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villetard's eggs ltd. c. canada

A-641-94

L'Office canadien de commercialisation des oeufs (appelant) (intimé)

c.

Villetard's Eggs Ltd. (intimée) (requérante)

Répertorié: Villetard's Eggs Ltd. c. Canada (Office de commercialisation des oeufs) (C.A.)

Cour d'appel, juges Stone, Décary et Robertson, J.C.A."Ottawa, 12 et 20 avril 1995.

Droit administratif " Opposition croissante aux tentatives visant à introduire dans le droit administratif le principe du voile corporatif, établi dans le domaine du droit des sociétés " Que l'on parle de non-application du principe du voile corporatif, ou d'exception à ce principe, l'organisme de réglementation était fondé à examiner le lien entre la requérante et un tiers pour savoir si la demande constituait une tentative de contourner la réglementation.

Agriculture " Permis de commercialisation des oeufs " L'OCCO est fondé à examiner si les demandes de permis faites par une personne morale contrôlée par des personnes dont les permis ont été récemment annulés visent à contourner la réglementation.

Villetard's Eggs était une entreprise familiale de l'Alberta qui faisait le commerce des oeufs (production, calibrage et vente en gros). En 1992, ses permis ont été annulés par l'Office canadien de commercialisation des oeufs parce que, en contravention des conditions du permis contenues dans le Règlement de 1987 sur l'octroi de permis visant les oeufs du Canada, la société avait acheté des oeufs à un producteur des Territoires du Nord-Ouest, en sachant que ce producteur n'avait pas de contingent fédéral.

En janvier 1993, l'Office recevait d'une personne morale appelée Villetard's Eggs Ltd. des demandes de permis d'acheteur et de vendeur. Son adresse et son numéro de téléphone étaient identiques à ceux de la Société, et les demandes étaient signées par un associé de la Société en qualité de directeur de l'intimée.

Après une audience de justification, l'Office, sur le fondement de l'arrêt de la Cour d'appel fédérale Wight c. Office canadien de commercialisation des oeufs, [1978] 2 C.F. 260 (C.A.), rejetait les demandes pour le motif qu'elles étaient illicites et qu'elles n'étaient en réalité ni plus ni moins que des demandes faites par la Société.

Le juge des requêtes a accueilli une demande de contrôle judiciaire, pour les motifs suivants: l'arrêt Wight n'était pas applicable parce que, notamment, cette décision avait été rendue avant que la Charte n'entre en vigueur; l'Office n'avait pas le pouvoir de lever le voile corporatif de l'intimée; l'Office ne peut, dans ce genre de situation, refuser une demande que dans les cas où il constaterait l'existence de mauvaise foi ou de fraude; et la question de savoir si une demande est illicite est une question de compétence ou de droit, et en conséquence le principe de la retenue judiciaire n'était pas applicable dans ce cas aux conclusions de l'Office.

Il s'agit d'un appel interjeté contre cette décision.

Arrêt: l'appel doit être accueilli.

La question soulevée était de savoir si l'Office avait le pouvoir, avant de délivrer un permis, de considérer la relation pratique existant entre un requérant et des tiers. Dans l'affirmative, l'Office avait-il le pouvoir de refuser le permis pour le motif que la demande avait été faite dans l'intention de contourner la réglementation de l'Office?

(1) L'arrêt Wight était applicable. Il établit le principe selon lequel le pouvoir de l'Office de délivrer des permis lui donne implicitement le droit d'examiner la conduite d'un requérant et de refuser de délivrer un permis à un requérant dont la demande est en réalité une tentative de contourner le Règlement. Il était impossible d'imaginer qu'un organisme de réglementation investi d'une telle obligation ne puisse refuser un permis lorsqu'il a de bonnes raisons de croire que la délivrance du permis serait préjudiciable aux intérêts du public. Cette proposition découle de l'invitation de la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Maple Lodge Farms c. Gouvernement du Canada, pour qui les lois doivent être interprétées d'une manière aussi réaliste qu'il est nécessaire pour permettre aux organismes administratifs de fonctionner efficacement.

