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lavoie c. canada

T-1686-90

Elisabeth Lavoie, Jeanne To Thanh Hien (demanderesses)

c.

Sa Majesté la Reine du Chef du Canada et la Commission de la fonction publique (défenderesses)

T-2479-90

Janine Bailey (demanderesse)

c.

Sa Majesté la Reine du Chef du Canada, représentée par le ministre de l'Emploi et de l'Immigration, le sous-procureur général du Canada et la Commission de la fonction publique (défendeurs)

Répertorié: Lavoie c. Canada (1re inst.)

Section de première instance, juge Wetston"Ottawa, 3 octobre 1994 et 21 avril 1995.

Fonction publique Procédure de sélection Concours Actions visant à obtenir un jugement déclaratoire et des dommages-intérêts relativement à l'application de l'art. 16(4)c) de la LEFPLes demanderesses, résidentes permanentes du Canada, contestent la préférence fondée sur la citoyenneté dans les concours publics de la fonction publique au motif qu'elle est inconstitutionnelleLa CFP exclut les non-citoyens de la présentation de candidats aux concours publics tant qu'il y a suffisamment de citoyens qualifiésL'art. 16(4)c) réduit les possibilités d'emploi au sein de la fonction publique pour les résidents permanentsIl porte atteinte aux droits à l'égalité mais il est sauvegardé par l'art. premier de la Charte.

Droit constitutionnel " Charte des droits " Droits à l'égalité " La préférence fondée sur la citoyenneté énoncée à l'art. 16(4)c) de la LEFP viole-t-elle l'art. 15 de la Charte? " Les demanderesses allèguent que les concours publics au sein de la fonction publique aboutissent à une discrimination du fait de la nationalité et de l'origine ethnique " L'art. 16(4)c) crée une inégalité entre les résidents permanents et les citoyens canadiens " Distinction entre le droit constitutionnel américain et canadien " Rehausser le sens et la valeur de la citoyenneté canadienne, inciter les résidents permanents à se faire naturaliser sont des objectifs urgents et réels " Équilibre raisonnable entre l'objectif législatif et les moyens choisis pour atteindre cet objectif " Les objectifs de la loi contestée l'emportent sur l'atteinte aux droits des demanderesses à l'égalité prévus par l'art. 15 de la Charte " L'art. 16(4)c) de la LEFP constitue une limite raisonnable au sens de l'art. premier de la Charte.

Citoyenneté et Immigration " Statut au Canada " Citoyens " Les demanderesses se plaignent de la préférence fondée sur la citoyenneté dans les concours publics de la fonction publique " L'art. 16(4)c) de la LEFP limite l'accès à la fonction publique aux résidents permanents " Historique législatif de la préférence fondée sur la citoyenneté " Celle-ci vise à rehausser la valeur de la citoyenneté et à inciter les résidents permanents à se faire naturaliser " La violation des droits à l'égalité des demanderesses est justifiée entant que limite raisonnable au sens de l'art. premier de la Charte.

Il s'agissait d'actions visant à obtenir un jugement déclaratoire et des dommages-intérêts, sur le fondement de moyens constitutionnels, relativement à l'application de l'alinéa 16(4)c) de la Loi sur l'emploi dans la fonction publique (LEFP). Les demanderesses, qui étaient des résidentes permanentes du Canada pendant la période pertinente, se sont plaintes de la préférence accordée aux citoyens canadiens dans les concours publics de la fonction publique. Elles allèguent avoir été l'objet de discrimination à cause de leur nationalité ou de leur origine ethnique. La préférence fondée sur la citoyenneté s'applique à deux étapes d'un concours public, soit l'étape de présentation des candidats et l'étape de la liste d'admissibilité. La Commission de la fonction publique (CFP) a l'habitude de ne pas présenter des non-citoyens à des concours publics lorsqu'elle estime qu'il y a suffisamment de citoyens qualifiés. À défaut d'un nombre suffisant de candidats qualifiés à présenter, ou en l'absence de citoyens qualifiés, la CFP présentera des candidats non canadiens qualifiés, soit seuls, soit avec des candidats canadiens, comme elle l'a fait dans le cas des demanderesses. Trois questions ont été soulevées: 1) l'alinéa 16(4)c) de la LEFP viole-t-il le paragraphe 15(1) de la Charte? 2) Dans l'affirmative, cet alinéa est-il justifié en tant que limite raisonnable, en application de l'article premier de la Charte? 3) Si cet alinéa est inconstitutionnel, à quelle réparation ont droit les demanderesses?

Jugement: les actions doivent être rejetées.

1) Il existe d'importantes différences entre le droit constitutionnel américain et canadien. Par exemple, le droit américain ne renferme aucune disposition limitative semblable à l'article premier de la Charte. C'est pourquoi l'application du droit constitutionnel américain en matière d'égalité pose des problèmes dans le contexte canadien. Il ne convient pas d'examiner l'objet, le contenu et les répercussions de la LEFP, ainsi que le contexte dans lequel la loi s'applique, dans le cadre de l'analyse fondée sur l'article 15. L'alinéa 16(4)c) de la Loi impose un fardeau aux résidents permanents puisqu'il vise à toucher et à réduire leurs possibilités d'emploi dans la fonction publique. Il n'est pas question de répercussions négatives en l'espèce. Cette disposition vise à créer une inégalité: elle renferme une distinction fondée sur une caractéristique personnelle, de sorte que les gens sont traités différemment. Les trois demanderesses, d'une manière ou d'une autre, se sont vu imposer des désavantages ou un fardeau par la préférence fondée sur la citoyenneté. L'application de l'alinéa 16(4)c) a pratiquement pour effet d'empêcher un résident permanent d'être présenté à un concours public, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de la fonction publique. La différence de traitement est intimement liée à la caractéristique personnelle de la personne ou du groupe de personnes, soit la citoyenneté. L'alinéa 16(4)c) de la LEFP viole le droit à l'égalité garanti par le paragraphe 15(1) de la Charte.

2) En application de l'article premier de la Charte, il incombe aux défendeurs de démontrer que la violation d'un droit prévu dans la Charte peut être justifiée dans le cadre d'une société libre et démocratique. Le premier volet du critère porte sur la validité de l'objectif législatif, tandis que le second porte sur la validité des moyens choisis pour atteindre cet objectif. Premièrement, l'objectif doit se rapporter à des préoccupations urgentes et réelles dans une société libre et démocratique. Les défendeurs ont montré que l'alinéa 16(4)c) de la LEFP a un double objectif: premièrement, rehausser le sens, la valeur et l'importance de la citoyenneté canadienne en accordant aux citoyens un accès préférentiel à l'emploi dans la fonction publique, à titre de droit rattaché à la citoyenneté; deuxièmement, inciter les résidents permanents à se faire naturaliser. Une société libre et démocratique comme le Canada répugne à mettre en évidence les différences qui existent au sein de son peuple. Cependant, toute loi sur la citoyenneté ne peut éviter d'établir certaines distinctions entre les membres de l'État-nation et, bien qu'elle ne puisse jamais résoudre les problèmes fondamentaux " sociaux ou politiques " d'un pays, elle est d'une nécessité indéniable. Pratiquement toutes les sociétés libérales et démocratiques imposent, sous une forme ou une autre, des restrictions fondées sur la citoyenneté à l'accès à l'emploi dans leur fonction publique nationale. Les défendeurs ont justifié l'importance des objectifs visés par la loi; en effet, ceux-ci sont urgents et réels au Canada.

Le deuxième volet du critère à appliquer en vertu de l'article premier consiste à se demander s'il existe un équilibre raisonnable entre l'objectif législatif et les moyens choisis pour atteindre cet objectif. Cet examen comporte trois parties. Premièrement, il faut que les moyens choisis pour atteindre l'objectif soient soigneusement conçus à cette fin. Bien qu'il n'existe aucune preuve concluante de lien entre la préférence fondée sur la citoyenneté et le double objectif des défendeurs, rien ne permet de prétendre que la législature ne pouvait raisonnablement conclure à l'existence éventuelle d'un tel lien. Le législateur aurait pu modifier l'alinéa 16(4)c) de la LEFP à plusieurs reprises, mais il a choisi de ne pas le faire. La question n'était pas de savoir si le législateur a eu raison ou tort, mais s'il y avait un lien rationnel entre le choix du moyen et l'objectif. Il existait un lien rationnel entre l'objectif de la Loi et les moyens choisis pour y parvenir, c'est-à-dire la préférence fondée sur la citoyenneté. Deuxièmement, la disposition en cause doit être conçue avec soin de manière à porter atteinte aussi peu qu'il est raisonnablement possible aux droits à l'égalité des demanderesses. L'élément de l'atteinte minimale doit être évalué en se demandant si le gouvernement avait un motif raisonnable de conclure que la loi contestée portait aussi peu que possible atteinte aux droits pertinents protégés par la Charte. Pour ce faire, il faut se demander si le législateur avait ou non d'autres moyens d'atteindre l'objectif. Pour décider quel moyen employer pour atteindre ses fins, le législateur devait faire un compromis entre les intérêts particuliers des résidents permanents et les intérêts collectifs de l'État en ce qui a trait à la citoyenneté. La Cour n'était pas mieux placée que le législateur pour déterminer si un bon compromis a été atteint ou si les bons moyens ont été choisis pour accorder une préférence aux citoyens canadiens en ce qui a trait à l'emploi dans la fonction publique comme droit conféré aux citoyens et comme incitation à obtenir la naturalisation. Le gouvernement était raisonnablement fondé à faire le choix qu'il a fait, et ce choix portait atteinte aussi peu que possible aux droits protégés par la Constitution. La dernière étape consiste à évaluer la proportionnalité entre les effets et les objectifs. Autrement dit, cette étape exige un équilibre entre les objectifs visés par la loi et l'atteinte causée par celle-ci. L'atteinte à la garantie d'égalité en l'espèce n'était pas grave. La préférence visait moins de la moitié de la fonction publique au Canada. Il y a de nombreux postes dont les résidents permanents ne sont pas exclus du fait qu'ils n'ont pas la citoyenneté. Bien que la restriction existe et qu'elle désavantage les demanderesses, elle est modérée et pourrait être temporaire. La valeur et les objectifs de la citoyenneté et le souhait du gouvernement d'encourager les résidents permanents à se faire naturaliser l'emportent sur l'abrogation des droits en cause en l'espèce. Les objectifs de la loi l'emportent sur l'atteinte à la garantie constitutionnelle d'égalité qu'entraîne l'alinéa 16(4)c) de la LEFP. Même si cet alinéa viole l'article 15 de la Charte, il constitue une limite raisonnable, et il est sauvegardé par l'article premier de la Charte.

3) Dans les affaires constitutionnelles, il est courant de rendre des jugements déclaratoires, mais il est rare d'accorder des dommages-intérêts pour violation de la Charte. En l'espèce, les dommages-intérêts étaient clairement évaluables, et les faits précis. À deux reprises au moins, on a recommandé l'abrogation de la préférence. S'il est établi à l'avenir que l'alinéa 16(4)c) n'est pas sauvegardé par l'article premier de la Charte, il y aurait lieu d'accorder des dommages-intérêts compensatoires en l'espèce. Il serait tout à fait inopportun d'accorder des dommages-intérêts punitifs ou exemplaires dans cette affaire.

lois et règlements

Acte canadien de 1881 sur la naturalisation, S.C. 1881, ch. 13, art. 10.

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. 1985, appendice II, no 44], art. 1, 15.

Loi de 1908 modifiant la Loi du service civil, S.C. 1908, ch. 15, art. 14.

Loi du Service civil, 1918, S.C. 1918, ch. 12, art. 38, 41(1).

Loi du service civil, S.R.C. 1927, ch. 22, art. 33(1) (mod. par S.C. 1932, ch. 40, art. 6).

Loi sur la citoyenneté, S.C. 1974-75-76, ch. 108.

Loi sur la citoyenneté canadienne, S.C. 1946, ch. 15.

Loi sur la réforme dans la fonction publique, L.C. 1992, ch. 54.

Loi sur l'emploi dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-33, art. 16(4)c), 17(4)c).

Loi sur l'emploi dans la Fonction publique, S.C. 1966-67, ch. 71.

Loi sur le service civil, S.C. 1960-61, ch. 57, art. 40(1).

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règle 500.

Traité instituant la Communauté économique européenne (25 mars 1957), art. 48(4).

jurisprudence

décisions appliquées:

R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; (1986), 26 D.L.R. (4th) 200; 24 C.C.C. (3d) 321; 50 C.R. (3d) 1; 19 C.R.R. 308; 14 O.A.C. 335; Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679; (1992), 93 D.L.R. (4th) 1; 92 CLLC 14,036; 10 C.R.R. (2d) 1; 139 N.R. 1; R. c. Laba, [1994] 3 R.C.S. 965.

distinction faite avec:

Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; (1989), 56 D.L.R. (4th) 1; [1989] 2 W.W.R. 289; 34 B.C.L.R. (2d) 273; 25 C.C.E.L. 255; 10 C.H.R.R. D/5719; 36 C.R.R. 193; 91 N.R. 255; Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835.

décisions examinées:

Sugarman v. Dougall, 413 U.S. 634 (1973); R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452; (1992), 89 D.L.R. (4th) 449; [1992] 2 W.W.R. 577; 16 W.A.C. 1; 78 Man. R. (2d) 1; 70 C.C.C. (3d) 129; 8 C.R.R. (2d) 1; 134 N.R. 81; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; (1989), 58 D.L.R. (4th) 577; 25 C.P.R. (3d) 417; 94 N.R. 167; Rodriguez c. Colombie-Britannique, (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519; (1993), 107 D.L.R. (4th) 342; [1993] 7 W.W.R. 641; 56 W.A.C. 1; 82 B.C.L.R. (2d) 273; 34 B.C.A.C. 1; 85 C.C.C. (3d) 15; 24 C.R. (4th) 281; 158 N.R. 1; Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l'Ontario, [1991] 2 R.C.S. 211; (1991), 3 O.R. (3d) 511; 81 D.L.R. (4th) 545; 91 CLLC 14,029; 4 C.R.R. (2d) 193; 126 N.R. 161; 48 O.A.C. 241; R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697; (1990), 114 A.R. 81; [1991] 2 W.W.R. 1; 77 Alta. L.R. (2d) 193; 61 C.C.C. (3d) 1; 3 C.P.R. (2d) 193; 1 C.R. (4th) 129; 117 N.R. 284.

décisions citées:

R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933; (1991), 75 O.R. (2d) 388; 71 D.L.R. (4th) 551; 63 C.C.C. (3d) 481; 5 C.R. (4th) 253; 3 C.R.R. (2d) 1; 125 N.R. 1; 47 O.A.C. 81; R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296; (1989), 48 C.C.C. (3d) 8; 69 C.R. (3d) 97; 39 C.R.R. 306; 96 N.R. 115; 34 O.A.C. 115; Graham v. Richardson, 403 U.S. 365 (1971); Mathews v. Diaz, 426 U.S. 67 (1976); Mow Sun Wong v. Hampton, 435 F.Supp. 37 (Dist. Ct. Cal. 1977); R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713; (1986), 35 D.L.R. (4th) 1; 30 C.C.C. (3d) 385; 87 CLLC 14,001; 55 C.R. (3d) 193; 28 C.R.R. 1; 71 N.R. 161; 19 O.A.C. 239; R. c. Big M Drug Mart Ltd. et autres, [1985] 1 R.C.S. 295; (1985), 60 A.R. 161; 18 D.L.R. (4th) 321; [1985] 3 W.W.R. 481; 37 Alta. L.R. (2d) 97; 18 C.C.C. (3d) 385; 85 CLLC 14,023; 13 C.R.R. 64; 58 N.R. 81; Winner v. S.M.T., [1951] R.C.S. 887; [1951] 4 D.L.R. 529; Foley v. Connelie, 435 U.S. 291 (1978); Ambach v. Norwick, 441 U.S. 68 (1979); Cabell v. Chavez-Salido, 454 U.S. 432 (1982); Austin v. British Columbia (Ministry of Municipal Affairs, Recreation & Culture) (1990), 66 D.L.R. (4th) 33; 42 B.C.L.R. (2d) 288 (C.S.); Re Public Employees: E.C. Commission v. Belgium (affaire 149/79), [1981] 2 C.M.L.R. 413 (C.E.J.); Re Public Employees (No. 2): E.C. Commission v. Belgium (affaire 149/79), [1982] 3 C.M.L.R. 539 (C.E.J.).

doctrine

Canada. Débats de la Chambre des communes. Comité permanent de la justice et des questions juridiques, Procès-verbaux et témoignages du sous-comité sur les Droits à l'égalité, fascicule no 29 (25 octobre 1985), à la page 73.

Canada. Débats de la Chambre des communes, Vol. II, 2e sess., 17e Parl., 21-22 Geo. V, 1931.

Canada. Débats de la Chambre des communes, Vol. LXXXVII, 4e sess., 10e Parl., 7-8 Edw. VII, 1908.

Canada. Débats de la Chambre des communes, Vol. VIII, 1re sess., 33e Parl., 35 Eliz. II, 1986.

