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A-436-03

2005 CAF 139

Elders Grain Company Limited et Les Brasseries Carling O'Keefe du Canada Limitée (appelantes)

c.

Le navire M/V Ralph Misener et les propriétaires et toutes les autres personnes ayant un droit sur le navire M/V Ralph Misener et Misener Holdings Limited et Misener Shipping (intimés)

Répertorié: Elders Grain Co. c. Ralph Misener (Le) (C.A.F.)

Cour d'appel fédérale, juge en chef Richard, juges Décary et Létourneau, J.C.A.--Montréal, 17 février; Ottawa, 15 avril 2005.

Droit maritime -- Transport de marchandises -- Appel d'un jugement de la C.F. rejetant la poursuite en dommages-intérêts intentée par les appelantes à la suite de la perte de leur cargaison de granulés de luzerne et accueillant la demande reconventionnelle des intimés -- Un connaissement net constitue une présomption prima facie réfutable du bon état de la cargaison -- Lorsque le transporteur ne peut vérifier l'état apparent des marchandises avant l'expédition ou lorsqu'un dommage est causé par une source non apparente, un connaissement net n'est pas une preuve prima facie suffisante -- Le juge de première instance n'a pas commis d'erreur en concluant que le bien-fondé de la poursuite n'était pas établi à première vue à la lumière de la preuve, celle-ci indiquant qu'un épais nuage de poussière avait nui à la vision du capitaine au moment du chargement -- Il n'y avait aucune erreur manifeste et dominante dans la conclusion selon laquelle l'incendie avait été probablement causé par la combustion spontanée -- Le juge de première instance n'a pas commis d'erreur en appliquant la définition large de «dangereuse» établie par la Chambre des lords pour conclure que les granulés de luzerne constituaient une cargaison dangereuse et que les appelantes étaient responsables de la perte subie et des dommages causés parce qu'elles n'avaient pas informé le transporteur de la nature et du caractère des marchandises -- Appel rejeté.

Pratique -- Preuve -- Admissibilité d'une contre-preuve -- La règle 281 des Règles des Cours fédérales exigeait que les appelantes signifient la contre-preuve d'expert 30 jours avant le début de l'instruction, ce qu'elles n'ont pas fait -- Le juge de première instance avait le pouvoir discrétionnaire de décider de l'ordre de présentation de la preuve et de refuser d'accorder l'autorisation de présenter la contre-preuve d'un expert.

Il s'agissait de l'appel d'un jugement par lequel la Cour fédérale avait rejeté la poursuite en dommages-intérêts intentée par les appelantes à la suite de la perte de leur cargaison de granulés de luzerne et avait accueilli la demande reconventionnelle des intimés, concluant que les appelantes étaient responsables de tous les dommages et frais causés aux intimés. La perte a été causée par un incendie qui a été découvert pendant le déchargement de la cargaison. Les appelantes prétendaient que le juge de première instance avait tiré des conclusions erronées relativement: 1) à la question de savoir si les intimés avaient réussi à réfuter la présomption prima facie de bon état de la cargaison établie par le connaissement net, 2) à la cause de la perte, 3) à la nature dangereuse des marchandises et 4) à l'ordre de présentation de la preuve au procès.

Arrêt: l'appel doit être rejeté.

Après avoir passé en revue la jurisprudence pertinente concernant la norme de contrôle applicable, la Cour a indiqué que la conclusion 2) était une question de fait assujettie à la norme de l'erreur manifeste et dominante. Les conclusions 1) et 3) étaient des questions mixtes de fait et de droit, la norme de la décision correcte s'appliquant aux questions de droit et celle de l'erreur manifeste et dominante aux questions de fait. Quant à la conclusion 4), elle était assujettie au pouvoir discrétionnaire judiciaire.

1) Le droit relatif aux connaissements constituant une preuve prima facie de l'état apparent de la cargaison est prévu à la règle 4 de l'article III des Règles de La Haye-Visby. Toutefois, les connaissements nets servent simplement de preuve réfutable de la présence ou de l'absence de dommages visibles au moment du chargement, et un transporteur doit effectuer seulement un examen raisonnable et pratique dans les circonstances. Lorsque l'état apparent des marchandises ne peut être vérifié ou lorsqu'un dommage est causé par une source non apparente, un connaissement net ne sera pas une preuve prima facie suffisante. En l'espèce, même si le capitaine et le premier lieutenant pouvaient voir la cargaison, qui a été chargée rapidement, un épais nuage de poussière nuisait à leur vision. Le juge de première instance n'a pas commis d'erreur en concluant que, dans ces circonstances, le connaissement ne constituait pas une preuve prima facie que la cargaison était en bon état et conditionnement lors de son chargement.

2) Le juge de première instance a examiné la preuve, y compris la thèse des appelantes selon laquelle une cigarette avait pu causer la perte, mais a préféré se fier à la preuve d'expert des intimés, qui indiquait que la combustion spontanée était la cause probable de l'incendie. Cette conclusion de fait ne contenait aucune erreur manifeste et dominante.

3) La question de savoir si la cargaison était dangereuse était une question mixte de droit et de fait qui exigeait qu'on trouve la définition juridique de l'adjectif «dangereuse» et qu'on l'applique ensuite aux faits. Le juge de première instance s'est appuyé sur la conclusion de la Chambre des lords selon laquelle on devait donner au mot «dangereuse» employé à la règle 6 de l'article IV des Règles de La Haye-Visby un sens large et non limité à des marchandises de nature inflammable ou explosive. En appliquant cette définition à la cargaison des appelantes, le juge de première instance a décidé que les granulés de luzerne constituaient une cargaison dangereuse et que les appelantes étaient responsables de la perte qu'elles avaient subie, des dommages causés au navire et aux propriétaires de celui-ci et des frais afférents parce qu'elles avaient expédié des marchandises dangereuses sans informer le transporteur de leur nature et de leur caractère, contrairement à la règle 6 de l'article IV des Règles de La Haye-Visby.