Que l'Office ait ou non le pouvoir de refuser un permis à un requérant de mauvaise foi, cela n'est pas un aspect présentant un quelconque rapport avec la Charte.

La relation entre l'intimée et la Société était un facteur dont l'Office pouvait, et, vu les circonstances, devait, tenir compte avant de décider de délivrer ou non les permis demandés.

(2) Les tentatives visant à introduire dans le droit administratif moderne le principe du voile corporatif, principe établi il y a un siècle dans le domaine du droit des sociétés, connaissent une opposition croissante: certaines décisions procèdent de la conclusion selon laquelle ce qui a été fait n'équivaut pas à lever le voile corporatif, d'autres de la conclusion selon laquelle le fait de lever le voile corporatif est justifié dans les circonstances de l'affaire considérée. Que l'on parle de non-application du principe du voile corporatif, ou d'exception à ce principe, l'Office était fondé à examiner le lien entre la requérante et un tiers pour savoir si la demande de permis constituait une tentative de contourner la réglementation.

(3) La conclusion du juge des requêtes selon laquelle l'Office était tenu de délivrer un permis à moins que la conduite d'un requérant ressemble à une conduite criminelle n'est appuyée par aucun précédent. La question que l'Office avait le droit de se poser était la suivante: la demande de l'intimée était-elle teintée de duplicité, pour le motif qu'elle était faite par une personne morale contrôlée par des personnes dont les permis avaient été très récemment annulés? Si l'Office avait de bonnes raisons de juger, selon une prépondérance des probabilités, que la demande de l'intimée était ainsi teintée, alors il pouvait décider de ne pas délivrer le permis.

(4) Qu'une demande soit ou non teintée de duplicité et qu'une personne morale doive ou non être considérée comme distincte d'autres personnes ou entités apparentées, il s'agit là en réalité de questions factuelles, et les tribunaux se doivent ici de déférer aux conclusions de l'Office. Dans la présente espèce, une preuve abondante autorisait l'Office à conclure que la demande était teintée.

lois et règlements

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44].

Loi sur les offices de commercialisation des produits de ferme, L.R.C., (1985), ch. F-4, art. 21b).

Règlement de 1987 sur l'octroi de permis visant les oeufs du Canada, DORS/87-242, art. 5, 8, 9.

jurisprudence

décisions appliquées:

Wight c. Office canadien de commercialisation des oeufs, [1978] 2 C.F. 260; (1977), 19 N.R. 529 (C.A.); Maple Lodge Farms Ltd. c. Gouvernement du Canada, [1982] 2 R.C.S. 2; (1982), 137 D.L.R. (3d) 558; 44 N.R. 354; Gray c. Office canadien de commercialisation des oeufs, [1977] 1 C.F. 620 (C.A.); Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554; (1993), 100 D.L.R. (4th) 658; 149 N.R. 1.

décisions citées:

Pineview Poultry Products Ltd. et autres c. Office canadien de commercialisation des oeufs et autre (1993), 151 N.R. 195 (C.A.F.); Syntex Pharmaceuticals International Ltd. c. Medichem Inc., [1990] 2 C.F. 499; (1990), 28 C.P.R. (3d) 1; 105 N.R. 49 (C.A.); Salomon v. Salomon & Co., [1897] A.C. 22 (H.L.); CIBM-FM Mont Bleu Ltée c. Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes et CION-FM Inc. (1990), 123 N.R. 226 (C.A.F.); B.G. Preeco I (Pacific Coast) Ltd. c. Bon Street Developments Ltd. (1989), 60 D.L.R. (4th) 30; 37 B.C.L.R. (2d) 258; 43 B.L.R. 67; 4 R.P.R. (2d) 74 (C.A.C.-B.).

