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[2013] 3 R.C.F. 240

IMM-6618-10

2011 CF 1319

Mark Alistair Stables (demandeur)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)

Répertorié : Stables c. Canada (Citoyenneté et Immigration)

Cour fédérale, juge de Montigny—Toronto, 7 juin; Ottawa, 17 novembre 2011.

Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Personnes interdites de territoire — Contrôle judiciaire d’une décision de la Section de l’immigration (la SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, selon laquelle le demandeur était interdit de territoire aux termes de l’art. 37(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR), en raison de son appartenance à une organisation criminelle, à savoir les Hells Angels — Une mesure d’expulsion a été prise contre le demandeur — Le demandeur a fait une demande de dispense ministérielle aux termes de l’art. 37(2) de la LIPR, mais il attend toujours une réponse — La SI a conclu que les Hells Angels étaient une organisation criminelle, et que tout indiquait que le demandeur en était membre, aux termes de l’art. 37(1)a) de la LIPR — Il s’agissait de savoir si le régime législatif de l’art. 37 viole la Charte canadienne des droits et libertés — Le demandeur n’a pas été autorisé à présenter des arguments constitutionnels pour la première fois devant la Cour fédérale, car cette question aurait dû être soulevée devant la SI — Cette conclusion était suffisante pour rejeter la demande — L’art. 37 de la LIPR résiste à un examen constitutionnel — L’art. 37(2) fait en sorte que les membres « innocents » des organisations criminelles soient exclus de l’application de l’art. 37(1) — Il n’est pas porté atteinte au droit à la liberté d’association — Les termes de l’art. 37(1) ne sont pas d’une imprécision inconstitutionnelle, ni d’une portée excessive — L’expulsion du demandeur ne suffit pas pour déclencher l’application des droits garantis par l’art. 7 de la Charte — Un régime de dispense ministérielle efficace ne constitue pas une exigence essentielle de la validité constitutionnelle des dispositions relatives à l’interdiction de territoire — Demande rejetée.

Droit administratif — Contrôle judiciaire — Moment opportun de la contestation constitutionnelle — La Section de l’immigration (la SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu que le demandeur était interdit de territoire aux termes de l’art. 37(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — La SI est habilitée à accorder des réparations fondées sur la Charte canadienne des droits et libertés, dans le cadre de l’exécution de son mandat prévu par la loi — Les arguments constitutionnels du demandeur devant la Cour fédérale font fi de la compétence de la SI et vont à l’encontre de l’objet même du contrôle judiciaire — Le demandeur n’est pas autorisé à présenter des arguments constitutionnels pour la première fois devant la Cour fédérale.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Libertés fondamentales — Le demandeur a été interdit de territoire aux termes de l’art. 37(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR), en raison de son appartenance à une organisation criminelle — Le demandeur a soutenu qu’il est presque impossible d’obtenir une dispense ministérielle aux termes de l’art. 37(2) de la LIPR, et que les dispositions en matière d’interdiction de territoire ne sont plus conformes à la Charte — Il s’agissait de savoir si l’art. 37 de la LIPR violait les droits du demandeur à la liberté d’expression et à la liberté d’association que lui garantit la Charte — L’art. 37 résiste à un examen constitutionnel — L’art. 37(2) fait en sorte que les membres « innocents » d’organisations criminelles soient exclus de l’application de l’art. 37(1) — Il n’est pas porté atteinte au droit à la liberté d’association — L’art. 2 de la Charte ne vise pas à protéger l’appartenance à une organisation criminelle.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Vie, liberté et sécurité — Le demandeur a été interdit de territoire aux termes de l’art. 37(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR), en raison de son appartenance à une organisation criminelle — Le demandeur a soutenu qu’il est presque impossible d’obtenir une dispense ministérielle aux termes de l’art. 37(2) de la LIPR, et que les dispositions en matière d’interdiction de territoire ne sont plus conformes à la Charte — Il s’agissait de savoir si l’art. 37 de la LIPR privait le demandeur de son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne — Les termes « membre », « criminalité organisée » et « plan d’activités criminelles » employés à l’art. 37(1) de la LIPR ne sont pas d’une imprécision inconstitutionnelle, ni d’une portée excessive — Les principes de justice fondamentale ne sont pas des notions autonomes — L’expulsion du demandeur pendant le traitement de sa demande de dispense ministérielle ne déclenche pas l’application des droits garantis par l’art. 7 de la Charte — L’application étendue de l’art. 37(1) de la LIPR s’inscrit dans la suite logique de l’objectif d’assurer la sécurité des Canadiens — Un régime de dispense ministérielle efficace et rapide ne constitue pas une exigence essentielle de la validité constitutionnelle des dispositions relatives à l’interdiction de territoire.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de l’immigration (la SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, selon laquelle le demandeur était interdit de séjour aux termes de l’alinéa 37(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR), en raison de son appartenance à une organisation criminelle.

Le demandeur, un résident permanent, est un ancien membre de la bande de motards Hells Angels. À son arrivée à l’aéroport international de Vancouver, il était en possession d’accessoires et de numéros de téléphone liés aux Hells Angels. Un agent d’immigration a rédigé un rapport d’interdiction, en application de l’article 44 de la LIPR, à la suite de quoi, le demandeur a été interdit de territoire au Canada, et une mesure d’expulsion a été prise contre lui. Il a demandé une dispense ministérielle en vertu du paragraphe 37(2) de la LIPR, et attend toujours une réponse. Le demandeur a admis avoir été un membre confirmé des Hells Angels et avoir occupé des postes stratégiques dans l’organisation. Il a cependant nié s’être livré à des activités criminelles. Après avoir analysé la nature et la qualité de la contribution du demandeur à l’organisation des Hells Angels, la SI a conclu que tout indiquait que le demandeur était membre d’une organisation criminelle, au sens de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR. La SI a également conclu que les Hells Angels étaient une « organisation » au sens du paragraphe 37(1) de la LIPR, et a statué par la suite qu’il s’agissait d’une organisation criminelle.

Le demandeur a soutenu que les tribunaux ont confirmé par le passé la validité constitutionnelle des dispositions relatives à l’interdiction de territoire de la LIPR (à savoir, les articles 34, 35 et 37) , en raison de l’existence de la dispense ministérielle. Le demandeur a affirmé qu’étant donné qu’il est devenu presque impossible d’obtenir une dispense ministérielle, en raison, notamment, de la longueur des délais, les dispositions en matière d’interdiction ne sont plus conformes aux alinéas 2b), 2d) et à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte).

Il s’agissait de déterminer si le régime législatif de l’article 37 viole les droits du demandeur à la liberté d’expression et à la liberté d’association que lui garantit la Charte, et s’il prive le demandeur de son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne, d’une manière non conforme aux principes de justice fondamentale.

Jugement : la demande doit être rejetée.

Le demandeur n’a pas été autorisé à présenter ses arguments concernant la validité constitutionnelle de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR pour la première fois devant la Cour fédérale. Cette façon de procéder fait fi de la compétence de la SI, qui est habilitée à accorder des réparations fondées sur la Charte, dans le cadre de l’exécution de son mandat prévu par loi, mais elle va aussi à l’encontre de l’objet même du contrôle judiciaire. Même si ce motif était suffisant pour rejeter la demande de contrôle judiciaire, le bien-fondé de l’argument du demandeur a toutefois été analysé. L’article 37 de la LIPR résiste à un examen constitutionnel fondé sur les alinéas 2b) ou 2d) de la Charte, dans la mesure où le pouvoir discrétionnaire qu’il confère est exercé en conformité avec la loi. L’article 37 de la LIPR est suffisamment circonscrit pour faire en sorte que les prétendus membres « innocents » des organisations criminelles ne soient pas interdits de territoire. Le paragraphe 37(2) de la LIPR fait en sorte que les personnes qui sont devenues membres d’une organisation criminelle sans savoir que cette organisation se livrait à des activités criminelles soient exclues de l’application du paragraphe 37(1) de la LIPR. Dans ces conditions, il ne serait donc pas porté atteinte au droit à la liberté d’association. Les Hells Angels constituent une organisation qui se livre à nombre d’activités criminelles. Il ne peut donc être soutenu que l’article 37 de la LIPR violait les droits du demandeur à la liberté d’expression et à la liberté d’association, ou que l’article 2 de la Charte protègeait son droit de joindre les rangs des Hells Angels. Les rédacteurs de la Charte n’avaient pas l’intention de protéger l’appartenance aux Hells Angels au moyen des principes de liberté d’association et d’expression, malgré les antécédents criminels accablants de cette organisation. Les termes « membre », « criminalité organisée » et « plan d’activités criminelles » employés au paragraphe 37(1) de la LIPR ne sont pas d’une imprécision inconstitutionnelle, ni d’une portée excessive. Les principes de la justice fondamentale dont il est question à l’article 7 de la Charte ne sont pas des notions autonomes et doivent être considérés uniquement lorsqu’il est d’abord démontré que l’intéressé est privé de son droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de sa personne. L’expulsion du demandeur pendant le traitement de sa demande de dispense ministérielle ne serait pas suffisante pour déclencher l’application des droits garantis par l’article 7 de la Charte. L’application étendue de l’article 37(1) de la LIPR s’inscrit dans la suite logique de l’objectif du législateur d’assurer la sécurité des Canadiens. Il n’y a aucune raison d’établir une distinction entre les articles 34, 35 et 37 de la LIPR pour l’interprétation des notions d’appartenance et de participation aux activités d’une organisation. Les raisons qui justifient l’interprétation généreuse de ces notions sont les mêmes. La jurisprudence ne vient pas appuyer la proposition selon laquelle le régime d’interdiction mis en place aux articles 34, 35 et 37 de la LIPR violerait l’article 7 de la Charte, n’eût été de la possibilité de demander une dispense ministérielle en vertu des paragraphes 34(2), 35(2) et 37(2) de la LIPR. Un régime de dispense ministérielle efficace et rapide ne constitue pas une exigence essentielle de la validité constitutionnelle des dispositions relatives à l’interdiction de territoire.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 2b),d), 7, 24(1).

