Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

A-241-04

2005 CAF 126

Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (appelant)

c.

Manzi Williams (intimé)

Répertorié: Williams c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (C.A.F.)

Cour d'appel, juges Décary, Létourneau et Nadon-- Montréal, 15 mars; Ottawa, 12 avril 2005.

Citoyenneté et Immigration -- Statut au Canada -- Réfugiés au sens de la Convention -- Appel d'un jugement par lequel la Cour fédérale a déclaré que l'intimé n'était pas tenu de se réclamer de la protection d'un pays autre que celui dont il a la nationalité -- L'intimé est un demandeur d'asile originaire du Rwanda -- Il a déjà eu la double nationalité rwandaise et ougandaise -- Il pouvait obtenir la nationalité ougandaise à condition de renoncer à la nationalité rwandaise -- La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié a rejeté la demande d'asile de l'intimé -- L'expression «les pays dont elle a la nationalité» à l'art. 96 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (LIRP) englobe-t-elle les pays de nationalité potentielle? -- Le critère à appliquer est celui de savoir s'il est en le pouvoir du demandeur d'obtenir la citoyenneté d'un pays où il n'a aucune crainte d'être persécuté -- Le demandeur est censé entreprendre des démarches pour obtenir la citoyenneté d'un autre pays.

Citoyenneté et Immigration -- Contrôle judiciaire -- Appel interjeté sur une question certifiée d'une décision du juge de première instance -- L'interprétation de l'art. 96 de la LIPR est une question de droit -- C'est la norme de la décision correcte qui s'applique aux questions de droit.

Il s'agit d'un appel interjeté sur une question certifiée d'une décision par laquelle la Cour fédérale a infirmé une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié. L'intimé est un citoyen du Rwanda qui a revendiqué le statut de réfugié et celui de personne à protéger. Enfant, l'intimé avait la double nationalité rwandaise et ougandaise mais lorsqu'il a atteint l'âge de 18 ans, il a perdu la citoyenneté ougandaise en conservant sa nationalité rwandaise. Le Rwanda est le seul pays dont il a mentionné avoir la citoyenneté en présentant sa demande d'asile. À l'audience, l'intimé a admis que, s'il devait choisir de demander la citoyenneté ougandaise, il n'aurait aucune crainte d'être persécuté en Ouganda. Tout en estimant qu'il avait une crainte justifiée d'être persécuté au Rwanda, la Commission a néanmoins conclu que l'intimé n'avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. Le juge de première instance a accueilli la demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission. Il a estimé que la Commission avait commis une erreur de droit en exigeant de l'intimé qu'il se réclame de la protection d'un pays qui, au moment des faits, n'était pas un pays dont il avait la nationalité, au sens de l'alinéa 96a) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (la LIPR).

La question en litige est celle de savoir si l'expression «pays dont [la personne] a la nationalité» figurant à l'article 96 de la LIPR comprend un pays dont le demandeur peut obtenir la citoyenneté si, afin de l'obtenir, il doit d'abord renoncer à la citoyenneté d'un autre pays, ce qu'il n'est pas disposé à faire?

Arrêt: l'appel est accueilli.

Sur la question de la norme de contrôle, la conclusion de la Commission suivant laquelle l'intimé pouvait obtenir la citoyenneté ougandaise de plein droit en renonçant à la citoyenneté rwandaise est une conclusion de fait que le juge de première instance ne pouvait modifier que s'il s'agissait d'une erreur manifeste et dominante. L'interprétation de l'article 96 de la LIPR est une question de droit pour laquelle la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte.