APPEL contre le jugement de la Section de première instance (Villetard's Eggs Ltd. c. Office canadien de commercialisation des oeufs (1994), 86 F.T.R. 215), qui avait fait droit à la demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle l'Office canadien de commercialisation des oeufs avait rejeté la demande faite par l'intimée en vue d'obtenir des permis d'acheteur et de vendeur. Appel accueilli.

avocats:

François Lemieux et David K. Wilson, pour l'appelant (intimé).

R. Graham McLennan, pour l'intimée (requérante).

procureurs:

Osler, Hoskin & Harcourt, Ottawa, pour l'appelant (intimé).

McLennan Ross, Edmonton, pour l'intimée (requérante).

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Décary, J.C.A.: La question soulevée par le présent appel est de savoir si l'Office canadien de commercialisation des oeufs (l'Office) a le pouvoir, avant de délivrer un permis, de considérer la relation pratique existant entre un requérant et des tiers. Dans l'affirmative, l'Office a-t-il le pouvoir de refuser le permis pour le motif que la demande a été faite dans l'intention de contourner la réglementation de l'Office?

On aurait pu croire que cette question avait trouvé sa solution dans l'arrêt Wight c. Office canadien de commercialisation des oeufs1 1 [1978] 2 C.F. 260 (C.A.). , décidé par la Cour d'appel fédérale, mais ce ne fut pas l'avis de l'intimée et du juge des requêtes.

Le contexte factuel est plutôt simple, et non contesté. La Cour se limitera aux faits généraux qui intéressent la question elle-même énoncée ci-dessus. Jusqu'à maintenant durant les procédures, le débat s'est limité à toutes fins utiles à cette question, sans égard au bien-fondé de la demande dont l'Office avait été saisi, et il n'en ira pas différemment ici.

Villetard's Eggs (la Société) est une entreprise familiale qui fait le commerce des oeufs (production, calibrage et vente en gros) à Beaumont, en Alberta. Les associés sont le père, Robert Villetard, et ses trois fils, Gary, Larry et Randy Villetard.

Le 1er mai 1992, l'Office délivrait à la Société un permis d'acheteur interprovincial et un permis de vendeur interprovincial.

Au cours de l'été 1992, l'Office a envoyé un avis de son intention de suspendre ou d'annuler les permis de la Société pour le motif que la Société avait contrevenu aux conditions du permis énoncées dans le Règlement de 1987 sur l'octroi de permis visant les oeufs du Canada22 DORS/87-242, le 24 avril 1987. (ci-après le Règlement). Plus précisément, la Société avait, dans le commerce interprovincial, acheté des oeufs à Pineview Poultry Products Ltd. (Pineview Poultry), un producteur d'oeufs ayant son siège dans les Territoires du Nord-Ouest, en sachant que Pineview Poultry n'avait pas de contingent fédéral. L'audience de justification devait être tenue le 10 août 1992.

Avant l'audience de justification, Gary Villetard, la Société et Pineview Poultry ont déposé devant la Cour fédérale une déclaration dans laquelle ils demandaient que soient déclarés invalides certains articles de la Loi sur les offices de commercialisation des produits de ferme33 L.R.C. (1985), ch. F-4. (la Loi) et du Règlement. Ils demandaient aussi à la Cour fédérale de rendre une ordonnance interdisant aux membres de l'Office de tenir l'audience de justification jusqu'à ce qu'il soit disposé de l'action déclaratoire. La demande d'ordonnance d'interdiction fut rejetée le 7 août 1992, mais le juge des requêtes a suspendu pour l'avenir l'effet de toute décision d'annuler les permis par suite de l'audience de justification. L'Office a interjeté appel de cette ordonnance.

Le 10 août 1992, l'audience de justification a été tenue et l'Office a annulé les permis de la Société.

Le 28 janvier 1993, exactement une semaine avant l'instruction, devant la Cour d'appel fédérale, de l'appel interjeté par l'Office, celui-ci recevait d'une personne morale, Villetard's Eggs Ltd. (l'intimée), des demandes de permis d'acheteur et de vendeur. L'adresse et le numéro de téléphone de l'intimée étaient identiques à ceux de la Société. Les demandes de permis étaient signées par Randy Villetard, un associé de la Société, en qualité de "directeur" de l'intimée.