S'ils avaient été informés de la nature dangereuse de la cargaison, les intimés auraient pris les précautions nécessaires, comme le montre ce qu'ils ont fait après avoir appris que les granulés de luzerne étaient dangereux. À l'époque où l'incident est survenu (1989), il suffisait, suivant le paragraphe 10(1) du Règlement sur les matériaux dangereux en vrac, que les intimés aient à bord du navire l'édition de 1984 du Code canadien des règles pratiques pour la sécurité du transport des cargaisons solides en vrac, lequel ne plaçait pas les granulés de luzerne dans la catégorie des marchandises dangereuses. On ne pouvait pas dire que les intimés auraient dû connaître le caractère dangereux des granulés.

Le juge de première instance n'a pas commis d'erreur dans la façon dont il a interprété et appliqué le droit et dans ses conclusions de fait. En outre, l'adoption d'une interprétation de la règle 6 de l'article IV conforme à celles de la Cour d'appel des États-Unis et de la Chambre des lords assure la promotion de l'important objectif que constitue l'application uniforme du droit maritime partout dans le monde.

4) Le juge de première instance a décidé que les appelantes n'avaient pas le droit de faire témoigner leur expert en réplique aux experts des intimés. Les Règles des Cours fédérales prévoient que le témoignage d'un expert n'est admissible que s'il a été consigné par écrit et signifié à toutes les parties en conformité avec les règles 279 ou 281. Les appelantes ne se sont pas conformées à la règle 281, laquelle exigeait que la contre-preuve de l'expert soit signifiée au moins 30 jours avant le début de l'instruction, et le juge de première instance a conclu que le témoignage d'expert était inadmissible à cette étape de l'instance. Le juge avait le pouvoir discrétionnaire de décider de l'ordre de présentation de la preuve et de refuser d'accorder l'autorisation de présenter une contre-preuve au procès.

lois et règlements cités

Convention internationale pour l'unification de certaines règles en matière de connaissement, conclue à Bruxelles le 25 août 1924, protocole de Bruxelles conclu le 23 février 1968 et du protocole supplémentaire de Bruxelles conclu le 21 décembre 1979, qui constituent l'annexe 3 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, L.C. 2001, ch. 6, art. III, règles 3, 4, art. IV, règles 2, 3, 6 (Règles de La Haye-Visby).

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 4 (mod., idem, art. 16), 22(1) (mod., idem, art. 31).

Règlement sur les matériaux dangereux en vrac, DORS/87-24, art. 10.

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2), 274, 275, 279, 281.

jurisprudence citée

décision appliquée:

Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235; (2002), 211 D.L.R. (4th) 577; [2002] 7 W.W.R. 1; 219 Sask. R. 1; 10 C.C.L.T. (3d) 157; 30 M.P.L.R. (3d) 1; 286 N.R. 1; 2002 CSC 33.

décisions examinées:

Van de Perre c. Edwards, [2001] 2 R.C.S. 1014; (2001), 204 D.L.R. (4th) 257; [2001] 11 W.W.R. 1; 156 B.C.A.C. 161; 94 B.C.L.R. (3d) 199; 19 R.F.L. (5th) 396; 275 N.R. 52; 2001 CSC 60; Effort Shipping Co. Ltd. v. Linden Management S.A., [1998] A.C. 605 (H.L.).

décisions citées:

R. c. Buhay, [2003] 1 R.C.S. 631; (2003), 225 D.L.R. (4th) 624; [2004] 4 W.W.R. 1; 177 Man. R. (2d) 72; 174 C.C.C. (3d) 97; 10 C.R. (6th) 205; 305 N.R. 158; 2003 CSC 30; R. c. Carosella, [1997] 1 R.C.S. 80; (1997), 142 D.L.R. (4th) 595; 112 C.C.C. (3d) 289; 4 C.R. (5th) 139; 41 C.R.R. (2d) 189; 98 O.A.C. 81; 207 N.R. 321; Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3; (1995), 122 D.L.R. (4th) 129; 26 Admin. L.R. (2d) 1; [1995] 2 C.N.L.R. 92; 177 N.R. 325; Reza c. Canada, [1994] 2 R.C.S. 394; (1994), 116 D.L.R. (4th) 61; 22 Admin. L.R. (2d) 79; 21 C.R.R. (2d) 236; 24 Imm. L.R. (2d) 117; 167 N.R. 282; 72 O.A.C. 348; Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3; (1992), 88 D.L.R. (4th) 1; [1992] 2 W.W.R. 193; 84 Alta. L.R. (2d) 129; 3 Admin. L.R. (2d) 1; 7 C.E.L.R. (N.S.) 1; 132 N.R. 321; Francosteel Corp. c. Fednav Ltd. (1990), 37 F.T.R. 184 (C.F. 1re inst.); Wirth Ltd. c. Belcan N.V. (1996), 112 F.T.R. 81 (C.F. 1re inst.); American Risk Management Inc. c. APL Co. Pte. Ltd. (2002), 224 F.T.R. 249; 2002 CFPI 1023; Produits Alimentaires Grandma Ltée c. Zim Israel Navigation Co. (1988), 86 N.R. 39 (C.A.F.); Senator Linie GMBH & Co. KG c. Sunway Line, Inc., 291 F.3d 145 (2nd Cir. 2002).

doctrine citée

Canada. Ministère des Transports. Sécurité maritime. Code canadien des règles pratiques pour la sécurité du transport des cargaisons solides en vrac, TP 5761 F. Ottawa: Ministère des Transports, 1984.

