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A-160-10

2012 CAF 45

Bernard Vincent Campbell, Sharle Edward Widenmaier, Lenard Roy Link et William A. Heidt (appelants)

c.

Le procureur général du Canada et le ministre de la Défense nationale (intimés)

Répertorié : Campbell c. Canada (Procureur général)

Cour d’appel fédérale, juges Pelletier, Evans et Layden-Stevenson, J.C.A.—Regina, 14 novembre 2011; Ottawa, 9 février 2012.

Pratique — Frais et dépens — Appel d’une ordonnance de la Cour fédérale concluant que les intimés avaient droit aux dépens jusqu’à la requête en autorisation exclusivement — Les appelants ont déposé une déclaration modifiée, et une requête en autorisation, alléguant qu’ils avaient subi des lésions alors qu’ils étaient dans les Forces canadiennes — Par la suite, les appelants ont été autorisés à se désister avant la requête en autorisation — Les intimés ont cherché à se faire adjuger les dépens relatifs à toutes les mesures prises au cours de l’instance — La Cour fédérale a reconnu que l’art. 334.39(1) des Règles des Cours fédérales établit un régime « sans dépens », mais a décidé de ne pas déroger à l’art. 402 des Règles, et a adjugé les dépens — Il s’agissait de savoir si l’art. 334.39(1) s’appliquait, étant donné que les appelants s’étaient désistés avant d’avoir obtenu l’autorisation — La Cour fédérale a commis une erreur de droit — Les appelants étaient exemptés des dépens à la date du dépôt de la requête en autorisation — L’interprétation correcte de l’art. 334.39(1) insiste sur l’emploi des termes « une partie à » — La règle « sans dépens » s’applique dès que les parties à l’action deviennent des parties à la requête en autorisation — Une telle interprétation réduit au maximum la possibilité que des ordonnances relatives aux dépens soient rendues — Cependant, la règle « sans dépens », aux termes de l’art. 334.39(1), ne couvre pas les comportements inappropriés ou excessifs d’une partie — Appel accueilli.

Il s’agissait d’un appel d’une ordonnance de la Cour fédérale concluant que les intimés avaient droit aux dépens jusqu’à la requête en autorisation exclusivement.

Les appelants ont déposé une déclaration, qui a ultérieurement été modifiée, et une requête en autorisation, alléguant qu’ils ont subi des lésions par suite d’une exposition à des agents de guerre chimiques et biologiques, alors qu’ils étaient membres des Forces armées canadiennes. Les intimés ont déposé une requête en radiation de la déclaration modifiée des appelants, qui a été entendue avant la requête en autorisation des appelants. Par la suite, les appelants ont obtenu l’autorisation de se désister, ayant introduit une demande de recours collectif devant la Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan. Les intimés ont présenté une requête en vue de se voir adjuger les dépens relatifs à toutes les mesures prises au cours de l’instance, soutenant qu’étant donné que l’action n’avait jamais été autorisée comme recours collectif, la règle habituelle relative aux dépens s’appliquait. La Cour fédérale a conclu, notamment, que le paragraphe 334.39(1) des Règles des Cours fédérales exclut une adjudication des dépens en rapport avec une requête en autorisation, et que les exceptions qui y sont énoncées ne pouvaient pas être invoquées pour justifier l’adjudication des dépens à l’égard d’autres procédures. La Cour fédérale, reconnaissant que les Règles établissent un régime « sans dépens » relativement aux recours collectifs, a conclu que rien ne justifiait la non-application de la règle 402 des Règles, qui prévoit qu’une partie contre laquelle l’action faisant l’objet d’un désistement a été engagée a droit, sauf ordonnance contraire de la Cour, aux dépens.

Il s’agissait de savoir si le paragraphe 334.39(1) s’appliquait, étant donné que les appelants s’étaient désistés avant d’avoir obtenu l’autorisation.

Arrêt : l’appel doit être accueilli.

La Cour fédérale a commis une erreur de droit en adjugeant les dépens comme elle l’a fait. Les appelants étaient exemptés des dépens, sous réserve des exceptions prévues aux alinéas 334.39(1)(a), (b) et (c), à la date de dépôt de la requête en autorisation.

