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A-441-10

2012 CAF 36

TurnAround Couriers Inc. (demanderesse)

et

Société canadienne des postes (intervenante appuyant la demanderesse)

c.

Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes (défendeur)

Répertorié : TurnAround Couriers Inc. c. Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes

Cour d’appel fédérale, juge en chef Blais, juges Evans et Sharlow, J.C.A.—Toronto, 12 janvier; Ottawa, 2 février 2012.

Postes — Contrôle judiciaire recherchant l’annulation d’une décision du Conseil canadien des relations industrielles, selon laquelle la demanderesse, fournissant un service postal au sens de l’art. 91(5) de la Loi constitutionnelle de 1867, exerçait des activités qui relevaient de la compétence fédérale — Le Conseil a soutenu qu’il est habilité sous le Code canadien du travail à accréditer le défendeur à titre de seul agent négociateur des employés de la demanderesse — La demanderesse, société à but lucratif, exerce ses activités dans le centre de Toronto — Elle offre généralement un service de livraison le jour même — La demanderesse a soutenu que « service postal » au sens de la Loi constitutionnelle de 1867 s’entend du service postal national du Canada, fourni actuellement par la Société canadienne des postes, et que puisqu’il s’agit d’une entreprise de nature locale, elle n’est pas régie par le Code — Il s’agissait de déterminer si l’entreprise de la demanderesse relève de la compétence fédérale, en matière de « service postal », établie à l’art. 91(5) de la Loi constitutionnelle de 1867 — Les activités habituelles et l’exploitation quotidienne de la demanderesse sont de nature à ce point locale et restreinte qu’elles donnent à penser que la demanderesse n’est pas une entreprise fédérale et qu’elle ne peut être considérée comme relevant de la compétence fédérale — Le Conseil a commis trois erreurs dans l’interprétation de l’art. 91(5) de la Loi constitutionnelle de 1867 — Quant à l’expression « service postal » utilisée à l’art. 91(5), le recours au singulier, plutôt qu’au pluriel, appuie la position de la demanderesse selon laquelle il y a un seul service postal au Canada — La demanderesse ne présente aucune des caractéristiques essentielles du service postal examiné en l’espèce — D’après l’analyse effectuée en l’espèce, les mots « service postal », à l’art. 91(5) renvoient au système national de livraison — Par conséquent, les activités de la demanderesse ne constituent pas un « service postal » au sens de l’art. 91(5) de la Loi constitutionnelle de 1867, mais plutôt des activités locales au sens de l’art. 92(10) — Demande accueillie.

Droit constitutionnel — Partage des pouvoirs — Sens de « service postal » aux termes de l’art. 91(5) de la Loi constitutionnelle de 1867 — L’interprétation de l’art. 91(5) de la Loi constitutionnelle de 1867 détermina le sort de la question en litige — Il s’agissait de déterminer si l’entreprise de la demanderesse relève de la compétence fédérale, en matière de « service postal », établie à l’art. 91(5) de la Loi constitutionnelle de 1867 — Le texte, le contexte et l’objet de la disposition en cause ont été pris en compte en l’espèce — D’après l’analyse effectuée en l’espèce, les mots « service postal », à l’art. 91(5), renvoient au système national de livraison — La prévisibilité et la certitude sont des objectifs importants dans l’interprétation constitutionnelle, c’est pourquoi les tribunaux doivent éviter les interprétations obligeant les décideurs à décortiquer les différences subtiles entre les entreprises — Les activités de la demanderesse ne constituent pas un « service postal » au sens de l’art. 91(5) de la Loi constitutionnelle de 1867, mais plutôt les activités d’une entreprise de nature locale, au sens de l’art. 92(10).

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire présentée par la demanderesse, un employeur, recherchant l’annulation d’une décision du Conseil canadien des relations industrielles statuant que la demanderesse fournissait un service postal au sens du paragraphe 91(5) de la Loi constitutionnelle de 1867 et que ses activités relevaient donc de la compétence fédérale. En conséquence, le Conseil a statué qu’il était habilité, aux termes du Code canadien du travail (le Code), à accréditer le défendeur à titre de seul agent négociateur des employés de la demanderesse.

La demanderesse est une société à but lucratif poursuivant une mission sociale : aider les jeunes « à risque ». Au moment des faits, la demanderesse employait six messagers à bicyclette et deux messagers à pied. Les activités de livraison se déroulaient pour la plupart dans le centre de Toronto. Les livraisons étaient généralement effectuées le jour même, service que la Société canadienne des postes (la SCP) ne fournit pas et qui ne relève pas du monopole légal qu’elle exerce. La demanderesse n’est pas liée, contractuellement ou autrement, avec la SCP ou avec un autre transporteur interprovincial. Le Conseil a accrédité le STTP à titre d’agent négociateur d’une unité englobant les messagers employés par la demanderesse. Après réexamen de l’ordonnance d’accréditation, le Conseil a statué que, compte tenu du dossier qui lui a été présenté, la demanderesse exploite un service postal et que les dispositions du Code canadien du travail s’appliquent donc aux activités de la demanderesse.

La demanderesse a soutenu que « service postal » s’entend du service postal national tel que la SCP, société d’État fédérale, le fournit actuellement et tel que le fournissait avant elle le ministère fédéral des Postes. Puisque la demanderesse est exploitée exclusivement en Ontario, cette société est, selon elle, une entreprise de nature locale dont les relations de travail ne sont pas régies par le Code. Pour sa part, le défendeur a affirmé que la demanderesse fournit un service postal au sens du paragraphe 91(5) de la Loi constitutionnelle de 1867, parce qu’il s’agit d’activités que le législateur fédéral pourrait autoriser la SCP à accomplir dans le cadre du monopole qu’elle exerce en matière postale, soit offrir un service de livraison le jour même de lettres et de petit colis.

Il s’agissait de déterminer si l’entreprise de la demanderesse consistant à livrer des articles de nature urgente relève de la compétence fédérale, en matière de « service postal », établie au paragraphe 91(5) de la Loi constitutionnelle de 1867.

