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[2018] 2 R.C.F. 275

T-2293-12

2017 CF 199

Paradis Honey Ltd., Honey Bee Enterprises Ltd., et Rocklake Apiaries Ltd. (demanderesses)

c.

Sa Majesté la Reine, le ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire et l’Agence canadienne d’inspection des aliments (défendeurs)

Répertorié : Paradis Honey Ltd. c. Canada

Cour fédérale, juge Manson—Toronto, 6 février; Ottawa, 17 février 2017.

Pratique — Recours collectifs — Requête visant à certifier l’action sous-jacente en tant que recours collectif au nom des apiculteurs canadiens afin de demander des dommages-intérêts payables aux membres du recours collectif pour les pertes et les dommages qu’ils ont subis par suite de l’interdiction d’importation d’abeilles des États-Unis en vigueur depuis 1987 — Les apiculteurs canadiens remplacent les colonies perdues en important des « paquets » ou des « reines » — La Couronne fédérale a interdit ces importations en provenance des États-Unis à la suite de la découverte de parasites — Le Règlement de 2004 interdisant l’importation des abeilles domestiques (le RIAD de 2004) a par la suite permis l’importation de « reines » — Après l’expiration du RIAD de 2004 en 2006, l’importation de « reines » et de « paquets » est déterminée en vertu du système général de permis d’importation — Les demanderesses ont entre autres allégué que la Couronne fédérale leur a refusé le droit de demander des permis d’importation de « paquets », ce qui a entraîné des pertes considérables — Il s’agissait de déterminer si les conditions prévues au paragraphe 334.16(1) des Règles des Cours fédérales étaient réunies, de sorte de permettre d’autoriser l’action en tant que recours collectif — Dans l’arrêt Paradis Honey Ltd c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 89, [2016] 1 R.C.F. 446, la Cour d’appel fédérale a conclu que les actes de procédures des demanderesses révélaient une cause d’action valable — La définition du groupe proposée par les demanderesses a été accueillie — La définition du groupe est objective et indépendante par rapport au fond de l’action — Il existe un lien rationnel entre les questions communes et le groupe — Il n’y a pas de conflit évident dans le groupe — La réparation demandée ne serait pas préjudiciable à l’égard des membres du groupe — Le fait qu’une faction s’oppose à la réouverture de la frontière aux « paquets » en provenance des États-Unis n’est pas fatal à l’autorisation des demanderesses en tant que groupe — Les résultats de l’action ne seraient pas litigieux — Il était approprié de certifier toutes les questions communes proposées — La formulation des questions sous-entendait un acte négligent à l’égard de l’industrie, attribuable au défaut de respecter les règlements applicables à l’importation en place après l’expiration du RIAD de 2004 — Tous les membres du groupe proposé ont intérêt à ce que la Couronne fédérale s’acquitte en toute légalité de ses fonctions administratives — Les questions communes prédominaient sur les questions touchant des membres individuels — Le critère établi au paragraphe 334.16(1) des Règles a été satisfait — En l’espèce, un recours collectif permettra clairement d’économiser des ressources — L’objectif de l’économie des ressources est mieux servi en procédant en tant que recours collectif qu’en procédant par cause type suivie d’actions individuelles — Un recours collectif constitue la meilleure façon d’atteindre l’objectif de la modification des comportements — Il n’était pas certain que chacun des membres du groupe pourrait intenter une action individuelle — Enfin, les demanderesses ont été adéquatement représentées en vertu du paragraphe 334.16(1)e) des Règles des Cours fédérales — Il n’y avait aucune preuve d’indifférence ou d’antagonisme de la part des représentants demandeurs à l’égard des membres de la faction qui s’opposent à la réouverture de la frontière — Les représentants demandeurs proposés ont démontré leur compétence et leur capacité à faire progresser l’action — Requête accueillie.

Animaux — Les demanderesses ont présenté une requête visant à certifier l’action sous-jacente en tant que recours collectif au nom des apiculteurs canadiens afin de demander des dommages-intérêts payables aux membres du recours collectif pour les pertes et les dommages qu’ils ont subis par suite de l’interdiction d’importation d’abeilles des États-Unis — La Couronne fédérale a interdit ces importations en provenance des États-Unis à la suite de la découverte de parasites — Le Règlement de 2004 interdisant l’importation des abeilles domestiques (le RIAD de 2004) a par la suite permis l’importation de « reines » — Après l’expiration du RIAD de 2004 en 2006, l’importation de « reines » et de « paquets » est déterminée en vertu du système général de permis d’importation — Les demanderesses ont entre autres allégué que la Couronne fédérale leur a refusé le droit de demander des permis d’importation de « paquets », ce qui a entraîné des pertes considérables.

Couronne — Responsabilité délictuelle — Les demanderesses ont présenté une requête visant à certifier l’action sous-jacente en tant que recours collectif au nom des apiculteurs canadiens afin de demander des dommages-intérêts payables aux membres du recours collectif pour les pertes et les dommages qu’ils ont subis par suite de l’interdiction d’importation d’abeilles des États-Unis — La Couronne fédérale a interdit ces importations en provenance des États-Unis à la suite de la découverte de parasites — Le Règlement de 2004 interdisant l’importation des abeilles domestiques (le RIAD de 2004) a par la suite permis l’importation de « reines » — Après l’expiration du RIAD de 2004 en 2006, l’importation de « reines » et de « paquets » est déterminée en vertu du système général de permis d’importation — Les demanderesses ont allégué que la Couronne fédérale a agi avec négligence ou a pris des mesures administratives abusives en interdisant aux apiculteurs commerciaux d’importer des « paquets ».

Il s’agissait d’une requête visant à certifier l’action sous-jacente en tant que recours collectif au nom des apiculteurs canadiens afin de demander des dommages-intérêts payables aux membres du recours collectif pour les pertes et les dommages qu’ils ont subis par suite de l’interdiction d’importation d’abeilles des États-Unis en vigueur depuis 1987.

Les apiculteurs canadiens subissent des pertes considérables d’abeilles tous les ans. Une option pour remplacer les colonies perdues est l’achat d’abeilles auprès de fournisseurs internationaux. L’achat d’abeilles peut se faire sous forme de « paquets », qui contiennent une reine-abeille et des milliers d’abeilles ouvrières, ou sous forme de « reine », qui contient une reine-abeille et un petit nombre d’accompagnatrices qui maintiennent la reine-abeille en vie pendant le transport. En 1987, la Couronne fédérale a interdit l’importation de « paquets » et de « reines » en provenance des États-Unis à la suite de la découverte de parasites dans certaines régions où l’on pratique l’apiculture. Le Règlement de 2004 interdisant l’importation des abeilles domestiques (le RIAD de 2004) a par la suite permis l’importation de « reines » des États-Unis. Le RIAD de 2004 a expiré en 2006, mais ce n’est qu’en 2015 qu’il a été abrogé officiellement. Après l’expiration du RIAD de 2004, la capacité d’un apiculteur à importer des abeilles domestiques sous la forme de « reines » et de « paquets » est déterminée en vertu du système général de permis d’importation pour les importations d’animaux vivants. Les demanderesses ont entre autres allégué que la Couronne fédérale leur a refusé le droit de demander des permis d’importation de « paquets », en rejetant toute demande de permis d’importation sans les avoir examinées, et qu’à la suite de la prorogation illégale de l’interdiction visant les importations de « paquets », les apiculteurs commerciaux ont été contraints de se procurer des abeilles de remplacement auprès de sources moins attirantes et de recourir à des mesures exigeant plus de temps et d’argent pour maintenir en vie leurs abeilles durant l’hiver, une situation qui a entraîné des pertes considérables.

Il s’agissait de déterminer si les cinq conditions prévues au paragraphe 334.16(1) des Règles des Cours fédérales étaient réunies, de sorte de permettre d’autoriser l’action en tant que recours collectif, c.-à-d. si les actes de procédures révélaient une cause d’action valable, s’il existait un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes, si les réclamations des membres du groupe soulevaient des points de droit ou de fait communs, si le recours collectif était la procédure appropriée e s’il existait un représentant demandeur approprié.

Jugement : la requête doit être accueillie.

Dans l’arrêt Paradis Honey Ltd c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 89, [2016] 1 R.C.F. 446 (Paradis Honey CAF), la Cour d’appel fédérale a conclu que les actes de procédures des demanderesses révélaient une cause d’action valable fondée sur la négligence réglementaire et une nouvelle cause d’action fondée sur la prise de mesures administratives abusives qui justifiaient une sanction pécuniaire.

La définition du groupe proposée (et modifiée) par les demanderesses, c.-à-d. « Toutes les personnes au Canada qui maintiennent ou qui ont maintenu plus de 50 colonies d’abeilles à un moment donné à des fins commerciales depuis le 31 décembre 2006 » a été accueillie. L’établissement du seuil à 50 colonies pour le groupe était à la fois logique et non arbitraire. Chaque apiculteur ne devrait pas avoir à déterminer de façon subjective s’il est un « apiculteur commercial » ou pas. Il existe des critères clairs et objectifs qui permettent de déterminer si un apiculteur possède une exploitation commerciale. Il était approprié de définir le terme « apiculteur commercial » aux fins de l’action comme étant un apiculteur qui a réalisé des ventes commerciales dans le cours normal de ses affaires. La définition du groupe est objective et indépendante par rapport au fond de l’action. Il existe un lien rationnel entre les questions communes et le groupe. Le délai est lié à l’allégation selon laquelle la Couronne fédérale a agi avec négligence ou a pris des mesures administratives abusives après l’expiration du RIAD de 2004. Les exigences relatives au caractère commercial sont liées à l’obligation de diligence de la Couronne fédérale à l’égard des apiculteurs commerciaux, ainsi qu’aux allégations de la Couronne fédérale selon lesquelles elle surveillerait et évaluerait continuellement l’incidence des importations sur l’industrie apicole canadienne et les dommages soufferts par les apiculteurs et les autres membres du groupe à cause du manque d’accès aux « paquets ». Il n’y avait pas de conflit évident dans le groupe, de sorte que certains membres n’ont aucune réclamation ou ne sont pas liés aux questions communes. De même, la réparation demandée ne serait pas préjudiciable à l’égard des membres du groupe. Le fait qu’une faction s’oppose à la réouverture de la frontière aux « paquets » en provenance des États-Unis n’est pas fatal à l’autorisation des demanderesses en tant que groupe, parce que le règlement des questions communes n’aurait aucune incidence négative sur les apiculteurs membres de la faction. Les résultats de l’action ne seraient pas litigieux, parce que la réparation demandée ne porte préjudice à aucun membre du groupe.

Il était approprié de certifier toutes les questions communes proposées. En permettant d’intenter l’action en tant que recours collectif, le dédoublement de la recherche de faits et de l’analyse juridique, ainsi que la multiplicité d’actions individuelles fondées sur les mêmes questions, seront évités. La formulation des questions sous-entendait que l’acte négligent ne constituait pas un acte ou une omission à l’égard d’un apiculteur commercial particulier, mais plutôt à l’égard de l’industrie, attribuable au défaut de respecter les règlements applicables à l’importation en place après l’expiration du RIAD de 2004. Il n’y a pas de conflit dans le groupe de sorte que le règlement de certaines questions aura des conséquences négatives pour certains membres du groupe. Tous les membres du groupe proposé ont intérêt à ce que la Couronne fédérale s’acquitte en toute légalité de ses fonctions administratives. Les allégations du groupe ont soulevé des questions communes qui prédominaient sur les questions touchant des membres individuels, de sorte que le critère établi au paragraphe 334.16(1) des Règles a été satisfait.

Les questions communes soulevées dans cette action prédominaient complètement, ce qui en fait un cas évident où un recours collectif permettra d’économiser des ressources. Chacun des membres du groupe devra, s’il veut obtenir gain de cause, démontrer entre autres que la Couronne fédérale a agi avec négligence ou d’une façon qui constituait une mesure administrative abusive. Vu la nature des causes d’action et des défenses, ces analyses dépendront d’une analyse semblable des faits et du droit, peu importe l’identité du membre du groupe. Par conséquent, l’objectif de l’économie des ressources est mieux servi en procédant en tant que recours collectif qu’en procédant par cause type suivie d’actions individuelles. Un recours collectif constitue la meilleure façon d’atteindre l’objectif de la modification des comportements. Il n’est pas certain que chacun des membres du groupe pourrait effectivement intenter une action individuelle, si l’action ne procédait pas en tant que recours collectif. Par conséquent, l’autorisation du recours collectif constituait la meilleure façon d’atteindre l’objectif d’accès à la justice.

