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[1995] 3 C.F. 557

A-1093-92

Le directeur des enquêtes et recherches (appelant) (demandeur)

c.

Southam Inc., Lower Mainland Publishing Ltd., Rim Publishing Inc., Yellow Cedar Properties Ltd., North Shore Free Press Ltd., Specialty Publishers Inc. et Elty Publications Ltd. (intimées) (intimées)

Répertorié : Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc. (C.A.)

Cour d’appel, juge en chef Isaac, juges Pratte et Robertson, J.C.A.—Vancouver, 13, 14, 15, 16 février; Ottawa, 8 août 1995.

Concurrence — Appel du rejet d’une demande en vue d’obtenir une ordonnance enjoignant à Southam de se dessaisir de journaux communautaires — Southam possédait les seuls quotidiens de la région lorsqu’elle s’est portée acquéreur des journaux communautaires — Le contrôle des journaux communautaires par Southam aurait-il vraisemblablement pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence sur le marché de la publicité-détaillants imprimée? — Le Tribunal de la concurrence a statué que les quotidiens et les journaux communautaires se faisaient concurrence, mais n’étaient pas sur le même marché du produit — Il a commis une erreur en exigeant une preuve directe (statistique ou anecdotique) de la forte sensibilité aux prix (empressement à se tourner vers d’autres produits en réaction à un changement dans les prix) et en ne tenant aucun compte de la preuve indirecte du caractère substitutif, c.-à-d. l’interchangeabilité fonctionnelle (utilisation de deux produits aux mêmes fins) et de la concurrence interindustrielle — L’utilisation similaire et la compétitivité étaient suffisantes pour que les quotidiens et les journaux communautaires soient placés sur le même marché — La preuve d’une concurrence interindustrielle a rendu l’argument du produit supérieur inapplicable.

Droit administratif — Appels prévus par la loi — Appel du rejet par le Tribunal de la concurrence d’une demande en vue d’obtenir une ordonnance enjoignant à Southam de se dessaisir de journaux communautaires — La définition du marché est une question de droit — Le principe de la retenue judiciaire n’était pas applicable — La norme de contrôle était la décision correcte — Le Tribunal se compose de juges et de membres qui ne sont pas juges — C’est aux juges qu’incombe l’entière responsabilité de trancher les questions de droit — La question ne relevait pas directement du champ d’expertise du Tribunal.

Compétence de la Cour fédérale — Section d’appel — Appel du rejet par le Tribunal de la concurrence d’une demande en vue d’obtenir une ordonnance enjoignant à Southam de se dessaisir de journaux communautaires — Le Tribunal a statué que les quotidiens et les journaux communautaires n’étaient pas sur le même marché du produit — La définition du marché est une question de droit — L’appel relevait de la compétence de la Cour d’appel fédérale malgré le point de vue contraire adopté par la majorité dans une opinion incidente dans l’arrêt Upper Lakes Group Inc. c. Canada (Office national des transports) (C.A.F.).

Il s’agissait de l’appel du rejet par le Tribunal de la concurrence de la demande présentée par le directeur en vertu de l’article 92 de la Loi sur la concurrence afin d’obtenir une ordonnance enjoignant à Southam Inc. de se dessaisir de deux journaux communautaires publiés dans le Lower Mainland de la Colombie-Britannique. Southam Inc. possédait les deux quotidiens de la région de Vancouver (les quotidiens de Pacific), qui étaient distribués dans toute la province, lorsqu’elle s’est portée acquéreur des deux journaux communautaires. Il était allégué dans la demande que le contrôle des journaux communautaires par Southam aurait vraisemblablement pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence dans l’offre de services de publicité-détaillants imprimée dans le Lower Mainland.

Au cours de la dernière décennie, le taux de pénétration moyen des quotidiens dans les foyers et la part du total des recettes publicitaires nettes de l’industrie ont chuté, tandis que les journaux communautaires ont prospéré en raison de la préférence grandissante des annonceurs détaillants pour un marketing ciblé. Un groupe d’annonceurs utilisait les journaux communautaires parce qu’ils offraient un taux de pénétration locale dans les zones commerciales de ces annonceurs à un tarif plus avantageux. Même de gros annonceurs ayant plusieurs points de vente au détail ont délaissé la publicité à emplacement flottant (publicité intercalée dans le contenu rédactionnel) pour les encarts préimprimés qui coûtent moins cher à produire et offrent un plus grand contrôle. La plupart des annonceurs qui utilisent les prospectus exigent de forts taux de pénétration dans leurs marchés cibles, ce que les journaux communautaires sont en mesure de fournir. Afin d’améliorer la performance des quotidiens de Pacific, Southam a mis sur pied une entreprise de distribution de prospectus qui distribuait des prospectus pour le compte des annonceurs de ces journaux aux abonnés et à des non-abonnés, et a lancé des suppléments de zone renfermant un contenu publicitaire et rédactionnel qui présente un intérêt particulier pour les lecteurs d’une collectivité géographique. Les journaux communautaires ont réagi en formant des groupes offrant aux annonceurs de la publicité multiple vendue au rabais.