Arrêt : la demande doit être accueillie.

Les « activités habituelles » et l’« exploitation quotidienne » de la demanderesse sont de nature à ce point locale et restreinte qu’elles donnent à penser que la demanderesse n’est pas une entreprise fédérale. L’interprétation du paragraphe 91(5) de la Loi constitutionnelle de 1867 a déterminé le sort de la question en litige. La livraison de lettres et de colis à Toronto par la demanderesse est indépendante de tout contrat ou autre type de relation avec la SCP. On ne pouvait donc pas affirmer que les activités de la demanderesse sont de compétence fédérale. La fourniture par la demanderesse d’un service qui n’est ni offert par la SCP, ni compris dans le monopole légal exercé par cette dernière, ne permettait pas de considérer que son entreprise fait partie intégrante des activités de la SCP.

Le Conseil a fait fausse route à cause de trois erreurs commises dans l’interprétation du paragraphe 91(5) de la Loi constitutionnelle de 1867. Premièrement, sa conclusion que le « service postal » visé au paragraphe 91(5) ne se limite pas nécessairement aux services fournis par la SCP parce que l’alinéa 5(1)(a) de la LSCP énonce que la SCP a pour mission d’exploiter « un service postal », non « le service postal », a procédé d’une importance exagérée attachée à cette disposition. Les textes de loi édictés en vertu de ce chef de compétence ne constituent qu’un contexte susceptible de nous renseigner sur l’intention des rédacteurs de la Constitution. S’agissant d’établir le sens du paragraphe 91(5), le libellé de l’Acte du Bureau des Postes, 1867, édicté peu après la Confédération, a plus de pertinence que la LSCP. Qui plus est, dans la version anglaise du texte le plus important en l’occurrence, le paragraphe 91(5) lui-même énonçant le chef de compétence fédérale, « Postal Service », n’est précédé d’aucun article, défini ou indéfini. Deuxièmement, le Conseil a estimé que les mots « service postal » doivent recevoir une interprétation large, incluant les services postaux fournis par la demanderesse, en raison des commentaires faits dans l’arrêt Reference re Minimum Wage Act of Saskatchewan. Même si l’étendue du chef de compétence fédérale conféré au paragraphe 91(5) était soulignée dans cette affaire, rien dans ces motifs ne donne à penser que les mots « service postal » comprennent les services fournis par des sociétés indépendantes de l’entité chargée du service postal national. Troisièmement, le Conseil semble avoir considéré que, la transmission par porteur de lettres urgentes étant exclue du monopole de la SCP à l’alinéa 15(1)(e) de la LSCP, il s’agit d’un service postal. Il est inconcevable que les activités exclues au paragraphe 15(1), si elles ont lieu entièrement à l’intérieur d’une province, relèvent de la compétence législative fédérale.

En ce qui concerne l’interprétation de la Constitution, le texte, le contexte et l’objet de la disposition en cause ont été pris en compte. Les mots « service postal » n’apportent rien de bien pertinent au présent débat, quoique le recours au singulier, plutôt qu’au pluriel, appuie jusqu’à un certain point la position de la demanderesse, selon laquelle il y a un seul service postal au Canada. Quant au contexte, le sens des dispositions constitutionnelles n’est pas figé dans le temps; leur libellé doit être interprété en fonction de ce qui est survenu depuis 1867. Toutefois, le contexte historique ayant présidé à la naissance de la Loi constitutionnelle de 1867 peut aider à en interpréter le texte. Compte tenu des caractéristiques essentielles du service postal, dans l’ensemble de son histoire au Canada, qui ont été analysées en l’espèce, notamment le fait qu’il s’agit d’un service universel dont tous peuvent se prévaloir, nul besoin de dire que la demanderesse ne présente aucune de ces caractéristiques d’un service postal. Les caractéristiques susmentionnées permettent en grande partie de dégager les objets poursuivis par l’attribution au Canada, au paragraphe 91(5), d’une compétence législative exclusive en matière de « service postal ».

Il ressortait de l’analyse en l’espèce que les mots « service postal », au paragraphe 91(5), renvoient au système national de livraison, dont le fonctionnement, à l’heure actuelle, est assuré directement par la SCP ou géré par elle au moyen de contrats passés avec d’autres entités. En outre, cette interprétation est d’application facile et ne requiert pas d’analyse au cas par cas pour déterminer la proportion des activités d’une entreprise de messagerie qui se rapporte à la cueillette et à la livraison d’articles qui auraient pu passer par le système postal par rapport à celle qui se rapporte à d’autres articles. La prévisibilité et la certitude étant des objectifs importants dans l’interprétation constitutionnelle, dans la mesure du possible, les tribunaux doivent éviter les interprétations obligeant les décideurs à « décortiquer les différences subtiles entre les entreprises ».

Par conséquent, les activités de la demanderesse ne constituent pas un « service postal » au sens du paragraphe 91(5) de la Loi constitutionnelle de 1867. Ce sont plutôt les activités d’une entreprise de nature locale au sens du paragraphe 92(10), ressortissant de ce fait au pouvoir législatif provincial.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Acte du Bureau des Postes, 1867, S.C. 1867, ch. 10, art. 7, 32.

Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L-2, art. 2 « entreprises fédérales » (mod. par L.C. 1990, ch. 44, art. 17; 1996, ch. 31, art. 89; 1999, ch. 28, art. 169), 18.

Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5], art. 91(5), 92(10).

Loi sur la Société canadienne des postes, L.R.C. (1985), ch. C-10, art. 5(1)a), 14, 15 (mod. par L.C. 2010, ch.12, art. 1885).

TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS

Traité concernant la création d’une Union générale des Postes, signé à Berne, le 9 octobre1874.