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 83.05(1) (édicté par L.C. 2001, ch. 41, art. 4; 2005, ch. 10, art. 34).

Loi sur l’Agence des services frontaliers du Canada, L.C. 2005, ch. 38.

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 19 (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 11).

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 4 (mod. par L.C. 2005, ch. 38, art. 118; 2008, ch. 3, art. 1), 25 (mod. par L.C. 2010, ch. 8, art. 4), 34, 35, 37, 44, 45, 112, 115, 162(1).

Règles de la Section de l’immigration, DORS/2002-229, règle 47 (mod. par DORS/2004-167, art. 12(F)).

JURSIPRUDENCE CITÉE

décisions appliquées :

Sittampalam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 326, [2007] 3 R.C.F. 198; Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 4, [2004] 1 R.C.S. 76; Haj Khalil c. Canada, 2007 CF 923, [2008] 4 R.C.F. 53.

décisions examinées :

Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3; Cuddy Chicks Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), [1991] 2 R.C.S. 5; Agraira c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2011 CAF 103; Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307; Ismeal c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 198; R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606; Toronto Coalition to Stop the War c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 957, [2012] 1 R.C.F. 413; Samad c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 324.

décisions citées :

Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin; Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Laseur, 2003 CSC 54, [2003] 2 R.C.S. 504; Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570; Tétreault-Gadoury c. Canada (Commission de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 2 R.C.S. 22; R. c. Conway, 2010 CSC 22, [2010] 1 R.C.S. 765; Yuen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 16698 (C.A.F.); Poshteh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85, [2005] 3 R.C.F. 487; Barrera c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 2 C.F. 3 (C.A.); Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539; Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711; Hoang c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] A.C.F. no 1096 (C.A.) (QL); Thanaratnam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 349, [2004] 3 R.C.F. 301; Al Yamani c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2006 CF 1457; Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), 2000 CSC 69, [2000] 2 R.C.S. 1120.

DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision (2010 CanLII 96602) de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, selon laquelle le demandeur était interdit de territoire aux termes de l’alinéa 37(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, en raison de son appartenance à une organisation criminelle. Demande rejetée.

ONT COMPARU

Chantal Desloges pour le demandeur.

Martin Anderson et Hillary Stephenson pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Chantal Desloges Professional Corporation, Toronto, pour le demandeur.

Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

[1]        Le juge de Montigny : La demande de contrôle judiciaire vise la décision rendue le 22 octobre 2010 [2010 CanLII 96602] par laquelle la commissaire Ama Beecham, de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, a conclu que le demandeur était interdit de territoire au Canada aux termes de l’alinéa 37(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), en raison de son appartenance à une organisation criminelle, à savoir les Hells Angels. Toutefois, au lieu de contester le bien‑fondé ou le caractère raisonnable de la décision elle‑même, le demandeur utilise la présente demande de contrôle judiciaire comme moyen pour attaquer la validité de la disposition législative sur laquelle la décision est fondée, l’article 37 de la LIPR, en invoquant la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (la Charte). Le demandeur fait valoir que le fait qu’il soit presque impossible d’obtenir la dispense ministérielle qui est en principe prévue par cette disposition (et par les dispositions analogues des articles 34 et 35) rend le régime d’interdiction de territoire ainsi établi incompatible avec la Charte.

1. Les faits

[2]        Le demandeur est un résident permanent. Il est arrivé au Canada avec ses parents il y a plus de 40 ans en provenance de l’Écosse, alors qu’il était âgé de sept ans. Il est devenu membre de la bande de motards Hells Angels en 2000 et a cessé d’en faire partie en décembre 2009.

[3]        Le 7 novembre 2006, alors qu’il arrivait à l’aéroport international de Vancouver, il a été interrogé par des agents d’immigration. Il était en possession de certains accessoires et de numéros de téléphone liés aux Hells Angels. Par suite de l’entrevue, l’agent d’immigration a rédigé un rapport d’interdiction de territoire, en application de l’article 44 de la LIPR.

[4]        À la suite d’une enquête, la Section de l’immigration a rendu une décision le 22 octobre 2010 dans laquelle elle a conclu qu’il était interdit de territoire au Canada aux termes de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR en raison de son appartenance à une organisation criminelle. Une mesure d’expulsion a été prise contre lui, mais il n’a pas encore été renvoyé. Il a demandé une dispense ministérielle en vertu du paragraphe 37(2) de la LIPR et attend toujours une réponse. De plus, on lui a offert de demander un examen des risques avant renvoi (l’ERAR), mais il a refusé de déposer une demande.

2. La décision contestée

[5]        Dans une décision de 68 pages, la Section de l’immigration a conclu que le demandeur était un membre des Hells Angels, organisation à l’égard de laquelle il existe des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre ou s’est livrée à des activités faisant partie d’un plan d’activités criminelles organisées par plusieurs personnes agissant de concert en vue de la perpétration d’une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation ou de la perpétration, hors du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une telle infraction.

[6]        Le demandeur admet avoir été membre des Hells Angels pendant neuf ans. Il a occupé le poste de trésorier pour l’organisation en Ontario pendant sept ans, il était un membre confirmé des Hells Angels et portait ses tatouages, il a volontairement joint les rangs du chapitre de Toronto, il a demandé de l’aide financière à l’organisation pour payer ses frais juridiques, il a occupé le poste de sergent d’armes de son chapitre et il a été président de la corporation ontarienne des Hells Angels. Il soutient toutefois ne s’être jamais livré à des activités criminelles et avoir toujours affirmé sans ambages qu’il ne voterait pas en faveur d’une personne impliquée dans de pareilles activités qui voudrait joindre les rangs du club.

[7]        La Section de l’immigration a analysé la nature et la qualité de la contribution du demandeur à l’organisation des Hells Angels, y compris les circonstances dans lesquelles il a été recruté, la durée de la période pendant laquelle il a été membre, son cheminement au sein de l’organisation, les fonctions qu’il a exercées au nom de l’organisation et le fait qu’il a occupé un poste stratégique de confiance et d’autorité. Elle a également souligné que, à la date de l’enquête, le tatouage des Hells Angels du demandeur n’indiquait aucune date de sortie. Compte tenu de l’ensemble de la preuve, la Section de l’immigration a conclu que tout indiquait que le demandeur était membre d’une organisation criminelle au sens de l’alinéa 37(1)a) (au paragraphe 166) :

[…] la connaissance de M. Stables peut très bien être déduite du poste qu’il occupait au sein des Hells Angels; membre confirmé pendant neuf ans, il a momentanément occupé le poste de sergent d’armes et a rempli le rôle de trésorier pour environ dix chapitres pendant approximativement sept ans dans la corporation de l’Ontario, ce qui lui aurait permis d’être bien informé des objectifs, du mandat, du programme ou des activités de l’organisation. Il était très impliqué dans plusieurs aspects de ces activités, et il est difficile pour le tribunal d’accepter l’argument voulant qu’il ait été tenu à l’écart de ce qui se déroulait dans l’organisation et ailleurs, et qu’il est donc innocent de tout crime organisé. En réalité, M. Stables était pleinement intégré aux Hells Angels.

[8]        La Section de l’immigration a également conclu que les Hells Angels étaient une « organisation » au sens du paragraphe 37(1) de la LIPR compte tenu de ce qui suit (dossier certifié du tribunal, aux pages 14 à 20) :

•     L’organisation est dotée de structures formelles comme les corporations et aussi de chapitres. La corporation a une existence distincte des chapitres canadiens des Hells Angels et les allégations de criminalité et de criminalité organisée sont dirigées, non pas contre la corporation, mais contre les chapitres et leurs membres.

•     L’organisation est régie par des règlements ou des statuts. Il existe d’une part des règles mondiales et, d’autre part, des règles de chapitre ou de club qui établissent les droits et les obligations des membres, les sanctions en cas d’infractions, les aptitudes requises pour devenir membre, les conditions d’avancement et les symboles.

•     Chaque chapitre est doté d’un corps exécutif constitué d’un président, d’un vice‑président, d’un sergent d’armes, d’un secrétaire, d’un trésorier et d’un capitaine de route. Chaque chapitre a besoin d’au moins six membres confirmés pour fonctionner.

•     L’organisation possède une identité particulière, ainsi qu’un nom et un logo distincts. Elle est dotée d’une structure de direction ainsi que d’un plan et d’un cycle de recrutement destiné à exclure et à éliminer les indésirables. Elle est régie par des règles et des règlements. Elle a mis au point un système qui lui permet de s’assurer de la loyauté des membres et de la mettre à l’épreuve. Elle occupe un territoire précis ou a des lieux de réunion choisis. Tous ces indices permettent d’établir que les Hells Angels présentent les caractéristiques d’une organisation.

[9]        De plus, après avoir examiné les différentes définitions juridiques du terme « organisation criminelle » et des décisions comportant une analyse des activités des Hells Angels, la Section de l’immigration a souligné que les éléments de preuve suivants appuyaient sa conclusion selon laquelle les Hells Angels étaient bel et bien une organisation criminelle (dossier certifié du tribunal, aux pages 20 à 47) :

•     Les Hells Angels forment une organisation criminelle sophistiquée dont la principale occupation est l’activité criminelle.