Organisation maritime internationale. Recueil de règles pratiques pour la sécurité du transport des cargaisons solides en vrac (Recueil BC), édition 1987.

Tetley, William. «The Burden and Order of Proof in Marine Cargo Claims», en ligne: <http://upload.mcgill. ca/maritimelaw/burden.pdf>.

APPEL d'un jugement de la Cour fédérale (2003 CF 837; [2003] A.C.F. no 1073 (QL)) rejetant la poursuite en dommages-intérêts intentée par les appelantes à la suite de la perte de leur cargaison de granulés de luzerne et accueillant la demande reconventionnelle des intimés, les appelantes étant responsables de tous les dommages et frais causés aux intimés. Appel rejeté.

ont comparu:

Normand Laurendeau et D. Andrew Penhale pour les appelantes.

John G. O'Connor et Jean Grégoire pour les intimés.

avocats inscrits au dossier:

Robinson, Sheppard, Shapiro, Montréal, pour les appelantes.

Langlois Gaudreau O'Connor, Québec, pour les intimés.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]Le juge en chef Richard: Il s'agit de l'appel d'un jugement rendu en date du 7 juillet 2003 (2003 CF 837) par lequel le juge Nadon, siégeant alors comme juge de la Cour fédérale, a rejeté la poursuite en dommages-intérêts intentée par les appelantes à la suite de la perte de leur cargaison et a accueilli la demande reconventionnelle des intimés.

[2]Le 31 mai 1989, la cargaison de granulés de luzerne des appelantes a été débarquée du navire des intimés, le M/V Ralph Misener, à Québec. Pendant le déchargement, on a découvert que la cargaison était en feu. Les pompiers ont réussi à éteindre l'incendie avec de l'eau et des produits chimiques.

[3]Les appelantes réclament des dommages-intérêts pour la perte de leur cargaison et font valoir que la délivrance d'un connaissement net par le capitaine du navire prouve que la cargaison était en bon état lorsqu'elle a été chargée à bord du navire à Thunder Bay.

[4]Les appelantes soutiennent que le juge de première instance a commis une erreur lorsqu'il a conclu que les intimés ont réussi à réfuter la présomption prima facie de bon état de la cargaison établie par le connaissement net. Elles soutiennent également que les conclusions du juge de première instance concernant la cause de l'incendie et la nature dangereuse des marchandises sont erronées. Elles font valoir en outre que le fait que leur expert n'a pas été autorisé à témoigner en réplique leur a causé un préjudice.

[5]Dans leur demande reconventionnelle, les intimés réclament des dommages-intérêts pour les pertes qu'ils ont subies et soutiennent que les granulés de luzerne sont des [traduction] «marchandises dangereuses» qui peuvent s'enflammer spontanément pendant leur déchargement. Ils prétendent que les appelantes avaient l'obligation stricte de les avertir de la nature dangereuse de la cargaison. Comme elles ne les ont pas avertis, les appelantes doivent les indemniser pour les dommages causés à leur navire.

Norme de contrôle

[6]Il est bien établi en droit qu'un appel n'est pas un procès de novo. Le rôle des cours d'appel n'est pas de rédiger de meilleurs jugements que le juge de première instance, mais de contrôler les motifs à la lumière des arguments des parties et de la preuve pertinente. En conséquence, je dois me demander quelle norme de contrôle s'applique aux différentes questions soulevées par l'appel: Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235.

[7]Dans l'arrêt Housen, la Cour suprême a établi les normes de contrôle qui doivent être utilisées par les cours d'appel à l'égard de chacune des catégories de questions suivantes: 1) les questions de droit; 2) les questions de fait; 3) les inférences de fait; 4) les questions mixtes de fait et de droit.

[8]La norme de contrôle applicable aux pures questions de droit est celle de la décision correcte et les cours d'appel ont ainsi toute latitude pour substituer leur opinion à celle des juges de première instance.

[9]Pour ce qui est de la norme de contrôle applicable aux conclusions de fait, ces conclusions ne peuvent être infirmées que s'il est établi que le juge de première instance a commis une «erreur manifeste et dominante».

[10]Le juge Bastarache a défini l'erreur manifeste et dominante, au paragraphe 15 de l'arrêt Van de Perre c. Edwards, [2001] 2 R.C.S. 1014, comme une erreur qui «donne lieu à la conviction rationnelle que le juge de première instance doit avoir oublié, négligé d'examiner ou mal interprété la preuve de telle manière que sa conclusion en a été affectée». En résumé, une erreur manifeste et dominante est un défaut évident dans les conclusions de fait du juge de première instance qui a une incidence sur l'issue du procès.

[11]Par conséquent, la Cour doit contrôler la décision du juge de première instance en appliquant la norme de la décision correcte aux pures questions de droit. En ce qui concerne les conclusions de fait et les inférences de fait, la Cour doit faire preuve de la plus grande retenue et ne modifier la décision du juge de première instance que si elle y décèle une erreur manifeste et dominante.

[12]Une décision impliquant l'application d'un critère juridique à un ensemble de faits constitue une question mixte de fait et de droit. Elle est assujettie à la norme de l'erreur manifeste et dominante, à moins que le juge de première instance n'ait clairement commis une erreur de principe isolable en déterminant le critère juridique applicable ou en appliquant ce critère, auquel cas l'erreur peut constituer une erreur de droit: Housen, au paragraphe 37; R. c. Buhay, [2003] 1 R.C.S. 631, au paragraphe 45.

