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A-31-04

2005 CAF 1

Yi Mei Li (appelant)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (intimé)

Répertorié: Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (C.A.F.)

Cour d'appel fédérale, juges Rothstein, Noël et Malone, J.C.A.--Toronto, 30 novembre 2004; Ottawa, 5 janvier 2005.

Citoyenneté et Immigration -- Statut au Canada -- Personne à protéger -- Appel contre la décision de la Cour fédérale rejetant la demande de contrôle judiciaire de la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés dans laquelle la Section a refusé de reconnaître qualité de personne à protéger à l'appelant en vertu de l'art. 97(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés -- Trois questions certifiées -- 1) Norme de preuve aux fins de l'art. 97 celle de la probabilité la plus forte (également appelée prépondérance des probabilités) -- 2) Degré de risque visé à l'expression «motifs sérieux de croire» de l'art. 97(1)a) de la Loi dont les termes reprennent ceux de l'art. 3 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants; probabilité la plus forte ou plus probable que le contraire selon l'interprétation judiciaire de l'art. 3 -- 3) Ce critère s'applique également à l'art. 97(1)b) de la Loi -- Appel rejeté.

Interprétation des lois -- L'appelant allègue être une personne à protéger au sens de l'art. 97(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés -- L'expression personne à protéger est définie à l'art. 97(1)a); il s'agit d'une personne qui serait exposée au risque, s'il y a des motifs sérieux de le croire, de torture si elle était renvoyée -- Question relative au degré de risque de torture nécessaire visé à l'art. 97(1)a) -- Les termes de l'art. 97(1)a) sont semblables à ceux de l'art. 3 de la Convention contre la torture et autres traitements ou peines cruels, inhumains ou dégradants -- La C.A.F. a interprété les termes de l'art. 3 dans Suresh c. Canada en adoptant le critère de la «probabilité la plus forte (également appelé le critère de la «prépondérance des probabilités») ou «plus probable que le contraire» -- L'art. 3 de la Convention et l'art. 97(1)a) de la Loi sont presque identiques, ils portent sur le même sujet et devraient être interprétés de la même manière -- Lorsqu'une disposition de la loi (p. ex. l'art. 97(1)a)) a apparemment été calquée sur une loi existante, qu'elle soit du même pays ou d'un autre, y compris une Convention des Nations Unies (p. ex. l'art. 3), le législateur est présumé connaître et avoir pris en compte l'interprétation de la loi modèle -- En l'espèce, les débats de la Chambre des communes et les délibérations du Comité sénatorial permanent des Droits de la personne indiquent que le législateur connaissait l'arrêt Suresh -- Il est raisonnable de conclure que le législateur avait l'intention que le critère relatif au degré de risque de torture visé à l'art. 97(1)a) de la Loi soit le même que dans Suresh, c'est-à-dire la probabilité la plus forte ou plus probable que le contraire.

Il s'agissait de l'appel d'une décision de la Cour fédérale rejetant la demande de contrôle judiciaire de l'appelant. La demande faisait suite à la décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié de rejeter la demande d'asile de l'appelant et de lui refuser la qualité de personne à protéger.

L'appelant a allégué être une personne à protéger en vertu du paragraphe 97(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés. La norme de preuve et le degré de risque de torture appliqués dans la décision que l'appelant n'était pas une personne à protéger ont amené la Cour fédérale à certifier trois questions. La juge a conclu qu'en vertu du paragraphe 97(1), la preuve doit établir, selon la prépondérance des probabilités, qu'il est plus probable que le contraire que l'appelant serait soumis à la torture ou à des peines cruelles ou autres traitements dégradants à son retour en Chine. L'appelant a prétendu que le critère qu'il fallait appliquer était celui de la possibilité raisonnable (norme qui serait moins exigeante que la probabilité) qu'il soit soumis à la torture ou une menace à sa vie ou à des peines ou traitements cruels et inusités.

Arrêt: l'appel doit être rejeté.

La première question certifiée concernait la norme de preuve aux fins de l'article 97. Les parties et la Cour ont convenu que la norme de preuve était celle de la probabilité la plus forte. Toutefois, il ne faut pas confondre norme de preuve et critère objectif aux fins de déterminer si une personne a qualité de personne à protéger en vertu de l'alinéa 97(1)a).