Le 3 février 1993, la Cour d'appel fédérale accueillait l'appel de l'Office et annulait l'ordonnance de suspension. Dans ses motifs prononcés à l'audience, la Cour s'est exprimée ainsi4 4 Pineview Poultry Products Ltd. et autres c. Office canadien de commercialisation des oeufs et autre (1993), 151 N.R. 195 (C.A.F.), à la p. 197. :

[Le juge des requêtes] n'a pas tenu compte du fait qu'en accordant la suspension des procédures, il permettait aux intimés de continuer à ne pas respecter la loi, comme ils l'avaient fait sciemment et délibérément jusqu'alors, sans égard aux conséquences pour les autres producteurs d'oeufs et pour l'économie de la loi dans son ensemble.

Par la suite, dans des échanges de correspondance, l'Office a cherché à clarifier le statut de l'intimée et la relation entre l'intimée et la Société.

Le 27 mai 1993, s'autorisant de l'article 9 du Règlement, l'Office délivrait à l'intimée un avis qui l'invitait à exposer les raisons pour lesquelles l'Office devait délivrer les permis. À titre de motifs, l'avis faisait état des préoccupations suivantes de l'Office: la direction et le contrôle de l'intimée étaient entre les mains de la famille Villetard, qui contrôle la Société, la famille Villetard détient un intérêt financier dans Pineview Poultry et Northern Poultry, deux producteurs d'oeufs des Territoires du Nord-Ouest qui n'ont pas de contingents fédéraux, enfin la famille Villetard faisait envoyer les oeufs du producteur Pineview Poultry vers les installations de calibrage de la Société à Beaumont, en Alberta, en sachant qu'une telle opération était contraire au Règlement.

L'audience de justification a eu lieu le 15 juillet 1993. Après la présentation de la preuve et les conclusions des avocats, l'Office a rejeté les demandes pour les motifs suivants:

[traduction] L'avocat de l'Office a prétendu que, compte tenu d'une décision de la Section d'appel de la Cour fédérale, l'arrêt White (sic) c. OCCO (1978) 2 C.F., la demande de Villetard's Eggs Ltd. était en réalité la demande de Villetard's Eggs, la Société. L'argument présenté était le suivant: les parties étaient toutes si étroitement liées que, en réalité, la demande de Villetard's Eggs Ltd. n'était rien de plus qu'une demande de renouvellement faite par Villetard's Eggs, la Société. Selon l'arrêt White (sic), un précédent en la matière, lorsqu'une manière de faire est démontrée dont l'objet est de permettre à un requérant de faire indirectement ce qu'il ne peut faire directement, alors cette manière de faire devient illicite. Dans ce précédent, il s'agissait de savoir si la demande pouvait ou non être considérée comme une demande de bonne foi, puisque le requérant n'était pas lui-même de bonne foi.

Je suis d'avis que la demande de Villetard's Eggs Ltd. est illicite et que cette demande est en réalité ni plus ni moins que la demande de Villetard's Eggs, la Société.

Si la demande actuelle avait été faite par Villetard's Eggs, la Société, et si elle avait été accompagnée d'une intention claire de se conformer aux règles juridiques régissant le commerce interprovincial, alors la demande aurait été examinée sous un jour différent. Toutefois, la demande semble être une tentative d'obtenir un permis et, simultanément, selon l'information présentée lors de l'audience, le requérant ne contreviendrait pas pour l'"avenir immédiat" aux règles et aux règlements, mais pourrait bien décider d'y contrevenir ultérieurement. Cela n'est pas acceptable et en conséquence, aucun permis ne devrait être accordé au requérant pour le moment, qu'il s'agisse d'un permis d'acheteur ou d'un permis de vendeur. Lorsqu'on aura la certitude que Villetard's Eggs Ltd. ou Villetard's Eggs, la Société, est disposée à se plier aux règlements, alors une demande de permis pourra être considérée favorablement. Cependant, il sera très difficile de délivrer un permis dans les circonstances actuelles. [Dossier d'appel, aux pages 188 et 189.]