[13]La décision du juge de première instance concernant la procédure à suivre au procès en était une de nature discrétionnaire. Une cour d'appel n'a pas la liberté de simplement substituer l'exercice de son propre pouvoir discrétionnaire à celui déjà exercé par le juge de première instance. Toutefois, si la décision était fondée sur une erreur de droit ou si la cour d'appel conclut que le pouvoir discrétionnaire a été exercé de façon erronée, parce qu'on n'a pas accordé suffisamment d'importance, ou qu'on en n'a pas accordé du tout, à des considérations pertinentes ou que le juge de première instance a pris en compte des facteurs non pertinents ou qu'il a omis de prendre en compte des facteurs pertinents, la cour d'appel peut alors exercer son propre pouvoir discrétionnaire: R. c. Carosella, [1997] 1 R.C.S. 80, au paragraphe 49. Voir également les arrêts Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3, au paragraphe 39; Reza c. Canada, [1994] 2 R.C.S. 394, aux pages 404 et 405; Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3, aux pages 76 et 77.

[14]Les appelantes prétendent que le juge de première instance a tiré des conclusions erronées relativement: 1) à la question de savoir si les intimés ont réussi à réfuter la présomption prima facie de bon état de la cargaison établi par le connaissement net, 2) à la cause de la perte, 3) à la nature dangereuse des marchandises et 4) à l'ordre de présentation de la preuve au procès.

[15]La cause de l'incendie ne peut être déterminée que par l'appréciation de la preuve. Il s'agit donc d'une question de fait et la décision ne peut être modifiée que si une erreur manifeste et dominante est décelée.

[16]Pour déterminer si la cargaison contenait des marchandises dangereuses, il faut appliquer le droit pertinent aux faits. Il s'agit donc d'une question mixte de fait et de droit. Il en est de même de la question concernant la réfutation de la présomption prima facie de bon état de la cargaison. Les questions de droit pouvant être séparées des faits, la Cour doit les examiner en fonction de la norme de la décision correcte, tout en examinant les conclusions de fait du juge de première instance afin de découvrir si une erreur manifeste et dominante a été commise.

[17]L'ordre de présentation de la preuve au procès est énoncé dans les Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règle 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2) et il est assujetti au pouvoir discrétionnaire judiciaire.

Dispositions législatives pertinentes

Règles de La Haye (incorporées au droit canadien dans l'annexe de la Loi sur le transport des marchandises par eau, L.R.C. (1985), ch. C-27 (maintenant les Règles de La Haye-Visby [Convention internationale pour l'unification de certaines règles en matière de connaissement, conclue à Bruxelles le 25 août 1924, protocole de Bruxelles conclu le 23 février 1968 et du protocole supplémentaire de Bruxelles conclu le 21 décembre 1979] incorporées à l'annexe 3 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, L.C. 2001, ch. 6))

Règle 3 de l'article III

3. Après avoir reçu et pris en charge les marchandises, le transporteur ou le capitaine ou agent du transporteur devra, sur demande du chargeur, délivrer au chargeur un connaissement portant, entre autres choses:

a) les marques principales nécessaires à l'identification des marchandises telles qu'elles sont fournies par écrit par le chargeur avant que le chargement de ces marchandises ne commence, pourvu que ces marques soient imprimées ou apposées clairement de toute autre façon sur les marchandises non emballées ou sur les caisses ou emballages dans lesquels les marchandises sont contenues, de telle sorte qu'elles devraient normalement rester visibles jusqu'à la fin du voyage;

b) ou le nombre de colis, ou de pièces, ou la quantité ou le poids, suivant les cas, tels qu'ils sont fournis par écrit par le chargeur;

c) l'état et le conditionnement apparents des marchandises. Cependant, aucun transporteur, capitaine ou agent du transporteur ne sera tenu de déclarer ou de mentionner, dans le connaissement, des marques, un nombre, une quantité ou un poids dont il a une raison sérieuse de soupçonner qu'ils ne représentent pas exactement les marchandises actuellement reçues par lui, ou qu'il n'a pas eu des moyens raisonnables de vérifier.

Règle 4 de l'article III

4. Un tel connaissement vaudra présomption, sauf preuve contraire, de la réception par le transporteur des marchandises telles qu'elles y sont décrites, conformément aux alinéas 3a), b) et c).

Règle 2 de l'article IV

2. Ni le transporteur ni le navire ne seront responsables pour perte ou dommage résultant ou provenant:

[. . .]

b) d'un incendie, à moins qu'il ne soit causé par le fait ou la faute du transporteur;

[. . .]

q) de toute autre cause ne provenant pas du fait ou de la faute du transporteur ou du fait ou de la faute des agents ou préposés du transporteur, mais le fardeau de la preuve incombera à la personne réclamant le bénéfice de cette exception et il lui appartiendra de montrer que ni la faute personnelle ni le fait du transporteur n'ont contribué à la perte ou au dommage.

Règle 3 de l'article IV

3. Le chargeur ne sera pas responsable des pertes ou dommages subis par le transporteur ou le navire et qui proviendraient ou résulteraient de toute cause quelconque sans qu'il y ait acte, faute ou négligence du chargeur, de ses agents ou préposés.

Règle 6 de l'article IV

6. Les marchandises de nature inflammable, explosive ou dangereuse, à l'embarquement desquelles le transporteur, le capitaine ou l'agent du transporteur n'auraient pas consenti, en connaissant la nature ou leur caractère, pourront à tout moment, avant déchargement, être débarquées à tout endroit ou détruites ou rendues inoffensives par le transporteur, sans indemnité, et le chargeur de ces marchandises sera responsable de tout dommage et dépenses provenant ou résultant directement ou indirectement de leur embarquement.