JURISPRUDENCE CITÉE

décision appliquée :

NIL/TU,O Child and Family Services Society c. B.C. Government and Service Employees’ Union, 2010 CSC 45, [2010] 2 R.C.S. 696.

décisions examinées :

Reference re Minimum Wage Act of Saskatchewan, [1948] R.C.S. 248; Consolidated Fastfrate Inc. c. Western Canada Council of Teamsters, 2009 CSC 53, [2009] 3 R.C.S. 407; Letter Carriers’ Union of Canada c. Canadian Union of Postal Workers el al., [1975] 1 R.C.S. 178; Canada Post Corp. v. Canadian Union of Postal Workers, [1988] F.C.J. no 37 (C.A.) (QL); Critical Path Couriers ltée, 2011 CCRI 604.

décisions citées :

Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, 329 R.N.-B. (2e) 1; T.O. Turtle Express Inc., 2010 CCRI LD 2365; L.D. J.V. Courrier Plus Inc. (2007), Ordonnance no 9261-U; Intelcom Courier Canada Inc. (2003), Ordonnance no 8561-U; Wilson v. Globex Plus Messenger Service, 2005 CanLII 28962 (C.R.T.O.); Kenjak (c.o.b. Aries Courier Services) (Re), [2005] M.L.B.D. no 8 (QL); King (Re), [2005] B.C.E.S.T.D. No 37 (QL).

DOCTRINE CITÉE

Campbell, Robert M. The Politics of the Post : Canada’s Postal System from Public Service to Privatization, Peterborough (Ont.) : Broadview Press, 1994.

Hogg. Peter W., Constitutional Law of Canada, 5e éd. Supplémentée. Toronto : Thomson/Carswell, 2007.

DEMANDE de contrôle judiciaire recherchant l’annulation d’une décision du Conseil canadien des relations industrielles (2010 CCRI 544), selon laquelle la demanderesse, fournissant un service postal au sens du paragraphe 91(5) de la Loi constitutionnelle de 1867, exerçait des activités qui relevaient de la compétence fédérale. Demande accueillie.

ONT COMPARU

Roy C. Filion, c.r. et Deborah J. Hudson pour la demanderesse.

John D. R. Craig et Trevor Guy pour l’intervenante.

Zachary Green et Hart Schwartz pour le procureur général de l’Ontario.

Paul J. J. Cavalluzzo et Adrienne Telford pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Filion Wakely Thorup Angeletti LLP, Toronto, pour la demanderesse.

Heenan Blaikie LLP, Toronto, pour l’intervenante.

Le procureur général de l’Ontario, Toronto, pour le procureur général de l’Ontario.

Cavalluzzo Hayes Shilton McIntyre and Cornish LLP, Toronto, pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Evans, J.C.A. :

Introduction

[1]        La Cour doit établir en l’espèce si une société de messagerie à bicyclette et à pied effectuant des livraisons urgentes de courrier et de colis à Toronto uniquement fournit un « service postal » au sens du paragraphe 91(5) de la Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Victoria, ch. 3 (R.-U.) [mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5]]. Si tel est le cas, les activités de la société sont assujetties aux lois fédérales et, comme entreprise fédérale au sens de l’article 2 [(mod. par L.C. 1990, ch. 44, art. 17; 1996, ch. 31, art. 89; 1999, ch. 28, art. 169)] du Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L‑2 (le Code), ses relations de travail sont régies par le Code. Cependant, si elle ne fournit pas de « service postal », elle est une entreprise de nature locale au sens du paragraphe 92(10) de la Loi constitutionnelle de 1867, et ses relations de travail sont régies par les lois de l’Ontario.

[2]        Cette question a été soulevée dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire présentée par un employeur, TurnAround Couriers Inc. (TurnAround), recherchant l’annulation d’une décision du Conseil canadien des relations industrielles (le Conseil) en date du 18 octobre 2010 (2010 CCRI 544).

[3]        Le Conseil a statué que, TurnAround fournissant un service postal au sens du paragraphe 91(5), ses activités relevaient de la compétence fédérale, et qu’il était en conséquence habilité à accréditer le Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes (STTP) à titre de seul agent négociateur des employés de TurnAround.

[4]        La Société canadienne des postes (SCP) et le procureur général de l’Ontario sont intervenus pour appuyer la demande de TurnAround, que conteste le défendeur, le STTP.

[5]        Il n’y a presque pas de jurisprudence ou de doctrine sur le sens ou l’application du paragraphe 91(5), dont voici le texte :

91. Il sera loisible à la Reine, de l’avis et du consentement du Sénat et de la Chambre des Communes, de faire des lois pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada, relativement à toutes les matières ne tombant pas dans les catégories de sujets par la présente loi exclusivement assignés aux législatures des provinces; mais, pour plus de garantie, sans toutefois restreindre la généralité des termes ci‑haut employés dans le présent article, il est par la présente déclaré que (nonobstant toute disposition contraire énoncée dans la présente loi) l’autorité législative exclusive du parlement du Canada s’étend à toutes les matières tombant dans les catégories de sujets ci-dessous énumérés, savoir :

[…]

5. Le service postal

[…]

Et aucune des matières énoncées dans les catégories de sujets énumérés dans le présent article ne sera réputée tomber dans la catégorie des matières d’une nature locale ou privée comprises dans l’énumération des catégories de sujets exclusivement assignés par la présente loi aux législatures des provinces.

Autorité législative du parlement du Canada

[6]        Pour les motifs exposés ci‑dessous, je ne suis pas d’avis que les activités de TurnAround constituent un « service postal » au sens du paragraphe 91(5), le seul chef de compétence fédérale pouvant s’appliquer aux faits. Ce sont plutôt les activités d’une entreprise de nature locale au sens du paragraphe 92(10) de la Loi constitutionnelle de 1867, ressortissant de ce fait au pouvoir législatif provincial.

[7]        Par conséquent, j’accueillerais la demande de contrôle judiciaire et j’annulerais la décision du Conseil, ce dernier ne jouissant pas de la compétence constitutionnelle nécessaire pour accréditer le STTP à titre d’agent négociateur pour les employés de TurnAround. Les dispositions législatives mentionnées dans les présents motifs sont reproduites en annexe.