Le Tribunal a statué que les quotidiens de Pacific et les journaux communautaires se faisaient concurrence, mais étaient de trop faibles substituts pour qu’on puisse dire qu’ils étaient sur le même marché du produit. Il s’en est tenu à une preuve indirecte comme la configuration du produit, les opinions et le comportement de Southam, des journaux communautaires dans le Lower Mainland et des annonceurs détaillants, et la preuve relative aux groupes de journaux communautaires. Le Tribunal a conclu que les annonceurs ne considéraient pas les produits comme hautement similaires, et qu’il n’existait aucune preuve selon laquelle les annonceurs étaient hautement sensibles aux tarifs publicitaires relatifs des quotidiens et des journaux communautaires. Après avoir examiné la question de l’entrée et de la survie dans le domaine de l’édition des journaux communautaires, le Tribunal est arrivé à la conclusion qu’il était peu probable que les acquisitions faites par Southam se traduiraient par des tarifs publicitaires plus élevés.

Le directeur a soutenu (1) que le Tribunal n’a pas appliqué l’approche de la définition du marché qu’il avait adoptée puisqu’il a exigé une preuve directe de la forte sensibilité aux prix des annonceurs, et (2) qu’en concluant que les quotidiens et les journaux communautaires n’étaient pas sur le même marché du produit, le Tribunal n’a tenu aucun compte de la preuve indirecte du caractère substitutif. Southam a soutenu que la Cour n’avait pas la compétence voulue pour statuer sur la question de la définition du marché puisqu’il s’agissait d’une question de fait à l’égard de laquelle l’autorisation prévue au paragraphe 13(2) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence n’avait pas été demandée. À titre subsidiaire, les questions relevaient du champ d’expertise du Tribunal et, partant, la décision de ce dernier devait être traitée avec le degré de retenue prescrit par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Pezim c. Colombie-Britannique (Superintendent of Brokers).

Arrêt : l’appel doit être accueilli.

L’adoption du cadre approprié pour définir le marché du produit et son application correcte sont une question de droit. La question de savoir si les faits dans une affaire particulière satisfont aux exigences du cadre est une question de droit et de fait. Comme la définition du marché est une question de droit, la Cour possédait la compétence voulue pour entendre l’appel malgré le point de vue contraire adopté par la majorité dans une opinion incidente dans l’arrêt Upper Lakes Group Inc. c. Canada (Office national des transports), [1995] 3 C.F. 395(C.A.).

Le principe de la retenue judiciaire ne s’appliquait pas et, partant, la norme de contrôle en appel était la décision correcte. L’économie de la Loi sur le Tribunal de la concurrence montre que le Parlement a voulu créer un tribunal spécialisé chargé de s’occuper des questions prévues à la partie VIII. Il convient de faire preuve de retenue envers les décisions qui relèvent directement du champ d’expertise du Tribunal, ce qui n’était pas le cas du problème en l’espèce. Le Tribunal se compose de juges et de membres qui ne sont pas juges. Les premiers ne sont pas tenus d’être versés en droit de la concurrence. La Loi confie aux juges l’entière responsabilité de trancher les questions de droit, tandis que les questions de fait et les questions de droit et de fait sont tranchées par les membres à la majorité. Comme la définition du marché du produit est une question de droit, les critères utilisés pour circonscrire cette définition sont des questions qui, s’il y a lieu, sont tranchées par le membre du Tribunal qui est juge. Il existe également de sérieuses raisons fondamentales au soutien de cette conclusion. Une définition du marché qui est trop étroite peut avoir pour effet, concrètement, de rendre inopérantes les dispositions de la Loi relatives aux fusionnements. Inversement, une définition qui est trop large pourrait faire obstacle aux fusionnements qui n’affaiblissent pas les objectifs de la Loi.

