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[2001] 1 C.F. 156

T-2682-87

Sinclair M. Stevens (demandeur)

c.

Le procureur général du Canada (défendeur)

Répertorié : Stevens c. Canada (Procureur général) (1re inst.)

Section de première instance, protonotaire Lafrenière —Toronto, 29 mai et 8 août 2000.

Pratique — Communication de documents et interrogatoire préalable — Interrogatoire préalable — Requête en vue d’obtenir l’autorisation d’interroger le commissaire, nommé en vertu de la Loi sur les enquêtes, conformément à la règle 238 — Action dans laquelle le commissaire et le procureur général sont désignés comme parties défenderesses — La C.A.F. a ordonné que le commissaire soit radié à titre de partie défenderesse — Si l’autorisation était accordée conformément à la règle 238, cela n’occasionnerait pas de retard ou des inconvénients déraisonnables ni ne causerait un préjudice aux parties ou au commissaire — L’interrogatoire préalable restreint que propose le demandeur n’aurait pas pour effet de prolonger indûment l’instance — Le demandeur n’a pas épuisé tous les moyens raisonnables en vue d’obtenir les renseignements nécessaires d’autres sources — Aucun élément de preuve ne tend à montrer que le demandeur a communiqué de façon informelle avec d’autres personnes qui étaient présentes lors des discussions au sujet du rôle de l’avocat de la Commission au cours de la phase de rédaction du rapport — La seule question qui satisfait aux exigences énoncées dans la règle 238(3) se rapporte au rôle de l’avocat de la Commission à la suite des audiences publiques tenues, étant donné que le demandeur ne peut pas obtenir ces renseignements d’autres sources — L’interrogatoire préalable est refusé compte tenu du secret du délibéré.

Pratique — Communications privilégiées — Le commissaire, nommé en vertu de la Loi sur les enquêtes, s’oppose à l’interrogatoire préalable portant sur le rôle de l’avocat de la Commission et sur d’autres questions en se fondant sur le secret professionnel de l’avocat — Le secret professionnel protège les communications entre un avocat et son client, mais non les faits contenus dans la communication ou les actes qu’un avocat accomplit pour le compte de son client — L’objection est retenue uniquement dans la mesure où elle s’applique aux communications, non aux activités de l’avocat de la Commission.

Enquêtes — Le commissaire nommé en vertu de la Loi sur les enquêtes était chargé d’enquêter sur une allégation de conflit d’intérêts — Le commissaire et le procureur général ont été poursuivis pour diffamation relativement au rapport d’enquête — Le commissaire a été radié à titre de partie — Il s’est opposé à la requête relative à l’interrogatoire préalable en se fondant sur le secret du délibéré — Le demandeur allègue que le commissaire a omis de respecter les principes de justice naturelle — Les faits allégués ne satisfont pas à l’exigence préliminaire très rigoureuse permettant de lever le secret du délibéré et ne soulèvent aucune question sérieuse de déni de justice naturelle — L’hypothèse du demandeur selon laquelle l’avocat de la Commission a peut-être participé à la rédaction du rapport de la Commission ne constitue pas une raison sérieuse permettant de lever le secret du délibéré.

Juges et tribunaux — Le juge en chef de la Cour suprême de l’Ontario, Division de la Haute Cour, a été nommé commissaire en vue d’enquêter sur une allégation de conflit d’intérêts — Le commissaire et le procureur général ont été poursuivis pour diffamation relativement au rapport d’enquête — Le commissaire a été radié à titre de partie défenderesse — Il s’est opposé à la requête déposée en vue de procéder à son interrogatoire préalable en se fondant sur l’indépendance judiciaire et le secret du délibéré — Les tribunaux quasi judiciaires tels que les commissions d’enquête ne bénéficient pas du haut degré d’immunité dont jouissent les juges pour ce qui est d’être contraints à témoigner — Il faut qu’il y ait des raisons sérieuses de croire que les règles de justice naturelle n’ont pas été suivies pour qu’il soit possible de lever le secret du délibéré — Le commissaire ne peut être contraint à témoigner car il ne s’agit pas d’un cas exceptionnel justifiant l’intervention de la Cour.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A-1.

Loi sur les enquêtes, L.R.C. (1985), ch. I-11.

Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, règles 238, 271.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Smith c. Jones, [1999] 1 R.C.S. 455; (1999), 169 D.L.R. (4th) 385; [1999] 8 W.W.R. 364; 120 B.C.A.C. 161; 62 B.C.L.R. (3d) 209; 132 C.C.C. (3d) 225; 22 C.R. (5th) 203; 236 N.R. 201; In the Matter of an Application under section 441.1(3)(c) of the Criminal Code, CC881107, le juge Hollinrake, jugement en date du 21-2-90 (C.S. C.-B.), inédit; MacKeigan c. Hickman, [1989] 2 R.C.S. 796; (1989), 94 N.S.R. (2d) 1; 61 D.L.R. (4th) 688; 41 Admin. L.R. 236; 50 C.C.C. (3d) 449; 72 C.R. (3d) 129; 100 N.R. 81; Tremblay c. Québec (Commission des affaires sociales), [1992] 1 R.C.S. 952; (1992), 90 D.L.R. (4th) 609; 3 Admin. L.R. (2d) 173; 136 N.R. 5; 147 Q.A.C. 169; Glengarry Memorial Hospital v. Ontario (Pay Equity Hearings Tribunal) (1993), 99 D.L.R. (4th) 682; 9 Admin. L.R. (2d) 61; 60 O.A.C. 161 (C. div. Ont.); Canada (Procureur général) c. Canada (Commissaire de l’enquête sur l’approvisionnement en sang au Canada), [1996] 2 C.F. 668; (1996), 133 D.L.R. (4th) 565; 37 Admin. L.R. (2d) 241; 109 F.T.R. 96 (1re inst.).

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Stevens c. Canada (Commissaire, Commission d’enquête), [1998] 4 C.F. 125 (1998), 228 N.R. 133 (C.A.); Edwards v. Canada (Attorney General) (1999), 46 O.R. (3d) 447; 182 D.L.R. (4th) 736 (C.S.).

DOCTRINE

Canada. Commission d’enquête sur les faits reliés à des allégations de conflit d’intérêts concernant l’honorable Sinclair M. Stevens. Rapport. Ottawa : Ministre des Approvisionnements et Services Canada, 1987 (Commissaire : William D. Parker).

REQUÊTE déposée par le demandeur en vue d’obtenir l’autorisation de procéder à l’interrogatoire préalable de l’honorable W. D. Parker conformément à la règle 238 des Règles de la Cour fédérale (1998). Requête rejetée.

ONT COMPARU :

Peter R. Jervis pour le demandeur.

Richard A. Kramer pour le défendeur.

Eleanore A. Cronk pour le commissaire Parker.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lerner & Associates, Toronto, pour le demandeur.

Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.

Lax O’Sullivan Cronk, Toronto, pour le commissaire Parker.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance et ordonnance rendus par

[1]        Le protonotaire Lafrenière : Il s’agit d’une requête que le demandeur a présentée en vue d’obtenir l’autorisation de procéder à l’interrogatoire préalable de l’honorable W. D. Parker (le commissaire Parker) conformément à la règle 238 des Règles de la Cour fédérale (1998) [DORS/98-106]. De plus ou subsidiairement, le demandeur sollicite, conformément à la règle 271, une ordonnance l’autorisant à interroger le commissaire Parker hors cour en vue de l’instruction.

[2]        Le commissaire Parker s’oppose à la requête pour le motif que l’interrogatoire préalable proposé par le demandeur se rapporte à des questions qui ne peuvent pas être divulguées sans que le secret professionnel de l’avocat et le secret du délibéré soient violés. Il soutient également que le demandeur n’a pas satisfait à toutes les exigences des règles 238 et 271 des Règles de la Cour fédérale (1998). Le procureur général du Canada, à titre de défendeur, s’oppose lui aussi à la réparation sollicitée par le demandeur.

LES FAITS

[3]        Le 15 mai 1986, l’honorable W. D. Parker, qui était alors juge en chef de la Cour suprême de l’Ontario, Division de la Haute Cour, a, par décret, été nommé commissaire en vertu de la partie I de la Loi sur les enquêtes, L.R.C. (1985), ch. I-11; dans le cadre de son mandat, il devait enquêter sur :

a) les faits suivant les allégations de conflit d’intérêts qui ont été faites par différents journaux et médias électroniques, ainsi qu’à la Chambre des communes, relativement à la conduite, aux transactions et aux agissements de l’honorable Sinclair Stevens; et

b) la possibilité que l’honorable Sinclair Stevens se soit trouvé effectivement, ou selon toute apparence, en situation de conflit d’intérêts tel que l’entend le Code pour les titulaires de charges publiques sur les conflits d’intérêts et l’après-mandat et comme l’indique la lettre qu’adressait le Premier ministre à l’intéressé en date du 9 septembre 1985.