Enfin, les demanderesses sont adéquatement représentées en vertu de l’alinéa 334.16(1)e) des Règles des Cours fédérales. Il n’y avait aucune preuve d’indifférence ou d’antagonisme de la part des représentants demandeurs à l’égard des membres de la faction qui s’opposent à la réouverture de la frontière. Leur désir d’obtenir une indemnité pour leurs pertes, attribuables à la négligence ou aux mesures administratives abusives alléguées de la part du gouvernement, ne témoigne ni d’indifférence ni d’antagonisme à l’égard des apiculteurs commerciaux qui souhaitent que la frontière demeure fermée. Les représentants demandeurs proposés ont démontré leur compétence et leur capacité à faire progresser l’action.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C-50, art. 3, 8, 10.

Loi sur la santé des animaux, L.C. 1990, ch. 21.

Loi sur la taxe d’accise, L.R.C. (1985), ch. E-15, art. 123(1) « activité commerciale », « fourniture taxable ».

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 39(2).

Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13, art. 10.

Règlement de 2004 interdisant l’importation des abeilles domestiques, DORS/2004-136.

Règlement sur la santé des animaux, C.R.C., ch. 296, art. 12, 160(1.1).

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles 334.16(1),(2), 334.18(a),(e), 334.39(1).

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Paradis Honey Ltd. c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 89, [2016] 1 R.C.F. 446, infirmant 2014 CF 215, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [2015] 3 R.C.S. vi; Western Canadian Shopping Centres Inc. c. Dutton, 2001 CSC 46, [2001] 2 R.C.S. 534; Hollick c. Toronto (Ville), 2001 CSC 68, [2001] 3 R.C.S. 158; Rae c. Canada (Revenu national), 2015 CF 707; AIC Limited c. Fischer, 2013 CSC 69, [2013] 3 R.C.S. 949.

DÉCISIONS DIFFÉRENCIÉES :

Nixon v. Canada (Attorney General) (2002), 21 C.P.C. (5th) 269, [2002] O.J. no 1009 (QL) (C. Sup.); Paron v. Alberta (Environmental Protection), 2006 ABQB 375 (CanLII), 402 A.R. 85; Asp. v. Boughton Law Corporation, 2014 BCSC 1124; Lacroix v. Canada Mortgage and Housing Corp. (2003), 37 C.C.P.B. 53, [2003] O.J. no 2610 (C. Sup.); Kwicksutaineuk/Ah-Kwa-Mish First Nation v. Canada (Attorney General), 2012 BCCA 193, 351 D.L.R. (4th) 24.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Buffalo c. Samson Cree Nation, 2010 CAF 165; Université de Sherbrooke c. La Reine, 2007 CCI 229; Bowden c. Canada, 2011 CAF 218; Moldowan c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 480; Markson v. MBNA Canada Bank, 2007 ONCA 334, 85 O.R. (3d) 321; Pro-Sys Consultants Ltd. c. Microsoft Corporation, 2013 CSC 57, [2013] 3 R.C.S. 477; Vivendi Canada Inc. c. Dell’Aniello, 2014 CSC 1, [2014] 1 R.C.S. 3; Serhan (Trustee of) v. Johnson & Johnson (2006), 85 O.R. (3d) 665, 2006 CanLII 20322 (C. div.).

DÉCISIONS CITÉES :

Clevite Development Ltd. v. Minister of National Revenue, [1961] R.C. de l’É. 296; McIntosh c. Royal & Sun Alliance du Canada, 2007 CF 23; Canada c. Craig, 2012 CSC 43, [2012] 2 R.C.S. 489; Rumley c. Colombie-Britannique, 2001 CSC 69, [2001] 3 R.C.S. 184; Nantais v. Telectronics Proprietary (Canada Ltd.) (1995), 25 O.R. (3d) 331 (Div. gén.).

DOCTRINE CITÉE

Résumé de l’étude d’impact de la réglementation, Gaz. C. 2015.II.1844.

REQUÊTE visant à certifier l’action sous-jacente en tant que recours collectif au nom d’environ 1 400 apiculteurs canadiens afin de demander des dommages-intérêts payables aux membres du recours collectif pour les pertes et les dommages qu’ils ont subis par suite de l’interdiction d’importation d’abeilles des États-Unis en vigueur depuis 1987. Requête accordée.

ONT COMPARU

Daniel P. Carroll, c.r. et Lily L.H. Nguyen pour les demanderesses.

Marlon Miller et Jennifer Souter pour les défendeurs.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Field Law LLP, Edmonton, pour les demanderesses.

Le sous-procureur général du Canada pour les défendeurs.

Table des matières

 

Paragraphe

I.          Introduction et questions

1

A.        Questions

5

B.        Résultats

7

II.          Contexte — abeilles domestiques

10

III.         Contexte — Antécédents touchant la procédure

16

IV.        Analyse des conditions prévues au paragraphe 334.16(1) des Règles

21

A.        Les actes de procédures révèlent-ils une cause d’action valable?

21

B.        Existe-t-il un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes?

22

1)         Définition du groupe

32

2)         Les critères sont-ils objectifs et indépendants par rapport au fond de l’action?

38

3)         Existe-t-il un lien rationnel entre les questions communes?

48

4)         Existe-t-il un conflit dans le groupe?

50

a)         Nixon v. Canada (Attorney General)

61

b)         Paron v. Alberta (Environmental Protection)

64

5)         Conclusion

67

C.        Les réclamations des membres du groupe soulèvent-elles des points de droit ou de fait communs, que ceux-ci prédominent ou non sur ceux qui ne concernent qu’un membre?

68

1)         Existe-t-il des questions communes?

75

2)         Les questions 1 à 9 sont-elles des questions communes?

89

D.        Le recours collectif est-il le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les points de droit ou de fait communs?

95

E.        Existe-t-il un représentant demandeur approprié?

120

V.        Dépens

129

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

Le juge Manson :

I.          Introduction et questions

[1]        La Cour est saisie d’une requête visant à certifier la présente action (l’action) en tant que recours collectif au nom d’environ 1 400 apiculteurs. L’action sous-jacente porte sur l’interdiction d’importer des abeilles domestiques des États-Unis, en vigueur, sous différentes formes, depuis 1987.

[2]        Paradis Honey Ltd., Honeybee Enterprises Ltd. et Rocklake Apiaries Ltd. sont les demanderesses (connus ensemble sous les noms apiculteurs ou demanderesses). Les défendeurs sont Sa Majesté la Reine du chef du Canada, le ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire (le ministre) et l’Agence canadienne d’inspection des aliments (l’ACIA) (connus ensemble sous les noms de Couronne fédérale ou de défendeurs).

[3]        Les apiculteurs, en leur nom, et au nom de toutes les personnes inscrites au recours collectif (les personnes inscrites) affirment que la Couronne fédérale a refusé, par négligence ou dans le cadre de mesures administratives abusives, aux apiculteurs commerciaux du Canada leur droit légitime de demander des permis d’importation de « paquets » d’abeilles et qu’elle n’a pas mené d’évaluations fondées sur des données probantes du risque de parasites et de maladies lié à l’importation d’abeilles domestiques en provenance des États-Unis, à l’appui de l’interdiction générale d’importation de « paquets » d’abeilles en place depuis 2006. Ils demandent des dommages-intérêts payables aux membres du groupe pour les pertes et les dommages qu’ils ont subis par suite des mesures prises par la Couronne fédérale.

[4]        La Couronne fédérale rejette toute non-conformité alléguée à l’égard de ses fonctions qui relèvent du droit public et rejette aussi toute négligence ou prise de mesures administratives abusives. Qui plus est ou autrement, la Couronne fédérale affirme qu’elle a le pouvoir et le droit légitime de contrôler les frontières canadiennes, en vertu de la souveraineté et de la prérogative de la Couronne. Enfin, la Couronne fédérale fait valoir la défense de pouvoir d’origine législative et l’immunité à la responsabilité civile, sur lesquelles elle s’appuie en vertu des articles 8 et 10 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C-50.

A.        Questions

[5]        La seule question en l’espèce vise à déterminer si les cinq conditions prévues au paragraphe 334.16(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles], sont réunies, de sorte de permettre d’autoriser l’action en tant que recours collectif :

1)         Les actes de procédures révèlent-ils une cause d’action valable?

2)         Existe-t-il un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes?

3)          Les réclamations des membres du groupe soulèvent-elles des points de droit ou de fait communs, que ceux-ci prédominent ou non sur ceux qui ne concernent qu’un membre?

4)         Le recours collectif est-il le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les points de droit ou de fait communs?

5)         Existe-t-il un représentant demandeur approprié?

[6]        Si le recours est autorisé, il faut trancher les questions suivantes :

1)         Quelles sont les questions communes à trancher dans le recours collectif?

2)         De quelle façon devrait-on communiquer l’avis d’autorisation et l’évolution de l’instance aux personnes inscrites?

3)         Quelle est la date limite pour se retirer du recours et sous quelle forme ce retrait doit-il s’effectuer?

4)         Le plan de litige est-il approprié?

B.        Résultats

[7]        Vu les éléments de preuve déposés devant la Cour, je conclus ainsi :

1)         Les actes de procédures révèlent une cause d’action valable;

2)         Il existe un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes et il n’existe aucun litige entre les personnes inscrites au recours collectif qui nécessiterait leur récusation;

3)         Il existe des questions communes, dont le règlement fera progresser les réclamations de tous les membres du groupe. Le règlement de ces questions communes aidera la Cour à éviter le dédoublement de la recherche de faits ou de l’analyse juridique. Les points communs prédominent sur ceux qui ne concernent qu’un membre;

4)         Le recours collectif est le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les points de droit ou de fait communs. Un recours collectif permettra de respecter les trois principes qui sous-tendent les recours collectifs (c.-à-d. l’économie des ressources judiciaire, la modification du comportement et l’accès à la justice) plus efficacement que toute autre procédure;

5)         M. Paradis, M. Gibeau et M. Lockhart sont des représentants demandeurs appropriés.

[8]        Par conséquent, à condition que les apiculteurs mettent à jour leur plan de litige et le présentent à la Cour aux fins d’approbation, j’accueille la requête d’autorisation de l’action en tant que recours collectif. Je conclus aussi que les neuf points communs proposés par les demanderesses doivent être autorisés en tant que points communs.

[9]        Le juge responsable de la gestion de l’instance doit trancher les questions suivantes :

1)         De quelle façon devrait-on communiquer l’avis d’autorisation et l’évolution de l’instance aux personnes inscrites?

2)         Quelle est la date limite pour se retirer du recours et sous quelle forme ce retrait doit-il s’effectuer?

3)         Quels sont les changements à apporter au plan de litige?

II.          Contexte — abeilles domestiques

[10]      Le climat hivernal du Canada, surtout dans les régions nordiques, est hostile pour les abeilles. En conséquence, le froid fait régulièrement subir aux apiculteurs canadiens des pertes considérables d’abeilles tous les hivers. D’autres facteurs, comme les organismes nuisibles et les maladies, exacerbent la mortalité des abeilles. Selon les données de l’Association canadienne des professionnels de l’apiculture (l’ACPA), de 2008 à 2012, les apiculteurs commerciaux ont subi des pertes hivernales moyennes annuelles de 15 p. 100 à 35 p. 100 de leurs colonies d’abeilles.

[11]      Ces pertes contraignent les apiculteurs commerciaux à trouver une méthode pour remplacer leurs colonies chaque année. Selon les données de l’ACPA, les pertes de colonies attribuables à l’hiver ne sont pas uniformes à l’échelle du Canada; les apiculteurs de l’Alberta, de la Saskatchewan et du Manitoba sont confrontés de manière disproportionnée au besoin de remplacer leurs colonies, parce qu’ils enregistrent en moyenne le nombre le plus élevé de colonies mortes d’une année à l’autre.

[12]      Parmi les options offertes pour remplacer les colonies perdues, notons 1) une tentative d’élevage de colonies de remplacement à partir de colonies existantes 2) l’achat d’abeilles auprès de fournisseurs nationaux et 3) l’importation d’abeilles de fournisseurs internationaux. L’achat d’abeilles peut se faire sous les deux formes suivantes : les « paquets » et les « reines ». Un « paquet » contient une reine-abeille et des milliers d’abeilles ouvrières, qui suffisent à former une colonie viable dès leur introduction dans une ruche. Une « reine » contient une reine-abeille et un petit nombre d’accompagnatrices qui maintiennent la reine-abeille en vie pendant le transport. On peut utiliser les « reines » pour élever une nouvelle colonie; toutefois, ce processus dure au moins un an.