Le 19 août 1993, l'intimée présentait une demande de contrôle judiciaire de la décision de l'Office et, le 4 novembre 1994, le juge des requêtes accueillait la demande, annulait la décision de l'Office et renvoyait à l'Office la demande de l'intimée en lui ordonnant de considérer cette demande "en faisant abstraction de la conduite ou des agissements de quelque personne physique, entreprise ou personne morale que ce soit, excepté la requérante"55 (1994), 86 F.T.R. 215 (C.F. 1re inst.), à la p. 228. .

Les motifs du juge des requêtes peuvent être résumés ainsi:

1) La décision rendue par la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Wight n'est pas applicable, et cela pour les raisons suivantes: elle a été rendue avant que la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] (la Charte) n'entre en vigueur; elle comportait un élément de "complot, de manoeuvre subreptice ou de mépris"66 Ibid., à la p. 224. , ce qui n'est pas le cas de la présente affaire; et le Règlement a depuis été modifié d'une manière qui réduit le pouvoir d'appréciation de l'Office;

2) L'Office n'avait pas le pouvoir de "soulever le voile d'anonymat de la personne morale" de l'intimée "en l'absence de preuve d'une fraude, si fraude il y a, commise par la requérante"77 Ibid., à la p. 229. ;

3) Le seul cas où un permis doit être refusé dans une situation de ce genre serait le cas où88 Ibid., à la p. 229. :

. . . l'Office ne conclue, à partir d'une décision équitable fondée sur un degré élevé de probabilité, à la mauvaise foi, à une conduite déguisée, au trompe-l'oeil, au complot, à la fraude, à une manoeuvre subreptice, à la tromperie ou au mépris de la loi de la part de la requérante en ce qui concerne les activités de l'Office ou de la requérante en matière de commercialisation des oeufs.

4) En ce qui a trait à une demande de contrôle judiciaire, l'Office n'est pas [ . . . ] "décharg[é]e [ . . . ] de l'obligation de parvenir à une décision exacte quant aux faits et au droit99 Ibid., à la p. 228. " et la question de savoir si une demande est illicite est une question de compétence ou de droit, et en conséquence le principe de la retenue judiciaire n'est pas applicable dans ce cas aux conclusions de l'Office.

Je me vois dans l'obligation d'exprimer un avis contraire sur chacun des quatre motifs.

L'arrêt Wight

Le "seul litige que devait trancher la Cour" dans l'affaire Wight était le suivant1010 Wight, supra, note 1, à la p. 263. :

. . . l'[Office] avait le droit, tenant compte des relations entre les requérants et [les tiers], en ce qui concerne la demande des requérants pour un permis de commercialisation interprovinciale et d'exportation des oeufs, et tenant compte aussi des preuves produites, de conclure que la demande des requérants n'a pas été faite de bonne foi, mais dans le seul but de fournir [aux tiers] un stratagème pour tourner les ordres et règlements de l'intimé . . .

L'avocat de la requérante avait admis que, lorsque l'Office délivre un permis, il exerce un pouvoir discrétionnaire et a le droit d'examiner la bonne foi d'un requérant dans l'exercice de ce pouvoir. L'avocat soutenait cependant que les relations entre les tiers et la requérante étaient des "matières étrangères" dont l'Office ne pouvait "tenir compte . . . [pour trancher] la question de la bonne foi"1111 Ibid., à la p. 266. . S'exprimant au nom de la Cour, le juge Urie, J.C.A. a estimé que cette relation n'était pas une matière étrangère. Voici ses propos1212 Ibid., à la p. 267. :

L'enquête conduite par l'Office pour vérifier leur sincérité n'est pas relative à des matières étrangères à la cause; elle est une suite nécessaire de l'obligation imposée à l'intimé par le Règlement sur l'octroi de permis visant les oeufs du Canada, pour la délivrance des permis.