[4]        Le commissaire Parker a soumis son rapport d’enquête au gouverneur en conseil le 3 décembre 1987 [Commission d’enquête sur les faits reliés à des allégations de conflit d’intérêts concernant l’honorable Sinclair M. Stevens. Rapport].

[5]        Le 18 décembre 1987, le demandeur a intenté la présente action, dans laquelle il désignait le commissaire Parker et le procureur général du Canada comme parties défenderesses. Le demandeur allègue que le rapport d’enquête lui a causé un préjudice et a terni sa réputation dans la collectivité.

[6]        Au paragraphe 5 de la déclaration, il est allégué que le commissaire Parker [traduction] « a outrepassé sa compétence et omis de respecter les principes de justice naturelle » en menant l’enquête, et en particulier que :

(1)  Le Commissaire a excédé son mandat et sa compétence et il a commis des erreurs de droit :

a)   lorsqu’il a défini ce qui constitue un conflit d’intérêts au sens des lignes directrices applicables aux titulaires de charge publique;

b)   lorsqu’il a traité des présumées violations de fiducies sans droit de regard, en tant que telles, comme s’il s’agissait d’une question sur laquelle il devait enquêter et faire rapport;

c)   lorsqu’il a traité de la confusion des affaires privées et des affaires publiques en tant qu’allégation de conflit d’intérêts.

(2)  La procédure suivie violait les règles d’équité procédurale et la Charte des droits et libertés et en particulier l’article 7 de la Charte en ce sens :

a)   qu’aucun avis suffisant n’a été donné au sujet des questions visées par l’enquête;

b)   que l’article 13 de la Loi sur les enquêtes, S.R.C. 1970, ch. I-13, n’a pas été observé;

c)   subsidiairement, si l’article 13 a été observé, la procédure ainsi autorisée contrevient à l’article 7 de la Charte;

d)   que le rôle assumé par l’avocat de la Commission allait à l’encontre des principes de justice fondamentale et privait le demandeur de son droit à une décision rendue par un tribunal équitable et impartial.

[7]        Dans les demandes de réparation énoncées au paragraphe 7 de la déclaration, le demandeur sollicite un jugement déclaratoire annulant le rapport du commissaire et le déclarant nul et non avenu.

[8]        Au mois de mars 1997, le commissaire Parker a présenté une requête en vue d’être radié à titre de partie défenderesse à l’action. Le demandeur a soutenu qu’il était nécessaire que le commissaire Parker soit désigné à titre de défendeur pour qu’un interrogatoire préalable complet et exhaustif puisse avoir lieu. La requête a été rejetée en première instance, mais la Cour d’appel fédérale a accueilli l’appel le 5 juin 1998 et ordonné que le commissaire Parker soit radié à titre de partie défenderesse. S’exprimant au nom de la Cour, le juge Stone a dit[1] :

Il semblerait que l’intérêt principal de l’intimé à constituer l’appelant Parker partie est d’assurer qu’il puisse être interrogé au préalable en qualité de partie défenderesse. Ainsi, au paragraphe 38 de son mémoire écrit, l’intimé soutient qu’il est nécessaire que l’appelant Parker demeure partie à l’action afin [traduction] « d’être assujetti aux obligations habituelles d’une partie à une action en matière d’interrogatoire préalable » […] Il se peut fort bien que le témoignage de l’appelant Parker sera nécessaire au procès, mais, en soi, ce n’est pas une raison suffisante pour exiger qu’il demeure partie défenderesse.

Il faut également noter que ce n’est plus le cas qu’une personne qui n’est pas partie à une action bénéficie, sous le régime de nos règles de procédure civile, d’une immunité absolue contre l’interrogatoire préalable à l’instance d’une partie à l’action. Les Règles de la Cour fédérale (1998) […] elles-mêmes prévoient l’interrogatoire au préalable d’une personne qui n’est pas partie à une action ainsi que la production de documents par cette personne. Selon la Règle 238, la Cour peut autoriser une partie à procéder à l’interrogatoire préalable d’une personne qui n’est pas partie à l’action, mais « qui pourrait posséder des renseignements sur une question litigieuse soulevée dans l’action », si elle est convaincue à la fois que « la partie n’a pu obtenir ces renseignements de la personne de la façon informelle ou d’une autre source par des moyens raisonnables », qu’« il serait injuste de ne pas permettre à la partie d’interroger la personne avant l’instruction », et que l’interrogatoire « n’occasionnera pas de retards, d’inconvénients ou de frais déraisonnables à la personne ou aux autres parties. » Selon la Règle 233, la Cour peut ordonner qu’un document en la possession d’une personne qui n’est pas partie à une action soit produit « s’il est pertinent et si sa production pourrait être exigée lors de l’instruction ». Il est donc possible, sous le régime de ces deux règles, que l’intimé puisse dans une certaine mesure interroger au préalable l’appelant Parker, même s’il n’est pas partie à l’action.