[13]      En 1987, la Couronne fédérale a fermé la frontière canado-américaine à l’importation de « paquets » et de « reines », en guise d’intervention d’urgence à la suite de la découverte de varroa dans certaines régions des États-Unis où l’on pratique l’apiculture. De 1987 à 2006, la Couronne fédérale a continué d’interdire les importations d’abeilles domestiques des États-Unis (sauf les importations de l’État d’Hawaii, à compter de 1991) par l’intermédiaire d’arrêtés et de règlements. Le dernier règlement de la série, le Règlement de 2004 interdisant l’importation des abeilles domestiques, DORS/2004-136 (le RIAD de 2004) permettait l’importation de « reines » des États-Unis, mais maintenait l’interdiction d’importer des « paquets ». Le RIAD de 2004 n’a pas été remplacé à son expiration, le 31 décembre 2006; ce n’est que le 11 juin 2015 qu’il a été abrogé officiellement [DORS/2015-142, art. 3]. Aucun arrêté, aucun règlement ou aucune loi n’ont été adoptés afin de remplacer le RIAD de 2004.

[14]      Avant l’adoption du RIAD de 2004, la Couronne fédérale a mené une évaluation du risque (l’évaluation du risque de 2003) axée sur les risques économiques et biologiques pour l’industrie apicole que posent quatre types particuliers de parasites d’abeilles que l’on trouve dans les populations abeilles américaines : 1) le varroa, 2) le petit coléoptère des ruches, 3) la loque américaine et 4) l’abeille domestique africanisée. À la lumière des conclusions de l’évaluation du risque de 2003, la Couronne fédérale a décidé de lever l’interdiction d’importation de « reines », mais pas de « paquets ». Dans le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation [Gaz. C. 2015.II.1844] qui accompagne le RIAD de 2004, la Couronne fédérale reconnaissait l’évolution de la situation zoosanitaire des abeilles domestiques canadiennes et les divergences d’opinions entre apiculteurs commerciaux sur le caractère approprié du maintien de l’interdiction d’importation.

[15]      Après l’expiration du RIAD de 2004, la capacité d’un apiculteur à importer des abeilles domestiques sous la forme de « reines » et de « paquets » est déterminée en vertu du système général de permis d’importation pour les importations d’animaux vivants : article 12 et paragraphe 160(1.1) du Règlement sur la santé des animaux, C.R.C., ch. 296, pris en vertu de la Loi sur la santé des animaux, L.C. 1990, ch. 21. En vertu de l’article 12, une personne peut importer des abeilles domestiques vivantes en conformité avec un permis d’importation, tandis que le paragraphe 160(1.1) exige au ministre de délivrer un permis s’il est d’avis qu’il est peu probable que l’activité entraîne l’introduction ou la propagation de vecteurs, de maladies ou de substances toxiques au Canada.

III.         Contexte — Antécédents touchant la procédure

[16]      Il s’agit de la deuxième requête en autorisation de recours collectif fondée sur des réclamations des apiculteurs selon lesquelles :

1)         À la suite de l’expiration du RIAD de 2004, la Couronne fédérale a refusé aux apiculteurs le droit de demander des permis d’importation de « paquets », en rejetant toute demande de permis d’importation sans les avoir examinées;

2)         La Couronne fédérale a informé les apiculteurs commerciaux que la frontière demeurait fermée aux « paquets » américains et qu’elle ne réexaminerait pas cette politique avant la tenue d’une nouvelle évaluation du risque, qui, avait-t-elle signalé, ne serait menée que sur « demande officielle » du Conseil canadien du miel (le Conseil du miel);

3)         À la suite de la prorogation illégale, par la Couronne fédérale, de l’interdiction visant les importations de « paquets », les apiculteurs commerciaux ont été contraints de se procurer des abeilles de remplacement auprès de sources moins attirantes et de recourir à des mesures exigeant plus de temps et d’argent pour maintenir en vie leurs abeilles durant l’hiver. Cette situation a fait subir au groupe des pertes cumulées de 200 millions de dollars, en plus de l’intérêt.

[17]      L’action a été lancée par le dépôt d’une déclaration, le 28 décembre 2012, suivie d’une défense, le 8 février 2013. L’avis original de requête en autorisation a été déposé le 12 septembre 2013; les apiculteurs y alléguaient que la Couronne fédérale avait fait preuve de négligence.

[18]      La Couronne fédérale a présenté une requête visant à radier la requête en autorisation dans son ensemble au motif qu’elle ne faisait pas état d’une cause d’action valable (c.-à-d. la première condition du paragraphe 334.16(1) des Règles). Le 5 mars 2014, Monsieur le juge André Scott a radié la requête après avoir conclu qu’il était évident et manifeste que l’allégation de négligence fondée sur l’absence d’autorité légale avancée par les apiculteurs était vouée à l’échec (Paradis Honey Ltd. c. Canada (Procureur général), 2014 CF 215 (Paradis Honey CF)).

[19]      Le 8 avril 2015, Monsieur le juge David Stratas, qui écrivait pour la majorité de la Cour d’appel fédérale, a infirmé la conclusion tirée par Monsieur le juge Scott et a plutôt conclu que « les faits tels que plaidés sont susceptibles d’un recours fondé sur la négligence et la mauvaise foi » et que « les faits allégués sont susceptibles d’une sanction pécuniaire fondée sur le droit public » (Paradis Honey Ltd. c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 89, [2016] 1 R.C.F. 446 (Paradis Honey CAF), au paragraphe 77). La demande d’autorisation d’appel devant la Cour suprême du Canada a été rejetée le 29 octobre 2015 [[2015] 3 R.C.S. vi].

[20]      Les conditions (2) à (5) prévues au paragraphe 334.16(1) des Règles n’ont pas été abordées ni dans la décision Paradis Honey CF ni dans l’arrêt Paradis Honey CAF

IV.        Analyse des conditions prévues au paragraphe 334.16(1) des Règles

A.        Les actes de procédures révèlent-ils une cause d’action valable?

[21]      La Cour d’appel fédérale a conclu que les actes de procédures des apiculteurs révèlent une cause d’action valable fondée sur la négligence réglementaire et une nouvelle cause d’action fondée sur la prise de mesures administratives abusives qui justifient une sanction pécuniaire (Paradis Honey CAF, précité, aux paragraphes 111 et 118).

B.        Existe-t-il un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes?

[22]      La Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Western Canadian Shopping Centres Inc. c. Dutton, 2001 CSC 46, [2001] 2 R.C.S. 534 (WCSC), au paragraphe 38, a déterminé trois justifications à l’exigence selon laquelle les recours collectifs doivent uniquement procéder si le groupe est défini : 1) pour désigner les personnes qui ont droit à la réparation contre les défendeurs; 2) pour définir les paramètres de la poursuite afin de cerner ceux qui sont liés par l’issue; et 3) pour décrire ceux qui ont le droit à l’avis d’autorisation.

[23]      Dans l’arrêt Hollick c. Toronto (Ville), 2001 CSC 68, [2001] 3 R.C.S. 158 (Hollick), une instance survenue peu de temps après l’arrêt WCSC, précité, la Cour suprême du Canada a déclaré que trois critères permettent de conclure qu’un groupe est « identifiable » : 1) le groupe doit être défini en recourant à un critère objectif, 2) le groupe doit être défini sans se référer au fond de l’action et 3) il doit exister un lien rationnel entre la définition proposée du groupe et les questions communes énoncées.

[24]      Il incombe au représentant demandeur proposé d’établir que le groupe est défini de manière suffisamment étroite, de sorte à respecter ces critères (Hollick, précité, au paragraphe 20). Dans son interprétation de l’évolution historique des recours collectifs, la Cour suprême du Canada a indiqué qu’il convient d’interpréter libéralement la loi sur les recours collectifs (Hollick, au paragraphe 14); le représentant n’a donc pas un fardeau exigeant. Le représentant n’est pas tenu de « montrer que tous les membres du groupe partagent le même intérêt dans le règlement de la question commune énoncée » [souligné dans l’original]; il doit cependant montrer que le groupe n’est pas « inutilement large » (souligné dans l’original) (Hollick, au paragraphe 21).

[25]      Qui plus est, il est clairement indiqué dans l’arrêt WCSC que le critère selon lequel il doit exister un lien rationnel entre les questions communes et le groupe proposé doit être abordé en fonction de l’objet, de sorte qu’il « n’est pas essentiel que les membres du groupe soient dans une situation identique par rapport à la partie adverse », mais que « leur résolution règle les demandes de chaque membre du groupe » (WCSC, au paragraphe 39).

[26]      Il est aussi possible de modifier l’identité des membres du groupe, si la Cour conclut après l’autorisation qu’il serait plus approprié de définir autrement le groupe. Dans l’arrêt Buffalo c. Nation Crie de Samson, 2010 CAF 165 (Buffalo), au paragraphe 12, Monsieur le juge Stratas a déclaré ce qui suit :

Je conviens que les tribunaux peuvent être très actifs et souples lorsqu’ils sont saisis d’une requête en autorisation ou après qu’ils y ont fait droit, en raison de la nature complexe et dynamique des recours collectifs. Par exemple, ils doivent toujours être ouverts aux modifications touchant des aspects comme la définition du groupe, les points communs et le plan relatif au litige du représentant demandeur, et ils peuvent jouer un rôle clé dans la gestion de l’instance.

[27]      La Couronne fédérale soutient qu’il ne s’agit pas d’un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes. Elle indique aussi que la définition du groupe se fonde sur des critères subjectifs et fondés sur le mérite.

[28]      La Couronne fédérale fait valoir que le terme « commerciaux » est subjectif. En contre-interrogatoire, M. Paradis a indiqué qu’une personne qui ne possède que cinq colonies d’abeilles et qui gagne 1 000 $ pourrait croire qu’elle est un apiculteur commercial, même si son exploitation est beaucoup plus petite que ce que les apiculteurs considéreraient comme une exploitation commerciale. Par conséquent, il serait impossible de définir le terme « commerciaux » d’une façon qui convient à tous les apiculteurs.

[29]      La Couronne fédérale soutient aussi que la caractéristique la plus problématique et subjective de la définition du groupe est celle selon laquelle chaque membre du groupe doit déterminer s’il est membre ou non du groupe d’apiculteurs qui s’opposent à l’ouverture de la frontière avec les États-Unis pour importer des « paquets » (la faction). Elle soutient que les intérêts des membres de la faction sont contraires à ceux des apiculteurs et que les intérêts de certains membres du groupe pourraient donc être lésés par la réparation demandée par le groupe. La Couronne fédérale fait valoir qu’il n’existe aucune façon objective de déterminer si un apiculteur donné est membre de la faction, ce qui rend le groupe trop inclusif.

[30]      Finalement — et c’est là l’aspect le plus important — la Couronne fédérale soutient que l’inclusion des apiculteurs qui sont membres de la faction donne lieu à des conflits impossibles à régler dans le groupe, puisque certains membres du groupe n’auront aucune réclamation et d’autres subiront les effets néfastes de la réparation demandée par les apiculteurs.

[31]      La Couronne fédérale renvoie à cinq affaires — Nixon v. Canada (Attorney General) (2002), 21 C.P.C. (5th) 269, [2002] O.J. n1009 (QL) (C. sup.) [Nixon]; Paron v. Alberta (Environmental Protection), 2006 ABQB 375 (CanLII), 402 A.R. 85 [Paron]; Asp. V. Boughton Law Corporation, 2014 BCSC 1124; Lacroix v. Canada Mortgage and Housing Corp. (2003), 37 C.C.P.B. 53, [2003] O.J. no 2610 (C. sup.); et Kwicksutaineuk/Ah-Kwa-Mish First Nation v. Canada (Attorney General), 2012 BCCA 193, 351 D.L.R. (4th) 24 — afin d’étayer son argument selon lequel le groupe ne peut pas être défini et il existe un conflit manifeste dans le groupe, ce qui rend son autorisation impossible. Ces affaires se distinguent toutefois des faits en l’espèce.

1)         Définition du groupe

[32]      Les apiculteurs ont proposé la définition de groupe suivante dans l’avis modifié de requête en autorisation :

[traduction] Toutes les personnes au Canada qui maintiennent ou qui ont maintenu plus de 50 colonies d’abeilles à un moment donné à des fins commerciales depuis le 31 décembre 2006 et qui se sont vu refuser la possibilité d’importer des paquets d’abeilles domestiques vivantes au Canada en provenant de la partie continentale des États-Unis après le 31 décembre 2006, à la suite du maintien ou de l’exécution, par les défendeurs, d’une interdiction générale de fait d’importation de tels paquets.