L’intention, en ce qui concerne la règle « sans dépens », était qu’aucuns dépens ne soient adjugés avant que les questions collectives soient tranchées. La règle « sans dépens » doit s’appliquer suffisamment tôt dans le processus pour offrir une protection substantielle aux représentants des demandeurs, mais pas au point de protéger les demandeurs dans les cas où l’étape de l’autorisation n’est jamais franchie. Au moins deux interprétations du paragraphe 334.39(1) sont possibles. Selon la première, aucuns dépens ne peuvent être adjugés relativement à une requête en autorisation, à un recours collectif ou à un appel découlant d’un recours collectif. Selon cette interprétation, l’exemption des dépens est liée à la procédure désignée dans le paragraphe 334.39(1). Cette interprétation donne une portée trop étroite à la règle « sans dépens ». La seconde interprétation du paragraphe 334.39(1) des Règles insiste sur l’emploi des termes « une partie » pour dire que les dépens ne peuvent être adjugés contre une personne qui est partie à l’une des procédures désignées. En l’espèce, cette interprétation rendrait impossible une ordonnance relative aux dépens concernant toute mesure prise après la date à laquelle les appelants ont signifié et déposé leur requête en autorisation. L’interprétation du paragraphe 334.39(1) des Règles permettant de donner pleinement effet à son intention consiste à faire en sorte que la règle « sans dépens » s’applique dès que les parties à l’action deviennent des parties à la requête en autorisation. Bien qu’il reste quand même possible que des dépens soient adjugés relativement à une mesure prise après la production de la déclaration, mais avant le dépôt de la requête en autorisation, on réduit ainsi au maximum la possibilité que des ordonnances relatives aux dépens soient rendues. Dans la mesure où une interprétation large de la règle « sans dépens » risque de favoriser les comportements inappropriés ou excessifs d’une partie, il importe de rappeler que les alinéas 334.39(1)a), b) et c) des Règles donnent à la Cour la possibilité d’adjuger des dépens contre une partie lorsque le comportement de cette dernière le justifie.

L’ordonnance a été annulée, et l’affaire a été renvoyée à la Cour fédérale afin qu’elle établisse si, à la lumière des alinéas 334.39(1)a), b) ou c), des dépens doivent être adjugés.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Class Proceedings Act, R.S.B.C. 1996, ch. 50, art. 37.

Loi sur les recours collectifs, L.S. 2001, ch. C-12.01, art. 40.

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2), 334.39 (édicté par DORS/2007-301, art. 7), 402.

JURISPRUDENCE CITÉE

décisions examinées :

The Consumers’ Association of Canada v. Coca-Cola Bottling Company et al., 2007 BCCA 356, 72 B.C.L.R. (4th) 243; Killough v. Canadian Red Cross Society, 1998 CanLII 5877 (C. supr. C.‑B.); Edmonds v. Actton Super-Save Gas Stations Ltd., 1996 CanLII 4102, 5 C.P.C. (4th) 105 (C. supr. C.‑B.); Pearson v. Canada, 2008 FC 1367; Always Travel Inc. c. Air Canada, 2004 CF 675; McKinnon v. Red Lily Wind Power Ltd. Partnership, 2011 SKQB 313, 382 Sask. R. 102, 23 C.P.C. (7th) 96.

décisions citées :

Schmeiser c. Monsanto Canada Inc., 2002 CAF 449; Secure Networx Corp. v. KPMG, 2003 BCCA 227, 180 B.C.L.R. (4th) 317; Samos Investments Inc. v. Pattison, 2002 BCCA 442, 216 D.L.R. (4th) 646, 5 B.C.L.R. (4th) 21, 23 C.P.C. (5th) 48; Englund v. Pfizer Canada Inc., 2007 SKCA 62, 284 D.L.R. (4th) 94, [2007] 9 W.W.R. 434, 299 Sask. R. 298.

DOCTRINE CITÉE

Comité des Règles de la Cour fédérale du Canada. Le recours collectif en Cour fédérale du Canada : Document de travail. Ottawa, 9 juin 2000.

Résumé de l’étude d’impact de la réglementation, Gaz. C. 2001.I.4400.

appel d’une ordonnance de la Cour fédérale (2010 CF 279) concluant que les intimés avaient droit aux dépens jusqu’à la requête en autorisation exclusivement. Appel accueilli.

ONT COMPARU

E. F. Anthony Merchant, c.r., pour les appelants.

Catherine A. Coughlan pour les intimés.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Merchant Law Group LLP, Regina, pour les appelants.

Le sous-procureur général du Canada pour les intimés.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]        Le juge Pelletier, J.C.A. : Le présent appel porte sur le champ d’application du paragraphe 334.39(1) [édicté par DORS/2007-301, art. 7] des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [règle 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2)] (les Règles), qui accorde sous réserve de certaines exceptions une exemption de dépens aux parties à des recours collectifs. La juge Hansen de la Cour fédérale (la juge des requêtes ou la juge), dans une décision publiée sous l’intitulé Campbell c. Canada (Procureur général), 2010 CF 279, a établi que les défendeurs, le procureur général du Canada et le ministre de la Défense nationale (collectivement le Canada) avaient droit aux dépens jusqu’à la requête en vue de faire autoriser l’instance comme recours collectif exclusivement. La question des dépens a été soulevée parce que l’action a fait l’objet d’un désistement avant que soit entendue la requête en autorisation. Les intimés interjettent appel de cette ordonnance.

