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A-680-01

2003 CAF 40

Sa Majesté la Reine (appelante)

c.

Rose Bear (intimée)

Répertorié: Bear c. Canada (Procureur général) (C.A.)

Cour d'appel, juges Strayer, Nadon et Evans, J.C.A.-- Vancouver, 14 novembre 2002; Ottawa, 27 janvier 2003.

Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Droits à l'égalité -- La Couronne interjette appel d'un jugement rendu par la Section de première instance déclarant que certaines dispositions du Régime de pensions du Canada (RPC) contrevenaient à l'art. 15 de la Charte -- L'intimée est une Indienne dont les revenus étaient exonérés d'impôt parce qu'elle travaillait dans une réserve -- Le ministre avait refusé de permettre à l'intimée de verser rétroactivement des cotisations au RPC -- Question en litige: l'interdiction de cotiser au RPC entre 1966 et 1988 constituait-elle de la discrimination en violation de l'art. 15(1) de la Charte? -- Nature, historique de la Loi sur le RPC, raison pour laquelle certains Indiens étaient exonérés de cotisation -- À la suite de l'entrée en vigueur de l'art. 15 de la Charte, les Indiens ayant des revenus exonérés d'impôts ont reçu la permission d'adhérer au RPC -- La Section de première instance a conclu qu'il y avait discrimination fondée sur la race, que la législation contestée n'est pas justifiée en vertu de l'art. premier de la Charte -- Appel accueilli -- L'arrêt Law c. Canada est l'arrêt de principe dans lequel on trouve des lignes directrices sur l'interprétation de l'art. 15(1) de la Charte -- L'art. 12(1) du RPC lu en corrélation avec la Loi de l'impôt sur le revenu et la Loi sur les Indiens établit une distinction entre l'intimée et les autres travailleurs -- Distinction fondée sur la race en contravention de l'art. 15(1) -- Question la plus difficile: la différence de traitement était-elle réellement de la discriminatoire? -- L'objet de l'art. 15(1): la préservation de la dignité humaine -- Le critère est à la fois objectif et subjectif -- Selon la Cour suprême, faute de preuve, le juge peut procéder à l'analyse en se fiant à son intuition -- Le mot «dignité» ne figure nulle part dans la Charte -- Il n'est pas vrai que toute atteinte à la dignité de la personne constitue une forme de discrimination interdite -- L'art. 15(1) ne visait pas à éradiquer toutes les atteintes à la dignité humaine, à faire disparaître toute différence de traitement des diverses catégories de personnes visées par des programmes sociaux de justice distributive -- Le «problème» que visait à corriger l'adoption de la Charte: les atteintes les plus flagrantes et les plus graves portées aux droits à l'égalité par des dispositions législatives habituellement édictées dans un but qui comportait de telles conséquences -- La dignité humaine essentielle doit être protégée -- L'intimée prétend que le fait qu'elle reçoit des prestations d'assistance sociale (Sécurité de la vieillesse) mine sérieusement ses sentiments de dignité personnelle -- Son avocat a soutenu que le stéréotype des Indiens est renforcé -- Discussion sur le choix du groupe de comparaison approprié -- L'exemption d'impôt ne constitue pas un «désavantage historique» -- Il était loisible à l'intimée de travailler à l'extérieur de la réserve et de joindre les rangs du groupe de comparaison -- Il importe peu que dans certains cas la capacité d'exercer un choix puisse être illusoire -- Il n'y a pas d'éléments de preuve qui appuient la thèse que la loi avait pour objet de saper la dignité des Indiens -- Le législateur fédéral ne porte pas atteinte à la dignité de certains Indiens inscrits en optant pour une loi et un mécanisme administratif d'impôt sur le revenu pour mettre sur pied un RPC -- Le climat politique qui régnait en 1965 doit être pris en compte -- Le RPC ne recueillait pas alors l'assentiment universel de la population -- La réception de prestations de SV n'est pas dégradante car même le Premier ministre et certains juges sont admissibles.

Déclaration des droits -- La C.A.F. a renversé la décision rendue par la Section de première instance selon laquelle l'exclusion du RPC entre 1966 à 1988 des Indiens travaillant dans des réserves et ayant des revenus exonérés d'impôts contrevenait à l'art. 1b) de la Déclaration canadienne des droits -- Les arrêts que la Cour suprême a rendus après l'arrêt Drybones démontrent que l'art. 1b), contrairement au 14e amendement de la Constitution des États-Unis, ne garantit pas le droit à la protection égale de la loi -- Il ne garantit que l'égalité dans l'administration de la loi par la police, les tribunaux -- L'intimée ne bénéficie d'aucun recours en vertu de la Déclaration des droits car la loi n'est pas appliquée différemment dans son cas -- La volonté politique de garantir l'égalité devant la loi et d'assurer la protection égale de la loi s'est matérialisée sur le plan constitutionnel avec l'adoption de la Charte.

Pensions -- Régime de pensions du Canada -- La Couronne interjette appel d'un jugement rendu par la Section de première instance déclarant que certaines dispositions du RPC contrevenaient à la Charte et à la Déclaration des droits -- Question en litige: l'interdiction de cotiser au RPC entre 1966 et 1988 qui frappait les personnes ayant des revenus exonérés d'impôts (Indiens travaillant dans une réserve) était-elle invalide? -- Explications sur la nature du RPC -- Corrélation avec la Loi de l'impôt sur le revenu et la Loi sur les Indiens -- La loi sur le RPC a été fondée sur des considérations administratives et politiques -- En 1965, il n'y avait pas de consensus chez les Indiens à savoir s'ils devaient être assujettis au RPC -- Effet de l'art. 15 de la Charte sur la situation -- Les Indiens ayant des revenus exonérés d'impôts peuvent désormais cotiser au RPC -- Le ministre n'a pas permis à l'intimée de cotiser rétroactivement -- Le juge de première instance a eu raison de déclarer que la disposition contestée créait une distinction qui repose sur la race, et ce, en contravention de la Charte -- Cette distinction n'est cependant pas fondée sur l'application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe -- L'art. 15 de la Charte ne visait pas à éradiquer les différences de traitement des diverses catégories de personnes visées par des programmes sociaux de justice distributive -- Le fait que l'intimée ait accumulé moins de prestations de retraite de sorte qu'elle devra s'en remettre à des prestations d'assistance sociale (Sécurité de la vieillesse) ne devrait pas miner sa dignité: même le Premier ministre et certains juges sont admissibles -- L'objet du RPC n'était pas de saper la dignité des Indiens -- Il existait des raisons valables de faire coïncider la définition de revenu admissible en fonction duquel les cotisations devaient être versées au RPC avec les définitions que l'on trouve dans la Loi de l'impôt sur le revenu -- Les facteurs contextuels qui existaient en 1965 doivent être pris en compte: le RPC ne recueillait pas l'assentiment universel de la population et des Indiens -- Il est discutable de prétendre que les Indiens jouissent d'une plus grande autonomie parce qu'ils ne sont pas obligés de cotiser au RPC -- La Déclaration des droits est inapplicable, la loi n'ayant pas été appliquée différemment dans le cas de l'intimée.

Peuples autochtones -- Taxation -- Indienne travaillant dans une réserve dont les revenus étaient exonérés d'impôt -- Il lui était interdit de cotiser au RPC entre 1966 et 1988 -- Cela contrevenait-il à l'art. 15(1) de la Charte et à l'art. 1b) de la Déclaration canadienne des droits? -- En vertu de l'art. 87 de la Loi sur les Indiens, les biens meubles d'un Indien situé sur une réserve sont exemptés de taxation -- À l'époque où le RPC est entré en vigueur, il n'y avait pas de consensus parmi les Indiens au sujet de l'opportunité d'assujettir les travailleurs indiens au RPC -- Après l'adoption de l'art. 15 de la Charte, les Indiens ayant des revenus exonérés d'impôts ont obtenu le droit de cotiser au RPC -- L'intimée s'est vu refuser l'autorisation de cotiser rétroactivement au RPC -- Le juge de première instance a eu raison de conclure que la loi établissait une distinction fondée sur la race mais que la différence de traitement ne constituait pas de la discrimination au sens fondamental -- La distinction n'était pas fondée sur l'application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe -- Le choix de groupe de comparaison qu'a fait l'intimée ne tient pas compte de la diversité des traits, de l'histoire et de la situation des membres du groupe de comparaison -- L'exemption fiscale dont bénéficient les Indiens ne constitue pas un «désavantage historique» -- Cet avantage fait état d'une obligation envers les peuples autochtones dont la Couronne a reconnu l'existence depuis la signature de la Proclamation royale de 1763 -- L'intimée aurait pu joindre les rangs du groupe de comparaison en se trouvant un emploi à l'extérieur de la réserve -- Il appartient à l'Indien de décider s'il désire bénéficier du système de protection que constitue la réserve ou s'il veut s'intégrer davantage dans l'ensemble du monde des affaires -- Le RPC n'a pas pour objet de saper la dignité des Indiens -- La disposition contestée du RPC ne porte pas atteinte à la dignité humaine de l'intimée -- La Déclaration des droits est inapplicable, la loi n'ayant pas été appliquée différemment dans le cas de l'intimée.

Impôt sur le revenu -- Exemptions -- L'interdiction de cotiser au RPC qui frappait des Indiens travaillant dans une réserve et dont les revenus étaient exonérés d'impôts, contrevenait-elle à l'art. 15 de la Charte ou à la Déclaration canadienne des droits? -- En vertu de l'art. 81(1)a) de la Loi de l'impôt sur le revenu, une somme exonérée de l'impôt sur le revenu par toute autre loi fédérale n'est pas incluse dans le calcul du revenu d'un contribuable -- En vertu de l'art. 87 de la Loi sur les Indiens, les biens meubles d'un Indien situés sur une réserve sont exemptés de taxation -- Les cotisations au RPC ne pouvaient être calculées d'après les revenus exonérés d'impôts des Indiens et ces derniers ne pouvaient être forcés de cotiser au RPC -- Ce n'est que lorsque que l'art. 15 de la Charte a été adopté que les Indiens ayant des revenus exonérés d'impôts ont été autorisés à cotiser au RPC -- La Couronne prétend que la possibilité de cotiser au RPC a été refusée à l'intimée non pas en raison d'une caractéristique personnelle (race) mais plutôt parce qu'elle n'avait aucun revenu imposable au sens de la Loi de l'impôt sur le revenu -- L'exemption fiscale dont bénéficient les Indiens est un avantage et non pas un «désavantage historique» -- Il existait des raisons valables de faire coïncider la définition du revenu admissible en fonction duquel les cotisations devaient être versées au RPC avec les définitions du revenu que l'on trouve dans la Loi de l'impôt sur le revenu -- Le choix qu'a fait le législateur en optant pour une loi et un mécanisme administratif d'impôt sur le revenu pour mettre sur pied le RPC ne constitue pas une atteinte à la dignité de certains Indiens.

La Cour statue sur l'appel d'un jugement rendu par la Section de première instance, qui était saisie d'une demande de contrôle judiciaire visant une décision par laquelle un représentant du ministre du Revenu national avait refusé de permettre à l'intimée de verser rétroactivement des cotisations au Régime de pensions du Canada (le RPC). La question en litige est celle de savoir si l'interdiction de cotiser au RPC qui, entre 1966 et 1988, frappait les personnes dont les revenus étaient exonérés d'impôts--tels que les Indiens travaillant dans une réserve--constituait de la discrimination envers ces personnes, en violation du paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés ou de l'alinéa 1b) de la Déclaration canadienne des droits.