Il est acquis aux débats que la qualité de personne à protéger est refusée s'il est démontré qu'au moment de l'audience le demandeur a le droit, par de simples formalités, d'acquérir la citoyenneté (ou la nationalité) d'un pays à l'égard duquel il n'a aucune crainte fondée d'être persécuté. Dans l'arrêt Canada (Procureur général) c. Ward (qui a été par la suite confirmé par la Cour suprême du Canada), la Cour d'appel fédérale a expliqué que la protection internationale accordée aux réfugiés se veut une protection «subsidiaire» qui n'est censée entrer en jeu que lorsque l'État dont l'intéressé a la nationalité n'est pas en mesure d'assurer sa protection. Le demandeur doit démontrer qu'il craint avec raison d'être persécuté dans chaque pays dont il a la nationalité avant de pouvoir demander l'asile dans un autre pays. La Section de première instance de la Cour fédérale a élargi la portée de ce concept en expliquant que si, au moment de l'audience, le demandeur a le droit d'acquérir la citoyenneté d'un pays déterminé en raison de son lieu de naissance et que cette acquisition peut se matérialiser par l'accomplissement de simples formalités, le demandeur est censé se réclamer de la protection de cet État et se verra refuser la qualité de réfugié au Canada sauf s'il démontre qu'il craint avec raison d'être persécuté également dans cet autre pays dont il a la nationalité.

Selon la jurisprudence, le véritable critère est celui de savoir s'il est en le pouvoir du demandeur d'obtenir la citoyenneté d'un pays pour lequel il n'a aucune crainte fondée d'être persécuté. Ce critère dissuade les demandeurs d'asile de rechercher le pays le plus accommodant, une démarche qui est incompatible avec l'aspect «subsidiaire» de la protection internationale des réfugiés reconnue dans l'arrêt Ward. Ce critère ne se limite pas à de simples formalités. Le critère du «contrôle» exprime aussi une idée qui ressort de la définition du réfugié, en l'occurrence le fait que l'absence de «volonté» du demandeur à accomplir les démarches nécessaires pour obtenir la protection de l'État entraîne le rejet de sa demande d'asile à moins que cette absence s'explique par la crainte même de persécution. La façon dont la citoyenneté d'un autre pays a été obtenue importe peu, pourvu que le demandeur ait la faculté de l'obtenir. L'argument de l'intimé suivant lequel il ne s'agit pas d'un cas où l'accomplissement de simples formalités suffirait à confirmer une citoyenneté déjà obtenue dans un autre pays était mal fondé. Lorsque la citoyenneté d'un autre pays peut être réclamée, le demandeur est censé entreprendre des démarches pour l'obtenir et il se verra refuser la qualité de réfugié s'il est démontré qu'il était en son pouvoir d'acquérir cette autre citoyenneté. La citoyenneté est un droit fondamental et, devant le choix de devenir un réfugié dans un pays ou un citoyen dans un autre, une personne a tout à gagner en optant pour la citoyenneté plutôt que pour le statut de réfugié. Le juge de première instance a commis une erreur en concluant que l'expression «les pays dont elle a la nationalité» à l'article 96 de la LIRP n'englobe pas les pays de nationalité potentielle.

lois et règlements cités

Constitution of the Republic of Uganda 1995 (The), art. 15(2),(4).

Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6, Art. 1A(2).

Déclaration universelle des droits de l'homme, Rés. AG 217 A (III), Doc. Off. AGNU, 10 décembre 1948, art. 15.

Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 96, 97.

jurisprudence citée

décisions appliquées:

Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689; (1993), 103 D.L.R. (4th) 1; 20 Imm. L.R. (2d) 85; 153 N.R. 321; confirmant [1990] 2 C.F. 667; (1990), 67 D.L.R. (4th) 1; 10 Imm. L.R. (2d) 189; 108 N.R. 60 (C.A.); Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c. Akl (1990), 140 N.R. 323 (C.A.F.); Bouianova c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 67 F.T.R. 74 (C.F. 1re inst.).

décision examinée:

Chavarria c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1995] A.C.F. no 17 (C.F. 1re inst.) (QL).

décisions citées:

De Barros c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 283; [2005] A.C.F no 361 (QL); Choi c. Canada (Solliciteur général), 2004 CF 291; [2004] A.C.F. no 347 (QL); Tecle c. Secretary of State for the Home Department, 2002 EWCA Civ 1358; [2002] E.W.J. No. 4196 (QL).

doctrine citée

Alland, Denis et Catherine Teitgen-Colly. Traité du droit de l'asile, Paris, Presses Universitaires de France, 2002.

