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[2001] 2 C.F. 82

T-199-99

Margaret Haydon (demanderesse)

c.

Sa Majesté la Reine et autres (défendeurs)

et

Coalition canadienne de la santé, Conseil des canadiens, Syndicat national des cultivateurs, Sierra Club du Canada (intervenants)

T-200-99

Shiv Chopra (demandeur)

c.

Sa Majesté la Reine et autres (défendeurs)

Répertorié : Haydon c. Canada (1re inst.)

Section de première instance, juge Tremblay-Lamer— Ottawa, 20 juin et 5 septembre 2000.

Fonction publique — Obligation de loyauté — Les demandeurs ont été réprimandés pour avoir manqué à leur obligation de loyauté envers leur employeur après avoir fait publiquement des commentaires sur une chaîne de télévision nationale au sujet du processus d’approbation des médicaments au sein de Santé Canada — Le SMD a rejeté les griefs des demandeurs visant les lettres de réprimande de leurs supérieurs hiérarchiques — Les demandeurs avaient accordé une entrevue à la télévision après avoir fait en vain des efforts répétés pour se faire entendre au sujet du processus d’approbation des médicaments en général, notamment au sujet des hormones de croissance et des antibiotiques — L’obligation de loyauté ne réduit pas complètement les fonctionnaires au silence — Il ne faut pas les empêcher de s’adresser aux médias si la sécurité et la santé du public sont en danger.

Aliments et drogues — Les demandeurs sont des scientifiques responsables de l’évaluation des nouveaux médicaments vétérinaires afin de garantir l’innocuité pour les humains, conformément à la Loi sur les aliments et drogues et au Règlement y afférent — Ils s’inquiétaient de l’impact du processus d’approbation des médicaments de Santé Canada sur la santé humaine et sur l’industrie des aliments au Canada — Ils ont fait en vain des efforts répétés pour se faire entendre à l’interne — Ils ont été réprimandés pour avoir accordé une entrevue en public à un réseau de télévision — Leurs griefs ont été rejetés par le SMD — La décision d’empêcher les demandeurs de s’adresser aux médias en cas de préoccupations légitimes quant à la sécurité et à la santé était déraisonnable.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Libertés fondamentales — Liberté d’expression — Les demandeurs, qui sont des évaluateurs de médicaments au sein de Santé Canada, ont reçu des lettres de réprimande de leurs supérieurs hiérarchiques pour s’être adressés au public en accordant des entrevues à un réseau de télévision après avoir fait en vain des efforts pour se faire entendre à l’interne — Ils ont soulevé une préoccupation légitime d’intérêt public au sujet de l’efficacité de la procédure d’approbation des médicaments au sein du Bureau des médicaments vétérinaires — Si une question légitime d’intérêt public exige un débat public, l’obligation de loyauté n’est pas absolue — Les lettres de réprimande et de directive constituaient une limite à la liberté d’expression au sens de l’art. 2b) de la Charte.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Clause limitative — Les demandeurs ont formulé des griefs visant des lettres de réprimande et de directive qu’ils avaient reçues pour avoir prétendument manqué à leur obligation de loyauté envers leur employeur — L’obligation de loyauté constitue-t-elle une restriction raisonnable au sens de l’art. 1 de la Charte? — Il faut établir un équilibre entre l’obligation de loyauté et la liberté d’expression — L’obligation de loyauté est une règle de common law qui constitue une restriction raisonnable « par une règle de droit » aux fins de l’analyse fondée sur l’art. 1 de la Charte — L’objectif de l’obligation de loyauté imposée aux fonctionnaires est de promouvoir une fonction publique impartiale et efficace — Il y a un lien rationnel entre l’obligation de loyauté en common law et son objectif — L’obligation de loyauté porte atteinte aussi peu que possible à la liberté d’expression car elle n’exige pas le silence absolu et elle admet des exceptions — Il s’agit d’une limite raisonnable au sens de l’art. 1 de la Charte.

Droit administratif — Contrôle judiciaire — Certiorari — Le sous-ministre délégué de Santé Canada a rejeté les griefs des demandeurs visant des lettres de réprimande de leurs supérieurs hiérarchiques — La norme de contrôle qui s’applique est celle de la décision correcte — Le SMD a-t-il identifié et appliqué correctement les principes énoncés dans l’affaire Fraser (qui a établi les limites acceptables de la critique ouverte des politiques gouvernementales par les fonctionnaires)? — Le SMD n’a pas tenu compte du contexte qui a mené aux commentaires faits à la télévision nationale et il n’a pas procédé à une évaluation équitable et complète des intérêts en présence — Il a commis une erreur dans l’application du critère de l’arrêt Fraser — Les critiques publiques des demandeurs sont visées par la première exception du critère de l’arrêt Fraser, savoir la divulgation de politiques mettant en danger la vie, la santé ou la sécurité du public — Le SMD n’a pas procédé à une évaluation équitable et complète du droit des demandeurs de s’exprimer sur une question importante d’intérêt public.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision du sous-ministre délégué (SMD) de Santé Canada rejetant les griefs des demandeurs visant les lettres de réprimande de leurs supérieurs hiérarchiques. Les demandeurs sont des évaluateurs responsables de l’évaluation scientifique objective des nouveaux médicaments vétérinaires afin de garantir l’innocuité pour les humains conformément à la Loi sur les aliments et drogues et au Règlement y afférent. Ils s’inquiétaient du processus d’approbation des médicaments en général et, notamment, du processus d’approbation portant sur les hormones de croissance et les antibiotiques. Après avoir fait des efforts répétés pour se faire entendre à l’interne et avoir, entre autres, demandé une enquête externe et l’intervention du ministre de la Santé et du premier ministre, ils ont finalement décidé de se plaindre publiquement. Durant une entrevue à l’émission Canada AM, une émission nationale de télévision diffusée par le réseau CTV, ils ont exprimé leurs préoccupations sérieuses quant au processus d’évaluation des médicaments et à l’impact que les problèmes en cause pourraient avoir sur la santé des Canadiens. Le demandeur Chopra a reçu une lettre de réprimande pour avoir donné l’entrevue et avoir ainsi manqué à son obligation de loyauté envers son employeur. La demanderesse Haydon a reçu une lettre de directive lui demandant de s’en tenir à la politique et aux procédures du Ministère au sujet des relations avec les médias. Les griefs des demandeurs ont été rejetés par le sous-ministre délégué qui a décidé que, même si les fonctionnaires ont droit à la liberté d’expression, ils ne sont pas autorisés à critiquer publiquement et de façon déraisonnable la façon dont les ministères du gouvernement se déchargent de leurs responsabilités. Il y avait deux questions en litige dans la demande de contrôle judiciaire : 1) l’obligation de loyauté est-elle une limite raisonnable et justifiée à la liberté d’expression d’un employé, au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés et 2), si oui, le sous-ministre délégué a-t-il commis une erreur de droit en concluant que les lettres de réprimande et de directive constituaient une limite raisonnable à la liberté d’expression des demandeurs?

Jugement : la demande est accueillie.

1) Il a été admis que les actions du gouvernement, savoir les lettres de réprimande et de directive adressées aux demandeurs, constituaient une limite à leur liberté d’expression au sens de l’alinéa 2b) de la Charte. La question était de savoir si l’obligation de loyauté constitue une limite raisonnable au sens de l’article premier de la Charte. L’arrêt Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique rendu par la Cour suprême du Canada fait jurisprudence au sujet de l’obligation de loyauté des fonctionnaires, en ce qu’il a établi les limites acceptables de la critique ouverte des politiques gouvernementales par les fonctionnaires. L’obligation de loyauté est un principe juridique bien connu et admis depuis longtemps qui fournit une norme intelligible permettant d’évaluer la conduite d’un employé. C’est une limite raisonnable à la liberté d’expression qui trouve sa source non pas dans un texte de loi, mais dans une règle de common law. Il faut trouver un équilibre entre l’obligation de loyauté et la liberté d’expression. L’obligation de loyauté en common law est suffisamment précise pour constituer une restriction « par une règle de droit » aux fins de l’analyse fondée sur l’article premier de la Charte. La limite imposée à la liberté d’expression des demandeurs n’était pas fondée sur des critères imprécis et peu clairs. Une restriction à un droit ou à une liberté garantie par la Charte, ou une limite qui lui est imposée, doit tirer son origine du droit. L’objectif de l’obligation de loyauté imposée aux fonctionnaires est de promouvoir une fonction publique impartiale et efficace qui est essentielle au bon fonctionnement d’une société démocratique; c’est donc un objectif urgent et réel. Il y a également un lien rationnel entre l’obligation de loyauté en common law et son objectif. Quant à l’atteinte minimale, l’obligation de loyauté ne réduit pas complètement les fonctionnaires au silence; elle souffre certaines exceptions si, par exemple, le gouvernement accomplit des actes illégaux ou si ses politiques mettent en danger la vie, la santé ou la sécurité des fonctionnaires ou d’autres personnes, ou si les critiques du fonctionnaire n’avaient aucun effet sur son aptitude à accomplir ses fonctions d’une manière efficace. Ces exceptions s’appliquent aux questions d’intérêt public et font en sorte que l’obligation de loyauté porte le moins possible atteinte, dans des limites raisonnables, à la liberté d’expression dans la réalisation de l’objectif d’une fonction publique impartiale et efficace. L’obligation de loyauté en common law a été adaptée de manière à ce qu’elle puisse servir ses fins propres tout en permettant des exceptions. En dernier lieu, il y a proportionnalité entre l’effet des mesures et leur objectif. L’obligation de loyauté en common law n’a qu’un effet modeste et ciblé sur la liberté d’expression d’un fonctionnaire. La possibilité de soupeser des intérêts contradictoires garantit l’existence de la proportionnalité. Dans les cas où les exceptions de l’arrêt Fraser s’appliquent, l’intérêt public prime l’objectif d’une fonction publique impartiale et efficace. L’obligation de loyauté en common law, telle qu’elle est énoncée dans l’arrêt Fraser, respecte suffisamment la liberté d’expression qui est garantie par la Charte et constitue donc une limite raisonnable au sens de l’article premier de la Charte.