Le RPC est entré en vigueur en 1965. Il s'agit d'une loi fédérale qui a créé un régime national de pensions par capitalisation partielle (sauf dans le cas du Québec, qui instituait au même moment son propre régime) qui obligeait les employeurs et les employés, de même que les travailleurs autonomes non liés par un contrat de travail, à cotiser à parts égales à ce régime. En vertu de l'alinéa 81(1)a) de la Loi de l'impôt sur le revenu, une somme exonérée de l'impôt sur le revenu par toute autre loi fédérale n'est pas incluse dans le calcul du revenu d'un contribuable. L'article 87 de la Loi sur les Indiens prévoit que les biens meubles d'un Indien situés sur une réserve sont exemptés de taxation. Par conséquent, bien que le RPC n'exclue pas expressément les Indiens de son champ d'application, ses dispositions ont pour effet de baser le calcul des cotisations au RPC sur le revenu défini et calculé à la Loi de l'impôt sur le revenu. Les cotisations au RPC ne pouvaient être calculées d'après les revenus exonérés d'impôts des Indiens et ces derniers ne pouvaient être forcés de cotiser au RPC. Le revenu gagné par un Indien dans une réserve est exonéré d'impôts en vertu de l'article 87 de la Loi sur les Indiens.

Le gouvernement du Canada était conscient que les Indiens travaillant dans une réserve ne seraient pas visés par le Régime mais la loi était fondée sur des considérations administratives et politiques. De plus, il n'y avait pas de consensus parmi les Indiens au sujet de l'opportunité d'assujettir les travailleurs indiens au RPC. Mais à la suite de l'entrée en vigueur de la Charte, en particulier l'article 15 (droits à l'égalité), des mesures ont été prises pour permettre aux Indiens ayant des revenus exonérés d'impôts d'adhérer à titre individuel et de leur plein gré au RPC. À cette fin, le paragraphe 6(2) du RPC a été modifié par l'insertion d'un alinéa faisant de l'emploi exonéré d'impôts par un Indien un «emploi excepté», c'est-à-dire soustrayant explicitement cet emploi aux «emplois ouvrant droit à pension» au sens du RPC et conférant au gouverneur en conseil le pouvoir d'ajouter ce type d'«emploi excepté» à la liste des «emplois ouvrant droit à pension» au sens du RPC. En décembre 1988, des modifications ont été apportées au Règlement sur le Régime de pensions du Canada afin de prévoir des dispositions concernant l'exercice du choix et la perception des cotisations.

L'intimée travaille pour une Première nation depuis 1966 et, en 1987, a demandé de pouvoir cotiser au RPC en fonction des revenus non imposables qu'elle avait gagnés dans la réserve. Sa demande a été refusée. En 1989, par suite du choix exercé par son employeur en son nom, l'intimée et son employeur ont commencé à cotiser au RPC. En 1992, l'intimée a demandé d'être autorisée à cotiser rétroactivement au Régime pour la période allant de 1966 à la fin de 1988. Elle a été informée qu'il ne lui était pas permis de cotiser rétroactivement. L'intimée a déposé un avis de demande de contrôle judiciaire dans lequel elle demandait notamment à la Cour de déclarer que le Régime de pensions du Canada contrevenait aux articles 6 et 15 de la Charte et à l'article premier de la Déclaration des droits, de présumer que son emploi était un «emploi ouvrant droit à pension» depuis 1966, de l'autoriser à cotiser rétroactivement au Régime et de condamner la défenderesse à lui verser des dommages-intérêts en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte.

Le juge de première instance a conclu que la demanderesse n'avait pas droit à une réparation au titre de la Charte avant le 17 avril 1985, date à laquelle l'article 15 est entré en vigueur. L'exclusion effective du RPC des Indiens travaillant dans des réserves constituait une mesure discriminatoire fondée sur la race. La contravention à la Charte ne peut être justifiée en vertu de l'article premier. Le juge de première instance a déclaré que les dispositions contestées contrevenaient à l'alinéa 1b) de la Déclaration des droits. Le versement de dommages-intérêts est la seule réparation sollicitée qui n'a pas été accordée.

L'appelante invoque les moyens suivants au soutien de l'appel qu'elle interjette de cette décision: les dispositions du RPC en vigueur avant 1989 ne portaient pas atteinte à l'article 15 de la Charte; l'on ne devrait pas appliquer la Charte rétroactivement; toute atteinte à l'article 15 est justifiable en vertu de l'article premier de la Charte; de toute façon, les réparations accordées ne conviennent pas.

Arrêt: l'appel doit être accueilli et les dépens adjugés à l'appelante tant en appel qu'en première instance.

Compte tenu du nombre croissant de facteurs dont, selon la jurisprudence de la Cour Suprême, il faut tenir compte, la question la plus épineuse soulevée dans le présent appel est de savoir si le paragraphe 15(1) de la Charte a été violé. L'arrêt de principe dans lequel on trouve des lignes directrices sur l'application de cette disposition est l'arrêt Law c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration).

1) La disposition contestée--le paragraphe 12(1) du RPC--lue en corrélation avec les dispositions pertinentes de la Loi de l'impôt sur le revenu et de la Loi sur les Indiens, établit une distinction entre l'intimée et les autres travailleurs canadiens.

2) La deuxième question est celle de savoir si le demandeur a subi un traitement différent en raison d'un ou de plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues. La Couronne soutient que la possibilité de cotiser au RPC a été refusée à l'intimée non pas en raison d'une caractéristique personnelle telle que la race, mais plutôt parce qu'elle n'avait aucun «revenu» imposable au sens de la Loi de l'impôt sur le revenu. Toutefois, il y a lieu de faire remarquer que la demanderesse n'avait pas le droit d'adhérer au RPC en raison d'une combinaison de facteurs, en l'occurrence le fait qu'elle était une Indienne et le fait qu'elle gagnait son revenu dans une réserve. Par conséquent, le juge de première instance ne s'est pas trompé en affirmant que la distinction dont l'intimée se plaint en l'espèce repose sur une distinction fondée sur la race, distinction qui est interdite par le paragraphe 15(1) de la Charte. Si l'intimée n'était pas une Indienne, même si elle travaillait dans une réserve, elle aurait non seulement eu droit de cotiser au RPC mais elle aurait été obligée de le faire.

3) La question la plus difficile est celle de savoir si la différence de traitement fondé sur la race était réellement discriminatoire. Le tribunal est invité à déterminer si la distinction reprochée est fondée sur «l'application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe». Dans l'arrêt Law, on a décidé que l'objectif général du paragraphe 15(1) était «la préservation de la dignité humaine». Le critère permettant de déterminer si la dignité d'un demandeur a été bafouée par une loi en violation du paragraphe 15(1) de la Charte est à la fois objectif et subjectif. Il ressort de la jurisprudence de la Cour suprême que, faute de preuve (ce qui est habituellement le cas), le juge peut avec confiance procéder à cette analyse en se fiant à son intuition. Il est frappant de constater que le mot «dignité» ne figure nulle part dans la Charte. On doit prendre garde de ne pas tomber dans un faux syllogisme en concluant que, parce que tous les actes discriminatoires interdits par le libellé du paragraphe 15(1) ont pour effet de porter atteinte à la dignité des personnes qui en sont victimes, en conséquence, toute atteinte à la dignité de la personne constitue une forme de discrimination interdite. Suivre une telle logique aurait pour effet de banaliser les grands objectifs de la Charte. Ce paragraphe ne visait pas à éradiquer toutes les atteintes à la dignité humaine en général ou en particulier à faire disparaître toute différence de traitement des diverses catégories de personnes visées par des programmes sociaux de justice distributive. La Charte visait plutôt à réparer les atteintes plus flagrantes et plus graves portées aux droits à l'égalité par des dispositions législatives qui étaient habituellement édictées dans un but qui comportait de toute évidence de telles conséquences. Le paragraphe 15(1) a pour objet d'empêcher toute atteinte à la dignité humaine essentielle.

L'intimée a déposé un affidavit devant la Section de première instance dans lequel elle affirme que ses sentiments de valeur et de dignité personnelle étaient sérieusement minés par le fait qu'elle avait accumulé moins de prestations de retraite que les autres travailleurs canadiens, de sorte qu'elle devra s'en remettre à des prestations d'assistance sociale telles que celles de la sécurité de la vieillesse. On a soutenu que cette conclusion renforce le stéréotype que les Indiens sont incapables de pourvoir à leur sécurité future. Les dissemblances entre les deux groupes de comparaison (les Indiens qui gagnent leur revenu dans des réserves et les «autres Canadiens qui travaillent») sont plus prononcées que ce que l'intimée suppose. Son groupe de comparaison ne tient pas adéquatement compte de la diversité des traits, de l'histoire et de la situation des membres du groupe de comparaison auquel elle appartient. On peut qualifier son groupe comme étant composé d'«Indiens inscrits gagnant un revenu exonéré d'impôts dans une réserve». L'exemption fiscale ne constitue pas un «désavantage historique». Elle est plutôt un avantage lié à la protection des Indiens sur les terres qui leur sont réservées et fait état d'une obligation dont la Couronne a reconnu l'existence tout au moins depuis la signature de la Proclamation royale de 1763. Le fait que l'intimée a bénéficié de cette exemption rend son groupe de comparaison différent de celui des «autres Canadiens qui travaillent», dont bon nombre sont également des Indiens inscrits. Il était loisible à l'intimée de se trouver un emploi à l'extérieur de la réserve et de joindre ainsi les rangs du groupe de comparaison. Comme l'a souligné le juge Gonthier dans l'arrêt Williams c. Canada: «Il appartient à l'Indien de décider s'il désire bénéficier du système de protection que constitue la réserve ou s'il veut s'intégrer davantage dans l'ensemble du monde des affaires». Bien qu'il fut reconnu que, dans certains cas, la capacité d'exercer un choix peut être illusoire, il existe néanmoins en principe un choix.

Il n'y a pas d'éléments de preuve qui appuient la thèse voulant que la loi avait pour objet de saper la dignité des Indiens. Il existait des raisons valables de faire coïncider la définition du revenu admissible, en fonction duquel les cotisations devaient être versées au RPC, avec les définitions du revenu que l'on trouve dans la Loi de l'impôt sur le revenu. Peut-être que cet ambitieux régime aurait pu être instauré autrement, mais on ne peut pas prétendre que le législateur fédéral n'avait pas le droit d'agir comme il l'a fait en 1965. On voit mal comment on pourrait considérer que le choix qu'a fait le législateur en optant pour une loi et un mécanisme administratif d'impôt sur le revenu pour mettre sur pied un régime de retraite à participation obligatoire aussi ambitieux constitue une atteinte à la dignité de certains Indiens inscrits. Des milliers d'Indiens inscrits qui travaillent à l'extérieur des réserves n'ont jamais été exclus; des milliers de Canadiens qui ne sont pas des Indiens demeurent inadmissibles parce qu'ils n'ont pas eu de revenu imposable au cours de leur vie active ou parce que leur revenu imposable était trop faible. Compte tenu qu'en 1965 le RPC ne recueillait pas l'assentiment universel de la population, on tomberait dans le révisionnisme historique si l'on tenait pour acquis qu'une personne se trouvant dans une situation semblable à celle de l'intimée aurait conclu que sa dignité humaine serait attaquée du simple fait que ni elle, ni son employeur indien, n'étaient obligés de commencer à cotiser au RPC. On pourrait d'ailleurs avancer que les personnes qui se trouvent dans une situation semblable à celle de l'appelante jouissent d'une plus grande autonomie personnelle en ce qui concerne la gestion de leurs ressources parce qu'elles ne sont pas tenues, contrairement à la plupart des Canadiens, de subvenir à leurs besoins et d'assurer bon gré mal gré leur sécurité future par le biais du RPC.