[2]        Pour les motifs qui suivent, j’accueillerais l’appel et je renverrais l’affaire à la juge des requêtes afin qu’elle établisse si, en vertu des alinéas 334.39(1)a), b) ou c) des Règles, il convient d’adjuger les dépens.

LES FAITS

[3]        Les appelants, ex‑membres des Forces armées canadiennes, allèguent qu’ils ont été exposés, à divers endroits au Canada entre 1940 et 1945, à des agents de guerre chimiques et biologiques. Ils allèguent avoir subi des lésions par suite de cette exposition.

[4]        La déclaration des appelants a été délivrée le 7 novembre 2006. Le 28 mai 2007, ils ont signifié et déposé leur requête en autorisation ainsi que les affidavits à l’appui. Au même moment, le Canada a signifié et déposé une requête en radiation de la déclaration. Les contre‑interrogatoires sur les affidavits des parties se sont déroulés en octobre 2007, sur une période de sept jours, à Saskatoon, à Victoria et à Montréal.

[5]        L’audition de la requête en radiation de la déclaration et de la requête en autorisation devait avoir lieu du 11 au 14 décembre 2007. La présentation des arguments relatifs à la requête en radiation s’est terminée le 13 décembre 2007 et la décision a été mise en délibéré. Par consentement, la présentation des arguments relatifs à la requête en autorisation a été ajournée jusqu’à la période du 19 au 22 février 2008 de façon à ce qu’ils puissent être entendus en une seule séance.

[6]        Jusqu’à cette étape, l’instance s’est déroulée dans le plus grand respect des règles procédurales. Cependant, de la fin des séances en décembre 2007 jusqu’au désistement de l’action en janvier 2009, le respect des règles procédurales a fait place à la confusion et au dédoublement du travail accompli jusqu’alors.

[7]        En janvier 2008, les appelants ont demandé la production de nouveaux documents et fait circuler une déclaration modifiée qui n’avait pas encore été déposée. Lors d’une conférence de gestion de l’instance organisée à la fin janvier, les appelants se sont engagés à déposer cette déclaration modifiée. La Cour a ensuite demandé des observations au sujet des répercussions de la déclaration modifiée sur les requêtes en instance devant la Cour. Le 24 janvier 2008, la Cour a décidé que la déclaration modifiée enlevait toute portée pratique à la requête en radiation du Canada, l’a rejetée et a réservé sa décision relativement aux dépens.

[8]        Au début février 2008, le Canada a signifié et déposé une autre requête en radiation de la déclaration des appelants, dans sa version modifiée, de même qu’une requête visant l’obtention d’un ajournement de l’audition de la requête en autorisation. La demande d’ajournement de l’audition de la requête en autorisation a été accordée. Le Canada a aussi obtenu l’autorisation de déposer de nouveaux affidavits et d’effectuer d’autres contre‑interrogatoires relativement aux affidavits des appelants.

[9]        En mars 2008, la Cour a statué que la deuxième requête en radiation du Canada devait être entendue avant la requête en autorisation des appelants. La Cour a aussi établi un calendrier relativement à l’audition de la requête en autorisation. En avril 2008, le Canada a signifié aux appelants quatre affidavits, comportant 996 pages en tout, à l’appui de sa requête en radiation et, en juin 2008, il a signifié et déposé le dossier relatif à sa deuxième requête en radiation.

[10]      Le 25 juin 2008, les appelants ont signifié au Canada un avis de désistement de leur action sans avoir au préalable obtenu l’autorisation de la Cour. Par la suite, en juillet 2008, les appelants et d’autres ont introduit une demande de recours collectif, relativement essentiellement au même objet, devant la Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan.

[11]      Le 15 juillet 2008, la Cour a statué que les appelants devaient obtenir une autorisation de la Cour avant de se désister. Le 3 septembre 2008, la Cour a entendu les arguments sur la requête en désistement et, le 9 janvier 2009, a autorisé les appelants à se désister. La question des dépens est demeurée en suspens.

[12]      Le Canada a ensuite présenté une requête en vue de se voir adjuger les dépens relatifs à toutes les mesures prises au cours de l’instance, soutenant qu’étant donné que l’action n’a jamais été autorisée comme recours collectif, la règle habituelle relative aux dépens s’appliquait.

LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DE L’APPEL

[13]      Voici le texte du paragraphe 334.39(1) des Règles :

334.39 (1) Sous réserve du paragraphe (2), les dépens ne sont adjugés contre une partie à une requête en vue de faire autoriser l’instance comme recours collectif, à un recours collectif ou à un appel découlant d’un recours collectif, que dans les cas suivants :

a) sa conduite a eu pour effet de prolonger inutilement la durée de l’instance;

b) une mesure prise par elle au cours de l’instance était inappropriée, vexatoire ou inutile ou a été effectuée de manière négligente, par erreur ou avec trop de circonspection;

c) des circonstances exceptionnelles font en sorte qu’il serait injuste d’en priver la partie qui a eu gain de cause.

Sans dépens

[14]      Le paragraphe (2), auquel renvoie le tout début du paragraphe 334.39(1), n’est pas pertinent en l’espèce.

[15]      Après avoir résumé les arguments des parties, la juge a passé en revue une partie de la jurisprudence de la Colombie-Britannique sur laquelle s’est appuyé le Canada dans le cadre de sa requête relative aux dépens. Le Canada a soutenu que la jurisprudence de la Colombie-Britannique étayait la conclusion selon laquelle tant qu’une action n’est pas autorisée comme recours collectif, la règle habituelle s’applique en matière de dépens : voir The Consumers’ Association of Canada v. Coca-Cola Bottling Company et al., 2007 BCCA 356, 72 B.C.L.R. (4th) 243 (Consumers’ Assn.), au paragraphe 12; Killough v. Canadian Red Cross Society, 1998 CanLII 5877 (C. supr. C.-B.) (Killough), au paragraphe 15; et Edmonds v. Actton Super-Save Gas Stations Ltd., 1996 CanLII 4102, 5 C.P.C. (4th) 105 (C. supr. C.-B.) (Edmonds), au paragraphe 4.

[16]      La juge a conclu que les décisions invoquées par le Canada n’étayaient pas sa prétention selon laquelle l’exemption relative aux dépens s’appliquait uniquement à partir du moment où un recours collectif était autorisé.

[17]      Selon la juge, la demande du Canada relative aux dépens liés à la requête en autorisation était contraire au paragraphe 334.39(1) des Règles qui exclut expressément une adjudication des dépens en rapport avec une requête visant à faire autoriser un recours collectif. La juge a aussi rejeté l’argument du Canada selon lequel ce dernier avait droit aux dépens relativement aux autres mesures prises dans le cadre de l’action en raison des exceptions énoncées au paragraphe 334.39(1) des Règles. Elle a rejeté ce dernier argument, estimant que les exceptions devaient s’appliquer uniquement aux procédures décrites au paragraphe 334.39(1) des Règles; ces exceptions ne pouvaient donc pas être invoquées pour justifier l’adjudication des dépens à l’égard d’autres procédures. La juge a aussi conclu que les exceptions ne s’appliquaient pas à la requête en autorisation dans la présente affaire étant donné qu’« à l’époque où cette requête a été déposée et où le travail a été fait par les parties, il s’agissait d’une mesure appropriée et opportune dans l’instance » : voir le paragraphe 15.

[18]      La juge a finalement adjugé au Canada les dépens pour toutes les mesures prises dans le cadre de l’instance, sauf pour la requête en autorisation. La juge s’est appuyée sur la règle 402 des Règles qui prévoit qu’une partie contre laquelle l’action faisant l’objet d’un désistement a été engagée a droit, sauf ordonnance contraire de la Cour, aux dépens. Tout en reconnaissant que les Règles établissent un régime « sans dépens » relativement aux recours collectifs, la juge a décidé que rien dans les circonstances de l’espèce ne justifiait la non‑application de la règle 402 des Règles.

[19]      Cependant, la juge n’a pas entièrement accueilli la demande de dépens du Canada. Après avoir pris en compte un certain nombre de facteurs, la juge a adjugé une somme forfaitaire « vu l’historique de l’espèce »; je suppose que, par cette expression, elle évoquait les relations hargneuses entre les parties et leur conseil. La juge a adjugé au Canada des dépens de 60 000 $, débours inclus. Il s’agissait d’un montant sensiblement moindre que le montant original de 137 676,59 $ réclamé par le Canada. La juge a exclu de la réclamation du Canada les dépens liés à la requête en autorisation elle‑même, se fondant sur le paragraphe 334.39(1) des Règles.

ANALYSE

La norme de contrôle

[20]      La décision du juge du procès en matière de dépens est discrétionnaire et le tribunal d’appel doit faire preuve d’une certaine réserve à cet égard. Ce dernier n’intervient que si la décision résulte d’une erreur de droit ou d’une interprétation erronée des faits ou si le juge n’a pas tenu compte de tous les facteurs pertinents : voir Schmeiser c. Monsanto Canada Inc. 2002 CAF 449, au paragraphe 2.

