sollicitées par les requérants/demandeurs, citées au paragraphe 7 des présents motifs, seront accordées. Un jugement sera prononcé en conséquence.

LES DÉPENS

[51]      À la fin de l’audition des aspects substantiels de la requête, les avocats présents ont convenu, notamment en tenant compte de l’absence de l’avocat de la défenderesse Rivtow Marine Ltd. et de l’incertitude quant à l’issue définitive de l’instance, car j’ai précisé que je mettrais l’affaire en délibéré, qu’il était approprié de reporter à un autre moment la présentation d’observations sur les dépens. Le jugement et les motifs seront signés et remis aux avocats, après quoi la Cour communiquera avec les avocats afin d’organiser une brève téléconférence pour débattre de la meilleure façon d’adjuger les dépens. À titre indicatif, et compte tenu de l’issue de l’instance, la Cour estime, sous réserve des prétentions que les avocats pourraient faire valoir à l’occasion d’une téléconférence, que les dépens peuvent raisonnablement être adjugés sur la base de prétentions écrites produites dans un délai relativement court. Peu importe la façon dont les dépens seront adjugés, une fois cette question tranchée, la Cour prononcera un jugement supplémentaire, si cette mesure s’avère nécessaire.



[1]  L.R.C. (1985), ch. S-9, modifiée [art. 577(1)b) (mod. par L.C. 1998, ch. 6, art. 2].

[2]  DORS/98-106.

[3]  Voir : Granville Shipping Co. c. Pegasus Lines Ltd., [1996] 2 C.F. 853 (1re inst.).

[4]  [1993] 1 R.C.S. 497.

[5]  [1963] 2 Lloyd’s Rep. 429.

[6]  Patrick Griggs et Richard Williams, Limitation of Liability for Maritime Claims, 3e éd. (Londres : LLP, 1998).

[7]  Transports Canada, Politiques et programmes marines. La limitation de responsabilité en matière de créances Maritimes : document de travail, Mars 1993.

[8]  Délibérations du Comité sénatorial permanent des transports et des communications, 1re sess., 36e lég., 2 décembre 1997.

[9]  Voir Canada (Procureur général) c. Mossop, [1991] 1 C.F. 18 (C.A.), à la p. 36; conf. par [1993] 1 R.C.S. 554.

[10]  London : Lloyd’s of London Press, 1990, à la p. 87.

[11]  [1972] 2 Lloyd’s Rep. 437 (Q.B.).

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