2) La deuxième question en litige consistait à savoir si le SMD a commis une erreur en concluant qu’au vu de l’obligation de loyauté des demandeurs en tant que fonctionnaires, leur liberté d’expression était limitée de façon raisonnable par les lettres de réprimande et de directive. Comme le SMD n’a pas de formation juridique et que son expertise se confine aux questions de gestion, il n’y a pas lieu d’exercer une grande retenue judiciaire face à sa décision. Par conséquent, la norme de contrôle applicable en l’instance est celle de la décision correcte. En rejetant les griefs des demandeurs, le SMD a reconnu qu’il faut trouver un équilibre approprié entre la liberté d’expression et l’obligation de loyauté d’un fonctionnaire. Le fardeau de s’assurer si les circonstances de l’affaire tombaient sous le coup d’une des exceptions de l’arrêt Fraser incombait au SMD. Afin de déterminer si les demandeurs ont enfreint leur obligation de loyauté, il devait soupeser leurs intérêts et ceux du gouvernement, c’est-à-dire appliquer le critère de l’arrêt Fraser. Le SMD n’a pas tenu compte du contexte qui a mené aux commentaires faits publiquement à la télévision nationale et il n’a pas procédé à une évaluation équitable et complète des intérêts en présence. En conséquence, il a commis une erreur dans l’application du critère de l’arrêt Fraser. Les critiques publiques des demandeurs étaient visées par la première exception du critère de l’arrêt Fraser, savoir la divulgation de politiques mettant en danger la vie, la santé ou la sécurité du public. Le SMD a commis une erreur en déclarant que la conduite des demandeurs était une critique publique inappropriée de la direction. La conduite des demandeurs, lorsqu’elle est replacée dans le contexte des incidents antérieurs, constituait une exception à l’obligation de loyauté en common law telle que définie dans l’arrêt Fraser. Leurs déclarations ont soulevé une préoccupation légitime d’intérêt public au sujet de l’efficacité de la procédure d’approbation des médicaments au sein du Bureau des médicaments vétérinaires. Le SMD n’a pas procédé à une évaluation équitable et complète du droit des demandeurs, en tant que membres du public canadien, de s’exprimer sur une question importante d’intérêt public. En mettant l’accent sur l’obligation de loyauté des demandeurs envers leur employeur, le SMD n’a pas examiné quel était le droit d’expression des demandeurs sur une question d’intérêt public lorsque les recours internes n’avaient eu aucun résultat. La critique ouverte sera justifiée lorsqu’une tentative raisonnable de résoudre la question à l’interne n’a eu aucun résultat. La critique publique que les demandeurs ont faite du processus d’approbation des médicaments n’était pas motivée par des considérations de profit personnel. Ils ont fait leurs déclarations publiques pour qu’on corrige les problèmes liés au processus d’examen des médicaments. Finalement, le SMD a commis une erreur en concluant que la directive comprise dans la lettre de réprimande de « s’abstenir de tout contact non autorisé avec les médias » n’était pas une négation totale de la liberté d’expression des demandeurs. Le fait d’empêcher les demandeurs de s’adresser aux médias en cas de préoccupations légitimes quant à la sécurité et à la santé causées par des politiques de Santé Canada était déraisonnable. Les scientifiques ont eu raison de s’adresser aux médias et ils n’auraient pas dû recevoir de réprimande pour avoir posé ce geste.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 2b).

Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-33, art. 23, 33, ann. III.

Loi sur les aliments et drogues, L.R.C. (1985), ch. F-27.

Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-35, art. 23 (mod. par L.C. 1992, ch. 54, art. 40), 91.

Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C., ch. 870.

JURISPRUDENCE

DÉCISION SUIVIE :

Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, [1985] 2 R.C.S. 455; (1985), 23 D.L.R. (4th) 122; 18 Admin. L.R. 72; 9 C.C.E.L. 233; 86 CLLC 14,003; 19 C.R.R. 152.

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933; (1991), 75 O.R. (2d) 388; 71 D.L.R. (4th) 551; 63 C.C.C. (3d) 481; 5 C.R. (4th) 253; 3 C.R.R. (2d) 1; 125 N.R. 1; 47 O.A.C. 81; R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606; (1992), 114 N.S.R. (2d) 91; 93 D.L.R. (4th) 36; 313 A.P.R. 91; 74 C.C.C. (3d) 289; 43 C.P.R. (3d) 1; 15 C.R. (4th) 1; 10 C.R.R. (2d) 34; 139 N.R. 241.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Osborne c. Canada (Conseil du Trésor), [1991] 2 R.C.S. 69; (1991), 82 D.L.R. (4th) 321; 37 C.C.E.L. 135; 91 CLLC 14,026; 4 C.R.R. (2d) 30; 125 N.R. 241; Pickering v. Board of Education, School District 205, 391 U.S. 563 (1968); Ministry of Attorney-General, Corrections Branch and British Columbia Government Employees’ Union, Re (1981), 3 L.A.C. (3d) 140 (C.-B.).

DÉCISIONS CITÉES :

La Reine c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; (1986), 26 D.L.R. (4th) 200; 24 C.C.C. (3d) 321; 50 C.R. (3d) 1; 19 C.R.R. 308; 65 N.R. 87; 14 O.A.C. 335; Luscher c. Sous-ministre, Revenu Canada, Douanes et Accise, [1985] 1 C.F. 85 (1985), 17 D.L.R. (4th) 503; 9 C.E.R. 229; 45 C.R. (3d) 81; 15 C.R.R. 167; [1985] 1 C.T.C. 246; 57 N.R. 386 (C.A.); Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825; (1996), 133 D.L.R. (4th) 1; 37 Admin. L.R. (2d) 131; Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130; (1995), 126 D.L.R. (4th) 129; 25 C.C.L.T. (2d) 89; 30 C.R.R. (2d) 189; 84 O.A.C. 1; SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573; (1986), 33 D.L.R. (4th) 174; [1987] 1 W.W.R. 577; 9 B.C.L.R. (2d) 273; 38 C.C.L.T. 184; 87 CLLC 14,002; 25 C.R.R. 321; [1987] D.L.Q. 69.

DOCTRINE

Ontario. Law Reform Commission. Report on Political Activity, Public Comment and Disclosure by Crown Employees. Toronto : Ministry of the Attorney General, 1986.

Vickers, Lucy. « Whistleblowing in the Public Sector and the ECHR », [1997] Public Law 594.

DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle le sous-ministre délégué de Santé Canada a rejeté les griefs des demandeurs visant les lettres de réprimande et de directive que ceux-ci reçurent après avoir prétendument manqué à leur obligation de loyauté envers leur employeur. Demande accueillie.

ONT COMPARU :

Andrew J. Raven et David Yazbeck pour les demandeurs.

David T. Sgayias, c.r., et J. Sanderson Graham pour les défendeurs.

Randy L. Christensen pour les intervenants.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Raven, Allen, Cameron & Ballantyne, Ottawa, pour les demandeurs.

Le sous-procureur général du Canada pour les défendeurs.

Sierra Legal Defence Fund, Ottawa, pour les intervenants.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

[1]        Le juge Tremblay-Lamer : La présente demande de contrôle judiciaire porte sur la décision du sous-ministre délégué de Santé Canada de rejeter les griefs des demandeurs[1] visant les lettres de réprimande[2] de leurs supérieurs hiérarchiques.

LES FAITS

[2]        Les réprimandes adressées aux demandeurs portent sur le fait qu’ils n’auraient pas respecté leur obligation de loyauté envers leur employeur du fait de certains commentaires publics qu’ils ont faits en participant à une émission nationale de télévision au sujet du processus d’examen des médicaments à Santé Canada.

[3]        Le demandeur Chopra est employé de Santé Canada à titre d’évaluateur principal en matière de médicaments, au sein de la Division de l’innocuité pour les humains du Bureau des médicaments vétérinaires (le Bureau ou le BMV), Direction des aliments, Direction générale de la protection de la santé. La demanderesse Haydon est aussi employée de Santé Canada en tant qu’évaluateur en matière de médicaments à la Division de l’évaluation des produits pharmaceutiques du Bureau des médicaments vétérinaires, Direction des aliments, Direction générale de la protection de la santé.

[4]        Le mandat du Ministère et de la Direction générale de la protection de la santé vise la protection de la santé et la sécurité des Canadiens, en conformité des dispositions de la Loi sur les aliments et drogues [L.R.C. (1985), ch. F-27]. Les médicaments vétérinaires sont les produits utilisés dans la prévention et le traitement des maladies chez les animaux, pour la stimulation de leur croissance et le contrôle de leur reproduction, et ils fournissent des moyens bienveillants de maîtrise des animaux et de soulagement de leur douleur.

[5]        En tant qu’évaluateurs, les demandeurs sont responsables de l’évaluation scientifique objective des nouveaux médicaments vétérinaires[3], de l’évaluation de leur toxicité, de leur métabolisme et des périodes recommandées pour l’élimination de leurs résidus, et de garantir ainsi l’innocuité pour les humains, comme le prévoit la Loi sur les aliments et drogues et le Règlement [Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C., ch. 870].

[6]        Après avoir examiné toutes les données, les demandeurs, en leur qualité d’évaluateurs, présentent des recommandations écrites au chef de la Division au sujet de l’acceptation ou du rejet de la demande d’approbation. Ce ne sont pas les évaluateurs qui approuvent ou rejettent les demandes d’approbation de nouveaux médicaments. Cette responsabilité est confiée par la loi au ministre de la Santé et à son délégué, le directeur général de la Direction des aliments.

[7]        Selon les défendeurs, les évaluateurs doivent, dans le cadre de leurs fonctions, collaborer avec leurs collègues du Ministère, communiquer avec les fabricants de médicaments au sujet des difficultés à résoudre ou pour les aviser de toute exigence additionnelle, et consulter les scientifiques de la recherche universitaire ainsi que la documentation scientifique internationale au besoin. En tant qu’employés d’un organisme de réglementation, les évaluateurs sont ainsi tenus de se conduire de façon à ne pas mettre en question, ou être perçus comme mettant en question, leur capacité à évaluer les médicaments et à se décharger de leurs fonctions de façon équitable, objective et impartiale.

[8]        Dans le cadre de leurs fonctions d’évaluateurs, les demandeurs sont devenus fort préoccupés au sujet du processus d’approbation des médicaments en général et, notamment, du processus d’approbation portant sur les hormones de croissance qui stimulent la production de la viande et du lait, ainsi que sur les antibiotiques. Ces préoccupations concernaient notamment l’hormone de croissance recombinante bovine (STbr).

[9]        À l’époque de la réprimande, le dossier de la STbr était à l’étude au BMV depuis plus de neuf ans. Les demandeurs soutiennent que, dans la lettre de réprimande au demandeur Chopra et dans la lettre de directive à la demanderesse Haydon lui interdisant de parler aux médias, le Ministère a expressément reconnu qu’il existait une « controverse » au sujet de la STbr. En fait, suite à cette controverse, le Ministère avait demandé un avis de l’extérieur au sujet des implications possibles que son utilisation pourrait avoir sur la santé et la sécurité des humains. De plus, les demandeurs soutiennent qu’on a subtilisé des documents portant sur la STbr qui se trouvaient dans leurs dossiers.

[10]      Les demandeurs affirment que la STbr a fait l’objet de rapports préparés par le Collège royal des médecins et chirurgiens du Canada, l’Association canadienne des médecins vétérinaires, le Comité scientifique sur la santé et le bien-être des animaux et le Comité scientifique sur les mesures vétérinaires de santé publique de l’Union européenne. Le Comité sénatorial permanent de l’agriculture et des forêts a aussi mené une vaste enquête à ce sujet. Il y a lieu de faire remarquer qu’en définitive, Santé Canada a refusé de donner son approbation à la STbr.

[11]      Les demandeurs soutiennent que, durant cette période, on savait pertinemment au Ministère et il était de notoriété publique grâce aux médias que le BMV avait de sérieux problèmes de gestion interne, notamment la démotivation du personnel, l’existence de délais longs et coûteux pour les sociétés qui déposaient des demandes de mise en marché de médicaments, ainsi qu’un manque de direction de la part des autorités supérieures de Santé Canada. Les demandeurs ajoutent que ces difficultés étaient tellement sérieuses que le Ministère a engagé des consultants pour examiner la situation du Bureau et faire des recommandations quant à la façon de traiter ces problèmes.

[12]      Les demandeurs soutiennent qu’ils ont fait des efforts répétés pour se faire entendre à l’interne. Entre autres, ils demandaient une enquête externe et ils ont transmis leurs préoccupations au ministre de la Santé et au premier ministre, ils ont présenté à l’interne plusieurs griefs en bonne et due forme et se sont adressés à la Commission des relations de travail dans la fonction publique, conformément à la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique[4]. Selon les demandeurs, aucune de ces démarches n’a donné le moindre résultat.