La deuxième question certifiée visait le degré de risque de torture requis, selon l'expression «motifs sérieux de croire que» à l'alinéa 97(1)a). Cette disposition a été adoptée en vue de donner effet à l'obligation du Canada en sa qualité de signataire de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (CCT), et ses termes sont presque identiques à ceux de l'article 3 de la Convention. Dans Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (C.A.), le juge Robertson, J.C.A. a interprété les termes de l'article 3 et il a rejeté le critère de base de la «simple possibilité» de torture, ainsi que le critère plus élevé de la «forte probabilité» pour adopter ce qu'il a appelé le critère de la «probabilité la plus forte» (également appelé le critère de la «prépondérance des probabilités») ou «plus probable que le contraire». Les commentaires généraux du Comité des Nations Unies contre la torture, les décisions de ce Comité et une décision de la Cour d'appel des États-Unis, neuvième circuit, sont compatibles avec l'approche adoptée par le juge Robertson, J.C.A.

Suresh établit le critère approprié en matière de risque d'être soumis à la torture au sens de l'alinéa 97(1)a). Parce que les termes de l'alinéa 97(1)a) et de l'article 3 sont presque identiques et portent sur le même sujet, il faut leur donner la même interprétation. Le législateur a adopté l'alinéa 97(1)a) après la décision Suresh. Lorsqu'une disposition de la loi (en l'espèce, l'alinéa 97(1)a)) semble calquer une loi existante, qu'elle soit du même pays ou d'un autre, y compris une Convention des Nations Unies (en l'espèce, l'article 3 de la CCT) l'interprétation de la loi modèle est réputée avoir été connue et prise en compte dans la rédaction de la nouvelle loi. En l'espèce, les débats de la Chambre des communes indiquent que le législateur était au courant de l'affaire Suresh, et les délibérations du Comité sénatorial permanent des Droits de la personne mentionnent expressément la décision de la Cour d'appel fédérale dans Suresh. Le législateur aurait pu adopter un critère moins rigoureux que celui de l'alinéa 97(1)a) mais il ne l'a pas fait. Dans ces circonstances, il est raisonnable de conclure que le législateur voulait que le critère concernant le degré de risque de torture visé à l'alinéa 97(1)a) soit la probabilité la plus forte ou plus probable que le contraire.

Même si les termes du critère sont équivalents aux termes du critère objectif auquel il doit être satisfait afin d'avoir qualité de personne à protéger en vertu de l'alinéa 97(1)a), il s'agit de deux étapes distinctes. La preuve selon la prépondérance des probabilités est la norme que la SPR applique dans l'appréciation de la preuve produite afin de tirer ses conclusions de fait. Le critère permettant de déterminer le degré de risque de torture est de savoir, compte tenu des faits dont est saisie la SPR, si le tribunal est convaincu qu'il est plus probable que le contraire que la personne serait personnellement soumise à un risque de torture.

Quant à l'argument de l'appelant selon lequel il n'est pas «logique» d'appliquer un critère plus rigoureux pour décider si une personne a qualité de personne à protéger contre la torture que lorsqu'il faut décider si une personne est un réfugié au sens de la Convention (article 96), il y a plusieurs différences entre l'article 96 et l'alinéa 97(1)a). On ne saurait donc prétendre que les dispositions sont à ce point semblables qu'il serait illogique que le critère ne soit pas identique dans les deux cas.

Pour ce qui touche la dernière question certifiée qui était de savoir si le critère de l'alinéa 97(1)b) était le même que celui de l'alinéa 97(1)a), en l'absence d'un motif impérieux d'adopter un critère rigoureux ou un critère faible, le critère est le même.

lois et règlements cités

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, 10 décembre 1984, [1987] R.T. Can. no 36, art. 3.

Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 74d), 95(1)b), 96, 97(1).

jurisprudence citée

décisions appliquées:

Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] 2 C.F. 592; (2000), 18 Admin. L.R. (3d) 159; 5 Imm. L.R. (3d) 1; 252 N.R. 1 (C.A.); infirmée pour d'autres motifs [2002] 1 R.C.S. 3; (2002), 208 D.L.R. (4th) 1; 37 Admin. L.R. (3d) 152; 90 C.R.R. (2d) 1; 18 Imm. L.R. (3d) 1; 281 N.R. 1; 2002 CSC 1.

décisions examinées:

O.K.K. (Re), [2002] D.S.P.R. no 483 (QL); Adjei c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1989] 2 C.F. 680; (1989), 57 D.L.R. (4th) 153 (C.A.); A.R. c. Pays-Bas, Communication no 203/2002: Pays-Bas 21-11-2003 (CAT/C/31/D/203/2002); Selvaratnam v. Ashcroft, 81 Fed. Appx. 907 (9th Cir. 2003).

décisions citées:

Jose Pereira E Hijos, S.A. c. Canada (Procureur général) (2002), 299 N.R. 154; 2002 CAF 470; Chalk River Technicians and Technologists c. Énergie atomique du Canada Ltée, [2003] 3 C.F. 313; (2002), 298 N.R. 285; 2002 CAF 489; Miller v. Minister of Pensions, [1947] 2 All E.R. 372 (K.B.D.); Lyons et autres c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 633; (1984), 58 A.R. 2; 14 D.L.R. (4th) 482; [1985] 2 W.W.R. 1; 15 C.C.C. (3d) 417; 43 C.R. (3d) 97; 56 N.R. 6; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] 2 R.C.S. 559; (2002), 212 D.L.R. (4th) 1; [2002] 5 W.W.R. 1; 166 B.C.A.C. 1; 100 B.C.L.R. (3d) 1; 18 C.R.R. (4th) 289; 93 C.R.R. (2d) 189; 2002 CSC 42; Chan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1995] 3 R.C.S. 593; (1995), 128 D.L.R. (4th) 213; 187 N.R. 321.

doctrine citée

Canada. Parlement. Comité sénatorial permanent des Droits de la personne. Délibérations, 1re sess., 37e lég., no 3 (24 septembre 2001).

Débats de la Chambre des communes, 080 (18 septembre 2001), 5525.

Nations Unies. Comité contre la torture. Observation générale No. 01: Observation générale du Comité contre la torture sur l'application de l'article 3 dans le contexte de l'article 22 de la Convention contre la torture. Doc. N.U. A/53/44, annexe 1X, CAT Observation générale No. 01 (21 novembre 1997).

Sullivan, Ruth. Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes, 4th ed. Toronto: Butterworths, 2002.

APPEL d'une décision de la Cour fédérale ([2004] 3 R.C.F. 501; 2003 CF 1514), qui a décidé que, pour avoir qualité de personne à protéger en vertu du paragraphe 97(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, la preuve doit établir, selon la probabilité la plus forte, qu'il est plus probable que le contraire que l'appelant serait soumis à la torture ou à un autre traitement cruel ou dégradant à son retour en Chine. Appel rejeté.

ont comparu:

Michael E. Korman pour l'appelant.

Ian Hicks pour l'intimé.

avocats inscrits au dossier:

Otis & Korman, Toronto, pour l'appelant.

Le sous-procureur général du Canada pour l'intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]Le juge Rothstein, J.C.A.: Il s'agit de l'appel d'une décision de la juge Gauthier de la Cour fédérale [[2004] 3 R.C.F. 501] concernant trois questions certifiées par la juge en vertu de l'alinéa 74d) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 [la Loi].

FAITS

[2]M. Yi Mei Li, un citoyen chinois, est arrivé au Canada en avril 2001 sur un bateau appartenant à des trafiquants clandestins appelés «têtes de serpent». Il a demandé l'asile en invoquant la crainte d'être persécuté du fait des croyances religieuses qu'on lui impute et de son appartenance à un groupe social. Il a également prétendu être une personne à protéger parce qu'il serait exposé à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités ou parce qu'il serait au risque d'être soumis à la torture s'il était renvoyé en Chine.