Canada. Ministère de la Justice: Cap sur l'égalité: Réponse au Rapport du Comité parlementaire sur les droits à l'égalité, Ottawa: Approvisionnements et Services, 1986.

Canada. Ministère de la Justice. Les droits à l'égalité et la législation fédérale: un document de travail, Ottawa: Approvisionnements et Services Canada, 1985.

Orkin, Mark M. The Law of Costs, 2nd ed., Aurora, Ontario: Canada Law Book Inc., 1994.

Rapport du Comité spécial sur la gestion du personnel et le principe du mérite, Ottawa: Approvisionnements et Services Canada, 1979 (Président du conseil: Guy R. D'Avignon).

ACTIONS en jugement déclaratoire et en dommages-intérêts, sur le fondement de moyens constitutionnels, relativement à l'application de l'alinéa 16(4)c) de la Loi sur l'emploi dans la fonction publique. Actions rejetées.

avocats:

Andrew J. Raven et David Yazbeck, pour la demanderesse Janine Bailey.

David J. Jewitt, pour les demanderesses Elisabeth Lavoie et Jeanne To Thanh Hien.

Edward R. Sojonky, c.r., et Yvonne E. Milosevic, pour les défendeurs.

procureurs:

Raven, Jewitt & Allen, Ottawa, pour les demanderesses.

Le sous-procureur général du Canada, pour les défendeurs.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Wetston: Dans les deux actions, les demanderesses cherchent à obtenir un jugement déclaratoire et des dommages-intérêts, sur le fondement de moyens constitutionnels, relativement à l'application de l'alinéa 16(4)c) de la Loi sur l'emploi dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-33 (la LEFP).

LES DEMANDES INDIVIDUELLES

Elisabeth Lavoie

Elisabeth Lavoie, citoyenne autrichienne, a pu s'établir au Canada comme résidente permanente en juin 1988. Bien qu'elle ait obtenu le droit à la citoyenneté canadienne en juin 1991, elle a décidé de ne pas renoncer à sa citoyenneté autrichienne. Comme le droit autrichien ne permet pas la double citoyenneté, le fait d'acquérir une citoyenneté étrangère entraîne la perte automatique de la citoyenneté autrichienne. Mme Lavoie ne souhaitait pas devenir "une étrangère dans son propre pays". Elle craignait également que la perte de sa citoyenneté autrichienne risque de limiter d'éventuelles possibilités d'emploi en Autriche.

À son arrivée au Canada, Mme Lavoie, secrétaire de direction, a été embauchée par une agence de placement. En vertu d'une série de contrats à court terme, elle a travaillé pour le ministère des Approvisionnements et Services (MAS) pendant vingt-deux semaines au total, entre juin et novembre 1988.

Pendant cette période, le MAS a présenté une demande à la Commission de la fonction publique (la CFP) afin de doter un poste de niveau ST-SCY-03 pour une période déterminée.

Avant le 31 août 1988, Mme Lavoie a fait une demande d'emploi à la CFP. Elle a reçu une lettre de la CFP, en date du 31 août 1988, l'informant qu'en vertu de la LEFP, "les citoyens canadiens étaient nommés de préférence à des postes". Néanmoins, le MAS a demandé à la CFP de lui présenter Mme Lavoie comme candidate pour le poste. En octobre 1988, la CFP a refusé la "demande de présentation de candidat nommément désigné" du MAS et a présenté un citoyen canadien qui a ensuite été nommé au poste, pour une période déterminée, à compter du 28 novembre 1988. Par la suite, Mme Lavoie a cherché un emploi à l'extérieur de la fonction publique fédérale.

Jeanne To Thanh Hien

Jeanne To Thanh Hien, citoyenne française née au Viêt-nam, a pu s'établir au Canada comme résidente permanente en septembre 1987. Elle a acquis la citoyenneté canadienne en 1991. Le droit français n'interdit pas la double citoyenneté. Mme To Thanh Hien est maintenant titulaire de la double citoyenneté, française et canadienne.

Mme To Thanh Hien est une rédactrice de langue française. Avant son arrivée au Canada en 1987, elle a fait une demande à la CFP pour un emploi dans la fonction publique du Canada, et son nom a été inscrit dans le répertoire national de la CFP. Elle a également été renvoyée au Programme de services d'emploi pour les minorités visibles, Région de la Capitale nationale, de la CFP.

À son arrivée au Canada, Mme To Thanh Hien, n'ayant pas reçu de nouvelles de la CFP, a postulé un emploi en s'adressant directement à divers ministères du gouvernement fédéral et à la Chambre des communes. De septembre 1987 à mars 1989, une agence de placement l'a présentée pour un certain nombre de postes temporaires au gouvernement fédéral. En postulant directement, Mme To Thanh Hien a réussi à obtenir un emploi à temps partiel à la Chambre des communes comme rédactrice de langue française.

En novembre 1987, Mme To Thanh Hien a pris connaissance de la préférence fondée sur la citoyenneté. Elle en a été informée par écrit en décembre 1987. Du 15 décembre 1987 au 10 juin 1988, elle a travaillé comme secrétaire et commis de bureau à Agriculture Canada. En avril 1988, elle a appris qu'Agriculture Canada cherchait à combler un poste IS-03 pour une période déterminée, comme rédactrice de langue française. Le chef des services de rédaction estimait que Mme To Thanh Hien pouvait occuper le poste; cependant, il lui a été conseillé de ne pas faire de "demande de présentation de candidat nommément désigné" pour la demanderesse, vu qu'elle n'avait pas la citoyenneté canadienne. Il n'y a aucune preuve selon laquelle Agriculture Canada aurait fait une "demande de présentation de candidat nommément désigné" à la CFP. En mai 1988, Agriculture Canada a commencé à doter ce poste pour une période déterminée par voie de concours public. La CFP a présenté onze candidats, mais la demanderesse ne faisait pas partie de ce groupe. Mme To Thanh Hien croyait qu'elle n'avait pas été présentée parce qu'elle n'était pas citoyenne canadienne à l'époque.

Le 7 mars 1989, à la suite d'un concours public, la demanderesse a été nommée, pour une période déterminée, à un poste de secrétaire (ST-SCY-02) au ministère du Secrétariat d'État. Avant l'expiration de cette période, qui allait du 12 avril au 28 juillet 1989, elle a été réaffectée au Bureau de la traduction du ministère du Secrétariat d'État. Elle a été réaffectée de nouveau, à une autre direction du ministère du Secrétariat d'État, du 23 mai au 3 novembre 1989. Cependant, à compter du 15 mai 1989, Mme To Thanh Hien a été nommée à un deuxième poste ST-SCY-02, pour une période déterminée, au même ministère. Elle devait occuper ce poste du 15 mai 1989 au 30 mars 1990. Bien qu'elle ait accepté par écrit l'offre de nomination le 20 juin 1989, elle a affirmé, dans son témoignage, ne pas avoir compris qu'elle avait été nommée à un autre poste, pour une période de dix mois, et non pas simplement réaffectée.

Mme To Thanh Hien a quitté la fonction publique en septembre 1989. Elle estimait avoir été traitée injustement. En outre, elle se sentait humiliée et quelque peu déchue à cause des fonctions qu'elle avait dû exercer. Par exemple, d'une part elle devait ramasser le courrier avec un chariot alors que d'autre part, elle devait travailler à un niveau plus élevé que celui pour lequel elle était payée.

Le 19 septembre 1989, Mme To Thanh Hien a déposé une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la CCDP), alléguant qu'elle avait été l'objet de discrimination à cause de sa nationalité ou de son origine ethnique. La CCDP a enquêté sur la plainte et a recommandé qu'un tribunal administratif soit constitué pour faire enquête. Cependant, cette enquête a été suspendue en attendant l'issue de la présente instance.

Janine Bailey

Janine Bailey, citoyenne néerlandaise, a pu s'établir au Canada comme résidente permanente en novembre 1986. Elle est devenue admissible à la citoyenneté canadienne en novembre 1989; mais ce n'est qu'en septembre 1993 qu'elle a fait des démarches en vue de l'obtenir. Toutefois, Mme Bailey a décidé de ne pas demander la citoyenneté canadienne si cela l'oblige à renoncer à sa citoyenneté néerlandaise. Elle s'inquiète d'avoir éventuellement à retourner aux Pays-Bas pour prendre soin de ses parents âgés.

Mme Bailey est titulaire d'un diplôme de droit néerlandais. En juin 1987, à la suite d'un concours public, elle a été nommée, pour une période déterminée de trois mois, prolongée par la suite, à un poste à la Commission de l'emploi et de l'immigration du Canada (la CEIC). En mars et novembre 1988, Mme Bailey s'est présentée à deux concours internes, mais elle a été éliminée à la présélection.

En décembre 1988, la CEIC a lancé un concours public pour combler des vacances anticipées au niveau PM-02, aux postes de conseillers en immigration. La CEIC a officiellement demandé à la CFP de lui présenter des candidats pour le poste, à partir de son Répertoire national des candidats. Un avis écrit du concours a été fourni au personnel de la CEIC, à Toronto et à Mississauga. Les employés intéressés étaient priés de présenter une demande à la CFP. Au début de 1989, Mme Bailey a posé sa candidature au poste de conseiller en immigration de niveau PM-02. La CFP n'a pas présenté Mme Bailey au concours public; elle a cependant présenté 144 autres candidats. En avril, Mme Bailey a été informée qu'elle n'avait pas été présentée au concours public pour le poste PM-02 parce qu'elle n'était pas citoyenne canadienne.

En même temps que le concours public, il y a eu un concours interne pour les mêmes postes et niveau. Mme Bailey n'a pas participé à ce concours, bien qu'elle ait été admissible. Les candidats au concours public devaient posséder un diplôme d'études post-secondaires, mais l'expérience n'était pas requise; il suffisait aux candidats au concours interne d'être titulaires d'un diplôme d'études secondaires; cependant, ils devaient avoir de l'expérience.

En juin 1989, Mme Bailey a déposé une plainte auprès de la CFP relativement au concours public PM-02. Elle a allégué que l'alinéa 16(4)c) de la LEFP violait les droits que lui reconnaissait l'article 15 de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]]. Après enquête, il a été conclu que la CFP agissait uniformément, conformément à la loi et qu'il appartiendrait aux tribunaux de dire s'il y avait eu violation de la Charte.

Au début de 1989, Mme Bailey occupait un poste PM-02, doté pour une période déterminée. En septembre 1989, elle a été nommée à un poste PM-01, doté pour une période indéterminée, comme agent examinateur de l'immigration, poste qu'elle a obtenu par concours interne.

En février 1990, la demanderesse a présenté sa candidature à un poste PM-03 dans un concours public. Quarante candidats, tous des citoyens canadiens, ont été présentés par la CFP; la demanderesse n'a pas été présentée. Encore une fois, c'était à cause de sa citoyenneté. La demanderesse a déposé une deuxième plainte auprès de la CFP, et elle a reçu la même réponse que celle qui est mentionnée précédemment. Elle n'était pas citoyenne canadienne.

À la fin de 1990, Mme Bailey a été jugée qualifiée pour un poste PM-02. Par concours interne, elle s'est classée treizième sur les vingt-huit candidats inscrits sur la liste d'admissibilité. Cependant, le concours a fait l'objet d'un appel, celui-ci a été accueilli, si bien qu'aucune nomination n'a été faite à partir de la liste d'admissibilité.

En février 1991, Mme Bailey a été présentée comme candidate à un poste PM-03, dans un concours public, cette fois. Elle n'a été présentée qu'après que la CFP eut constaté qu'il n'y aurait pas assez de candidats canadiens pour établir une liste d'admissibilité. Par la suite, il a été jugé que la demanderesse ne satisfaisait pas aux exigences cotées du poste.

En août 1990, la demanderesse a été jugée qualifiée pour un concours interne PM-03. Cependant, elle n'a pas été nommée au poste, doté pour une période indéterminée. Entre temps, en avril 1991, Mme Bailey a accepté un poste intérimaire de niveau PM-03. Elle a exercé les fonctions du poste PM-03 jusqu'au 31 mars 1992.

QUESTIONS EN LITIGE

1. L'alinéa 16(4)c) de la LEFP viole-t-il le paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte)?

2. Dans l'affirmative, l'alinéa 16(4)c) de la LEFP est-il justifié en tant que limite raisonnable, en application de l'article premier de la Charte?

3. Si l'alinéa 16(4)c) de la LEFP est inconstitutionnel, à quelle réparation ont droit les demanderesses?

ANALYSE

Historique législatif de la préférence fondée sur la citoyenneté

L'exigence selon laquelle il fallait avoir la nationalité pour être admis à ce qui s'appelait à l'époque le "service civil du Canada" est apparue pour la première fois dans la Loi de 1908 modifiant la Loi du service civil, S.C. 1908, ch. 15. À la même époque, le législateur a introduit le principe de l'examen par concours public pour être admis à la fonction publique comme moyen de faire la sélection des candidats au mérite. En vertu de l'article 14 de la Loi, personne n'était admis à l'épreuve du concours pour faire partie du service civil (la fonction publique) s'il n'était pas "sujet britannique de naissance ou par naturalisation, et n'[avait] habité le Canada au moins trois ans". L'obligation d'être résident depuis trois ans, prévue dans la Loi de 1908 modifiant la Loi du service civil correspondait à une obligation identique prévue à l'article 10 de l'Acte canadien de 1881 sur la naturalisation, S.C. 1881, ch. 13. L'article 38 et le paragraphe 41(1) de la Loi du Service civil, 1918, S.C. 1918, ch. 12 prévoyaient une exonération par laquelle le gouverneur en conseil pouvait autoriser l'admission à la fonction publique de personnes qui ne satisfaisaient pas à l'exigence relative à la nationalité ou à la résidence. En outre, la Loi de 1918 accordait des préférences particulières aux anciens combattants et à leurs veuves, aux résidents du Canada et aux fonctionnaires en poste. La Loi du service civil, S.R.C. 1927, ch. 22 a été modifiée, une fois de plus en 1932. Le paragraphe 33(1) a été modifié [S.C. 1932, ch. 40, art. 6] de façon à augmenter de trois à cinq ans le nombre d'années de résidence obligatoire au Canada pour entrer dans la fonction publique canadienne, et ce, afin de l'harmoniser avec la Loi sur la naturalisation. Cette dernière loi a aussi été modifiée par l'augmentation du nombre d'années nécessaires à la naturalisation, de trois à cinq ans.

En 1947, la promulgation de la première Loi sur la citoyenneté canadienne, S.C. 1946, ch. 15 a introduit la notion de citoyenneté canadienne. Les exigences en matière de nationalité et de résidence pour être admis à la fonction publique n'ont pas été modifiées à l'époque.

La préférence fondée sur la citoyenneté a été introduite en 1961 [Loi sur le service civil, S.C. 1960-61, ch. 57] par une disposition pratiquement identique à la disposition actuelle, l'alinéa 16(4)c) de la LEFP en vigueur aujourd'hui. L'ancienne exigence fondée sur la nationalité et la résidence a été remplacée par un régime de préférences: accorder la préférence premièrement aux pensionnés de guerre (les anciens combattants handicapés), deuxièmement aux anciens combattants qui ne recevaient pas de pension (les anciens combattants aptes au travail) et les veuves d'anciens combattants, puis, troisièmement, aux citoyens canadiens. Ces préférences s'appliquaient obligatoirement à l'établissement des listes de candidats admissibles aux concours publics (paragraphe 40(1)). Avec l'adoption de la Loi sur l'emploi dans la Fonction publique, S.C. 1966-67, ch. 71, les préférences accordées aux anciens combattants et aux citoyens ne s'appliquaient plus qu'aux concours publics. Aucun changement important n'a été apporté à la préférence fondée sur la citoyenneté depuis 1967.

L'article 16 de la Loi sur l'emploi dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-33 dispose:

16. (1) La Commission étudie toutes les candidatures qui lui parviennent dans le délai fixé à cet égard. Après avoir pris connaissance des autres documents qu'elle juge utiles à leur égard, et après avoir tenu les examens, épreuves, entrevues et enquêtes qu'elle estime souhaitables, elle sélectionne les candidats qualifiés pour le ou les postes faisant l'objet du concours.

. . .

(4) Dans le cadre d'un concours public et en vue de l'établissement, conformément à la présente loi, d'une liste d'admissibilité, la Commission apprécie s'il y a suffisamment de postulants qualifiés qui sont:

a) des pensionnés de guerre selon la définition de l'annexe II;

b) des anciens combattants, selon la définition de l'annexe II, ne tombant pas dans la catégorie définie par l'alinéa a), ou des veuves d'anciens combattants selon la définition de cette annexe II;

c) des citoyens canadiens autres que ceux visés par les alinéas a) ou b).

Elle peut, lorsqu'elle estime leur nombre suffisant, limiter la sélection prévue au paragraphe 1 soit aux postulants mentionnés à l'alinéa a), soit à ceux mentionnés aux alinéas a) et b), soit à ceux mentionnés aux alinéas a), b) et c). [Non souligné dans l'original.]