L’interprétation du paragraphe 334.39(1) des Règles

[21]      À l’audience portant sur la question susmentionnée, les arguments étaient axés sur la question de savoir si le paragraphe 334.39(1) s’appliquait étant donné que les appelants s’étaient désistés avant d’avoir obtenu l’autorisation. Le procureur général a soutenu que la règle 402, qui traite des dépens lors d’un désistement, s’appliquait aux faits de l’espèce. Les appelants ont soutenu que le paragraphe 334.39(1) des Règles devait être interprété à la lumière du principe qui sous‑tend la règle « sans dépens », de sorte qu’aucuns dépens ne devaient être accordés, qu’il s’agisse de la requête en autorisation elle‑même ou de toute autre procédure accessoire à ladite requête. La juge des requêtes, comme il a été souligné, était d’avis que l’exemption des dépens s’appliquait uniquement aux procédures visées au paragraphe 334.39(1) des Règles, et non aux autres.

[22]      La Cour fédérale s’est assez peu penchée sur cette question à ce jour. Outre la présente instance, le régime des dépens du paragraphe 334.39(1) des Règles n’a été abordé que dans deux affaires. La première, la décision Pearson v. Canada, 2008 FC 1367 (Pearson), concernait un recours collectif projeté dans le cadre duquel la déclaration avait été radiée, avant l’audition de la requête en autorisation, pour défaut de comporter une cause d’action. Au paragraphe 52 de ses motifs justifiant le rejet de la demande, le juge Hughes s’exprimait en ces termes :

   [traduction] La présente requête a été soumise avant que l’action ne soit autorisée comme recours collectif et elle règle le sort de l’action. Les règles et les concepts de recours collectif, comme l’adjudication des dépens en faveur d’une seule partie, même s’ils s’appliquent à une étape ultérieure, n’entrent pas encore en jeu.

[23]      À ma connaissance, la décision Always Travel Inc c. Air Canada, 2004 CF 675 (Always Travel), est la seule autre décision de la Cour fédérale dans laquelle la question des dépens a été soulevée. Il s’agissait d’un recours collectif projeté par des agences de voyages contre un certain nombre de compagnies aériennes. Dans cette affaire, il semble que la requête en autorisation avait été déposée, mais qu’aucune autre mesure ne pouvait être prise sans l’approbation du juge. Se prononçant sur deux requêtes après le dépôt de la requête en autorisation, le juge Hugessen a condamné des demanderesses à payer des dépens à l’égard de l’une des requêtes et a refusé de condamner certaines défenderesses à en verser quant à l’autre. Dans les deux cas, le juge s’est appuyé sur les exceptions à la règle qui impose des restrictions en matière de dépens dans les recours collectifs.

[24]      En ce qui concerne les défenderesses, le juge Hugessen a estimé que leur comportement était vexatoire, ce qui justifiait une ordonnance relative aux dépens « compte tenu des circonstances spéciales en l’espèce, malgré la règle générale de non‑adjudication de dépens prévue au paragraphe 299.41(1) des Règles [l’ancienne disposition remplacée par le paragraphe 334.39(1) des Règles] » : Always Travel, au paragraphe 9. En ce qui concerne les défenderesses, le juge Hugessen s’est exprimé en ces termes : « je ne pense pas qu’il soit satisfait aux critères prévus au paragraphe 299.41(1) des Règles susmentionné, lesquels constituent des conditions préalables au prononcé d’une ordonnance pour les dépens » : Always Travel, au paragraphe 11.

[25]      Ces deux affaires se distinguent sur un point. Dans la décision Pearson, il a été établi que la règle « sans dépens » ne s’appliquait qu’à partir du moment où l’action était approuvée comme recours collectif, alors que dans la décision Always Travel, la règle « sans dépens » (y compris les exceptions à cette dernière) s’appliquait avant l’autorisation de l’action.

[26]      Les documents de travail rédigés avant les modifications des règles sur les recours collectifs donnent une idée de l’intention du Comité des règles en ce qui concerne la règle « sans dépens ». Le Comité des règles de la Cour fédérale du Canada a publié le document Le recours collectif en Cour fédérale du Canada : Document de travail (Ottawa, 9 juin 2000) dans lequel la question des obstacles financiers auxquels se heurtent les représentants des demandeurs a été soulevée. Les auteurs du document de travail formulent comme suit la question à la page 97 :

Les obstacles financiers existeraient si les représentants des demandeurs étaient pleinement exposés à un régime bilatéral de dépens (la partie perdante paie la partie gagnante). Cette solution créerait un obstacle en raison du fait que la plupart des demandeurs seraient exposés à des risques de pertes substantielles en termes de dépens même s’ils avaient comparativement peu à gagner au cas où le tribunal ferait droit au recours collectif.