[3]Un tribunal de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié a rejeté la demande d'asile de M. Li et lui a refusé qualité de personne à protéger en tirant une conclusion défavorable au sujet de sa crédibilité [O.K.K. (Re), [2002] D.S.P.R. no 483 (QL)]. Le tribunal a conclu que M. Li n'avait pas établi qu'il craignait avec raison d'être persécuté pour un des motifs énumérés dans la définition de réfugié au sens de la Convention [article 96 de la Loi]. Le tribunal a également conclu qu'il n'y avait aucune preuve convaincante que M. Li serait exposé à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités ou à la torture s'il était renvoyé en Chine.

[4]Lors du contrôle judiciaire, la juge Gauthier n'a décelé aucune erreur susceptible de contrôle dans les conclusions du tribunal en matière de crédibilité, ni dans son rejet des menaces qui auraient été proférées à l'égard de M. Li par les têtes de serpent et de l'allégation de M. Li selon laquelle le gouvernement chinois refusait de le protéger contre les têtes de serpent.

QUESTIONS EN LITIGE

[5]La norme de preuve appliquée par le tribunal, ainsi que l'appréciation du degré de danger de torture en décidant que M. Li n'avait pas qualité de personne à protéger au sens du paragraphe 97(1) de la Loi, ont fait l'objet des questions que la juge Gauthier a certifiées aux fins d'un appel.

[6]M. Li prétend qu'en vertu du paragraphe 97(1), le critère qu'il faut appliquer dans le cas d'une personne à protéger est de savoir s'il existe une possibilité raisonnable de torture ou de risque de menace à la vie ou de peines ou traitements cruels et inusités. Une possibilité raisonnable serait moins qu'une probabilité. M. Li affirme que le tribunal a mal évalué sa demande de protection en appliquant le critère de la probabilité plutôt que celui de la possibilité raisonnable.

[7]La juge Gauthier a conclu qu'en vertu du paragraphe 97(1), il faut établir en preuve, selon la probabilité la plus forte, que M. Li sera soumis à un risque sérieux de torture à son retour, c'est-à-dire qu'il est plus probable que le contraire qu'il serait soumis à la torture ou à des peines cruelles ou autres traitements dégradants. Elle a conclu que le tribunal avait correctement évalué la demande de M. Li en vertu du paragraphe 97(1). Par conséquent, elle a rejeté la demande de contrôle judiciaire.

QUESTION no 1

[8]Voici la question no 1:

L'article 97 de la Loi exige-t-il qu'une personne établisse, selon la probabilité la plus forte, qu'elle fera face aux risques décrits aux alinéas 97(1)a) et b)?

[9]Les parties conviennent que la réponse à cette question est oui. Je crois qu'elles ont raison. Sauf disposition contraire d'une loi ou sauf dans certaines circonstances impératives, la norme de preuve en matière civile est toujours celle de la probabilité la plus forte [également appelée la prépondérance des probabilités].

[10]Toutefois, il ne faut pas confondre norme de preuve et critère objectif. La distinction a été faite dans l'arrêt Adjei c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1989] 2 C.F. 680 (C.A.), dans le contexte d'une revendication du statut de réfugié au sens de la Convention. La disposition pertinente est aujourd'hui l'article 96 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, qui prévoit:

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention--le réfugié--la personne qui, craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques:

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

b) soit, si elle n'a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

[11]À la page 682 de la décision Adjei, le juge McGuigan, J.C.A. a dit:

Il n'est pas contesté que le critère objectif ne va pas jusqu'à exiger qu'il y ait probabilité de persécution. En d'autres termes, bien que le requérant soit tenu d'établir ses prétentions selon la prépondérance des probabilités, il n'a tout de même pas à prouver qu'il serait plus probable qu'il soit persécuté que le contraire. [Non souligné dans l'original.]

[12]Le juge McGuigan, J.C.A. a adopté le critère de la «possibilité raisonnable d'être persécuté» comme étant le critère à respecter dans une demande de statut de réfugié au sens de la Convention, c'est-à-dire, il n'est pas nécessaire qu'il y ait une possibilité supérieure à 50 p. 100, mais il faut davantage qu'une possibilité minime.

[13]La question certifiée vise le paragraphe 97(1). Les parties pertinentes du paragraphe 97(1) sont ainsi libellées:

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n'a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée:

a) soit au risque, s'il y a des motifs sérieux de le croire, d'être soumise à la torture au sens de l'article premier de la Convention contre la torture;

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités [. . .]