Bien que l'intimée reçoive moins de prestations du RPC parce qu'elle n'y a pas cotisé pendant toute la durée de sa vie active, elle recevra un montant plus élevé de l'ensemble des programmes fédéraux et provinciaux que les autres Canadiens qui ont versé les cotisations maximales au RPC. L'intimée qualifie toutefois ces paiements de «prestations d'assistance sociale» et affirme que le fait de recevoir ces prestations mine sérieusement ses sentiments de valeur et de dignité personnelles. Il est difficile d'accepter que la réception de prestations de SV, payables à toute personne âgée d'au moins 65 ans, soit considérée comme dégradante alors que même le Premier ministre et certains juges sont admissibles.

Compte tenu du point de vue de l'intimée et du point de vue «subjectif-objectif» d'une personne se trouvant dans une situation semblable à celle de l'intimée et qui prend en considération de façon rationnelle les divers facteurs contextuels, on ne peut conclure que le paragraphe 12(1) du RPC portait atteinte à la dignité humaine de l'intimée au cours de la période en question ou que le RPC contrevenait au paragraphe 15(1) de la Charte. Si cette conclusion est erronée, tout effet que la Charte pourrait avoir eu sur la situation ne pourrait remonter à une date antérieure au 17 avril 1985 (date à laquelle le paragraphe 15(1) est entré en vigueur).

Le juge de première instance a accordé une réparation en vertu de l'article premier de la Déclaration des droits en se fondant sur l'arrêt rendu par la Cour suprême dans l'affaire R. c. Drybones. Les arrêts que la Cour suprême a rendus après l'arrêt Drybones démontrent que l'alinéa 1b) ne garantissait pas explicitement ou implicitement le droit à la protection égale de la loi. Contrairement au 14e Amendement de la Constitution des États-Unis, il ne garantit que l'égalité dans l'administration ou l'application de la loi par les fonctionnaires chargés de son application et par les tribunaux de droit commun du pays: Procureur général du Canada c. Lavell. Par conséquent, dans l'arrêt Bliss c. Procureur général du Canada, la Cour suprême a refusé d'appliquer l'alinéa 1b) de manière à invalider certaines dispositions de la Loi de 1971 sur l'assurance-chômage qui conféraient certains avantages à une catégorie de femmes mais pas à d'autres. C'est en tenant compte de cette jurisprudence que le législateur a rédigé le paragraphe 15(1) en y ajoutant les notions de droit à l'égalité devant la loi. Par conséquent, la Déclaration des droits n'est d'aucun secours à l'intimée, la loi n'ayant pas été appliquée différemment dans le cas de l'intimée. Ce n'est que lorsque la Charte a été adoptée que la volonté politique de garantir l'égalité devant la loi et d'assurer la protection égale de la loi s'est matérialisée sur le plan constitutionnel.

lois et règlements

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur     le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 6, 15, 24(1).

Déclaration canadienne des droits, L.R.C. (1985), appendice III, art. 1b).

Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5], art. 125.

Loi de l'impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1, art. 81(1)a).

Loi de 1971 sur l'assurance-chômage, S.C. 1970-71-72, ch. 48.

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18(1) (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4).

Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5, art. 87.

Loi sur les Indiens, S.R.C. 1952, ch. 149, art. 94b).

Régime de pensions du Canada, L.R.C. (1985), ch. C-8, art. 2(1) «emploi ouvrant droit à pension», «traitement et salaire sur lesquels a été versée une cotisation», 6(1),(2) (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 30, art. 2), 7(1), 12(1), 108(4).

Régime de pensions du Canada, S.C. 1964-65, ch. 51.

Règlement sur le Régime de pensions du Canada, C.R.C., ch. 385, art. 29.1 (édicté par DORS/88-631, art. 1).

jurisprudence

décisions suivies:

Law c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497; (1999), 170 D.L.R. (4th) 1; 43 C.C.E.L. (2d) 49; 60 C.R.R. (2d) 1; 236 N.R. 1; Nouvelle-Écosse (Procureur général) c. Walsh, (2002), 210 N.S.R. (2d) 273; 221 D.L.R. (4th) 1; 102 C.R.R. (2d) 1; 297 N.R. 203 32 R.F.L. (5th) 81 (C.S.C.) CSC 83; [2002] A.C.S. no 84 (QL); Williams c. Canada, [1992] 1 R.C.S. 877; (1992), 90 D.L.R. (4th) 129; 41 C.C.E.L. 1; [1992] 3 C.N.L.R. 181; [1992] 1 C.T.C. 225; 92 DTC 6320; 136 N.R. 161; Procureur général du Canada c. Lavell, [1974] R.C.S. 1349; (1973), 38 D.L.R. (3d) 481; 7 C.N.L.C. 236; 23 C.R.N.S. 197; 11 R.F.L. 333; Bliss c. Procureur général (Can.), [1979] 1 R.C.S. 183; (1978), 92 D.L.R. (3d) 417; [1978] 6 W.W.R. 711; 78 CLLC 14,175; 23 N.R. 527; Beauregard c. Canada, [1986] 2 R.C.S. 56; (1986), 30 D.L.R. (4th) 481; 26 C.R.R. 59; 70 N.R. 1; Babcock c. Canada (Procureur général) (2002), 214 D.L.R. (4th) 193; [2002] 8 W.W.R. 585; 3 B.C.L.R. (4th) 1; 168 B.C.A.C. 50; 3 C.R. (6th) 1; 289 N.R. 341 (C.S.C.).

décision appliquée:

Singh c. Canada (Procureur général), [2000] 3 C.F. 185; (2000), 183 D.L.R. (4th) 458; 20 Admin. L.R. (3d) 168; 251 N.R. 318 (C.A.).

décision examinée:

R. c. Drybones, [1970] R.C.S. 282; (1969), 9 D.L.R. (3d) 473; 71 W.W.R. 161; [1970] 3 C.C.C. 355; 6 C.N.L.C. 273; 10 C.R.N.S. 334.

décisions citées:

Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29; (1983), 144 D.L.R. (3d) 193; [1983] 2 C.N.L.R. 89; [1983] CTC 20; 83 DTC 5041; 46 N.R. 41; Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; (1989), 56 D.L.R. (4th) 1; [1989] 2 W.W.R. 289; 34 B.C.L.R. (2d) 273; 25 C.C.E.L. 255; 10 C.H.R.R. D/5719; 36 C.R.R. 193; 91 N.R. 255.

APPEL d'un jugement rendu par la Section de première instance ([2002] 2 C.F. 356; [2002] 1 C.N.L.R. 17; 89 C.R.C. (2d) 113; 212 F.T.R. 208), apparemment déclarant invalides, parce qu'elles contrevenaient à l'article 15 de la Charte et à l'alinéa 1b) de la Déclaration des droits, certaines dispositions du Régime de pensions du Canada qui avaient eu pour effet d'empêcher des personnes comme l'intimée de cotiser entre 1966 et 1988. Appel accueilli.

ont comparu:

Donald J. Rennie et Brian H. Hay pour l'appelante.

Timothy J. Valgardson et Michelle S. Pollock-Kohn pour l'intimée.

avocats inscrits au dossier:

Le sous-procureur général du Canada pour l'appelante.

Levene Tadman Gutkin Golub, Winnipeg, pour l'intimée.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Strayer, J.C.A.:

Introduction

[1]La Cour statue sur l'appel d'un jugement rendu par la Section de première instance [[2002] 2 C.F. 356 (1re inst.)], qui était saisie d'une demande de contrôle judiciaire visant une décision envoyée à l'intimée le 9 décembre 1992 par laquelle un représentant du ministre du Revenu national avait refusé de permettre à l'intimée de verser rétroactivement des cotisations au Régime de pensions du Canada (le RPC) pour une période antérieure au 1er janvier 1989 et remontant à l'entrée en vigueur du RPC, en 1966. La question essentielle en litige est celle de savoir si l'interdiction de cotiser au RPC qui, entre 1966 et 1988, frappait les personnes dont les revenus étaien t exonérés d'impôts, tels que les Indiens travaillant dans une réserve, constituait de la discrimination envers ces personnes, en violation du paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] (la Charte) ou de l'alinéa 1b ) de la Déclaration canadienne des droits [L.R.C. (1985), appendice III] (la Déclaration des droits).

Faits

[2]Le RPC, une loi fédérale du Canada, est entré en vigueur en 1965 [Régime de pensions du Canada, S.C. 1964-65, ch. 51]. Il créait un régime national de pensions par capitalisation partielle (sauf dans le cas du Québec, qui instituait au même m oment son propre régime) qui obligeait les employeurs et les employés-- de même que les travailleurs autonomes non liés par un contrat de travail-- à cotiser à parts égales à ce régime.

[3]Dans sa rédaction en vigueur jusqu'en 1987 (L.R.C. (19 85), ch. C-8), la Loi sur le RPC définissait l'expression «traitement et salaire cotisables» comme le «montant calculé en conformité avec l'article 12» et l'expression «[e]mploi ouvrant droit à pension» comme l'«[e]mploi spécifié au paragraphe 6(1)» (parag raphe 2(1)). Le paragraphe 6(1) définissait notamment l'«emploi ouvrant droit à pension» comme suit: «emploi au Canada qui n'est pas un emploi excepté» et «emploi assimilé à un emploi ouvrant droit à pension par un règlement pris en vertu de l'article 7». Le paragraphe 12(1) prévoyait ce qui suit:

12. (1) Le montant des traitement et salaire cotisables d'une personne pour une année est le revenu qu'elle retire pour l'année d'un emploi ouvrant droit à pension, calculé en conformité avec la Loi de l'impôt sur le revenu [. . .]

[4]L'alinéa 81(1)a ) de la Loi de l'impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1, était ainsi libellé:

81. (1) Ne sont pas inclus dans le calcul du revenu d'un contribuable pour une année d'imposition:

a) une somme exonérée de l'impôt sur le revenu par toute autre loi fédérale, [. . .]

Il est curieux de constater que la Loi de l'impôt sur le revenu exclut du calcul de revenu du contribuable un grand nombre d'autres catégories de revenus, notamment les pensions de guerre versées par un pays étranger, les pensions versées par la Commission de secours d'Halifax, le revenu tiré de dommages-intérêts pour préjudice corporel, les revenus tirés par des sociétés canadiennes de leur participation dans certaines sociétés étrangères, le revenu tiré de la charge de gouverneur général du Canada, les sommes reçues par un bénéficiaire en vertu d'un régime enregistré d'épargne-études, les allocations de frais des députés élus à une assemblée législative provinciale ou des conseillers municipaux, etc.