[27]      Le document de travail conclut, à la page 104 que « la règle “sans dépens” » est « une mesure importante pour supprimer les obstacles au recours collectif » et énonce comme suit la décision du Comité des règles :

Décision # 37A :

La règle inclura une disposition selon laquelle, sous réserve des exceptions qui y seront énumérées, les dépens ne sont pas adjugés dans les recours collectifs […] [Souligné dans l’original.]

[28]      Les Règles modifiant les Règles de la Cour fédérale (1998) (no 1), Résumé de l’étude d’impact de la réglementation, Gazette du Canada, partie I, 8 décembre 2001, vol. 135, no 49, à la page 4400, qui accompagnaient la publication des modifications proposées des Règles, traitaient aussi de la question des dépens :

Le document de travail [susmentionné] a prévu une disposition « sans dépens ». Aucuns dépens ne seraient adjugés avant la détermination des questions collectives, sous réserve d’exceptions, notamment lorsque des « circonstances exceptionnelles font en sorte qu’il serait injuste d’en priver la partie qui a eu gain de cause » […]

La règle 299.4 proposée incorpore cette disposition « sans dépens » (jusqu’à la détermination des questions collectives, sous réserve d’exceptions). Cette disposition « sans dépens » est aussi prévue par l’article 37 de la Class Proceedings Act de la Colombie‑Britannique, l’article 40 de The Class Actions Act de la Saskatchewan et l’article 37 de la Loi uniforme sur les recours collectifs (option subsidiaire) […]

[29]      Ces commentaires donnent à penser que les partisans de la règle « sans dépens » souhaitaient qu’aucuns dépens ne soient adjugés avant que les questions collectives soient tranchées.

[30]      Le fait qu’un recours collectif existe d’abord sous forme de déclaration à laquelle la règle normale relative aux dépens s’applique a posé un défi aux rédacteurs législatifs. Il s’agit en effet d’établir à quel moment suivant la production de la déclaration la règle « sans dépens » commence à s’appliquer. Elle doit s’appliquer suffisamment tôt dans le processus pour offrir une protection substantielle aux représentants des demandeurs, mais pas au point de protéger les demandeurs dans les cas où l’étape de l’autorisation n’est jamais franchie.

[31]      Ce contexte étant défini, je reproduis de nouveau, pour souci de commodité, le paragraphe 334.39(1) des Règles :

334.39 (1) Sous réserve du paragraphe (2), les dépens ne sont adjugés contre une partie à une requête en vue de faire autoriser l’instance comme recours collectif, à un recours collectif ou à un appel découlant d’un recours collectif, que dans les cas suivants :

a) sa conduite a eu pour effet de prolonger inutilement la durée de l’instance;

b) une mesure prise par elle au cours de l’instance était inappropriée, vexatoire ou inutile ou a été effectuée de manière négligente, par erreur ou avec trop de circonspection;

c) des circonstances exceptionnelles font en sorte qu’il serait injuste d’en priver la partie qui a eu gain de cause.

Sans dépens

[32]      Une lecture attentive du paragraphe 334.39(1) des Règles montre qu’au moins deux interprétations sont possibles. Selon la première, aucuns dépens ne peuvent être adjugés relativement à une requête en autorisation, à un recours collectif ou à un appel découlant d’un recours collectif. Selon cette interprétation, l’exemption des dépens est liée à la procédure désignée dans ce paragraphe des Règles. La juge des requêtes a appliqué cette interprétation en refusant d’adjuger des dépens relativement à la requête en autorisation elle‑même, et en acceptant d’en accorder à l’égard des autres mesures, soit la requête en radiation de la déclaration pour absence de cause d’action.

[33]      La seconde interprétation du paragraphe 334.39(1) des Règles insiste sur l’emploi des termes « une partie à », pour dire que les dépens ne peuvent être adjugés contre une personne qui est partie à l’une des procédures désignées. Par exemple, à compter du moment où une partie à un recours collectif projeté devient partie à une requête en autorisation, c’est‑à‑dire, lorsqu’une requête en autorisation est signifiée et déposée, cette personne est exemptée des dépens relativement à toute et chacune des mesures prises avant et pendant le processus d’autorisation. Si la requête en autorisation est accueillie, la partie est donc à l’abri des dépens liés au recours collectif du fait que la disposition en question précise « une partie […] à un recours collectif ». En l’espèce, cette interprétation rendrait impossible une ordonnance relative aux dépens concernant toute mesure prise après le 28 mai 2007, soit la date à laquelle les appelants ont signifié et déposé leur requête en autorisation.