Piotrowicz, R. ARefugee Status and Multiple Nationality in the Indonesian Archipelago: Is There a Timor Gap? (1996), 8 Int'l J. Refugee L. 319.

Nations Unies. Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés. Genève, réédition janvier 1992.

APPEL d'un jugement de la Cour fédérale ((2004), 39 Imm. L.R. (3d) 232; 2004 CF 511) infirmant une décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié avait rejeté la demande d'asile de l'intimé au motif qu'il pouvait se réclamer de la protection d'un pays autre que celui dont il avait la nationalité en renonçant à celle-ci et en acquérant ainsi la citoyenneté de l'autre pays. Appel accueilli.

ont comparu:

Michèle Joubert pour l'appelant.

William Sloan pour l'intimé.

avocats inscrits au dossier:

Le sous-procureur général du Canada pour l'appelant.

William Sloan, Montréal, pour l'intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]Le juge Décary, J.C.A.: La Cour est saisie de l'appel interjeté sur une question certifiée d'une décision par laquelle le juge Pinard, de la Cour fédérale [(2004), 39 Imm. L.R. (3d) 232], a infirmé une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la CISR ou la Commission). La Commission a rejeté la demande d'asile de l'intimé au motif qu'il pouvait réclamer la protection d'un pays (l'Ouganda), dont il pouvait facilement obtenir la nationalité en renonçant à la nationalité du pays (le Rwanda) où il risquait d'être persécuté. Le juge Pinard a fait droit à la demande de contrôle judiciaire et a certifié la question suivante [2004 CF 511, au paragraphe 7]:

L'expression «pays dont [la personne] a la nationalité» figurant à l'article 96 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés comprend-elle un pays dont le demandeur peut obtenir la citoyenneté si, afin de l'obtenir, il doit d'abord renoncer à la citoyenneté d'un autre pays, ce qu'il n'est pas disposé à faire?

Les faits

[2]L'intimé, Manzi Williams, est un citoyen du Rwanda. Il dit craindre d'être persécuté par les autorités rwandaises du fait des opinions politiques qui lui sont imputées et de son appartenance à un groupe social déterminé. Il prétend également être une personne à protéger parce qu'il est exposé au risque d'être soumis à la torture, à une menace pour sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités au Rwanda.

[3]L'intimé est né au Rwanda en 1982 d'un père rwandais et d'une mère ougandaise. Il était donc de naissance un citoyen rwandais du fait de la citoyenneté rwandaise de son père (jus sanguinis) et du fait de sa naissance au Rwanda (jus solis). Il était aussi un citoyen ougandais à la naissance en raison de la citoyenneté ougandaise de sa mère (jus sanguinis). Il a vécu au Rwanda de 1982 à 1988, puis en Ouganda, avec ses parents, de 1988 à 1996. À la fin de 1996, il est retourné au Rwanda avec son père. D'août 1998 à novembre 1999, l'intimé a passé le plus clair de son temps en Ouganda où il a poursuivi ses études.

[4]L'intimé a eu la double nationalité jusqu'en l'an 2000. Lorsqu'il a atteint l'âge de 18 ans, en conservant sa nationalité rwandaise, il a automatiquement cessé d'être un citoyen de l'Ouganda aux termes du paragraphe 15(2) de la Constitution de l'Ouganda:

[traduction]

15. [. . .]

(2) Tout citoyen de l'Ouganda cesse sur-le-champ d'être un citoyen de l'Ouganda si, à la date où il atteint l'âge de dix-huit ans, par un acte volontaire autre que le mariage, il acquiert ou conserve la citoyenneté d'un autre pays que l'Ouganda.

[5]Ce qui est intéressant dans le cas qui nous occupe, toutefois, c'est le fait qu'aux termes du paragraphe 15(4) de la Constitution, l'intimé a la faculté de recouvrer de plein droit la citoyenneté ougandaise:

[traduction]

15. [. . .]

(4) Le citoyen ougandais qui perd la citoyenneté ougandaise par suite de l'acquisition ou de la possession de la citoyenneté d'un autre pays devient un citoyen de l'Ouganda lorsqu'il renonce à la citoyenneté de cet autre pays.