[5]L'article 87 de la Loi sur les Indiens , L.R.C. (1985), ch. I-5 dispose:

87. (1) Nonobstant toute autre loi fédérale ou provinciale, mais sous réserve de l'article 83, les biens suivants sont ex emptés de taxation:

a) le droit d'un Indien ou d'une bande sur une réserve ou des terres cédées;

b) les biens meubles d'un Indien ou d'une bande situés sur une réserve.

(2) Nul Indien ou bande n'est assujetti à une taxation concernant la propriété, l'oc cupation, la possession ou l'usage d'un bien mentionné aux alinéas (1)a ) ou b) ni autrement soumis à une taxation quant à l'un de ces biens.

[6]Force est donc de constater que, bien que le RPC n'exclue pas expressément les Indiens de son cha mp d'application, ses dispositions ont pour effet de baser le calcul des cotisations au RPC sur le revenu défini et calculé conformément à la Loi de l'impôt sur le revenu. Il résulte du rapprochement de l'article 81 de la Loi de l'impôt sur le revenu et de l'article 87 de la Loi sur les Indiens que les cotisations au RPC ne pouvaient être calculées d'après les revenus exonérés d'impôt des Indiens et que ces derniers ne pouvaient être forcés de cotiser au RPC. Il est par ailleurs acquis aux débats que le rev enu gagné par un Indien dans une réserve est exonéré d'impôt en vertu de l'article 87 de la Loi sur les Indiens.

[7]Suivant la preuve, lorsque le RPC a été institué, le gouvernement du Canada était conscient du fait que, s'il retenait le revenu imposable comme base de calcul des cotisations obligatoires, les Indiens travaillant dans une réserve ne seraient pas visés par le Régime. Il ressort également de la preuve que le gouvernement jugeait essentiel, sur le plan administra tif, de faire gérer les cotisations au RPC par le ministère du Revenu national dans le cadre du régime fiscal déjà existant et d'utiliser les définitions établies du revenu que l'on trouvait dans la Loi de l'impôt sur le revenu. La preuve permet aussi de penser que le gouvernement craignait d'imposer le RPC aux Indiens travaillant dans des réserves, compte tenu du fait qu'il frapperait ainsi d'un impôt des revenus qui seraient autrement exonérés d'impôt et qu'il imposerait un fardeau financier aux employeur s indiens dans le cas où la personne visée travaillerait pour le conseil de bande ou pour une entreprise indienne située sur le territoire de la réserve. De plus, suivant la preuve, à l'époque il n'y avait pas de consensus parmi les représentants reconnus de la collectivité indienne au sujet de l'opportunité d'assujettir les travailleurs indiens au RPC. Il est par ailleurs utile de signaler que le RPC a été délibérément conçu comme un régime de pensions universel à participation obligatoire auquel, à quelqu es exceptions près, toute personne de 18 ans ayant un revenu imposable serait tenue de cotiser. Le RPC ne renfermait pas de disposition reconnaissant à des particuliers la faculté d'adhérer volontairement au régime. Les personnes ayant un revenu imposable qui étaient exclues étaient définies par catégories, telles que les employés d'un gouvernement étranger ou d'un gouvernement provincial. Dans ce dernier cas, malgré le fait qu'on estimait inconvenant et probablement inconstitutionnel de forcer les gouverne ments provinciaux à cotiser à un régime de pension (leurs biens étant exempts d'impôt aux termes de l'article 125 de la Loi constitutionnelle de 1867 [30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1 [L.R.C. (1985), appendice II, no 5]]), on a prévu la possibilité pour les gouvernements provinciaux de permettre à leurs employés d'être inclus et c'est effectivement ce qui s'est produit. Le principe sous-jacent était qu e la protection serait universelle ou qu'elle serait déterminée en fonction des catégories en question indépendamment de tout choix personnel. Cet aspect était sans doute important du point de vue actuariel pour assurer le succès du régime puisqu'il s'agis sait et qu'il s'agit toujours d'un système autonome qui dépend entièrement des cotisations et des revenus de placements. Le financement du régime ne peut être complété par de l'argent provenant des recettes générales du Trésor (paragraphe 108(4) du RPC).

[8]Après une vingtaine d'années de débats internes au sein du gouvernement fédéral, et à la suite de l'entrée en vigueur de l'article 15 de la Charte en 1985, des mesures ont été prises pour permettre aux Indiens exonérés d'impôt sur le reven u d'adhérer à titre individuel et de leur plein gré au RPC. En 1987, le paragraphe 6(2) du RPC a été modifié par l'insertion de l'alinéa j .1) [L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 30, art. 2], faisant de l'emploi exonéré d'impôt exercé par un Indien un «emploi e xcepté», c'est-à -dire soustrayant explicitement cet emploi aux «emplois ouvrant droit à pension» au sens du RPC. Le législateur a ainsi conféré au gouverneur en conseil le pouvoir d'ajouter ce type d'«emploi excepté» à la liste des «emplois ouvrant droit à pension» au sens du RPC. Le gouverneur général possédait déjà, en vertu du paragraphe 7(1), le pouvoir général d'assimiler «tout emploi excepté» à un emploi ouvrant droit à pension. Plus tard, par suite des modifications apportées par le gouverneur en con seil le 7 décembre 1988 (DORS/88-631, article 1) au Règlement sur le Régime de pensions du Canada [C.R.C., ch. 385, art. 29.1], les revenus gagnés par les Indiens travaillant dans les réserves qui avaient été exclus de cette catégorie ont été assimilés à d es revenus ouvrant droit à pension si l'employeur exerçait ce choix à l'égard de l'employé indien en question ou, dans l'hypothèse où l'employeur ne choisissait pas d'adhérer au Régime, si l'employé indien exerçait ce choix. Dans le premier cas, l'employeu r devait prendre des dispositions satisfaisantes avec Revenu Canada au sujet de la perception des cotisations. Dans le second cas, l'employé était tenu de payer tant sa quote-part des cotisations que celle de son employeur.

[9]L'intimée travaille à temps plein pour la Première nation Ojibway de Brokenhead à Scanterbury, au Manitoba, depuis juillet 1966. En 1987, elle a demandé au Ministère de pouvoir cotiser au RPC en fonction des revenus non imposables qu'elle avait gagnés dan s la réserve. Sa demande a été refusée. À compter de 1989, par suite du choix exercé par son employeur en son nom, l'intimée et son employeur ont commencé à cotiser au RPC en vertu des modifications apportées à la Loi et au Règlement en 1988. En 1992, l'in timée a demandé à Revenu Canada de l'autoriser à cotiser rétroactivement au Régime pour la période allant de 1966 à la fin de 1988. Le Ministère l'a informée, par la lettre susmentionnée, qu'il ne lui était pas permis de cotiser rétroactivement au Régime.

[10]Le 13 janvier 2000, l'intimée a déposé un avis de demande de contrôle judiciaire dans lequel elle priait notamment la Cour de déclarer que le Régime de pensions du Canada contrevenait à l'article 15 de la Charte, à l'article premier de la Déclaration des droits, et à l'article 6 de la Charte, de présumer que son emploi était un «emploi ouvrant droit à pension» depuis 1966, de l'autoriser à cotiser rétroactivement au Régime depuis 1966 et, finalement, de condamner la défenderesse à lui verser des dommages-intérêts en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte.

[11]Bien que la défenderesse nommément désignée dans l'avis de demande soit «Sa Majesté», le juge de première instance a considéré la demande dont il ét ait saisi comme une demande de contrôle judiciaire d'une décision faisant état de la position prise par le représentant du ministre du Revenu national dans la lettre du 9 décembre 1992 susmentionnée. L'avis de demande n'est pas libellé de cette manière et je ne comprends pas comment une demande de contrôle judiciaire portant sur une telle «décision» pourrait être introduite plus de sept ans après sa communication à la demanderesse. De plus, nul n'a soulevé devant nous la question de la régularité de la procédure consistant à présenter une demande de contrôle judiciaire pour obtenir un jugement déclaratoire portant sur la constitutionnalité de certaines lois alors que l'avis de demande en question ne fait état d'aucune décision, mesure, ordonnance, acte ou in stance émanant d'un «office fédéral». Voilà pourtant l'étendue de la juridiction qui est conférée à la Cour en matière de contrôle judiciaire aux termes du paragraphe 18(1) de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4)]. Comme l'appelante n'a pas soulevé d'objection fondée sur la procédure, et comme l'objet du litige relève par ailleurs de notre compétence, je vais statuer sur le fond de l'affaire.

[12]Le juge de première instance a conclu que la d emanderesse n'avait pas droit à une réparation au titre de la Charte avant le 17 avril 1985, date à laquelle l'article 15 est entré en vigueur. Il a toutefois conclu que l'exclusion effective du RPC des Indiens travaillant dans des réserves constituait une mesure discriminatoire fondée sur la race et qu'elle ne pouvait donc pas être valide après l'entrée en vigueur de l'article 15. Il a conclu que cette distinction était discriminatoire parce qu'elle portait atteinte à la dignité humaine. En ce qui concerne l'article premier de la Charte, le juge a écarté la justification avancée suivant laquelle l'exclusion des revenus exonérés d'impôt des Indiens de l'obligation de cotiser au RPC était liée à la protection des biens des Indiens, laquelle protection était i nvoquée comme étant la raison d'être de l'exemption fiscale. Il semble également qu'il a jugé mal fondé l'argument que les dispositions en question du RPC violeraient l'article 6 (liberté de circulation et d'établissement). (Cette question n'a pas été repr ise au cours des débats, lors de l'instruction du présent appel.) En tout état de cause, le juge de première instance a déclaré que les dispositions contestées contrevenaient à l'alinéa 1b ) de la Déclaration des droits, qui reconnaît et déclare l'existence «quels que soient sa race» du «droit de l'individu à l'égalité devant la loi et à la protection de la loi».

[13]Le juge de première instance a accordé à la demanderesse toutes les réparations qu'elle sollicitait, à l'exception de celle rela tive à la condamnation de la défenderesse à lui verser des dommages-intérêts. Voici les réparations que la demanderesse a réclamées et que le juge de première instance lui a accordées:

a)     [. . .] une ordonnance déclarant que le Régime de pensions du Canada, L.R., ch. C-5, article 1, contrevient à l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés parce qu'il interdit aux Indiens, au sens de la Loi sur les Indiens , de cotiser au Régime de pensions du Canada;

b)     [. . .] une ordonnance déclarant q ue le Régime de pensions du Canada, L.R., ch. C-5, article 1, et modifications, contrevient, avec effet rétroactif au jour de son entrée en vigueur en 1966, à l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, parce qu'il interdit aux Indiens, au sens de la Loi sur les Indiens, de cotiser au Régime de pensions du Canada;

[. . .]

d)     [. . .] une ordonnance déclarant que le Régime de pensions du Canada, L.R., ch. C-5, article 1, contrevient à l'article 1 de la Déclaration canadienne des droits, parce qu'il interdit aux Indiens, au sens de la Loi sur les Indiens , de cotiser au Régime de pensions du Canada;

e)     [. . .] une ordonnance déclarant que le Régime de pensions du Canada, L.R., ch. C-5, article 1, et modifications, contrevient, avec effet rétroactif au jour de son entrée en vigueur en 1966, à l'article 1 de la Déclaration canadienne des droits, parce qu'il interdit aux Indiens, au sens de la Loi sur les Indiens , de cotiser au Régime de pensions du Canada;

[. . .]

h)     [. . .] une ordonnance déclarant que l'emploi de la demanderesse depuis 1966 est réputé avoir constitué un «emploi ouvrant droit à pension» au sens du Régime de pensions du Canada, L.R., ch. C-5, article 1, et modifications;

i)     [. . .] une ordonnance autorisant la demanderesse à cotiser au Régime de pensions du Canada, avec effet rétroactif, selon une somme égale aux cotisations qu'elle aurait été tenue de verser au Régime si le Régime n'avait pas exercé contre elle une discrimination fondée sur la race, et lui conférant le droit de bénéficier pleinement des prestations du Régime de pensions du Canada selon la mesure dans laquelle elle en aurait bénéficié si elle-même et son employeur avaient versé chaque année les cotisations maximales depui s 1966;

(L'avocat de la demanderesse avait abandonné les alinéas c), f) et g) de ses conclusions lors de l'audience qui s'est déroulée devant la Section de première instance.)