[34]      Il est possible de supposer qu’une ordonnance relative aux dépens prononcée contre une partie à un recours collectif projeté avant que cette personne devienne partie à une requête en autorisation ne soit pas touchée par le paragraphe 334.39(1) des Règles, mais ce n’est pas là une question soulevée par les faits de l’espèce. Nous n’avons donc pas à y répondre.

[35]      Bien sûr, les deux interprétations exposées ci‑dessous sont soumises aux trois exceptions énoncées aux alinéas 334.39(1)a), b) et c) des Règles.

[36]      L’examen de la jurisprudence des tribunaux de la Saskatchewan et de la Colombie‑Britannique donne à penser que l’exemption des dépens varie selon la procédure en cause. La règle « sans dépens » est exposée à l’article 37 de la loi Class Proceedings Act, R.S.B.C. 1996, ch. 50, de la Colombie‑Britannique :

[traduction]

37 (1) Sous réserve du présent paragraphe, ni la Cour suprême, ni la Cour d’appel ne peuvent adjuger des dépens à une partie à une requête en autorisation en vertu du paragraphe 2(2) ou de l’article 3, à une partie à un recours collectif ou à une partie à un appel découlant d’un recours collectif, à quelque stade de la demande, de l’instance ou de l’appel.

(2) Un tribunal visé au paragraphe (1) ne peut adjuger des dépens à une partie relativement à une demande d’autorisation ou relativement à la totalité ou à une partie d’un recours collectif ou d’un appel découlant d’un tel recours que s’il estime :

a) qu’une partie s’est conduite de façon vexatoire, frivole ou abusive,

b) qu’une demande ou une autre mesure d’une partie s’est révélée inappropriée ou inutile ou qu’elle a été présentée ou prise dans un but dilatoire, pour que soient augmentés les frais ou pour toute autre fin inopportune,

c) que des circonstances exceptionnelles font en sorte qu’il serait injuste de priver des dépens la partie qui a eu gain de cause.

(3) La Cour qui ordonne l’adjudication de dépens en vertu du paragraphe (2) peut ordonner que ces derniers soient taxés de la façon qu’elle juge appropriée.

Dépens

[37]      Sous réserve de quelques différences minimes, les dispositions législatives de la Saskatchewan traitant de ce sujet sont pratiquement identiques : voir Loi sur les recours collectifs, L.S. 2001, ch. C-12.01, art. 40.

[38]      Dans la décision Edmonds, ci-dessus, au paragraphe 4, la Cour suprême de la Colombie‑Britannique a établi que la règle « sans dépens » [traduction] « s’applique et ne prend effet qu’à partir du moment où le tribunal est saisi d’une demande d’autorisation ». Voici un autre extrait de cette décision (au paragraphe 8) :

   [traduction] Selon moi, il est important de reconnaître qu’un recours collectif projeté, jusqu’à ce qu’il soit autorisé, demeure une action ordinaire régie par les Règles de la Cour. Même après l’autorisation, les Règles de la Cour s’appliquent dans la mesure où elles ne sont pas incompatibles avec la Loi. Bien que la Class Proceeding[s] Act prévoit qu’aucuns dépens ne sont recouvrables de la partie demanderesse à l’égard d’une action autorisée ou d’une audience d’autorisation, la Loi ne contient aucune disposition de cette nature en ce qui concerne les actions n’ayant pas franchi le stade de l’audience d’autorisation. En l’espèce, rien ne justifie la non‑application de la règle habituelle selon laquelle les dépens sont accordés suivant le sort de l’affaire. Les dépens seront accordés aux parties défenderesses selon l’échelle 3. [Souligné dans l’original.]

[39]      La décision Edmonds est digne d’intérêt vu la façon dont la Cour suprême de la Colombie‑Britannique a traité la question du moment où entre en jeu la règle « sans dépens ». Elle a choisi de l’appliquer à compter du moment où débute l’audition de la requête en autorisation. De cette façon, les parties sont à l’abri des dépens relatifs à la requête en autorisation elle‑même, mais les questions préliminaires qui peuvent être étroitement liées à la requête en autorisation sont exclues. On trouve un exemple des répercussions négatives de ce choix dans la décision Killough v. Canadian Red Cross Society, 1998 CanLII 5877 [précitée], dans laquelle la Cour suprême de la Colombie‑Britannique a adjugé des dépens à l’égard d’une requête visant l’ajournement de l’audition de la requête en autorisation dont elle a ordonné le rejet. Malheureusement, on ne sera pas à l’abri des situations arbitraires de ce genre si la règle « sans dépens » entre en jeu à un moment autre que la production de la déclaration elle‑même.