En 1979 et en 1985, des comités parlementaires ont recommandé l'élimination de la préférence fondée sur la citoyenneté; cependant, ces recommandations ont été rejetées. La LEFP a été modifiée en 1992 [Loi sur la réforme de la fonction publique, L.C. 1992, ch. 54]; toutefois, la préférence fondée sur la citoyenneté n'a pas été modifiée.

La préférence fondée sur la citoyenneté

Les mesures de dotation par concours public qui font l'objet des présentes actions sont régies par la LEFP de 1985. La LEFP ne s'applique qu'à une partie de la fonction publique, appelée, dans le présent jugement, "le champ d'application de la LEFP". Au 31 décembre 1989, la LEFP s'appliquait à 227 545 personnes, c'est-à-dire 42,6 p. 100 de l'ensemble de la fonction publique qui compte 534 343 personnes. Le champ d'application de la LEFP ne comprend que des postes civils, de divers niveaux, allant du travail de bureau au poste de sous-ministre adjoint; il comprend toute une série de catégories professionnelles.

La préférence fondée sur la citoyenneté s'applique à deux étapes d'un concours public, soit l'étape de présentation des candidats (alinéa 16(4)c)) et l'étape de la liste d'admissibilité (alinéa 17(4)c)). À l'étape de la présentation, l'application de la préférence est discrétionnaire; cependant, à l'étape de la liste d'admissibilité, l'application de la préférence est obligatoire. En l'espèce, les demanderesses n'ont été touchées que par l'application de l'alinéa 16(4)c) de la LEFP à l'étape de la présentation. La constitutionnalité de l'alinéa 17(4)c) de la LEFP n'est pas en cause dans les présentes actions.

En ce qui a trait aux concours publics en cause, la CFP était chargée, à la fois, de la présentation de candidats qualifiés et de l'application de l'alinéa 16(4)c). Pendant la période en cause, de 1988 à 1990, il existait des lignes directrices des politiques concernant l'application de l'alinéa 16(4)c) de la LEFP. Les lignes directrices prévoient que la préférence fondée sur la citoyenneté n'empêche pas les non-citoyens de participer aux concours publics ou d'être acceptés dans les répertoires de candidats. D'après les lignes directrices, les non-citoyens ne doivent être présentés que lorsque le répertoire de citoyens qualifiés est épuisé. Des non-Canadiens ne peuvent être présentés que s'il est jugé qu'il n'y a pas assez de citoyens canadiens pour pourvoir aux postes vacants. Conformément à cette politique, la CFP a l'habitude de ne pas présenter de non-citoyens à des concours publics lorsqu'elle est d'avis qu'il y a suffisamment de citoyens qualifiés à présenter. Les défendeurs plaident qu'il est rare de présenter des non-Canadiens avec des citoyens canadiens. Lorsqu'il n'y a pas suffisamment de candidats qualifiés à présenter, ou lorsqu'il n'y a aucun citoyen qualifié, la CFP présentera des candidats non canadiens qualifiés, soit seuls, soit avec des candidats canadiens, comme elle l'a fait dans le cas des demanderesses, Mme Bailey et Mme To Thanh Hien. Pour les concours internes, les résidents permanents sont immédiatement admissibles à participer aux concours pour d'autres postes sans égard à leur citoyenneté. Cependant, ils demeurent assujettis à la préférence fondée sur la citoyenneté lorsqu'ils postulent un poste par voie de concours public. Bien qu'il n'y ait aucune statistique à cet égard, il est clair que peu de non-Canadiens se sont présentés à des concours publics.

Comme la Cour l'a dit précédemment, le statut juridique de citoyen canadien a été créé en 1947 par l'adoption de la Loi sur la citoyenneté canadienne. Auparavant, les ressortissants canadiens étaient considérés comme des sujets britanniques. La Loi a maintenu le statut de sujet britannique en plus de celui de citoyen et a accordé un traitement préférentiel aux sujets britanniques. Ceux-ci avaient notamment accès à l'emploi dans la fonction publique. En 1977, une nouvelle Loi sur la citoyenneté, S.C. 1974-75-76, ch. 108, a été promulguée. Cette Loi réduisait à trois ans le nombre d'années de résidence nécessaires pour obtenir la citoyenneté et a éliminé tout traitement préférentiel accordé aux sujets britanniques.

En 1991, la population du Canada s'élevait à environ 27 millions d'habitants. De ce nombre, environ 1,5 million étaient des non-citoyens. De ce nombre, environ 1,25 million étaient des résidents permanents. À cette époque, environ 711 000 résidents permanents étaient admissibles à la citoyenneté canadienne, ayant satisfait à l'exigence de résidence de trois ans. Les défendeurs ont signalé qu'environ 100 000 demandes de citoyenneté avaient été déposées à cette époque, ce qui laisse environ 611 000 résidents permanents qui, bien qu'admissibles à la citoyenneté, n'ont pris aucune mesure pour être naturalisés.

L'article 15 de la Charte, les droits à l'égalité

Dans l'arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, qui portait sur la constitutionnalité de l'article 42 de la Barristers and Solicitors Act, R.S.B.C. 1979, ch. 26, en vertu duquel il fallait être citoyen canadien pour exercer le droit en Colombie-Britannique, la Cour suprême du Canada a énoncé pour la première fois la méthode d'analyse du paragraphe 15(1). Dans cette affaire, l'intimé, un non-citoyen qui satisfaisait par ailleurs aux exigences pour exercer le droit en Colombie-Britannique, a allégué que son droit à l'égalité garanti par l'article 15 de la Charte avait été violé par l'exigence relative à la citoyenneté. La Cour suprême a appliqué la méthode d'analyse suivante, comme l'a résumé le juge en chef Lamer, adoptant l'arrêt Andrews, précité, dans l'arrêt R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933, à la page 992:

La cour doit d'abord déterminer si le plaignant a démontré que l'un des quatre droits fondamentaux à l'égalité a été violé (i.e. l'égalité devant la loi, l'égalité dans la loi, la même protection de la loi et le même bénéfice de la loi). Cette analyse portera surtout sur la question de savoir si la loi fait (intentionnellement ou non) entre le plaignant et d'autres personnes une distinction fondée sur des caractéristiques personnelles. Ensuite, la cour doit établir si la violation du droit donne lieu à une "discrimination". Cette seconde analyse portera en grande partie sur la question de savoir si le traitement différent a pour effet d'imposer des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d'autres ou d'empêcher ou de restreindre l'accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d'autres. De plus, pour déterminer s'il y a eu atteinte aux droits que le par. 15(1) reconnaît au plaignant, la cour doit considérer si la caractéristique personnelle en cause est visée par les motifs énumérés dans cette disposition ou un motif analogue, afin de s'assurer que la plainte correspond à l'objectif général de l'art. 15, c'est-à-dire corriger ou empêcher la discrimination contre des groupes victimes de stéréotypes, de désavantages historiques ou de préjugés politiques ou sociaux dans la société canadienne. [Non souligné dans l'original.]

Dans l'arrêt Andrews, précité, la Cour a souligné que le fait d'avoir empêché l'intimé dans cette affaire d'exercer la profession d'avocat parce qu'il n'était pas citoyen constituait de la discrimination au sens du paragraphe 15(1) de la Charte. La Cour était d'avis que la législature de la Colombie-Britannique avait exclu les membres d'un groupe à cause d'une "caractéristique analogue aux motifs" prévus au paragraphe 15(1) et ce, sans égard aux qualifications ou aux mérites des membres qui constituent le groupe. Dans l'arrêt Andrews, précité, à la page 152, Madame le juge Wilson a souligné que les non-citoyens constituaient un groupe défavorisé, dépourvu de pouvoir politique et étaient, à ce titre, susceptibles de voir leurs intérêts négligés dans la société canadienne. Dans cet arrêt, à la page 196, le juge La Forest a reconnu que:

. . . la citoyenneté confère un statut très particulier qui ne comporte pas seulement des droits et des obligations, mais qui remplit la fonction très importante de symbole identifiant les gens comme membres de l'État canadien.

Cependant, il estimait que la citoyenneté n'avait aucune pertinence comme qualification pour la plupart des fonctions (aux pages 196 et 197):

Dans l'ensemble, l'emploi dans une mesure législative de la citoyenneté comme motif de distinction entre individus, en l'espèce pour conditionner l'accès à l'exercice d'une profession, comporte le risque de miner les valeurs essentielles ou fondamentales d'une société libre et démocratique qui sont enchâssées à l'art. 15. Tout au long de son histoire, notre pays a tiré sa force des gens qui sont venus l'habiter.

À cause de l'arrêt Andrews, précité, l'article 15 de la Charte paraît, à première vue, limiter considérablement le pouvoir qu'a un gouvernement d'accorder des avantages ou d'imposer des contraintes en se fondant sur la citoyenneté. Cependant, en l'espèce, les défendeurs plaident qu'en dépit des similitudes entre l'espèce et l'affaire Andrews, précité, on note également des différences importantes. En outre, les défendeurs plaident que la bonne méthode d'analyse en l'espèce serait d'apprécier, dans le cadre de l'analyse fondée sur l'article 15, l'objet, le contenu et l'effet de la loi contestée, ainsi que l'ensemble des contextes social, politique et juridique dans lequel la loi contestée est appliquée et dans lequel la violation alléguée de la Charte se produit: arrêts R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296, aux pages 1331 et 1332, et Andrews, précité, à la page 168.

Pour ce qui est de la méthode à employer en l'espèce, la Cour est d'avis qu'il ne convient pas d'examiner l'objet, le contenu et les répercussions de la loi contestée, ou le contexte dans lequel la loi s'applique, dans le cadre de l'analyse fondée sur l'article 15. Bien qu'un tel examen puisse être approprié dans certains cas, la Cour estime que ce n'est pas le cas en l'espèce. Les défendeurs plaident que l'objectif de la préférence fondée sur la citoyenneté prévue dans la LEFP n'est pas manifeste de prime abord. Selon eux, toutefois, cette préférence aurait un double objectif cohérent: 1) rehausser le sens, la valeur et l'importance de la citoyenneté canadienne en accordant aux citoyens l'accès préférentiel à un emploi dans la fonction publique à titre de droit réservé aux citoyens; 2) inciter les résidents permanents à se faire naturaliser. Manifestement, les défendeurs reconnaissent que l'alinéa 16(4)c) impose un fardeau aux résidents permanents. À cet égard, pour atteindre son objectif, la disposition vise à toucher et à réduire les possibilités d'emploi des résidents permanents dans la fonction publique, quoiqu'elle ne le fasse pas de façon absolue. Il n'est pas question de répercussions négatives en l'espèce. Si c'était le cas, l'objet de la loi, ainsi que le contexte dans lequel celle-ci s'applique, devraient être examinés. Autrement dit, il faudrait examiner le cadre dans lequel a lieu la discrimination. En l'espèce, l'alinéa 16(4)c) crée, à sa lecture même, l'inégalité. La Cour doit examiner l'objet et le contexte, non pas en application du paragraphe 15(1), mais plutôt dans l'optique de savoir si la violation peut être justifiée comme une limite raisonnable prévue à l'article premier de la Charte. Comme l'a affirmé le juge La Forest dans l'arrêt Andrews, précité, à la page 196:

Il ne fait aucun doute que la citoyenneté peut, dans certains cas, servir à bon droit de caractéristique distinctive relativement à certains types d'objectifs légitimes du gouvernement.

et, à la page 197:

Cela signifie non pas qu'aucune loi qui (par exemple) conditionne un avantage à l'obtention de la citoyenneté n'est acceptable dans la société libre et démocratique qu'est le Canada, mais simplement que la loi qui paraît le faire devrait être soupesée en fonction de la pierre de touche de notre Constitution. Elle doit être justifiée.

Les défendeurs plaident que, malgré la similitude, les questions en litige en l'espèce n'ont pas été réglées par l'arrêt Andrews, précité. Ils soutiennent qu'il y a quatre distinctions fondamentales entre l'espèce et l'affaire Andrews, précitée. Premièrement, en l'espèce, la loi contestée est fédérale et non provinciale. Par conséquent, elle intéresse la notion de citoyenneté comme ne peut le faire la loi provinciale, puisque la citoyenneté est une question qui relève de la compétence législative fédérale. Deuxièmement, les lois contestées dans les deux affaires visent des objectifs différents. Dans l'affaire Andrews, précitée, la loi provinciale n'était pas censée faire du droit d'exercer la profession d'avocat en Colombie-Britannique un attribut de la citoyenneté canadienne ou inciter les résidents permanents à se faire naturaliser en leur offrant ce droit d'exercice. La loi provinciale visait plutôt à faire de la citoyenneté une qualification pour l'exercice du droit en Colombie-Britannique. Troisièmement, dans l'affaire Andrews, le litige portait principalement sur l'importance de la profession juridique dans le gouvernement du pays. En l'espèce, la différence essentielle entre les parties porte principalement sur la nature et l'importance de la citoyenneté et sur les distinctions qui en sont les éléments fondamentaux. Quatrièmement, les répercussions des lois en cause diffèrent dans les deux affaires. La loi contestée dans l'affaire Andrews, précitée, interdisait à des résidents permanents qualifiés, par ailleurs, d'occuper un emploi dans leur domaine professionnel. En l'espèce, la loi contestée limite"sans toutefois l'interdire"l'accès des résidents permanents à la fonction publique, et elle ne les prive pas de leur droit de travailler dans leur domaine.

Selon les défendeurs, comme l'espèce intéresse une loi qui se rapporte à la nature et aux attributs mêmes de la citoyenneté (plutôt qu'une loi qui ne fait que créer une distinction fondée sur la citoyenneté), la Cour doit pousser son analyse plus loin que ce ne fut le cas dans l'arrêt Andrews et examiner le rapport qui existe entre l'égalité et la citoyenneté. D'après les défendeurs, parce que la citoyenneté est une notion qui crée une distinction, il est impossible de parvenir à l'égalité parfaite entre les citoyens et les non-citoyens sans abolir les notions qui distinguent la citoyenneté. Par conséquent, pour que la citoyenneté demeure une notion viable, on doit reconnaître que certaines distinctions entre les citoyens et les non-citoyens sont compatibles avec le principe de l'égalité et peuvent être conciliées avec le paragraphe 15(1) de la Charte, dans le cadre établi dans l'arrêt Andrews, précité. À cet égard, les défendeurs soutiennent que, dans l'arrêt Andrews, précité, la Cour a interprété le paragraphe 15(1) avec le raisonnement suivant: lorsqu'une loi établit des catégories fondées sur une caractéristique personnelle, il faut examiner la pertinence de la classification par rapport aux objectifs légitimes de la loi dans l'évaluation globale de la question de savoir si la classification viole le paragraphe 15(1). Selon les défendeurs, dans l'arrêt Andrews, précité, la Cour a estimé que la citoyenneté n'était pas un motif pertinent pour déterminer si quelqu'un était qualifié à exercer le droit. Cependant, il ne s'ensuit pas que la citoyenneté sera un motif non pertinent de distinction dans tous les cas.

Le droit américain

Les défendeurs ont cité comme témoin le professeur Peter H. Schuck, de la faculté de droit de Yale; le professeur Schuck est, entre autres, expert en droit américain de la citoyenneté. Dans sa déposition étoffée, le professeur Schuck a traité plusieurs domaines relatifs au droit et à la politique de la citoyenneté, y compris la restriction américaine sur l'emploi de non-citoyens dans la fonction publique fédérale. Le professeur Schuck fait le commentaire suivant:

[traduction] La citoyenneté est un statut juridique et politique qui permet à l'individu d'être membre à part entière d'un État"et reconnu comme tel par la loi"en contrepartie de quoi il lui doit allégeance complète. De tout temps, tous les États libres et démocratiques ont établi ce statut unique et tous ces États ont toujours accordé certains droits et privilèges particuliers à leurs citoyens. Dans tous les États libres et démocratiques que je connais, les citoyens jouissent de certains droits et privilèges exclusifs; ceux-ci comprennent le droit de vote dans les élections nationales, le droit d'entrer au pays et d'y rester à volonté, et un traitement préférentiel dans l'accès à l'emploi dans la fonction publique fédérale. Parmi les autres droits et obligations qui sont communément"quoique peut-être pas universellement"rattachés à la citoyenneté, mentionnons: la charge de juré, le service militaire, le traitement en vertu des lois fiscales, les documents et les formalités de voyage, l'accès aux services publics et les privilèges d'immigration accordés aux membres de la famille. [Non souligné dans l'original.]

Le professeur Schuck était également d'avis, avec d'autres, que le statut de citoyen vise certains objectifs sociaux et comporte certaines significations sociales. Ces objectifs et significations sont d'ordre politique, émotif et incitatif.