•     Les renseignements fournis par plusieurs policiers confirment que les Hells Angels constituent bel et bien une organisation criminelle, à savoir une bande prête à commettre des crimes pour de l’argent.

•     L’organisation se livre au trafic, à l’importation, à la fabrication et à la distribution de drogues et à d’autres infractions de vols, d’extorsion, d’armes à feu et de meurtre.

•     L’organisation recueille des renseignements sur les policiers, elle exploite un certain nombre de clubs dans lesquels il est possible de mener des affaires illégales en toute quiétude. Les chapitres servent habituellement à la fabrication ou à la distribution de drogues. Les membres qui ont des démêlés avec la justice disposent d’un fonds, constitué à partir des cotisations versées au club, qui sert en fin de compte à couvrir leurs frais. Essentiellement, la raison d’être de l’organisation et le bénéfice qu’en tirent ses membres sont la poursuite des activités criminelles de ces mêmes membres.

•     Il y a une dynamique de groupe à l’œuvre, puisque les diverses caractéristiques et attributs de l’organisation favorisent l’orchestration et la perpétration d’actes criminels. Sa structure, ses membres, ses réseaux de loyauté, l’influence de ses chefs, les obligations réciproques des membres, les règles d’organisation, les couleurs, le club, les rapports avec les bandes rivales et les activités criminelles servent tous le programme criminel.

•     Les Hells Angels remplissent leurs objectifs criminels en se servant surtout d’associés subalternes et de bandes fantoches pour échapper à la détection.

•     Les Hells Angels sont considérés comme le principal producteur et distributeur de drogues illégales aux États‑Unis. Les activités criminelles auxquelles ils se livrent sont généralement de nature collusoire et incluent l’extorsion, le noyautage commercial, le trafic de drogue, le commerce illégal d’armes et la possession de biens volés. L’organisation est également impliquée dans la prostitution, le blanchiment d’argent et les réseaux de vols de véhicules.

[10]      En ce qui a trait à la question de savoir si les activités criminelles faisaient partie d’un plan d’activités criminelles organisées par plusieurs personnes agissant de concert en vue de la perpétration d’une infraction punissable par mise en accusation, la Section de l’immigration a tiré les conclusions suivantes (dossier certifié du tribunal, aux pages 45 et 46) :

•     L’organisation des Hells Angels se livre à des activités criminelles organisées, principalement le commerce de la drogue. Ces activités criminelles présentent une certaine similarité tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du Canada.

•     Les activités criminelles (extorsion, complot, trafic de drogue et importation, exportation, fabrication et production de drogues illégales) constituent toutes des infractions punissables par mise en accusation selon le Code criminel.

3. Les questions en litige

[11]      Le demandeur ne conteste pas en l’espèce les conclusions de fait de la Section de l’immigration. Il a reconnu avoir été un membre confirmé des Hells Angels pendant neuf ans, bien qu’il n’ait pas fait l’objet d’accusation criminelle ou de déclaration de culpabilité. Il n’a pas admis que le club de motards est une organisation criminelle.

[12]      Le demandeur cherche plutôt à contester la validité constitutionnelle du paragraphe 37(1) de la LIPR, soit la disposition sur laquelle est fondée la décision de la Section de l’immigration. Quant à lui, le défendeur est d’avis que cette contestation constitutionnelle est dénuée de fondement et n’a pas été soulevée en temps opportun.

[13]      La présente demande de contrôle judiciaire soulève plus précisément les questions suivantes :

a) Le demandeur devrait‑il être autorisé à poursuivre sa contestation constitutionnelle, compte tenu du fait qu’il n’a pas soulevé de questions constitutionnelles devant le tribunal de première instance?

b) Le régime législatif de l’article 37 viole‑t‑il les droits du demandeur à la liberté d’expression et à la liberté d’association que lui garantit la Charte?

c) L’article 37 de la LIPR prive‑t‑il le demandeur de son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne d’une manière non conforme aux principes de justice fondamentale?

4. Analyse

[14]      Les dispositions de la LIPR relatives à l’interdiction de territoire (articles 34, 35 et 37) visent à assurer la protection de la société canadienne en facilitant le renvoi des résidents permanents ou des étrangers qui constituent un danger pour la société en raison de leur conduite (Sittampalam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 326, [2007] 3 R.C.F. 198 (Sittampalam), au paragraphe 21). Une personne peut être déclarée interdite de territoire si elle est l’auteure d’actes d’espionnage ou se livre à la subversion ou au terrorisme au sens du paragraphe 34(1). Le paragraphe 35(1) permet de déclarer interdite de territoire une personne qui a violé des droits humains ou internationaux. Enfin, le paragraphe 37(1) permet de déclarer une personne interdite de territoire en raison de son appartenance à une organisation criminelle.

[15]      Chacun de ces articles comporte un deuxième paragraphe qui prévoit une exception à la règle en matière d’interdiction de territoire énoncée au premier paragraphe, à savoir la « dispense ministérielle ». En d’autres termes, une personne déclarée interdite de territoire en vertu des paragraphes 34(1), 35(1) ou 37(1) de la LIPR peut demander au ministre une mesure d’exception à l’interdiction de territoire en vertu des paragraphes 34(2), 35(2) ou 37(2) respectivement. Suivant le deuxième paragraphe de chacun de ces articles, la dispense doit être accordée si le ministre est convaincu que la présence de cette personne au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national.

[16]      Ces dispositions sont rédigées comme suit :

34. (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants:

a) être l’auteur d’actes d’espionnage ou se livrer à la subversion contre toute institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada;

b) être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force;

c) se livrer au terrorisme;

d) constituer un danger pour la sécurité du Canada;

e) être l’auteur de tout acte de violence susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada;

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b) ou c).

Sécurité

(2) Ces faits n’emportent pas interdiction de territoire pour le résident permanent ou l’étranger qui convainc le ministre que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national.

Exception

35. (1) Emportent interdiction de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux les faits suivants:

a) commettre, hors du Canada, une des infractions visées aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre;

b) occuper un poste de rang supérieur — au sens du règlement — au sein d’un gouvernement qui, de l’avis du ministre, se livre ou s’est livré au terrorisme, à des violations graves ou répétées des droits de la personne ou commet ou a commis un génocide, un crime contre l’humanité ou un crime de guerre au sens des paragraphes 6(3) à (5) de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre;

c) être, sauf s’agissant du résident permanent, une personne dont l’entrée ou le séjour au Canada est limité au titre d’une décision, d’une résolution ou d’une mesure d’une organisation internationale d’États ou une association d’États dont le Canada est membre et qui impose des sanctions à l’égard d’un pays contre lequel le Canada a imposé — ou s’est engagé à imposer — des sanctions de concert avec cette organisation ou association.

Atteinte aux droits humains ou internationaux

(2) Les faits visés aux alinéas (1)b) et c) n’emportent pas interdiction de territoire pour le résident permanent ou l’étranger qui convainc le ministre que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national.

Exception

[…]

37. (1) Emportent interdiction de territoire pour criminalité organisée les faits suivants:

a) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre ou s’est livrée à des activités faisant partie d’un plan d’activités criminelles organisées par plusieurs personnes agissant de concert en vue de la perpétration d’une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation ou de la perpétration, hors du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une telle infraction, ou se livrer à des activités faisant partie d’un tel plan;

b) se livrer, dans le cadre de la criminalité transnationale, à des activités telles le passage de clandestins, le trafic de personnes ou le recyclage des produits de la criminalité.

Activités de criminalité organisée

(2) Les dispositions suivantes régissent l’application du paragraphe (1):

a) les faits visés n’emportent pas interdiction de territoire pour le résident permanent ou l’étranger qui convainc le ministre que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national;

b) les faits visés à l’alinéa (1)a) n’emportent pas interdiction de territoire pour la seule raison que le résident permanent ou l’étranger est entré au Canada en ayant recours à une personne qui se livre aux activités qui y sont visées.

Application

[17]      Le demandeur soutient que si les tribunaux ont confirmé la constitutionnalité de ces dispositions par le passé, malgré l’interprétation large et sans restriction des notions telles que « membre » et « organisation […] se [livrant] […] à des activités criminelles » dont il est question au paragraphe 37(1), c’est essentiellement à cause de l’existence de la dispense ministérielle. L’argument de M. Stables repose principalement sur le fait que, depuis cinq ans environ, il est devenu presque impossible d’obtenir une dispense ministérielle en raison de la longueur des délais, du petit nombre de demandes traitées chaque année et du faible taux d’acceptation des demandes traitées. Par conséquent, il fait valoir que les dispositions en matière d’interdiction de territoire ne sont plus conformes à la Charte, particulièrement aux alinéas 2b) et 2d) et à l’article 7 de cette loi.

[18]      À l’appui de sa prétention, le demandeur a produit des éléments de preuve substantiels joints à l’affidavit d’Ori Bergman souscrit le 10 décembre 2010. Cet affidavit décrit la recherche effectuée par l’avocate du demandeur concernant le traitement des demandes de dispense ministérielle. L’avocate du demandeur a présenté une demande d’accès à l’information, mais elle n’a pas reçu de réponse à temps pour respecter le délai prévu pour le dépôt de la preuve. Par la suite, l’avocate a envoyé une demande par courrier électronique aux avocats inscrits à la liste de diffusion de la Section du droit de l’immigration de l’Association du Barreau canadien pour obtenir des renseignements concernant les demandes de dispense ministérielle présentées par des personnes interdites de territoire en vertu des articles 34, 35 ou 37. Elle a reçu huit réponses, toutes tendant à démontrer une diminution importante du nombre de dispenses accordées sous le régime du paragraphe 34(2) depuis 2002, soit depuis que la Cour suprême a rendu l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.S.C. 3 (Suresh) et, plus particulièrement depuis 2005.