[14]Comme l'a conclu le juge McGuigan, J.C.A. en rapport avec l'article 96, il n'y a rien dans le paragraphe 97(1) qui permette de penser que la norme de preuve qui s'applique dans l'appréciation du danger ou du risque décrit aux alinéas 97(1)a) et b) ne soit rien d'autre que l'habituelle prépondérance des probabilités. La réponse à la première question certifiée est donc:

La norme de preuve aux fins de l'article 97 est celle de la probabilité la plus forte.

QUESTION no 2

[15]La deuxième question certifiée est la suivante:

Quel est le degré de risque de torture requis, selon l'expression «motifs sérieux de croire»?

[16]Les termes «s'il y a des motifs sérieux de le croire» apparaissent à l'alinéa 97(1)a). J'ai interprété la question certifiée comme demandant une précision concernant le degré de risque de torture envisagé par ces termes.

Le critère de l'alinéa 97(1)a)

[17]Comme l'a dit la juge Gauthier, l'alinéa 97(1)a) a été adopté en vue de donner effet à l'obligation internationale qui incombe au Canada en sa qualité de signataire de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, 10 décembre 1984, [1987] R.T. Can. no 36 [Convention contre la torture]. L'article 3 de la Convention contre la torture prévoit:

Article 3

1. Aucun État partie n'expulsera, ne refoulera, ni n'extradera une personne vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu'elle risque d'être soumise à la torture.

[18]Il est évident que les termes de l'alinéa 97(1)a):

97. (1) [. . .] serait personnellement [. . .] exposée

a) soit au risque, s'il y a des motifs sérieux de le croire, d'être soumise à la torture [. . .] [Non souligné dans l'original.]

sont très semblables aux termes de l'article 3 de la Convention contre la torture:

1. [. . .] où il y a des motifs sérieux de croire qu'elle risque d'être soumise à la torture. [Non souligné dans l'original.]

Parce que les termes de l'article 3 et de l'alinéa 97(1)a) sont presque identiques et parce que l'alinéa 97(1)a) a été adopté par le législateur pour donner effet à l'article 3, la jurisprudence qui interprète l'article 3 est utile afin d'interpréter l'alinéa 97(1)a).

[19]Les termes pertinents de l'article 3 ont été interprétés par la Cour dans Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] 2 C.F. 592 (C.A.), décision renversée pour d'autres motifs, [2002] 1 R.C.S. 3. Au paragraphe 152, le juge Robertson, J.C.A. a dit:

Si nous rejetons les deux critères de base extrêmes, soit ceux de la «simple possibilité» et de la «forte probabilité», il reste la norme intermédiaire de la «probabilité la plus forte». Ce critère de base peut être reformulé, pour plus de commodité, comme consistant à demander si le refoulement d'une personne l'exposera à un risque «sérieux» d'être soumis à la torture.

Le juge Robertson, J.C.A. a rejeté le critère de base de la «simple possibilité» ainsi que le critère plus élevé de la «forte probabilité» pour adopter ce qu'il a appelé le critère de la «probabilité la plus forte» (également appelé le critère de la «prépondérance des probabilités»).

[20]Les commentaires généraux du Comité des Nations Unies contre la torture et les décisions de ce comité sont compatibles avec l'approche adoptée par le juge Robertson, J.C.A. Dans Observation générale No. 01: Observation générale du Comité contre la torture sur l'application de l'article 3 dans le contexte de l'article 22 de la Convention contre la torture (Doc. N.U. A/53/44, annexe IX), le Comité a rejeté tant un critère limité--supputations ou soupçons, qu'un critère rigoureux--hautement probable. Le Comité a dit aux paragraphes 6 et 7:

6. Étant donné que l'État partie et le Comité sont tenus de déterminer s'il y a des motifs sérieux de croire que l'auteur risque d'être soumis à la torture s'il est expulsé, refoulé ou extradé, l'existence d'un tel risque doit être appréciée selon des éléments qui ne se limitent pas à de simples supputations ou soupçons. En tout état de cause, il n'est pas nécessaire de montrer que le risque couru est hautement probable.