L’entrevue à l’émission Canada AM[5]

[13]      Le 11 juin 1998, les demandeurs ont été interviewés à l’émission Canada AM, une émission nationale de télévision diffusée en matinée par le réseau CTV.

[14]      Au début de l’entrevue, la journaliste de CTV a fait les commentaires suivants au sujet du contexte :

[traduction] DAWNA FRIESEN (CTV) : Un rapport interne récent commandé par Santé Canada donne à penser que le Bureau des médicaments vétérinaires est actuellement dans une situation chaotique. C’est l’organisme qui doit approuver les médicaments administrés aux animaux de boucherie, des médicaments comme les hormones de croissance pour le bétail. Le rapport fait ressortir qu’il y a un manque de leadership, une absence de règles claires pour l’approbation des médicaments, ainsi que certaines préoccupations quant aux risques pour la santé des personnes qui mangent de la viande et boivent du lait[6].

[15]      Les demandeurs ont exprimé, au cours de l’entrevue, leurs préoccupations sérieuses quant au processus d’évaluation des médicaments et à l’impact que les problèmes en cause pourraient avoir sur la santé des Canadiens. Le demandeur Chopra a fait savoir qu’on aurait demandé à des scientifiques de Santé Canada d’approuver certains médicaments, nonobstant un rapport défavorable. Il a expliqué les difficultés qu’il avait connues en cherchant à obtenir satisfaction à ce sujet et exprimé l’avis que le Ministère se comportait comme s’il n’y avait pas de problème :

[traduction] Eh bien, c’est un motif de plainte que nous avons depuis longtemps. Il y a plus de deux ans au moins, et même avant cela. Nous avons présenté des griefs en bonne et due forme et le ministère a les yeux fermés face à ce problème, dont il refuse d’admettre l’existence. Il dit seulement qu’il s’agit d’un problème de relations interpersonnelles.

À l’origine, nous avions demandé une enquête externe. Par la suite, nous nous sommes adressés au ministre et au premier ministre et personne ne veut rien faire. Finalement, la question est devant la Commission des relations de travail de la fonction publique fédérale, qui tiendra une audience à ce sujet en septembre.

Entre-temps, le ministère a recours à toutes sortes de stratagèmes pour prétendre que quelque chose s’est produit et qu’il s’agit seulement d’une mésentente entre quelques personnes. C’est comme ça que les choses se passent dans le ministère et c’est comme ça que KPMG a produit ce rapport. Nous ne sommes pas du tout en accord avec tout cela[7].

[16]      Le demandeur Chopra a ensuite expliqué que les deux catégories de médicaments qui les préoccupaient le plus étaient les hormones de croissance et les antibiotiques, étant donné leur impact sur la santé des êtres humains et sur l’industrie alimentaire au Canada. Le demandeur Chopra a exprimé l’avis que le Ministère ne tenait pas compte de leurs préoccupations :

[traduction]

Le ministère ne nous écoute pas. Les gens du ministère, y compris les gestionnaires de haut niveau, ne sont pas des scientifiques. Quand il arrive qu’ils le soient, leurs connaissances scientifiques ne sont pas pertinentes en l’espèce. Comme ce sont des gestionnaires, ils font pression sur nous et ont recours à toutes sortes de stratagèmes pour discréditer notre contribution et nos connaissances scientifiques[8].

[17]      Le demandeur Chopra a insisté sur le fait que le Ministère faisait l’impossible pour éviter complètement d’aborder la question. Il a ensuite décrit les graves problèmes hormonaux qui pourraient apparaître chez les humains.

[18]      La demanderesse Haydon a exprimé son avis que l’on faisait fi des connaissances scientifiques au sein du Bureau des médicaments vétérinaires et que des décisions administratives avaient été prises pour garantir l’approbation de certains médicaments. Elle a soutenu qu’ainsi on avait complètement dévalorisé son autorité en tant que scientifique.

[19]      Les défendeurs soutiennent que les commentaires présentés lors de l’entrevue sont en fait des critiques de la direction du Bureau et du Ministère. En particulier, les défendeurs citent les commentaires suivants faits par le demandeur Chopra au cours de l’entrevue :

[traduction]

— les évaluateurs font « l’objet de pressions pour approuver des médicaments dont l’innocuité est douteuse et le ministère ne veut pas se pencher sur la question »;

— les fabricants de médicaments contestent la compétence scientifique des évaluateurs et encouragent le ministère à éliminer la fonction d’évaluation interne et à la confier « à d’autres instances où ils auraient une plus grande influence »;

— les fabricants de médicaments siègent au conseil de direction du ministère; et

— les évaluateurs ne sont pas autorisés à évaluer les effets des résidus hormonaux et les fabricants de médicaments ne veulent pas qu’ils le fassent[9].

[20]      De plus, les défendeurs indiquent que les demandeurs n’ont apporté aucun exemple ou détail particulier et qu’ils n’ont cité aucune preuve à l’appui de leurs allégations. De plus, les demandeurs n’ont jamais corrigé l’erreur que la journaliste faisait en croyant que les évaluateurs étaient chargés d’approuver les médicaments.

La réponse du Ministère

[21]      Le Dr André Lachance, directeur du Bureau, a invité le demandeur Chopra et son représentant syndical à une réunion qui s’est tenue le 25 juin 1998, soit deux semaines après l’entrevue. L’objet de cette réunion était de discuter des circonstances entourant la participation du demandeur Chopra à l’émission Canada AM ainsi que de la nature des déclarations qu’il avait faites à cette occasion. Suite à la réunion, le Dr Lachance a envoyé une lettre de réprimande au demandeur Chopra, qui est datée du 29 juin 1998[10]. Le Dr Lachance a conclu que le demandeur Chopra n’avait pas présenté d’explication raisonnable pour sa participation à l’entrevue lors de l’émission Canada AM.

[22]      Le Dr Lachance a conclu que le demandeur Chopra avait manqué à son obligation de loyauté envers son employeur :

[traduction] Votre décision de porter vos doléances dans l’arène publique est, selon moi, en conflit avec vos obligations de fonctionnaire. En cette qualité, vous avez une obligation de loyauté envers votre employeur. La condamnation publique de la direction est incompatible avec le statut d’employé d’un fonctionnaire. En vous adressant aux médias, vous avez dépassé les bornes de la conduite acceptable sur ce point. Il existe plusieurs recours disponibles, pour vous ainsi que pour tous les employés, qui permettent de soulever les questions de cette nature d’une façon qui garantit l’obligation de rendre compte de la part des gestionnaires responsables[11].

[23]      Le demandeur Chopra a aussi été informé qu’en cas d’autre inconduite, des mesures disciplinaires plus graves pourraient êtres prises. De plus, le Ministère a intimé au demandeur Chopra de [traduction] « s’abstenir de tout contact non autorisé avec les médias ». Pour arriver à cette décision, le Ministère s’est appuyé sur des déclarations que le demandeur Chopra avait faites sur les ondes de la radio de Radio-Canada en décembre 1997 :

[traduction] Le 19 décembre 1997, le directeur général des Ressources humaines, M. J. Robert Joubert, vous a informé qu’il n’est pas approprié qu’un fonctionnaire fasse des commentaires dans les médias alors qu’il n’est pas désigné comme porte-parole du ministère […] Nonobstant la directive du 31 décembre 1997 de M. Joubert, vous avez fait des commentaires inappropriés et non autorisés le 11 juin 1998, à l’émission Canada AM, une émission nationale de télévision. En tant que fonctionnaire chargé de l’évaluation des médicaments au Bureau des médicaments vétérinaires, vous avez clairement manqué à votre obligation de loyauté envers votre employeur et n’avez pas tenu compte des directives de vos supérieurs. En conséquence, je conclus que vous vous êtes très mal conduit[12].

[24]      Quant à la demanderesse Haydon, elle aussi a été invitée à se présenter avec son représentant syndical à une réunion prévue pour le 16 juin 1998. Lors de cette réunion, la demanderesse Haydon a expliqué que les producteurs de l’émission de télévision en cause s’étaient adressés à elle pour discuter du suivi d’une évaluation de son milieu de travail. Elle a fait savoir qu’elle ne connaissait pas la politique et les procédures gouvernementales portant sur les relations avec les médias.

[25]      Suite à cette réunion, le Dr Lachance a envoyé une lettre de directive à la demanderesse Haydon, en date du 21 juillet 1998[13]. Dans cette lettre, il lui demande de s’en tenir à la politique et aux procédures du Ministère au sujet des relations avec les médias. Le Dr Lachance a informé la demanderesse Haydon qu’elle devait consulter son supérieur hiérarchique pour savoir si elle était autorisée ou non à traiter avec les médias.

Les griefs des demandeurs

[26]      Le 24 juillet 1998, conformément à la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique[14], le demandeur Chopra a présenté un grief au sujet de la lettre de réprimande du Dr Lachance[15]. Le demandeur conteste entre autres la conclusion qu’il aurait dépassé les bornes de la conduite acceptable et qu’il n’aurait pas respecté son obligation de loyauté, et la directive de ne plus s’adresser aux médias sans autorisation.

[27]      Conformément à la convention collective entre le Conseil du Trésor et l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada, le grief a été transmis directement au deuxième palier. L’audition du grief a été tenue devant le Dr J. Z. Losos, sous-ministre adjoint de la Direction générale de la protection de la santé, le 6 novembre 1998.

[28]      Le 31 juillet 1998, la demanderesse Haydon a présenté un grief au sujet de la lettre du Dr Lachance[16]. Elle soutenait que la lettre de directive était en fait une lettre de réprimande, et qu’il s’agissait d’une négation de ses droits et obligations en tant que fonctionnaire. De plus, la demanderesse Haydon y conteste l’ordre du Dr Lachance lui intimant de s’adresser à son supérieur immédiat pour toutes les questions portant sur la sécurité.

La décision du sous-ministre adjoint

[29]      Le Dr Losos a rejeté les griefs des demandeurs. Il a conclu que leurs déclarations à l’émission Canada AM constituaient un manquement à leur obligation de loyauté envers leur employeur, les lettres de réprimande et de directive étant donc justifiées :

[traduction] En votre qualité de fonctionnaire, vous avez une obligation de loyauté envers votre employeur. Les arguments présentés par Mme Allen [l’avocate des demandeurs] ne m’ont pas convaincu que cette obligation ne s’applique qu’aux fonctionnaires qui servent de porte-parole au ministère.

Les déclarations que vous avez faites constituent des critiques du gouvernement et du ministère. Il s’agit donc d’un manquement à votre obligation de loyauté qui justifiait la lettre de réprimande [directive][17].

[30]      Les demandeurs ont alors porté leurs griefs au dernier palier. L’audition du grief a eu lieu le 11 décembre 1998, devant le sous-ministre délégué, Alan Nymark.

La décision du sous-ministre délégué

[31]      Le sous-ministre délégué a rejeté le grief, cette décision étant communiquée aux demandeurs dans une lettre datée du 11 janvier 1998[18].

[32]      Dans sa décision, le sous-ministre délégué admet que les fonctionnaires ont droit à la liberté d’expression et qu’ils peuvent participer à la discussion publique sur des questions d’intérêt public. Il déclare toutefois que cette liberté d’expression n’est pas absolue et que les fonctionnaires ne sont pas autorisés à critiquer publiquement et de façon déraisonnable la façon dont les ministères et agences du gouvernement se déchargent de leurs responsabilités. Il a donc conclu que la liberté d’expression pouvait être circonscrite de façon raisonnable, notamment par l’obligation de loyauté d’un employé et la responsabilité d’un fonctionnaire de se décharger de ses fonctions d’une manière équitable et impartiale.