[33]      Même si les apiculteurs soutiennent que l’expression [traduction] « et qui se sont vu refuser la possibilité d’importer » ne sert qu’à une fin descriptive et qu’il ne s’agit pas d’un libellé visant à limiter le groupe, ils proposent néanmoins, dans leur mémoire des faits et du droit, de modifier la définition du groupe ainsi :

[traduction] Toutes les personnes au Canada qui maintiennent ou qui ont maintenu plus de 50 colonies d’abeilles à un moment donné à des fins commerciales depuis le 31 décembre 2006.

[34]      La modification de la définition d’un groupe pendant une audience ou l’élaboration d’une définition du groupe s’effectue à la discrétion de la Cour (Buffalo, précitée, au paragraphe 15).

[35]      Il n’est pas clair en l’espèce que la phrase [traduction] « qui se sont vu refuser la possibilité d’importer des paquets d’abeilles domestiques vivantes » limite la définition du groupe. On peut interpréter cette phrase de deux façons. La Couronne fédérale soutient qu’elle ne décrit que les apiculteurs qui ont présenté une demande de permis ou qui ont fait part de leur intérêt à importer des « paquets » et qui se sont vu refuser ou qui croient s’être vu refuser ce droit par le ministre. À l’inverse, les apiculteurs soutiennent qu’elle décrit l’ensemble des apiculteurs commerciaux au Canada, qui, en vertu de l’interdiction, se sont vu refuser la possibilité d’importer et qu’il ne s’agit pas d’une description qui limite les personnes incluses dans le groupe.

[36]      En fonction des causes d’action révélée dans les actes de procédure, une interprétation généreuse et téléologique de la définition du groupe favorise la position des apiculteurs. Si le juge de première instance établit que la Couronne fédérale a agi avec négligence ou d’une façon qui constituait une mesure administrative abusive, il s’en suit donc que tous les apiculteurs commerciaux au Canada se seront vus refuser la possibilité d’importer des abeilles des États-Unis au cours de la période visée.

[37]      Étant donné que la définition originale du groupe et que sa définition modifiée proposée englobe les mêmes apiculteurs, soit les apiculteurs commerciaux qui ont possédé plus de 50 colonies depuis le 31 décembre 2006, je suis d’avis que la modification à la définition du groupe doit être accueillie.

2)         Les critères sont-ils objectifs et indépendants par rapport au fond de l’action?

[38]      La Couronne fédérale soutient que 1) l’établissement du nombre minimal de colonies à 50 correspond à une restriction arbitraire sans limites objectives et que 2) le terme « commercial » est subjectif.

[39]      Les apiculteurs soutiennent que l’on compte environ 1 400 apiculteurs commerciaux au Canada et que le groupe se définit en recourant à des critères objectifs et sans lien avec le fond de l’action. Il est évident que la date limite du 31 décembre 2006 et le nombre de colonies sont des critères objectifs. Les apiculteurs font valoir qu’il est facile de consulter les données relatives au nombre de colonies qu’un apiculteur posséderait pendant la période allant du 31 décembre 2006 à aujourd’hui dans les registres provinciaux. Ils soutiennent qu’il est aussi possible de distinguer objectivement la nature commerciale des activités d’un apiculteur, en recourant aux définitions juridiques communes d’une activité commerciale et d’une fin commerciale.

[40]      Dans son site Web, le Conseil du miel indique que les apiculteurs commerciaux de l’est du Canada et de la Colombie-Britannique possèdent des exploitations de petite à moyenne taille d’environ 50 à 50 000 colonies. M. Gibeau, l’un des représentants demandeurs proposés, a indiqué dans son témoignage qu’une personne doit posséder au moins 50 colonies pour augmenter considérablement son revenu et pour être admissible à la plupart des programmes de filet de sécurité agricole des gouvernements fédéral et provinciaux. M. Gibeau a expliqué que les apiculteurs, lorsqu’ils ont établi le nombre minimal, tentaient de veiller à exclure les amateurs du groupe, parce que leurs intérêts diffèrent de ceux des apiculteurs commerciaux. Par conséquent, les apiculteurs affirment que le minimum de 50 colonies est logique et qu’il n’est ni trop inclusif ni pas assez inclusif.

[41]      Je conclus que l’argument avancé par la Couronne fédérale selon lequel le nombre de colonies est un seuil arbitraire n’est pas convaincant. Comme le montrent les apiculteurs, le nombre 50 est lié aux observations du Conseil du miel sur la taille des exploitations apicoles commerciales dans les provinces de l’Est et en Colombie-Britannique et des programmes d’aide gouvernementale qui exigent qu’un apiculteur doive posséder au moins 50 colonies pour être admissible. Les apiculteurs reconnaissent que le fait d’exiger aux apiculteurs de posséder au moins 50 colonies peut empêcher certains apiculteurs commerciaux de prendre part à l’action. Toutefois, comme Madame la juge Martine St-Louis l’a dit récemment dans la décision Rae c. Canada (Revenu national), 2015 CF 707, au paragraphe 56, « [l]a définition trop large ou trop restreinte n’empêche pas une instance d’être autorisée comme recours collectif, pourvu qu’elle ne soit pas illogique ou arbitraire ». Je conclus qu’en l’espèce, l’établissement du seuil à 50 colonies pour le groupe est à la fois logique et non arbitraire.

[42]      De même, il n’est pas raisonnable pour la Couronne fédérale de prétendre que chaque apiculteur devrait déterminer de façon subjective s’il est un « apiculteur commercial » ou pas. Il existe des critères clairs et objectifs qui permettent de déterminer si un apiculteur possède une exploitation commerciale. Les apiculteurs présentent des exemples d’affaires où un tribunal a dû déterminer si une activité était de nature commerciale : Clevite Development Ltd. v. Minister of National Revenue, [1961] R.C. de l’É. 296; McIntosh c. Royal & Sun Alliance du Canada, 2007 CF 23; et Université de Sherbrooke c. La Reine, 2007 CCI 229 (Sherbrooke).

[43]      Dans la décision Sherbrooke en particulier, on renvoie à un ensemble de critères pertinents pour déterminer si une exploitation est commerciale : la Loi sur la taxe d’accise, L.R.C. (1985), ch. E-15 (LTA). Aux termes de la LTA, une « fourniture taxable » est définie comme étant une « [f]ourniture effectuée dans le cadre d’une activité commerciale ». L’« activité commerciale » d’une personne est définie ainsi au paragraphe 123(1) de la LTA :

activité commerciale Constituent des activités commerciales exercées par une personne :

a) l’exploitation d’une entreprise (à l’exception d’une entreprise exploitée sans attente raisonnable de profit par un particulier, une fiducie personnelle ou une société de personnes dont l’ensemble des associés sont des particuliers), sauf dans la mesure où l’entreprise comporte la réalisation par la personne de fournitures exonérées;

b) les projets à risque et les affaires de caractère commercial (à l’exception de quelque projet ou affaire qu’entreprend, sans attente raisonnable de profit, un particulier, une fiducie personnelle ou une société de personnes dont l’ensemble des associés sont des particuliers), sauf dans la mesure où le projet ou l’affaire comporte la réalisation par la personne de fournitures exonérées;

c) la réalisation de fournitures, sauf des fournitures exonérées, d’immeubles appartenant à la personne, y compris les actes qu’elle accomplit dans le cadre ou à l’occasion des fournitures. (commercial activity)

[44]      Selon l’alinéa b) de la définition du terme « activité commerciale », un projet à risque ou une affaire de caractère commercial constitue une activité commerciale. La Cour possède une vaste expérience de la détermination de la nature commerciale d’une activité ou de la poursuite d’une activité dans le cours ordinaire des affaires. La Cour fédérale, en particulier, est souvent appelée à déterminer si certaines activités sont des activités commerciales « ordinaire[s] et authentique[s] » et elle est prête à établir des critères objectifs en vue de déterminer si un apiculteur mène des activités commerciales (par exemple, voir la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13, article 10).

[45]      La définition du terme « activité commerciale » prévue dans la LTA [traduction] « reconnaît implicitement qu’une entreprise peut être exploitée sans attente raisonnable de profit, tout en indiquant que l’exploitation d’une entreprise sans attente raisonnable de profit ne constitue pas une “activité commerciale” » (Bowden c. Canada, 2011 CAF 218 [au paragraphe 8]). Dans son témoignage, M. Gibeau a indiqué qu’un apiculteur qui possède environ 50 colonies pourrait s’attendre à tirer un revenu annuel de 25 000 $ à 50 000 $ de la vente de miel et de services de pollinisation. Il est donc approprié de définir un apiculteur commercial comme un apiculteur qui a un espoir raisonnable de réaliser un profit de ses activités d’apiculture.

[46]      Le fait qu’une personne ait une attente raisonnable de profit constitue une détermination objective (Moldowan c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 480 (Moldowan), infirmé dans l’arrêt Canada c. Craig, 2012 CSC 43, [2012] 2 R.C.S. 489, sur un point de droit différent). La Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Moldowan, précité, a énuméré les facteurs suivants dans une liste exhaustive de facteurs à prendre en considération en vue de déterminer s’il y a attente raisonnable de profits : l’état des profits et des pertes pour les années antérieures, la formation du contribuable, la voie sur laquelle le contribuable entend s’engager et la capacité de l’entreprise, en termes de capital, de réaliser un profit après déduction de l’allocation à l’égard du coût en capital.

[47]      Comme il est indiqué ci-dessus, les apiculteurs ont délibérément désigné une définition de groupe qui excluait les apiculteurs amateurs. Par conséquent, le fait de limiter le groupe aux apiculteurs ayant une attente raisonnable de réaliser des profits dans le cadre de leurs activités apicoles est logique et n’est ni trop inclusif ni pas assez inclusif. Par conséquent, je conclus qu’il est approprié de définir le terme « apiculteur commercial » aux fins de l’action comme étant un apiculteur qui a réalisé des ventes commerciales dans le cours normal de ses affaires. La définition du groupe — toutes les personnes au Canada qui maintiennent ou qui ont maintenu plus de 50 colonies d’abeilles à un moment donné à des fins commerciales depuis le 31 décembre 2006 — est objective et indépendante par rapport au fond de l’action.

3)         Existe-t-il un lien rationnel entre les questions communes?

[48]      Les apiculteurs soutiennent que le groupe tel qu’il est défini a un lien rationnel avec les questions communes. Le délai est lié à l’allégation selon laquelle la Couronne fédérale a agi avec négligence ou a pris des mesures administratives abusives après l’expiration du RIAD de 2004. Les exigences relatives au caractère commercial sont liées à l’obligation de diligence de la Couronne fédérale à l’égard des apiculteurs commerciaux, consciente qu’on demandait aux apiculteurs de sacrifier leur bien-être économique à court terme au profit du bien de l’industrie à long terme. L’exigence relative au caractère commercial est aussi liée aux allégations de la Couronne fédérale selon lesquelles elle surveillerait et évaluerait continuellement l’incidence des importations sur l’industrie apicole canadienne et les dommages soufferts par les apiculteurs et les autres membres du groupe par le manque d’accès aux « paquets ».

[49]      En ce qui concerne les dommages, les apiculteurs reconnaissent que ce ne sont pas tous les membres du groupe qui obtiendront réparation. Ils indiquent que l’affaire est semblable à celle dans l’arrêt Markson v. MBNA Canada Bank, 2007 ONCA 334, 85 O.R. (3d) 321 (Markson), où la Cour d’appel de l’Ontario a autorisé un groupe formé de l’ensemble des détenteurs d’une carte de crédit particulière, même si ceux qui pouvaient ultimement obtenir réparation ne représentaient qu’une petite partie du groupe. Dans l’arrêt Markson, précité, tous les membres du groupe auraient pu être touchés par les politiques de la Banque MBNA Canada; toutefois, seuls quelques-uns avaient effectivement payé les taux d’intérêt criminels. Dans l’action, tous les membres du groupe auraient pu être touchés par l’interdiction de fait. Je souscris à l’opinion des apiculteurs selon laquelle il existe un lien rationnel entre les questions communs et le groupe.

4)         Existe-t-il un conflit dans le groupe?

[50]      Finalement, en raison de la nature des actes de procédure et de la réparation demandée par les apiculteurs, je ne suis pas convaincu qu’il existe un conflit évident dans le groupe, de sorte que certains membres n’ont aucune réclamation ou ne sont pas liés aux questions communes. De même, je ne souscris pas à l’opinion de la Couronne fédérale selon laquelle la réparation demandée serait préjudiciable à l’égard des membres du groupe.