[6]L'intimé a quitté le Rwanda le 15 août 2002. À la suite d'un séjour au Kenya, il est arrivé au Canada le 27 août 2002 en transitant par les États-Unis et il a demandé l'asile dès son arrivée. Le Rwanda était le seul pays dont il avait à ce moment-là mentionné avoir la citoyenneté.

[7]À l'audience du 29 avril 2003, la Commission a soulevé la question de la possibilité pour l'intimé d'acquérir la citoyenneté ougandaise. L'intimé a alors admis que, s'il devait choisir de demander la citoyenneté ougandaise, il n'aurait aucune crainte d'être persécuté en Ouganda. La question de la protection «efficace» dans le second État ne se pose donc pas en l'espèce.

Décision de la Commission

[8]Tout en estimant que l'intimé avait une crainte raisonnable et justifiée d'être persécuté au Rwanda, la Commission a néanmoins conclu qu'il pouvait se réclamer de la protection de l'Ouganda, parce que sa mère était née en Ouganda. L'intimé pouvait donc renoncer à la citoyenneté rwandaise, acquérir de plein droit la citoyenneté ougandaise et se réclamer de la protection de ce pays. La Commission a conclu que l'intimé n'avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de «personne à protéger» au sens, respectivement, des articles 96 et 97 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi).

[9]La Commission a également fait observer que la mère de l'intimé, ainsi que sa fille et trois de ses frères et soeurs vivaient en Ouganda.

Décision de première instance rendue le 6 avril 2004 par le juge Pinard de la Cour fédérale

[10]L'intimé a saisi la Cour fédérale d'une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission. Le juge Pinard a estimé que la Commission avait commis une erreur de droit en exigeant de l'intimé qu'il se réclame d'un pays (Ouganda) qui, au moment des faits, n'était pas un pays dont il avait la nationalité, au sens de l'alinéa 96a) de la Loi (au paragraphe 5 des motifs):

Comme on peut le constater à la simple lecture du texte, la disposition renvoie aux «pays dont [la personne] a la nationalité», et à aucun autre pays, notamment les pays de nationalité potentielle. Si le législateur avait eu l'intention de renvoyer à d'autres pays, il aurait été très simple de le dire.

[11]Le juge Pinard a fait droit à la demande de contrôle judiciaire et il a renvoyé l'affaire à un tribunal différemment constitué de la Section de la protection des réfugiés de la CISR pour qu'elle l'examine et statue sur celle-ci conformément aux motifs de son jugement.

Prétentions et moyens de l'appelant

[12]L'appelant affirme que l'expression «pays dont [il] a la nationalité» que l'on trouve à l'article 96 de la Loi englobe les pays dont on peut obtenir ou recouvrer la citoyenneté si l'on renonce à la citoyenneté d'un autre pays. Invoquant l'arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, aux pages 709 et 752, l'appelant souligne que la protection internationale accordée aux réfugiés se veut une protection «subsidiaire» qui n'est censée entrer en jeu que lorsque l'État dont l'intéressé a la nationalité n'est pas en mesure d'assurer sa protection. En l'espèce, l'intimé pourrait obtenir la protection de l'Ouganda s'il renonçait à la citoyenneté rwandaise et s'il acquérait de plein droit la citoyenneté ougandaise. L'intimé ne peut donc pas se réclamer de la protection du Canada.

Prétentions et moyens de l'intimé

[13]Le principal argument que fait valoir l'intimé en l'espèce est que la jurisprudence citée par l'appelant concerne des cas dans lesquels l'acquisition de la citoyenneté d'un autre pays ne constituait qu'une «simple formalité». Suivant l'avocat de l'intimé, cette situation ne se présente que lorsque l'intéressé possède la seconde citoyenneté au moment de l'audience et de la décision sans toutefois être en mesure de produire d'écrits pour le confirmer. Suivant cet argument, la citoyenneté est un droit fondamental auquel nul ne devrait être contraint de renoncer.