Les États-Unis limitent l'accès des non-citoyens à l'emploi dans la fonction publique fédérale. Cette restriction existe depuis plus de cent dix ans. En outre, à chaque fois que l'on a voulu contester, devant la Cour suprême des États-Unis, les classifications fédérales fondées sur l'extranéité, du fait qu'elles pouvaient violer le droit à la protection égale de la loi, ces contestations ont été rejetées. Cependant, les classifications établies par les États en fonction de l'extranéité n'ont pas connu le même sort. Les seules classifications établies par les États en fonction de l'extranéité et qui aient survécu à une contestation constitutionnelle sont celles qui interdisent aux non-citoyens d'occuper des emplois, au gouvernement de l'État où il existe une "fonction politique""une exception restreinte à la règle invalidant les restrictions établies par les États en fonction de l'extranéité.

Les demanderesses ont cité comme témoin le professeur Jamie Cameron, de l'Osgoode Hall Law School. Le professeur Cameron a témoigné sur la pertinence de la jurisprudence constitutionnelle américaine quant à la question de savoir si l'alinéa 16(4)c) de la LEFP est constitutionnel. Dans son témoignage, Mme Cameron s'est limitée à donner son avis sur le droit constitutionnel américain, c'est-à-dire un droit étranger. En examinant l'application du droit constitutionnel américain dans le contexte canadien, je sais qu'il existe d'importantes différences entre le droit constitutionnel américain et le droit canadien. En outre, le droit américain ne renferme aucune disposition limitative semblable à l'article premier de la Charte.

Les distinctions fondées sur la citoyenneté"selon qu'elles sont établies par le gouvernement fédéral ou par les États"ne sont pas traitées de la même manière dans la jurisprudence américaine relative au droit à la protection égale de la loi. Aux États-Unis, le gouvernement fédéral et celui des États sont tous liés par la garantie constitutionnelle du droit à la protection égale des lois. La protection accordée au niveau des États est prévue au Quatorzième amendement, tandis que la protection accordée au niveau fédéral découle de la disposition qui garantit la procédure équitable, laquelle se trouve au Cinquième amendement. Il n'y a, dans la constitution américaine, aucun équivalent à l'article premier de la Charte. Cependant, la Cour suprême des États-Unis et la Cour suprême du Canada ont toutes les deux caractérisé les non-citoyens de "minorités discrètes et isolées": arrêt Andrews, précité, à la page 183, et arrêt Graham v. Richardson, 403 U.S. 365 (1971).

D'après le professeur Schuck, la manière de traiter, en droit américain, le rapport entre la citoyenneté et l'égalité consiste à obliger le gouvernement à justifier tout désavantage imposé par la loi. L'importance de la justification est évaluée en fonction de la nature du groupe désavantagé (en l'espèce, les non-citoyens) et la question de savoir si la classification du groupe a été établie par le gouvernement fédéral ou par les États. À cet égard, en droit constitutionnel américain, du moins en ce qui a trait au droit à la protection égale de la loi, il s'agit de se demander quelle est la classification du groupe et si cette classification est suspecte ou non, ce qui permet d'établir à quel point les tribunaux peuvent examiner cette classification. Les dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés n'ont pas été appliquées selon le même schème d'interprétation. D'après les défendeurs, le principe clé de l'approche américaine est que l'extranéité, c'est-à-dire l'immigration et la naturalisation, relève de la compétence législative fédérale et non de celle des États. Cet argument est transposé dans le contexte canadien comme l'un des motifs pour lesquels l'arrêt Andrews, précité, diffère de l'espèce du point de vue de l'autorité législative. Aux États-Unis, les classifications fédérales sont assujetties à une norme d'examen beaucoup moins rigoureuse que celle à laquelle sont assujetties les classifications des États: Mathews v. Diaz, 426 U.S. 67 (1976), aux pages 78 à 80; Mow Sun Wong v. Hampton, 435 F.Supp 37 (C. dist. Cal. 1977), aux pages 42 à 44. Le professeur Schuck fait remarquer que la Cour suprême des États-Unis se montre plus respectueuse envers les auteurs de la politique fédérale dans le domaine de l'extranéité que dans tout autre domaine de jurisprudence constitutionnelle.

Mme Cameron a qualifié cette norme de contrôle étroite de "doctrine des pleins pouvoirs", laquelle reconnaît l'existence de certains domaines d'autorité qui relèvent exclusivement du pouvoir politique et non des autres pouvoirs ou des tribunaux. Dans l'arrêt Mathews v. Diaz, précité, aux pages 81 et 82, la Cour suprême a affirmé ce qui suit:

[traduction] Dans les domaines de l'immigration et de la naturalisation, les décisions prises par le Congrès ou le président doivent faire l'objet d'une norme d'examen étroite, pour les mêmes raisons que celles qui empêchent le contrôle judiciaire des questions politiques.

D'après Mme Cameron, il en est ainsi à cause de la séparation fondamentale des pouvoirs sur laquelle est fondée la constitution américaine et parce qu'aucun des pouvoirs n'a le droit d'empiéter sur les autres. Vu que l'extranéité relève exclusivement du pouvoir politique, le principe de la séparation des pouvoirs empêche le tribunal d'appliquer autre chose qu'une norme étroite d'examen lorsqu'il est question de classifications fondées sur l'extranéité.

Les demanderesses ont demandé à la Cour de suivre le raisonnement de l'arrêt Sugarman v. Dougall, 413 U.S. 634 (1973), dans lequel le tribunal a jugé que les classifications établies par les États en fonction de l'extranéité étaient fondamentalement suspectes et réputées comme n'étant pas un motif pertinent de distinction en application du Quatorzième amendement, si bien qu'elles étaient susceptibles d'être rigoureusement examinées par les tribunaux. En effet, peu de classifications établies par les États en fonction de l'extranéité ont été jugées valides à la suite d'un tel examen, à l'exception de celles qui faisaient partie de l'"exception de la fonction politique"; dans ces cas, la Cour suprême des États-Unis n'a pas appliqué le principe selon lequel toutes les classifications établies par les États en fonction de l'extranéité sont fondamentalement suspectes. Dans l'arrêt Sugarman, précité, à la page 647, la Cour suprême des États-Unis a statué que la fonction politique l'emportait lorsqu'un État pouvait [traduction] "exiger que les titulaires d'une catégorie définie et appropriée de postes soient citoyens". Par ailleurs, la Cour suprême des États-Unis a annulé une interdiction absolue d'embaucher des étrangers dans la fonction publique de l'État de New York.

Les défendeurs font également valoir que la jurisprudence américaine est très instructive puisqu'elle reconnaît que la garantie du droit à la protection égale de la loi ne peut être interprétée de manière à éliminer les distinctions légales fondamentales entre les citoyens et les étrangers. Les défendeurs prétendent que le gouvernement fédéral, contrairement aux États, a des intérêts légitimes en ce qui a trait aux citoyens et aux étrangers. Au Canada, la citoyenneté peut être un motif de distinction pertinent et autorisé, sur le plan constitutionnel, à des fins fédérales, même si elle ne l'est pas à des fins provinciales. D'après le professeur Schuck, le rapport entre la citoyenneté et l'égalité est essentiellement pragmatique, quoique complexe sur le plan théorique. Réduite à sa plus simple expression, il semblerait que la différence fondamentale soit que le principe des pleins pouvoirs s'applique aux classifications fédérales fondées sur l'extranéité, alors qu'à l'égard des États, on applique une norme plus classique d'égalité. C'est pourquoi les classifications établies par les États en fonction de l'extranéité sont considérées comme étant fondamentalement suspectes et qu'elles font l'objet d'un examen rigoureux, à l'exception des classifications fondées sur la "fonction politique". D'après le professeur Cameron, l'extranéité est l'un des objets qui, de l'avis de la Cour suprême des États-Unis, relève de la compétence des pouvoirs législatifs et exécutifs de l'État: arrêt Mathews v. Diaz, précité, aux pages 81 et 82. Il en résulte l'anomalie suivante: les étrangers aux États-Unis sont une "minorité discrète et isolée" lorsque les États les désavantagent, mais ils n'en sont pas une lorsque le gouvernement fédéral leur fait la même chose.

Il est clair que l'application du droit constitutionnel américain en matière d'égalité est problématique dans le contexte canadien. Le fédéralisme n'a pas les mêmes conséquences sur l'exercice des droits garantis par la Charte au Canada qu'aux États-Unis. Au Canada, des normes constitutionnelles semblables s'appliquent, tant aux lois fédérales qu'aux lois provinciales, en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés, alors qu'aux États-Unis, pour ce qui est de l'extranéité, la Cour suprême a appliqué des normes d'examen différentes aux lois fédérales et aux lois des États. Par conséquent, bien que l'examen constitutionnel des limites imposées par les États en fonction de l'extranéité puisse être plus près du modèle canadien en ce qui a trait au rôle des tribunaux et de la législature, d'importantes différences entre la jurisprudence canadienne et américaine relative à l'égalité rendent la jurisprudence américaine peu convaincante dans l'application du paragraphe 15(1) de la Charte aux questions en litige en l'espèce. La Charte l'emporte sur les limites politiques du fédéralisme et la souveraineté législative en s'appuyant sur des principes liés au respect de la dignité humaine.

1. L'ALINÉA 16(4)c) EST-IL DISCRIMINATOIRE?

L'alinéa 16(4)c) de la LEFP vise à créer une inégalité: il renferme une distinction fondée sur une caractéristique personnelle, de sorte que les gens sont traités différemment. Il est soutenu qu'une caractéristique personnelle peut être un motif pertinent de distinction pour certains objets législatifs, mais non pour d'autres. Autrement dit, lorsqu'une loi classifie les gens en fonction d'une caractéristique personnelle" en l'espèce, la citoyenneté"il faudrait examiner la pertinence de la classification par rapport à l'objectif légitime de la loi. Dans l'arrêt Andrews , précité, la Cour a jugé que la citoyenneté n'était pas un motif pertinent pour déterminer si une personne était habile à exercer le droit; cependant, les défendeurs plaident qu'il peut s'agir d'un motif de distinction pertinent dans certains cas, comme en l'espèce.

Pour savoir si l'inégalité créée par l'alinéa 16(4)c) de la LEFP est discriminatoire, il faut d'abord se demander si cette disposition a pour effet d'imposer à certaines personnes ou à certains groupes de personnes un désavantage ou un fardeau, ou si elle les prive d'un avantage ou d'un bénéfice. Il faut ensuite se demander si cette situation est imposée à cause d'une caractéristique personnelle énumérée au paragraphe 15(1) de la Charte ou d'une caractéristique semblable. Dans l'arrêt Andrews, précité, à la page 183, le juge McIntyre a affirmé très clairement que les non-citoyens, qui sont des résidents permanents légitimes du Canada, sont un bon exemple de "minorité discrète et isolée" que protège le paragraphe 15(1). En outre, il est pratiquement certain, vu les faits en l'espèce, que les trois demanderesses, d'une manière ou d'une autre, se sont vu imposer des désavantages ou des fardeaux par la préférence fondée sur la citoyenneté. Il n'est pas nécessaire que l'alinéa 16(4)c ) pose une interdiction absolue pour qu'il aboutisse à un désavantage ou à un fardeau pour les résidents permanents. Il cause néanmoins un désavantage pendant au moins quatre ans, environ (soit le délai d'attente de trois ans, plus un délai administratif d'un an) avant l'obtention de la citoyenneté. L'application de l'alinéa 16(4)c) a pratiquement pour effet d'empêcher un résident permanent d'être présenté à un concours public, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de la fonction publique. Manifestement, la différence de traitement est intimement liée à la caractéristique personnelle de la personne ou du groupe de personnes, soit la citoyenneté. Ce n'est que parce que les demanderesses ne sont pas citoyennes que des désavantages ou des fardeaux leur ont été imposés. De l'avis de la Cour, la distinction est donc indéniablement fondée sur cette caractéristique personnelle visée par le paragraphe 15(1) de la Charte. Par conséquent, la Cour est d'avis que l'alinéa 16(4)c) de la LEFP viole le droit à l'égalité garanti par le paragraphe 15(1) de la Charte. J'aborde maintenant la question de savoir si elle est justifiée comme limite raisonnable en application de l'article premier de la Charte.

2. L'ALINÉA 16(4)c) REPRÉSENTE-T-IL UNE LIMITE RAISONNABLE AU SENS DE L'ARTICLE PREMIER?

Ayant conclu que l'alinéa 16(4)c) de la LEFP viole l'article 15 de la Charte, il faut maintenant se demander si cette violation peut être justifiée en vertu de l'article premier. En application de l'article premier de la Charte, il incombe aux défendeurs de démontrer que la violation d'un droit prévu dans la Charte peut être justifiée dans le cadre d'une société libre et démocratique. La norme à laquelle l'État doit satisfaire en application de l'article premier est maintenant bien établie: il s'agit des deux volets du critère énoncé dans l'arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. Le premier volet du critère porte sur la validité de l'objectif législatif, tandis que le second porte sur la validité des moyens choisis pour atteindre cet objectif. Le fardeau de la preuve est la norme civile, c'est-à-dire la preuve selon la prépondérance des probabilités. Dans l'arrêt Oakes, précité, à la page 136, la Cour a également souligné qu'il fallait que l'objectif législatif fasse l'objet d'un examen rigoureux: R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986][el2"NB]R.C.S. 713. Toutes les conclusions de fait en l'espèce sont tirées en rapport avec ce fardeau de la preuve.

Les défendeurs font valoir"et la Cour accepte" que le raisonnement général à suivre en application de l'article premier est le suivant:

1. L'objectif de la disposition contestée doit être suffisamment important pour justifier une dérogation à la Charte; autrement dit, il faut à tout le moins que l'objectif se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles dans une société libre et démocratique pour qu'on puisse le qualifier de suffisamment important.

2. Dès qu'il est reconnu qu'un objectif est suffisamment important, les défendeurs doivent prouver que les moyens choisis sont raisonnables et que leur justification peut se démontrer. Les moyens choisis pour atteindre l'objectif doivent alors être appréciés d'après un critère de proportionnalité à trois volets pour déterminer s'ils sont appropriés et proportionnels à l'objectif:

a) les moyens choisis doivent avoir un lien rationnel avec l'objectif;

b) même s'il y a un lien rationnel avec l'objectif, le moyen doit être de nature à porter le moins possible atteinte aux droits en question;

c) il doit y avoir un bon équilibre entre les effets des mesures restreignant un droit et l'objectif législatif reconnu comme suffisamment important: R. c. Oakes, précité, aux pages 138 et 139 et récemment Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835.

A. Un objectif urgent et réel

Les défendeurs soutiennent que la disposition contestée a un double objet ou objectif: premièrement, rehausser le sens, la valeur et l'importance de la citoyenneté canadienne en accordant aux citoyens un accès préférentiel à l'emploi dans la fonction publique, à titre de droit rattaché à la citoyenneté; deuxièmement, inciter les résidents permanents à se faire naturaliser.

Les demanderesses plaident que la preuve ne permet pas d'établir l'objectif allégué et que, même si l'objectif était suffisamment important, il ne se rapporte pas à des préoccupations urgentes et réelles au Canada. En outre, les demanderesses prétendent que la preuve, loin d'établir l'objectif allégué, démontre plutôt que l'objectif réel est l'engagement et la loyauté, objectifs qui, selon les demanderesses, ne permettent pas de maintenir la disposition contestée.

La formulation de l'objectif est importante parce que la manière dont celui-ci est formulé peut avoir une incidence directe sur l'évaluation de la proportionnalité, dans le deuxième volet de l'analyse faite en application de l'article premier.

a) Identification de l'objectif

Dans l'arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd. et autres, [1985] 1 R.C.S. 295, à la page 335, le juge en chef Dickson a fait remarquer que "[l]'objet d'une loi est fonction de l'intention de ceux qui l'ont rédigée et adoptée à l'époque, et non pas d'un facteur variable quelconque". Les défendeurs soutiennent que l'objectif de la préférence fondée sur la citoyenneté n'est pas manifeste de prime abord. Cependant, ils prétendent que l'examen de l'historique législatif de la disposition en révèle le double objectif uniforme.

Comme nous l'avons vu précédemment, la Loi de 1908 modifiant la Loi du service civil prévoyait que l'admission à ce que l'on appelait alors le "service civil" était fonction de la nationalité. Dans la Loi du Service civil, 1918 , on a ajouté une dérogation en vertu de laquelle le gouverneur en conseil pouvait autoriser l'admission au service civil de personnes qui ne remplissaient pas par ailleurs l'exigence en matière de nationalité ou de résidence. La nouvelle disposition prévoyait:

41. (1) Nul ne sera, sans l'autorisation du Gouverneur en conseil, admis à un examen à moins qu'il ne soit sujet britannique de naissance ou par naturalisation, et aussi, à moins qu'il n'ait été domicilié en Canada durant au moins trois années.

En 1908, l'honorable Sydney Fisher a affirmé ce qui suit en deuxième lecture de la Loi de 1908 modifiant la Loi du service civil (Débats de la Chambre des comunes, 4e sess., 10e Lég., 25 juin 1908, à la page 11968):

Notre intention était d'admettre dans le service les personnes vraiment domiciliées au Canada. Sans cette disposition, une personne pourrait venir au Canada "courir le risque" d'être admise à l'épreuve du concours.