[19]      Selon l’auteure de l’affidavit, une analyse de toutes les données recueillies révèle que, depuis 2002, 217 demandes ont été présentées en vertu du paragraphe 34(2). De ces 217 demandes, 9 ont fait l’objet d’une décision avant 2006 et, de celles‑ci, 8 ont reçu une réponse positive. Après 2006, seules 13 demandes ont été acceptées, mais on ne sait pas trop combien de demandes ont été refusées et combien sont toujours pendantes.

[20]      Après avoir obtenu l’autorisation requise, le demandeur a, le 19 mai 2011, présenté une requête en prolongation de délai pour lui permettre de déposer un autre affidavit, puisqu’il avait finalement reçu une réponse à sa demande d’accès à l’information concernant la dispense ministérielle. L’avocate du demandeur a soutenu que l’inclusion de cette nouvelle preuve était nécessaire pour fournir un dossier de preuve complet. Elle a également fait valoir que les affidavits d’Ori Bergman déjà déposés démontraient que le demandeur a fait preuve de diligence raisonnable pour obtenir des éléments de preuve et les présenter devant la Cour et que l’inclusion de la nouvelle preuve ne porterait pas préjudice au défendeur, puisque la pièce en question est un document gouvernemental dont le défendeur est déjà en possession.

[21]      Le demandeur a demandé les mêmes renseignements concernant les paragraphes 34(2), 35(2) et 37(2). En ce qui a trait au paragraphe 37(2), qui est la disposition la plus pertinente dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, les renseignements fournis par l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) révèlent que 11 demandes de dispense ministérielle avaient été présentées au 20 avril 2011 et qu’aucune n’avait été accordée. Le résultat n’était pas très différent au regard de la disposition équivalente de l’alinéa 19(1)c.2) [édicté par L.C. 1992, ch. 49, art. 11] de l’ancienne Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I‑2 (la Loi sur l’immigration) : entre 1996 et 2002, une seule demande a été présentée et elle n’a pas été acceptée. Il est intéressant de noter qu’il y avait 12 demandes de dispense ministérielle pendantes, présentées en vertu du paragraphe 37(2), au moment où la demande d’accès à l’information a été traitée, ce qui tend à démontrer que toutes les demandes soumises n’ont pas encore fait l’objet d’une décision.

[22]      Par souci de commodité, je reproduis le tableau suivant qui présente les réponses à toutes les questions ayant trait aux paragraphes 34(2), 35(2) et 37(2) :

[traduction]

Dispense ministérielle

Demande d’AIPRP : A‑2011‑00189

Demandes – Documents concernant :

Le par. 34(2) de la LIPR et la div. 19(1)f)(iii)(B) correspondante de l’ancienne Loi sur l’immigration, L.R.C. 1985 –

 

Réponse

Le par. 35(2) de la LIPR et l’al. 19(1)l) correspondant de l’ancienne Loi sur l’immigration, L.R.C. 1985 –

Réponse

Le par. 37(2) de la LIPR et l’al. 19(1)c.2) correspondant de l’ancienne Loi sur l’immigration, L.R.C. 1985 –

Réponse

1) a.

Nombre de demandes de dispense ministérielle présentées depuis la promulgation de Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR)

247

18

11

b.

Nombre de demandes de dispense ministérielle acceptées

24

3

0

2)a.

Nombre de demandes de dispense ministérielle présentées entre 1992 et la date de promulgation de la LIPR

(Les renseignements dont dispose l’ASFC visent la période comprise entre 1996 et la date de promulgation de la LIPR.)

37

3

1

b.

Nombre de demandes de dispense ministérielle acceptées dans cette période

(Les renseignements dont dispose l’ASFC visent la période comprise entre 1996 et la date de promulgation de la LIPR.)

115

0

0

3)

Nombre de demandes de dispense ministérielles présentées par année depuis la promulgation de la LIPR

2002 – 20

2003 – 34

2004 – 32

2005 – 25

2006 – 20

2007 – 15

2008 – 16

2009 – 37

2010 – 37

2011 – 11

2002 – 0

2003 – 3

2004 – 1

2005 – 1

2006 – 2

2007 – 0

2008 – 4

2009 – 2

2010 – 5

2011 – 0

2002 – 0

2003 – 1

2004 – 1

2005 – 0

2006 – 0

2007 – 0

2008 – 1

2009 – 4

2010 – 2

2011 – 2

4)

Nombre de demandes de dispense ministérielle acceptées par année depuis la promulgation de la LIPR

2002 – 0

2003 – 0

2004 – 0

2005 – 2

2006 – 5

2007 – 8

2008 – 7

2009 – 0

2010 – 1

2011 – 1

2002 – 0

2003 – 0

2004 – 1

2005 – 0

2006 – 0

2007 – 0

2008 – 1

2009 – 0

2010 – 0

2011 – 1

0

5)

Nombre de demandes de dispense ministérielle actuellement pendantes

223

15

12

[23]      Le défendeur s’est opposé à la requête en prolongation de délai, faisant valoir que la preuve proposée, qui porte sur le taux d’acceptation des demandes de dispense ministérielle, n’est pas pertinente dans le cadre de la présente demande étant donné que chaque demande de dispense ministérielle est différente. De plus, le défendeur soutient que la nouvelle preuve n’est pas fiable, car elle est incomplète; elle ne renseigne que partiellement sur le nombre de demandes acceptées, au lieu de donner des statistiques plus complètes, qui incluraient le nombre de demandes refusées ou les détails des demandes acceptées.

[24]      Le 6 juin 2011, le juge Near a ordonné que la requête soit traitée comme une requête préliminaire devant le juge chargé d’entendre la demande de contrôle judiciaire. La question a donc été débattue devant moi au début de l’audience. Après avoir entendu les avocats des deux parties, j’ai indiqué que j’étais d’avis d’accueillir la requête et de permettre au demandeur de produire l’affidavit additionnel de Mme Bergman, essentiellement pour deux raisons. Premièrement, je conviens que l’avocate du demandeur a fait preuve de diligence raisonnable pour l’obtention des statistiques officielles à l’appui de sa cause et que le délai pour l’obtention des renseignements demandés était attribuable à la seule difficulté de trouver l’institution chargée de recueillir les renseignements pertinents. Deuxièmement, je suis également d’avis que, si la requête est accueillie, il n’en découlera aucune difficulté pour le défendeur et qu’il est préférable d’avoir un dossier de preuve plus complet. En ce qui concerne l’argument du défendeur concernant le poids à accorder à cette preuve, il est préférable de s’en remettre au débat sur le fond de la demande de contrôle judiciaire.

[25]      Dans ma décision, j’ai également accordé au défendeur la permission de produire un affidavit additionnel dans un délai de dix jours suivant la date de l’audience. Le 16 juin 2011, l’avocat du défendeur a écrit à la Cour pour l’aviser qu’il ne présenterait pas d’autre preuve en rapport avec l’affidavit supplémentaire de Mme Bergman.

a) Le demandeur devrait‑il être autorisé à poursuivre sa contestation constitutionnelle, compte tenu du fait qu’il n’a pas soulevé de questions constitutionnelles devant le tribunal de première instance?

[26]      L’avocat du défendeur soutient que le demandeur ne peut soulever d’arguments constitutionnels devant la Cour parce qu’il n’en a soulevé aucun devant la Section de l’immigration.

[27]      La Cour suprême a statué que les tribunaux jouissant à la fois de l’expertise et de la compétence nécessaires pour trancher des questions de droit sont mieux placés pour se prononcer sur la constitutionnalité des dispositions législatives les régissant et devraient jouer un rôle de premier plan dans le règlement des questions liées à la Charte relevant de leur compétence. S’exprimant au nom de la majorité dans l’arrêt Cuddy Chicks Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), [1991] 2 R.C.S. 5, aux pages 16 et 17, le juge La Forest a décrit comme suit l’utilité et la valeur des conclusions de fait d’un tribunal administratif dans l’examen d’une question constitutionnelle (extrait cité avec approbation par M. le juge Gonthier, au nom des juges unanimes, dans l’arrêt Nouvelle‑Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin; Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Laseur), 2003 CSC 54, [2003] 2 R.C.S. 504, au paragraphe 30) :

Il faut souligner que le processus consistant à rendre des décisions à la lumière de la Charte ne se limite pas à des ruminations abstraites sur la théorie constitutionnelle. Lorsque des questions relatives à la Charte sont soulevées dans un contexte de réglementation donné, la capacité du décisionnaire d’analyser des considérations de principe opposées est fondamentale […] Le point de vue éclairé de la Commission, qui se traduit par l’attention qu’elle accorde aux faits pertinents et sa capacité de compiler un dossier convaincant, est aussi d’une aide inestimable.

[28]      En raison de la trilogie Cuddy Chicks (les deux autres affaires de cette trilogie étant l’arrêt Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570, et l’arrêt Tétreault‑Gadoury c. Canada (Commission de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 2 R.C.S. 22) et de l’évolution de la jurisprudence (résumée en détail dans l’arrêt R. c. Conway, 2010 CSC 22, [2010] 1 R.C.S. 765), il ne fait aucun doute qu’un tribunal administratif possédant le pouvoir de trancher des questions de droit a compétence pour résoudre une question constitutionnelle inextricablement liée à une affaire dont il est dûment saisi, à moins que cette question n’ait été explicitement exclue de sa compétence.