Le principe de l'arrêt Wight est, à mon avis, que le pouvoir de l'Office de délivrer des permis lui donne implicitement le droit d'examiner la conduite d'un requérant et de refuser de délivrer un permis à un requérant dont la demande est en réalité une tentative de contourner le Règlement. Ce droit de l'Office ne dérive pas d'une disposition précise du Règlement; il vient plutôt de l'obligation même imposée par le Parlement à l'Office "de veiller aux intérêts tant des producteurs que des consommateurs du ou des produits réglementés"1313 Art. 21b) de la Loi. .

Je ne puis tout simplement pas imaginer qu'un organisme de réglementation investi d'une telle obligation ne puisse refuser un permis lorsqu'il a de bonnes raisons de croire que la délivrance du permis serait préjudiciable aux intérêts du public.

Par cette affirmation, je ne fais que répondre à l'invitation de la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Maple Lodge Farms Ltd. c. Gouvernement du Canada1414 [1982] 2 R.C.S. 2. , pour qui les lois"et, j'ajouterais, les règlements"telles que celles dont il s'agit ici doivent être interprétées d'une manière aussi réaliste qu'il est nécessaire pour permettre aux organismes administratifs de fonctionner efficacement1515 Ibid., à la p. 7, le juge McIntyre. :

En interprétant des lois semblables à celles qui sont visées en l'espèce [la Loi sur les licences d'exportation et d'importation] et qui mettent en place des arrangements administratifs souvent compliqués et importants, les tribunaux devraient, pour autant que les textes législatifs le permettent, donner effet à ces dispositions de manière à permettre aux organismes administratifs ainsi créés de fonctionner efficacement comme les textes le veulent. À mon avis, lorsqu'elles examinent des textes de ce genre, les cours devraient, si c'est possible, éviter les interprétations strictes et formalistes et essayer de donner effet à l'intention du législateur appliquée à l'arrangement administratif en cause.

Le Règlement dont il s'agissait dans l'arrêt Wight était, de l'aveu général, différent de celui dont il s'agit ici, mais cette différence ne change rien à l'affaire. Les articles 5 et 8 du Règlement sont reproduits ci-après16 16 Supra, note 2. :

5. Sous réserve de l'article 8, l'Office délivre un permis à toute personne qui en fait la demande et paye les droits prévus à la colonne II de l'annexe I.

. . .

8. L'Office peut refuser de délivrer ou de renouveler un permis, le suspendre ou l'annuler lorsque le demandeur ou le titulaire du permis:

a) n'a pas respecté l'une des conditions du permis;

b) ne se conforme pas aux ordonnances, règlements ou directives pris en vertu d'un plan provincial de commercialisation des oeufs établi conformément à l'"Accord fédéral-provincial relatif à la révision et à la consolidation du système global de commercialisation pour la réglementation de la commercialisation des oeufs au Canada", autorisé par le décret C.P. 1976-1979. (Non publié dans la Gazette du Canada , Partie II.)

Cette formulation n'est pas très heureuse, dans la mesure où elle peut donner l'impression qu'un permis doit être délivré lorsque les deux conditions énoncées à l'article 8 sont remplies. Comme ces deux conditions intéressent davantage le renouvellement que la délivrance d'un permis et comme l'intimée n'a elle-même contrevenu à aucune d'entre elles, l'intimée a soutenu énergiquement"c'était en fait son seul argument"devant l'Office que celui-ci n'avait absolument aucune latitude et qu'un permis devait obligatoirement être délivré. Cet argument n'a pas été défendu avec vigueur dans la présente instance, et pour cause. Une telle "interprétation [ . . . ] stricte [ . . . ] et formaliste [ . . . ]", pour utiliser les mots du juge McIntyre dans l'affaire Maple Lodge17 17 Supra, note 14, à la p. 7. , équivaudrait à enlever à l'Office les moyens d'accomplir sa mission dans les cas, comme celui dont il s'agit ici, où une personne dont les permis viennent d'être annulés pour cause d'inobservation du Règlement fait immédiatement, en tant que personne morale, une nouvelle demande.