Les faits

[8]        Les faits pertinents ne sont pas contestés et peuvent être exposés brièvement. TurnAround est une société à but lucratif poursuivant une mission sociale : fournir aux jeunes « à risque » l’occasion de repartir du bon pied en leur offrant un emploi comme messager ou un emploi de bureau. Elle consent également des prêts sans intérêt à ses employés pour qu’ils puissent acheter des vélos, des casques, des cadenas et des cartes et elle leur offre d’autres formes d’aide, comme des bourses pour retourner aux études. Elle vise à aider les jeunes en difficulté en leur donnant confiance en eux et en leur permettant de tenir un rôle sur la scène économique.

[9]        Au moment des faits, TurnAround employait six messagers à bicyclette et deux messagers à pied dont les activités de collecte et de livraison se déroulaient pour la plupart dans le centre de Toronto. Il arrivait parfois que les employés utilisent le métro pour ramasser ou livrer du courrier ou des colis à des clients de l’extérieur de la Région du Grand Toronto (RGT). Les activités de TurnAround s’exerçaient exclusivement en Ontario.

[10]      Les livraisons étaient généralement effectuées le jour même; il s’agit là d’un service que la SCP ne fournit pas et qui ne relève pas du monopole légal qu’elle exerce. TurnAround n’était pas liée, contractuellement ou autrement, avec la SCP ou avec un transporteur interprovincial.

[11]      Par l’ordonnance d’accréditation no 9879‑U en date du 8 juin 2010, le Conseil a accrédité le STTP à titre d’agent négociateur d’une unité englobant les messagers employés par TurnAround. Devant le Conseil, TurnAround était représentée par son président. La question de la compétence constitutionnelle du Conseil à l’égard de la demande d’accréditation n’a pas été soulevée.

[12]      Après le prononcé de l’ordonnance d’accréditation, TurnAround s’est adressée à un avocat, lequel a demandé au Conseil de réexaminer et annuler son ordonnance sous le régime de l’article 18 du Code, arguant que les activités de TurnAround n’étaient pas soumises aux lois fédérales et que l’ordonnance outrepassait donc les limites constitutionnelles de la compétence du Conseil.

Décision du Conseil

[13]      Passant outre aux objections du STTP, le Conseil a accepté d’exercer le pouvoir discrétionnaire de réexamen prévu à l’article 18 du Code. Le STTP n’a pas contesté cette décision.

[14]      Sur le fondement des observations écrites soumises par les parties au sujet de la question constitutionnelle, le Conseil a statué que la seule source possible de compétence fédérale à l’égard des activités de TurnAround était le paragraphe 91(5), parce que, contrairement aux sociétés de messagerie nationale et internationale comme FedEx et Purolator, TurnAround exerçait son entreprise à l’intérieur d’une seule province et que ses activités ne faisaient partie intégrante d’aucune entreprise interprovinciale. Il restait alors uniquement à déterminer si TurnAround fournissait un service postal au sens du paragraphe 91(5).

[15]      Au début de son analyse (au paragraphe 27), le Conseil a rappelé que le juge Estey, dans Reference re Minimum Wage Act of Saskatchewan, [1948] R.C.S. 248 (le Renvoi sur le salaire minimum), à la page 270, avait statué que les mots « service postal », au paragraphe 91(5), formaient [traduction] « une expression dont le sens est très large ».

[16]      Au sujet de la Loi sur la Société canadienne des postes, L.R.C. (1985), ch. C-10 (la LSCP), le Conseil a signalé que l’article 15 [(mod. par L.C. 2010, ch.12, art. 1885)] de cette loi restreint le privilège exclusif de relever, transmettre et distribuer des lettres au Canada, conféré à la SCP par l’article 14. L’alinéa 15(1)e) prévoit notamment ce qui suit :

15. (1) Le privilège exclusif octroyé au paragraphe 14(1) ne s’applique pas aux documents suivants :

[…]

e) les lettres urgentes transmises par porteur moyennant une rétribution au moins égale à trois fois le port exigible pour la distribution au Canada de lettres de destination comparable pesant cinquante grammes;

Exceptions

[17]      La décision du Conseil repose en grande partie sur cette disposition et sur le fait que l’un des mandats confiés à la SCP par la LSCP était d’exploiter « un service postal » et non pas « le service postal (LSCP, paragraphe 5(1)a)) [non souligné dans l’original]. Selon le raisonnement du Conseil (au paragraphe 29), l’intention du législateur était que la SCP ne soit pas nécessairement l’unique pourvoyeur de services postaux :

[…] il envisageait l’existence d’autres entreprises autorisées à fournir des services postaux au sens du paragraphe 91(5) de la Loi constitutionnelle.

[18]      Le Conseil a ensuite examiné les activités de TurnAround d’un point de vue fonctionnel et pratique, pour conclure (au paragraphe 33) :

[…] la nature et le caractère véritables des activités de TurnAround est de ramasser, de transporter et de livrer, moyennant des frais, de petits articles qu’une personne peut transporter à pied ou à vélo. Les articles traités par TurnAround, généralement des lettres et de petits colis, sont sans contredit des « objets » au sens de la LSCP […] Si ce n’était de la nature urgente de ces articles, la SCP pourrait les transporter dans le cadre normal de ses activités.

[19]      Compte tenu du dossier qui lui a été présenté et des distinctions qu’il a faites au sujet des quelques décisions (émanant principalement de conseils de relations du travail) qui lui ont été citées, le Conseil a jugé (au paragraphe 37) que :

[…] TurnAround exploite un service postal et que ses activités relèvent de la compétence du Parlement du Canada en vertu du paragraphe 91(5) de la Loi constitutionnelle. Les dispositions du Code s’appliquent donc aux activités de TurnAround et le Conseil avait compétence pour rendre l’ordonnance d’accréditation no 9879-U.

La question en litige

[20]      La Cour doit déterminer si l’entreprise de TurnAround consistant à livrer des articles de nature urgente relève de la compétence fédérale en matière de « service postal » établie au paragraphe 91(5) de la Loi constitutionnelle de 1867.