Selon les défendeurs, il est significatif que l'exigence de résidence de trois ans prévue dans la Loi de 1908 modifiant la Loi du service civil corresponde à celle qui est prévue dans l'Acte canadien de 1881 sur la naturalisation pour la naturalisation. Les défendeurs soutiennent qu'il ne s'agissait pas d'une coïncidence et qu'il existait des motifs évidents pour harmoniser les exigences de résidence en ce qui avait trait à la fonction publique et à la naturalisation. Ces exigences visaient, d'une part, à encourager les étrangers à se faire naturaliser et, d'autre part, à donner accès égal à la fonction publique aux étrangers qui devaient se faire naturaliser et aux sujets britanniques nés à l'étranger.

À l'occasion de la modification apportée en 1932 à la Loi du Service civil, 1918, l'honorable O. L. Boulanger a affirmé ce qui suit devant la Chambre des communes en demandant la deuxième lecture du projet de loi de modification (Débats de la Chambre des communes, 2e sess., 17e Lég., 1 mai 1931, à la page 1188):

Le bill propose de changer la période de résidence de trois ans en une période de cinq ans. Ce changement, je crois, s'accorde avec tout notre système d'après lequel nous accordons aux étrangers la nationalité canadienne. D'après la loi actuelle, un étranger doit demeurer au pays pendant au moins cinq ans avant d'obtenir cette nationalité. Durant les premières cinq années de résidence au Canada, un étranger peut être renvoyé dans son pays. Un homme ne peut être naturalisé au Canada avant d'avoir accompli ses cinq années de résidence au pays et il ne peut exercer le droit de suffrage avant d'avoir fait un séjour similaire ici. Je le soumets respectueusement, on devrait établir les mêmes conditions pour ceux qui cherchent à entrer dans le service civil. S'il est convenable d'exiger un séjour de cinq années au pays avant d'accorder le droit de suffrage à un étranger, avant de lui permettre d'être sujet britannique, on devrait exiger de lui la même période de résidence avant de lui accorder un poste dans le service de l'État. C'est là le but du deuxième amendement.

Résumant les objectifs du projet de loi de modification dans son ensemble, M. Boulanger a affirmé en outre (ibid, à la page 1189):

Il est conforme, je crois, à la politique "du Canada d'abord" du présent Gouvernement et je suis certain que le ministère approuvera ce projet de loi et l'appuiera. J'ai donc confiance que la loi du service civil sera modifiée comme le demande ce projet de loi. Nous sommes non seulement en faveur de cette politique du Canada d'abord, mais encore de celle des Canadiens avant tout, politique qui devrait être tout particulièrement appliquée lorsqu'il s'agit de remplir les positions du service civil. C'est certainement ici que les Canadiens devraient avoir la première place. [Non souligné dans l'original.]

Il est évident que le législateur a fait un lien entre les exigences relatives à la nationalité et à la résidence, d'une part, et les postes dans la fonction publique fédérale, d'autre part, et que ce lien se rapportait à la politique du "Canada d'abord". Selon les défendeurs, par cette politique du "Canada d'abord", le gouvernement voulait clairement donner un sens et une valeur à cette nouvelle notion qu'était la citoyenneté canadienne, bien que le statut juridique officiel de la citoyenneté canadienne n'existât pas à l'époque. Le législateur semblait associer l'emploi dans la fonction publique au droit de vote et au droit de demeurer au Canada et de le quitter, comme accessoires normaux de la citoyenneté canadienne.

En 1979, un Rapport du Comité spécial sur la gestion du personnel et le principe du mérite (le Rapport D'Avignon) a explicitement examiné la préférence fondée sur la citoyenneté et a recommandé qu'elle soit abolie et que l'emploi dans la fonction publique soit accordé à tous les résidents permanents. Le gouvernement n'a pas donné suite à cette recommandation.

En 1985, le ministre de la Justice a fait circuler un document de travail sur Les droits à l'égalité et la législation fédérale. Dans ce document, il était question de la citoyenneté et de ses conséquences. Le ministre a fait remarquer que rares seraient ceux qui contesteraient le besoin de créer des distinctions entre les citoyens, les résidents permanents et les étrangers. Il a affirmé que l'État devait pouvoir définir ses membres, particulièrement en ce qui a trait à la participation au processus politique, ce qui est peut-être la caractéristique la plus importante de la citoyenneté. Selon le ministre, les résidents permanents peuvent avoir droit à plus de protection que les étrangers, puisque le statut de résident permanent peut être considéré comme un statut intermédiaire entre celui d'étranger absolu et de citoyen canadien. Il a également noté que plusieurs lois fédérales et provinciales prescrivent la citoyenneté comme condition d'admissibilité à certains statuts ou avantages. Dans le Rapport, on trouve le commentaire suivant [à la page 61]:

Il est raisonnable d'exiger la citoyenneté des personnes à qui on accorde le droit de voter ou d'occuper une charge publique. Il est sans doute aussi raisonnable d'exiger cette preuve de fidélité que constitue la citoyenneté de ceux qui occupent certains postes de confiance dans le domaine de l'application de la loi ou dans la Fonction publique. Il peut enfin être justifié de laisser au législateur une certaine latitude dans le choix des circonstances où il exige la citoyenneté, ne serait-ce que pour encourager les résidents du Canada à obtenir ce statut et à participer plus activement à la vie politique du pays.

Plus loin dans le Rapport, on aborde la question de l'emploi dans la fonction publique [aux pages 62 et 63]:

On donne trois raisons pour justifier cette situation [la préférence fondée sur la citoyenneté]. La première est que l'un des avantages de la citoyenneté canadienne est précisément la possibilité d'obtenir un emploi dans la Fonction publique fédérale, même si cela comporte certaines obligations.

La deuxième raison invoquée est que les employés doivent admettre l'autorité de l'employeur et le servir loyalement. Or dans la Fonction publique, c'est la Couronne qui est l'employeur. Et le fait d'avoir la citoyenneté implique que l'on est loyal à la Couronne. Pour leur part, les non-Canadiens, même s'ils résident en permanence au Canada ont une obligation de loyauté envers un autre État.

Cette raison n'est toutefois pas totalement convaincante, puisque des non-citoyens peuvent aussi, dans certains cas, accéder à des postes dans la Fonction publique. Cette priorité accordée aux citoyens ne signifie donc pas que l'on considère que les non-citoyens manquent de loyauté ou ne sont pas dignes de confiance. Le fait d'exiger la citoyenneté n'indique qu'une préférence, même s'il a pour conséquence que très peu de postes au sein de la Fonction publique fédérale sont occupés par des non-citoyens. Le même problème se pose en ce qui a trait à la troisième raison. Il est en effet soutenu, en troisième lieu, que l'octroi de postes à des non-Canadiens serait de nature à compromettre la sécurité nationale.

La question fondamentale est de savoir si le fait d'accorder la priorité aux citoyens lorsqu'il s'agit de combler des postes dans la Fonction publique fédérale doit être considéré comme une conséquence acceptable de la possession de la citoyenneté. Étant donné qu'il est normal que le citoyen ait certains privilèges, le problème est de décider quels privilèges sont justifiés.

Le Comité permanent de la justice et des questions juridiques a répondu ce qui suit au Rapport du ministre de la Justice sur l'égalité [Procès-verbaux et témoignages du sous-comité sur les Droits à l'égalité, fascicule no 29, à la page 73]:

En vertu de la Loi sur l'emploi dans la fonction publique, la préférence doit être accordée d'abord aux anciens combattants, puis aux autres citoyens canadiens, et ce, dans tous les concours publics pour la dotation de postes de fonctionnaires. Par conséquent, les résidents permanents n'ont pas autant de chances que les citoyens canadiens d'entrer dans la Fonction publique.

Nous pensons que cette pratique constitue une forme de discrimination . . . mais ce n'est pas parce qu'une personne tarde à demander la citoyenneté canadienne qu'elle n'est pas pour autant attachée à son pays d'adoption . . . Par conséquent, il nous semble injuste d'accorder la préférence aux citoyens canadiens par rapport aux résidents permanents qui remplissent les conditions pour l'obtention de la citoyenneté, mais qui n'en ont pas encore fait la demande . . .

Par conséquent, la citoyenneté canadienne ne peut pas être un critère véritable de qualification pour l'emploi au titre de la Loi canadienne des droits de la personne. Nous ne croyons pas non plus qu'on puisse démontrer qu'elle constitue une limite raisonnable, au sens de l'article 1 de la Charte, en tant que liberté découlant d'une discrimination fondée sur l'origine nationale.

Le Comité permanent a donc recommandé l'élimination de la disposition prévue dans la Loi sur l'emploi dans la fonction publique.

Le ministre de la Justice a répondu ainsi: Cap sur l'égalité: Réponse au Rapport du Comité parlementaire sur les droits à l'égalité [à la page 35]:

Le gouvernement ne souscrit pas à cette recommandation. Il estime que la préférence actuellement accordée aux citoyens canadiens est une restriction raisonnable et justifiée, permise par la Charte et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

Cette opinion est fondée sur une étude de la nature de la citoyenneté et de son lien avec le rôle de la Fonction publique. Dans leur travail, les fonctionnaires servent et représentent la communauté canadienne lui en garantissant la sécurité, en contribuant à son bien-être physique et économique, et en représentant ses intérêts, au Canada et à l'étranger.

La citoyenneté entraîne tant des privilèges que des responsabilités. Les privilèges comprennent le droit de vote. Une des responsabilités est de promouvoir le bien-être et la sécurité du pays et d'en protéger son mode de vie. Le gouvernement estime que l'un des avantages légitimes de la citoyenneté canadienne devrait être le droit de postuler et d'obtenir de façon préférentielle un emploi dans la Fonction publique fédérale. Ce droit est assujetti à certaines obligations comme la restriction des activités politiques, mais il demeure l'un des avantages de la citoyenneté et une reconnaissance de la valeur que lui accorde la société canadienne.

Soulignons que cette opinion semble prévaloir dans d'autres démocraties occidentales, certaines (par exemple, les États-Unis, la France, la Grande-Bretagne, et l'Australie) allant jusqu'à faire de la citoyenneté une condition d'entrée dans la fonction publique plutôt qu'une préférence.

Dans le cadre du système actuel, les non-Canadiens peuvent être recrutés dans la Fonction publique fédérale si aucun citoyen canadien ne se qualifie pour l'emploi.

Il est évident qu'un certain accent est mis sur la valeur de la citoyenneté canadienne et les avantages de celle-ci. Cependant, il n'y a aucun commentaire sur la manière dont la préférence fondée sur la citoyenneté incite les résidents permanents à se faire naturaliser au Canada.

Le rapport du Comité permanent a fait l'objet d'un débat devant la Chambre des communes en mars 1986. Une motion visant à faire adopter le rapport par la Chambre a été défaite. Sur la question de la préférence fondée sur la citoyenneté, l'honorable Pierre H. Cadieux (ministre du Travail) a affirmé ce qui suit (Débats de la Chambre des communes, 1re sess., 33e Lég., 26 mars 1986, à la page 11916):

Le gouvernement a indiqué clairement qu'il estimait que la préférence présentement accordée aux citoyens canadiens constitue une restriction raisonnable et justifiée en vertu de la Charte et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

Le but principal de cette mesure consiste à reconnaître ce que nous chérissons et apprécions tous, vous, moi et tous les autres Canadiens, soit que notre citoyenneté en démocratie comporte certains devoirs comme celui de promouvoir le bien-être de la collectivité. Elle comprend aussi, monsieur le Président, certains droits comme le droit de vote. Et l'un des avantages légitimes de la citoyenneté canadienne doit être l'accès prioritaire aux emplois offerts dans la Fonction publique fédérale. Il n'est que raisonnable que nous reconnaissions la valeur et l'importance particulière de la citoyenneté canadienne.

Si les résidents (sic) permanents désirent les mêmes droits et obligations, ils ont la possibilité, monsieur le Président, de présenter une demande de citoyenneté canadienne. Après tout, nous leur demandons seulement d'attendre trois ans avant de pouvoir dire, eux aussi, oui je suis Canadien et fier de l'être. Tout citoyen canadien a droit à certains des avantages découlant de la citoyenneté du fait de la valeur que la citoyenneté canadienne attribue au fait d'être citoyen. En outre, le Canada n'est pas le seul pays à estimer que sa Fonction publique doit se composer de ses citoyens. En fait, des pays comme les États-Unis, la France, la Grande-Bretagne et l'Australie vont même plus loin que le Canada, faisant de la citoyenneté une condition d'entrée dans la Fonction publique et non seulement un critère de préférence comme chez nous. Il me faut signaler que, par convention internationale, quiconque sert dans le service étranger ou le corps diplomatique d'un pays doit être citoyen de ce pays.

Les demanderesses plaident que l'argument des défendeurs concernant le double objectif de la disposition contestée n'est nullement appuyé par la preuve. Selon elles, cette disposition a pour but de garantir l'engagement et la loyauté des personnes qui exercent des fonctions pour le gouvernement du Canada. Les défendeurs ont cité comme témoin M. Peter Stewart, de la Commission de la fonction publique. Selon M. Stewart, il n'existe aucun lien entre la préférence fondée sur la citoyenneté appliquée par la CFP et des questions relatives à l'engagement et à la loyauté des non-citoyens. Il a affirmé que la préférence vise l'objectif plus large du gouvernement en matière de citoyenneté.

Les défendeurs ont également cité comme témoin M. John Carson, le président de la Commission de la fonction publique de 1965 à 1976. M. Carson occupait ce poste lorsque la Loi sur le service civil a été réexaminée et renommée la LEFP en 1967. En 1974, il a comparu devant un comité mixte spécial du Sénat et de la Chambre des communes sur les relations entre employeurs et employés; il a alors recommandé que la préférence fondée sur la citoyenneté soit maintenue dans la Loi. Les motifs invoqués par M. Carson à cet égard étaient plutôt ambigus. D'une part, il croyait que les non-citoyens devaient d'abord envisager la citoyenneté avant d'entrer dans la fonction publique. Selon lui, les démarches entreprises pour obtenir la citoyenneté constitueraient une preuve de la bonne foi et de la volonté de s'intégrer à la fonction publique du Canada. En outre, l'engagement et le souhait de participer pleinement sont généralement des indices de motivation dans un emploi particulier. Cependant, M. Carson a également affirmé dans son témoignage qu'il croyait que la préférence aurait dû être maintenue pour des motifs d'engagement et de loyauté envers le gouvernement fédéral en tant qu'employeur. Les demanderesses soutiennent donc que la preuve confirme leur thèse quant à l'objectif.

Il est clair que cet avis de M. Carson ne concorde pas avec la thèse des défendeurs. En effet, cet avis, sur l'objectif de la préférence, ne concorde pas avec la preuve documentaire ou le témoignage de M. Stewart. La Cour doit évaluer le témoignage de M. Carson en tenant compte de l'ensemble de la preuve. En se prononçant sur la raison pour laquelle il croyait que la préférence devait être maintenue, M. Carson exprimait clairement son avis personnel et non celui du gouvernement du Canada. En outre, le ministre de la Justice, dans son rapport: Les droits à l'égalité et la législation fédérale rejette expressément cette raison.

Quel est donc le premier objectif de l'alinéa 16(4)c) de la LEFP? Cet objectif est-il urgent et réel? La Cour n'a pas à se limiter à la situation qui prévalait en 1908 ou 1931 pour statuer sur cette question: R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452, à la page 495. Comme l'a noté la Cour suprême dans l'arrêt Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur génénal), [1989] 1 R.C.S. 927, à la page 984:

Pour démontrer que l'objet de la loi est urgent et réel, le gouvernement ne peut invoquer a posteriori un objet qui n'a pu motiver l'adoption de la loi à l'origine . . . Toutefois, pour établir que l'objectif premier demeure urgent et réel, le gouvernement peut certainement et doit même faire appel aux meilleurs éléments de preuve qui existent au moment de l'analyse. Il en est de même en ce qui concerne la preuve que la mesure est proportionnelle à son objectif . . .

Le professeur Schuck, pour le compte des défendeurs, a fait une évaluation approfondie de l'objectif visé par la préférence fondée sur la citoyenneté. Un avis contradictoire a été donné par le professeur Joseph Carens, professeur de sciences politiques de l'université de Toronto.

La Cour est d'avis que les défendeurs ont démontré que l'objectif est double: premièrement, rehausser la signification, la valeur et l'importance de la citoyenneté et deuxièmement, inciter les gens à se faire naturaliser. Il ressort clairement de mon examen de la preuve, particulièrement en faisant la comparaison avec des États européens comme l'Allemagne, la France et le Royaume-Uni, que dans un pays d'immigration comme le Canada, il a toujours été relativement facile d'obtenir la citoyenneté. La preuve des professeurs Schuck et Carens démontre amplement que la citoyenneté est un statut essentiellement politique et social, lequel est clairement une importante question d'ordre public. La citoyenneté est également l'objet d'un débat croissant, particulièrement dans une économie mondiale. Il ne s'agit pas simplement d'une question de droit de vote ou du droit d'être détenteur d'un passeport canadien, ou d'être nommé ou élu à certains postes. Il s'agit plutôt de définir qui nous sommes, à titre individuel et comme pays. Une société libre et démocratique comme le Canada répugne invariablement à mettre en évidence les différences qui existent au sein de son peuple. Cependant, toute loi sur la citoyenneté ne peut éviter d'établir certaines distinctions entre les membres de l'État-nation et, bien qu'elle ne puisse jamais résoudre les problèmes fondamentaux"sociaux ou politiques"d'un pays, elle est d'une nécessité indéniable.