[40]      La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a invoqué, sans formuler de commentaires négatifs, la décision Edmonds dans l’arrêt Secure Networx Corp. v. KPMG, 2003 BCCA 227, 180 B.C.L.R. (4th) 317, et dans l’arrêt Samos Investments Inc. v. Pattison, 2002 BCCA 442, 216 D.L.R. (4th) 646. Dans la décision Consumers’ Assn., ci-dessus, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a statué que l’article 37 de la Class Proceedings Act protégeait les parties contre les dépens [traduction] « mais pas avant la demande d’autorisation » : Consumers’ Assn., au paragraphe 12.

[41]      La Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan a tiré une conclusion semblable dans la décision McKinnon v. Red Lily Wind Power Limited, 2011 SKQB 313 (CanLII), 382 Sask. R. 102, au paragraphe 6. Voici un extrait des propos du juge Mills :

   [traduction] À mon avis, en ce qui concerne l’adjudication des dépens, la jurisprudence habituelle et l’article 545 des Règles s’appliquent aux demandes formulées avant l’autorisation.

[42]      Pour tirer cette conclusion, le juge Mills s’est inspiré d’une décision de la Cour d’appel de la Saskatchewan dans laquelle cette dernière mentionnait que la règle « sans dépens » de la Saskatchewan ne s’applique pas aux demandes faites avant la demande d’autorisation : voir Boehringer Ingelheim (Canada) Ltd. v. Englund, 2007 SKCA 62 (CanLII), 284 D.L.R. (4th) 94, au paragraphe 57.

[43]      J’ai commencé la présente analyse en soulignant que le paragraphe 334.39(1) des Règles pouvait être interprété d’au moins deux façons. Selon ma compréhension de la jurisprudence des tribunaux de la Saskatchewan et de la Colombie‑Britannique, ces derniers ont choisi de rattacher l’exemption des dépens à la procédure elle‑même. Dans le cas d’une demande d’autorisation, les représentants des demandeurs risquent d’avoir à assumer les dépens relatifs aux mesures prises avant la requête en autorisation, même si ces mesures peuvent être étroitement liées à ladite procédure : voir, par exemple, la décision Killough, ci-dessus.

[44]      À mon avis, cette approche donne une portée trop étroite à la règle « sans dépens ». Si nous acceptons que l’intention des partisans de la règle « sans dépens » était de limiter le rôle dissuasif que les dépens pourraient avoir sur les demandeurs de recours collectif, il faudrait alors interpréter la règle de façon à ce qu’elle permette de réaliser cet objectif.

[45]      J’estime que l’interprétation du paragraphe 334.39(1) des Règles permettant de donner pleinement effet à l’intention du Comité des règles consiste à faire en sorte que la règle « sans dépens » s’applique dès que les parties à l’action deviennent des parties à la requête en autorisation. Bien qu’il reste quand même possible que des dépens soient adjugés relativement à une mesure prise après la production de la déclaration, mais avant la signification et le dépôt de la requête en autorisation, on réduit ainsi au maximum la possibilité que des ordonnances relatives aux dépens soient rendues, compte tenu du libellé du paragraphe 334.39(1) des Règles lui‑même. En supposant que la présentation de la requête en autorisation suivra sans délai la production de la déclaration, le risque pour les représentants des demandeurs semble minime.

[46]      Dans la mesure où une interprétation large de la règle « sans dépens » risque de favoriser les comportements inappropriés ou excessifs d’une partie, il importe de se rappeler que les alinéas a), b) et c) du paragraphe 334.39(1) des Règles donnent à la Cour la possibilité d’adjuger des dépens contre une partie lorsque le comportement de cette dernière le justifie.

[47]      Par conséquent, je conclurais que les appelants étaient exemptés des dépens, sous réserve des alinéas 334.39(1)a), b) et c), au 28 mai 2007, soit la date de dépôt de la requête en autorisation. Étant donné que tous les éléments qui auraient pu entraîner une adjudication des dépens se sont produits après cette date (sauf une requête), la juge des requêtes a commis une erreur de droit en adjugeant les dépens comme elle l’a fait. Cependant, la juge des requêtes n’a pas abordé la question de savoir si le comportement des appelants était visé par l’une des exceptions à la règle « sans dépens ». Elle a mentionné l’application des alinéas 334.39(1)a), b) et c), mais uniquement pour souligner qu’ils ne permettaient pas l’adjudication de dépens dans les cas où le paragraphe 334.39(1) des Règles lui‑même ne s’appliquait pas.

CONCLUSION

[48]      Par conséquent, j’accueillerais l’appel, j’annulerais l’ordonnance de la Cour fédérale et je renverrais l’affaire à la juge des requêtes afin qu’elle établisse si, à la lumière des alinéas 334.39(1)a), b) ou c), des dépens doivent être adjugés.

Le juge Evans, J.C.A. : Je suis d’accord.

La juge Layden-Stevenson, J.C.A. : Je suis d’accord.

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