7. L'auteur doit prouver qu'il risque d'être soumis à la torture et que les motifs de croire que ce risque existe sont aussi sérieux qu'il est décrit plus haut et que le risque est encouru personnellement et actuellement. Chacune des deux parties peut soumettre toute information pertinente à l'appui de ses affirmations.

[21]Dans la décision A.R. c. Pays-Bas, Communication no 203/2002: Pays-Bas 21-11-2003 (CAT/C/31/D/203/2002), le Comité a dit que le demandeur devait courir «personnellement un risque réel et prévisible». Au paragraphe 7.3, le Comité a dit:

7.3 Le Comité rappelle son Observation générale concernant l'application de l'article 3, selon laquelle le Comité est tenu de déterminer «s'il y a des motifs sérieux de croire que l'auteur risque d'être soumis à la torture» s'il est renvoyé et que l'existence d'un tel risque «doit être appréciée selon des éléments qui ne se limitent pas à de simples supputations ou soupçons». Il n'est pas nécessaire que le risque soit «hautement probable» mais il doit être encouru «personnellement et actuellement». À cet égard, dans des décisions antérieures, le Comité a indiqué que le requérant devait courir «personnellement un risque réel et prévisible» d'être torturé.

Le Comité a conclu qu'il devait évaluer s'il y avait des motifs importants de croire que l'individu risquait d'être soumis à la torture, et qu'il devait courir personnellement et actuellement un risque réel et prévisible et non un risque hautement probable.

[22]La Cour a conclu que l'utilisation du mot anglais «would» exigeait une certaine probabilité. Voir Jose Pereira E Hijos, S.A. c. Canada (Procureur général) (2002), 299 N.R. 1541 (C.A.F.), au paragraphe 14, le juge Stone, J.C.A. et Chalk River Technicians and Technologists c. Énergie atomique du Canada Ltée, [2003] 3 C.F. 313 (C.A.), au paragraphe 52. Si la Convention, dans sa version anglaise, avait comporté les termes «could», «might», ou «may», le critère applicable serait probablement moins rigoureux. Cependant, le terme «would» de la Convention, ainsi que les autres termes utilisés par le Comité, donnent à penser que le Comité a adopté le critère de la probabilité.

[23]Dans Selvaratnam v. Ashcroft, 81 Fed. Appx. 907 (9th Cir. 2003), la Cour d'appel américaine, neuvième circuit, a adopté le critère «plus probable que le contraire» en interprétant l'article 3 de la Convention contre la torture. L'expression «probabilité la plus forte» voudrait dire plus «probable que le contraire» (voir Miller v. Minister of Pensions, [1947] 2 All E.R. 372 (K.B.D.), à la page 374, le juge Denning (tel était alors son titre) ou encore--plus vraisemblable que le contraire.

[24]Même si les termes utilisés par le Comité et par le neuvième circuit diffèrent et même si leurs décisions ne lient pas la Cour, les deux approches rappellent celle du juge Robertson, J.C.A. dans l'arrêt Suresh, savoir que le critère est celui de la probabilité la plus forte.

[25]L'approche adoptée par le juge Robertson, J.C.A. dans Suresh donne à penser que lorsqu'il s'agit du sens à donner à l'expression «motifs sérieux de croire» de l'article 3 de la Convention contre la torture, il y a trois critères possibles: la simple possibilité, la probabilité la plus forte et la forte probabilité. M. Li prétend que le critère de la décision Adjei en rapport avec l'article 96, «la possibilité raisonnable d'être persécuté», c'est-à-dire plus qu'une simple possibilité mais moins qu'une probabilité, devrait faire partie de l'éventail des critères possibles. Ainsi, théoriquement, il y aurait quatre critères: la simple possibilité, la possibilité raisonnable, la probabilité la plus forte et la forte probabilité.

[26]Quant à l'alinéa 97(1)a), aucun texte faisant autorité ne permet de penser que les critères de la forte probabilité ou de la simple possibilité pourraient s'appliquer et on peut tout simplement les rejeter. Reste donc la possibilité raisonnable (Adjei) et la probabilité la plus forte (Suresh) comme explications possibles des termes suivants de l'alinéa 97(1)a) de la Loi:

97. (1) [. . .] serait personnellement [. . .] exposée

a) soit au risque, s'il y a des motifs sérieux de le croire, d'être soumise à la torture [. . .]