Si quelqu'une de ces marchandises embarquées à la connaissance et avec le consentement du transporteur devenait un danger pour le navire ou la cargaison, elle pourrait de même façon être débarquée ou détruite ou rendue inoffensive par le transporteur, sans responsabilité de la part du transporteur, si ce n'est du chef d'avaries communes, s'il y a lieu.

Règlement sur les matériaux dangereux en vrac, DORS/87-24

10. (1) Le capitaine, le propriétaire ou la personne responsable du navire doit conserver à bord du navire:

a) un exemplaire de l'un des codes suivants:

(i) le Code OMI,

(ii) le Code des règles pratiques pour la sécurité du transport des cargaisons solides en vrac, TP 5761, publié par le ministère des Transports, édition 1984;

b) à un endroit facilement accessible et à la portée de tous les intéressés, les données nécessaires au transport en toute sécurité des matériaux dangereux à bord, y compris:

(i) un plan d'arrimage qui indique l'emplacement de la cargaison complète,

(ii) pour chacun des matériaux dangereux transportés:

(A) l'appellation technique du matériau et la classification qui lui a été attribuée par rapport au risque qu'elle représente, selon l'annexe I,

(B) les mesures à prendre ainsi que l'équipement se trouvant à bord et devant être utilisé si le matériau dangereux prend feu ou est menacé directement par un incendie,

(C) les précautions à prendre pour que personne ne soit blessé accidentellement.

(2) Le capitaine, le propriétaire ou la personne responsable du navire doit refuser de transporter des matériaux dangereux s'il ne dispose pas des données nécessaires pour assurer leur transport en toute sécurité ou ne peut obtenir la déclaration d'expédition de matériaux dangereux.

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7 [art. 1 (mod par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 4 (mod. idem, art. 16), 22(1) (mod. idem, art. 31)].

Article 4

4. La section de la Cour fédérale du Canada, appelée la Section de première instance de la Cour fédérale, est maintenue et dénommée «Cour fédérale» en français et «Federal Court» en anglais. Elle est maintenue à titre de tribunal additionnel de droit, d'equity et d'amirauté du Canada, propre à améliorer l'application du droit canadien, et continue d'être une cour supérieure d'archives ayant compétence en matière civile et pénale.

Paragraphe 22(1)

22. (1) La Cour fédérale a compétence concurrente, en première instance, dans les cas--opposant notamment des administrés--où une demande de réparation ou un recours est présenté en vertu du droit maritime canadien ou d'une loi fédérale concernant la navigation ou la marine marchande, sauf attribution expresse contraire de cette compétence.

Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106 (maintenant Règles des Cours fédérales)

Règle 274

274. (1) Sous réserve du paragraphe (2), à l'instruction d'une action, sauf directives contraires de la Cour:

a) le demandeur fait un bref exposé préliminaire, puis présente sa preuve;

b) une fois que le demandeur a présenté sa preuve, le défendeur fait un bref exposé préliminaire, puis présente sa preuve;

c) après que le défendeur a présenté sa preuve, le demandeur peut présenter une contre-preuve.

Règle 275

275. La Cour peut donner à l'instruction des directives sur la façon de prouver un fait ou de présenter un élément de preuve.

Règle 279

279. Sauf ordonnance contraire de la Cour, le témoignage d'un témoin expert recueilli à l'interrogatoire principal n'est admissible en preuve, à l'instruction d'une action, à l'égard d'une question en litige que si les conditions suivantes sont réunies:

[. . .]

b) un affidavit ou une déclaration signée par le témoin expert et certifiée par un avocat, qui reproduit entièrement le témoignage, a été signifié aux autres parties au moins 60 jours avant le début de l'instruction;

c) le témoin expert est disponible à l'instruction pour être contre-interrogé.

Règle 281

281. Sauf avec l'autorisation de la Cour, une contre-preuve visant à réfuter la preuve contenue dans l'affidavit ou la déclaration visé à l'alinéa 279b) n'est admissible que si un affidavit ou une déclaration signée par le témoin expert et certifiée par un avocat énonçant la contre-preuve a été signifié aux autres parties au moins 30 jours avant le début de l'instruction.

Fardeau de la preuve concernant l'état de la cargaison au moment du chargement

[18]Les appelantes ont fait valoir que, comme le capitaine du navire a délivré un connaissement net, les granulés de luzerne sont présumés avoir été reçus en bon état et, en conséquence, il revient aux intimés d'expliquer la perte.

[19]Le juge de première instance a rejeté cette prétention. Se fondant sur la preuve, il a considéré [au paragraphe 21] que «[b]ien que le connaissement soit net, il est clair qu'il était extrêmement difficile, sinon impossible, pour les personnes à bord du navire d'observer convenablement la condition des granulés de luzerne pendant leur chargement à bord du navire à Thunder Bay».

[20]Pour tirer cette conclusion, le juge de première instance devait examiner une question de droit, à savoir la présomption de bon état de la cargaison établie par la délivrance d'un connaissement net, et appliquer ensuite le droit aux faits de l'affaire.

[21]Le droit relatif aux connaissements constituant une preuve prima facie de l'état apparent de la cargaison est prévu à la règle 4 de l'article III des Règles de La Haye-Visby. Selon cette disposition, un connaissement délivré conformément à la règle 3 de l'article III constitue une preuve prima facie de la réception par le transporteur des marchandises telles qu'elles y sont décrites.

[22]Ainsi, en matière maritime, le demandeur doit d'abord démontrer que les marchandises ont été remises au transporteur en bon état apparent afin d'être livrées en produisant un connaissement net: Francosteel Corp. c. Fednav Ltd. (1990), 37 F.T.R. 184 (C.F. 1re inst.).

[23]Un connaissement net constitue généralement une preuve prima facie du bon état apparent de la cargaison, mais il s'agit d'une présomption réfutable: Wirth Ltd. c. Belcan, N.V. (1996), 112 F.T.R. 81 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 65.