Au surplus, l’intimé aurait le droit d’assigner l’appelant Parker à témoigner à l’instruction, et, pour les mêmes fins, d’assigner d’autres personnes qui étaient présentes à la réunion mentionnée au paragraphe 16 de son affidavit.

[9]        Le demandeur a tenté d’interroger le commissaire Parker par écrit avant que celui-ci ne soit radié à titre de partie à l’action. Le commissaire Parker a refusé de répondre à l’interrogatoire écrit tant qu’une décision définitive ne serait pas rendue au sujet de sa participation à l’action. Depuis qu’il a été radié à titre de partie, le commissaire Parker s’est opposé à toute autre tentative que le demandeur a faite pour procéder à un interrogatoire préalable.

[10]      Le demandeur a tenté d’obtenir les renseignements demandés au commissaire Parker en interrogeant au préalable le représentant du défendeur, mais le déposant qui représentait le gouvernement n’avait pas connaissance du fonctionnement interne de la Commission. Le demandeur a également présenté une demande en vertu de la Loi sur l’accès à l’information [L.R.C. (1985), ch. A-1]. Ce recours s’est avéré inefficace à cause des exceptions prévues par la loi qui restreignaient grandement l’étendue de la communication.

[11]      Le demandeur cherche maintenant à interroger le commissaire Parker, à titre de tiers, sur quatre sujets, à savoir :

a) le rôle et les activités de l’avocat de la Commission à la suite des audiences publiques tenues dans le cadre de l’enquête;

b) l’entente conclue entre le commissaire Parker et l’avocat de la Commission et les discussions qui ont eu lieu entre le commissaire et tous les avocats qui ont participé à la commission d’enquête, selon lesquelles l’avocat de la Commission ne participerait pas à la rédaction du rapport du commissaire;

c) les questions se rapportant au concept de « conflit d’intérêts » tel qu’il a été défini et adopté par la Commission;

d) les détails concernant l’avis donné au demandeur au sujet de la portée de l’enquête et des normes par rapport auxquelles la conduite de celui-ci serait appréciée.

LA QUESTION LITIGIEUSE

[12]      Il s’agit ici de savoir si le demandeur doit se voir accorder l’autorisation de procéder à l’interrogatoire préalable du commissaire Parker, qui n’est pas partie à l’action. La réponse à cette question exige l’examen des questions suivantes, à savoir : 1) si le demandeur a satisfait aux exigences des règles 238 et 271; 2) si les réponses aux questions proposées par le demandeur sont protégées par le secret professionnel de l’avocat; et 3) si les principes de l’indépendance judiciaire et du secret du délibéré s’appliquent de façon à empêcher le commissaire Parker d’être contraint à témoigner.

I-Interrogatoire de tiers sur autorisation (règle 238)

[13]      Le paragraphe 238(1) prévoit qu’une partie peut demander à la Cour l’autorisation de procéder à l’interrogatoire d’une personne qui n’est pas partie à l’action et qui pourrait posséder des renseignements sur une question litigieuse soulevée dans le cadre de celle-ci. Le paragraphe 238(3) énonce quatre facteurs dont la Cour doit tenir compte avant d’accorder l’autorisation. En exerçant son pouvoir discrétionnaire, la Cour doit être convaincue :

a) que la personne peut posséder des renseignements sur une question litigieuse soulevée dans l’action;

b) que la partie n’a pas pu obtenir ces renseignements de la personne de façon informelle ou d’une autre source par des moyens raisonnables;

c) qu’il serait injuste de ne pas permettre à la partie d’interroger la personne avant l’instruction;

d) que l’interrogatoire n’occasionne pas de retards, d’inconvénients ni de frais déraisonnables à la personne ou aux autres parties.

[14]      Le demandeur soutient qu’il a épuisé toutes les possibilités en vue d’obtenir les renseignements qu’il cherche maintenant à obtenir du commissaire Parker. Selon lui, les renseignements ne peuvent être raisonnablement obtenus d’aucune autre source.