[27]À mon avis, Suresh établit le critère approprié en matière de risque d'être soumis à la torture au sens de l'alinéa 97(1)a). Parce que les termes de l'alinéa 97(1)a) et de l'article 3 sont presque identiques et portent sur le même sujet, il faudrait leur donner la même interprétation. Dans Suresh, la Cour a interprété les termes de l'article 3 de la Convention contre la torture comme voulant dire la probabilité la plus forte. Le législateur a adopté l'alinéa 97(1)a) après la décision de la Cour dans Suresh. Lorsqu'une disposition de la loi semble calquer une loi existante, qu'elle soit du même pays ou d'un autre, l'interprétation de la loi modèle est réputée avoir été connue et prise en compte dans la rédaction de la nouvelle loi (voir R. Sullivan, Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes, 4e éd. (Toronto: Butterworths, 2002), à la page 509, et Lyons et autre c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 633, aux pages 687 à 689).

[28]Je ne vois par pourquoi ce principe ne s'applique-rait pas lorsque le modèle est une convention des Nations Unies et que la disposition en cause a été adoptée en vue de donner effet à l'obligation du Canada en tant que signataire de la Convention. Les débats de la Chambre des communes indiquent que le législateur était au courant de l'affaire Suresh: voir Débats de la Chambre des communes, 080 (18 septembre 2001), 5525. Les délibérations du Comité sénatorial permanent des Droits de la personne mentionnent expressément la décision de la Cour d'appel fédérale dans Suresh (voir le Comité sénatorial permanent des Droits de la personne, Délibérations: Fascicule no 3, 37e législature (24 septembre 2001)). Le législateur aurait pu adopter un critère moins rigoureux à l'alinéa 97(1)a), nonobstant la décision de la Cour dans Suresh. Il ne l'a pas fait. Dans ces circonstances, il est raisonnable de conclure que l'intention du législateur concorde avec celle de la Cour dans Suresh et que le critère concernant le degré de risque de torture visé à l'alinéa 97(1)a) est la probabilité la plus forte ou la plus probable que le contraire.

Distinction entre la norme de preuve et le critère en vertu de l'alinéa 97(1)a)

[29]Il devient immédiatement apparent que les termes utilisés pour décrire la norme de preuve--la probabilité la plus forte--sont équivalents à ceux qui sont utilisés pour décrire le critère objectif auquel il doit être satisfait afin d'avoir qualité de personne à protéger en vertu de l'alinéa 97(1)a), à savoir, plus probable que le contraire. Même si les termes sont à peu près identiques, il y a deux étapes distinctes. La preuve selon la prépondérance des probabilités est la norme de preuve que le tribunal applique dans l'appréciation d'une preuve afin de tirer ses conclusions de fait. Le critère permettant de déterminer le risque de torture est de savoir, compte tenu des faits dont le tribunal est saisi, si le tribunal est convaincu qu'il est plus probable que le contraire que l'individu serait personnellement soumis à un danger de torture.

Les arguments de M. Li

[30]M. Li prétend qu'il n'est pas «logique» que le tribunal applique un critère plus rigoureux quand il doit décider si le demandeur a qualité de personne à protéger contre le risque de torture que lorsqu'il est appelé à décider s'il est un réfugié au sens de la Convention (tel que décidé dans Adjei). Il ajoute qu'en appliquant des critères différents, le tribunal fait preuve de discrimination puisque que la loi ne s'appliquera pas également à tous et qu'un critère plus rigoureux est contraire à la Convention contre la torture.

[31]Je ne rejette pas à la légère l'argument sur le «manque de logique». D'ailleurs, aux termes de l'alinéa 95(1)b) de la Loi, l'«asile est la protection» conférée à une personne qui a qualité de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger. L'alinéa 95(1)b) énonce:

95. (1) L'asile est la protection conférée à toute personne dès lors que, selon le cas:

[. . .]

b) la Commission lui reconnaît la qualité de réfugié ou celle de personne à protéger;

On peut donc prétendre que le contexte donne à penser que le même critère devrait s'appliquer à l'article 96 et à l'alinéa 97(1)a). Par contre, la Loi prévoit deux processus distincts pour un même résultat et il n'est pas évident que les critères applicables en matière de risque d'être persécuté et d'être soumis à la torture doivent être identiques.