[33]      Le sous-ministre délégué est ainsi venu confirmer les lettres de réprimande et de directive. Il a précisé que le demandeur Chopra ne se voyait pas interdire de parler aux médias, mais qu’il devait respecter son obligation de loyauté. Finalement, il invitait les demandeurs à transmettre leurs inquiétudes au sujet du processus d’examen des médicaments aux fonctionnaires appropriés du Ministère.

[34]      C’est cette décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

QUESTIONS EN LITIGE

1) L’obligation de loyauté est-elle une limite raisonnable et justifiée à la liberté d’expression d’un employé, au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés[19]?

2) Si oui, le sous-ministre délégué a-t-il commis une erreur de droit en concluant que les lettres de réprimande et de directive constituaient une limite raisonnable à la liberté d’expression des demandeurs, ce qui a mené au rejet de leurs griefs?

POSITION DES PARTIES

Le point de vue des demandeurs

[35]      Au départ, les demandeurs soutiennent que le fait d’imposer des mesures disciplinaires à une personne ayant fait une déclaration pour ensuite lui interdire de faire d’autres déclarations à l’avenir constitue une violation de la liberté d’expression. Étant donné que le sous-ministre délégué a reconnu expressément que les lettres de réprimande et de directive venaient limiter la liberté d’expression des demandeurs et indiqué que cette limite devait être examinée au vu d’une norme permettant d’en juger jusqu’à un certain point le caractère raisonnable, l’avocat des demandeurs soutient que le sous-ministre délégué avait le fardeau de justifier l’atteinte à cette liberté d’expression.

[36]      L’avocat des demandeurs soutient que les décisions rejetant les griefs ne renvoient à aucun des éléments constitutifs du critère prévu à l’article premier de la Charte. Il ne peut donc aller très loin dans ses prétentions au sujet de la prétendue justification de l’atteinte à la liberté d’expression des demandeurs.

[37]      L’avocat des demandeurs soutient cependant que les limites imposées à la liberté d’expression de ces derniers sont si imprécises et si peu claires qu’on ne peut affirmer qu’elles répondent aux critères rigoureux de l’article premier de la Charte[20]. Plus particulièrement, les lettres de réprimande et de directive, ainsi que les décisions portant sur les griefs, s’appuient sur des normes vagues et peu définies comme « vos obligations de fonctionnaire », « une obligation de loyauté envers votre employeur » et « les limites inhérentes dans le cadre de votre emploi ». L’avocat cite le juge Hugessen dans Luscher c. Sous-ministre, Revenu Canada, Douanes et Accise[21] et il affirme qu’on ne peut justifier aucune limite aux droits ou libertés garantis par la Charte dans de telles circonstances.

[38]      De plus, il soutient que, dans sa décision, le sous-ministre délégué ne s’est pas déchargé du fardeau nécessaire pour justifier une violation sérieuse de la liberté d’expression, étant donné qu’il n’a présenté aucune preuve qui viendrait démontrer que l’objectif de la limite est urgent et réel, ou suffisamment important pour justifier l’atteinte à un droit garanti par la Charte.

[39]      Étant donné l’importance pour l’intérêt public d’autoriser les demandeurs à s’exprimer sur la question du processus d’approbation des médicaments, ainsi que l’importance fondamentale de la liberté d’expression, il soutient de plus qu’il faudrait une preuve très déterminante pour justifier le lien rationnel entre cette violation et l’objectif visé. Une telle preuve n’a pas été présentée, selon les demandeurs.

[40]      L’avocat soutient aussi qu’on n’a pas satisfait au critère de proportionnalité, étant donné que la limite imposée à la liberté d’expression des demandeurs n’est pas conçue pour porter le moins possible atteinte au droit que leur confère la Charte. En fait, du fait qu’on les a réprimandés et menacés de mesures disciplinaires additionnelles, les demandeurs doivent prendre le risque de subir d’autres pénalités s’ils se prévalent de leur liberté d’expression, étant donné qu’on leur a interdit aussi d’entrer en rapport avec les médias sans autorisation.

[41]      De plus, l’avocat soutient que la limite est tout à fait disproportionnée à l’importance de l’objectif. Les effets de la mesure prise à l’encontre des demandeurs sont importants, surtout en ce qu’ils sont presque complètement privés de leur droit de parler en public au sujet d’une question sérieuse. De plus, l’avocat soutient que, comme il n’y a aucune preuve au sujet des effets salutaires de ces mesures, il ne peut y avoir de proportionnalité entre leurs effets négatifs et leurs prétendus effets positifs.

[42]      Finalement, il soutient que les commentaires des demandeurs au sujet des problèmes qui se posent dans le cadre du processus d’examen des médicaments à Santé Canada constituent une critique acceptable (et donc protégée) de la part des fonctionnaires, dans la mesure où ces problèmes sont à leur avis de nature à créer un risque important pour la vie, la santé et la sécurité du public.

[43]      À ce sujet, l’avocat s’appuie sur l’arrêt Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique[22]. Dans cette affaire, qui ne porte pas sur la Charte, la Cour suprême du Canada a traité de la question des critiques publiques par les fonctionnaires des politiques du gouvernement et elle a reconnu que l’obligation de loyauté venait limiter la liberté d’expression dans certaines circonstances. La Cour suprême a mentionné deux situations où la liberté d’expression prime l’obligation de loyauté, savoir lorsque le gouvernement accomplit des actes illégaux et que ses politiques mettent en danger la vie, la santé ou la sécurité du public, ou lorsque les critiques du fonctionnaire n’ont aucun effet sur son aptitude à accomplir ses fonctions d’une manière efficace, ni sur la façon dont on perçoit cette aptitude.

Le point de vue des défendeurs

[44]      Les défendeurs soutiennent d’abord que la prétention des demandeurs que leurs commentaires aux médias se situent clairement dans le cadre de l’exception à l’obligation de loyauté est soulevée pour la première fois à l’occasion de la demande de contrôle judiciaire. L’avocat soutient que les demandeurs devaient présenter cet argument au sous-ministre délégué et que, comme ils ne l’ont pas fait, ils ne peuvent maintenant soutenir qu’il y a eu une erreur de sa part.

[45]      De plus, les défendeurs soutiennent que la protection recouvre les allégations publiques d’inconduite ou de risque pour la santé du public uniquement lorsque ces allégations sont suffisamment précises pour qu’on puisse faire enquête, les évaluer, les vérifier et les contester. Par exemple, les demandeurs soutiennent que les gestionnaires de Santé Canada ont « recours à toutes sortes de stratagèmes pour discréditer notre contribution et nos connaissances scientifiques », sans dire qui sont ces gestionnaires ou sans donner des détails quant à leurs agissements. De la même façon, les demandeurs portent des accusations générales voulant qu’ils auraient fait « l’objet de pressions pour approuver des médicaments dont l’innocuité est douteuse », sans indiquer qui aurait exercé ces pressions, ou nommer les médicaments dont il est question, ou expliquer pourquoi les médicaments en question seraient d’une innocuité douteuse. Des allégations qui ne s’appuient sur aucun fait précis ne sont rien d’autre que des opinions subjectives et elles ne sont pas protégées par l’arrêt Fraser.

[46]      Les défendeurs soutiennent que le sous-ministre délégué avait clairement le critère de l’arrêt Fraser à l’esprit lorsqu’il est arrivé à la conclusion que les commentaires des demandeurs étaient inappropriés. Il n’a donc pas commis d’erreur en appliquant les principes de cet arrêt aux faits en l’instance.

[47]      Les défendeurs soutiennent que l’obligation de loyauté en common law, qui est le principe juridique invoqué pour justifier les lettres de réprimande et de directive et le rejet des griefs, résiste à l’examen effectué dans le cadre d’une analyse fondée sur l’article premier de la Charte. De plus, étant donné que la limite en l’instance est prescrite par la common law plutôt que par une loi ou un règlement, les défendeurs soutiennent qu’il est approprié d’utiliser une analyse moins rigoureuse que celle qui est formulée dans l’arrêt La Reine c. Oakes[23].

[48]      De plus, les défendeurs soutiennent qu’il va de soi que l’obligation de loyauté des fonctionnaires a un lien rationnel avec l’objectif d’une fonction publique impartiale et efficace, et qu’elle constitue une atteinte minimale à la liberté d’expression des demandeurs compte tenu de l’objectif visé. Comme on l’a expliqué dans l’arrêt Fraser, l’obligation de loyauté n’exige pas le silence absolu de la part des fonctionnaires. Comme je l’ai fait remarquer plus tôt[24], il y a deux situations où la critique publique est admissible. Les défendeurs soutiennent que ces exceptions à l’obligation de loyauté ne doivent pas être étendues de façon à protéger les critiques vagues et générales énoncées par les demandeurs.

[49]      De plus, compte tenu des exceptions reconnues, les défendeurs soutiennent que l’obligation de loyauté n’a qu’un effet modeste et bien ciblé sur la liberté d’expression, effet qui est moins important que les effets positifs de l’obligation de loyauté qui visent à garantir que la fonction publique sera impartiale et efficace.

[50]      En conséquence, les défendeurs soutiennent qu’il n’y a pas de motif convainquant qui justifierait que la Cour reformule l’obligation de loyauté.

Le point de vue des intervenants

[51]      Les intervenants soutiennent que les commentaires des demandeurs au sujet du fonctionnement des institutions gouvernementales sont précisément le genre d’expression visée par la protection constitutionnelle. De plus, les demandeurs se sont exprimés au sujet d’une menace possible à la santé publique et des carences des agences chargées de protéger la santé publique, questions qui sont d’un grand intérêt pour toute la population. Par conséquent, toute limite posée à la liberté d’expression des demandeurs devrait être soumise à un examen très approfondi.

[52]      La protection et la promotion d’une société ouverte et démocratique exigent aussi qu’on reconnaisse que la liberté d’expression va plus loin que la simple protection du droit d’une personne de s’exprimer. Dans le contexte social et politique, la liberté d’expression doit aussi protéger le droit de recevoir les renseignements et les idées qui permettent aux membres du public d’évaluer les questions soulevées, de se former leur propre opinion, de prendre des décisions et de participer au dialogue public sur une base bien informée.

[53]      Les intervenants soutiennent qu’ils ont un vif intérêt en ce qui concerne toute action gouvernementale qui limite le droit des fonctionnaires, notamment ceux qui sont chargés de la protection de la santé et de la sécurité, d’exprimer leurs préoccupations. Les intervenants sont des organismes à but non lucratif canadiens, qui ont été créés pour la poursuite d’objectifs comme la protection et la promotion de la santé publique, la protection de l’environnement et la sauvegarde de l’intégrité des processus gouvernementaux.

[54]      Finalement, ils soutiennent que les demandeurs ont exprimé des préoccupations portant sur leur perception de l’existence de pressions exercées pour l’approbation de médicaments qui, à leur avis, ne devraient pas être approuvés ainsi que sur l’intégrité du processus gouvernemental d’approbation des médicaments. Ces questions sont très importantes pour le public.

ANALYSE

La norme de contrôle

[55]      La Cour doit d’abord déterminer quelle est la norme de contrôle applicable à la présente demande de contrôle judiciaire.