[15]      Le demandeur affirme qu’il serait injuste de lui refuser la possibilité d’interroger au préalable le commissaire Parker, étant donné en particulier qu’en décidant de radier le commissaire Parker comme partie à l’action, la Cour d’appel fédérale a tenu compte de la possibilité qu’il puisse être interrogé au préalable à titre de tiers. De plus, le demandeur soutient que, comme le défendeur s’est joint au commissaire Parker pour demander la radiation de celui-ci à titre de partie, on peut déduire que le défendeur possède ou obtiendra des renseignements dont le demandeur a besoin en vue de l’instruction. Il soutient que l’équité exige que les deux parties aient accès aux mêmes témoins.

[16]      Enfin, le demandeur dit que l’interrogatoire proposé n’occasionnerait pas de retards, d’inconvénients ni de frais déraisonnables aux parties ou au commissaire Parker.

[17]      Le commissaire Parker répond que le demandeur ne satisfait pas aux quatre exigences énoncées dans le paragraphe 238(3). Il ne nie pas qu’il possède peut-être les renseignements demandés, mais il affirme que le demandeur n’a pas établi qu’il ne peut obtenir ces renseignements d’autres personnes. En outre, il maintient qu’il y a eu un retard déraisonnable qui lui occasionnerait de gros inconvénients et lui causerait un grave préjudice.

[18]      Je ne puis voir le bien-fondé de l’argument du commissaire Parker selon lequel, si l’autorisation était accordée conformément à la règle 238, cela occasionnerait un retard et des inconvénients déraisonnables et lui causerait un préjudice ainsi qu’aux parties. Le retard dont traite cette règle est celui qu’occasionne l’interrogatoire plutôt que le fait que le demandeur a antérieurement tardé à poursuivre son action. À mon avis, l’interrogatoire préalable restreint que propose le demandeur n’aurait pas pour effet de prolonger indûment l’instance. Quant aux inconvénients ou au préjudice que subiraient les parties ou le commissaire Parker, aucun inconvénient ou préjudice grave n’a été établi devant moi.

[19]      Je refuse d’inférer, comme le demandeur me demande de le faire, que le commissaire Parker possède des renseignements auxquels le demandeur n’aurait pas accès ou qu’il fournira pareils renseignements au défendeur. Je ne dispose d’aucun élément de preuve justifiant une telle inférence. De fait, le commissaire Parker a revendiqué le privilège à l’encontre des deux parties.

[20]      Je conclus que le demandeur a satisfait aux exigences a), c) et d) énoncées dans le paragraphe 238(3). Toutefois, je ne suis pas convaincu que le demandeur ait épuisé tous les moyens raisonnables en vue d’obtenir les renseignements nécessaires d’autres sources. Les questions se rapportant à l’étendue du mandat de l’enquête et à la définition de ce qui constitue un « conflit d’intérêts » auraient dû et auraient pu être adressées au défendeur.

[21]      Quant aux discussions entre le commissaire et les avocats qui ont participé à l’enquête au sujet du rôle de l’avocat de la Commission au cours de la phase de rédaction du rapport, je ne dispose d’aucun élément de preuve tendant à montrer que le demandeur a communiqué de façon informelle avec les autres personnes qui ont assisté aux discussions. De fait, le demandeur a obtenu certaines précisions lorsqu’il a interrogé le défendeur au préalable.

[22]      En outre, le demandeur a certainement connaissance de la façon dont il a été avisé de l’étendue de l’enquête. Le demandeur pourrait signifier une demande visant à faire admettre des faits au sujet de l’avis, que le défendeur pourra difficilement contester.

[23]      Quant aux normes par rapport auxquelles la conduite du demandeur a été appréciée, elles sont énoncées dans le rapport du commissaire, qui est très explicite. Les normes seront sans aucun doute assujetties à un examen dans cette action et, à mon avis, il n’y a pas lieu de citer l’auteur du rapport pour qu’il donne des précisions au sujet des conclusions qu’il a tirées.

[24]      Je conclus que la seule question proposée par le demandeur qui satisfait aux exigences énoncées dans le paragraphe 238(3) se rapporte au rôle et aux activités de l’avocat de la Commission à la suite des audiences publiques tenues dans le cadre de l’enquête. Le demandeur ne peut certes pas obtenir ces renseignements d’autres sources.