Dispositions applicables de la Loi et des traités

[14]Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés:

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention--le réfugié--la personne qui, craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques:

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

b) soit, si elle n'a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n'a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée:

a) soit au risque, s'il y a des motifs sérieux de le croire, d'être soumise à la torture au sens de l'article premier de la Convention contre la torture;

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant:

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d'autres personnes originaires de ce pays ou qui s'y trouvent ne le sont généralement pas,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes--sauf celles infligées au mépris des normes internationales--et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l'incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats. [Non souligné dans l'original.]

[15]Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés [28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6]:

    Article premier

    Définition du terme «réfugié»

A. Aux fins de la présente Convention, le terme «réfugié» s'appliquera à toute personne:

    [. . .]

2) [. . .] Dans le cas d'une personne qui a plus d'une nationalité, l'expression «du pays dont elle a la nationalité» vise chacun des pays dont cette personne a la nationalité. Ne sera pas considérée comme privée de la protection du pays dont elle a la nationalité toute personne qui, sans raison valable fondée sur une crainte justifiée, ne s'est pas réclamée de la protection de l'un des pays dont elle a la nationalité.

[16]Déclaration universelle des droits de l'homme [Rés. AG 217 A (III), Doc. Off. AGNU, 10 décembre 1948]:

    Article 15

1. Tout individu a droit à une nationalité.

2. Nul ne peut être arbitrairement privé de sa nationalité, ni du droit de changer de nationalité.

Norme de contrôle

[17]La conclusion de la Commission suivant laquelle l'intimé pouvait obtenir la citoyenneté ougandaise de plein droit en renonçant à la citoyenneté rwandaise est une conclusion de fait que le juge de première instance ne pouvait modifier que s'il s'agissait d'une erreur manifeste et dominante. L'intimé ne conteste pas cette conclusion et, de toute façon, le juge Pinard ne l'a pas modifiée.

[18]Pour déterminer si la possibilité de se réclamer de la protection de l'Ouganda constitue une raison valable de refuser d'accorder la qualité de réfugié, il faut interpréter l'article 96 de la Loi. Il s'agit d'une question de droit. Il est de jurisprudence constante que, pour les questions de droit de cette nature, la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte. La Commission ne pouvait se permettre de se tromper. Pas plus d'ailleurs que le juge de première instance.

Analyse

[19]Il est acquis aux débats que la qualité de personne à protéger est refusée s'il est démontré qu'au moment de l'audience le demandeur a le droit, par de simples formalités, d'acquérir la citoyenneté (ou la nationalité, les deux termes étant employés de façon interchangeable dans ce contexte) d'un pays déterminé à l'égard duquel il n'a aucune crainte fondée d'être persécuté.

[20]Ce principe découle d'une longue suite de décisions commençant par les arrêts rendus par notre Cour dans les affaires Canada (Procureur général) c. Ward, [1990] 2 C.F. 667 (C.A.), et Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c. Akl (1990), 140 N.R. 323 (C.A.F.), dans lesquels il a été jugé que, si un demandeur d'asile possède la citoyenneté de plusieurs pays, il doit démontrer qu'il a raison de craindre d'être persécuté dans chacun des pays dont il a la citoyenneté avant de pouvoir demander l'asile dans un pays dont il n'est pas un ressortissant. Notre décision dans l'affaire Ward a été confirmée par la Cour suprême du Canada (au paragraphe 12 des présents motifs) et ce principe a finalement été consacré par la Loi, à l'article 96, qui parle de «tout pays dont elle a la nationalité».

[21]Dans un autre jugement rendu avant que la Cour suprême du Canada ne rende l'arrêt Ward, le juge Rothstein (alors juge à la Section de première instance de la Cour fédérale) a, dans l'affaire Bouianova c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 67 F.T.R. 74, élargi la portée de l'arrêt Akl de notre Cour. Il a déclaré que si, au moment de l'audience, le demandeur a le droit d'acquérir la citoyenneté d'un pays déterminé en raison de son lieu de naissance et que cette acquisition peut se matérialiser par l'accomplissement de simples formalités, ne permettant pas ainsi à l'État en question de refuser de lui accorder la qualité revendiquée, le demandeur est censé se réclamer de la protection de cet État et se verra refuser la qualité de réfugié au Canada sauf s'il démontre qu'il craint avec raison d'être persécuté également dans cet autre pays dont il a la nationalité.