[56]      Les défendeurs soutiennent que le sous-ministre délégué (le SMD) a droit à un très haut niveau de retenue judiciaire, tant vis-à-vis de ses conclusions de fait que de son application de l’obligation de loyauté. L’avocat des défendeurs soutient que la question faisant l’objet du grief en est une de régie interne, liée à la gestion quotidienne de Santé Canada, et que le SMD est l’un des plus importants gestionnaires du Ministère.

[57]      Les défendeurs ajoutent que comme ce type de décision ne peut être soumis à l’arbitrage en vertu de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique[25], contrairement aux questions disciplinaires qui impliquent une pénalité financière ou un congédiement, le contrôle judiciaire prévu doit être très limité, la Cour ne devant intervenir qu’en cas de décision manifestement déraisonnable.

[58]      Dans la présente demande de contrôle judiciaire, la question en litige consiste à savoir si le SMD a commis une erreur en concluant qu’au vu de l’obligation de loyauté des demandeurs en tant que fonctionnaires, leur liberté d’expression était limitée de façon raisonnable par les lettres de réprimande et de directive. Dans son raisonnement menant à cette conclusion, il est clair que le SMD devait tenir compte des valeurs défendues par la Charte.

[59]      Les défendeurs semblent donner à entendre que la demande en l’instance pourrait n’être que l’examen d’une décision administrative du SMD. Toutefois, comme la Cour suprême du Canada l’a établi dans l’arrêt Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick[26], la norme de droit administratif et celle dictée par la Charte ne sont pas fondues en une seule norme. Par conséquent, lorsqu’une question comporte des arguments fondés sur la Charte, nous ne sommes plus à proprement parler dans un contexte de droit administratif.

[60]      Comme l’avocat des défendeurs l’a dit à l’audience, le SMD n’a pas de formation juridique et son expertise se confine aux questions de gestion. Par conséquent, compte tenu de l’expertise limitée du SMD et du fait qu’il avait à tenir compte des valeurs défendues par la Charte dans son évaluation des faits, je suis d’avis qu’il n’y a pas lieu d’exercer une grande retenue judiciaire face à sa décision. Par conséquent, la norme de contrôle applicable en l’instance est celle de la décision correcte.

L’examen en vertu de la Charte

[61]      Je vais d’abord traiter de la question de savoir si l’obligation de loyauté, qui est au cœur des lettres de réprimande et de directive en l’instance, est une limite raisonnable au sens de l’article premier de la Charte. Par la suite, je porterai mon attention à faire l’examen de la décision administrative du SMD afin de déterminer s’il a commis une erreur de droit en rejetant le grief des demandeurs et en concluant que les lettres de réprimande et de directive constituaient une limite raisonnable à leur liberté d’expression.

[62]      En l’instance, les deux parties admettent que les actions du gouvernement, savoir les lettres de réprimande et de directive adressées aux demandeurs, constituent l’imposition d’une limite à leur liberté d’expression au sens de l’alinéa 2b) de la Charte.

I.          L’analyse fondée sur l’article premier de la Charte

[63]      La question à trancher est celle de savoir si l’obligation de loyauté constitue une limite raisonnable au sens de l’article premier de la Charte.

[64]      L’obligation de loyauté des fonctionnaires découle du serment ou de l’affirmation solennelle que toute personne doit prêter ou faire en devenant membre de la fonction publique[27].

[65]      Comme je l’ai indiqué plus tôt, l’arrêt Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique[28] fait jurisprudence au sujet de l’obligation de loyauté des fonctionnaires. Cet arrêt est important en ce qu’il a établi les limites acceptables de la critique ouverte des politiques gouvernementales par les fonctionnaires.

[66]      Cette affaire portait sur le congédiement d’un fonctionnaire fédéral qui avait critiqué ouvertement certaines politiques du gouvernement. Bien que la Charte n’ait pas été en cause dans cet arrêt, on y a reconnu l’importance sur le plan constitutionnel de la liberté d’expression dans le cadre d’une définition du contenu de l’obligation de loyauté.

[67]      Le juge en chef Dickson, rendant la décision unanime de la Cour, a affirmé qu’il fallait trouver un équilibre entre l’obligation de loyauté et la liberté d’expression. En fait, il a déclaré que la question dans Fraser portait principalement sur le « juste équilibre juridique entre (i) le droit d’une personne, à titre de membre de la société démocratique canadienne, de s’exprimer librement et sans réserve sur des questions importantes de nature publique et (ii) le devoir d’une personne, en tant que fonctionnaire fédéral, de remplir correctement ses fonctions à titre d’employé du gouvernement du Canada »[29].

a)    Restriction par une règle de droit

[68]      En l’instance, il faut faire remarquer que la limite raisonnable ne trouve pas sa source dans un texte de loi, mais dans une règle de common law, savoir l’obligation de loyauté. C’est cette règle de droit qui est invoquée dans le rejet aux deux niveaux des griefs des demandeurs.

[69]      Dans l’arrêt R. c. Swain[30], la Cour suprême du Canada a confirmé qu’une règle de common law peut constituer une restriction « par une règle de droit » pour les fins d’une analyse fondée sur l’article premier. Plus particulièrement, le juge en chef Lamer, s’exprimant au nom de la majorité, a conclu que des considérations différentes s’appliquent lorsqu’une contestation fondée sur la Charte porte sur une règle de common law plutôt que sur une disposition légale[31]. Par exemple, le devoir de réserve envers le pouvoir législatif n’est pas en cause.

[70]      Une autre conséquence porte sur le fardeau de la preuve. Normalement, ce fardeau incomberait à la partie qui invoque la limite. Toutefois, comme les défendeurs l’ont fait remarquer, il n’est pas réaliste de parler du fardeau de prouver qu’une disposition légale satisfait aux critères de l’article premier lorsque ce qui est en cause est une règle de droit formulée par les tribunaux. En un tel cas, il suffira de renvoyer aux principes et aux raisonnements juridiques[32].

[71]      Finalement, le juge en chef Lamer a aussi déclaré dans l’arrêt Swain qu’une analyse au regard de la Charte qui porte sur une règle formulée par les tribunaux n’implique pas nécessairement une analyse fondée sur l’article premier.

[72]      Toutefois, compte tenu du fait qu’en l’instance les deux parties ont présenté des arguments relatifs à une analyse fondée sur l’article premier, je considère qu’il est plus approprié de procéder avec le critère établi par l’arrêt Oakes[33], tout en conservant à l’esprit que la limite en l’occurrence est une règle de common law et non une disposition légale.

[73]      À ce sujet, les demandeurs soutiennent que la limite imposée à leur liberté d’expression est fondée sur des critères imprécis et peu clairs, ce qui fait qu’il leur est impossible de se conformer aux directives du Ministère. Plus particulièrement, l’avocat des demandeurs se pose des questions quant au contenu exact de « l’obligation de loyauté » et il se demande en vertu de quelle norme on pourra déterminer si les demandeurs sont autorisés à présenter des critiques « raisonnables ».

[74]      Je n’accepte pas cet argument, étant donné qu’en le présentant, l’avocat des demandeurs ne vise pas la règle de common law qui établit l’obligation de loyauté, mais plutôt la formulation que le SMD a utilisée dans sa lettre de décision. Les lettres du pouvoir exécutif ne sont pas, à mon avis, une « règle de droit » au sens de l’article premier. Par conséquent, le point de départ de l’analyse n’est pas le « bâillon » imposé par la lettre de décision du SMD, comme le donne à entendre l’avocat des demandeurs, mais la règle de droit formulée par les tribunaux qui a été énoncée par le juge en chef Dickson dans l’arrêt Fraser. Une restriction à un droit ou à une liberté garantie par la Charte, ou une limite qui lui est imposée, doit tirer son origine du droit[34].

[75]      Il est clair que l’obligation de loyauté est un principe juridique bien connu et admis depuis longtemps qui fournit une norme intelligible permettant d’évaluer la conduite d’un employé[35]. Je comprends que l’application de ce principe à un cas particulier peut être difficile, mais difficulté d’interprétation n’équivaut pas à absence de norme intelligible[36].

[76]      Dans l’arrêt R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society[37], le juge Gonthier insiste sur le fait qu’il est très rare qu’une règle sera jugée être tellement vague qu’elle ne peut être une restriction prescrite par une règle de droit. Il résume la théorie de l’imprécision par la proposition suivante : « une loi sera jugée d’une imprécision inconstitutionnelle si elle manque de précision au point de ne pas constituer un guide suffisant pour un débat judiciaire »[38].

[77]      Le débat judiciaire portant sur l’obligation de loyauté en common law auquel l’affaire Fraser a donné lieu atteste que la restriction en l’instance ne peut pas être décrite comme vague sur le plan constitutionnel. Je suis donc d’avis que l’obligation de loyauté en common law est suffisamment précise pour constituer une restriction « par une règle de droit ». De toute façon, la théorie de l’imprécision sera envisagée ci-dessous pour l’application du critère d’atteinte minimale faisant partie de l’analyse de proportionnalité sous le régime de l’article premier de la Charte.

[78]      Si la règle de common law est maintenue après l’examen au vu de la Charte, la Cour devra alors déterminer si l’acte du gouvernement, plus précisément la décision du sous-ministre délégué, enfreint les valeurs défendues par la Charte.

b)    L’objectif réel et urgent

[79]      L’objectif de l’obligation de loyauté imposée aux fonctionnaires est de promouvoir une fonction publique impartiale et efficace. Cela a été établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Fraser, et subséquemment confirmé dans l’arrêt Osborne[39]. Une fonction publique impartiale et efficace est essentielle au bon fonctionnement d’une société démocratique. L’importance de l’obligation de loyauté des fonctionnaires est exprimée comme suit par le juge Sopinka dans l’arrêt Osborne :

L’importance de l’objectif visé par le gouvernement est incontestée en l’espèce. On reconnaît, à très juste titre, qu’il s’agit de la préservation de la neutralité de la fonction publique dans la mesure qui s’impose pour s’assurer de sa loyauté envers le gouvernement du Canada et, partant, de l’utilité des fonctionnaires au sein de la fonction publique. L’importance de cet objectif a fait l’objet d’une étude exhaustive dans l’arrêt Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, précité, et, compte tenu du consensus existant à cet égard, point n’est besoin d’en dire plus long. L’existence de la convention politique [de neutralité] susmentionnée vient souligner l’importance de l’objectif en question[40].

[80]      Je dois souligner que l’arrêt Osborne traitait de la constitutionnalité de l’article 33 de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique[41], qui interdisait aux fonctionnaires de travailler pour ou contre un candidat ou un parti politique. La Cour suprême du Canada a décidé que l’article 33 portait atteinte à la liberté d’expression, mais qu’il était justifié au vu de l’article premier de la Charte.

c)         Critère de proportionnalité

(i)    Lien rationnel

[81]      Comme l’illustrent bien les arrêts Fraser et Osborne, il n’est pas contestable qu’il y a un lien rationnel entre l’obligation de loyauté en common law et l’objectif de promouvoir une fonction publique impartiale et efficace. Dans l’arrêt Fraser, le juge en chef Dickson déclare ceci :

À mon avis, il existe au Canada une tradition semblable en ce qui a trait à notre fonction publique [en parlant de la situation au R.-U.]. La tradition met l’accent sur les caractéristiques d’impartialité, de neutralité, d’équité et d’intégrité. Une personne qui entre dans la fonction publique ou une qui y est déjà employée doit savoir, ou du moins est présumée savoir, que l’emploi dans la fonction publique comporte l’acceptation de certaines restrictions. L’une des plus importantes de ces restrictions est de faire preuve de prudence lorsqu’il s’agit de critiquer le gouvernement[42].