[32]Si le législateur voulait que le même critère soit appliqué, les termes de l'article 96: «craignant avec raison» auraient été repris à l'alinéa 97(1)a). Cependant, le législateur n'en a pas décidé ainsi et il a plutôt adopté, à l'alinéa 97(1)a), des termes qui reflètent ceux de l'article 3 de la Convention contre la torture. À première vue, les différences entre l'alinéa 97(1)a) et l'article 96 révèlent un sens différent. Bien entendu, l'approche selon laquelle «il faut lire les termes d'une loi dans leur contexte global» demeure déterminante et pourrait entraîner une conclusion différente. Voir, par exemple, Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] 2 R.C.S. 559, au paragraphe 26.

[33]Certes, lors d'une audience sur le statut de réfugié, le tribunal peut être appelé à se demander si l'individu est un réfugié au sens de la Convention et s'il est une personne à protéger. Certaines preuves peuvent s'appliquer aux deux décisions. Toutefois, l'article 96 et l'alinéa 97(1)a) sont différents. Par exemple, pour demander la protection en vertu de l'alinéa 97(1)a), l'individu n'est pas obligé d'établir qu'il risque d'être soumis à la torture pour l'un des motifs énumérés à l'article 96. En outre, il existe des composantes tant subjectives qu'objectives nécessaires afin de satisfaire aux exigences de l'article 96: voir Chan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1995] 3 R.C.S. 593, au paragraphe 120, le juge Major, alors qu'une demande en vertu de l'alinéa 97(1)a) n'a aucune composante subjective. À cause de ces différences, on ne saurait prétendre que les dispositions sont à ce point semblables qu'il serait illogique que le critère de l'alinéa 97(1)a) ne soit pas identique au critère de l'article 96.

[34]L'argument fondé sur la discrimination invoqué par M. Li n'était pas bien étoffé. Il n'a mentionné aucun motif énuméré ou analogue de discrimination. La Cour n'a aucune raison de conclure que des critères différents en vertu de dispositions différentes constituent une forme de discrimination.

[35]Finalement, il n'est pas facile de comprendre pourquoi un critère relatif au degré de danger «plus probable que le contraire» contreviendrait à la Convention contre la torture. Le Comité même des Nations Unies contre la torture a adopté un critère aux fins de l'article 3 de la Convention contre la torture qui, pour les motifs susmentionnés, et à tous égards, est le critère «plus probable que le contraire».

[36]En fin de compte, la réponse à la deuxième question est:

Le degré de risque de torture requis, selon l'expression «motifs sérieux de croire» est que le risque doit être plus probable que le contraire.

QUESTION no 3

[37]La dernière question certifiée est la suivante:

Le même degré de risque est-il exigé en vertu de l'alinéa 97(1)b)?

[38]M. Li prétend que le critère de la possibilité raisonnable devrait s'appliquer à l'alinéa 97(1)b).Toutefois, aucun mot ne qualifie le terme «risque» à l'alinéa 97(1)b) ni ne permet de penser que le critère de l'article 96 s'applique à l'alinéa 97(1)b). En l'absence d'un motif impérieux d'adopter un critère rigoureux ou un critère faible, je ne vois pas pourquoi le degré de risque, aux fins de l'alinéa 97(1)b), ne serait pas qu'il soit plus probable que le contraire que la personne soit soumise, personnellement, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités si elle était renvoyée dans son pays de nationalité.

[39]La réponse à la troisième question est:

Le degré de risque exigé en vertu de l'alinéa 97(1)b) est le risque plus probable que le contraire.

CONCLUSION

[40]Étant d'accord avec l'analyse et la conclusion de la juge Gauthier, je suis d'avis que l'appel devrait être rejeté.

Le juge Noël, J.C.A.: Je souscris aux présents motifs.

Le juge Malone, J.C.A.: Je souscris aux présents motifs.

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