[21]      Pour résumer, TurnAround et les intervenants soutiennent que « service postal » s’entend du service postal national tel que la SCP, société d’État fédérale, le fournit actuellement et tel que le fournissait avant elle le ministère fédéral des Postes. Puisque l’entreprise de TurnAround est exploitée exclusivement en Ontario, cette société est, selon eux, une entreprise de nature locale dont les relations de travail ne sont pas régies par le Code. Le STTP, par contre, affirme que TurnAround fournit un service postal au sens du paragraphe 91(5) parce qu’il s’agit d’activités que le législateur fédéral pourrait autoriser la SCP à accomplir dans le cadre du monopole qu’elle exerce en matière postale : offrir un service de livraison le jour même de lettres et de petits colis.

Analyse

i) Questions préliminaires

[22]      Premièrement, la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte parce que la principale question soulevée devant le Conseil supposait l’interprétation du paragraphe 91(5) de la Loi constitutionnelle de 1867 : Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 58. Toutefois, la déférence s’impose à l’égard des conclusions de fait sous‑tendant la décision du Conseil, en dépit de leur portée constitutionnelle : Consolidated Fastfrate Inc. c. Western Canada Council of Teamsters, 2009 CSC 53, [2009] 3 R.C.S. 407 (Fastfrate), au paragraphe 26. En l’espèce, le bien‑fondé de ces conclusions de fait n’est pas contesté.

[23]      Deuxièmement, les relations de travail sont présumées être de compétence provinciale, et le rattachement à la compétence fédérale est exceptionnel et de portée restreinte : Fastfrate, paragraphes 27 et 28; NIL/TU,O Child and Family Services Society c. B.C. Government and Service Employees’ Union, 2010 CSC 45, [2010] 2 R.C.S. 696 (NIL/TU,O), au paragraphe 11.

ii) Le critère fonctionnel

[24]      L’arrêt NIL/TU,O nous rappelle (au paragraphe 3) que le rattachement de la réglementation des relations de travail d’un employeur à la compétence fédérale ou à la compétence provinciale commence par :

[…] l’examen de la nature, des activités habituelles et de l’exploitation quotidienne de l’entité en question afin de déterminer s’il s’agit d’une entreprise fédérale. Cet examen est appelé le « critère fonctionnel ».

[25]      L’entreprise de TurnAround consiste à ramasser, transporter et livrer moyennant rétribution des lettres et petits colis de nature urgente dans la RGT exclusivement. Tous les articles sont généralement livrés le jour même de leur collecte. TurnAround n’a aucun lien avec la SCP ni avec d’autre service interprovincial de livraison. Ses « activités habituelles » et son « exploitation quotidienne » sont de nature à ce point locale et restreinte qu’elles donnent à penser que TurnAround n’est pas une entreprise fédérale.

[26]      Ce n’est que si ces activités constituent la fourniture d’un service postal au sens du paragraphe 91(5) que les relations de travail de TurnAround seront soumises aux lois fédérales. Les parties conviennent que l’interprétation de cette disposition déterminera le sort de la question en litige. Donc, si le « service postal » visé au paragraphe 91(5) s’entend, comme le soutient TurnAround, du service postal national, il ne fait aucun doute que le Conseil n’est pas constitutionnellement habilité à accéder à la demande d’accréditation du STTP.

[27]      Il n’y a pas lieu, compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, d’entreprendre l’étape suivante du cadre analytique établi par la majorité dans l’arrêt NIL/TU,O (au paragraphe 3), c’est‑à‑dire établir si la réglementation par la province des relations de travail de TurnAround porterait atteinte au « contenu essentiel » du chef de compétence fédérale en matière de service postal. Si toutefois un tel examen s’imposait, il en ressortirait à mon avis que l’assujettissement à la réglementation provinciale des relations de travail de TurnAround n’entraînerait pas d’atteinte au « contenu essentiel » du pouvoir exclusif du Canada relativement au service postal.

iii) Paragraphe 91(5)

a) Jurisprudence

[28]      Comme je l’ai déjà indiqué, la question soulevée en l’espèce semble relever de la première impression. Il est vrai que le Conseil et des conseils provinciaux de relations de travail ont exercé compétence à l’égard de sociétés de messagerie offrant un service de livraison le jour même. Voir, notamment, les décisions du Conseil accréditant le STTP comme agent négociateur : T.O. Turtle Express Inc., 2010 CCRI LD 2365; L.D. J.V. Courrier Plus Inc. (2007), Ordonnance no 9261-U; Intelcom Courier Canada Inc. (2003), Ordonnance no 8561-U. Voir aussi, pour des exemples d’ordonnances rendues par des conseils provinciaux sous le régime de lois sur les normes de travail : Wilson v. Globex Plus Messenger Service, 2005 CanLII 28962 (C.R.T.O.); Kenjak (c.o.b. Aries Courier Services) (Re), [2005] M.L.B.D. no 8 (QL); King (Re), [2005] B.C.E.S.T.D. no 37 (QL). Il semble toutefois n’y avoir jamais eu d’examen de la question constitutionnelle.

[29]      La question constitutionnelle s’est cependant posée dans des affaires intéressant des entreprises fournissant des services de livraison en vertu d’un contrat avec la SCP. Dans l’arrêt Letter Carriers’ Union of Canada c. Canadian Union of Postal Workers, [1975] 1 R.C.S. 178, par exemple, la Cour a statué que les relations de travail des chauffeurs de camions employés par une entreprise partie à un contrat de distribution et levée du courrier avec les postes canadiennes étaient régies par le Code canadien du travail et que la commission des relations de travail de la Saskatchewan avait outrepassé sa compétence constitutionnelle en accréditant le syndicat intimé à titre d’agent négociateur.

[30]      Aussi, dans l’arrêt Canada Post Corp. v. Canada Union of Postal Workers, [1988] F.C.J. no. 37 (C.A.) (QL), notre Cour a rejeté l’argument selon lequel le Conseil canadien des relations industrielles avait outrepassé les limites constitutionnelles de sa compétence en concluant que l’exploitation par une pharmacie d’un nouveau bureau de poste après la fermeture de celui qui était précédemment exploité par la SCP dans le même centre commercial constituait une vente d’entreprise.