(ii)   Atteinte minimale

[82]      Dans l’arrêt Fraser, le juge en chef Dickson a conclu que l’obligation de loyauté ne réduit pas complètement les fonctionnaires au silence. Il montre que l’obligation de loyauté en common law souffre certaines exceptions :

En fait, dans certaines circonstances, un fonctionnaire peut activement et publiquement exprimer son opposition à l’égard des politiques d’un gouvernement. Ce serait le cas si, par exemple, le gouvernement accomplissait des actes illégaux ou si ses politiques mettaient en danger la vie, la santé ou la sécurité des fonctionnaires ou d’autres personnes, ou si les critiques du fonctionnaire n’avaient aucun effet sur son aptitude à accomplir d’une manière efficace ses fonctions ni sur la façon dont le public perçoit cette aptitude. Toutefois, ayant énoncé ces qualités (et il peut y en avoir d’autres), je suis d’avis qu’un fonctionnaire ne doit pas, comme l’a fait l’appelant en l’espèce, attaquer de manière soutenue et très visible des politiques importantes du gouvernement[43].

[83]      Selon moi, ces exceptions s’appliquent aux questions d’intérêt public. Elles font en sorte que l’obligation de loyauté porte le moins possible atteinte, dans des limites raisonnables, à la liberté d’expression dans la réalisation de l’objectif d’une fonction publique impartiale et efficace. Lorsqu’une question suscite un intérêt public légitime et doit être débattue ouvertement, l’obligation de loyauté ne peut pas interdire toute divulgation par un fonctionnaire. L’obligation de loyauté en common law n’impose pas le silence sans réserve. Comme on l’a expliqué dans l’arrêt Fraser, l’obligation de loyauté est tempérée : « il est permis aux fonctionnaires de s’exprimer dans une certaine limite sur des questions d’intérêt public »[44]. Mon interprétation de ces exceptions à la règle de common law est qu’elles sont justifiées chaque fois qu’il en va de l’intérêt public. L’importance de l’intérêt public lorsqu’il s’agit de divulguer des méfaits, que l’on appelle « la défense de dénonciation », a été reconnue dans d’autres ressorts comme constituant une exception à l’obligation de loyauté en common law[45].

[84]      Par exemple, la Cour suprême des États-Unis a jugé, dans Pickering v. Board of Education, School District 205[46], qu’en l’absence d’une preuve qu’un enseignant avait fait des déclarations fausses en connaissance de cause ou de façon irresponsable, l’exercice de son droit de s’exprimer sur des questions d’intérêt public n’autorisait pas son renvoi, et que ce renvoi enfreignait son droit à la liberté d’expression.

[85]      Pour sa part, le Royaume-Uni a reconnu le rôle important que les employés du secteur public peuvent jouer en discutant ouvertement de leurs préoccupations par rapport à ce qui se passe au travail. Toutefois, les tentatives d’adopter une législation visant à protéger les personnes qui font des dénonciations dans l’intérêt du public n’ont pas été couronnées de succès[47].

[86]      Il s’ensuit qu’au vu des exceptions à l’obligation de loyauté, la liberté d’expression ne peut être restreinte que dans la mesure nécessaire à la poursuite de l’objectif d’une fonction publique impartiale et efficace.

[87]      Il y a lieu de rappeler que l’obligation de loyauté, en tant que restriction à la liberté d’expression, est une règle formulée par les tribunaux. Comme telle, la question de la portée excessive peut être réglée plus facilement étant donné que les tribunaux peuvent reformuler la règle de common law pour prévenir ou corriger toute violation possible des valeurs de la Charte. En fait, l’obligation de loyauté en common law, telle que le juge en chef Dickson l’a énoncée dans l’arrêt Fraser, a été adaptée de manière à ce qu’elle puisse servir ses fins propres tout en permettant des exceptions.

(iii)  Proportionnalité entre l’effet des mesures et l’objectif

[88]      Compte tenu des exceptions précitées, je suis d’avis que l’obligation de loyauté en common law n’a qu’un effet modeste et ciblé sur la liberté d’expression d’un fonctionnaire. Selon moi, la possibilité de soupeser des intérêts contradictoires, savoir celui du gouvernement de s’assurer que la fonction publique est impartiale et efficace et celui de l’employé d’informer le public de tout méfait ainsi que celui du public d’en être informé, garantit l’existence de la proportionnalité[48]. Il est clair que dans les cas où les exceptions de l’arrêt Fraser s’appliquent, l’intérêt public prime l’objectif d’une fonction publique impartiale et efficace.

[89]      En conclusion, je suis d’avis que l’obligation de loyauté en common law, telle qu’elle est énoncée dans l’arrêt Fraser, respecte suffisamment la liberté d’expression qui est garantie par la Charte et donc qu’elle constitue une limite raisonnable au sens de l’article premier de la Charte.

II.         Contrôle de la décision du SMD

[90]      Ayant conclu que l’obligation de loyauté en common law est compatible avec la Charte, je vais maintenant examiner la décision du SMD afin de déterminer s’il a correctement formulé et appliqué les principes de l’arrêt Fraser au sujet de l’obligation de loyauté en common law, décision par laquelle il a confirmé les lettres de réprimande et de directive, rejetant ainsi le grief des demandeurs.

[91]      En l’instance, le respect de l’obligation de loyauté a été exigé dans la décision du SMD du 11 janvier 1998. Rejetant les griefs des demandeurs, le SMD a reconnu qu’il y avait lieu de trouver un équilibre approprié entre la liberté d’expression et l’obligation de loyauté d’un fonctionnaire. Il a défini la question qui lui était soumise dans les termes suivants : [traduction] « la question qui m’est soumise consiste à savoir si les limites imposées à votre liberté d’expression par la direction étaient raisonnables et appropriées au vu de votre obligation de loyauté et des circonstances particulières de l’affaire »[49].

[92]      En conclusion, le SMD a soutenu que la liberté d’expression n’était pas absolue et que les fonctionnaires n’ont pas une latitude pleine et entière de critiquer ouvertement et déraisonnablement la façon dont les ministères et agences du gouvernement exercent leurs responsabilités. Le SMD a aussi conclu que lorsqu’un fonctionnaire a utilisé les recours disponibles dans son ministère ou agence et qu’il n’a pas obtenu satisfaction, cela ne veut pas dire qu’il est automatiquement autorisé à attaquer de façon très visible et critique les décisions, politiques, pratiques et procédures de son ministère. Il a donc conclu que la direction était justifiée en envoyant les lettres de réprimande et de directive.

[93]      Les défendeurs soutiennent que l’avocat des demandeurs a dévié de son approche originale, adoptée au cours de la procédure de grief, par laquelle il contestait la décision du SMD uniquement en se fondant sur l’alinéa 2b) de la Charte, en présentant pour la première fois, lors de la présente demande de contrôle judiciaire, le point de vue que les critiques énoncées par les demandeurs au cours de l’entrevue à l’émission Canada AM tombent sous le coup de la première exception à l’obligation de loyauté énoncée dans l’arrêt Fraser, savoir la divulgation de politiques mettant en danger la vie, la santé ou la sécurité des Canadiens.

[94]      Les demandeurs devaient donc présenter cette question directement au SMD et, comme ils ne l’ont pas fait, il ne saurait être question de se pencher sur cet argument maintenant.

[95]      Je ne suis pas de cet avis. Selon moi, le fardeau de déterminer si les circonstances de l’affaire tombaient sous le coup d’une des exceptions de l’arrêt Fraser incombait au SMD. Je veux faire remarquer que les défendeurs ont même laissé entendre que le SMD a tenu compte du critère de l’arrêt Fraser lorsqu’il a confirmé les lettres de réprimande et de directive envoyées aux demandeurs. De plus, l’avocat des défendeurs a maintenu à l’audience que le SMD doit déterminer si la conduite des demandeurs peut être couverte par l’une des exceptions de l’arrêt Fraser.

[96]      En formulant la question qui lui était posée comme ceci : « la question qui m’est soumise consiste à savoir si les limites imposées à votre liberté d’expression par la direction étaient raisonnables et appropriées au vu de votre obligation de loyauté et des circonstances particulières de l’affaire »[50], il me semble que le SMD admet qu’afin de déterminer si les demandeurs ont enfreint leur obligation de loyauté, il doit soupeser leurs intérêts et ceux du gouvernement, c’est-à-dire appliquer le critère de l’arrêt Fraser.

[97]      Dans la même veine, l’avocat des défendeurs soutient que les allégations des demandeurs dans le cadre de l’émission Canada AM étaient si vagues et générales qu’elles ne pouvaient être prouvées. L’avocat soutient que lors de l’émission Canada AM, les demandeurs ont pour l’essentiel lancé des attaques imprécises et difficiles à contester au sujet de la gestion du BMV.

[98]      À ce sujet, je suis d’avis que le SMD n’a pas tenu compte du contexte qui a mené aux commentaires faits publiquement à la télévision nationale et qu’il n’a donc pas procédé à une évaluation équitable et complète des intérêts en présence. En conséquence, je suis d’avis que le SMD a commis une erreur dans l’application du critère de l’arrêt Fraser.

[99]      En fait, pour l’essentiel les demandeurs ont fait des déclarations au sujet du processus d’approbation des médicaments par le BMV. Plus particulièrement, le demandeur Chopra a parlé de leurs préoccupations pour la santé et la sécurité que fait naître l’approbation des hormones de croissance et des antibiotiques. Les demandeurs ont soutenu qu’on exerçait des pressions pour qu’ils approuvent des médicaments dont l’innocuité était douteuse et que Santé Canada ne voulait pas discuter de leurs préoccupations. Dans son examen du caractère raisonnable de la mesure prise par le Ministère en envoyant les lettres de réprimande et de directive, le SMD a presque complètement écarté ce facteur.

[100]   Selon moi, le dossier démontre qu’il y a une preuve suffisante permettant au SMD de conclure que les critiques publiques des demandeurs étaient visées par la première exception du critère de l’arrêt Fraser, savoir la divulgation de politiques mettant en danger la vie, la santé ou la sécurité du public. Un examen des circonstances qui ont mené à l’entrevue à l’émission Canada AM fait ressortir que les allégations portant sur les difficultés au sein du processus d’approbation des médicaments avaient déjà fait l’objet de plusieurs griefs au Ministère.

[101]   Premièrement, je constate que le SMD lui-même a reconnu dans sa lettre que l’avocat des demandeurs avait indiqué, au cours de l’audition du grief, que ceux-ci s’étaient vus forcés de critiquer ouvertement le programme d’approbation des médicaments de Santé Canada du fait que les divers mécanismes internes du Ministère ne s’étaient pas penchés, ou ne l’avaient pas fait correctement, sur les préoccupations que les demandeurs et d’autres avaient soulevées. Au vu de cette remarque, je ne peux accepter l’argument de l’avocat des défendeurs voulant que les demandeurs n’avaient pas soulevé à ce moment-là l’argument que leur critique publique tombait sous le coup de la première exception définie par l’arrêt Fraser.