En ce qui a trait aux faits de l'arrêt Wight, ils étaient eux aussi, comme l'intimée l'a affirmé, d'une nature différente. L'effet de cette différence cependant, si tant est qu'il y en ait un, se refléterait non sur le principe énoncé par le juge Urie, J.C.A., mais sur l'application de ce principe aux faits de la présente espèce. Je reviendrai sur ces faits plus tard.

L'avocat de la requérante n'a pas insisté devant nous sur la dernière distinction retenue par le juge des requêtes, savoir la présence aujourd'hui de la Charte. C'est une distinction manifestement hors de propos. Que l'Office ait ou non le pouvoir de refuser un permis à un requérant de mauvaise foi, cela n'est pas un aspect présentant un quelconque rapport avec la Charte.

Le juge des requêtes a donc commis une erreur lorsqu'il a conclu que la question de droit et de juridiction soumise à la Cour en l'espèce pouvait être tranchée différemment de la question posée dans l'affaire Wight. Je note par ailleurs que notre Cour était déjà, avant sa décision dans l'arrêt Wight et sans discuter le point soulevé, arrivée à une conclusion quelque peu semblable: dans l'affaire Gray c. L'Office canadien de commercialisation des oeufs1818 [1977] 1 C.F. 620 (C.A.), à la p. 621. , le juge Urie, J.C.A. avait tenu les propos suivants:

L'omission par la compagnie, dont le requérant était président et dans laquelle il détenait 94% des actions, de se conformer aux exigences de la Loi à l'égard des redevances était assurément un point dont il fallait tenir compte avant de se prononcer sur l'octroi du permis.

Pour ces motifs, je suis d'avis que la relation entre l'intimée et la Société était un facteur dont l'Office pouvait, et, vu les circonstances, devait, tenir compte avant de décider de délivrer ou non les permis demandés. Qui plus est, si l'Office n'avait pas tenu compte de cette relation, son manquement aurait pu constituer une erreur révisable1919 Voir Syntex Pharmaceuticals International Ltd. c. Medichem Inc., [1990] 2 C.F. 499 (C.A.); dans cette affaire, un agent de projet auprès du commissaire des brevets n'avait pas tenu compte du lien étroit existant entre le requérant d'une licence obligatoire et une personne morale qui souvent ne respectait pas ses obligations de licencié. .

Le voile corporatif

Les tentatives visant à introduire dans le droit administratif moderne le principe du voile corporatif, un principe établi il y a un siècle par la Chambre des lords2020 Voir Salomon v. Salomon & Co., [1897] A.C. 22 (H.L.). dans le domaine du droit des sociétés, connaissent une opposition croissante.

Cette opposition se manifeste à la faveur de deux genres de constatations: d'abord, ce que fait un organisme de réglementation n'équivaut pas à lever le voile corporatif2121 Voir CIBM-FM Mont-Bleu Ltée c. Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes et CION-FM Inc. (1990), 123 N.R. 226 (C.A.F.), à la p. 233; dans cette affaire, la Cour d'appel fédérale a jugé que "[c]e n'est pas lever le voile corporatif que de s'enquérir de l'identité des actionnaires d'une corporation, ni encore des actionnaires des actionnaires corporatifs". , ensuite, l'idée selon laquelle la mise à l'écart du principe peut s'imposer lorsque la personne morale est sous le contrôle d'une autre personne ou entité au point que l'une et l'autre constituent une seule unité, ou lorsqu'une entreprise est en réalité le mandataire ou la marionnette de l'autre ou est utilisée pour camoufler les actions de l'autre2222 Voir Syntex Pharmaceuticals, supra, note 19, aux p. 516 et suivantes. ou, plus généralement, lorsqu'une fraude ou un manquement est allégué2323 Voir B.G. Preeco I (Pacific Coast) Ltd. v. Bon Street Developments Ltd. (1989), 60 D.L.R. (4th) 30 (C.A.C.-B.), à la p. 38. .