[25]      J’examinerai maintenant les objections des parties défenderesses qui sont fondées sur le secret professionnel de l’avocat et sur le secret du délibéré avant de déterminer si je dois exercer mon pouvoir discrétionnaire en faveur du demandeur.

II-Le secret professionnel de l’avocat

[26]      Le commissaire Parker soutient que les sujets proposés sont protégés par le secret de l’avocat et qu’on n’a pas renoncé à ce privilège.

[27]      Dans l’arrêt Smith c. Jones[2], la Cour suprême du Canada a statué que le secret professionnel de l’avocat est le privilège le plus important reconnu par la Cour. Le juge Cory, s’exprimant au nom des juges majoritaires, a défini la nature du privilège de la façon suivante :

Les clients qui consultent un avocat doivent pouvoir s’exprimer en toute liberté avec la certitude que ce qu’ils disent ne sera pas divulgué sans leur consentement. Il ne faut pas oublier que le privilège appartient au client et non à l’avocat. Le privilège est essentiel si l’on veut que des avis juridiques judicieux soient donnés dans tous les domaines. Il revêt une grande importance dans presque chaque cas où un avis juridique est sollicité, qu’il s’agisse d’opérations commerciales, de relations familiales, de litiges civils ou d’accusations criminelles. Les secrets de famille, les secrets d’entreprise, les faiblesses et les étourderies doivent parfois être révélés par le client à l’avocat. Sans ce privilège, les clients ne pourraient parler avec franchise à leurs avocats ni leur communiquer l’ensemble des renseignements qu’ils doivent connaître pour conseiller judicieusement leurs clients. Il s’agit d’un élément qui constitue une partie extrêmement importante du fonctionnement du système judiciaire. C’est en raison de l’importance cruciale de ce privilège qu’il incombe à juste titre à ceux qui désirent l’écarter de justifier une mesure d’une telle gravité.

[28]      L’avocate affirme que ce privilège s’applique à toutes les communications entre le commissaire Parker et ses conseillers juridiques ainsi qu’aux activités qu’ils ont été chargés de mener sur des questions se rapportant à l’une ou l’autre phase de l’enquête, y compris le stade de rédaction du rapport. Elle affirme donc qu’il ne conviendrait pas de contraindre son client à répondre aux questions proposées, que ce soit dans le cadre d’un interrogatoire préalable ou d’un interrogatoire hors cours en vue de l’instruction.

[29]      Le demandeur répond que le secret professionnel de l’avocat ne s’applique pas aux actes de l’avocat et notamment à la rédaction du rapport final de la Commission ou à la participation à la préparation de ce rapport. Les actes de l’avocat, même s’ils ont été faits par suite des instructions données par le client, ne sont pas des communications, mais plutôt des questions de fait qui ne sont pas visées par un privilège.

[30]      Je suis d’accord avec le demandeur pour dire que le secret professionnel protège les communications entre un avocat et son client, mais non les faits contenus dans la communication ou les actes qu’un avocat accomplit pour le compte de son client. Comme le juge Hollinrake l’a expliqué dans la décision In the Matter of an Application under section 441.1(3)(c) of the Criminal Code[3] :

[traduction] Ce sont les communications qui sont protégées. Le privilège vise à protéger le client de façon à lui permettre de fournir des renseignements confidentiels à son conseiller juridique. Les actes accomplis par l’avocat sont des faits qui peuvent en réalité découler des instructions données par le client, mais il ne s’agit aucunement de communications confidentielles que le client a faites à son avocat. Les chèques, les livres, les bordereaux de dépôt, les documents de ce genre, ne sont pas des communications entre un avocat et son client; il s’agit plutôt de documents qui font partie des dossiers de l’avocat et qui constituent des comptes rendus d’actes et non de communications.

[31]      Le demandeur sollicite des renseignements au sujet du rôle et des activités de l’avocat de la Commission à la suite des audiences publiques tenues dans le cadre de l’enquête. On pourrait fournir de tels renseignements sans aucunement violer les communications privilégiées entre l’avocat et son client. L’objection du commissaire Parker fondée sur le secret professionnel de l’avocat est donc retenue uniquement dans la mesure où elle s’applique aux communications plutôt qu’aux activités de l’avocat de la Commission.