[102]   Deuxièmement, la preuve au dossier révèle que les préoccupations au sujet des approbations de médicaments vétérinaires et de l’ingérence de la direction ont d’abord été soulevées par des évaluateurs de médicaments du BMV dès décembre 1996 : quatre évaluateurs avaient alors présenté une plainte[51]. Le processus de médiation qui a suivi n’a donné aucun résultat et il s’est soldé par le dépôt d’une série de griefs individuels et collectifs. En fait, il faut rappeler ici que c’est le sous-ministre délégué, M. Alan Nymark, qui avait entendu le grief collectif au dernier palier. Dans sa décision datée du 19 décembre 1997, il avait rejeté le grief collectif en indiquant qu’il révélait un problème de « relations interpersonnelles »[52].

[103]   Troisièmement, les demandeurs ont expédié une lettre au premier ministre, par l’entremise de leur syndicat, l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada. Dans cette lettre, datée du 16 décembre 1997, ils font état de leurs préoccupations au sujet du processus d’approbation des médicaments au sein du BMV et ils demandent la tenue d’une enquête judiciaire sur le fonctionnement de Santé Canada[53]. Je considère qu’il est utile de citer un extrait particulièrement pertinent de cette lettre :

[traduction] Nous croyons que l’objectif de la Loi [la Loi sur les aliments et drogues et son Règlement] est à ce point compromis que la santé des Canadiens peut en souffrir. La direction fait pression sur nos membres pour qu’ils ne tiennent pas compte des critères rigoureux de leur pratique professionnelle, donnant ainsi lieu à des risques inacceptables et inutiles dans le processus d’évaluation des médicaments. Cette exigence inacceptable ne peut profiter qu’aux fabricants de médicaments qui s’assureront ainsi de profits à court terme.

Santé Canada a pour mandat de garantir, au moyen d’évaluations, l’innocuité pour les humains des médicaments et produits chimiques vendus par les fabricants au Canada pour le traitement des animaux de boucherie ou pour la stimulation de leur croissance. Plusieurs rapports dans les médias ces derniers mois ont amené les Canadiens à se poser des questions quant à la capacité du gouvernement de les protéger face à des risques importants pour leur santé. Santé Canada joue un rôle essentiel pour garantir que les Canadiens n’ont pas à composer avec des désastres tels que l’ESB (la maladie de la vache folle). Nous ne pouvons jouer à la « roulette russe » avec la législation qui régit l’inspection des aliments et drogues dans notre pays[54].

[104]   Le dossier contient aussi des éléments de preuve venant corroborer les préoccupations des demandeurs au sujet des risques pour la santé et pour la sécurité liés au processus d’approbation des médicaments.

[105]   Les scientifiques de Santé Canada avaient déjà présenté leurs préoccupations au sujet du processus d’approbation des médicaments devant la Commission des relations de travail dans la fonction publique (la Commission)[55]. Plus particulièrement, plusieurs évaluateurs de Santé Canada avaient présenté un grief contre M. Alan Nymark, le sous-ministre délégué. Dans ce grief, les scientifiques faisaient état de certaines préoccupations, entre autres, au sujet des pressions qu’exerçait la direction du BMV pour les amener à approuver de nouveaux médicaments vétérinaires dont l’innocuité était douteuse[56]. Devant la Commission, l’avocat des scientifiques avait fait valoir qu’il se posait de sérieuses questions de nature scientifique au sujet d’irrégularités dans le processus d’approbation des nouveaux médicaments vétérinaires pour les animaux de boucherie et au sujet de l’ingérence de la part de la direction de Santé Canada et des représentants de l’industrie dans l’évaluation des données scientifiques. L’avocat a aussi fourni une preuve documentaire pour appuyer les préoccupations scientifiques en cause[57].

[106]   Dans sa décision datée du 21 décembre 1998, la Commission a conclu qu’elle n’avait pas compétence pour examiner et évaluer les préoccupations d’ordre scientifique portant sur le processus d’évaluation des médicaments. Toutefois, la Commission a souligné que [traduction] « la preuve démontre qu’il existe des problèmes d’ordre interpersonnel et scientifique troublants au BMV »[58].

[107]   De plus, les préoccupations au sujet du processus d’approbation des médicaments ont été soulignées par le Comité sénatorial permanent de l’agriculture et des forêts (le Comité), qui avait reçu un mandat du Sénat du Canada à la suite de la controverse portant sur le produit vétérinaire STbr (une hormone de croissance). Dans son rapport provisoire, le Comité fait plusieurs recommandations, notamment que le gouvernement évalue le processus d’approbation des médicaments, pour s’assurer qu’il protège pleinement la santé et la sécurité des humains et des animaux. En fait, le Comité a fait état de préoccupations précises quant au processus d’approbation. Il a indiqué notamment qu’il faut permettre aux évaluateurs de médicaments de Santé Canada de faire leur travail sans avoir l’impression que l’industrie ou la direction de Santé Canada les force à approuver des médicaments d’une innocuité douteuse.

[108]   Au vu de cette preuve, non seulement je considère sans fondement la prétention des défendeurs que les allégations des demandeurs sont trop vagues et imprécises pour qu’on les considère comme des allégations légitimes de l’existence d’un danger pour la santé selon la première exception à l’obligation de loyauté énoncée dans l’arrêt Fraser, mais je suis d’avis que le SMD a commis une erreur en déclarant que la conduite des demandeurs était une critique publique inappropriée de la direction. À mon avis, la conduite des demandeurs, lorsqu’elle est replacée dans le contexte des incidents antérieurs, constitue une exception à l’obligation de loyauté en common law telle que définie dans l’arrêt Fraser. Bien que les déclarations des demandeurs fassent ressortir leur frustration, elles soulèvent, ce qui est plus important, une préoccupation légitime d’intérêt public au sujet de l’efficacité de la procédure d’approbation des médicaments au sein du BMV.

[109]   De plus, la critique ouverte présentée à la télévision nationale n’a pas été la première démarche entreprise pour qu’on examine la question de la sécurité et de l’efficacité du processus d’approbation des médicaments. Les demandeurs avaient cherché de plusieurs façons à obtenir qu’on examine leurs préoccupations à l’interne, sans succès.

[110]   De plus, dans sa description de l’obligation de loyauté des demandeurs, le SMD n’a pas tenu compte de la preuve au dossier relative aux préoccupations des demandeurs portant sur le processus d’approbation des médicaments de Santé Canada. Pourtant, sa lettre indique qu’il a tenu compte d’un incident se rapportant à des commentaires que le demandeur Chopra avait faits aux médias en décembre 1997[59].

[111]   En ce qui concerne l’évaluation faite par le SMD de l’équilibre nécessaire et approprié à établir entre la liberté d’expression des demandeurs et l’obligation de loyauté des fonctionnaires, je suis d’avis que le SMD n’aurait pas dû conclure que la limite fixée à la liberté d’expression des demandeurs par la direction était raisonnable et appropriée au vu de leur obligation de loyauté et des circonstances de l’affaire. Je considère qu’il n’a pas procédé à une évaluation équitable et complète du droit des demandeurs, en tant que membres du public canadien, de s’exprimer sur une question importante d’intérêt public. La décision du SMD est rédigée en partie comme suit :

[traduction] Le fait de reconnaître qu’il y a lieu de trouver le juste équilibre entre la liberté d’expression et l’obligation de loyauté d’un fonctionnaire équivaut à reconnaître que la liberté d’expression n’est pas absolue. Cela veut dire que les fonctionnaires n’ont pas licence de critiquer ouvertement et de façon déraisonnable la façon par laquelle les ministères et agences du gouvernement exercent leurs responsabilités. Des limites raisonnables peuvent être fixées à leur liberté d’expression, y compris celles qui sont comprises dans l’obligation de loyauté d’un employé et dans la responsabilité de tout fonctionnaire de se décharger de ses responsabilités de façon équitable et impartiale.

Les fonctionnaires, comme tous les autres Canadiens, jouissent de la liberté d’expression et ils peuvent participer à la discussion publique sur des questions d’intérêt public. Toutefois, ce faisant les fonctionnaires doivent tenir compte des limites qui leur sont imposées par la nature de leur emploi. En tant qu’évaluateur principal en matière de médicaments, il est important que vos actions ne remettent pas en question votre capacité d’agir impartialement, ou la perception du public à ce sujet. Vous ne devriez pas tirer avantage de votre situation pour exprimer ouvertement et de façon déraisonnable, dans les médias, votre opposition à la façon dont le ministère exerce ses responsabilités en vertu de la Loi sur les aliments et drogues[60].

[112]   Cela indique que le SMD n’a pas envisagé la possibilité que les déclarations des demandeurs puissent constituer une question d’intérêt public. En mettant l’accent surtout sur l’obligation de loyauté des demandeurs envers leur employeur, le SMD n’a pas examiné quel était le droit d’expression des demandeurs sur une question d’intérêt public lorsque les recours internes n’avaient eu aucun résultat. En règle générale, je suis d’avis que la critique ouverte sera justifiée lorsqu’une tentative raisonnable de résoudre la question à l’interne n’a eu aucun résultat.

[113]   Les déclarations des demandeurs portent essentiellement sur leurs préoccupations au sujet du processus d’évaluation des médicaments au sein du BMV et sur la menace à la santé publique. Le mandat de la Direction générale de la protection de la santé est de protéger la santé et la sécurité des Canadiens en appliquant la Loi sur les aliments et drogues. Par conséquent, dans leur rôle d’évaluateurs, les demandeurs sont chargés de conduire des évaluations objectives et scientifiques des nouvelles demandes d’approbation de médicaments vétérinaires, pour s’assurer que ces nouveaux médicaments répondent aux exigences de sécurité pour le public énoncées dans la législation.

[114]   Rien dans la preuve n’indique que leurs déclarations auraient eu un impact négatif sur leur capacité de se décharger de leurs responsabilités d’évaluateurs. En fait, les demandeurs n’ont pas été congédiés. De plus, il est clair que la critique publique que les demandeurs ont faite du processus d’approbation des médicaments n’était pas motivée par des considérations de profit personnel. Ils ont fait leurs déclarations publiques pour qu’on corrige les problèmes liés au processus d’examen des médicaments. De plus, nonobstant le climat de travail assez troublé qui semble avoir prévalu au BMV depuis plusieurs années[61], rien dans la preuve n’indique que les déclarations des demandeurs auraient causé des conflits avec leurs collègues ou porté atteinte à la réputation du BMV.

[115]   Finalement, je suis d’avis que le SMD a commis une erreur en concluant que la directive comprise dans la lettre de réprimande de « s’abstenir de tout contact non autorisé avec les médias » n’est pas une négation totale de la liberté d’expression des demandeurs.

[116]   La directive de ne pas entrer en relation avec les médias sans autorisation impose une interdiction totale de communiquer avec eux en l’absence d’une autorisation de la direction. À mon avis, en confirmant cette directive, le SMD indique qu’il n’accepte pas les exceptions à l’obligation de loyauté énoncées dans l’arrêt Fraser. À ce sujet, je considère qu’il est pertinent de citer un extrait d’une décision d’arbitrage en milieu de travail de la Colombie-Britannique, portant sur le congédiement de deux agents de correction principaux à l’emploi des Services correctionnels du gouvernement de la Colombie-Britannique. Les congédiements sont intervenus après que les deux agents en question eurent critiqué les opérations des services correctionnels lors de plusieurs apparitions à la télévision :

[traduction] […] il y a plusieurs dimensions à l’obligation de loyauté d’un employé dans le contexte d’une critique publique de son employeur. On s’attend à ce qu’un employé accorde à son employeur sa loyauté et sa discrétion, et qu’il le serve en toute bonne foi et avec fidélité. À l’inverse, un employé ne satisfait pas à son obligation de loyauté s’il accomplit délibérément un acte qui cause un préjudice, ou peut causer un préjudice, aux intérêts ou à la réputation de son employeur. Lorsqu’il s’agit de la critique publique de l’employeur, l’obligation de fidélité n’impose pas un bâillon à un employé qui l’empêcherait de faire des déclarations qui pourraient critiquer son employeur. Un employé n’est pas tenu dans toute circonstance de suivre le conseil de Cervantes, « une bouche fermée n’avale pas de mouches ». L’obligation de fidélité ne veut pas dire que les Daniel Ellsberg et Karen Silkwood de ce monde doivent rester silencieux lorsqu’ils découvrent que des méfaits ont été commis sur les lieux de leur travail. Ni l’intérêt public ni les intérêts à long terme de l’employeur n’y gagneront si ces employés, de peur de perdre leur emploi, sont trop intimidés pour informer les personnes qui peuvent apporter une solution aux méfaits qui sont commis sur les lieux de leur travail[62].