[29]      Il n’est également pas contesté que la Section de l’immigration a à la fois la compétence pour trancher des questions liées à la Charte et le pouvoir d’accorder une réparation à l’égard d’une violation de la Charte en n’appliquant pas les dispositions attaquées. La Section de l’immigration est un tribunal compétent au sens du paragraphe 24(1) de la Charte et elle a manifestement le pouvoir de trancher des questions de droit. Le paragraphe 162(1) de la LIPR prévoit que chacune des sections de la Commission a compétence exclusive pour connaître des questions de droit et de fait, y compris en matière de compétence, et la règle 47 [mod. par DORS/2004-167, art. 12(F)] des Règles de la Section de l’immigration, DORS/2002‑229, établit plus précisément la procédure à suivre pour contester la validité, l’applicabilité ou l’effet, sur le plan constitutionnel, d’une disposition législative de la LIPR. Étant donné que la compétence en matière d’application de la Charte n’a pas été exclue de ses attributions, la Section de l’immigration est habilitée à accorder des réparations fondées sur la Charte dans le cadre de l’exécution de son mandat prévu par la loi.

[30]      Par conséquent, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que le demandeur ne devrait pas être autorisé à présenter ses arguments concernant la validité constitutionnelle de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR pour la première fois devant notre Cour. Non seulement cette façon de procéder ferait fi de la compétence de la Section de l’immigration, mais elle irait aussi à l’encontre de l’objet même du contrôle judiciaire, à savoir que la Cour fédérale devrait apprécier le bien‑fondé de la décision du tribunal administratif concernant une question liée à la Charte, et non trancher cette question à nouveau ou à sa place.

[31]      Pour justifier son omission de soulever la question de la validité constitutionnelle devant la Section de l’immigration, le demandeur s’est contenté de dire qu’il aurait été prématuré de le faire, parce que ni lui ni son avocate n’auraient pu être au courant de l’inaccessibilité réelle de la dispense ministérielle au moment où l’enquête a eu lieu. Il est peut‑être vrai qu’il aurait été difficile de bien cerner l’effet pratique des dispositions de la LIPR concernant la dispense ministérielle, comme l’a affirmé l’auteure de l’affidavit, une stagiaire en droit travaillant pour l’avocate du demandeur. Toutefois, la démarche aurait pu être entreprise au moment de la transmission du rapport prévu à l’article 44 dans lequel il était allégué que le demandeur était interdit de territoire aux termes de l’alinéa 37(1)a) en raison de son appartenance à une organisation criminelle ou, à tout le moins, au moment où le ministre a déféré l’affaire à la Section de l’immigration. En effet, le demandeur n’avait pas besoin d’attendre d’être déclaré interdit de territoire par la Section de l’immigration pour recueillir ces renseignements. Étant donné que la disposition attaquée est l’alinéa 37(1)a) de la LIPR, la présentation d’une demande de dispense ministérielle n’était pas une condition préalable à une contestation de la validité constitutionnelle du régime d’interdiction de territoire.

[32]      Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire pourrait être rejetée pour ce seul motif. Toutefois, dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire qui m’a été conféré, je vais procéder à l’analyse du bien‑fondé de l’argument du demandeur pour la seule raison qu’il a été vigoureusement débattu par les avocats des deux parties. Au cas où j’aurais erronément conclu que la question aurait dû d’abord être soulevée devant la Section de l’immigration, les motifs exposés ci‑dessous constituent les motifs justifiant le rejet de la demande de contrôle judiciaire sur le fond.

b) Le régime législatif de l’article 37 viole‑t‑il les droits du demandeur à la liberté d’expression et à la liberté d’association que lui garantit la Charte?

[33]      Il n’est pas contesté que la liberté d’expression ne protège pas les formes d’expression violentes. La violence et l’activité criminelle ne font intervenir aucun principe reconnu sous‑jacent à la protection constitutionnelle de la liberté d’expression, à savoir son rôle en tant qu’instrument de gouvernement démocratique, de vérité et d’épanouissement personnel. De la même manière, il a été jugé que la liberté d’association englobe seulement les activités licites et ne peut servir à protéger une personne qui choisit d’appartenir à une organisation criminelle. La Cour suprême a ainsi déclaré dans l’arrêt Suresh, précité, au paragraphe 107 :

Il est bien établi que l’art. 2 de la Charte ne protège pas les formes d’expression ou d’association violentes : Keegstra, précité. Certes, notre Cour a donné une interprétation large de la liberté d’expression, en étendant sa portée, par exemple, aux messages haineux et peut‑être même aux menaces de violence : Keegstra, précité; R. c. Zundel, [1992] 2 R.C.S. 731. Parallèlement, la Cour a clairement indiqué que la restriction touchant cette forme d’expression peut se justifier au regard de l’article premier de la Charte : voir Keegstra, précité, p. 732‑733. L’effet combiné de l’al. 2b) et de l’analyse de la justification au regard de l’article premier de la Charte laisse croire qu’une forme d’expression violente ou terroriste ou contribuant à la violence ou au terrorisme ne bénéficiera vraisemblablement pas de la protection des garanties prévues par la Charte.

[34]      Compte tenu de la jurisprudence, je suis donc d’avis que l’article 37 résiste à un examen constitutionnel fondé sur les alinéas 2b) ou 2d) de la Charte dans la mesure où le pouvoir discrétionnaire qu’il confère est exercé en conformité avec la loi. L’avocate du demandeur soutient cependant que la Charte devrait protéger les personnes qui ne constituent pas une menace pour l’intérêt national. S’appuyant sur un arrêt dans lequel il a été décidé que la simple appartenance à un groupe responsable de crimes internationaux n’est pas suffisante pour constituer de la complicité à moins que l’organisation ne poursuive des fins limitées et brutales (Yuen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 16698 (C.A.F.), le demandeur fait valoir en outre que la liberté d’association doit comprendre son droit d’adhérer aux Hells Angels, étant donné que cette organisation n’a pas comme seul objectif de commettre des crimes mais qu’elle poursuit également des objectifs louables.

[35]      Ces deux arguments peuvent facilement être réfutés. Lorsque l’article 37 de la LIPR est considéré dans son intégralité, il est évident qu’il est suffisamment circonscrit pour faire en sorte que les prétendus membres « innocents » des organisations criminelles ne soient pas interdits de territoire. C’est précisément l’objet de la dispense ministérielle, comme l’énonce le paragraphe 37(2). Comme la Cour suprême l’a affirmé dans l’arrêt Suresh, précité, aux paragraphes 109 à 111, la possibilité de demander une dispense au ministre en vertu du paragraphe 37(2) fait en sorte que les personnes qui sont devenues membres d’une organisation criminelle sans savoir que cette organisation se livrait à des activités criminelles ou qui peuvent établir qu’elles ont été forcées à participer aux activités de cette organisation soient exclues de l’application du paragraphe 37(1) (voir également Agraira c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2011 CAF 103 (Agraira)). Dans ces conditions, il ne serait donc pas porté atteinte au droit à la liberté d’association. Je vais répondre à l’argument du demandeur selon lequel la dispense ministérielle ne permet pas de préserver les dispositions relatives à l’interdiction de territoire en raison du dysfonctionnement de ce processus dans le cadre de mon analyse de l’article 7 de la Charte.

[36]      En ce qui a trait à l’argument selon lequel les Hells Angels constituent une organisation qui se livre à nombre d’activités, dont certaines qui ne sont pas de nature criminelle, on peut dire qu’il n’est tout simplement pas corroboré par la preuve. Après avoir examiné en détail la preuve et la jurisprudence dont elle disposait, la Section de l’immigration a conclu que les Hells Angels constituent un groupe criminel organisé dont le but est de commettre des crimes. Pour clore une section d’une trentaine de pages sur le sujet, la Section de l’immigration a déclaré ce qui suit (au paragraphe 116) :

Il existe suffisamment d’éléments de preuve pour établir, sur la foi de motifs raisonnables, un lien entre l’organisation et les infractions criminelles commises par des membres, associés et groupes fantoches des Hells Angels. La criminalité de ses membres est également étayée par des preuves. Leurs actes criminels incluent le trafic de la drogue, l’extorsion, les infractions relatives à des armes à feu et à des explosifs [et] le caractère endémique de ces actes établit de manière probante que les Hells Angels forment une organisation criminelle. Il est aussi manifeste que, n’eût été leur affiliation aux Hells Angels, les membres ne bénéficieraient pas d’opportunités criminelles si vastes. Le tribunal est également convaincu que la nature et l’existence de la hiérarchie au sein des Hells Angels, l’influence des dirigeants et les obligations réciproques qui incombent aux membres et associés, encouragent et confortent l’acte criminel. Cette organisation se délecte du pouvoir et de la notoriété dont jouissent ses membres, et elle emploiera la violence ainsi que l’intimidation pour conserver ce pouvoir et raffermir sa réputation. Les clubs des Hells Angels sont des sanctuaires ou des forteresses destinés à réduire au minimum le risque d’être démasqué ou infiltré.

[37]      Le demandeur n’a même pas essayé de contester cette conclusion et encore moins de démontrer qu’elle est déraisonnable. Dans ces circonstances, il ne peut être soutenu de manière sérieuse et crédible que l’article 37 viole les droits du demandeur à la liberté d’expression et à la liberté d’association ou que l’article 2 protège son droit de joindre les rangs des Hells Angels, compte tenu des activités violentes et criminelles auxquelles se livre cette organisation. Le demandeur ne saurait non plus prétendre qu’il était un membre innocent de cette organisation. Il ne s’agit pas en l’espèce d’une affaire où le demandeur n’a appris que trop tard la nature des activités de l’organisation — soit qu’il ne s’en souciait pas ou qu’il a volontairement choisi de fermer les yeux sur les activités auxquelles cette organisation se livrait. De toute évidence, les rédacteurs de la Charte ne pouvaient avoir l’intention de protéger l’appartenance aux Hells Angels au moyen des principes de liberté d’association et d’expression, malgré les antécédents criminels accablants de cette organisation.

c) L’article 37 de la LIPR prive‑t‑il le demandeur de son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne d’une manière non conforme aux principes de justice fondamentale?