[24]L'alinéa 3c) de l'article III exige que le transporteur délivre un connaissement qui atteste seulement l'état et le conditionnement apparents des marchandises. En d'autres termes, le transporteur atteste qu'aucun dommage n'était visible après un examen raisonnable et pratique de la cargaison: Wirth Ltd.

[25]Ainsi, un connaissement net sert tout simplement de preuve réfutable de la présence ou de l'absence de dommages visibles au moment du chargement: American Risk Management Inc. c. APL Co. Pte. Ltd. (2002), 224 F.T.R. 249 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 17.

[26]Pour déterminer l'état apparent de la cargaison, le transporteur doit effectuer seulement un examen raisonnable et pratique dans les circonstances. Par conséquent, lorsque l'état apparent des marchandises ne peut être vérifié, par exemple parce que l'emballage empêche toute observation à cet égard avant l'expédition, un connaissement net ne sera pas une preuve prima facie suffisante: Francosteel Corp.

[27]En outre, lorsque l'état apparent de la cargaison ne peut être discerné parce que le dommage est causé par une source non apparente, l'humidité par exemple, un connaissement net ne sera pas suffisant pour étayer la prétention du chargeur selon laquelle la cargaison était en bon état: Produits Alimentaires Grandma Ltée c. Zim Israel Navigation Co. (1988), 86 N.R. 39 (C.A.F.), au paragraphe 3.

[28]En l'espèce, le capitaine et le premier lieutenant du navire ont tous deux indiqué dans leur témoignage que la cargaison a laissé échapper un épais nuage de poussière au moment de son chargement dans la cale no 4 du navire et que, même s'ils pouvaient voir les granulés de luzerne entrer dans la cale, un épais nuage de poussière nuisait à leur vision.

[29]Le juge de première instance a reconnu qu'un connaissement net crée une présomption réfutable que le transporteur a reçu la cargaison en bon état. Il a cependant statué, après avoir considéré toute la preuve, notamment le rythme rapide de chargement de la cargaison, que, dans les circonstances, le connaissement net ne constituait pas une preuve prima facie que la cargaison était en bon état et conditionnement lors de son chargement.

[30]Je ne peux déceler aucune erreur de principe dans la façon dont le juge de première instance a interprété et appliqué le droit. Je ne peux non plus trouver aucune erreur manifeste et dominante dans ses conclusions de fait relatives à cette question. Par conséquent, je ne modifierai pas sa décision sur ce point.

Cause de la perte

[31]Le juge de première instance s'est ensuite penché sur la cause de la perte, indiquant [au paragraphe 23] qu'à son avis «la preuve nous amène à une seule conclusion: la combustion spontanée de la cargaison de luzerne est la véritable cause de la perte».

[32]Dans son examen des faits entourant l'origine de l'incendie, le juge de première instance a considéré la thèse des appelantes selon laquelle une cigarette avait pu causer la perte. Il a cependant écarté cette thèse après avoir pris connaissance de la preuve d'expert des intimés qui a conclu, sur la foi d'expériences faites en laboratoire, qu'il était très peu probable qu'une cigarette jetée ait pu être à l'origine de l'incendie.

[33]Le juge de première instance a préféré la preuve d'expert des intimés, qui indiquait que la combustion spontanée était la cause probable de l'incendie, à celle des appelantes, qui a rejeté cette possibilité.

[34]Après avoir examiné avec soin la preuve d'expert des deux parties, le juge de première instance a conclu [au paragraphe 41] qu'«il existe une preuve écrasante au soutien de l'opinion selon laquelle la cause probable de l'incendie est la combustion spontanée des granulés de luzerne».

[35]Je ne peux déceler aucune erreur manifeste et dominante dans la conclusion de fait du juge de première instance selon laquelle la perte a été causée par la combustion spontanée des granulés de luzerne.

Nature dangereuse des marchandises

[36]Le juge de première instance a ensuite examiné la question de savoir si la cargaison de granulés de luzerne était dangereuse. Il est arrivé à la conclusion [au paragraphe 47] qu'«[i]l s'agissait en effet d'une cargaison dangereuse. Mal entreposée, elle pouvait s'enflammer et ainsi causer la perte du navire et d'autres cargaisons».

[37]Il faut, pour déterminer si une cargaison est dangereuse, trouver la définition juridique de l'adjectif «dangereuse» et l'appliquer ensuite aux faits car il s'agit d'une question mixte de droit et de fait.

[38]Le juge de première instance a utilisé la définition de «dangereuse» établie dans Effort Shipping Co. Ltd. v. Linden Management S.A., [1998] A.C. 605 (C.L.) (The Giannis NK), où la Chambre des lords a statué que l'on devait donner au mot «dangereuse» employé à la règle 6 de l'article IV des Règles de La Haye-Visby un sens large et non limité à des marchandises de nature inflammable ou explosive ou à des marchandises semblables.

[39]En appliquant cette définition à la cargaison des appelantes, le juge de première instance a décidé que les granulés de luzerne constituaient une cargaison dangereuse. En se fondant sur cette constatation, il a conclu que les appelantes étaient responsables de la perte qu'elles avaient subie par suite de l'incendie parce qu'elles avaient expédié des marchandises dangereuses sans informer le transporteur de leur nature ou de leur caractère, contrairement à la règle 6 de l'article IV des Règles de La Haye-Visby.

[40]Le juge de première instance a conclu [au paragraphe 49] que la preuve démontrait clairement que «les demanderesses n'ont pas donné de directives ni de renseignements aux défendeurs en ce qui concerne leur cargaison et, en particulier, n'ont pas informé les défendeurs de la nature inflammable des granulés de luzerne. Dans les circonstances, je ne peux que conclure à la responsabilité des demanderesses en vertu de la règle 6 de l'article IV».