[22]Je souscris entièrement aux motifs du juge Rothstein et en particulier au passage suivant, au paragraphe 12 [[1993] A.C.F. no 576 (QL)]:

Le fait de ne pas avoir de nationalité ne doit pas relever du contrôle d'un [demandeur].

Le véritable critère est, selon moi, le suivant: s'il est en son pouvoir d'obtenir la citoyenneté d'un pays pour lequel il n'a aucune crainte fondée d'être persécuté, la qualité de réfugié sera refusée au demandeur. Bien que des expressions comme «acquisition de la citoyenneté de plein droit» ou «par l'accomplissement de simples formalités» aient été employés, il est préférable de formuler le critère en parlant de «pouvoir, faculté ou contrôle du demandeur», car cette expression englobe divers types de situations. De plus, ce critère dissuade les demandeurs d'asile de rechercher le pays le plus accommodant, une démarche qui est incompatible avec l'aspect «subsidiaire» de la protection internationale des réfugiés reconnue dans l'arrêt Ward et, contrairement à ce que l'avocat de l'intimé a laissé entendre, ce critère ne se limite pas à de simples formalités comme le serait le dépôt de documents appropriés. Le critère du «contrôle» exprime aussi une idée qui ressort de la définition du réfugié, en l'occurrence le fait que l'absence de «volonté» du demandeur à accomplir les démarches nécessaires pour obtenir la protection de l'État entraîne le rejet de sa demande d'asile à moins que cette absence s'explique par la crainte même de persécution. Le paragraphe 106 du Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés, [Genève, 1992] précise bien que «[c]haque fois qu'elle peut être réclamée, la protection nationale l'emporte sur la protection internationale». Dans l'arrêt Ward, la Cour suprême du Canada fait observer, à la page 752, que «[l]orsqu'il est possible de l'obtenir, la protection de l'État d'origine est la seule solution qui s'offre à un demandeur».

[23]Le principe énoncé par le juge Rothstein dans la décision Bouianova est suivi et appliqué depuis au Canada. Il importe peu que la citoyenneté d'un autre pays ait été obtenue de naissance, par naturalisation ou par succession d'États, pourvu que le demandeur ait la faculté de l'obtenir. (Les dernières décisions à cet égard sont celle du juge Kelen dans l'affaire De Barros c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 283, et celle de la juge Snider dans l'affaire Choi c. Canada (Solliciteur général), 2004 CF 291.)

[24]Le principe est également reconnu en Angleterre (Tecle v. Secretary of State for the Home Department, 2002 EWCA Civ 1358, Cour d'appel d'Angleterre et du Pays de Galles (Chambre civile), en Australie (voir «Refugee Status and Multiple Nationality in the Indonesian Archipelago: Is there a Timor Gap?», R. Piotrowicz (1996) 8 Int'l J. Refugee L. 319) et en France (voir Spivak, Conseil d'État, no 160832, 2 avril 1997; Traité du droit de l'asile Denis Alland et Catherine Teitgen-Colly, Paris, Presses Universitaires de France, 2002, page 446, où l'on cite la décision Bouianova).

[25]Il s'ensuit que le juge Pinard a commis une erreur en concluant que l'expression «les pays dont elle a la nationalité» à l'article 96 de la Loi n'englobe pas les pays de nationalité potentielle. Il est vrai que dans le texte français, «tout pays dont elle a la nationalité», de même que la version française et la version anglaise du paragraphe (A)2) de l'article premier de la Convention sur les réfugiés pourraient justifier une interprétation restrictive, mais, ainsi qu'il ressort de la jurisprudence, une telle interprétation serait incompatible avec l'objectif véritable de la protection internationale des réfugiés.