Il est certainement loisible à un État-nation, dans le cadre de son droit interne, de déterminer qui sont ses citoyens et quels droits et obligations peuvent découler de ce statut: Winner v. S.M.T., [1951] R.C.S. 887, aux pages 918 et 919. Bien que l'obtention de la citoyenneté par la naturalisation ne soit pas une garantie de pleine participation à l'État-nation, ni même un moyen d'accroître cette participation, le fait de ne pas obtenir la citoyenneté ne permet pas de nier la possibilité d'obtenir ce statut. En effet, comme nous l'avons déjà mentionné, une fois obtenu le statut de résident permanent, la citoyenneté canadienne est relativement facile à obtenir. Les résidents permanents au Canada ont pratiquement droit à la citoyenneté lorsque les exigences légales sont remplies. Parfois, comme en l'espèce, ce n'est pas une décision facile. Cependant, la décision de se faire naturaliser devient une question de choix individuel, de préférence personnelle et d'autodétermination, c'est-à-dire une question qui relève de la responsabilité de chacun. La Cour est d'avis que si les différences entre la citoyenneté et le statut de résident permanent disparaissaient ou étaient pratiquement vidées de leur sens, la citoyenneté connaîtrait le même sort. Cette opinion est fondée en partie sur le fait historique suivant: une fois que quelqu'un est admis comme résident permanent, il ne lui est pas difficile d'obtenir la citoyenneté canadienne. Une fois la citoyenneté obtenue, on considère que celle-ci a de la valeur et qu'elle permet de participer pleinement, sur le plan politique et social, à la vie canadienne.

En avril 1994, le Comité permanent de la citoyenneté et de l'immigration a présenté un rapport devant le Parlement, après avoir consulté un grand nombre de Canadiens; le Comité a recommandé que l'on attache plus de valeur et d'importance à la citoyenneté canadienne. Bien que le droit de la citoyenneté au Canada ait pu viser un certain nombre d'objectifs, la preuve démontre que la promotion et la valorisation de la citoyenneté canadienne, ainsi que l'encouragement des résidents permanents à se faire naturaliser, constituaient des grands objectifs du gouvernement du Canada. Nous avons déjà mentionné qu'en 1991, environ 711 000 résidents permanents, ayant accompli trois ans de résidence, étaient admissibles à demander la citoyenneté canadienne. Environ 100 000 demandes sont en traitement, ce qui laisse environ 611 000 résidents permanents qui, à l'instar de Mmes Bailey et Lavoie, et bien qu'admissibles à la citoyenneté, n'ont fait aucune démarche pour se faire naturaliser.

b) Préoccupation urgente et réelle

Est-ce que le double objectif des défendeurs correspond à une préoccupation suffisamment urgente et réelle pour justifier une restriction des droits à l'égalité que l'article 15 de la Charte reconnaît aux demanderesses? En concluant que la préférence fondée sur la citoyenneté sous-tend un objectif qui justifie un certain empiétement sur les droits à l'égalité des demanderesses, je suis convaincu, en partie, qu'une telle disposition est susceptible d'exister dans la plupart des sociétés libres et démocratiques.

Les défendeurs plaident que l'objectif de la disposition contestée est urgent et réel dans toute société libre et démocratique, mais surtout dans une société multiculturelle comme le Canada. Ils s'appuient sur le témoignage du professeur Schuck qui affirme que la citoyenneté sert à atteindre trois objectifs importants: politique, émotif et incitatif. Le professeur Schuck fait remarquer que le fait d'être membre à part entière d'une collectivité politique entraîne à la fois des droits et des responsabilités et qu'il est important pour ceux qui souhaitent jouir de ces droits d'être encouragés par ailleurs à partager ces responsabilités. Selon les défendeurs toujours, pour pouvoir réaliser les objectifs de la citoyenneté, il faut qu'il y ait, entre citoyens et non-citoyens, des différences suffisamment importantes afin de donner à la citoyenneté une signification, une valeur et une importance particulières. Le professeur Schuck estime que la citoyenneté aura d'autant plus de valeur qu'il y a une grande différence entre la citoyenneté et la non-citoyenneté; en outre, les gens voudront se faire naturaliser dans la mesure où la citoyenneté a plus de la valeur.

Le professeur Carens est foncièrement en désaccord. Il fait remarquer que moins il y a de différences entre les citoyens et les non-citoyens, plus la valeur de la citoyenneté est grande, et plus les gens voudront se faire naturaliser. Le professeur Carens met l'accent sur ce qu'il décrit être l'un des postulats fondamentaux de la théorie libérale et démocratique, c'est-à-dire la primauté de l'individu. En général, il fait valoir que la Charte canadienne s'appuie sur le respect fondamental de l'individu. Il critique le calcul utilitaire du professeur Schuck et la subordination des droits individuels à ce calcul. Le professeur Carens reconnaît que la citoyenneté est une notion importante et qu'il doit exister certaines distinctions entre les citoyens et les non-citoyens. Cependant, il affirme que le fait de nier à certains membres de la collectivité canadienne l'occasion de postuler certains emplois parce qu'ils sont différents de la majorité ne fait rien pour promouvoir les valeurs d'égalité et d'équité, valeurs sur lesquelles est fondé le système juridique canadien.

Les défendeurs plaident qu'il doit y avoir certaines différences, mais que celles-ci ne doivent pas être trop importantes. C'est particulièrement vrai lorsque les gens ont un accès égal, rapide et facile à la citoyenneté pour éliminer les différences temporaires qui existent entre les citoyens et les non-citoyens au Canada. Lorsqu'il y a peu de différences entre les citoyens et les non-citoyens et que les exigences en matière de naturalisation sont parmi les plus indulgentes au monde, il est parfaitement normal de vouloir maintenir les avantages actuels de la citoyenneté et de les offrir comme incitations aux résidents permanents.

Les défendeurs plaident en outre qu'aux États-Unis et en Australie"des sociétés qui ressemblent au Canada"des buts semblables ont été reconnus comme objectifs valides et importants des restrictions fondées sur la citoyenneté à l'emploi dans la fonction publique fédérale. Dans l'arrêt Mow Sun Wong, précité, la Cour suprême des États-Unis a maintenu la restriction à l'emploi dans la fonction publique fédérale fondée sur la citoyenneté. La Cour suprême a reconnu que le but expressément visé par ces restrictions, soit d'encourager les étrangers à se faire naturaliser, était tout à fait valide. Selon le professeur Schuck, l'objectif de cette restriction serait le même au Canada et il serait très important, puisqu'il encourage les non-citoyens à s'intégrer à la vie canadienne. En outre, il fait remarquer que la préférence fondée sur la citoyenneté prévue dans la LEFP est plus généreuse à l'égard des non-citoyens que la restriction comparable qui existe aux États-Unis. Les États-Unis ont maintenu un régime "des Américains seulement", avec certaines exceptions; le Canada a adopté un régime "des Canadiens d'abord" dans lequel tous les non-citoyens qui ont le droit de travailler au Canada sont admissibles à un emploi fédéral, pourvu qu'il n'y ait pas suffisamment de Canadiens pour occuper l'emploi.

Qui plus est, en Australie, le gouvernement a expressément fait savoir qu'il changeait les exigences relatives à la nationalité, prévues dans la Public Service Act, pour reconnaître la valeur accordée à la citoyenneté australienne, encourager les non-citoyens à se faire naturaliser et donner plus de sens à la citoyenneté comme facteur d'unification dans une société multiculturelle. Il ressort clairement de la preuve qu'à l'exception de la Suède et de la Nouvelle-Zélande, pratiquement toutes les sociétés libérales et démocratiques imposent, sous une forme ou une autre, des restrictions fondées sur la citoyenneté à l'accès à l'emploi dans leur fonction publique nationale.

Les demanderesses soutiennent que rien ne prouve que le taux de naturalisation au Canada est une préoccupation urgente et réelle. La Cour est d'avis qu'il ne s'agit pas d'une question que l'on peut simplement examiner d'un point de vue numérique ou statistique: R. c. Butler, précité, aux pages 497, 501 et 504. La question en litige n'est pas le taux de naturalisation, mais l'incitation à la naturalisation, du point de vue de la politique du gouvernement qui vise à rehausser la valeur et le sens de la citoyenneté canadienne. Les demanderesses invoquent également l'arrêt Andrews, précité, et particulièrement les motifs suivants du juge La Forest, que l'on trouve aux pages 196 et 197:

Il ne fait aucun doute que la citoyenneté peut, dans certains cas, servir à bon droit de caractéristique distinctive relativement à certains types d'objectifs légitimes du gouvernement. Je suis sensible au fait que la citoyenneté confère un statut très particulier qui ne comporte pas seulement des droits et des obligations, mais qui remplit la fonction très importante de symbole identifiant les gens comme membres de l'État canadien. Néanmoins, la citoyenneté n'a généralement rien à voir avec les activités légitimes d'un gouvernement, si ce n'est dans un nombre restreint de domaines. Dans l'ensemble, l'emploi dans une mesure législative de la citoyenneté comme motif de distinction entre individus, en l'espèce pour conditionner l'accès à l'exercice d'une profession, comporte le risque de miner les valeurs essentielles ou fondamentales d'une société libre et démocratique qui sont enchâssées à l'art. 15. Tout au long de son histoire, notre pays a tiré sa force des gens qui sont venus l'habiter. Les décisions fondées injustement sur la citoyenneté seraient susceptibles de [traduction] "laisser croire à ceux qui sont victimes de discrimination que la société canadienne n'est pas libre et démocratique en ce qui les concerne et [ . . . ] ces personnes risquent de ne pas avoir confiance dans les institutions politiques et sociales qui favorisent la participation des individus et des groupes dans la société et de ne pas croire qu'elles peuvent librement et sans entrave de la part de l'État poursuivre la réalisation de leurs aspirations et attentes, ainsi que de celles de leur famille, en matière de carrière et d'épanouissement personnel" . . .

Comme nous l'avons déjà mentionné, le juge La Forest poursuit en ces termes à la page 197:

Cela signifie non pas qu'aucune loi qui (par exemple) conditionne un avantage à l'obtention de la citoyenneté n'est acceptable dans la société libre et démocratique qu'est le Canada, mais simplement que la loi qui paraît le faire devrait être soupesée en fonction de la pierre de touche de notre Constitution. Elle doit être justifiée.

La Cour estime que les défendeurs ont justifié l'importance des objectifs visés par la loi; en effet, ceux-ci sont urgents et réels au Canada. Il reste à se demander si le législateur a raison de faire une distinction entre les citoyens et les non-citoyens de la manière qu'il a choisie. Il s'agit d'une question de proportionnalité.

B. La proportionnalité

Le deuxième volet du critère à appliquer en vertu de l'article premier consiste à se demander s'il existe un équilibre raisonnable entre l'objectif législatif et les moyens choisis pour atteindre cet objectif. Cet examen comporte trois parties. Premièrement, il faut que les moyens choisis pour atteindre l'objectif soient rationnels, équitables et non arbitraires. Deuxièmement, il faut que le moyen choisi soit de nature à porter atteinte aussi peu qu'il est raisonnablement possible aux droits en question. Enfin, troisièmement, il faut évaluer si la violation du droit est suffisamment proportionnelle à l'importance de l'objectif visé. Cette troisième partie a été modifiée quelque peu par l'arrêt récent Dagenais, précité, dont il sera question plus loin dans les présents motifs. Ce n'est que si la loi satisfait à tous ces éléments que la limite aux droits ou libertés reconnus dans la Charte peut être justifiée en application de l'article premier: Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519, à la page 561.

a) Le lien rationnel

Le premier élément du critère de proportionnalité exige que les mesures adoptées pour atteindre l'objectif législatif soient soigneusement conçues pour atteindre cet objectif. Les défendeurs plaident que la Cour suprême a quelque peu atténué l'exigence portant que le moyen ne soit pas arbitraire, inéquitable ou fondé sur des considérations irrationnelles. Ils prétendent que, dans des arrêts plus récents, la Cour suprême a conclu à l'existence d'un lien rationnel lorsqu'elle était convaincue que le législateur avait des motifs raisonnables de présumer que les moyens choisis permettraient d'atteindre les objectifs souhaités: R. c. Butler, précité, aux pages 502 et 503. À cet égard, la jurisprudence de la Cour suprême est incertaine. Dans l'arrêt Rodriguez, précité, à la page 561, le juge en chef se demande si l'objectif est rationnel, équitable et non arbitraire. Essentiellement, on se demande, dans ces types d'affaires, si la fin justifie les moyens. Une autre version du critère du lien rationnel a été énoncée dans l'arrêt Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l'Ontario, [1991] 2 R.C.S. 211, où Madame le juge Wilson a noté ce qui suit, à la page 291:

L'examen, proposé dans Oakes, du "lien rationnel" entre les objectifs et les moyens choisis pour les atteindre n'exige rien de plus que la démonstration que les moyens retenus par le gouvernement favorisent logiquement la réalisation des objectifs légitimes et importants du législateur.

Apparemment, le raisonnement que doit suivre la Cour en l'espèce est semblable au raisonnement suivi par la Cour suprême dans l'arrêt R. c. Butler, précité. Il n'est pas évident que la préférence fondée sur la citoyenneté permette effectivement d'atteindre ses objectifs. Les défendeurs notent que le succès de la mesure n'a pas été évalué et qu'il est probablement impossible de le faire, vu la nature abstraite de ses buts et les facteurs complexes qui poussent les résidents permanents à se faire naturaliser. En effet, le professeur Carens s'appuie sur une étude américaine qui faisait l'analyse des facteurs qui poussaient les gens à ne pas se faire naturaliser. Le professeur Carens s'appuie sur cette étude pour infirmer la théorie du professeur Schuck sur l'incitation à la naturalisation, théorie invoquée en partie par les défendeurs. Cependant, ceux-ci plaident qu'il reste un lien rationnel entre la préférence fondée sur la citoyenneté et ses objectifs. Selon les défendeurs, ne serait-ce qu'à la lumière des pratiques internationales, le législateur avait raison de croire que les moyens choisis permettraient d'atteindre les objectifs souhaités. Dans l'arrêt R. c. Butler, précité, à la page 502, le juge Sopinka a noté ce qui suit:

Compte tenu de la preuve non concluante en matière de sciences humaines, la méthode adoptée par notre Cour dans l'arrêt Irwin Toy est instructive . . . La Cour a établi clairement, à la p. 994, qu'il est suffisant que le choix du mode d'intervention du Parlement soit raisonnablement fondé:

En l'espèce, la Cour est appelée à évaluer des preuves contradictoires, qui relèvent des sciences humaines, quant aux moyens appropriés de faire face au problème de la publicité destinée aux enfants. La question est de savoir si le gouvernement était raisonnablement fondé, compte tenu de la preuve offerte, à conclure qu'interdire toute publicité destinée aux enfants portait le moins possible atteinte à la liberté d'expression étant donné l'objectif urgent et réel que visait le gouvernement.

Et à la p. 990:

. . . la Cour a également reconnu que le gouvernement disposait d'une certaine latitude pour formuler des objectifs légitimes fondés sur des preuves en matière de sciences humaines qui n'étaient pas totalement concluantes.

Selon les défendeurs, il n'est pas nécessaire d'établir l'existence d'un lien direct de causalité entre les moyens et les fins. Il suffit que le législateur ait eu des motifs raisonnables de croire qu'un lien de causalité existait ou pouvait exister: R. c. Butler, précité, à la page 503.

De l'avis de la Cour, bien qu'il n'existe aucune preuve concluante de lien entre la préférence fondée sur la citoyenneté et le double objectif des défendeurs, rien ne permet de prétendre que la législature ne pouvait raisonnablement conclure qu'un tel lien pouvait exister. Le législateur aurait pu modifier l'alinéa 16(4)c) de la LEFP à plusieurs reprises. Il a choisi de ne pas le faire pour les motifs énoncés précédemment dans les présents motifs. À cette étape, la question n'est pas de savoir si le législateur a raison ou s'il a tort, mais de savoir s'il y a un lien rationnel entre le choix du moyen et l'objectif. Les institutions démocratiques doivent faire des choix difficiles entre des valeurs et des intérêts souvent contradictoires. À cet égard, la Cour doit se rappeler la fonction représentative du Parlement. Par conséquent, j'estime qu'il existe un lien rationnel entre l'objectif de la Loi et les moyens choisis pour y parvenir, c'est-à-dire la préférence fondée sur la citoyenneté.

b) Atteinte minimale

En vertu du deuxième élément du critère de la proportionnalité, il faut se demander si les dispositions en cause ont été soigneusement conçues de manière à porter atteinte aussi peu qu'il est raisonnablement possible aux droits à l'égalité des demanderesses: arrêt Rodriguez, précité, à la page 563.