[14]Le juge qui a instruit la demande a poursuivi en ordonnant ce qui suit:

LA COUR DÉCLARE AUSSI que, dans la mesure où les dispositions du Régime de pensions du Canada ont, ou ont eu, pour effet d'empêcher Rose Bear de participer à titre de «bénéficiaire» ou «cotisant», avec un «emploi ouvrant droit à pension», ou a vec un «total des gains d'un cotisant ouvrant droit à pension» selon ces deux rubriques, ou avec des «gains non ajustés ouvrant droit à pension» d'un cotisant, ou pour effet de l'empêcher d'être un cotisant à un autre titre selon l'article 2 du Régime de pensions du Canada, ou pour effet de l'empêcher d'être réputée exercer un emploi ouvrant droit à pension aux termes de l'article 6 dudit régime, et que

Dans la mesure où les dispositions de l'article 87 de la Loi sur les Indiens ont, ou ont eu, pour effet d'empêcher Rose Bear de participer audit régime de pensions, au même titre que tous les Canadiens qui n'exercent pas un «emploi excepté», et que

Dans la mesure où les dispositions de l'article 81 de la Loi de l'impôt sur le revenu ont, ou ont eu, pour effet d'empêcher Rose Bear de participer audit régime de pensions, au même titre que tous les Canadiens qui n'exercent pas un «emploi excepté»,

Les dispositions mentionnées précédemment sont nulles et de nul effet, de sorte que les trois lois fédérales ci-de ssus désignées puissent pour l'avenir et depuis la date de l'entrée en vigueur initiale du Régime de pensions du Canada en 1966 être appliquées et interprétées en conformité les unes avec les autres, et en conformité avec le décret C.P. 1988-2640, du 7 déc embre 1988, DORS/88-631, qui modifiait le Règlement sur le Régime de pensions du Canada, et en accord avec son résumé de l'étude d'impact de la réglementation publié le même jour dans la Gazette du Canada , partie II, vol. 122, no 26, [. . .]

[15]Il semble que, par cette ordonnance plutôt décousue, le juge de première instance avait l'intention d'invalider les dispositions du RPC qui avaient eu pour effet d'empêcher des personnes comme l'intimée de cotiser au RPC entre 1 966 et 1988. (Je suppose que «l'article 1» du RPC dont il est question aux alinéas a), b), d) et e) des conclusions de la demande et que le juge de première instance a retenu dans son ordonnance est en réalité le paragraphe 12(1) du RPC.) En adoptant tel quel le texte de l'alinéa 1b ), le juge de première instance a également appliqué la Charte rétroactivement à 1966, une démarche qu'il semble avoir évitée partout ailleurs dans son ordonnance (voir les motifs de l'ordonnance, au paragraphe 22, dossier d'app el, vol. 1, page 21).

[16]L'appelante invoque les moyens suivants au soutien de l'appel qu'elle interjette de cette décision: les dispositions du RPC dans leur rédaction en vigueur avant 1989 ne portaient pas atteinte à l'article 15 de la Ch arte, et l'on ne devrait pas appliquer la Charte rétroactivement, du moins pas avant l'entrée en vigueur de l'article 15 en 1985. Toute atteinte à l'article 15 est justifiable en vertu de l'article premier de la Charte. L'alinéa 1b ) de la Déclaration des d roits a une application beaucoup plus restreinte que l'article 15 de la Charte et les dispositions du RPC ne lui porteraient pas atteinte. Et, de toute façon, les réparations que le juge de première instance a accordées ne conviennent pas.

Questions en litige

[17]Voici donc les questions en litige en l'espèce:

1) Les dispositions législatives qui empêchaient l'intimée entre 1966 et 1988 de participer au RPC portent-elles atteinte aux droits garantis par le paragraphe 15(1) de la Charte?

2) Dans l'affirmative, cette atteinte peut-elle se justifier en vertu de l'article premier de la Charte?

3) Les dispositions en question portent-elles atteinte aux droits reconnus et déclarés à l'alinéa 1b) de la Déclaration des droits?

4) Si les dispositions en question portent atteinte à la Charte ou à la Déclaration des droits, quelle est la réparation appropriée?

Analyse

    1) Violation du paragraphe 15(1) de la Charte

[18]Il s'agit là de la question la pl us épineuse, car elle fait intervenir un nombre croissant de facteurs dont, d'après la jurisprudence de la Cour suprême, il faut tenir compte.

[19]Les deux parties acceptent, tout comme le juge de première instance, que l'arrêt de principe d ans lequel on trouve des lignes directrices sur l'interprétation et l'application du paragraphe 15(1) est maintenant l'arrêt Law c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497. Au paragraphe 39, le juge Iacobucci résume la démarc he à suivre pour déterminer si une loi contrevient au paragraphe 15(1) de la Charte.

Premièrement, la loi contestée a) établit-elle une distinction formelle entre le demandeur et d'autres personnes en raison d'une ou de plusieurs caractéristiques personne lles, ou b) omet-elle de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle le demandeur se trouve déjà dans la société canadienne, créant ainsi une différence de traitement réelle entre celui-ci et d'autres personnes en raison d'une ou de plusieurs ca ractéristiques personnelles? Si tel est le cas, il y a différence de traitement aux fins du par. 15(1). Deuxièmement, le demandeur a-t-il subi un traitement différent en raison d'un ou de plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues? Et, troisième ment, la différence de traitement était-elle réellement discriminatoire, faisant ainsi intervenir l'objet du par. 15(1) de la Charte pour remédier à des fléaux comme les préjugés, les stéréotypes et le désavantage historique? Les deuxième et troisième ques tions servent à déterminer si la différence de traitement constitue de la discrimination réelle au sens du par. 15(1).

[20]En ce qui concerne la première question, je conclus que les dispositions contestées, en l'occurrence le paragraphe 12( 1) du Régime de pensions du Canada, lu en corrélation avec l'alinéa 81(1)a ) de la Loi de l'impôt sur le revenu et avec l'article 87 de la Loi sur les Indiens , établit effectivement une distinction entre l'intimée et les autres Canadiens qui ne gagnent pas leur revenu dans une réserve indienne (ce qu'elle appelle [traduction ] «les autres Canadiens qui travaillent»). Dans son cas, jusqu'en 1989, l'intimée ne pouvait ni cotiser au Régime de pensions du Canada ni obliger son employeur à y cotiser, tandis que le s non-Indiens et les Indiens qui ne travaillaient pas dans des réserves indiennes étaient, de même que leur employeur, tenus de cotiser au Régime. Comme les deux critères qu'énonce le juge Iacobucci lorsqu'il pose la première question sont dissociables, il suffit, à mon sens, d'être en mesure de répondre par l'affirmative au premier volet, en déterminant si la loi établit une distinction formelle entre l'intimée et d'autres personnes en raison de caractéristiques personnelles. La nature exacte de ces caractéristiques personnelles sera analysée plus à fond lors de l'examen de la deuxième question.

[21]La deuxième question, celle de savoir si «le demandeur a subi un traitement différent en raison d'un ou de plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues», nécessite peut-être une réflexion plus approfondie. Le juge de première instance a, si je ne m'abuse, conclu que l'intimée avait fait l'objet d'une «différence de traitement fondée sur des motifs raciaux» (motifs, au paragraphe 26), répondant ainsi à la première et à la deuxième questions du critère posé dans l'arrêt Law . L'appelante soutient toutefois que la possibilité de cotiser au RPC entre 1966 et 1988 a été refusée à l'intimée non pas en raison d'une caractéristique personn elle telle que la race, mais plutôt parce qu'elle n'avait aucun «revenu» imposable au sens de la Loi de l'impôt sur le revenu. À cet égard, elle se trouvait dans la même situation que tout autre Canadien sans revenu ou ayant un revenu trop faible pour pouv oir être assujetti à l'impôt. Ainsi que je l'ai déjà fait remarquer au paragraphe 4, l'alinéa 81(1)a ) de la Loi de l'impôt sur le revenu exempte certaines autres formes de revenus et ces exemptions n'ont en soi rien à voir avec le statut d'Indien. En revan che, il y a lieu de faire remarquer que les Indiens qui gagnent un revenu ailleurs que dans une réserve ont toujours dû payer l'impôt sur le revenu et ont par conséquent toujours été obligés de cotiser au RPC. En d'autres termes, la demanderesse n'avait pa s le droit d'adhérer au RPC en raison d'une combinaison de facteurs, en l'occurrence le fait qu'elle était une Indienne et le fait qu'elle gagnait son revenu dans une réserve.

[22]Dans l'affaire Law elle-même, la Couronne soutenait que ce n' était pas uniquement en raison de son âge (30 ans) que la demanderesse était inadmissible aux prestations de survivant prévues par le RPC. Le RPC prévoyait que les prestations de survivant ne pouvaient être versées au conjoint sans enfant à charge, qui n'était pas invalide et qui était âgé de moins de 35 ans au moment du décès du cotisant. Le juge Iacobucci n'a pas retenu cette thèse. Il a déclaré [Law , précité, au paragraphe 91]:

À mon avis, le fait qu'il existe plusieurs critères, notamment l'âge, dont n'importe lequel peut servir à déterminer le droit à une pension de survivant, ne signifie pas que la loi n'établit pas une distinction fondée sur l'âge.

Je suis par conséquent d'accord avec le juge de première instance pour dire que la distinction dont l'intimée se plaint en l'espèce repose en partie sur le fait qu'elle est une Indienne et qu'il s'agit en conséquence d'une distinction fondée sur la «race», distinction qui est interdite par le paragraphe 15(1). Si l'intimée n'était pas une Indienne, même si elle travaillait dans une réserve, elle aurait non seulement eu le droit de cotiser au RPC mais elle aurait été obligée de le faire parce que son revenu n'aurait pas été exonéré d'impôt. Vu cette conclusion, il n'est pas nécessaire de déterminer si la distinction en question est fondée sur un motif analogue, tel que le «fait de travailler dans un milieu de travail autochtone».