Le Tribunal a commis une erreur en exigeant une preuve directe (statistique ou anecdotique) de la forte sensibilité aux prix et en ne tenant aucun compte d’autres preuves indirectes du caractère substitutif comme l’interchangeabilité fonctionnelle et les opinions et le comportement de l’industrie. L’interchangeabilité fonctionnelle fait ressortir l’utilisation du produit et ses caractéristiques physiques. Elle se concentre sur la mesure dans laquelle des produits différents ont des qualités similaires qui font en sorte qu’ils peuvent servir à la même utilisation finale. En général, on considère l’interchangeabilité fonctionnelle comme une condition nécessaire, bien qu’insuffisante, qui doit être remplie pour que des produits soient inclus dans le même marché. En ce qui concerne la publicité dans les quotidiens de Pacific et les journaux communautaires, le Tribunal a statué que ces publications n’étaient pas interchangeables parce que la publicité qui y était faite ne servait pas aux mêmes fins. Le Tribunal a commis une erreur en statuant que la publicité « multi-prix/multi-produits » n’était pas utile pour faire la distinction entre la publicité dans les quotidiens et la publicité dans les journaux communautaires parce que les journaux communautaires avaient un caractère plus local que les quotidiens de Pacific. Ce caractère plus local des journaux communautaires ne se rapportait pas à la question de l’interchangeabilité fonctionnelle, mais au comportement des acheteurs quant à leur préférence pour l’étendue géographique. Il ne faudrait pas confondre ce dernier facteur subjectif avec le facteur purement objectif qu’est l’interchangeabilité fonctionnelle, lequel est axé sur l’utilisation d’un produit ou les fins auxquelles il sert. La publicité « multi-prix/multi-produits » est une utilisation ou une fin suffisante pour permettre de conclure, de façon objective, que la publicité dans les quotidiens de Pacific et la publicité dans les journaux communautaires étaient fonctionnellement interchangeables. Cette conclusion était en outre étayée par les diverses modifications sur le plan du produit, qui visaient à accroître les similarités entre les quotidiens et les journaux communautaires au chapitre de l’utilisation. Le Tribunal a également commis une erreur en ne tenant aucun compte de la preuve d’une concurrence interindustrielle « générale ». Cette preuve était suffisante pour établir l’existence d’une concurrence véritable entre les quotidiens de Pacific et les journaux communautaires.

Il ressortait clairement de l’examen de l’interchangeabilité fonctionnelle et de la concurrence interindustrielle, et de la preuve à l’appui, que les quotidiens de Pacific et les journaux communautaires étaient sur le même marché du produit.

La preuve d’une concurrence interindustrielle a rendu l’argument du produit supérieur inapplicable. Cet argument veut que lorsqu’un meilleur produit est introduit, il remplace graduellement le produit existant, c.-à-d. qu’une variation de prix n’influencera le choix des acheteurs. L’argument du produit supérieur est une exception au cadre général de l’analyse de la définition du marché et ne peut être invoqué pour masquer la concurrence lorsque cette concurrence existe. La preuve de l’existence d’une concurrence véritable résidait dans le fait que Southam était préoccupée par le succès des journaux communautaires et dans les mesures combatives que Southam a prises à cet égard.

La première étape de l’analyse d’un fusionnement prévue aux articles 92 et 93, à savoir la question du marché du produit, ne doit pas éclipser la deuxième étape, qui consiste à déterminer si le fusionnement contesté aurait pour effet d’empêcher ou de diminuer la concurrence. Autrement, les facteurs énumérés aux articles 92 et 93 pour évaluer les effets d’un fusionnement ne serviraient à rien. Le Tribunal doit évaluer les parts du marché ou la concentration et la preuve relative aux restrictions prévues au paragraphe 92(2). De plus, il doit tenir compte des facteurs énumérés à l’article 93 et, vu la conclusion de la Cour sur la question du marché du produit, il doit réexaminer l’argument selon lequel l’acquisition a empêché la formation d’un groupe efficace de journaux communautaires.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Clayton Act, 15 U.S.C. § 18 (1988), art. 7.

Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), ch. C-34 (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 19), art. 1.1 (édicté, idem), 92 (mod., idem, art. 45), 93 (mod., idem).

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 52c)(i) (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 17), (ii).

Loi sur le Tribunal de la concurrence, L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 3, 4, 10, 12(1), 13(2).

JURISPRUDENCE

DECISIONS APPLIQUEES :

R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606; (1992), 114 N.S.R. (2d) 91; 93 D.L.R. (4th) 36; 313 A.P.R. 91; 74 C.C.C. (3d) 289; 43 C.P.R. (3d) 1; 15 C.R. (4th) 1; 10 C.R.R. (2d) 34; 139 N.R. 241; Tanguay c. Canada (Commission d’assurance- chômage) (1985), 10 C.C.E.L. 239; 68 N.R. 154 (C.A.F.); American Airlines, Inc. c. Canada (Tribunal de la concurrence), [1989] 2 C.F. 88 (1988), 54 D.L.R. (4th) 741; 33 Admin. L.R. 229; 23 C.P.R. (3d) 178; 89 N.R. 241 (C.A.).