Le critère de l'atteinte minimale semble avoir été quelque peu modifié récemment. Dans l'arrêt Rodriguez, précité, à la page 563, le juge en chef, s'appuyant sur l'arrêt Irwin Toy, précité, à la page 994, fait la distinction entre la situation où l'État joue le rôle d'"adversaire singulier", par exemple comme poursuivant en matière pénale, et la situation où l'État joue le rôle de "conciliation de revendications contraires de groupes ou d'individus". Dans l'arrêt Irwin Toy , précité, la Cour a statué qu'une loi devait bénéficier de l'application plus souple de l'article premier lorsqu'il faut équilibrer des intérêts contraires que lorsque la loi a principalement un caractère pénal.

La Cour est d'avis qu'en l'espèce, l'élément de l'atteinte minimale doit être évalué en se demandant si le gouvernement avait un motif raisonnable de conclure que la loi contestée portait aussi peu que possible atteinte aux droits pertinents protégés par la Charte: Irwin Toy, précité, aux pages 993 et 994.

Pour déterminer s'il est possible d'imaginer une loi moins envahissante, la Cour suprême a affirmé qu'il n'est pas nécessaire que le régime législatif soit parfait; il suffit qu'il soit bien adapté dans le contexte du droit auquel il est porté atteinte. En outre, il suffit que le législateur ait un motif raisonnable de conclure que l'objectif serait atteint, sans qu'il soit nécessaire d'en faire la preuve. Dans l'arrêt Rodriguez, précité, aux pages 564 et 565, le juge en chef fait le commentaire suivant:

Dans R. c. Chaulk, [1990] 3 R.C.S. 1303, à la p. 1343, j'ai affirmé que "celui-ci [le législateur] n'a peut-être pas choisi le moyen le moins envahissant entre tous pour parvenir à son objectif, mais il a choisi parmi une gamme de moyens de nature à porter aussi peu que possible atteinte à l'alinéa 11d). Parmi cette variété de moyens, il est pratiquement impossible de savoir, et encore moins de savoir avec certitude, lequel de ces moyens viole le moins les droits garantis par la Charte". (Souligné dans l'original.) Aussi, y a-t-il lieu de déterminer en l'espèce s'il a été porté atteinte aussi peu que raisonnablement possible aux droits à l'égalité de l'appelante. Pour ce faire, cette préoccupation des choix complexes et délicats demandés au Parlement parmi différentes options politiques raisonnables, dont certaines risquent de porter atteinte aux droits d'un particulier ou d'un groupe plus qu'à un autre, ne signifie pas que le Parlement peut, quand il le juge nécessaire, enfreindre à sa discrétion des droits garantis par la Charte . . .

Les défendeurs prétendent que la préférence fondée sur la citoyenneté a été nuancée pour éliminer l'ancienne exigence relative à la nationalité, et y substituer une simple préférence. À cet égard, plaident les défendeurs, le législateur a manifestement cherché à employer un moyen plus subtil pour atteindre ses objectifs, un moyen qui porterait atteinte aussi peu que possible aux droits des résidents permanents.

Selon les défendeurs, si on la compare aux restrictions imposées dans d'autres sociétés libres et démocratiques, la préférence canadienne fondée sur la citoyenneté est l'une des moins restrictives et onéreuses. Il n'est pas absolument interdit aux résidents permanents d'occuper un emploi dans la fonction publique. Comme nous l'avons déjà vu, au niveau fédéral aux États-Unis, la Cour suprême a maintenu une interdiction absolue, avec peu d'exceptions, d'occuper un emploi dans la fonction publique fédérale. L'Australie autorise les résidents permanents à occuper un poste de stagiaire, pourvu qu'ils se fassent naturaliser au plus tard deux ans après qu'ils y soient admissibles. La disposition canadienne n'est nullement coercitive. Dans d'autres pays, comme l'Allemagne, la France et la Suisse, qui n'encouragent pas l'immigration, il existe des restrictions plus larges en plus de lois plus sévères en matière de naturalisation. Par conséquent, plaident les défendeurs, la préférence fondée sur la citoyenneté est l'un des moyens les moins envahissants d'atteindre les objectifs du législateur, soit de valoriser la citoyenneté et d'inciter les gens à se faire naturaliser.

Les demanderesses prétendent que même si l'alinéa 16(4)c) est qualifié de préférence fondée sur la citoyenneté, il a pour effet réel d'interdire l'emploi dans la fonction publique fédérale. Premièrement, pour les non-citoyens qui souhaitent travailler pour le gouvernement fédéral, il fait obstacle à l'emploi pendant au moins quatre ans: c'est-à-dire un minimum de trois ans, pour la période de résidence exigée avant d'obtenir la citoyenneté, et environ un an avant d'obtenir celle-ci. En outre, M. Stewart, le témoin des défendeurs, a affirmé que moins d'un pour cent de non-citoyens étaient présentés à des concours publics annuellement. En effet, il est rare que les postes à doter exigent des qualifications auxquelles les citoyens canadiens ne peuvent satisfaire. En 1989, la LEFP s'appliquait à environ 227 545 fonctionnaires. Ce chiffre représente environ 42,6 p. 100 de l'ensemble de la fonction publique au Canada. M. Stewart a affirmé qu'entre 20 et 25 p. 100 des nominations à la fonction publique pendant une année civile se faisaient par voie de concours public. En 1989, il y a eu 9 963 nominations à la fonction publique. M. Stewart a affirmé que dans son domaine de responsabilité, la région de la capitale nationale, en 1992-1993, environ douze non-citoyens ont été présentés à des concours publics.

Les demanderesses plaident qu'il existe d'autres mesures pour encourager la naturalisation, des mesures qui n'empiètent pas sur les droits des non-citoyens de ce pays. En effet, plaident-elles, d'après le professeur Carens, ce qui incite le plus les gens à vouloir devenir citoyens est leur sentiment d'appartenance à la collectivité, leur appartenance au Canada. Les demanderesses prétendent également que de là à prétendre qu'il y a aujourd'hui des citoyens canadiens qui ont décidé de se faire naturaliser pour qu'ils puissent participer à des concours publics pour des postes dans la fonction publique fédérale, il y a toute une marge.

La Cour estime que le législateur n'a pas à adopter, pour atteindre son objectif, le moyen qui soit le moins envahissant entre tous. Cependant, il faut examiner les moyens moins envahissants, s'il en est, pour déterminer si le législateur peut choisir parmi une gamme de moyens qui porteraient aussi peu atteinte aux droits qu'il est raisonnablement possible de le faire.

Les demanderesses prétendent qu'un moyen préférable et moins envahissant d'atteindre les objectifs du législateur serait d'adopter le critère de la "fonction politique"; ce critère est employé en droit américain relatif à la protection égale de la loi; il est également employé dans la Communauté européenne. Généralement, comme nous l'avons déjà indiqué, le critère de la fonction politique a été qualifié de technique employée par la Cour suprême des États-Unis dans la jurisprudence relative à la protection égale de la loi dans les États; plus récemment, ce critère a été employé par la Cour de justice des communautés européennes dans l'interprétation du droit de la Communauté européenne.

Les défendeurs plaident que le critère de la fonction politique, appliqué en droit américain relatif à l'égalité, a été créé comme une exception à la règle générale selon laquelle les gouvernements des États ne peuvent établir de classifications en fonction de l'extranéité, de sorte que de telles classifications établies par les États sont suspectes et doivent faire l'objet d'un examen rigoureux. Le critère ne s'applique pas aux classifications fédérales fondées sur l'extranéité. Ce critère a été employé pour la première fois dans l'arrêt Sugarman v. Dougall, précité, à la page 647. Dans trois arrêts subséquents, la Cour a appliqué l'exception de la fonction politique pour maintenir des lois des États qui empêchaient les étrangers d'occuper des postes particuliers au gouvernement: Foley v. Connelie, 435 U.S. 291 (1978) (agents de police); Ambach v. Norwick, 441 U.S. 68 (1979) (enseignants dans les écoles publiques); et Cabell v. Chavez-Salido, 454 U.S. 432 (1982) (agents de probation). Les défendeurs soutiennent que l'exception de la fonction politique ne s'applique que dans le contexte des États pour délimiter une catégorie restreinte de postes considérés comme essentiellement gouvernementaux. À cet égard, l'État peut légitimement faire de la citoyenneté une condition de qualification sans enfreindre la garantie d'égalité de protection. En tant que qualification pour un emploi, les défendeurs plaident que cette exception ne s'applique nullement en l'espèce.

Les défendeurs plaident en outre que même si le critère de la fonction politique peut être approprié dans le contexte d'une affaire provinciale comme Andrews, précité, ou Austin v. British Columbia (Ministry of Municipal Affairs, Recreation & Culture) (1990), 66 D.L.R. (4th) 33 (C.S.C.-B.), il ne convient pas de l'appliquer en l'espèce. Premièrement, la citoyenneté n'est pas une qualification pour un emploi en l'espèce. Deuxièmement, le pouvoir de légiférer en matière de citoyenneté appartient au gouvernement fédéral et non aux provinces, si bien qu'il n'est pas nécessaire de créer une exception pour l'autoriser. Troisièmement, l'application du critère limiterait l'autorité légitime du gouvernement de légiférer à des fins de citoyenneté. Enfin, on plaide que l'expérience américaine montre que le critère crée des difficultés administratives lorsqu'il s'agit de déterminer quels postes sont essentiellement gouvernementaux et lesquels ne le sont pas.

La Cour de justice des communautés européennes a également adopté une variante du critère de la fonction politique dans l'interprétation du paragraphe 48(4) du Traité de Rome [Traité instituant la Communauté économique européenne (25 mars 1957)]. Cette disposition prévoit généralement la libre circulation des travailleurs à l'intérieur de la Communauté européenne, sans discrimination fondée sur la nationalité, à l'exception des emplois dans la fonction publique. Pour l'application de cette disposition, la Cour de justice européenne a défini la fonction publique de façon restreinte: voir Re Public Employees: E.C. Commission v. Belgium (affaire 149/79), [1981] 2 C.M.L.R. 413 (C.E.J.), aux pages 433 et 434 et Re Public Employees (No. 2): E.C. Commission v. Belgium (affaire 149/79), [1982] 3 C.M.L.R. 539 (C.E.J.), à la page 545. Apparemment, une définition restrictive de la fonction publique a été adoptée pour maintenir le principe de la libre circulation des travailleurs dans la Communauté afin de favoriser l'intégration de celle-ci. Cependant, cette définition n'a pas eu pour effet d'accroître les possibilités qu'ont les résidents permanents de ces pays d'occuper des emplois dans la fonction publique. Selon les défendeurs, il s'agit de promouvoir et de rehausser la valeur et l'importance de la citoyenneté communautaire dans le cadre de l'intégration de la Communauté. Néanmoins, il en résulte l'exclusion des personnes qui ne sont pas citoyennes des pays membres de la Communauté européenne à l'accès aux emplois dans la fonction publique. Les défendeurs plaident que, dans le contexte européen, le critère de la fonction politique permet d'atteindre les mêmes objectifs"soit de valoriser la citoyenneté"que la préférence canadienne fondée sur la citoyenneté. Les défendeurs prétendent que s'il était appliqué dans le contexte canadien, le critère de la fonction politique irait à l'encontre de ces objectifs et aurait pour effet de dévaluer la citoyenneté canadienne et ce, sans qu'il n'y ait d'avantages en conséquence.

Les défendeurs prétendent également qu'une autre manière d'atteindre les objectifs du législateur serait d'adopter le modèle australien qui consiste à permettre la nomination de résidents permanents à la fonction publique, pourvu qu'ils se fassent naturaliser le plus tôt possible. Les défendeurs soutiennent que cette méthode est plus coercitive et qu'elle cause des inconvénients sur le plan administratif. Dans l'arrêt Mow Sun Wong, précité, à la page 45, la Cour a noté ce qui suit en examinant une option semblable:

[traduction] . . . une règle qui permettrait aux non-citoyens d'occuper un emploi au gouvernement fédéral en attendant d'avoir rempli les exigences en matière de résidence serait sans doute une incitation encore plus forte à obtenir la citoyenneté que ne l'est le décret actuel, puisque bon nombre de non-citoyens seraient contraints de se faire naturaliser pour pouvoir continuer à occuper leur emploi fédéral, une fois admissibles à la citoyenneté.

Toutefois, la Cour a conclu que l'adoption d'un tel régime (aux pages 45 et 46):

[traduction] . . . causerait trop de perturbations dans l'administration, puisqu'un grand nombre d'employés étrangers seraient automatiquement congédiés s'ils ne se faisaient pas naturaliser, pour une raison ou une autre. L'intérêt du gouvernement à ce qu'il y ait une main-d'oeuvre fédérale stable est donc considérablement favorisé par sa règle uniforme en matière de citoyenneté.

Par ailleurs, il semblerait que la Nouvelle-Zélande ne limite l'emploi dans la fonction publique que dans les domaines de la sécurité nationale. La force de défense (militaire) ne fait pas partie de la fonction publique en Nouvelle-Zélande. Les défendeurs prétendent que la Nouvelle-Zélande n'est pas une société qui accueille des immigrants ou une société multiculturelle et qu'elle n'a nullement besoin de promouvoir ou de valoriser la citoyenneté ou d'inciter les non-citoyens à se faire naturaliser. On soutient que la restriction imposée dans ce pays vise un objectif législatif plus étroit qui ne permettrait pas d'atteindre les objectifs plus larges en matière de citoyenneté visés par le législateur canadien.

Apparemment, la Cour doit se demander si la disposition porte atteinte aussi peu que possible aux droits ou libertés protégés par la Constitution. Pour ce faire, il faut se demander si le législateur avait ou non d'autres moyens d'atteindre l'objectif. Comme l'a affirmé le juge Sopinka, dans l'arrêt R. c. Laba, [1994] 3 R.C.S. 965, à la page 1009:

La décision du législateur d'opter pour un moyen d'atteindre un objectif donné commande un certain respect. Comme l'a dit le juge en chef Lamer dans l'arrêt R. c. Chaulk, [1990] 3 R.C.S. 1303, à la p. 1341, "le législateur n'est pas tenu de rechercher et d'adopter le moyen le moins envahissant, dans l'absolu, en vue d'atteindre son objectif" (souligné dans l'original). Toutefois, il importe de se rappeler qu'il ne s'agit pas, en l'espèce, d'un cas où le législateur a tenté d'établir un équilibre entre les intérêts opposés de particuliers ou de groupes. Il s'agit plutôt d'un cas où le gouvernement (comparativement à d'autres particuliers ou groupes) peut être considéré comme l'adversaire singulier d'un particulier qui tente de faire valoir un droit fondamental dans notre système de justice criminelle. Comme l'ont dit les juges majoritaires dans Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, à la p. 994, en pareilles circonstances, les tribunaux sont aussi bien placés que le législateur pour déterminer si on a choisi les moyens les moins radicaux de réaliser l'objectif gouvernemental, étant donné particulièrement le caractère intrinsèquement juridique des droits en cause et la somme d'expérience qu'ils ont acquise dans le règlement de ces questions.

En l'espèce, il n'est pas question d'un conflit dans lequel l'État est l'adversaire singulier, comme ce pourrait être le cas dans une affaire criminelle. Dans le présent cas, il s'agit de se demander si le gouvernement, compte tenu de la preuve présentée, avait un motif raisonnable de conclure que la préférence fondée sur la citoyenneté portait atteinte le moins possible au droit à l'égalité garanti par l'article 15, vu l'objectif urgent et réel du gouvernement: Irwin Toy, précité, à la page 994.

Pour décider quel moyen employer pour atteindre ses fins, il est clair que le législateur devait faire un compromis entre les intérêts particuliers des résidents permanents et les intérêts collectifs de l'État en ce qui a trait à la citoyenneté. À mon avis, la Cour n'est pas mieux placée que le législateur pour déterminer si un bon compromis a été atteint ou si les bons moyens ont été choisis pour accorder une préférence aux citoyens canadiens en ce qui a trait à l'emploi dans la fonction publique comme droit conféré aux citoyens et comme incitation à obtenir la naturalisation. À cet égard, la Cour estime que le gouvernement était raisonnablement fondé à faire le choix qu'il a fait et que le choix porte atteinte aussi peu que possible aux droits protégés par la Constitution.

c) La proportionnalité

La dernière étape consiste à évaluer la proportionnalité entre les effets et les objectifs. La préférence fondée sur la citoyenneté empiète-t-elle sur les droits à l'égalité des demanderesses de façon à supplanter les objectifs urgents et réels qu'avait le législateur en l'édictant? Comme nous l'avons affirmé ci-dessus, la troisième partie du deuxième volet du critère établi dans l'arrêt Oakes a récemment été réexaminée dans les arrêts Dagenais et Laba, précités. Dans l'arrêt Oakes, précité, à la page 139, le juge en chef Dickson, a affirmé que la troisième partie exigeait:

. . . [une] proportionnalité entre les effets des mesures restreignant un droit ou une liberté garantis par la Charte et l'objectif reconnu comme "suffisamment important".