[117]   Le SMD semble donner à entendre que la seule façon acceptable de procéder est de soulever une question à l’interne. Il ne reconnaît donc pas qu’il y ait une possibilité d’entrer en rapport avec les médias dans des circonstances exceptionnelles, lorsque les recours internes n’ont eu aucun succès. Cela ressort de ses tous derniers commentaires :

[traduction] Au cours de l’audience, Mme Allen a fait état de vos préoccupations au sujet de certains aspects du processus d’examen des médicaments que vous voudriez voir examiner. Je vous encourage à soulever cette question avec le directeur du Bureau des médicaments vétérinaires ou, si vous le préférez, vous pouvez traiter de cette question directement avec M. Ian Shugart. Comme vous le savez, ce dernier effectue l’examen du processus de gestion des risques et de la politique scientifique du Ministère[63].

[118]   Une interdiction totale de tout contact avec les médias ne prend pas en compte les exceptions définies dans l’arrêt Fraser. Selon moi, le fait d’empêcher les demandeurs de s’adresser aux médias en cas de préoccupations légitimes quant à la sécurité et à la santé causées par des politiques de Santé Canada est déraisonnable.

[119]   Les scientifiques ont eu raison de s’adresser aux médias. J’accepte que la preuve démontre que leur situation relève de la première exception de l’arrêt Fraser et qu’ils n’auraient pas dû recevoir de réprimande ou de directive restrictive du fait qu’ils avaient transmis des renseignements au sujet du processus contesté d’approbation des médicaments au sein du BMV.

[120]   En résumé, la Cour conclut que :

L’obligation de loyauté en common law, telle qu’elle est définie dans l’arrêt Fraser, laisse suffisamment de place à la liberté d’expression garantie par la Charte et constitue donc une limite raisonnable au sens de l’article premier de la Charte.

Lorsqu’une affaire constitue une question légitime d’intérêt public et exige un débat public, l’obligation de loyauté n’est pas si absolue qu’elle viendrait interdire toute divulgation publique par un fonctionnaire. L’obligation de loyauté en common law n’impose pas le silence total.

La proportionnalité est garantie par la possibilité qu’on recherche l’équilibre entre les intérêts divergents, savoir l’intérêt du gouvernement au maintien d’une fonction publique impartiale et efficace et celui d’un employé d’informer le public de tout méfait, ainsi que le droit du public d’être informé de tout méfait. Dans les cas qui tombent sous les exceptions de l’arrêt Fraser, l’intérêt public prime l’objectif d’une fonction publique impartiale et efficace.

Pour l’essentiel, les demandeurs ont fait des déclarations au sujet du processus d’approbation des médicaments au sein du Bureau des médicaments vétérinaires. Plus particulièrement, les demandeurs ont fait connaître leurs préoccupations quant à la santé et à la sécurité que leur causait l’approbation des hormones de croissance et des antibiotiques. Ils ont aussi soutenu qu’on exerçait des pressions sur eux pour qu’ils accordent leur approbation à des médicaments d’une innocuité douteuse, et que Santé Canada n’était pas disposé à prendre leurs préoccupations en compte. Les déclarations publiques faites par les défendeurs démontrent leur frustration; toutefois, elles font ressortir une préoccupation légitime d’intérêt public au sujet de l’efficacité du processus d’approbation des médicaments au sein du Bureau des médicaments vétérinaires.

Ce qui est plus important encore, c’est que la critique publique diffusée à la télévision nationale n’était pas la première démarche qu’ils faisaient pour qu’on se penche sur la question de la sécurité et de l’efficacité du processus d’approbation des médicaments. Les demandeurs ont tenté à plusieurs occasions d’obtenir qu’on examine leurs préoccupations à l’interne, sans succès. En règle générale, la critique publique sera justifiée lorsque des tentatives raisonnables de régler la question à l’interne n’ont pas été couronnées de succès.

Le sous-ministre délégué n’a presque pas tenu compte de ce facteur dans l’examen qu’il a effectué pour déterminer si la mesure prise par le Ministère en envoyant la lettre de réprimande et de directive était raisonnable.

Le sous-ministre délégué du ministère de la Santé nationale et du Bien-être social n’a pas tenu compte du contexte qui a mené aux commentaires faits publiquement à la télévision nationale et il n’a pas procédé à une évaluation équitable et complète des intérêts en cause. Il a donc commis une erreur dans l’application du critère de l’arrêt Fraser.

DISPOSITIF

[121]   Pour les motifs précités, la demande de contrôle judiciaire est accueillie avec dépens. La décision du sous-ministre délégué est annulée et la question lui est renvoyée pour qu’il examine les griefs des demandeurs en conformité des motifs de la Cour.



[1]  Lorsqu’il y aura lieu de faire une distinction entre les demandeurs, je parlerai du demandeur Chopra et de la demanderesse Haydon.

[2]  Dans le cas de la demanderesse Haydon, elle a reçu une « lettre de directive ».

[3]  Les responsabilités de la demanderesse Haydon consistent à évaluer les résultats des essais cliniques d’efficacité et les études pertinentes, ainsi que les études visant la sécurité des produits pour les animaux. Elle est aussi chargée de proposer des textes d’étiquetage pour garantir que les nouveaux médicaments sont conformes aux exigences de la Loi sur les aliments et drogues et de son Règlement en matière de sécurité pour les humains.

[4]  L.R.C. (1985), ch. P-35.

[5]  Voir la transcription de l’entrevue à l’émission Canada AM, dossier du demandeur Chopra, vol. I, aux p. 36 à 40.

[6]  Ibid., à la p. 36.

[7]  Ibid., aux p. 36 et 37.

[8]  Ibid., à la p. 38.

[9]  Dossier du défendeur, aux p. 6 et 7.

[10]  Dossier du demandeur Chopra, vol. I, onglet 3, aux p. 41 à 43.

[11]  Lettre de réprimande, dossier du demandeur Chopra, vol. I, onglet 3, à la p. 42.

[12]  Ibid.

[13]  Dossier de la demanderesse Haydon, vol. I, onglet 3, aux p. 31 et 32.

[14]  Précitée, note 4, art. 91.

[15]  Dossier du demandeur Chopra, vol. I, onglet 3, à la p. 44.

[16]  Dossier de la demanderesse Haydon, vol. I, onglet 3, à la p. 33.

[17]  Dossier du demandeur Chopra, vol. I, onglet 3, à la p. 46; dossier de la demanderesse Haydon, vol. I, onglet 3, à la p. 35.

[18]  Dossier du demandeur Chopra, vol. I, onglet 3, aux p. 62 à 64; dossier de la demanderesse Haydon, vol. I, onglet 3, aux p. 52 et 53.

[19]  Qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44].

[20]  La Reine c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103.

[21]  [1985] 1 C.F. 85 (C.A.), aux p. 89 et 90.

[22]  [1985] 2 R.C.S. 455.

[23]  R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933, aux p. 978 et 979.

[24]  Voir le par. 43.

[25]  Précitée, note 4, art. 92 et 96(3).

[26]  [1996] 1 R.C.S. 825, aux p. 850 et 851.

[27]  Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-33, art. 23 et ann. III.

[28]  Précité, note 22.

[29]  Ibid., aux p. 457 et 458.

[30]  Précité, note 23, à la p. 968. Voir aussi Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130, aux p. 1164 à 1166.

[31]  Swain, à la p. 978.

[32]  Voir SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573, à la p. 590.

[33]  Précité, note 20.

[34]  Article premier de la Charte, précité, note 19.

[35]  ;Osborne c. Canada (Conseil du Trésor), [1991] 2 R.C.S. 69, à la p. 96.

[36]  Ibid., aux p. 96 et 97.

[37]  [1992] 2 R.C.S. 606.

[38]  Ibid., à la p. 643.

[39]  Précité, note 35, à la p. 97.

[40]  Ibid., à la p. 97.

[41]  L.R.C. (1985), ch. P-33.

[42]  Précité, note 22, à la p. 471.

[43]  Ibid., à la p. 470.

[44]  Ibid., à la p. 466.

[45]  Commission de réforme du droit de l’Ontario, Report on Political Activity, Public Comment and Disclosure by Crown Employees (Toronto : Ministère du procureur général, 1986), à la p. 325.

[46]  391 U.S. 563 (1968).

[47]  « Whistleblowing in the Public Sector and the ECHR », [1997] Public Law 594, à la p. 595.

[48]  Supra, note 45, à la p. 324.

[49]  Lettre de réprimande, dossier du demandeur Chopra, vol. I, onglet 3, à la p. 63.

[50]  Ibid.

[51]  Voir la plainte fondée sur l’art. 23 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, dossier du demandeur Chopra, vol. I, onglet 4, à la p. 253.

[52]  Ibid., à la p. 254.

[53]  Dossier du demandeur Chopra, vol. II, onglet 5, aux p. 451 et 452.

[54]  Ibid., à la p. 451. Le ministre de la Santé a répondu à cette lettre six mois plus tard, le 29 juin 1998. (La Cour prend note du fait que la lettre de réprimande envoyée au demandeur Chopra est aussi datée du 29 juin 1998.)

[55]  Il appert que la plainte présentée à la Commission a été déposée avant la tenue de l’entrevue à l’émission Canada AM, puisque le demandeur Chopra y fait référence à une audition en septembre devant « la Commission des relations de travail de la fonction publique fédérale ».

[56]  Plainte fondée sur l’art. 23 [mod. par L.C. 1992, ch. 54, art. 40] de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, précité, note 4, dossier du demandeur Chopra, vol. I, onglet 4, aux p. 251 à 253.

[57]  Ibid.

[58]  Ibid., aux p. 282 et 283.

[59]  Décision du SMD, dossier du demandeur Chopra, vol. I, onglet 3, à la p. 63.

[60]  Ibid., aux p. 62 et 63.

[61]  Voir, par ex., au vol. I du dossier du demandeur Chopra, le rapport final de l’examen stratégique effectué par Price-Waterhouse, daté du 31 juillet 1996, aux p. 144 et suivantes, et le Workplace Assessment for the Bureau of Veterinary Drugs (rapport d’évaluation du lieu de travail) préparé par KPMG, daté de mai 1998, aux p. 214 et suivantes.

[62]  Ministry of the Attorney-General, Corrections Branch and British Columbia Government Employees’ Union, Re (1981), 3 L.A.C. (3d) 140 (C.-B.), aux p. 162 et 163.

[63]  Décision du SMD, dossier du demandeur Chopra, vol. I, onglet 3, à la p. 64.

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