[51]      La Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Hollick, au paragraphe 21, a affirmé que « [l]e représentant n’est pas tenu de montrer que tous les membres du groupe partagent le même intérêt dans le règlement de la question commune énoncée » [souligné dans l’original]. Si les apiculteurs obtiennent gain de cause, il se peut que le règlement des questions communes ne génère pas d’avantages pécuniaires considérables pour certains membres du groupe, parce que leurs pratiques commerciales n’ont jamais dépendu des importations en provenance des États-Unis. Toutefois, la prétention de la Couronne fédérale selon laquelle ils n’ont aucune réclamation ou le règlement des questions communes en faveur des apiculteurs aurait des conséquences négatives sur eux qualifie erronément la nature des actes de procédure.

[52]      Les apiculteurs soutiennent que la Couronne fédérale a négligemment refusé aux apiculteurs commerciaux la possibilité d’importer des « paquets » ou a pris des mesures administratives abusives. Ces deux causes d’actions, comme le décrit Monsieur le juge Stratas dans l’arrêt Paradis Honey CAF, portent en essence sur le fait que le gouvernement a agi de sorte qu’il ne s’est pas acquitté d’un devoir d’agir clair et évident. En ce qui concerne le nouveau tort potentiel des mesures administratives abusives, il explique (au paragraphe 145) :

[…] [La jurisprudence] a accordé une réparation pécuniaire à l’encontre d’autorités publiques qui, […] pour utiliser le langage du droit public, que leur défaut d’agir était inacceptable ou ne pouvait se justifier en droit administratif et que l’on était en présence de cas où il y avait des engagements précis, une confiance particulière ou où il était manifestement connu que des personnes étaient vulnérables, ce qui fait jouer ou souligne un devoir positif d’agir […] [ Les références ne sont pas reproduites.]

[53]      Dans l’application de son analyse juridique aux faits, Monsieur le juge Stratas poursuit (au paragraphe 148) :

[…] Tenant les allégations énoncées dans la déclaration pour avérées, des représentants du gouvernement du Canada ont pris l’initiative d’élaborer et d’appliquer une politique générale non autorisée et non scientifiquement étayée qui empêche les apiculteurs d’exercer leur droit reconnu par la loi de demander des permis d’importation au cas par cas conformément à l’article 160 du Règlement sur la santé des animaux, précité. Cette démarche prête flanc à un certain nombre de motifs justifiant de conclure au caractère inacceptable et indéfendable (voir le paragraphe 85 de mes motifs, ci-dessus).

[54]      Au paragraphe 85 de l’arrêt Paradis Honey CAF, on énumère quatre motifs possibles justifiant de conclure au caractère inacceptable et indéfendable :

•     Les lignes directrices équivalent à un règlement qui aurait dû être pris à titre de règlement […]

•     Les lignes directrices […] sont donc en conflit avec le droit écrit […]

•     Les lignes directrices sont déraisonnables […], car elles ne sont pas fondées sur des preuves scientifiques de risque de préjudice attribuable à l’importation […]

•     Une faction d’apiculteurs commerciaux […] [a] amené des bureaucrates à élaborer les lignes directrices; celles-ci ont donc été adoptées pour une fin inappropriée […]

[55]      Les apiculteurs allèguent que la Couronne fédérale a agi de manière négligente ou abusive en recourant à des lignes directrices qui n’étaient pas étayées par des évaluations et des règlements scientifiques, et pas que la Couronne fédérale a pris une décision particulière sur les importations.

[56]      La Couronne fédérale fait valoir que certains des apiculteurs commerciaux [traduction] « n’ont clairement aucun droit à réparation, en fonction des allégations présentées dans la déclaration modifiée (sic) […] et ne devraient pas faire partie du groupe ». Toutefois, la question visant à déterminer si la Couronne fédérale a agi de façon inappropriée ou n’a pas touché l’ensemble des apiculteurs commerciaux au Canada, puisque chacun d’entre eux a un intérêt à ce que le gouvernement édicte des politiques en toute légalité et en fonction de preuves scientifiques. Les apiculteurs ont aussi demandé à obtenir réparation sous la forme de dommages-intérêts en raison de la conduite de la Couronne fédérale, plutôt qu’une réparation liée aux circonstances propres à chacun des membres du groupe. Il faudra trancher les questions de la forme des dommages-intérêts (p. ex., regroupés, par sous-catégorie ou individuels) et de la façon de quantifier les pertes subies par chacun des membres; elles n’ont toutefois aucun effet déterminant sur l’intérêt commun prépondérant de tous les apiculteurs commerciaux d’avoir des règlements fédéraux légitimes sur l’importation de « paquets » d’abeilles au Canada.

[57]      Les apiculteurs ont avoué qu’une faction du Conseil du miel s’oppose à la réouverture de la frontière aux « paquets » en provenance des États-Unis. Je souscris à leur opinion selon laquelle cette dissension n’est pas fatale à leur autorisation en tant que groupe, parce que le règlement des questions communes n’aurait aucune incidence négative sur les apiculteurs membres de la faction. Un résultat positif pour les apiculteurs sur le bien-fondé de l’action n’aurait aucune incidence négative sur les membres du groupe, puisqu’il ne s’en suivrait pas que la frontière avec les États-Unis serait ouverte aux « paquets ». Je souscris aussi à l’opinion des apiculteurs selon laquelle il est ridicule de sous-entendre que le conflit entre la faction et les apiculteurs a lieu afin de maintenir une interdiction illégale de l’importation de « paquets ».

[58]      Les résultats de l’action ne seraient pas litigieux, parce que la réparation demandée ne porte préjudice à aucun membre du groupe. Une décision de la Couronne fédérale, à la suite d’un examen adéquat de l’état actuel de santé des abeilles domestiques au Canada et aux États-Unis, d’ouvrir la frontière aux importations ne serait pas suffisamment liée à l’action pour que les résultats de l’action aient causé préjudice à n’importe quel membre du groupe.

[59]      Si un tribunal devait conclure que la Couronne fédérale a agi avec négligence ou a pris des mesures administratives abusives, il ne serait pas interdit à la Couronne fédérale de réévaluer par la suite les risques liés aux importations de « paquets » et d’édicter des règlements visant à interdire les importations, si elle conclut, à la lumière de preuves scientifiques, que la frontière devrait demeurer fermée. Aucun apiculteur ne subit de conséquences négatives du fait qu’un autre apiculteur obtient réparation pour des préjudices subis, s’il s’avère en être le cas.

[60]      Finalement, les cinq affaires sur lesquelles la Couronne fédérale se fonde sont différentes. Les décisions Nixon et Paron, qui portent sur un conflit interdit dans le groupe, sont abordées de façon détaillée ci-dessous.

a)         Nixon v. Canada (Attorney General)

[61]      La décision Nixon porte sur une affaire d’autorisation de groupe en lien avec un incendie au pénitencier de Kingston, au cours duquel un certain nombre de détenus ont mis le feu à des articles dans leur cellule et lancé les objets enflammés dans une aire ouverte. La définition proposée pour le groupe était la suivante : [traduction] « tous les détenus de la “rangée A” du pénitencier de Kingston le 31 octobre 1999 » [au paragraphe 2]. Le juge saisi de la requête l’a refusée pour les deux motifs qui suivent : 1) il était impossible de définir le groupe, parce que la définition englobait des détenues qui ne feraient pas partie du groupe et 2) le représentant demandeur n’était pas approprié.

[62]      En concluant qu’il était impossible de définir le groupe, le juge saisi de la requête a affirmé que la définition du groupe comprenait certains membres qui n’en feraient pas partie. Même si tous les détenus avaient été touchés par les incendies, on a interdit aux personnes responsables de les avoir déclenchés d’avoir droit au recouvrement en raison de leur inconduite et on les a possiblement tenus responsables des dommages subis par les autres détenus. On ignorait l’identité de ces personnes. Il s’avérait donc impossible de déterminer le groupe proposé sans une conclusion préliminaire sur le bien-fondé.

[63]      En l’espèce, même si les apiculteurs reconnaissent que les lignes directrices servent les intérêts de certains membres potentiels du groupe, dont quelques-uns ont même exercé des pressions pour que la frontière demeure fermée, il n’y a aucune preuve et aucune allégation selon laquelle certains membres du groupe étaient en fait responsable de la négligence de la Couronne fédérale ou des mesures abusives qu’elle avait prises.

b)         Paron v. Alberta (Environmental Protection)

[64]      La décision Paron porte sur une affaire d’autorisation de recours collectifs impliquant environ 600 propriétaires de chalet sur les rives sur lac Wabamun. Le représentant demandeur avait allégué que l’usine de génération d’électricité de TransAlta Utilities Corporation située sur la rive du lac avait eu une incidence sur le niveau du lac, entre autres. Le représentant demandeur demandait des dommages-intérêts, une injonction à l’égard de TransAlta et une ordonnance exigeant à la province de l’Alberta d’augmenter le niveau du lac de 18 pouces. Le groupe proposé comprenait [traduction] « tous les résidents de l’Alberta qui ont allégué avoir été propriétaires de terres résidentielles adjacentes au lac Wabamun entre 1996 et 2005 et qui affirment que leur utilisation et leur jouissance des terres en ont souffert […] » [au paragraphe 6].

[65]      Le juge saisi de la requête a conclu que la définition du groupe était subjective, parce qu’elle comprenait uniquement les résidents qui alléguaient que leur jouissance et leur utilisation de leur terre en avaient souffert. Qui plus est, ce ne sont pas tous les membres du groupe qui profiteraient de l’augmentation du niveau d’eau du lac. En fait, certains des membres du groupe proposé auraient vu leur chalet et leur terre être inondés.

[66]      Dans la requête présentée en l’espèce, ni la définition originale du groupe ni la définition modifiée ne souffrent pas de subjectivité et un résultat positif ne ferait subir de pertes à aucun membre du groupe. Les apiculteurs n’ont pas éliminé l’action de sorte qu’un résultat positif instaurera un changement défini dans la position du Canada sur l’importation d’abeilles domestiques en provenance des États-Unis. En outre, il n’est pas logique d’alléguer que le fait de garantir que la Couronne fédérale exerce son pouvoir administratif de manière appropriée porte préjudice à l’un des membres du groupe.

5)         Conclusion

[67]      Je conclus donc que la définition modifiée proposée pour le groupe se fonde sur des critères objectifs, qui ne se réfèrent pas au fond et que des preuves suffisantes indiquent que les questions communes ont un lien rationnel avec la définition du groupe.

C.        Les réclamations des membres du groupe soulèvent-elles des points de droit ou de fait communs, que ceux-ci prédominent ou non sur ceux qui ne concernent qu’un membre?

[68]      Dans l’arrêt WCSC, la Cour suprême du Canada a établi le critère qui suit pour déterminer l’existence d’une question commune (au paragraphe 39) :

[…] La question sous-jacente est de savoir si le fait d’autoriser le recours collectif permettra d’éviter la répétition de l’appréciation des faits ou de l’analyse juridique. Une question ne sera donc « commune » que lorsque sa résolution est nécessaire pour le règlement des demandes de chaque membre du groupe. Il n’est pas essentiel que les membres du groupe soient dans une situation identique par rapport à la partie adverse. Il n’est pas nécessaire non plus que les questions communes prédominent sur les questions non communes ni que leur résolution règle les demandes de chaque membre du groupe. Les demandes des membres du groupe doivent toutefois partager un élément commun important afin de justifier le recours collectif. Pour décider si des questions communes motivent un recours collectif, le tribunal peut avoir à évaluer l’importance des questions communes par rapport aux questions individuelles.

[69]      Monsieur le juge Rothstein a repris ces commentaires dans l’arrêt Pro-Sys Consultants Ltd. c. Microsoft Corporation, 2013 CSC 57, [2013] 3 R.C.S. 477 (Pro-Sys), au paragraphe 108, où il a souligné qu’il fallait aborder la question du caractère commun en fonction de l’objet.

[70]      Les apiculteurs proposent neuf questions communes :

1.         L’un des défendeurs ou chacun d’eux ont-ils un devoir de diligence à l’égard du groupe proposé de ne pas agir avec négligence dans le maintien ou l’exécution de l’interdiction de fait?

2.         L’un des défendeurs ou chacun d’eux ont-ils enfreint la norme de soin requise?

3.         Des pertes ou des dommages-intérêts irrécupérables ont-ils été subis en conséquence?

4.         À quoi correspond le montant approprié des dommages-intérêts, y compris :

a.         si le total des dommages-intérêts est offert ou pas et, le cas échéant, quels en sont le fondement et le montant;

b.         quels sont les critères appropriés pour répartir le total des dommages-intérêt entre les membres du groupe proposé;

c.         autrement, si des dommages-intérêts individuels doivent être adjugés, quel est le cadre ou quelle est la formule qui permet de les calculer?

5.         La cause d’action survient-elle autrement que « dans une province », conformément au paragraphe 39(2) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, de sorte que le délai de prescription applicable correspond à six ans à partir du moment où la cause d’action est survenue?