Dans l'arrêt R. c. Edwards Books and Art Ltd., précité, à la page 768, le juge en chef Dickson a formulé de nouveau l'exigence en ces termes:

. . . leurs effets ne doivent pas empiéter sur les droits individuels ou collectifs au point que l'objectif législatif, si important soit-il, soit néanmoins supplanté par l'atteinte aux droits.

Autrement dit, cette étape exige un équilibre entre les objectifs visés par la loi et l'atteinte causée par celle-ci.

Dans l'arrêt Dagenais, précité, à la page 889, le juge en chef a formulé de nouveau la troisième partie en ces termes:

. . . il doit y avoir proportionnalité entre les effets préjudiciables des mesures restreignant un droit ou une liberté et l'objectif, et il doit y avoir proportionnalité entre les effets préjudiciables des mesures et leurs effets bénéfiques.

Les parties au présent litige reconnaissent que la modification apportée à la troisième partie du critère de l'arrêt Oakes ne s'applique pas dans tous les cas: arrêt Dagenais, précité, aux pages 887 et 888. La Cour doit donc se demander si elle s'applique en l'espèce.

Les demanderesses prétendent que la nouvelle formulation de la troisième partie du critère de l'arrêt Oakes s'applique en l'espèce et, comme on pouvait s'y attendre, les défendeurs ne sont pas d'accord. Ceux-ci prétendent que la Cour suprême ne donne pas beaucoup d'indications qui permettent de savoir quand la modification s'applique. À la page 887 de l'arrêt Dagenais, précité, le juge en chef a affirmé que lorsqu'une mesure permet de réaliser entièrement ou presque son objet législatif, l'analyse classique de l'arrêt Oakes suffit. Cependant, lorsqu'une mesure ne permet d'atteindre son objectif que partiellement, il faudra démontrer que l'objectif de la mesure et ses effets bénéfiques sont tous les deux proportionnels aux effets préjudiciables de la mesure sur le droit ou la liberté fondamentale en cause. Cependant, comment détermine-t-on si une mesure permet d'atteindre entièrement son objectif ou si elle ne permet de l'atteindre que partiellement? Les défendeurs prétendent qu'il peut être difficile, voire impossible, dans certains cas, de prouver à quel point la mesure permet d'atteindre son objectif. Selon eux, la Cour suprême a reconnu cette difficulté et a déjà statué que l'absence de preuve comme quoi une disposition contestée permet d'atteindre son objectif n'est pas un facteur déterminant pour évaluer la constitutionnalité de cette disposition: arrêt Butler, précité, aux pages 501 et 504; et R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, à la page 857.

En l'espèce, il est impossible d'évaluer les effets bénéfiques réels de la disposition contestée. Comme nous l'avons déjà mentionné, la Cour suprême a maintenu des lois en application de l'article premier sans avoir de preuve de leurs effets bénéfiques réels et après qu'on lui eut présenté une preuve non concluante en matière de sciences humaines: arrêt Irwin Toy, précité, aux pages 990 et 1000; arrêt Butler, précité, aux pages 502 et 503.

Les défendeurs soutiennent également, en s'appuyant sur les arrêts Dagenais et Laba, précités, que la Cour exige que l'on soupèse les effets préjudiciables en fonction des effets bénéfiques lorsque la disposition contestée constitue une atteinte importante ou grave au droit ou à la liberté en cause. Le juge en chef Lamer a affirmé qu'à cause de la gravité de ses effets préjudiciables, il se pouvait qu'une mesure contestée ne soit pas justifiée même si elle satisfait à tous les autres éléments du critère relatif à l'article premier: arrêt Dagenais, précité, à la page 887. Pareillement, dans l'arrêt Laba, précité, à la page 1011, le juge Sopinka a indiqué que l'exigence en matière de proportionnalité ne serait peut-être pas satisfaite lorsqu'un droit ou une liberté fait l'objet d'une violation grave, d'une atteinte importante ou d'un empiètement excessif. Dans l'arrêt Laba, précité, à la page 1006, le juge Sopinka a approuvé les modifications proposées par le juge en chef Lamer dans l'arrêt Dagenais, précité, à la page 889, mais en les reformulant ainsi:

Les moyens choisis pour atteindre l'objectif législatif doivent satisfaire à un critère de proportionnalité à trois volets: . . . c) leurs effets préjudiciables doivent être proportionnels à leurs effets bénéfiques et à l'importance de l'objectif qui a été décrit comme "suffisamment important".

Les défendeurs soutiennent que la Cour suprême paraît introduire différents degrés d'enquête à cette troisième étape du critère de la proportionnalité. Lorsqu'une mesure contestée permet d'atteindre entièrement, ou presque, son objectif et qu'elle ne constitue pas une atteinte grave à un droit ou une liberté garanti par la Charte, elle peut être justifiée d'après le critère classique de l'arrêt Oakes. Cependant, on prétend que lorsque la mesure ne permet que partiellement d'atteindre ses objectifs et qu'elle a de graves effets préjudiciables sur un droit ou une liberté, il faut satisfaire à un critère plus rigoureux, qui exige que l'on soupèse les effets préjudiciables des mesures par rapport à leurs effets bénéfiques.

L'arrêt Dagenais, précité, porte sur l'opposition entre deux droits reconnus par la Charte: le droit à un procès équitable et le droit à la liberté d'expression. Par cette affirmation, je n'adopte pas le "modèle de conflit" que la Cour suprême a rejeté dans l'arrêt Dagenais , précité, à la page 882. Dans l'affaire Laba, précitée, le gouvernement peut être caractérisé d'adversaire singulier d'un particulier qui tente de faire valoir un droit juridique fondamental dans notre système de justice criminelle. L'affaire dont la Cour est saisie en l'espèce ne correspond pas tout à fait à l'une ou l'autre de ces situations. En l'espèce, le législateur tente d'établir un équilibre entre les intérêts opposés d'individus ou de groupes: R. c. Butler, précité. Par conséquent, la Cour est d'avis que la modification apportée à la troisième partie du deuxième volet du critère de l'arrêt Oakes ne s'applique pas dans le présent cas. Bien qu'il faille apprécier la proportionnalité, il y a lieu de le faire d'après le critère classique de l'arrêt Oakes.

Les défendeurs prétendent en outre que la préférence fondée sur la citoyenneté n'empiète pas sur les droits à l'égalité des résidents permanents au point de constituer une restriction "très grave": arrêt Keegstra , précité, à la page 787. D'après les défendeurs, il est prouvé que la préférence s'applique à moins de la moitié de l'ensemble de la fonction publique. Elle n'a pas pour effet d'interdire absolument l'emploi dans la fonction publique et n'empêche pas les résidents permanents d'exercer leur profession, comme ce fut le cas dans l'affaire Andrews, précitée. Les défendeurs prétendent que la préférence fondée sur la citoyenneté est une restriction modérée, qui n'est que temporaire dans le cas des résidents permanents qui choisissent de se faire naturaliser. Puisqu'il en est ainsi, soutiennent les défendeurs, il ne s'agit pas d'une atteinte excessivement envahissante qui exige la justification la plus rigoureuse.

Par ailleurs, les demanderesses plaident que la préférence prive le gouvernement canadien des services des meilleurs éléments de la population. En outre, si l'on tient compte du pourcentage insignifiant de personnes qui sont touchées, par rapport à la fonction publique fédérale dans son ensemble, et du nombre annuel de concours publics, les demanderesses prétendent que l'équilibre en rapport avec la nature envahissante de l'atteinte à l'égalité joue en leur faveur. Celles-ci prétendent en outre que même si l'on peut obtenir la citoyenneté, il y a un délai minimal d'environ quatre ans, comme il a été indiqué précédemment.

Selon les défendeurs, on ne peut établir avec certitude si la mesure contestée permet réellement d'atteindre son objectif et dans quelle mesure elle le fait, le cas échéant. Par ailleurs, plaident-ils, on ne peut établir avec certitude qu'elle ne permet pas de l'atteindre. Vu qu'il est impossible de prouver l'efficacité ou l'inefficacité de la préférence, il s'agit alors de se demander s'il est raisonnable de présumer que la préférence permet réellement d'atteindre son objectif. Selon les défendeurs, la preuve, en particulier le témoignage du professeur Schuck, appuie cette présomption.

Le professeur Schuck a affirmé que la citoyenneté aura d'autant plus de valeur qu'il y a une différence entre la citoyenneté et la non-citoyenneté; en outre, les gens voudront se faire naturaliser dans la mesure où la citoyenneté a de la valeur. À son avis, la rhétorique ne saurait conférer, à elle seule, de l'importance et de la valeur à la citoyenneté. Celle-ci ne sera perçue comme importante que dans la mesure où elle l'est effectivement, et ce sera le cas si elle confère des avantages ou des droits tangibles. À son avis, il est raisonnable de présumer qu'en accordant un avantage aux Canadiens à titre de droit conféré par leur statut de citoyen, la préférence rehausse la valeur et l'importance de la citoyenneté canadienne et la rend plus attrayante aux non-citoyens comme une incitation à l'acquérir. À cet égard, les défendeurs soutiennent que l'on peut présumer que le double objectif de la préférence est atteint et que, non seulement le critère classique de proportionnalité établi dans l'arrêt Oakes est-il rempli, mais qu'en outre, il n'est pas nécessaire de satisfaire aux exigences imposées dans l'arrêt Dagenais, précité.

Les demanderesses, s'appuyant principalement sur l'avis du professeur Carens, ont soutenu que le fait d'accorder un traitement préférentiel aux citoyens aux dépens des non-citoyens ne sert qu'à exacerber le désavantage historique dont ont souffert les non-citoyens et les aliène davantage de la société canadienne, décourageant par là leur naturalisation. En outre, le professeur Carens prétend que les démocraties libérales occidentales font de moins en moins de distinctions entre les droits et privilèges des citoyens et ceux des non-citoyens. À son avis, une telle distinction favorise les divisions et l'antagonisme et crée des distinctions inutiles et inopportunes entre des personnes qui vivent et travaillent ensemble. Essentiellement, il prétend que les gens voudront se faire naturaliser dans la mesure où ils se sentent chez eux et acceptés dans ce qui est généralement un nouveau milieu, doté de nouvelles institutions.

Dans l'arrêt Keegstra, précité, Madame le juge McLachlin a affirmé ce qui suit, à la page 845:

L'article premier donne essentiellement aux juges une tâche d'appréciation. D'une part, il y a la violation ou restriction d'un droit fondamental ou d'une liberté fondamentale; de l'autre, il y a un objectif opposé que l'État prétend plus important que le plein exercice du droit ou de la liberté en question, d'une importance suffisante pour que la restriction soit raisonnable et que sa "justification puisse se démontrer". Cette tâche très délicate oblige le juge à faire des jugements de valeur. Dans cet exercice, la logique et les précédents ne sont que d'un secours limité. Ce qui est déterminant en dernière analyse c'est le jugement du tribunal, fondé sur une compréhension des valeurs constituant le fondement de notre société et des intérêts en jeu dans l'affaire. Comme le fait observer le juge Wilson dans l'arrêt Edmonton Journal, précité, ce jugement ne peut pas être formé dans l'abstrait. Plutôt que de parler de valeurs comme s'il s'agissait d'idéaux platoniques, le juge doit faire son analyse en fonction des faits de l'affaire dont il est saisi, soupesant dans ce contexte les différentes valeurs en question. On ne saurait donc affirmer que la liberté d'expression l'emportera toujours sur l'objectif de la dignité individuelle et de l'harmonie sociale, ou vice versa. Le résultat dans un cas particulier dépendra de l'appréciation de l'importance de l'atteinte portée à la liberté d'expression par la loi en cause par rapport à l'importance des objectifs y faisant contrepoids, à la probabilité que la loi permettra d'atteindre ces objectifs et à la proportionnalité de la portée de la loi à ces objectifs.

Dans son appréciation de la gravité des effets préjudiciables de la disposition contestée sur les demanderesses par rapport à sa justification fondée sur les objectifs visés, la Cour note que l'appréciation de ces considérations opposées doit être faite dans l'optique selon laquelle il incombe aux défendeurs d'établir que la limite imposée au droit garanti par la constitution est raisonnable et justifiée dans une société libre et démocratique.

Dans mon analyse de l'article 15, j'ai conclu que les droits que cet article reconnaît aux demanderesses ont été violés à cause de la préférence fondée sur la citoyenneté en l'espèce. Cependant, j'estime que l'atteinte à la garantie d'égalité en l'espèce n'est pas grave. Comme je l'ai déjà indiqué, la préférence s'applique à moins de la moitié de la fonction publique au Canada. Il y a de nombreux postes dont les résidents permanents ne sont pas exclus du fait qu'ils n'ont pas la citoyenneté. Deux des demanderesses, Mme Bailey et Mme To Thanh Hien, ont pu obtenir un emploi dans la fonction publique malgré leur statut de non-citoyennes à l'époque. Mme Lavoie a pu travailler pour le gouvernement comme employée contractuelle. Dans l'arrêt Andrews, précité, la Cour a noté que M. Andrews ne pouvait exercer sa profession. Ce n'est pas le cas en l'espèce. Bien que la restriction existe et qu'elle désavantage les demanderesses, elle est modérée et peut être temporaire. Il ne s'agit pas d'une atteinte grave aux droits garantis par la Charte.

Malgré cette conclusion, je dois me demander s'il est bénéfique de maintenir la limite du droit touché par la préférence fondée sur la citoyenneté. La Cour est d'avis que les objectifs qui sous-tendent cette préférence sont importants. Il est regrettable que les avantages éventuels doivent être obtenus au prix d'une certaine atteinte aux droits des demanderesses garantis par la Charte. Bien que nous puissions collectivement aspirer à une société entièrement dénuée de discrimination, l'appréciation des diverses valeurs en jeu en l'espèce amène la Cour à conclure que l'atteinte n'est pas très grave. J'admets que le professeur Carens a soulevé plusieurs objectifs importants de notre société, y compris la dignité individuelle et la cohésion sociale; cependant, je conclus que la valeur et les objectifs de la citoyenneté et le souhait du gouvernement d'encourager les résidents permanents à se faire naturaliser, particulièrement dans une société multiculturelle comme le Canada, l'emportent sur l'abrogation des droits en cause en l'espèce. Le Canada, en tant qu'État-nation, n'est pas qu'un régime politique.

À mon avis, les objectifs de la loi l'emportent sur l'atteinte à la garantie constitutionnelle d'égalité qu'entraîne l'alinéa 16(4)c) de la LEFP.

3. RÉPARATION

Outre un jugement déclaratoire, les demanderesses sollicitent des dommages-intérêts dans les présentes actions. Dans les affaires constitutionnelles comme celle-ci, il est courant de rendre des jugements déclaratoires, mais il est rare d'accorder des dommages-intérêts pour violation de la Charte. Comme il est affirmé dans l'arrêt Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679, à la page 720:

Il y aura rarement lieu à une réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte en même temps qu'une mesure prise en vertu de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982.

Bien qu'une telle réparation soit rare, la Cour suprême n'en a pas exclu la possibilité. En l'espèce, les dommages-intérêts sont clairement évaluables et les faits sont précis. À au moins deux occasions, on a recommandé l'abrogation de la préférence. Il est également clair que le gouvernement a toujours été conscient du fardeau imposé par l'alinéa 16(4)c) de la LEFP. Par conséquent, la Cour est d'avis que s'il était déterminé à l'avenir que l'alinéa 16(4)c) n'était pas sauvegardé par l'article premier de la Charte, il y aurait lieu d'accorder des dommages-intérêts compensatoires en l'espèce. Cependant, je suis également d'avis qu'il serait tout à fait inopportun d'accorder des dommages-intérêts punitifs ou exemplaires dans cette affaire.

À ce stade, je refuse d'évaluer les dommages-intérêts. La preuve dont la Cour a connaissance relativement aux dommages est insuffisante. Si c'était nécessaire à l'avenir, une référence pourrait être ordonnée, conformément à la Règle 500 [Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663].

LES DÉPENS

Quant aux dépens, la règle générale veut qu'ils suivent l'issue du litige. En l'espèce, bien que j'aie maintenu la loi en vertu de l'article premier de la Charte, j'ai également conclu que l'article 15 a été violé. De l'avis de la Cour, les personnes qui ont des revenus moyens devraient pouvoir participer à un litige intéressant la Charte. Il ne faut pas dissuader les demandeurs de faire une contestation de bonne foi fondée sur la Charte en les obligeant à assumer tout le fardeau: Orkin, M. The Law of Costs, Canada Law Book Inc., 1994, à la page 2-133. Par conséquent, j'ai décidé de faire exception à la règle générale et de ne pas adjuger les dépens en l'espèce.

CONCLUSION

L'alinéa 16(4)c) de la LEFP restreint-il l'article 15 de la Charte dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique? J'ai conclu que, même si l'alinéa 16(4)c) de la LEFP viole l'article 15 de la Charte, il constitue une limite raisonnable, et il est sauvegardé par l'article premier de la Charte. Par conséquent, les actions sont rejetées.

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