[23]La question la plus difficile est la troisième question prescrite par l'arrêt Law , en l'occurrenc e celle de savoir si la différence de traitement fondée sur la race était réellement discriminatoire. Ici, le tribunal est invité à donner effet à l'objet du paragraphe 15(1) de la Charte pour déterminer si la distinction reprochée est fondée «sur l'applic ation stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe» (Law , précité, au paragraphe 33). À cet égard, l'objectif général du paragraphe 15(1) serait «la préservation de la dignité humaine» (Law , précité, au paragraphe 48). La Cour suprêm e nous donne quelques autres indications sur le sujet [Law, précité, au paragraphe 53]:

La dignité humaine signifie qu'une personne ou un groupe ressent du respect et de l'estime de soi. Elle relève de l'intégrité physique et psychologique et de la prise en main personnelle. La dignité humaine est bafouée par le traitement injuste fondé sur des caractéristiques ou la situation personnelles qui n'ont rien à voir avec les besoins, les capacités ou les mérites de la p ersonne. Elle est rehaussée par des lois qui sont sensibles aux besoins, aux capacités et aux mérites de différentes personnes et qui tiennent compte du contexte sous-jacent à leurs différences.

Le critère permettant de déterminer si la dignité d'un demandeur a été bafouée par une loi en violation du paragraphe 15(1) de la Charte est à la fois objectif et subjectif. Il faut se placer «dans la perspective du demandeur» (c'est-à-dire en appliquant un critère subjectif) pour déterminer si la mesure législative sape sa dignité en tenant compte de l'élément de comparaison proposé par le demandeur. Le critère est également objectif en ce sens que le tribunal doit tenir compte du contexte global des dispositions en question et du traitement passé et actuel réservé par la société au demandeur et aux personnes qui se trouvent dans une situation semblable à la sienne, en se plaçant du point de vue d'une personne raisonnable et en évaluant la situation de façon objective pour déterminer [Law, précité, au paragraphe 60]:

[. . .] si une personne raisonnable se trouvant dans une situation semblable à celle du demandeur estimerait que la mesure législative imposant une différence de traitement a pour effet de porter atteinte à sa dignité.

Mais la Cour précise que la perspective appropriée est «subjective-objective» et qu'elle «tient compte de la perspective d'une personne qui se trouve dans une situation semblable à celle du demandeur, qui est informée et qui prend en considération de façon rationnelle les divers facteurs contextuels servant à déterminer si la loi contestée porte atteinte à la dignité humaine» (voir, de façon générale, l'arrêt Law, précité, aux paragraphes 56 à 61). Il ressort à l'évidence de la jurisprudence de la Cour suprême que, faute de preuve--ce qui est habituellement le cas--, le juge peut avec confiance procéder à cette analyse en se fiant à son intuition.

[24]Comme la Cour suprême l'a précisé dans l'arrêt Law, il est nécessaire, lorsqu'on procède à cette analyse, de tenir compte de l'objet du paragraphe 15(1). J'irais jusqu'à dire qu'il n'y a rien de répréhensible à examiner le libellé même de ce paragraphe pour y chercher des indications sur son sens. Or, il est frappant de constater que le mot «dignité» ne figure nulle part dans le paragraphe 15(1), ni à vrai dire nulle part ailleurs dans la Charte. On doit prendre garde de ne pas tomber dans un faux syllogisme en concluant que, parce que tous les actes discriminatoires interdits par le libellé du paragraphe 15(1) ont pour effet de porter atteinte à la dignité des personnes qui en sont victimes, en conséquence, toute atteinte à la dignité de la personne constitue une forme de discrimination interdite. Suivre une telle logique aurait pour effet de banaliser les grands objectifs de la Charte. Il est difficile de croire que ce paragraphe visait à éradiquer toutes les atteintes à la dignité humaine en général, ou en particulier à faire disparaître toute différence de traitement des diverses catégories de personnes visées par des programmes sociaux de justice distributive. L'historique de l'adoption de la Charte et le «problème» qu'elle visait à corriger permettent plutôt de penser que la Charte visait à réparer les atteintes plus flagrantes et plus graves portées aux droits à l'égalité par des dispositions législatives qui étaient habituellement édictées, mais pas dans tous les cas, dans un but qui comportait de toute évidence de telles conséquences. Je crois que mon analyse de la question s'accorde avec les propos du juge Iacobucci dans l'arrêt Law, lorsqu'il affirme, au paragraphe 51, que le paragraphe 15(1) «a pour objet d'empêcher toute atteinte à la dignité et à la liberté humaines essentielles» (non souligné dans l'original).

[25]En ce qui a trait tout d'abord à l'opinion s ubjective de la demanderesse au sujet de la discrimination réelle dont elle affirme être victime, signalons qu'elle a déposé devant la Section de première instance un affidavit dans lequel elle se présente comme une «Indienne inscrite». Le groupe de compar aison qu'elle a retenu est composé des «autres Canadiens qui travaillent». Ses griefs se retrouvent essentiellement à mon avis dans les paragraphes suivants de son affidavit:

[traduction]

18.     Le refus de me permettre de cotiser au RPC a porté atteinte à ma liberté de circulation et d'établissement en raison du fait que, comme je continuais à résider dans ma communauté, il m'était interdit de cotiser au RPC jusqu'en 1988 et de recevoir les mêmes prestations que les autres Canadiens qui travaillent.

19.     En raison du refus de la défenderesse de me permettre de cotiser au RPC au même titre que tous les autres Canadiens qui travaillent, j'ai accumulé moins de prestations de retraite que les autres travailleurs canadiens, de sorte que je vais devoir m'en reme ttre à des prestations d'assistance sociale telles que celles de la sécurité de la vieillesse au lieu de m'en remettre pour l'essentiel aux prestations de retraites que j'ai légitimement gagnées.

20.     Le RPC porte atteinte à ma dignité huma ine et à ma liberté en imposant des restrictions et en me défavorisant du fait qu'il ne me permet pas de cotiser en tant qu'être humain tout aussi capable et méritant que le reste de la population. Les autochtones qui travaillent dans des réserves ont été victimes de discrimination et le RPC a eu pour effet de leur faire sentir qu'ils sont moins capables et moins dignes d'être reconnus ou valorisés en tant qu'êtres humains et membres de la société canadienne qui méritent le même souci, le même respect et la même considération que les autres citoyens.

21.     Le fait que je reçoive des prestations d'assistance sociale plutôt que des prestations de retraite mine sérieusement mes sentiments de valeur et de dignité personnelles.

Elle conclut en affirmant que [traduction] «la présente demande soulève une question de dignité humaine» (voir, de façon générale, le dossier d'appel, volume 3, aux pages 600 à 603). Son avocat a soutenu que cette conclusion au sujet du RPC renforce le stéréotype que les Indiens sont incapables de pourvoir à leur sécurité future.

[26]Le juge de première instance a accepté sans hésiter que la différence de traitement dont la demanderesse faisait l'objet constituait de la discrimination au sens fondamental «d'une manière contraire à la dignité humaine, en raison de sa race» (motifs, au paragraphe 27). À son avis, les exemptions fiscales accordées aux «Indiens inscrits qui résident et travaillent dans des réserves» tiennent intégralement à leur identité et, suivant le ju ge, la différence de traitement qui existe en l'espèce reposait sur cette identité. Le juge de première instance s'est dit par ailleurs incapable de conclure que l'inadmissibilité au RPC qui frappait l'intimée entre 1966 à 1988 était liée à l'objectif visé par l'exemption fiscale sur laquelle elle était fondée, puisque les exemptions fiscales visaient simplement à protéger les Indiens contre toute dépossession de leurs biens.

[27]À mon avis, les dissemblances entre les deux groupes de comparaison retenus dans le cadre de l'analyse de la discrimination sont plus prononcées que ce que l'intimée suppose. Elle présume en effet que les Indiens qui gagnent leur revenu dans des réserves (s on groupe) sont, à toutes fins utiles, semblables aux «autres Canadiens qui travaillent», la seule différence étant que les premiers étaient, avant 1989, défavorisés en raison du fait qu'ils ne pouvaient participer au RPC. Comme la Cour suprême l'a récemme nt déclaré dans l'arrêt Nouvelle-Écosse (Procureur général) c. Walsh (2002), 210 N.S.R. (2d) 273, un tel choix de groupe de comparaison ne tient pas «adéquatement compte de la diversité des traits, de l'histoire et de la situation des membres du groupe de comparaison auquel appartient l'auteur de l'allégation» (au paragraphe 39). En l'espèce, on peut qualifier avec plus d'exactitude le groupe dont l'intimée fait partie comme étant composé d'«Indiens inscrits gagnant un revenu exonéré d'impôt dans une réser ve». Ainsi que la Cour suprême du Canada l'a déclaré, sous la plume du juge Gonthier, dans l'arrêt Williams c. Canada , [1992] 1 R.C.S. 877, à la page 886, cette exemption fiscale:

[. . .] fait état d'une obligation envers les peuples autochtones, dont la Couronne a reconnu l'existence tout au moins depuis la signature de la Proclamation royale de 1763.

Elle est intimement liée à la protection des Indiens sur les terres qui leur sont réservées. Elle ne constitue pas un «désavantage historique» ou une marque de déshonneur. Mais le fait que l'intimée soit au nombre des personnes qui ont droit à cette exemption et qu'elle en ait effectivement bénéficié rend son groupe de comparaison différent de celui des «autres Canadiens qui travaillent», dont bon nombre, faut-il le rappeler, sont également des Indiens inscrits.

[28]Il est également important de souligner, comme la Cour suprême l'a fait dans l'arrêt Walsh , aux paragraphes 40 à 62, qu'il serait loisible à l'intimée de se trouver un emploi à l'ex térieur de la réserve et de joindre ainsi les rangs du groupe de comparaison qui jouit, selon elle, d'avantages qui lui sont refusés. Le juge Gonthier explique ce choix dans les termes suivants dans l'arrêt Williams à la page 887:

En conséquence, en vertu de la Loi sur les Indiens, un Indien jouit d'un choix en ce qui concerne ses biens personnels. L'Indien peut situer ces biens sur la réserve, auquel cas les biens sont protégés contre la saisie et la taxation, ou il peut les situer hors de la réserve, auq uel cas les biens sont situés à l'extérieur de la zone protégée et peuvent davantage être utilisés dans le cours des opérations commerciales ordinaires dans la société. Il appartient à l'Indien de décider s'il désire bénéficier du système de protection que constitue la réserve ou s'il veut s'intégrer davantage dans l'ensemble du monde des affaires.

Le revenu provenant d'un emploi exercé dans une réserve constitue un bien meuble situé dans une réserve (Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29). Bien que la Cour suprême ait reconnu, dans l'arrêt Walsh, que, dans certains cas, la capacité d'exercer un choix (dans cette affaire, la capacité des conjoints de choisir de se marier au lieu de se contenter de faire vie commune ou encore de conclure une contrat conférant l'équivalent des droits de propriété reconnus aux personnes mariées) peut être illusoire, il existe néanmoins en principe un choix.

[29]Il me semble qu'en raison de tous ces facteurs, il n'y a pas lieu de considérer que le véritable groupe de comparaison de l'intimée--c'est-à -dire les Indiens inscrits gagnant des revenus exonérés d'impôts dans une réserve--constitue un groupe historiquement désavantagé qui est victime de préjugés et de stéréotypes par rapport aux «autres C anadiens qui travaillent».