Qu'elle soit perçue comme un exemple de non-application du principe du voile corporatif, ou d'exception à ce principe, la manière de faire de l'Office dans la présente espèce était licite: l'Office a examiné le lien entre un demandeur de permis et un tiers pour savoir si la demande constituait dans les circonstances une tentative de contourner la réglementation.

Existence presque indubitable d'un acte de mauvaise foi

La conclusion du juge des requêtes selon laquelle l'Office était tenu de délivrer un permis à moins qu'il ne conclue "sur un degré élevé de probabilité, à une mauvaise foi, à une conduite déguisée, au trompe-l'oeil, au complot, à la fraude, à une manoeuvre subreptice, à la tromperie ou au mépris de la loi de la part de la requérante2424 Supra, note 5, à la p. 229. " est, la Cour regrette de le dire, une exagération du droit applicable.

L'opinion du juge des requêtes selon laquelle la conduite d'un requérant doit ressembler à une conduite criminelle"d'où le critère de "l'existence presque indubitable""n'est appuyée par aucun précédent. L'arrêt Wight2525 Supra, note 1. sur laquelle il semble se fonder ne renferme aucun énoncé du genre, et aucun ne peut être déduit des motifs du juge Urie, J.C.A. Il se peut, comme l'a laissé entendre l'intimée, que les actions du requérant dans l'arrêt Wight fussent davantage apparentées à la fraude et ne puissent être comparées aux actions de l'intimée, dont la véritable identité n'a jamais été dissimulée à l'Office, mais cette observation ne vient guère en aide à l'intimée, et cela parce qu'une manière de faire peut, sans être une fraude, être quand même suffisamment blâmable pour justifier un rejet de la demande.

La question que l'Office avait le droit de se poser était la suivante: la demande de l'intimée était-elle teintée de duplicité, pour le motif qu'elle était faite par une personne morale contrôlée par des personnes dont les permis avaient été très récemment annulés. Si l'Office avait de bonnes raisons de juger, selon une prépondérance des probabilités, que la demande de l'intimée était ainsi teintée, alors il pouvait décider de ne pas délivrer le permis.

Norme de contrôle

Qu'une demande soit ou non teintée de duplicité et qu'une personne morale doive ou non être considérée comme distincte d'autres personnes ou entités apparentées, il s'agit là en réalité de questions factuelles. Les tribunaux judiciaires reconnaissent depuis longtemps la nécessité de déférer aux conclusions de fait des organismes administratifs, quand bien même ils ne seraient pas protégés par une clause privative2626 Voir: Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554. .

Dans la présente espèce, une preuve abondante autorisait l'Office à conclure que la demande était teintée.

Je voudrais ajouter, pour conclure, que les présents motifs ne prétendent nullement empêcher l'intimée, ou la Société, selon le cas, de présenter une nouvelle demande, ni dispenser l'Office de considérer de nouveau la nouvelle demande qui lui serait ainsi présentée. Je vois même dans le dernier paragraphe des motifs de l'Office2727 Supra. une indication très nette que l'Office serait disposé à recevoir une nouvelle demande et à l'examiner favorablement, après qu'il aura eu l'assurance que la demande a été déposée par le requérant "véritable" et que ce requérant "véritable" manifeste l'intention, dans l'immédiat et pour l'avenir, de se plier au Règlement.

J'accueillerais l'appel, annulerais l'ordonnance du juge des requêtes en date du 4 novembre 1994 et rétablirais la décision de l'Office. Comme l'appelant n'a pas demandé de dépens, il n'y aura pas d'ordonnance quant aux dépens.

Le juge Stone, J.C.A.: J'y souscris.

Le juge Robertson, J.C.A.: J'y souscris.

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