6.         Les articles 3, 8 ou 10 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif accordent-ils à l’un des défendeurs ou à chacun d’eux une immunité réglementaire ou limitent-ils autrement la responsabilité civile des défendeurs?

7.         Les gestes posés par les défendeurs ou leurs omissions, tel qu’il l’est allégué dans l’action, relèvent-il de la souveraineté et de la prérogative de la Couronne, de sorte que les défendeurs n’ont aucune responsabilité civile?

8.         Les gestes posés par les défendeurs ou leurs omissions constituent-ils des mesures administratives abusives, pour lesquelles ils devraient être responsables des dommages-intérêts exigés?

9.         Si les gestes posés par les défendeurs ou leurs omissions constituent des mesures administratives abusives, pour lesquelles ils devraient être responsables des dommages-intérêts exigés, à quoi correspond le montant approprié des dommages-intérêts, y compris :

a.         si le total des dommages-intérêts est offert ou pas et, le cas échéant, quels en sont le fondement et le montant;

b.         quels sont les critères appropriés pour répartir le total des dommages-intérêt entre les membres du groupe proposé;

c.         autrement, si des dommages-intérêts individuels doivent être adjugés, quel est le cadre ou quelle est la formule qui permet de les calculer?

[71]      La Couronne fédérale fait valoir qu’il n’y a aucune question commune de droit ou de fait en raison du conflit entre les membres du groupe. Elle prétend que les membres du groupe proposé ne profiteront pas tous de la poursuite réussie de l’action, ce qui rend la situation inappropriée pour une autorisation de groupe.

[72]      La Couronne fédérale fait valoir que le conflit entre la faction et les apiculteurs montre que les questions visant à déterminer si la décision du ministre de refuser les importations ne respectait pas une norme de soin ou qu’elle était indéfendable ne sont pas des questions communes dans le groupe proposé. Elle indique qu’aucune preuve ne montre que tous les apiculteurs commerciaux qui feraient partie du groupe allèguent que le ministre a instauré une interdiction de fait. Qui plus est, la Couronne fédérale fait valoir que l’obligation du ministre à l’égard des apiculteurs d’agir de manière à empêcher qu’ils subissent des pertes économiques ne peut pas être une question commune. En effet, selon le corollaire logique, le ministre a une obligation semblable à l’égard de la faction afin de la protéger des pertes économiques liées au risque inacceptable que posent les parasites et les maladies.

[73]      La Couronne fédérale s’oppose aussi à la qualification de la causalité comme une question commune. Elle affirme que l’évaluation de la cause de la perte de possibilité d’importer pour chaque apiculteur commercial en particulier est trop complexe pour être tranchée dans un groupe; il faudrait plutôt tenir des instances individuelles. Ces instances seraient nécessaires pour évaluer les circonstances individuelles de chacun des membres du groupe et déterminer si chacun a saisi la possibilité d’importer et de quelle manière il l’a saisie. Il faudrait aussi évaluer individuellement la manière dont chacun des membres du groupe a géré les risques liés à l’hivernage, aux parasites, aux maladies, afin de déterminer si l’interdiction d’importation a effectivement causé des dommages à l’entreprise.

[74]      Finalement, la Couronne fédérale fait valoir qu’il n’a aucun droit à réparation, parce que tous les membres du groupe n’ont pas subi la blessure. Elle prétend que la formulation des questions liées au caractère commun par les apiculteurs est d’une imprécision inacceptable pour créer le groupe (Rumley c. Colombie-Britannique, 2001 CSC 69, [2001] 3 R.C.S. 184, au paragraphe 29), et que les apiculteurs ont ignoré le fait que des membres du groupe croient qu’aucune possibilité n’a été perdue et qu’ils ne profiteraient pas de la poursuite réussie de l’action. À l’audience, la Couronne fédérale a suggéré qu’une autre procédure appropriée serait de permettre l’instruction d’un cas type, suivie de cas individuels si les apiculteurs obtenaient gain de cause dans cette cause type.

1)         Existe-t-il des questions communes?

[75]      Je conclus à l’existence de questions communes; ainsi, en permettant d’intenter l’action en tant que recours collectif, on évitera le dédoublement de la recherche de faits et de l’analyse juridique, ainsi que la multiplicité d’actions individuelles fondées sur les mêmes questions.

[76]      Selon l’alinéa 334.16(1)c) des Règles, la Cour doit déterminer si les réclamations des membres du groupe soulèvent des points de droit ou de fait communs, que ceux-ci prédominent ou non sur ceux qui ne concernent qu’un membre.

[77]      Dans l’arrêt Vivendi Canada Inc. c. Dell’Aniello, 2014 CSC 1, [2014] 1 R.C.S. 3, au paragraphe 46, la Cour suprême du Canada a affirmé ce qui suit :

Les arrêts [WCSC] et Rumley établissent donc le principe selon lequel une question sera considérée comme commune si elle permet de faire progresser le règlement de la réclamation de chacun des membres du groupe. En conséquence, la question commune peut exiger des réponses nuancées et diverses selon la situation de chaque membre. Le critère de la communauté de questions n’exige pas une réponse identique pour tous les membres du groupe, ni même que la réponse bénéficie dans la même mesure à chacun d’entre eux. Il suffit que la réponse à la question ne crée pas de conflits d’intérêts entre les membres du groupe.

[78]      En l’espèce, les deux causes d’action invoquées par les apiculteurs (les questions 1 à 3 et 8) et les deux défenses affirmées par la Couronne fédérale (questions 6 et 7) sont des questions communes qui prédominent sur toute question qui viserait des apiculteurs commerciaux individuels. Les mesures négligentes ou réglementaires inadéquates prises par la Couronne fédérale auront touché l’industrie dans son ensemble et elles constitueront donc des questions communes.

[79]      M. Paradis a présenté en tant que preuve que les interactions entre la Couronne fédérale et les apiculteurs commerciaux visaient l’ensemble de l’industrie, avant et après 2006, et que la politique nationale de refuser les demandes a été diffusée et communiquée à grande échelle. Dans sa formulation des allégations présentées par les apiculteurs au sujet de la ligne directrice indique, Monsieur le juge Stratas indique clairement que les décisions rendues sur les questions portant sur le comportement de la Couronne fédérale ne dépendraient pas des gestes ou des opinions de membres individuels du groupe et feraient progresser le règlement de l’allégation de chaque personne (Paradis Honey CAF, au paragraphe 85) :

•     Les lignes directrices équivalent à un règlement qui aurait dû être pris à titre de règlement […]

•     Les lignes directrices imposent une interdiction absolue d’importer et sont donc en conflit avec le droit écrit, soit l’article 160 du Règlement sur la santé des animaux […]

•     Les lignes directrices sont déraisonnables au sens de la jurisprudence Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, car elles ne sont pas fondées sur des preuves scientifiques de risque de préjudice attribuable à l’importation. La dernière évaluation du risque est désuète depuis plusieurs années.

•     Une faction d’apiculteurs commerciaux, qui agissent pour leur propre profit financier, ont amené des bureaucrates à élaborer les lignes directrices; celles-ci ont donc été adoptées pour une fin inappropriée […] [Les références ne sont pas reproduites.]

[80]      Cette formulation des questions sous-entend que l’acte négligent ne constitue pas un acte ou une omission à l’égard d’un apiculteur commercial particulier, mais plutôt à l’égard de l’industrie, attribuable au défaut de respecter les règlements applicables à l’importation en place après l’expiration du RIAD de 2004. De même, la cause d’action pour le nouveau tort potentiel des mesures administratives abusives se concentre sur la conduite de la Couronne fédérale (au paragraphe 144) :

En outre, il faut prendre en compte la qualité de la conduite de l’autorité publique parce que les ordonnances de sanction pécuniaire sont des ordonnances obligatoires enjoignant aux autorités publiques de dédommager les demandeurs. Et en droit public, il n’est possible de rendre des ordonnances impératives contre des autorités publiques que pour s’acquitter d’un devoir clair, corriger un vice administratif important, ou défendre des valeurs de droit public […] [Les références ne sont pas reproduites.]

[81]      En appliquant ce cadre à l’action, Monsieur le juge Stratas a conclu ce qui suit (au paragraphe 148) :

[…] Tel qu’il a été allégué, la conduite du gouvernement du Canada [c.-à-d. de créer et de maintenir une politique non autorisée et pas étayée par des preuves scientifiques qui empêche les apiculteurs d’exercer leur droit légitime de demander des permis d’importation au cas par cas] s’apparente à une mauvaise administration, ce qui peut faire jouer l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire en faveur de l’octroi d’une réparation pécuniaire. L’élément additionnel de la mauvaise foi, allégué en l’espèce […] renforce cette conclusion. Conformément aux allégations, il ressort des interactions entre le gouvernement du Canada et les apiculteurs qu’une sanction pécuniaire pourrait être nécessaire pour que le Canada s’acquitte d’une obligation d’agir claire et précise.

[82]      Qui plus est, comme il est indiqué ci-dessus, je ne suis pas d’accord avec l’existence d’un conflit dans le groupe de sorte que le règlement des questions 1 à 3 et 6 à 8 aura des conséquences négatives pour certains membres du groupe. Étant donné que la cause d’action fondée sur la négligence se fonde sur des allégations selon lesquelles le ministre refusait et refuse « de manière inappropriée d’examiner des demandes présentées en vertu de l’article 160 » (Paradis Honey CAF, au paragraphe 99), il est impossible que la faction soit, au regard du droit ou des faits, en conflit avec l’allégation selon laquelle le ministre a instauré illégitimement ou inadéquatement une « interdiction de fait ».

[83]      Tous les membres du groupe proposé ont intérêt à ce que la Couronne fédérale s’acquitte en toute légalité de ses fonctions administratives. En ce qui concerne l’appréciation des dommages en première instance, Monsieur le juge Stratas a indiqué que : « le juge se penche sur ce qui se serait produit si le ministre avait agi de manière appropriée, c’est-à-dire qu’il recherchera ce qui serait survenu n’eût été l’existence des lignes directrices générales » et a postulé qu’il fût possible que des permis n’aient pas été accessibles en raison de l’existence d’un risque de maladie et de préjudice découlant de l’importation de « paquets » (Paradis Honey CAF, au paragraphe 101).

[84]      Les opinions politiques des membres de la faction peuvent être différentes de celles des apiculteurs quant à savoir si la frontière devrait demeurer fermée aux « paquets »; les questions visant à déterminer si la Couronne fédérale a été négligente ou qu’elle a pris des mesures administratives abusives n’en deviennent pas individuelles pour autant. Le fait qu’ils soient en accord avec les gestes posés par le ministre n’a que très peu d’influence au moment de déterminer si le ministre agissait de manière inadéquate ou pas. Il n’y a aucune preuve selon laquelle le ministre a agi de manière inappropriée à l’égard de certains apiculteurs commerciaux seulement. Le ministre a posé les mêmes gestes, au regard des faits et du droit, à l’égard de tous les membres du groupe.

[85]      Dans l’arrêt Markson, la Cour d’appel de l’Ontario était saisie d’une situation semblable, où certains clients de la Banque MBNA Canada avaient supposément profité des pratiques de prêt possiblement illégales du défendeur et a conclu que le groupe devrait être autorisé, parce que la cause d’action était axée sur la conduite du défendeur (au paragraphe 75) :

[traduction] […] Certains clients du défendeur préféreraient peut-être continuer d’avoir le droit d’enfreindre le droit pénal (s’ils le font) afin d’offrir à ces clients certains avantages supplémentaires. En ce sens, il pourrait être considéré comme injuste pour certains clients de permettre à la demanderesse de poursuivre un recours collectif. Dans une société organisée, toutefois, je ne crois pas qu’il s’agisse du genre de préoccupation relative à l’équité qui devrait empêcher un tribunal d’intervenir. On devrait plutôt se concentrer à déterminer si le défendeur agit dans le respect de la loi.

[86]      Bien qu’il soit possible que certains membres du groupe aient profité de ces actes répréhensibles allégués, et qu’ils ne puissent obtenir réparation, il demeure que le fait de trancher les questions 1 à 3 et 6 à 8 fera progresser le règlement de la réclamation de chacun des membres du groupe. Les apiculteurs reconnaissent que le quantum des dommages-intérêts, s’il y a lieu, offerts à chaque apiculteur peut varier en fonction de la façon dont chacun des membres du groupe a géré la possibilité d’importation perdue. Toutefois, contrairement aux arguments exposés par la Couronne fédérale, la question de la causalité et celle du quantum sont des questions distinctes. De même, le fait que certains membres du groupe soient portés à croire que la décision prise ultimement par la Couronne fédérale d’ouvrir la frontière aux importations de « paquets » irait à l’encontre de leurs intérêts, ne crée pas un conflit dans le groupe qui fait en sorte que les questions 1 à 3 et 6 à 8 ne sont pas des questions communes.