[30]Il n'y a pas d'éléments de preuve qui appuient la thèse que, lorsqu'elle a été édictée, la loi avait pour objet de saper la dignité des Indiens. Les dispositions de la loi elle-même, ainsi que les déclarations ministérielles qui ont été faites à son sujet, confirment plutôt qu'il existait des raisons valables de faire coïncider la définition du revenu admissible en fonction duquel les cotisations devaient être versées au RPC avec les définitions du revenu que l'on trouve dans la Loi de l'impôt sur le revenu. Non seulement ces définitions sont-elles complexes et sont-elles le fruit d'années de débats judiciaires et de mesures législatives, mais elles constituaient déjà un mécanisme administratif permettant de recu eillir des renseignements des Canadiens au sujet de leurs revenus et d'imposer ces revenus. On peut évidemment faire valoir, avec le recul, que cet ambitieux régime d'assurance-revenu aurait pu être instauré autrement, par exemple au moyen d'un mécanisme d istinct qui n'aurait eu aucun lien avec le régime fiscal ou uniquement après la conclusion avec les Indiens d'une entente qui aurait tenu compte de leurs droits particuliers. Mais on ne peut toutefois pas prétendre que le législateur fédéral n'avait pas le droit d'agir comme il l'a fait en 1965. En toute déférence, je vois mal comment on pourrait en toute logique considérer que le choix qu'a fait le législateur en optant pour une loi et un mécanisme administratif d'impôt sur le revenu pour mettre sur pied u n régime de retraite à participation obligatoire aussi ambitieux constitue une atteinte à la dignité de certains Indiens inscrits (mais pas de tous). Cette conclusion est considérablement renforcée par le fait que les Indiens n'ont jamais été déclarés expr essément ou implicitement inadmissibles à participer au RPC: les milliers d'Indiens inscrits qui travaillent à l'extérieur des réserves n'ont jamais été exclus. Qui plus est, des milliers de Canadiens qui ne sont pas des Indiens étaient et demeurent inadmi ssibles en tout ou en partie aux prestations du RPC parce qu'ils n'ont pas eu de revenu imposable au cours de leur vie active ou parce que leur revenu imposable était trop faible. À cet égard, le groupe de comparaison choisi par l'intimée, «les autres Cana diens qui travaillent» doit être interprété comme comprenant notamment les Indiens qui travaillent à l'extérieur des réserves ainsi que les non-Indiens, et la mention «qui travaillent» doit être interprétée comme se limitant à ceux qui travaillent et gagne nt un revenu suffisant pour être tenus de cotiser au RPC.

[31]La demanderesses affirme néanmoins dans son affidavit que les Indiens inscrits travaillant dans des réserves ont été victimes de discrimination et que le RPC a eu pour effet de leur faire sentir «qu'ils sont moins capables et moins dignes d'être reconnus ou valorisés en tant qu'êtres humains et membres de la société canadienne qui méritent le même souci, le même respect et la même considération que les autres citoyens» (voir plus haut, au paragraphe 25). À mon humble avis, la demanderesse méconnaît complètement les circonstances dans lesquelles les Indiens travaillant dans des réserves ont été soustraits à l'application du RPC. Non seulement existait-il un lien de cause à effet entre cette exemption et l'exonération d'impôts dont bénéficient les Indiens à titre individuel, mais il ressort par ailleurs du dossier que cette mesure était manifestement motivée par le souci de ne pas assujettir à un impôt obligatoire les Indiens qui travaillent dans une réserve et leur employeur. Je n'arrive pas à comprendre en quoi l'application régulière des exemptions fiscales existantes pourrait être considérée comme la promotion d'une «caractérisation sociale injuste». Comme l'intimée elle-même le déclare dans son affidavit: [traduction] «l'exemption d'impôts [. . .] est fondée sur la reconnaissance du statut spécial dont jouissent les Indiens au Canada» (affidavit, au paragraphe 5). Il se peut qu'en 2002, une douzaine d'années après que le législateur et le gouvernement fédéral ont mis sur pied un système permettant aux Indiens qui ont des revenus exonérés d'impôts et à leurs employeurs de choisir d'adhérer au RPC, force soit de constater qu'il n'était pas nécessaire de soustraire ces personnes à l'application du RPC en 1965. Il existait toutefois sûrement des raisons plausibles et généralement admises de retenir cette formule lors de l'entrée en vigueur du RPC. Parmi les raisons invoquées, mentionnons le fait que, suivant la preuve, les représentants autochtones ne s'entendaient pas à l'époque sur l'opportunité de participer au RPC. De plus, ceux qui ont oublié les événements politiques ayant entouré l'introduction du RPC doivent aussi tenir compte du fait qu'il y avait des milliers d'employeurs et d'employés qui auraient été heureux de se soustraire à l'obligation de cotiser au Régime. Le projet du gouvernement de forcer les employés et leurs employeurs de même que les travailleurs autonomes à assurer leur revenu en cotisant à un régime de retraite administré par l'État sur lequel les cotisants n'exerceraient aucun contrôle ne recueillait certainement pas l'assentiment universel de la population. Ainsi que je l'ai déjà signalé (voir le paragraphe 7), l'idée de permettre l'adhésion individuelle au régime était perçue comme allant à l'encontre des exigences d'un régime de retraite fondé sur des bases actuarielles solides (or, l'adhésion individuelle est autorisée depuis 1989 de façon limitée pour les personnes se trouvant dans la situation de l'intimée). Sans plus d'éléments de preuve et en tenant logiquement compte de divers contextes factuels qui existaient en 1966, je crois qu'on tomberait dans le révisionnisme historique si l'on tenait pour acquis qu'une personne se trouvant dans une situation semblable à celle de la demanderesse aurait conclu que sa dignité humaine serait attaquée du simple fait que ni elle ni son employeur indien n'étaient obligés de commencer à cotiser au Régime de pensions du Canada du gouvernement du Canada.

[32]Ainsi que je l'ai déjà signalé, l'intimée soutient aussi qu'en corollaire du fait qu'elle n'est pas tenue de cotiser au Régime de pensions du Canada, elle est victime de stéréotypes parce qu'elle est considérée comme faisant partie d'un groupe de personnes qui ne sont pas enclines à pourvoir à leur propre sécurité. Pour les motifs déjà exposés, je ne vois pas comment une personne impartiale pourrait en arriver à une telle conclusion au sujet d'une mesure législative qui dispense les Indiens inscrits ayant des revenus exonérés d'impôts de cotiser contre leur gré à un régime de retraite imposé et administré par le gouvernement. D'ailleurs, il pourrait se trouver des gens qui considéreraient que les personnes qui bénéficient d'une exemption d'impôt sur le revenu fondée sur la reconnaissance de leur statut spécial jouissent d'une plus grande autonomie personnelle en ce qui concerne la gestion de leurs ressources parce qu'elles ne sont pas tenues, contrairement à la plupart des Canadiens, de subvenir à leurs besoins et d'assurer bon gré mal gré leur sécurité future par le biais du RPC.

[33]Un grief plus solide que formule l'intimée est le fait que, comme elle n'a été autorisée à commencer à verser des cotisations qu'en 1989, elle touchera moi ns de prestations de retraite que les autres Canadiens qui travaillent et qui ont cotisé au Régime pendant toute la durée de leur vie active. Elle reconnaît qu'elle touchera un revenu de retraite en vertu d'autres programmes tels que la Sécurité de la viei llesse (SV) et le Supplément de revenu garanti (SRG), mais elle qualifie ses paiements de «prestations d'assistance sociale» et elle affirme que le fait de recevoir des prestations d'assistance sociale plutôt que des prestations de retraite «mine sérieusem ent mes sentiments de valeur et de dignité personnelles». Suivant la preuve, lorsque l'intimée deviendra admissible à des prestations de retraite en 2004, les prestations auxquelles elle aura droit par rapport à celles que recevrait une personne qui aurait versé au RPC la cotisation maximale admissible durant toute sa vie professionnelle (en supposant qu'il n'y ait pas d'autre revenu de retraite imposable dans un cas comme dans l'autre) s'établiraient comme suit:

Origine de la          Mensualité que        Mensualité que

prestation        recevrait l'intimée        recevrait en 2004 un

en 2004 selon le        autre Canadien

régime actuel        ayant versé la

                                                cotisation maximale

                                                au RPC

RPC            378,36 $            788,33 $

SV            455, 82            455,82

SRG            535,75            143,46

Supplément provincial     39,93            0,00

Total        1,409,86 $        1 387,61 $

                        (Dossier d'appel, à la page 652)

[34]On constate, à la lecture de ce tableau, que bien que l'intimée reçoive moins de prestations du RPC parce qu'elle n'y a pas cotisé pendant toute la durée de sa vie active, elle recevra une prestation de SRG plus élevée à laquelle s'ajoutera un supplément provincial de revenu, parce que l'admissibilité au SRG et au supplément de revenu provincial est fonction du revenu imposable. Comme son RPC sera exe mpt d'impôt, elle recevra un montant de SRG et de supplément provincial plus élevé. En conséquence, elle recevrait environ 22 $ par mois de plus que les personnes qui ont versé les cotisations maximales au RPC. Quoi qu'il en soit, c'est la nature de la SV et la provenance du SRG qui, selon elle, ont pour effet de l'humilier. Elle qualifie ses paiements de «prestations d'assistance sociale» et affirme que le fait de recevoir ces prestations au lieu de prestations de retraite «mine sérieusement mes sentiments de valeur et de dignité personnelles». Il est difficile d'accepter que la réception de prestations de SV et de SRG doive être considérée en soi comme dégradante. Les prestations de SV sont payables à toute personne âgée d'au moins 65 ans qui a vécu au Can ada pendant au moins dix ans. Parmi les personnes qui sont admissibles à la SV, il y a lieu de mentionner le Premier ministre et d'autres personnes plus âgées qui continuent à travailler, dont certains juges. Bien que le fisc «récupère» la SV en forçant ce rtains contribuables à revenu élevé à lui rendre cette prestation sociale par le biais de l'impôt sur le revenu, l'admissibilité à la SV que partagent des millions de Canadiens ne saurait guère être considérée comme une humiliation. Qui plus est, quelque 3 7 pour 100 de ceux qui reçoivent des prestations de SV reçoivent aussi le SRG. On constatera, par exemple, en prenant connaissance du tableau qui précède, que même la personne qui a versé des cotisations maximales au RPC recevra quand même des prestations de SV et de SRG, même si elle n'a pas d'autres revenus de retraite, bien que la «répartition» de ces prestations soit différente. L'avocat de l'intimée soutient toutefois que si cette dernière décidait de prendre sa retraite avant l'âge de 65 ans, elle n'a urait pas droit à la SV ou au SRG et qu'elle ne recevrait que des prestations de pension de RPC dont le montant sera limité parce qu'elle n'a pas pu cotiser au RPC avant 1989. Il ressort du dossier que l'intimée est née le 16 janvier 1939 et qu'elle est do nc maintenant âgée de 64 ans. Il est vrai que, même si elle prenait sa retraite maintenant, il lui faudrait attendre quelques mois avant de pouvoir toucher des prestations de SV et de SRG. Il est également vrai qu'elle aurait épargné les dépenses considéra bles qu'elle aurait été tenue d'engager si elle avait dû verser les cotisations des années 1966 à 1988 comme le juge de première instance le lui a permis. Une fois qu'on a conclu, comme je l'ai fait, que l'exclusion initiale de l'intéressée du RPC en 1965 était valide, cette conséquence accessoire (qui est loin de constituer un désavantage absolu pour elle), ne saurait rendre tout le système invalide.