[38]      L’avocate du demandeur a soutenu que les termes « membre », « criminalité organisée » et « plan d’activités criminelles » employés au paragraphe 37(1) de la LIPR sont d’une imprécision inconstitutionnelle et d’une portée excessive et qu’ils ne sont donc pas en conformité avec les principes de justice fondamentale comme l’exige l’article 7 de la Charte. Le demandeur allègue qu’il pourrait être expulsé alors qu’il attend toujours une réponse à sa demande de dispense ministérielle, car il n’est pas un réfugié.

[39]      Cet argument n’est pas valable et ne peut être retenu. Il est bien établi que les principes de justice fondamentale dont il est question à l’article 7 de la Charte ne sont pas des notions autonomes et doivent être considérés uniquement lorsqu’il est d’abord démontré que l’intéressé est privé de son droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de sa personne. Le juge Bastarache a ainsi affirmé, au nom de la majorité de la Cour suprême dans l’arrêt Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.S.C. 307 (Blencoe), au paragraphe 47 :

[…] avant même que l’on puisse se demander si les droits garantis à l’intimé par l’art. 7 ont fait l’objet d’une atteinte non conforme aux principes de justice fondamentale, il faut d’abord prouver que le droit visé par l’allégation de l’intimé relève de l’art. 7.

[40]      Il a été confirmé à maintes reprises qu’une conclusion d’interdiction de territoire ne met pas en soi en cause les droits conférés par l’article 7 (voir, par exemple, Poshteh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85, [2005] 3 R.C.F. 487 (Poshteh), au paragraphe 63; Barrera c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 2 C.F. 3 (C.A.), aux pages 15 et 16). Même s’il est vrai que le demandeur, du fait qu’il n’est pas un réfugié, pourrait être expulsé pendant le traitement de sa demande de dispense ministérielle, cela ne se serait pas suffisant pour déclencher l’application des droits garantis par l’article 7 (Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539, au paragraphe 46; Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711, à la page 728; Hoang c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] A.C.F. no 1096 (C.A.) (QL)).

[41]      Pareille conclusion est compatible avec le fondement constitutionnel du droit canadien en matière d’immigration, à savoir que seuls les citoyens canadiens disposent du droit absolu d’entrer au Canada et d’y demeurer. Les non‑citoyens ne disposent pas d’un droit absolu d’entrer au Canada ou d’y demeurer et leur capacité à le faire dépend strictement de la question de savoir s’ils satisfont aux critères d’admissibilité prévus par le législateur.

[42]      Il est vrai que, dans l’arrêt Suresh, précité, la Cour suprême a statué que le renvoi d’un réfugié au sens de la Convention vers un pays où cette personne serait exposée à un risque de torture met en jeu les droits garantis par l’article 7 de la Charte et que la mesure de renvoi ne peut être exécutée à moins que le renvoi ne soit fait en conformité avec les principes de justice fondamentale. C’est donc le risque de torture en cas de renvoi, et non le fait du renvoi lui‑même, qui a fait entrer en jeu les droits garantis par l’article 7 dans cette affaire. Dans la présente espèce, le demandeur n’a soulevé aucun argument suivant lequel sa vie, sa liberté ou sa sécurité serait en danger s’il était renvoyé en Écosse et il n’a pas voulu demander un examen des risques avant renvoi. Dans ces circonstances, et en l’absence de toute démonstration de l’existence au Royaume‑Uni d’un risque pour lequel la protection offerte par l’État n’est pas suffisante, son possible renvoi ne peut mettre en jeu les droits qui lui sont garantis par l’article 7. Même en acceptant que le demandeur pourrait être perturbé par un renvoi imminent, cela ne serait pas suffisant pour mettre en jeu le droit à la sécurité de sa personne. La Cour suprême a bien précisé dans l’arrêt Blencoe, précité (au paragraphe 82), que seule « l’atteinte grave à l’intégrité psychologique résultant de l’atteinte de l’État à un droit individuel d’importance fondamentale » constituera une atteinte à la sécurité de la personne. Aucune preuve n’a été présentée en ce sens en l’espèce.

[43]      Même si je devais présumer, pour les besoins de l’argument, que les droits du demandeur à la liberté ou à la sécurité de sa personne ont été violés par une déclaration d’interdiction de territoire, il lui faudrait encore démontrer qu’il a été privé de ces droits d’une manière incompatible avec les principes de justice fondamentale. Tel qu’il a déjà été mentionné, selon le demandeur, le paragraphe 37(1) porte atteinte à ces principes en raison de l’imprécision de ses notions essentielles, notamment des termes « membre », « criminalité organisée » et « plan d’activités criminelles ». Le demandeur soutient que, étant donné que ces termes ont reçu une interprétation large, il n’est pas permis d’établir une distinction entre les membres qui joignent les rangs d’une organisation avec l’intention de poursuivre les objectifs criminels de cette organisation et les membres qui joignent les rangs de cette organisation pour de nombreuses autres raisons possibles. Cette interprétation ne permet pas non plus d’établir une distinction entre les organisations qui ont pour principal intérêt de se livrer à des activités criminelles et les organisations dont les objectifs principaux sont de nature non violente. De même, un membre nouvellement recruté dans une organisation qui poursuit maintenant des objectifs pacifiques pourrait être déclaré interdit de territoire en raison de la conduite passée de cette organisation.

[44]      Je m’empresse d’ajouter que le demandeur n’a aucun motif personnel de prétendre que le champ d’application de l’article 37 est trop étendu. Il est un membre confirmé des Hells Angels, il a passé neuf ans au sein de l’organisation et il a occupé des postes supérieurs tant au niveau de son chapitre local qu’au niveau régional. De plus, la preuve démontre de façon accablante que les Hells Angels constituent d’abord et avant tout une organisation criminelle. Aucune preuve n’a été présentée pour démontrer que cette organisation n’a commis aucun crime durant les neuf années où il en a été un membre confirmé.

[45]      Cela dit, il est incontestable que les cours ont souvent confirmé l’application très étendue du paragraphe 37(1) parce que pareille interprétation s’inscrivait dans la suite logique de l’objectif du législateur d’assurer la sécurité des Canadiens. La décision de mon collègue le juge Boivin dans Ismeal c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 198 (Ismeal), illustre bien cette tendance. Après avoir examiné la jurisprudence en la matière, il a affirmé ce qui suit (au paragraphe 20) :

Cette notion d’appartenance a reçu dans la jurisprudence canadienne une interprétation large et sans restriction, en particulier lorsqu’il s’agit de la sécurité nationale du Canada. Pour être membre d’une organisation, il n’est pas nécessaire que l’intéressé détienne une carte d’adhérent ou soit membre en règle, et il n’est pas nécessaire non plus qu’il soit tenu de participer à des actes terroristes. Dans l’arrêt Chiau c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 C.F. 297, 265 N.R. 121, aux paragraphes 25 et 55 à 62, la Cour d’appel fédérale écrivait qu’être membre signifie simplement « appartenir » à une organisation (voir aussi Poshteh, précité, aux paragraphes 27 à 32; Suresh (Re), (1997), 140 F.T.R. 88, 75 A.C.W.S. (3d) 887, aux paragraphes 21 à 23; Ahani (Re), (1998), 146 F.T.R. 223, 79 A.C.W.S. (3d) 601, au paragraphe 21; Qureshi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 7, 78 Imm. L.R. (3d) 8, aux paragraphes 19 à 25; Kanendra c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 923, 47 Imm. L.R. (3d) 265, aux paragraphes 21 à 26; Denton‑James c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1548, 262 F.T.R. 198, aux paragraphes 12 à 16; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Owens, (2000), 191 F.T.R. 119, 100 A.C.W.S. (3d) 639, aux paragraphes 16 à 18).

[46]      Il est vrai que la majeure partie de la jurisprudence en la matière a évolué en ce qui touche l’article 34. Contrairement à ce que fait valoir le demandeur, il n’y a aucune raison d’établir une distinction entre les articles 34, 35 et 37 pour l’interprétation des notions d’appartenance et de participation aux activités d’une organisation. Je souscris à l’opinion de la Section de l’immigration selon laquelle les raisons qui justifient l’interprétation généreuse de ces notions sont les mêmes. Le fait que le gouvernement tienne une liste des organisations terroristes mais non des organisations criminelles n’a aucune incidence. L’appartenance à ces deux types d’organisation entraîne une responsabilité criminelle au Canada, les deux constituent une menace pour l’intérêt national et l’interdiction d’appartenir à ces deux types d’organisation concourt à la réalisation de l’objectif primordial d’assurer la sécurité des Canadiens.

[47]      En fait, l’avocate du demandeur n’a invoqué aucune décision à l’appui de sa proposition suivant laquelle une démarche plus restrictive devrait être adoptée pour circonscrire la notion d’appartenance aux fins de l’article 37. Il est d’ailleurs peu probable qu’elle en trouve. Dans l’arrêt Sittampalam, précité, la Cour d’appel est parvenue à la conclusion inverse et a établi que la même interprétation « libérale, sans restriction aucune » du mot « organisation », adoptée dans le contexte du terrorisme et de l’espionnage, devrait également être adoptée pour l’application du paragraphe 37(1). Puisque la Cour d’appel a fondé cette conclusion sur l’objectif de la LIPR de donner la priorité à la sécurité, il n’y a pas lieu de croire qu’un raisonnement différent devrait être appliqué pour interpréter la notion d’appartenance.