[31]      Le fondement des décisions rendues dans ces affaires et dans d’autres affaires semblables est que les activités des employeurs font partie intégrante du travail de Postes Canada ou de la SCP, qui lui a succédé, parce qu’il s’agit de services fournis en exécution de contrats. Elles étaient donc visées par le paragraphe 91(5).

[32]      En l’espèce, la livraison de lettres et de colis à Toronto par TurnAround est indépendante de tout contrat ou autre type de relation avec la SCP. Les décisions susmentionnées n’autorisent donc pas l’affirmation que les activités de TurnAround sont de compétence fédérale. La fourniture par TurnAround d’un service qui n’est ni offert par la SCP ni compris dans le monopole légal exercé par cette dernière ne permet pas de considérer que son entreprise fait partie intégrante des activités de la SCP.

b) Interprétation du paragraphe 91(5)

1. Erreurs du Conseil

[33]      J’estime respectueusement que le Conseil a fait fausse route à cause de trois erreurs commises dans l’interprétation du paragraphe 91(5). Premièrement, sa conclusion que le « service postal » visé au paragraphe 91(5) ne se limite pas nécessairement aux services fournis par la SCP parce que l’alinéa 5(1)a) de la LSCP énonce que la SCP a pour mission d’exploiter « un service postal » [non souligné dans l’original], non « le service postal », procède d’une importance exagérée attachée à cette disposition.

[34]      Les textes de loi édictés en vertu de ce chef de compétence ne constituent qu’un contexte susceptible de nous renseigner sur l’intention des rédacteurs de la Constitution. S’agissant d’établir le sens du paragraphe 91(5), le libellé de l’Acte du Bureau des Postes, 1867, S.C. 1867, ch. 10, édicté peu après la Confédération, a plus de pertinence que la LSCP, édictée plus d’un siècle plus tard. Or l’article 7 de l’Acte du Bureau des Postes, 1867, crée un département des postes chargé de la « surveillance et de l’administration du service postal du Canada » [non souligné dans l’original], tandis que l’article 32 prévoit que le département aura « seul et exclusivement » le vaste privilège de transporter, recevoir, recueillir, expédier et distribuer les lettres au Canada. Qui plus est, dans la version anglaise du texte le plus important en l’occurrence, le paragraphe 91(5) lui‑même énonçant le chef de compétence fédérale, « Postal Service » n’est précédé d’aucun article, défini ou indéfini.

[35]      Deuxièmement, le Conseil a estimé que les mots « service postal » doivent recevoir une interprétation large incluant les services postaux fournis par TurnAround parce que, dans le Minimum Wage Act Reference, le juge Estey a statué qu’il s’agissait d’une expression au [traduction] « sens […] très large » (à la page 270). Il s’ensuit, selon le Conseil, qu’il faut considérer qu’elle englobe les services postaux fournis par des entités autres que la SCP.

[36]      Je ne suis pas de cet avis. La position du juge Estey, placée dans son contexte, n’a pas ce sens. Le juge Estey a dit (à la page 270) :

[traduction] L’expression « service postal » ne semble pas avoir été utilisée de façon généralisée avant la Confédération, mais la façon dont les activités des Postes étaient menées et l’emploi de l’expression « affaires et conventions postales » dans l’Acte du bureau des postes (Can.22 Vict., ch. 31, art. 14.16) montrent que, lorsque le Parlement impérial a adopté l’expression « service postal » — une expression dont le sens est très large — au paragraphe 91(5) de l’AANB, le Parlement impérial voulait lui donner un sens suffisamment étendu pour qu’elle inclue tous les services et installations fournis par les Postes.

[37]      Dans le Minimum Wage Act Reference, la Cour suprême devait établir si la loi de la Saskatchewan sur le salaire minimum s’appliquait à un employé du bureau de poste de Maple Creek, dans la province. L’on invoquait, à l’appui de la position selon laquelle la loi s’appliquait, l’absence de toute disposition fédérale analogue visant les employés des postes. La Cour a rejeté l’argument en statuant qu’une loi qui empiétait sur la compétence fédérale en matière de service postal était invalide, que le législateur fédéral ait ou non exercé la totalité de son pouvoir législatif et légiféré sur l’objet de la loi provinciale.

[38]      Dans le passage précité, le juge Estey soulignait l’étendue du chef de compétence fédérale conféré au paragraphe 91(5), indiquant qu’il englobe tous les services et installations fournis par le Bureau des postes, y compris, dans le contexte de cette affaire, l’exploitation de bureaux de poste locaux. Rien dans ces motifs ne donne à penser que les mots « service postal » comprennent les services fournis par des sociétés indépendantes de l’entité chargée du service postal national. Cette citation appuierait même plutôt la position de TurnAround puisque le juge Estey y déclare que le « service postal » visé au paragraphe 91(5) s’entend des services fournis par les Postes.

[39]      Troisièmement, le Conseil semble avoir considéré que, la transmission par porteur de lettres urgentes étant exclue du monopole de la SCP à l’alinéa 15(1)e) de la LSCP, il s’agit d’un service postal. Suivant ce raisonnement, les entités accomplissant l’une quelconque des autres activités visées par les exceptions prévues au paragraphe 15(1), notamment la livraison du courrier interne (alinéa 15(1)g)) et la signification de documents de justice (alinéa 15(1)b)), fournissent aussi un service postal au sens du paragraphe 91(5). Il est inconcevable, selon moi, que ces activités relèvent de la compétence législative fédérale si elles ont lieu entièrement à l’intérieur d’une province.

2. Principes d’interprétation

[40]      L’interprétation de la Constitution repose, comme celle de toute loi, sur le texte, le contexte et l’objet de la disposition en cause, de même que sur les principes particuliers de l’interprétation constitutionnelle, comme la doctrine de « l’arbre vivant » : voir, de façon générale, Peter W. Hogg, Constitutional Law of Canada, 5e éd. supplémentée, Toronto : Thomson/Carswell, 2007 (Hogg), aux paragraphes 15.9, 60.1.