[35]L'autre désavantage pratique auquel s'exposerait l'intimée et que l'avoca t de l'intimée a signalé lors des débats est celui qu'elle subirait si elle voulait passer plus de six mois par année «dans le Sud», c'est-à -dire si elle décidait de vivre à l'étranger pendant des périodes prolongées. Bien que toute personne qui, comme l'i ntimée, a vécu au Canada pendant une vingtaine d'années puisse vivre en permanence à l'extérieur du Canada tout en continuant à recevoir des prestations de SV, le SRG ne peut être payé à un Canadien qui réside à l'étranger que pour une période maximale de six mois après son départ du Canada. Il s'ensuit que ceux qui vont «dans le Sud» seraient obligés de rentrer au Canada dans les six mois pour continuer à recevoir le SRG. Là encore, comme le tableau qui précède le montre, il en serait de même pour la perso nne qui a versé les cotisations maximales au RPC mais qui ne toucherait quand même qu'un faible montant de SRG. J'ai du mal à conclure objectivement que c'est le genre d'inégalité que le paragraphe 15(1) de la Charte visait à supprimer.

[36]Compte tenu de l'ensemble des circonstances, abordant la question à la fois du point de vue de la demanderesse et du point de vue «subjectif-objectif» d'une personne se trouvant dans une situation semblable à celle de la demanderesse, et prenant en considération de façon rationnelle les divers facteurs contextuels «servant à déterminer si la loi contestée porte atteinte à la dignité humaine», je suis incapable de conclure que le paragraphe 12(1) du RPC portait atteinte à la dignité humaine de la demanderesse au cours de la période en question. Je suis par conséquent d'avis que le RPC qui était en vigueur entre 1966 et 1988 et qui empêchait ceux qui n'avaient pas de revenus imposables, dont les Indiens travaillant dans une réserve, de participer à ce régime et d'y cotiser, ne contrevenait pas au paragraphe 15(1) de la Charte tant avant qu'après l'entrée en vigueur de ce dernier. Si je me trompe à cet égard, je statue en outre que tout effet que la Charte pourrait avoir eu sur la situation ne pourrait remonter à une date antérieure au 17 avril 1985, date où le paragraphe 15(1) est entré en vigueur. À cet égard, je souscris aux conclusions tirées par le juge de première instance au paragraphe 22 de ses motifs.

2) Si l'on a porté atteinte au paragraphe 15(1), cette

atteinte est-elle justifiée en vertu de l'article premier?

[37]Vu ma conclusion que le RPC ne porte pas atteinte au paragraphe 15(1), il n'est pas nécessaire de répondre à cette question.

3) A-t-on portée atteinte à l'alinéa 1b) de la Déclaration des droits?

[38]L'article premier de la Déclaration des droits porte:

1. Il est par les présentes reconnu et déclaré que les droits de l'homme et les libertés fondamentales ci-après énoncés ont existé et continueront à exister pou r tout individu au Canada quels que soient sa race, son origine nationale, sa couleur, sa religion ou son sexe:

    [. . .]

b) le droit de l'individu à l'égalité devant la loi et à la protection de la loi;

L'intimée a invoqué cette disposition devant le juge de première instance, vraisemblablement pour renforcer ses arguments en vue d'obtenir une réparation qui couvrirait toute la période en question, vu que l'adoption de la Déclaration des droits remonte à 1960. Le juge de première instance a accepté cet argument et a accordé en conséquence la réparation demandée. Pour ce faire, il s'est notamment fondé sur l'arrêt R c. Drybones, [1970] R.C.S. 282, dans lequel la Cour suprême du Canada a statué qu'en déclarant que commettait une infraction tout Indien (mais personne d'autre) qui était trouvé ivre à quelque endroit en dehors d'une réserve, l'alinéa 94b) de la Loi sur les Indiens [S.R.C. 1952, ch. 149] portait atteinte à l'«égalité devant la loi» garantie par l'alinéa 1b) de la Déclaration des droits.

[39]En toute déférence, j'estime que les arrêts que la Cour suprême a rendus après l'arrêt Drybones démontrent de façon éloquente que l'alinéa 1b ) ne garantissait pas explicitement ou implicitement le droit à la protection égal e de la loi. Dans l'arrêt Procureur général du Canada c. Lavell, [1974] R.C.S. 1349, un des juges de la Cour suprême a déclaré, dans un jugement qui a recueilli l'appui de la majorité de ses collègues, que l'alinéa 1b ) ne permettait pas d'«invoquer le con cept égalitaire illustré par le 14e Amendement de la Constitution des États-Unis», mais qu'il ne garantissait que l'«égalité dans l'administration ou l'application de la loi par les fonctionnaires chargés de son application et par les tribunaux» de droit c ommun du pays (Lavell, aux pages 1365 et 1366). Ainsi, la Cour suprême a expliqué que l'arrêt Drybones interdisait au législateur de créer une infraction pour une catégorie de personnes définies en fonction de la race pour laquelle d'autres personnes ne po urraient pas être traduites en justice. La Cour a assimilé cette garantie au concept traditionnel de la «primauté du droit» qui, sans son sens traditionnel, est interprété comme signifiant que chacun--qu'il s'agisse d'un simple citoyen ou d'une autorité pub lique--est subordonné à la loi et aux tribunaux. Dans l'arrêt Bliss c. Procureur général (Can.), [1979] 1 R.C.S. 183, la Cour suprême a refusé d'appliquer l'alinéa 1b ) de manière à invalider certaines dispositions de la Loi de 1971 sur l'assurance-chômage [S.C. 1970-71-72, ch. 48] qui conféraient certains avantages à une catégorie de femmes mais pas à d'autres. La Cour a établi une distinction entre la situation en cause dans l'affaire Drybones , qui portait sur l'imposition à un groupe racial d'une peine qui n'était infligée à personne d'autre, et la situation en cause dans l'affaire Bliss , qui concernait l'admissibilité à des prestations. La Cour n'était pas disposée à conclure que l'alinéa 1b ) garantissait le droit à la protection égale de la l oi. C'est d'ailleurs en tenant compte de cette jurisprudence que le législateur a rédigé le paragraphe 15(1) de la Charte en y ajoutant les notions de «droit à l'égalité devant la loi», de «droit à la même protection de la loi» et de «droit au même bénéfic e de la loi» (voir l'analyse de cette question dans l'arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia , [1989] 1 R.C.S. 143, à la page 170). Depuis l'adoption de la Charte, alors qu'on a essayé d'invoquer l'alinéa 1b ) de la Déclaration des droits relativem ent à une loi qui établissait une distinction entre les juges nommés par le gouvernement fédéral en ce qui concerne les cotisations versées à leur régime de retraite, la Cour suprême a refusé de revoir la question. Dans l'arrêt Beauregard c. Canada , [1986] 2 R.C.S. 56, à la page 90, après avoir examiné la jurisprudence sur le droit à «l'égalité devant la loi» reconnu par l'alinéa 1b ) de la Déclaration des droits et après avoir signalé l'interprétation étroite qui lui avait été donné, le juge en chef Dickson a conclu ce qui suit:

Or, je crois que le temps est révolu où il aurait pu convenir de procéder à une réévaluation de ces préoccupations et de l'orientation que la Cour a adoptée dans l'interprétation de ce document.

[40]Contrairement au juge de première instance, je ne crois pas que l'impossibilité pour l'intimée de cotiser au RPC constituait un déni de son droit à l'égalité devant la loi garanti par l'alinéa 1b ) de la Déclaration des droits. Il n'y avait rien en l'espèce qui permettait de conclure que la loi était appliquée différemment dans le cas de l'intimée par rapport aux autres travailleurs canadiens d'une façon qui s'apparenterait à la situation en cause dans l'affaire Drybones . Je crois qu'on peut raisonnablement conclure de ce sur vol de la jurisprudence que ce n'est que lorsque la Charte a été adoptée et que son paragraphe 15(1) est entré en vigueur en 1985 que la volonté politique de garantir l'égalité devant la loi et d'assurer la protection égale de la loi s'est matérialisée sur le plan constitutionnel.

[41]Le juge de première instance était également appelé à se demander si le régime législatif en cause contrevenait au principe de la primauté du droit. Il semble que le juge ait considéré cette question comme un as pect accessoire de la question de l'applicabilité de l'alinéa 1b ) de la Déclaration des droits et qu'il ait vraisemblablement conclu que les dispositions en question contrevenaient effectivement au principe de la primauté du droit. Pour les motifs que j'ai déjà exposés au sujet du sens plutôt étroit qui a été donné au concept d'égalité devant la loi, et compte tenu du fait que la Cour suprême a assimilé ce concept à celui de la primauté du droit (voir Lavell , précité, à la page 1365), il n'est pas nécessair e que je formule d'autres commentaires à ce sujet. Je tiens seulement à signaler qu'à mon avis, le principe de la primauté du droit n'exige pas que la loi produise les mêmes effets à l'égard de tout citoyen. Ce que ce principe signifie, c'est que les rappo rts entre l'État et les particuliers doivent être régis par le droit (voir l'arrêt Singh c. Canada (Procureur général), [2000] 3 C.F. 185 (C.A.), aux paragraphes 33 et 34; approuvé dans l'arrêt Babcock c. Canada (Procureur général) (2002), 214 D.L.R. (4th) 193 (C.S.C.), aux paragraphes 56 et 57).

4) Quelles sont les réparations appropriées

en l'espèce?

[42]Compte tenu de ma conclusion que ni la Charte ni la Déclaration des droits ne s'appliquent de manière à invalider le régime législatif en cause, il n'est pas nécessaire que j'aborde la question des réparations à accorder. Je tiens seulement à signaler que les réparations que l'intimée a réclamées et que le juge de première instance semble lui avoir accordées vont bien au-delà de l'égalité de traitement pour l'intimée. Ainsi, le jugement de première instance ne précise pas quelle serait la valeur actuelle des cotisations que l'intimée n'a pas pu verser dans le passé. Et il est muet sur les cotisations rétroactives de l'employeur po ur toutes les années en cause. Qui plus est, il accorderait par voie judiciaire aux personnes se trouvant dans la situation de l'intimée la faculté d'adhérer volontairement au régime alors que «les autres Canadiens qui travaillent» n'ont d'autre choix que d'y participer.

L'article 6 de la Charte

[43]Dans sa demande de contrôle judiciaire initiale, l'intimée invoquait également l'article 6 de la Charte (liberté de circulation et d'établissement). Il semble que le juge de première instance ait rejeté cet argument parce que la distinction reprochée ne concernait pas les frontières provinciales. Il n'a pas rendu d'ordonnance fondée sur l'article 6. La question n'a pas été débattue devant nous.

Dispositif

[44]Je suis par conséquent d'avis d'accueillir l'appel, d'annuler la décision du juge de première instance et d'adjuger les dépens à l'appelante tant en appel qu'en première instance.

Le juge Nadon, J.C.A.: Je souscris aux présents motifs.

Le juge Evans, J.C.A.: Je souscris aux présents motifs.

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