[48]      Pour que l’argument suivant lequel les termes « membre » et « organisation criminelle » sont d’une imprécision inacceptable soit retenu, le demandeur doit satisfaire à un critère très exigeant. Comme la Cour suprême l’a affirmé dans l’arrêt R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606, une loi sera jugée d’une imprécision inconstitutionnelle si elle manque de précision au point de ne pas constituer un guide suffisant pour un débat judiciaire. La certitude absolue n’est pas nécessaire, du moment que les citoyens comprennent bien ce qui est permis et ce qui ne l’est pas. S’exprimant au nom de la Cour suprême, le juge Gonthier a affirmé ce qui suit (aux pages 638 et 639) :

Les règles juridiques ne fournissent qu’un cadre, un guide pour régler sa conduite, mais la certitude n’existe que dans des cas donnés, lorsque la loi est actualisée par une autorité compétente. Entre temps, la conduite est guidée par l’approximation. Le processus d’approximation aboutit parfois à un ensemble assez restreint d’options, parfois à un ensemble plus large. Les dispositions législatives délimitent donc une sphère de risque et ne peuvent pas espérer faire plus, sauf si elles visent des cas individuels.

[49]      Comme la juge en chef McLachlin l’a expliqué dans l’arrêt Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 4, [2004] 1 R.C.S. 76 (Canadian Foundation for Children), une règle de droit imprécise empêche une personne de se rendre compte qu’elle s’aventure sur un terrain où elle s’expose à des sanctions. Pour ce motif, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que le demandeur ne peut soutenir avec succès qu’il n’était pas au courant du risque ou des sanctions possibles en matière d’immigration ou pénale, en entreprenant son association de longue date et à un échelon élevé avec les Hells Angels.

[50]      Quoi qu’il en soit, diverses cours ont à maintes reprises été en mesure de définir les termes « appartenance », « organisation » et « organisation criminelle », ce qui tend à démontrer que ces termes constituent un guide suffisant pour un débat juridique (voir, par exemple, Sittampalam, précité; Thanaratnam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 349, [2004] 3 R.C.F. 301).

[51]      La récente décision du juge Mosley Toronto Coalition to Stop the War c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 957, [2012] 1 R.C.F. 413, confirme d’ailleurs que le terme « appartenance » peut être établi plutôt clairement dans le contexte du droit de l’immigration, malgré la confirmation de la Cour qu’une interprétation large et sans restriction devrait être donnée aux termes « appartenance » et « organisation ». Dans cette affaire, le juge Mosley a reconnu que l’expression « membre d’une organisation » au paragraphe 34(1) de la LIPR doit recevoir une interprétation large et libérale, mais il a ajouté qu’une « interprétation large et libérale ne donne pas carte blanche au décideur pour considérer quiconque ayant déjà eu affaire à une organisation terroriste comme étant membre de cette organisation » (au paragraphe 118). Par conséquent, il a conclu que la participation de M. Galloway à un convoi qui apportait une aide financière et matérielle à Gaza afin de mettre fin à l’embargo d’Israël ne pouvait faire de lui une partie aux crimes terroristes commis par le Hamas, qui figure sur la liste des entités terroristes visées au paragraphe 83.05(1) [édicté par L.C. 2001, ch. 41, art. 4; 2005, ch. 10, art. 34] du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46. En d’autres termes, l’organisation d’un convoi d’aide humanitaire ne peut être interprétée comme étant du soutien général ou du soutien financier qui témoigne de la volonté de participer aux activités d’une organisation terroriste. Conclure autrement irait au‑delà de l’intention du législateur et du libellé du texte législatif. Cette décision illustre que les notions essentielles des articles 34, 35 et 37 de la LIPR, quoique très larges et se prêtant à diverses interprétations, ne sont pas sans limite et constituent effectivement un guide suffisant pour un débat juridique, quelle que soit la décision de la Cour d’appel fédérale sur cette question en réponse aux questions certifiées par le juge Mosley.

[52]      La thèse principale du demandeur veut que les tribunaux aient confirmé précédemment la validité des dispositions relatives à l’interdiction de territoire pour la seule raison que, malgré leur nature autrement inconstitutionnelle, il existait une possibilité d’obtenir une dispense ministérielle. En fait, les tribunaux ont donné une interprétation large et sans restriction aux termes « membres » et « organisation » parce que ceux qui étaient visés par le premier paragraphe d’application très large pouvaient prétendre au bénéfice d’une dispense ministérielle en vertu du deuxième paragraphe. Les tribunaux ont également adopté une démarche temporelle générale (en déclarant des personnes interdites de territoire même si elles étaient devenues membres de l’organisation contestée après que celle‑ci eut cessé ses activités douteuses) parce que ces facteurs atténuants seraient pris en compte à l’étape de la demande de dispense ministérielle. Maintenant que la situation a changé, allègue le demandeur, l’article 37 ne peut plus être considéré comme étant valide sur le plan constitutionnel.

[53]      Cet argument n’est pas valable pour un certain nombre de raisons. Premièrement, aucune des décisions invoquées par le demandeur à l’appui de sa proposition n’indique clairement que le régime d’interdiction de territoire mis en place aux articles 34, 35 et 37 violerait l’article 7 de la Charte n’eût été de la possibilité de demander une dispense ministérielle en vertu des paragraphes 34(2), 35(2) et 37(2). Dans l’arrêt Suresh, précité, l’argument concernant la portée excessive a été soulevé dans le contexte de la liberté d’association et d’expression, et la Cour suprême n’a pas tardé à souligner que la violence ne bénéficie pas d’une protection constitutionnelle. Elle a ajouté que le législateur n’avait pas l’intention d’inclure dans la catégorie des personnes suspectes celles qui, en toute innocence, apportent une contribution à des organisations terroristes ou en deviennent membres. Elle a poursuivi en disant qu’une telle interprétation « trouve appui » dans la disposition relative à la dispense ministérielle à l’article 19 [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 11] de la Loi sur l’immigration, qui a essentiellement le même effet que le paragraphe 34(2). Cela ne veut pas du tout dire que les dispositions relatives à l’interdiction de territoire aux alinéas 19(1)e) et f) de la Loi sur l’immigration, remplacés par le paragraphe 34(1) de la LIPR, auraient été déclarées inconstitutionnelles n’eût été de l’existence du pouvoir discrétionnaire conféré au ministre de faire exception à l’interdiction de territoire. Bien au contraire, la Cour a conclu que, dans la mesure où le ministre exerce son pouvoir discrétionnaire en conformité avec la Loi, il ne peut y avoir violation des alinéas 2b) ou 2d) de la Charte (Suresh, précité, au paragraphe 108).

[54]      Aucune des autres décisions invoquées par le demandeur à l’appui de sa thèse n’est déterminante. Le demandeur s’est fondé en particulier sur l’arrêt Poshteh, précité, et les décisions Ismeal, précitée, et Al Yamani c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2006 CF 1457. Une lecture attentive de ces décisions ne mène pas à la conclusion qu’un régime de dispense ministérielle efficace et rapide constitue une exigence essentielle de la validité constitutionnelle des dispositions relatives à l’interdiction de territoire. Ces décisions étayent simplement l’idée que le législateur n’a jamais voulu que des personnes innocentes qui ne savaient pas que l’organisation dont elles avaient joint les rangs se livrait à des activités criminelles ou terroristes soient visées par les dispositions relatives à l’interdiction de territoire, et que le paragraphe 34(2) offre davantage de garantie à cet égard.

[55]      Si l’argument du demandeur était retenu, cela reviendrait à dire que la possibilité d’obtenir une dispense ministérielle est un élément de justice fondamentale dans le cadre d’un régime d’interdiction de territoire. Cette prétention ne satisfait pas aux trois critères de reconnaissance d’un principe de justice fondamentale exposés dans la jurisprudence (voir Canadian Foundation for Children, précité, au paragraphe 8, pour obtenir un résumé utile de ces principes). Rien n’étaye la prétention voulant que l’accès au processus de dispense ministérielle avant le renvoi soit un principe juridique et que ce principe juridique soit un élément fondamental de la notion de justice de notre société (en fait, le statut accordé aux résidents permanents en vertu de la Constitution et de la LIPR tend à indiquer le contraire), et il n’a pas été démontré que ce principe peut être discerné avec une certaine précision. En fait, notre Cour a conclu dans la décision Samad c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 324, aux paragraphes 13 à 15, qu’il n’existe pas d’attente légitime quant au report de l’enquête lorsqu’il y a une demande de dispense ministérielle pendante. Cette conclusion confirme également que la notion d’accès à un processus efficace de dispense ministérielle avant le renvoi n’est pas un principe de justice fondamentale.

[56]      Je souscris à l’opinion du défendeur qu’il ressort de l’examen de l’ensemble du processus par lequel un demandeur pourrait se voir déclarer interdit de territoire et imposer l’exécution consécutive d’une mesure de renvoi que le processus est compatible avec les principes de justice fondamentale :

•     Le demandeur se voit accorder la possibilité de présenter des observations expliquant pourquoi le rapport prévu à l’article 44 ne devrait pas être établi ou déféré à la Section de l’immigration pour examen.

•     Le demandeur se voit accorder le droit d’être entendu par la Section de l’immigration pour qu’elle décide du bien‑fondé de l’allégation d’interdiction de territoire (article 45 de la LIPR). La procédure devant la Section de l’immigration permet au demandeur d’avoir droit à une enquête devant un arbitre impartial et à une décision fondée sur les faits et le droit et lui reconnaît le droit d’être informé de la preuve produite contre lui et d’y répondre, soit tout ce que la justice fondamentale exigerait dans les circonstances.