Indépendance judiciaire et secret du délibéré

[32]      De plus, le commissaire Parker soutient que son processus décisionnel, l’énoncé de ses conclusions et les consultations qu’il a eues avec ses conseillers juridiques, et notamment les activités de ceux-ci, sont protégés par le secret du délibéré. Il affirme que l’intégrité du principe de l’indépendance judiciaire exige que les commissions d’enquête bénéficient d’une immunité testimoniale complète à l’égard de leur fonction décisionnelle. Toutefois, le demandeur souligne que la protection fournie par la common law à l’égard du secret du délibéré n’est pas absolue.

[33]      Dans l’arrêt MacKeigan c. Hickman[4], la Cour suprême du Canada a confirmé, en se fondant sur le principe de l’indépendance judiciaire, le principe de l’immunité testimoniale dont bénéficient les juges. Toutefois, la Cour a également reconnu que dans certains cas exceptionnels, le privilège restreint qui dispense de l’obligation de témoigner doit céder le pas, par exemple, lorsqu’il est nécessaire de réaffirmer la confiance du public dans l’administration de la justice.

[34]      Dans la décision Edwards v. Canada (Attorney General)[5], le juge Lax a conclu que les juges ne bénéficient pas d’une immunité testimoniale absolue et qu’ils peuvent être contraints à témoigner sur des questions qui ne sont pas liées à leur fonction judiciaire. Toutefois, ils ne peuvent pas être contraints à témoigner sur les questions qui se posent dans l’exercice de leur fonction judiciaire. Voici ce que le juge a dit à la page 457 :

[traduction] Les juges […] doivent pouvoir exercer leurs fonctions judiciaires sans avoir à se demander si les décisions qu’ils rendent dans « l’exercice véritable de leurs fonctions » feront l’objet d’un examen ou devront être expliquées : Friedland, supra, à la p. 34. Un appareil judiciaire indépendant est essentiel dans une société libre et démocratique; or, l’immunité judiciaire est l’une des protections fournies à cet égard.

[35]      Toutefois, les tribunaux quasi judiciaires tels que les commissions d’enquête ne bénéficient pas de cette immunité testimoniale absolue. Telle est la conclusion que le juge Gonthier a tirée au nom de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Tremblay c. Québec (Commission des affaires sociales)[6] :

Il me semble donc que, de par la nature du contrôle qui est exercé sur leurs décisions, les tribunaux administratifs ne puissent invoquer le secret du délibéré au même degré que les tribunaux judiciaires. Le secret demeure bien sûr la règle, mais il pourra néanmoins être levé lorsque le justiciable peut faire état de raisons sérieuses de croire que le processus suivi n’a pas respecté les règles de justice naturelle.

[36]      Dans la décision Glengarry Memorial Hospital v. Ontario (Pay Equity Hearings Tribunal)[7], le juge O’Leary est arrivé à la même conclusion, à savoir que [traduction] « des raisons sérieuses de croire que les règles de justice naturelle n’ont pas été suivies » doivent être établies pour qu’il soit possible de lever le secret du délibéré :

[traduction] À mon avis, le principe de common law en cause dans la présente affaire est énoncé d’une façon plus exacte de la façon suivante : un juge ne peut pas être contraint à témoigner au sujet de la façon dont il est arrivé à une décision ou de la façon dont un autre juge est arrivé à une décision ou encore au sujet de la raison pour laquelle une décision a été rendue; les membres d’un tribunal quasi judiciaire peuvent uniquement être tenus de témoigner au sujet de la façon dont ils sont arrivés à une décision ou dont les autres membres de la formation sont arrivés à une décision lorsqu’il existe des raisons impérieuses et dominantes les obligeant à témoigner.

[…]

Bref, c’est l’immunité testimoniale que prévoit la common law, plutôt qu’une immunité prévue par la loi, qui dispense les membres d’un tribunal de l’obligation de témoigner lorsque la compétence du tribunal fait l’objet d’un contrôle judiciaire. Cependant, même cette protection qu’offre la common law ne s’applique pas lorsque, comme en l’espèce, il existe des raisons sérieuses de croire que le tribunal n’a pas suivi les règles de justice naturelle.

Les raisons pour lesquelles la common law impose la règle du secret du délibéré au tribunal sont trop évidentes, en particulier dans le cas d’un tribunal tripartite, pour qu’il soit nécessaire de les énumérer. L’intégrité du processus du délibéré peut uniquement être assurée si la règle est presque absolue. Cependant, la règle ne peut pas être absolue. Lorsque, comme en l’espèce, il devient nécessaire de lever le secret de façon à assurer le respect de la justice naturelle, ce secret sera levé.