[41]      Texte :           Les mots « service postal » n’apportent rien de bien pertinent au présent débat, quoique le recours au singulier plutôt qu’au pluriel appuie jusqu’à un certain point la position de TurnAround selon laquelle il y a un service postal au Canada, non autant de services qu’il y a de personnes fournissant des services que la SCP pourrait offrir.

[42]      Il est possible de soutenir que si les rédacteurs de la Constitution voulaient que le paragraphe 91(5) vise un service postal unique, ils auraient pu conférer au pouvoir fédéral une compétence relative au Bureau des Postes. En 1851, la Grande‑Bretagne a abandonné aux provinces sa responsabilité en matière postale et, jusqu’en 1867, il y a eu quatre systèmes postaux. Comme Robert M. Campbell le signale dans son ouvrage, The Politics of the Post: Canada’s Postal System from Public Service to Privatization (Peterborough : Broadview Press, 1994) (The Politics of the Post), à la page 27 :

[traduction] En tant que sujet d’intérêt national — comme la monnaie et les douanes — la poste a été attribuée exclusivement au gouvernement fédéral, lors de la Confédération.

[43]      Toutefois, cela n’est pas d’un très grand secours pour le STTP, parce que le chef de compétence fédérale porte sur le service postal, non sur l’entité qui y pourvoit.

[44]      Contexte :     Le sens des dispositions constitutionnelles n’est pas figé dans le temps; leur libellé doit être interprété en fonction de ce qui est survenu depuis 1867, notamment les grandes transformations sociétales, économiques et technologiques : Hogg, 15.9(f), 60.1(e), (f). Toutefois, comme il en a déjà été fait mention, le contexte historique ayant présidé à la naissance de la Loi constitutionnelle de 1867 peut nous aider à en interpréter le texte.

[45]      On peut inférer que les rédacteurs de la Loi constitutionnelle de 1867 voulaient que le « service postal » mentionné au paragraphe 91(5) soit le système postal national, dont l’administration a été confiée au Bureau des Postes du Dominion créé la même année. Le remplacement des quatre systèmes postaux provinciaux par un système national unique faciliterait l’acheminement du courrier au‑delà des frontières provinciales.

[46]      L’affidavit de M. Robert Campbell, politologue et analyste de la politique publique spécialisé dans les aspects politiques et économiques de la poste, fournit un résumé utile de l’histoire du service postal au Canada ainsi que de l’organisation d’un service postal mondial : voir le dossier de demande de la SCP, aux pages 7 à 28, et The Politics of the Post, chapitres 1 et 2. Le contenu des paragraphes suivants est largement tiré de cet affidavit et ne prête pas à controverse. L’affidavit décrit les caractéristiques essentielles du service postal dans l’ensemble de son histoire, au Canada et dans d’autres pays (dossier de demande de la SCP, aux pages 21 et 22.), dont celles qui suivent.

[47]      Premièrement, il s’agit d’un service universel dont tous peuvent se prévaloir. Autrement dit, la SCP doit relever le courrier partout au Canada et le livrer à toute adresse canadienne, et elle est tenue d’accepter tout article, jusqu’à concurrence d’un poids donné, que les clients veulent faire livrer.

[48]      Deuxièmement, le service doit être fourni à un prix que tous peuvent acquitter. Plus particulièrement, l’éloignement du lieu de livraison n’influe pas sur le coût du service. Cela signifie, en pratique, que le service postal dans les zones densément peuplées subventionne le service postal en région moins peuplée et plus éloignée des grands centres.

[49]      Troisièmement, pour s’acquitter de l’obligation de fournir un service universel, accessible à tous à un prix abordable, l’autorité postale doit disposer d’un réseau fonctionnel national. Ce réseau comporte des bureaux de poste et des centres de tri, un système national d’adresses et de codes postaux et un système de paiement (en général, un système de paiement préalable au moyen de l’achat par l’expéditeur des timbres requis).

[50]      Quatrièmement, pour garantir que les impératifs d’un service national soient en place et que le réseau nécessaire à son exploitation fonctionne bien le service postal doit être administré ou régi par une entité gouvernementale nationale. Actuellement, la SCP, une société d’État joue ce rôle. Même si le législateur décidait de confier les activités opérationnelles de la SCP à une ou plusieurs sociétés commerciales, une entité régulatrice publique devrait continuer de veiller à la pérennité des caractéristiques fondamentales d’un service postal national, permettant ainsi au Canada de s’acquitter de ses obligations internationales.

[51]      Cinquièmement, pour faciliter la transmission et la livraison internationales du courrier, le Traité de Berne, conclu en 1874 [Traité concernant la création d’une Union générale des postes, signé à Berne, le 9 octobre 1874], a établi l’Union générale des postes qui a par la suite pris le nom d’Union postale universelle (UPU) (affidavit Campbell, dossier de demande de la SCP, à la page 17) :

[traduction] La création de l’UPU a opéré l’intégration d’une série de services postaux nationaux en un service international cohérent remarquablement efficient et efficace.

L’UPU est à présent un organisme des Nations Unies. Seul un service national peut s’acquitter de l’obligation internationale du Canada de respecter les normes établies par l’UPU en matière de service postal.

[52]      Il n’est guère besoin de dire que TurnAround ne présente aucune de ces caractéristiques d’un service postal.

[53]      Objets :          Les caractéristiques susmentionnées permettent en grande partie de dégager les objets poursuivis par l’attribution au Canada, au paragraphe 91(5), d’une compétence législative exclusive en matière de « service postal ». Un service postal national était indispensable au développement économique du Canada et il a joué un rôle déterminant dans l’édification de la nation : voir le dossier de demande de la SCP, p. 44-49; The Politics of the Post, aux pages 27 à 32. Ce n’est que par l’octroi au législateur fédéral du pouvoir législatif nécessaire que ces objets pouvaient se réaliser.