•     Avant le renvoi, le demandeur se voit accorder la possibilité de demander un ERAR pour faire évaluer les risques allégués auxquels il serait exposé dans son pays d’origine (article 112 de la LIPR).

•     Si l’ERAR permet d’établir que le demandeur est une personne à protéger, son renvoi ne pourra avoir lieu à moins qu’on estime qu’il constitue un danger pour le public (paragraphe 115(2) de la LIPR).

•     Chacun de ces processus est assujetti à la surveillance de notre Cour par voie de contrôle judiciaire.

[57]      Dans la décision Haj Khali c. Canada, 2007 CF 923, [2008] 4 R.C.F. 53, les demandeurs ont avancé exactement le même argument que celui qui a été présenté dans la présente affaire. Ils ont prétendu que le pouvoir discrétionnaire dont le ministre est investi aux termes du paragraphe 34(2) pour déterminer si la présence d’une personne interdite de territoire est préjudiciable à l’intérêt national est si étendu que le recours est largement illusoire. Les demandeurs se sont également appuyés sur le témoignage d’un fonctionnaire qui était d’avis que la politique touchant l’octroi de la dispense ministérielle a évolué et est utilisée avec plus de retenue, pour démontrer que la dispense n’est pas appliquée d’une manière constitutionnelle. S’appuyant sur l’arrêt de la Cour suprême Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), 2000 CSC 69, [2000] 2 R.C.S. 1120, la juge Layden‑Stevenson a conclu que la plainte concernait l’application de la loi par les fonctionnaires plutôt que la disposition législative en tant que telle. Il ne fait aucun doute que la mauvaise application d’un texte de loi peut porter atteinte aux droits garantis par la Charte, mais elle ne constitue pas une raison de déclarer ce texte inconstitutionnel. Comme elle l’a mentionné, « une loi qui est valide sur le plan constitutionnel ne doit pas être déclarée inconstitutionnelle simplement parce qu’elle est appliquée d’une manière inconstitutionnelle » (au paragraphe 344).

[58]      À mon avis, cela répond complètement à l’argument du demandeur. L’avocate a tenté d’écarter l’application de cette affaire en faisant valoir que la demanderesse principale, Mme Haj Khalil, était une réfugiée au sens de la Convention et ne pouvait donc faire l’objet d’un renvoi, contrairement à M. Stables, et que cette affaire portait sur le retard dans le traitement de la demande de dispense ministérielle plutôt que sur le taux d’acceptation qui décline. Ces distinctions n’ont aucune incidence sur le poids à accorder à cette décision relativement au cas qui nous intéresse.

[59]      J’ai déjà décrit les différentes étapes qui doivent être franchies par le défendeur avant qu’un demandeur puisse faire l’objet d’un renvoi pour raison d’interdiction de territoire. Certes, M. Stables, du fait qu’il n’est pas un réfugié au sens de la Convention, aurait à démontrer qu’il est une personne à protéger pour bénéficier du principe du non‑refoulement énoncé à l’article 115 de la LIPR. Or, cela n’enlève rien au fait qu’il ne sera pas renvoyé dans un pays où sa vie, sa liberté ou sa sécurité seraient compromises, et ce sont précisément ces droits que l’article 7 de la Charte vise à protéger.

[60]      En ce qui a trait aux statistiques elles‑mêmes, elles ne confirment pas la thèse du demandeur. Il semble, d’après les chiffres communiqués à la suite de la demande d’accès à l’information présentée par le demandeur, qu’aucune des 11 demandes de dispense ministérielle déposées depuis 2002 sous le régime du paragraphe 37(2) n’ait été acceptée jusqu’à maintenant, ce qui tend certainement à indiquer que le traitement de ces demandes est long. Toutefois, il ne peut être inféré que ces demandes seront rejetées ou que le taux des demandes acceptées a considérablement diminué depuis 2002. On peut dire la même chose à propos des statistiques concernant les paragraphes 34(2) et 35(2). La vaste majorité de ces demandes sont toujours pendantes et il est donc difficile de déterminer si le taux des demandes acceptées a diminué de façon significative depuis l’entrée en vigueur de la LIPR. Il ne fait aucun doute que ces délais sont préoccupants, mais il peut exister bien des explications valables et impérieuses dans chacun des cas. Les éléments de preuve concernant les réponses aux demandes de dispense ministérielle en temps utile ou le taux d’acceptation de telles demandes ne veulent pas dire que la dispense prévue par ces dispositions est illusoire. Comme chaque demande de dispense ministérielle est unique et évaluée individuellement, aucune conclusion ne peut être tirée de ces statistiques sans connaître le contexte du cas particulier. Si la question du délai pose problème, la démarche appropriée consisterait à demander à la Cour un bref de mandamus, et non à faire valoir que la disposition est d’une manière ou d’une autre injuste ou inconstitutionnelle.

[61]      Enfin, la diminution du taux d’acceptation des demandes de dispense ministérielle pourrait bien s’expliquer par le transfert de responsabilité du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration au ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile lors de l’adoption de la Loi sur l’Agence des services frontaliers du Canada, L.C. 2005, ch. 38. Parmi les modifications corrélatives découlant de l’adoption de cette loi, la LIPR a été modifiée pour transférer la responsabilité intransmissible de prendre la décision prévue au paragraphe 34(2) du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration premièrement au « ministre, au sens de l’article 2 de la Loi sur l’Agence des services frontaliers du Canada » (LIPR, article 4, mod. par L.C. 2005, ch. 38, art. 118), et par la suite au ministre de la Sécurité publique (LIPR, article 4, mod. par L.C. 2008, ch. 3, art. 1). Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a conservé le pouvoir de soustraire une personne aux obligations de la LIPR pour des considérations d’ordre humanitaire aux termes de l’article 25 [mod. par L.C. 2010, ch. 8, art. 4] de la LIPR.

[62]      À la suite de ces modifications législatives, la Cour d’appel fédérale a conclu dans l’arrêt Agraira, précité, que la dispense ministérielle devait être accordée dans des circonstances vraiment exceptionnelles et que les principaux facteurs à prendre en considération dans l’évaluation des demandes de dispense doivent être la sécurité nationale et la sécurité publique, plutôt qu’une panoplie de facteurs. S’exprimant au nom de la Cour, le juge Pelletier a déclaré ce qui suit (aux paragraphes 50 et 51) :

Le ministre de la Sécurité publique exerce le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 34(2) de la LIPR dans le contexte du régime législatif en entier. Lorsqu’on considère ce régime dans son ensemble, on constate que le transfert de responsabilité du traitement des demandes de dispenses ministérielles au ministre de la Sécurité publique visait à ramener à l’avant‑plan les préoccupations en matière de sécurité lors de l’examen de ces demandes. Il s’ensuit que la notion d’« intérêt national » dans le contexte du paragraphe 34(2) doit s’interpréter en fonction du mandat confié au ministre de la Sécurité publique. À mon avis, cela signifie que les principaux, voire les seuls, facteurs dont on tient compte lors du traitement des demandes de dispense ministérielle sont la sécurité nationale et la sécurité publique, sous réserve uniquement de l’obligation du ministre de se conformer à la loi et à la Constitution. Comme un constat d’interdiction de territoire ne donne pas nécessairement lieu au renvoi de l’étranger du Canada, l’exercice par le ministre de son pouvoir discrétionnaire ne soulève pas de question en ce qui concerne les obligations internationales du Canada.

Le critère consistant à vérifier si la présence du ressortissant étranger au Canada est préjudiciable à l’intérêt national ne vise pas à déterminer si les effets préjudiciables de cette présence l’emportent sur ses effets bénéfiques. Le ministre de la Sécurité publique n’est pas appelé à déterminer si la contribution positive que la présence du demandeur est susceptible d’avoir sur l’intérêt national l’emporte sur les effets préjudiciables que cette même présence risque d’avoir sur l’intérêt national. Il n’y a rien dans le libellé de la loi qui astreint le ministre à pareille pondération et le mandat bien précis du ministre de la Sécurité publique milite en fait contre une telle obligation de procéder à une pondération.

[63]      Comme la Cour d’appel fédérale l’a également affirmé, cela ne rend pas la dispense prévue au paragraphe 34(2) illusoire, même si « elle est clairement exceptionnelle » (Agraira, au paragraphe 65). De toute évidence, on peut dire la même chose des paragraphes 35(2) et 37(2). Pour les motifs déjà exposés, il n’y a pas lieu de conclure que le régime d’interdiction de territoire est inconstitutionnel et il n’y a certainement rien dans la décision de la Cour d’appel fédérale qui indique que réduire la portée de la dispense ministérielle était susceptible d’ébranler la validité des dispositions législatives en cause.

[64]      La présente demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée. Cette décision n’empêche pas le demandeur de demander un bref de mandamus s’il est préoccupé par le délai de traitement de sa demande de dispense ministérielle ou de présenter une demande de contrôle judiciaire advenant le rejet de sa demande de dispense ministérielle.

[65]      À l’audience, les parties ont demandé la permission de présenter des observations concernant des propositions de questions à certifier après avoir pris connaissance des motifs de la présente décision. Le demandeur disposera donc de 10 jours à partir de la communication du présent jugement pour présenter des observations à cet égard et le défendeur disposera également de dix jours pour présenter sa réponse.

JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Le demandeur peut proposer des questions à certifier dans les 10 jours de la communication du présent jugement et le défendeur disposera également de 10 jours pour présenter une réponse.

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