[37]      Le demandeur soutient qu’il a des [traduction] « raisons sérieuses » de croire que le commissaire Parker n’a pas suivi les règles de justice naturelle. Il signale trois faits à l’appui de sa prétention :

(1) Au mois de novembre 1986, le Globe and Mail a publié un article dans lequel on relatait que M. Scott (l’avocat de la Commission) avait dit qu’il aiderait le commissaire Parker à rédiger son rapport;

(2) Les avocats qui avaient assisté à l’enquête et le commissaire Parker se sont subséquemment rencontrés en vue de traiter des questions se rapportant au rôle de l’avocat de la Commission;

(3) L’avocat de la Commission a enregistré plus de 1 700 heures de travail et facturé des honoraires s’élevant à plus de 230 000 $ après la fin des audiences publiques, entre le mois de février et le mois de décembre 1987.

[38]      Je ne suis pas convaincu que les faits susmentionnés constituent des raisons sérieuses ou suffisantes pour satisfaire à l’exigence préliminaire très rigoureuse permettant de lever le secret du délibéré. De toute évidence, le demandeur a eu accès à l’article qui a paru dans le Globe and Mail. Le défendeur lui a également fourni certains renseignements en réponse aux engagements qui avaient été pris lors de l’interrogatoire préalable au sujet de la rencontre qui avait eu lieu entre les avocats et le commissaire Parker.

[39]      Le fait que l’avocat de la Commission a accompli beaucoup de travail après la conclusion de la phase publique de l’enquête n’est pas suspect en soi, même si l’on tient compte de l’article du Globe and Mail et de la rencontre entre les avocats et le commissaire Parker. Une personne informée conclurait-elle que les faits susmentionnés soulèvent des questions sérieuses de déni de justice naturelle? Je ne le crois pas.

[40]      Je ne suis pas convaincu que l’hypothèse du demandeur selon laquelle l’avocat de la Commission a peut-être participé à la rédaction du rapport de la Commission constitue une raison sérieuse permettant de lever le secret du délibéré. Comme l’a dit le juge Richard (tel était alors son titre) dans la décision Canada (Procureur général) c. Canada (Commission royale de l’enquête sur l’approvisionnement en sang au Canada)[8] :

La Cour suprême du Canada a reconnu que les tribunaux administratifs peuvent invoquer le secret du délibéré, quoique dans une moindre mesure que les tribunaux judiciaires. La Cour d’appel fédérale a statué que l’ancienne Règle 1402 ne prévoit pas d’interrogatoire préalable, pas plus qu’elle ne vise à autoriser que l’on se lance dans des recherches à l’aveuglette.

[41]      Le demandeur se raccroche de toute évidence à un semblant d’espoir, en cherchant un élément de preuve montrant que l’avocat de la Commission a agi d’une façon irrégulière dans les rapports subséquents qu’il a eus avec le commissaire Parker. À mon avis, il ne s’agit pas ici d’un cas exceptionnel justifiant l’intervention de la Cour. Je confirme donc l’objection du commissaire Parker, à savoir qu’il ne peut pas être contraint à témoigner compte tenu du secret du délibéré.

[42]      Cela étant, il n’est pas nécessaire d’examiner la demande que le demandeur a faite en vue d’interroger le commissaire Parker hors cour conformément à la règle 271. Quoi qu’il en soit, je ne suis pas convaincu que le simple fait que le commissaire Parker soit âgé justifie l’octroi de la réparation demandée.

ORDONNANCE

[43]      La requête du demandeur est rejetée. Si les parties n’arrivent pas à s’entendre au sujet des dépens de la requête, elles signifieront et déposeront de brèves observations écrites dans les 10 jours qui suivront la date des présents motifs pour que je les examine.



[1]  Stevens c. Canada (Commissaire, Commission d’enquête), [1998] 4 C.F. 125 (C.A.), aux p. 137 à 139.

[2]  [1999] 1 R.C.S. 455, aux p. 474 et 475.

[3]  Décision non publiée, 21 février 1990, Vancouver Reg. No. CC881107 (C.S.C.-B.).

[4]  [1989] 2 R.C.S. 796, à la p. 843.

[5]  (1999), 46 O.R. (3d) 447 (C.S.).

[6]  [1992] 1 R.C.S. 952, à la p. 966.

[7]  (1993), 99 D.L.R. (4th) 682 (C. div. Ont.), aux p. 702 et 705.

[8] [1996] 2 C.F. 668 (1re inst.), à la p. 692.

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