[87]      Qui plus est, parmi les neuf questions communes proposées, les questions 1 à 3 et 6 à 8 sont celles qui exigeront probablement le plus de temps et de ressources et qui prédominent donc sur toute question individuelle pouvant survenir. La possibilité que les questions liées aux dommages-intérêts soient individuelles ne constitue pas un fondement approprié au refus d’autoriser un groupe. Alinéas 334.18a) et 334.18e) des Règles.

[88]      Je conclus que les allégations du groupe soulèvent des questions communes qui prédominent sur les questions touchant des membres individuels, de sorte que le critère établi au paragraphe 334.16(1) des Règles est satisfait.

2)         Les questions 1 à 9 sont-elles des questions communes?

[89]      En ce qui concerne les neuf questions communes proposées — en notant que l’article 334.19 des Règles prévoit qu’un juge peut, sur requête, modifier l’ordonnance d’autorisation ou, si les conditions d’autorisation ne sont plus respectées, retirer l’autorisation — je conclus qu’il est approprié, à l’heure actuelle, de certifier que les neuf questions sont communes.

[90]      Comme il est indiqué ci-dessus, les questions visant à déterminer si la Couronne fédérale devait s’acquitter d’un devoir de soin et satisfaire à une norme de soin pour chacun des apiculteurs commerciaux (questions 1 et 2 respectivement) et si les mesures prises par la Couronne fédérale ont donné lieu à une perte récupérable (question 3) sont des questions communes.

[91]      La question visant à déterminer si la cause d’action survient autrement que « dans une province » (question 5) est une question commune. Elle doit être concluante à l’appui de la question visant à déterminer si le groupe pourra procéder dans son ensemble ou s’il faudra créer des sous-groupes en fonction de l’emplacement de chacun des membres du groupe.

[92]      Les questions visant à déterminer si la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif accorde l’immunité réglementaire à l’un des défendeurs et à chacun d’eux et si les gestes ou les omissions des défendeurs relèvent de la souveraineté et de la prérogative de la Couronne (questions 6 et 7 respectivement) sont des questions communes. Si la Couronne fédérale obtient gain de cause pour ces deux défenses, l’action sera rejetée pour l’ensemble du groupe.

[93]      Monsieur le juge Stratas, de la Cour d’appel fédérale, a déterminé que les mesures administratives abusives supposément prises par le gouvernement du Canada (question 8) créaient et exécutaient la politique non autorisée qu’il a mise en œuvre en 2006. Étant donné que la politique visait tous les apiculteurs commerciaux, il s’agit d’une question commune.

[94]      Il est trop tôt pour savoir si le groupe poursuivra dans son ensemble ou s’il sera divisé en sous-groupes. Il est donc approprié de traiter les questions des dommages-intérêts issues de l’allégation de négligence et l’allégation de mesures administratives abusives (questions 4 et 9 respectivement) en tant que questions communes aux fins d’autorisation. En particulier, les questions visant à déterminer si le total des dommages-intérêts est offert au groupe et la façon dont ces dommages-intérêts devraient être répartis sont des questions communes. Si l’on conclut qu’il est approprié d’accorder des dommages-intérêts individuels, il faudra peut-être établir un cadre pour calculer ces dommages-intérêts selon les sous-groupes et la Cour pourra apporter les changements requis à l’autorisation à ce moment.

D.        Le recours collectif est-il le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les points de droit ou de fait communs ?

[95]      Le paragraphe 334.16(2) des Règles prévoit que pour décider si le recours collectif est le meilleur moyen de régler les points de droit ou de fait communs de façon juste et efficace, tous les facteurs pertinents sont pris en compte, notamment les suivants :

a)         la prédominance des points de droit ou de fait communs sur ceux qui ne concernent que certains membres;

b)         la proportion de membres du groupe qui ont un intérêt légitime à poursuivre des instances séparées;

c)         le fait que le recours collectif porte ou non sur des réclamations qui ont fait ou qui font l’objet d’autres instances;

d)         l’aspect pratique ou l’efficacité moindres des autres moyens de régler les réclamations;

e)         les difficultés accrues engendrées par la gestion du recours collectif par rapport à celles associées à la gestion d’autres mesures de redressement.

[96]      La Cour suprême du Canada, dans l’arrêt AIC Limitée c. Fischer, 2013 CSC 69, [2013] 3 R.C.S. 949 (AIC), aux paragraphes 19 à 23, établit un certain nombre de principes à utiliser pour déterminer si le recours collectif est meilleur moyen :

1)         Le point de départ est la disposition législative applicable. Le critère du meilleur moyen est assez large pour englober tous les moyens raisonnables offerts pour régler les demandes des membres du groupe, notamment les voies de droit autres que les poursuites judiciaires.

2)         La cour doit considérer les questions communes dans le contexte général de l’action et, dans la comparaison du recours collectif avec d’autres voies de droit possibles, il importe de recourir à une analyse pratique tenant compte des coûts et des avantages et de prendre en considération l’incidence d’un recours collectif sur les membres du groupe, les défendeurs et le tribunal.

3)         L’analyse relative au meilleur moyen s’effectue à la lumière des trois principaux objectifs du recours collectif. Les trois principes objectifs du recours collectif sont les suivants : 1) l’économie des ressources, 2) la modification des comportements et 3) l’accès à la justice. Il s’agit d’un exercice comparatif et la question à laquelle il faut ultimement répondre est celle de savoir s’il existe des moyens préférables de régler les demandes, non pas si le recours collectif projeté réalisera pleinement ces objectifs.

[97]      Le fardeau de la preuve incombe à la partie qui demande l’autorisation et la norme est celle du « certain fondement factuel », qui signifie, selon l’interprétation qu’en fait la Cour suprême du Canada, que « [s]uffisamment de faits doivent permettre de convaincre le juge saisi des demandes que les conditions de certification sont réunies de telle sorte que l’instance puisse suivre son cours sous forme de recours collectif sans s’écrouler à l’étape de l’examen au fond » (Pro-Sys, au paragraphe 104). Le représentant demandeur doit donc prouver 1) que le recours collectif constituerait un moyen juste, efficace et pratique de faire progresser l’instance et 2) qu’il serait préférable à tous les moyens raisonnables offerts pour régler les demandes des membres du groupe (AIC, au paragraphe 48).

[98]      Qui plus est, « l’approche canadienne à l’étape de la certification ne permet pas d’apprécier toutes les difficultés et tous les défis que le demandeur devra surmonter pour prouver ses allégations au procès », parce qu’une fois le recours certifié, le tribunal a le « pouvoir […] de révoquer la certification du recours collectif à tout moment où il est établi que les conditions de certification ne sont plus réunies » (Pro-Sys, au paragraphe 105).

[99]      La Couronne fédérale affirme que l’identification du groupe est [traduction] « envahie d’auto-évaluation », ce qui annulerait toute économie des ressources. La Couronne fédérale soutient aussi que l’action dépend des gestes posés par le ministre, qui ont fait subir à chacun des membres du groupe la perte d’une occasion. Ce sont donc les questions individuelles qui prédominent, ce qui fait en sorte que les demandes individuelles de réparation constituent la procédure appropriée. Elle suggère que, dans la mesure où les apiculteurs demandent à préciser la légitimité du processus décisionnel du ministre, il serait plus approprié d’instruire un cas type.

[100]   Je suis d’avis que les questions communes soulevées dans cette action prédominent complètement, ce qui en fait un cas évident où un recours collectif permettra d’économiser des ressources. La preuve produite par M. Paradis démontre que la Couronne fédérale a interagi avec les apiculteurs commerciaux à l’échelle de l’industrie, avant et après le 31 décembre 2006. C’est donc à l’industrie dans son ensemble que la Couronne fédérale a fait valoir son argumentation, en indiquant qu’une surveillance et qu’une enquête étaient en cours en vue de déterminer s’il était approprié d’ouvrir la frontière aux « paquets » en provenance des États-Unis. La Couronne fédérale ne conteste pas que ses gestes visaient l’ensemble du pays et de l’industrie.

[101]   La Couronne fédérale suggère que la possibilité perdue de chacun des membres est unique, de sorte que le règlement des allégations des apiculteurs ne fera pas progresser considérablement la demande de chacun des membres du groupe; je ne souscris pas à cette opinion. Les points communs prédominent sur ceux qui ne concernent qu’un membre.

[102]   On compte environ 1 400 apiculteurs commerciaux au Canada qui correspondent à la définition du groupe. Les apiculteurs soutiennent qu’un nombre important de ces apiculteurs seront probablement motivés et intéressés par le litige. En 2013, la Manitoba Association of Beekeepers a indiqué que 384 apiculteurs commerciaux se prononçaient en faveur de l’ouverture de la frontière aux « paquets » en provenance des États-Unis. M. Gibeau estime que l’Ontario compte de 200 à 300 membres potentiels du groupe, même s’il n’a présenté aucune évaluation de leur niveau d’intérêt.

[103]   Aucune preuve n’a été présentée selon laquelle des membres du groupe ont un intérêt légitime à poursuivre des instances séparées. En 2013, la Alberta Beekeepers’ Commission a présenté une lettre à l’ACIA dans laquelle elle faisait part de sa grande insatisfaction à l’égard de la méthode utilisée pour mener une évaluation des risques en 2013 et des conclusions de cette évaluation (l’évaluation des risques de 2013); cette lettre n’a toutefois amorcé aucun litige. Ce fait appuie l’opinion selon laquelle bon nombre de ses membres ont un intérêt à l’égard des questions sous-jacentes à l’action, mais qu’ils ne souhaitent pas présenter leurs demandes de façon individuelle. Hormis les décisions Paradis Honey CF et Paradis Honey CAF, aucune autre procédure liée aux demandes présentées dans l’action n’a été portée à l’attention de la Cour.

[104]   Les apiculteurs font aussi valoir qu’il n’existe aucun autre mécanisme pour régler leur réclamation de dommages-intérêts compensatoires, et que le seul mécanisme de compensation réglementaire pour la destruction des abeilles domestiques ne s’applique pas. En l’absence de recours collectif, les membres du groupe n’ont d’autre choix que de demander un contrôle judiciaire individuel, une action individuelle, une action collective ou un cas type. Ils affirment qu’il est évident qu’un recours collectif, plus que toutes les autres voies de droits, constitue le moyen souhaité de trancher les questions.

[105]   Comme il est indiqué ci-dessus, les trois principaux objectifs du recours collectif sont les suivants : 1) l’économie des ressources, 2) la modification des comportements et 3) l’accès à la justice.

[106]   Le contrôle judiciaire ne permettrait pas aux apiculteurs d’obtenir la réparation qu’ils cherchent et, vu les recours limités à leur disposition, il ne donnerait probablement pas lieu à une modification des comportements. Pour la plupart des apiculteurs commerciaux, il n’existe aucune décision administrative évidente à l’encontre de laquelle présenter une demande de contrôle judiciaire. Il est aussi possible que seuls les apiculteurs qui avaient présenté une demande de permis d’importation qui a été refusée puissent demander un contrôle judiciaire. Qui plus est, étant donné que l’inconduite alléguée de la Couronne fédérale remonte à dix ans, la limite de 30 jours pour présenter une demande de contrôle judiciaire empêcherait les apiculteurs de présenter une demande à ce titre en raison de gestes ou d’omissions survenus au cours de ces années précédentes. Par conséquent, un contrôle judiciaire ne ferait progresser aucun des objectifs des recours collectifs.

[107]   La Couronne fédérale suggère qu’une cause type constituerait la façon la plus efficace de préciser la légalité des mesures prises par le ministre. On ne tient toutefois pas du compte du fait que, si le plaignant dans la cause type obtient gain de cause, chacun des apiculteurs devrait intenter une action individuelle. En plus de mener à une multitude d’actions et d’abuser du temps et des ressources de la Cour, cette solution pourrait donner lieu à des recherches de faits incohérentes.

[108]   Il est constant que les mesures prises par la Couronne fédérale se sont fait sentir sur les apiculteurs commerciaux à l’échelle du pays. Les apiculteurs ont produit des éléments de preuve qui satisfont à la norme du « certain fondement factuel » selon lesquels le groupe serait relativement gros. Chacun des membres du groupe devra, s’il veut obtenir gain de cause, démontrer que la Couronne fédérale a agi avec négligence ou d’une façon qui constituait une mesure administrative abusive et que les défenses prévues aux articles 3, 8 ou 10 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif ainsi que la défense de la souveraineté et de la prérogative de la Couronne ne s’appliquent pas. Vu la nature des causes d’action et des défenses, ces analyses dépendront d’une analyse semblable des faits et du droit, peu importe l’identité du membre du groupe. Par conséquent, l’objectif de l’économie des ressources est mieux servi en procédant en tant que recours collectif qu’en procédant par cause type suivie d’actions individuelles.