3. Application en l’espèce

[54]      Il ressort de l’analyse qui précède que les mots « service postal », au paragraphe 91(5), renvoient au système national de livraison, dont le fonctionnement, à l’heure actuelle, est assuré directement par la SCP ou géré par elle au moyen de contrats passés avec d’autres entités.

[55]      Cette interprétation, en outre, est d’application facile et, contrairement à celle qu’avance le STTP, ne requiert pas d’analyse au cas par cas pour déterminer la proportion des activités d’une entreprise de messagerie qui se rapporte à la cueillette et à la livraison d’articles qui auraient pu passer par le système postal par rapport à celle qui se rapporte à d’autres articles. Ainsi, dans Critical Path Couriers ltée, 2011 CCRI 604, au paragraphe 20, le Conseil a distingué cette affaire de celle qui nous occupe au motif que Critical Path, contrairement à TurnAround, se spécialisait dans la livraison d’articles ne pouvant être mis à la poste en raison de leur taille ou de leur nature.

[56]      La prévisibilité et la certitude sont des objectifs importants dans l’interprétation constitutionnelle. C’est pourquoi les tribunaux doivent, dans la mesure du possible, éviter les interprétations obligeant les décideurs à « décortiquer les différences subtiles entre les entreprises » : Fastfrate, au paragraphe 46.

Conclusions

[57]      Pour ces motifs, j’accueillerais la demande de contrôle judiciaire avec dépens en faveur de TurnAround et j’annulerais la décision du Conseil ainsi que l’ordonnance d’accréditation no 9879‑U au motif qu’elle outrepasse les limites constitutionnelles de la compétence du Conseil.

Le juge en chef Blais : Je suis d’accord.

La juge Sharlow, J.C.A. : Je suis d’accord.

ANNEXE A

Acte du Bureau des Postes, 1867, S.C. 1867, ch. 10

7. Il y aura, au siège du gouvernement du Canada, un département des postes chargé de la surveillance et de l’administration du service postal du Canada, sous la direction d’un maître‑général des postes.

[…]

Département des postes.

32. Sans préjudice toutefois des dispositions et des réglements susdits, et des exceptions ci‑après exprimées, le maître‑général des postes aura seul et exclusivement le privilége de transporter, recevoir, recueillir, expédier et distribuer les lettres en Canada; —et quiconque (hors dans les cas ci‑après exceptés) recueillera, expédiera, transportera ou délivrera, ou entreprendra de transporter ou de délivrer quelque lettre en Canada, ou recevra ou aura en sa possession quelque lettre dans le dessein de la transporter ou de la remettre au destinataire, autrement qu’en conformité du présent acte, sera passible d’une amende n’excédant pas vingt piastres, pour toute et chaque lettre qu’il aura ainsi transportée ou qu’il sera chargé de transporter, recevoir, délivrer, ou qui sera trouvée en sa possession, contre la loi.

Droit exclusif du maître-général d’exploiter le service postal.

Mais les dits privilége, défense et amende ne s’appliqueront point :—

   Aux lettres confiées à un ami en route ou en voyage, pourvu qu’il les remette aux destinataires ;

   Aux lettres transportées par un exprès et relatives aux affaires privées de l’envoyeur ou du destinataire ;

   Aux commissions et rapports y relatifs, affidavits ou brefs, sommations ou pièces de procédure ou rapports y relatifs, émanant d’une cour de justice ;

   Aux lettres destinées pour un lieu hors du Canada, et envoyés par voie de mer et par un simple navire ;

   Aux lettres apportées légalement en Canada, et déposées sans retard au bureau de poste le plus proche ;

   Aux lettres de marchands, de propriétaires de bâtiments de commerce, ou de leur cargaison ou chargement, —transportées par ces bâtiments, ou par toute personne employée par les dits propriétaires pour le transport de ces lettres à leurs destinations respectives, —et remises aux destinataires sans en recevoir de salaire, gage, récompense, avantage, ni profit ;

   Aux lettres concernant des marchandises ou effets expédiés par la voie de voituriers ordinaires connus, qui les remettent avec les marchandises auxquelles elles ont trait, sans recevoir aucun salaire, récompense, profit ou avantage, pour leur réception ni pour leur remise ;

Mais rien de ce qui est contenu dans la présente clause, ne devra autoriser qui que ce soit à recueillir des lettres jouissant ainsi de l’exception, dans le dessein de les envoyer ou de les transporter comme susdits, —ni n’obligera à expédier par la poste les journaux, brochures ou livres imprimés.

Exceptions.

Loi sur la Société canadienne des postes, L.R.C. (1985), ch. C-10

5. (1) La Société a pour mission :

a) de créer et d’exploiter un service postal comportant le relevage, la transmission et la distribution de messages, renseignements, fonds ou marchandises, dans le régime intérieur et dans le régime international ;

[…]

Mission

14. (1) Sous réserve de l’article 15, la Société a, au Canada, le privilège exclusif du relevage et de la transmission des lettres et de leur distribution aux destinataires.

[…]

Privilège exclusif

15. (1) Le privilège exclusif octroyé au paragraphe 14(1) ne s’applique pas aux documents suivants :

[…]

b) les décisions judiciaires et les actes, affidavits ou commissions rattachés à la procédure judiciaire;

[…]

e) les lettres urgentes transmises par porteur moyennant une rétribution au moins égale à trois fois le port exigible pour la distribution au Canada de lettres de destination comparable pesant cinquante grammes;

[…]

g) les lettres concernant les activités d’un organisme et transmises entre ses bureaux par un de ses employés;

Exceptions

Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L-2

2. Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

Définitions

« entreprises fédérales » Les installations, ouvrages, entreprises ou secteurs d’activité qui relèvent de la compétence législative du Parlement […]

[…]

« entreprises fédérales » “federal work, undertaking or business”

18. Le Conseil peut réexaminer, annuler ou modifier ses décisions ou ordonnances et réinstruire une demande avant de rendre une ordonnance à son sujet.

Réexamen ou modification des ordonnances

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