[26]L'avocat de l'intimé soutient qu'aucune des décisions citées ne porte sur un cas où la citoyenneté d'un autre pays ne pourrait être acquise que par la renonciation à sa propre citoyenneté. Il ne s'agit pas en l'espèce d'un cas où l'accomplissement de simples formalités suffirait à confirmer une citoyenneté déjà obtenue dans un autre pays. Dans l'affaire qui nous occupe, la citoyenneté d'un autre pays ne peut être obtenue qu'après renonciation à sa propre citoyenneté, de sorte qu'on ne saurait affirmer qu'elle existe au moment de l'audience.

[27]Cet argument est mal fondé. Le principe qui a été établi par la jurisprudence, c'est que lorsque la citoyenneté d'un autre pays peut être réclamée, le demandeur est censé entreprendre des démarches pour l'obtenir et qu'il se voit refuser la qualité de réfugié s'il est démontré qu'il était en son pouvoir d'acquérir cette autre citoyenneté. Or, en l'espèce, l'intimé a la faculté de renoncer à sa citoyenneté rwandaise pour obtenir la citoyenneté ougandaise. Il lui est loisible d'acquérir cette autre citoyenneté s'il a la volonté de l'obtenir. Dans le jugement Chavarria c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1995] A.C.F. no 17 (1re inst.) (QL), la seule décision invoquée par les parties qui aborde la question de la renonciation à la citoyenneté, le juge Teitelbaum a, sans toutefois entrer dans les détails, refusé d'accorder la qualité de réfugié et ce, même si le recouvrement de la citoyenneté d'un autre pays «signifierait probablement que Eduardo aurait à répudier la nationalité citoyenneté salvadorienne» (au paragraphe 60).

[28]L'avocat de l'intimé conteste le jugement Chavarria qui, affirme-t-il, est erroné. À son avis, la citoyenneté est un droit fondamental auquel nul ne devrait être contraint de renoncer. Cette proposition est, à mon avis, beaucoup trop large.

[29]Premièrement, il ne s'agit pas ici de forcer un individu à renoncer à sa citoyenneté. L'intimé est libre et demeure libre, au Canada, de ne pas renoncer à sa citoyenneté rwandaise et de ne pas chercher à obtenir la citoyenneté ougandaise. S'il choisit de ne pas renoncer à sa citoyenneté rwandaise et de ne pas revendiquer la citoyenneté ougandaise, il devra assumer les conséquences de son choix.

[30]Deuxièmement, nous n'avons pas affaire ici à quelqu'un qui deviendra apatride s'il renonce à sa citoyenneté.

[31]Troisièmement, précisément parce que la citoyenneté est un droit fondamental, devant le choix de devenir un réfugié dans un pays ou un citoyen dans un autre, une personne a tout à gagner en optant pour la citoyenneté plutôt que pour le statut de réfugié.

[32]Quatrièmement, on ne saurait prétendre qu'une personne est privée de son droit de citoyenneté lorqu'on lui offre la possibilité de renoncer à la citoyenneté d'un pays où elle court le risque d'être persécutée en échange de l'acquisition de plein droit de la citoyenneté d'un pays où elle ne s'expose à aucun risque. On gagne d'un côté ce que l'on perd de l'autre. De plus, il semble qu'un citoyen rwandais ait un droit automatique, naturel et historique à la citoyenneté rwandaise même s'il y a renoncé en vue d'acquérir une citoyenneté étrangère (Rapport sur le Rwanda, octobre 2002, paragraphes 5.3 à 5.5 et note infrapaginale 25g), dossier d'appel, vol. 1, onglet A, pages 119 et 165).

[33]J'accueillerais l'appel, j'annulerais le jugement de la Cour fédérale et je rétablirais la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié a conclu que le demandeur n'avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention.

[34]Compte tenu des circonstances de la présente affaire, il y a lieu de répondre par l'affirmative à la question certifiée suivante:

L'expression «pays dont [la personne] a la nationalité» figurant à l'article 96 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés comprend-elle un pays dont le demandeur peut obtenir la citoyenneté si, afin de l'obtenir, il doit d'abord renoncer à la citoyenneté d'un autre pays, ce qu'il n'est pas disposé à faire?

Le juge Létourneau, J.C.A.: Je souscris aux présents motifs.

Le juge Nadon, J.C.A.: Je souscris aux présents motifs.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.