[109]   En invoquant la souveraineté et la prérogative de la Couronne, la Couronne fédérale fait valoir que les décisions relatives aux importations de « paquets » d’abeilles domestiques sont strictement des décisions de politique. Vu cet argument, les apiculteurs ne devraient qu’avoir accès à des moyens de redressement uniquement politiques, comme le lobbyisme et le vote. Il s’agit d’une procédure inacceptable, vu la preuve, pour instaurer des modifications des comportements. Les apiculteurs indiquent que les apiculteurs commerciaux sont moins nombreux que les apiculteurs amateurs, qui ne partagent habituellement pas les mêmes préoccupations d’ordre économique en ce qui concerne le remplacement de colonies.

[110]   Même si la pollinisation est cruciale aux intérêts agricoles du Canada, l’apiculture commerciale semble être une industrie qui n’a obtenu que très peu de succès dans ses interactions avec la Couronne fédérale. Il ressort par exemple de la preuve que l’ACIA a refusé à maintes reprises de mener une évaluation du risque, en l’absence d’une demande du Conseil du miel, même si elle savait que le Conseil du miel était majoritairement formé d’apiculteurs qui s’opposaient à l’ouverture de la frontière. En outre, malgré la preuve selon laquelle l’état de la surveillance des abeilles domestiques aux États-Unis a changé considérablement en 2009, ce n’est qu’en 2013 que le ministre a mené une évaluation du risque, après que l’action ait été amorcée. Qui plus est, l’évaluation du risque de 2013 se fonde supposément sur des hypothèses douteuses et des renseignements désuets, sans compter que sa valeur scientifique est douteuse.

[111]   La Cour divisionnaire de l’Ontario, qui siège en tant que cour d’appel, a indiqué, dans l’arrêt Serhan (Trustee of) v. Johnson & Johnson (2006), 85 O.R. (3d) 665, au paragraphe 157 :

[traduction] […] Le régime de recours collectif dans la province est conçu de manière précise, en ce sens où il vise à offrir un mécanisme en vue de corriger le comportement des délinquants, qui, n’étant pas de ses procédures spécialisées, seraient à l’abri des conséquences juridiques de leur comportement.

[112]   En outre, la Cour d’appel de l’Ontario, dans l’arrêt Markson, au paragraphe 71, a affirmé :

[traduction] […] Un recours collectif atteindrait donc l’objectif de la modification des comportements. Même s’il est possible qu’une action individuelle ayant donné lieu à une injonction ou à une déclaration atteigne le même résultat, un recours collectif, contrairement à une action individuelle, a l’avantage d’exiger du défendeur d’être responsable des préjudices économiques dont il est la cause.

[113]   Je conclus qu’un recours collectif constitue la meilleure façon d’atteindre l’objectif de la modification des comportements.

[114]   La Cour suprême du Canada, dans l’arrêt AIC, au paragraphe 24, a affirmé que l’accès à la justice dans le contexte des recours collectifs comporte deux dimensions interreliées : 1) l’une intéresse la procédure — les demandeurs disposent-ils d’une voie équitable de règlement de leurs réclamations — et 2) l’autre intéresse le droit substantiel — les demandeurs obtiendront-ils une réparation juste et adéquate si le bien-fondé des réclamations est établi. La Cour suprême du Canada a ensuite formulé une série de questions afin d’aider à déterminer la présence de ces deux éléments dans un recours collectif (AIC, aux paragraphes 27 à 38) :

1)         Quels sont les obstacles à la justice?

2)         Dans quelle mesure le recours collectif permet-il d’éliminer ces obstacles?

3)         Quels autres moyens y a-t-il?

4)         Dans quelle mesure les autres moyens permettent-ils d’aplanir les obstacles?

5)         Bilan de la comparaison.

[115]   Les coûts liés à l’instruction de l’action sont l’un des principaux obstacles à l’accès à la justice mis en évidence par les apiculteurs. Les apiculteurs ont amorcé la procédure d’autorisation du présent groupe en 2012. Ils ont déjà consacré une quantité considérable de temps et de ressources en vue de faire progresser l’action et il est probable que le litige ne devienne que plus coûteux. Ils affirment qu’il s’agit sans doute d’une action qui exigera un grand nombre de témoignages d’experts et de ressources juridiques. Les enjeux sont complexes et transfrontaliers, et la procédure liée à la nouvelle cause d’action peut durer des années, si des appels sont interjetés. Qui plus est, le recours collectif est plus souhaitable dans les cas où le fardeau financier lié à une cause consommerait la totalité, voire la quasi-totalité des produits du jugement d’un seul demandeur (Nantais v. Telectronics Proprietary (Canada Ltd.) (1995), 25 O.R. (3d) 331 (Div. gén.)), ce qui pourrait bien être le cas en l’espèce.

[116]   Qui plus est, en ce qui concerne l’accès à la justice, toute procédure qui expose le demandeur à un risque de devoir acquitter une adjudication des dépenses est moins souhaitable qu’un recours collectif, qui prévoit une immunité aux dépens en l’absence de circonstances exceptionnelles (paragraphe 334.39(1) des Règles).

[117]   Je conclus qu’il n’est pas certain que chacun des membres du groupe pourrait effectivement intenter une action individuelle, si l’action ne procédait pas en tant que recours collectif. Je conclus donc que l’autorisation du recours collectif constitue la meilleure façon d’atteindre l’objectif d’accès à la justice.

[118]   Enfin, les apiculteurs soutiennent que le fait que certains membres du groupe pourraient préférer profiter de la conduite contestée de la Couronne fédérale ne devrait pas être un facteur dans l’évaluation de la procédure souhaitable. Dans l’arrêt Markson, aux paragraphes 29, 66 et 67, la Cour d’appel de l’Ontario a rejeté la conclusion du juge saisi de la requête selon laquelle le désaccord de certains membres par rapport à la poursuite (parce qu’ils préféraient les avantages liés à l’option d’emprunt qui comporterait le risque de taux d’intérêt criminel) constituait un conflit dans le groupe, ce qui étayait la conclusion selon laquelle un recours collectif ne constituait pas la procédure préférable. Je souscris à l’opinion des apiculteurs selon laquelle il s’agit d’une situation semblable et, comme je l’ai indiqué ci-dessus, il va à l’encontre de la politique publique de refuser l’autorisation parce que certains membres du groupe souhaitent conserver les avantages liés à la conduite illégale.

[119]   Je suis convaincu que les autres voies de règlement des réclamations de l’action sont moins pratiques ou efficaces et je suis d’accord avec les apiculteurs lorsqu’ils indiquent qu’un recours collectif constitue le meilleur moyen de régler les questions communes de façon juste et efficace.

E.        Existe-t-il un représentant demandeur approprié?

[120]   Dans l’arrêt WCSC, au paragraphe 41, la Cour suprême du Canada a affirmé ce qui suit :

[…] Quand le tribunal évalue si le représentant proposé est adéquat, il peut tenir compte de sa motivation, de la compétence de son avocat et de sa capacité d’assumer les frais qu’il peut avoir à engager personnellement (par opposition à son avocat ou aux membres du groupe en général). Il n’est pas nécessaire que le représentant proposé soit un modèle type du groupe, ni qu’il soit le meilleur représentant possible. Le tribunal devrait toutefois être convaincu que le représentant proposé défendra avec vigueur et compétence les intérêts du groupe […]

[121]   Le sous-alinéa 334.16(1)e)(iii) des Règles indique que le représentant demandeur ne peut pas avoir de conflit d’intérêts avec d’autres membres du groupe en ce qui concerne les points de droit ou de fait communs. En outre, en vertu du sous-alinéa 334.16(1)e)(ii) le représentant demandeur doit avoir élaboré un plan qui propose une méthode efficace pour poursuivre l’instance, tandis que le sous-alinéa 334.16(1)e)(iv) exige au représentant demandeur de communiquer un sommaire des conventions relatives aux honoraires et débours.

[122]   La Couronne fédérale soutient que les représentants demandeurs proposés ont fait preuve d’indifférence et d’antagonisme en contre-interrogatoire à l’égard des membres du groupe proposé qui s’opposaient à l’importation de « paquets » d’abeilles domestiques. Les représentants demandeurs ont exposé les motifs pour lesquels la faction ne voulait pas permettre les importations et les ont rejetés. La Couronne fédérale fait valoir qu’il est inacceptable de permettre aux représentants demandeurs proposés d’imposer leur tolérance à l’égard de leur propre risque professionnel à l’ensemble du groupe.

[123]   La Couronne fédérale prétend aussi que l’attitude méprisante des représentants demandeurs proposés s’apparente à celles des demandeurs dans les décisions Paron et Nixon, où l’autorisation a été refusée. La Couronne fédérale prétend aussi que les dispositions de non-participation ne suffisent pas à traiter les membres du groupe qui ne soutiennent pas les allégations factuelles dans la déclaration modifiée et qui ne sont pas d’accord avec ces dernières.

[124]   Comme il est indiqué ci-dessus, je ne suis pas convaincu de l’existence d’un conflit dans le groupe sur les questions communes de faits ou de droit. Selon moi, M. Paradis, M. Gibeau et M. Lockhart sont des représentants demandeurs appropriés.

[125]   Qui plus est, il n’y a aucune preuve d’indifférence ou d’antagonisme de la part de M. Paradis ou de M. Gibeau à l’égard des membres du groupe. Ils sont clairement en désaccord avec l’opinion selon laquelle la frontière devrait demeurer fermée; la preuve indique toutefois qu’ils souhaitent maintenir la viabilité de l’industrie apicole au Canada et qu’ils se sont employés, par l’intermédiaire des associations provinciales d’apiculture, à atteindre cet objectif. Même si la Couronne fédérale indique que leurs motivations sont intéressées, un résultat positif pour l’action ne donnerait pas lieu à l’ouverture de la frontière aux « paquets » d’abeilles domestiques en provenance des États-Unis. Leur désir d’obtenir une indemnité pour leurs pertes, attribuables à la négligence ou aux mesures administratives abusives alléguées de la part du gouvernement, ne témoigne ni d’indifférence ni d’antagonisme à l’égard des apiculteurs qui souhaitent que la frontière demeure fermée.

[126]   La Couronne fédérale fait valoir que les apiculteurs ne sont intéressés que par la rentabilité de leurs activités, une position impossible à concilier avec les inquiétudes des autres membres du groupe relatives aux parasites et aux maladies. Le fait que leurs intérêts soient peut-être d’ordre économique n’a rien à voir avec les questions communes ou la réparation demandée. Chacun des membres du groupe a droit à son opinion sur l’ouverture ou la fermeture de la frontière; toutefois, le groupe en entier a un intérêt à ce que le ministre accomplisse son travail correctement et selon les principes de la primauté du droit.

[127]   Les représentants demandeurs proposés et leur avocat ont démontré leur compétence et leur capacité à faire progresser l’action. Ils ont présenté un plan de litige proposé et sont disposés à soumettre une convention sommaire sur les honoraires et les débours.

[128]   Les parties s’entendent sur le fait que le plan de litige, préparé en 2013, doit être mis à jour. Je conclus donc qu’il est approprié d’autoriser le recours collectif, à condition de mettre à jour le plan de litige et de le présenter de nouveau devant la Cour aux fins d’approbation dans les 14 jours suivant la publication des présents motifs.

V.        Dépens

[129]   Conformément au paragraphe 334.9(1) [des Règles], les parties ne se voient pas adjuger de dépens pour la présente requête.

JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.         Les actes de procédures révèlent une cause d’action valable.

2.         Il existe un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes et il n’existe aucun litige entre les personnes inscrites au recours collectif qui nécessiterait leur récusation.

3.         Il existe des points communs, dont le règlement fera progresser les réclamations de tous les membres du groupe. Les points communs prédominent sur ceux qui ne concernent qu’un membre.

4.         Le recours collectif est le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les points de droit ou de fait communs.

5.         M. Paradis, M. Gibeau et M. Lockhart sont des représentants demandeurs appropriés.

6.         La requête en autorisation de la présente action en tant que recours collectif est accueillie, à condition que les demandeurs présentent un plan de litige mis à jour dans les 14 jours suivant la date du présent jugement.

7.         Les neuf points communs proposés par les demandeurs sont autorisés en tant que points communs.

8.         Aucuns dépens ne sont adjugés au regard de cette requête.

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