[41]Pour ce qui est de la possibilité que la responsabilité imputée au propriétaire d'une cargaison par la règle 6 de l'article IV soit diminuée par les dispositions de la règle 3 de l'article IV, le juge de première instance s'est de nouveau référé à l'arrêt The Giannis NK de la Chambre des lords.

[42]Dans The Giannis NK, la Chambre des lords a statué que la règle 6 de l'article IV impose au propriétaire d'une cargaison une responsabilité stricte. Le propriétaire d'une cargaison qui expédie une cargaison dangereuse sans avertir le transporteur sera tenu responsable de tout dommage causé à ce dernier ou à ses biens, que le propriétaire de la cargaison soit fautif ou non. La Chambre des lords a statué que la règle 6 de l'article IV est une disposition autonome qui vise spécifiquement les marchandises dangereuses et qui n'est assujettie à aucune autre règle.

[43]Cette opinion concernant la règle 6 de l'article IV a aussi été adoptée par la Cour d'appel des États-Unis pour le deuxième circuit dans Senator Linie GMBH & Co. KG v. Sunway Line, Inc., 291 F.3d 145 (2nd Cir. 2002).

[44]Le juge de première instance a statué [au paragraphe 53] que les appelantes «ont contrevenu à la règle 6 de l'article IV des Règles de La Haye-Visby pour avoir expédié une cargaison dangereuse dont la nature et le caractère étaient inconnus des défendeurs. En conséquence, les demanderesses sont responsables de tous dommages et de toutes dépenses occasionnés au navire et à ses propriétaires.»

[45]Les appelantes prétendent que les intimés auraient consenti au transport de la cargaison même s'ils avaient été au courant de la véritable nature des marchandises parce que, même après avoir appris que les granulés de luzerne présentaient un danger, c'est-à-dire après l'incendie, ils ont accepté de transporter la cargaison à Prescott, où elle allait être débarquée du navire.

[46]Cette prétention ne tient cependant pas compte du fait qu'après avoir été informés de la nature dangereuse de la cargaison, les intimés ont pris les précautions nécessaires pour éviter un autre incendie. Ce fait prouve non pas que les intimés auraient accepté la cargaison même s'ils avaient su qu'elle était dangereuse, mais plutôt que le transporteur aurait pris les précautions appropriées si seulement les appelantes les avaient informés de la nature dangereuse de la cargaison au moment du chargement.

[47]Les appelantes prétendent également que les intimés auraient dû savoir que la cargaison était dangereuse. Ils font valoir que les intimés auraient appris que les granulés de luzerne étaient considérés comme des marchandises dangereuses s'ils avaient consulté le Recueil de règles pratiques pour la sécurité du transport des cargaisons solides en vrac (Recueil BC) de l'Organisation maritime internationale [ci-après] Code OMI pour l'année 1987.

[48]Les intimés soutiennent de leur côté qu'à l'époque du transport de la cargaison, le paragraphe 10(1) du Règlement sur les matériaux dangereux en vrac, exigeait des capitaines qu'ils aient à bord de leur navire soit le Code OMI soit l'édition de 1984 du Code canadien des règles pratiques pour la sécurité du transport des cargaisons solides en vrac, TP 5761 F, publié par le ministère des Transports. C'est ce dernier document qui se trouvait à bord du navire des intimés lorsque les granulés de luzerne y ont été chargés en 1989.

[49]Contrairement au Code OMI, l'édition de 1984 du Code canadien des règles pratiques pour la sécurité du transport des cargaisons solides en vrac ne plaçait pas les granulés de luzerne dans la catégorie des marchandises dangereuses. Le capitaine du navire n'était pas tenu d'avoir à bord à la fois un exemplaire du Code OMI et un exemplaire du Code canadien des règles pratiques pour la sécurité du transport des cargaisons solides en vrac. En conséquence, comme il s'est fondé uniquement sur ce dernier code, le capitaine du navire n'avait aucun moyen de savoir que les granulés de luzerne étaient des marchandises dangereuses.

[50]Par conséquent, la prétention des appelantes selon laquelle elles n'avaient pas l'obligation d'avertir les intimés parce que ceux-ci auraient dû connaître le caractère dangereux des granulés de luzerne est sans fondement.

[51]Je ne peux déceler aucune erreur de principe dans la façon dont le juge de première instance a interprété et appliqué le droit ni d'erreur manifeste et dominante dans ses conclusions de fait. Par conséquent, je ne modifierai pas sa décision sur cette question. En outre, en conformant son interprétation de la règle 6 de l'article IV à celles de la Cour d'appel des États-Unis et de la Chambre des lords, la Cour assure la promotion de l'important objectif que constitue l'application uniforme du droit maritime partout dans le monde.

Ordre de présentation de la preuve au procès

[52]Les demandes en matière maritime relèvent de la compétence de la Cour fédérale en vertu de l'article 4 et du paragraphe 22(1) de la Loi sur les Cours fédérales. Comme toutes les procédures devant la Cour fédérale, ces demandes sont assujetties aux règles de procédure prévues par les Règles des Cours fédérales.

[53]Le paragraphe 274(1) des Règles décrit l'ordre de présentation de la preuve des parties. Le demandeur expose d'abord l'ensemble de sa thèse, suivi du défendeur. Lorsque ce dernier a présenté sa preuve, le demandeur peut, dans les circonstances appropriées, présenter une contre-preuve.

[54]La règle 275 prévoit que la Cour peut donner à l'instruction des directives sur la façon de prouver un fait ou de présenter un élément de preuve.

[55]Si une partie entend appeler un expert à témoigner, la règle 279 exige que la preuve de l'expert soit exposée dans une déclaration écrite et signifiée à toutes les autres parties au moins 60 jours avant le début de l'instruction.

[56]La règle 281 exige que la contre-preuve d'un expert soit aussi exposée dans une déclaration écrite et signifiée à toutes les parties au moins 30 jours avant le début de l'instruction.

[57]Ainsi, le témoignage d'un expert--preuve ou contre-preuve--n'est admissible que s'il a été consigné par écrit et signifié à toutes les parties en conformité avec les règles 279 ou 281, sauf avec l'autorisation de la Cour.

[58]Au procès, lorsque l'avocat des appelantes lui a dit qu'il avait l'intention de terminer sa démonstration sans faire témoigner son expert, le juge de première instance a indiqué qu'il était d'avis que l'avocat devait exposer sa thèse en entier, ce qui incluait faire témoigner son expert. Il a ajouté que l'avocat des intimés formulerait probablement une objection si l'avocat des appelantes essayait de faire témoigner son expert en réplique. L'avocat des intimés a indiqué qu'il élèverait certainement une objection, étant donné en particulier que l'avocat des appelantes n'avait pas déposé un rapport en contre-preuve, comme l'exigeaient les Règles de la Cour fédérale (1998) [maintenant Règles des Cours fédérales].

[59]L'avocat des appelantes a accepté de faire témoigner son expert à l'interrogatoire principal, tout en indiquant qu'il se réservait le droit de le rappeler en réplique.

[60]Par la suite, l'avocat des appelantes a bien tenté de faire témoigner son expert en réplique aux experts des intimés, ce à quoi ces derniers se sont opposés au motif que, suivant la règle 281 des Règles de la Cour fédérale (1998), les appelantes n'avaient pas le droit d'appeler leur expert en réplique parce qu'elles n'avaient pas signifié un «rapport en contre-preuve» au moins 30 jours avant le début de l'instruction comme elles étaient tenues de le faire.

[61]Le juge de première instance a maintenu l'objection des intimés, indiquant que la règle 281 prévoyait clairement qu'une contre-preuve d'expert n'était admissible que si un affidavit ou une déclaration écrite énonçant cette contre-preuve avait été signifié à l'autre partie au moins 30 jours avant le début de l'instruction ou avec l'autorisation de la Cour. Comme les appelantes n'avaient pas signifié une telle déclaration, le juge de première instance a conclu que le témoignage d'expert était inadmissible à cette étape de l'instance.

[62]Le juge de première instance a souligné que l'expert des appelantes avait bénéficié de plus de trois mois pour lire les rapports des experts des intimés et qu'il avait eu largement le temps de préparer et de déposer un rapport en contre-preuve pour répondre à l'un ou l'autre des points soulevés par les experts des intimés.

[63]Dans un article intitulé «The Burden and Order of Proof in Marine Cargo Claims» en ligne à: http://upload.mcgill.ca/maritimelaw/burden.pdf, le professeur William Tetley a écrit, à la page 42, qu'aucune partie ne peut retarder la présentation d'éléments de preuve parce qu'ils n'ont besoin d'être prouvés que plus tard au cours de l'instance:

[traduction] Lorsqu'ils présentent leur preuve devant une cour de common law, cependant, le demandeur et le défendeur doivent se conformer aux règles de procédure qui s'appliquent à la cour concernée. Ces règles fixent l'ordre de présentation de la preuve dans le cadre de l'instance (c'est-à-dire l'ordre dans lequel chaque partie à une poursuite doit présenter sa preuve et la manière dont elle doit le faire). Les règles des cours de common law exigent habituellement que chaque partie à une poursuite expose l'ensemble de sa thèse en une seule fois. En premier lieu, le demandeur présente toute sa preuve au soutien de sa demande, après quoi le défendeur présente toute sa preuve au soutien de sa défense. Le demandeur peut ensuite produire une contre-preuve qui contredit la défense du transporteur. Aucune partie ne peut ainsi valablement retarder la présentation de certains éléments de preuve au procès parce que, selon l'ordre de présentation de la preuve prévu par les Règles de La Haye ou les Règles de La Haye-Visby, tel fait ou telle allégation doit être prouvé par l'autre partie ou n'a besoin d'être prouvé que plus tard au cours de l'instance.

[64]Le juge de première instance a examiné et rejeté les arguments des avocats des appelantes selon lesquels leur demande et la demande reconventionnelle des intimés devraient être traitées comme deux instances distinctes dans le cadre de la même audience. Après avoir soupesé les observations des deux parties, il a également décidé de ne pas accorder aux appelantes l'autorisation de présenter le rapport de leur expert en contre-preuve.

[65]Le juge de première instance avait le pouvoir discrétionnaire de décider de l'ordre de présentation de la preuve et de refuser d'accorder l'autorisation de présenter la contre-preuve d'un expert au procès. En outre, c'est pour des raisons d'économie judiciaire que la demande et la demande reconventionnelle ont été entendues ensemble, la preuve étant commune aux deux. Il était toujours loisible aux appelantes de demander que les deux demandes soient entendues séparément si elles le jugeaient nécessaire.

[66]Selon le dossier, le juge de première instance a exercé judiciairement son pouvoir discrétionnaire. Par conséquent, rien ne justifie une modification de sa décision.

Conclusion

[67]Les appelantes n'ont pas réussi à démontrer des motifs permettant d'infirmer le jugement du juge de première instance. Je rejetterais donc l'appel avec dépens.

Le juge Décary, J.C.A.: Je suis d'accord.

Le juge Létourneau, J.C.A.: Je suis d'accord.

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