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Upper Lakes Group Inc. c. Canada (Office national des transports), [1995] 3 C.F. 395(C.A.); R. v. Hoffmann- La Roche Ltd. (Nos. 1 and 2) (1981), 33 O.R. (2d) 694; 125 D.L.R. (3d) 607; 15 B.L.R. 217; 62 C.C.C. (2d) 118; 24 C.R. (3d) 193 (C.A.); The Queen v. J. W. Mills & Son Ltd. et al., [1968] 2 R.C.É. 275; (1968), 56 C.P.R. 1; conf. par Mills (J. W.)& Son Ltd. et autres c. La Reine, [1971] R.C.S. 63; (1970), 14 D.L.R. (3d) 464; 1 C.C.C. (2d) 420; 64 C.P.R. 7; Bell Canada c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes), [1989] 1 R.C.S. 1722; (1989), 60 D.L.R. (4th) 682; 38 Admin. L.R. 1; 97 N.R. 15; Pezim c. Colombie-Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557; [1994] 7 W.W.R. 1; (1994), 92 B.C.L.R. (2d) 145; 4 C.C.L.S. 117; Fraternité unie des charpentiers et menuisiers d’Amérique, section locale 579 c. Bradco Construction Ltd., [1993] 2 R.C.S. 316; (1993), 102 D.L.R. (4th) 402; 153 N.R. 81; Chrysler Canada Ltd. c. Canada (Tribunal de la concurrence), [1992] 2 R.C.S. 394; (1992), 92 D.L.R. (4th) 609; 42 C.P.R. (3d) 353; 138 N.R. 321; United States v. du Pont de Nemours & Co., 351 U.S. 377 (1956); Brown Shoe Co. v. United States, 370 U.S. 294 (1962); United States v. Continental Can. Co., 378 U.S. 441 (1964); The Queen v. Canadian Coat and Apron Supply Ltd. et al., [1967] 2 R.C.É. 53; (1967), 2 C.R.N.S. 62; R. v. Canadian General Electric Company Ltd. et al. (1976), 15 O.R. (2d) 360 (H.C.); Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Hillsdown Holdings (Canada) Ltd. (1992), 41 C.P.R. (3d) 289 (Trib. conc.); Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Chrysler Canada Ltd. (1989), 27 C.P.R. (3d) 1 (Trib. conc.); U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048; (1988), 35 Admin. L.R. 153; 95 N.R. 161.

DÉCISIONS CITÉES :

Moreno c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 298 (1993), 107 D.L.R. (4th) 424; 21 Imm. L.R. (2d) 221; 159 N.R. 210 (C.A.); United States v. Columbia Steel Co., 334 U.S. 594 (1948); Times-Picayune Publishing Co. v. United States, 345 U.S. 495 (1953); Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Loi sur la concurrence) c. Southam Inc., [1995] F.C.J. no 1092 (C.A.) (QL).

DOCTRINE

Areeda, Phillip E. et al. Antitrust Law, Vol. IIA, Toronto : Little, Brown & Co., 1995.

Crampton, Paul S. Mergers and the Competition Act, Toronto : Carswell, 1990.

Goldman, Calvin S. and John D. Bodrug. « The Hillsdown and Southam Decisions : The First Round of Contested Mergers Under the Competition Act » (1993), 38 McGill L.J. 724.

Hay, G. A. « Market Power in Antitrust » (1992), 60 Antitrust L.J. 807.

Kalinowski, Julian O. von et al. Antitrust Laws and Trade Regulation, Vol. 3, New York : Matthew Bender & Co. Inc., 1995.

Macdonald, David. « Product Competition in the Relevant Market Under the Sherman Act » (1954), 53 Mich. L. Rev. 69.

Note. « The Market : A Concept in Anti-Trust » (1954), 54 Colum L. Rev. 580.

Note. « The Supreme Court, 1963 Term » (1964), 78 Harv. L. Rev. 143.

Pitofsky, Robert. « New Definitions of Relevant Market and the Assault on Antitrust » (1990), 90 Colum. L. Rev. 1805.

Werden, Gregory J. « Market Delineation and the Justice Department’s Merger Guidelines », [1983] Duke L.J. 514.

Werden Gregory J. « The History of Antitrust Market Delineation » (1992), 76 Marq. L. Rev. 123.

APPEL du rejet par le Tribunal de la concurrence de la demande présentée par le directeur afin d’obtenir une ordonnance enjoignant à Southam Inc. de se dessaisir de deux journaux communautaires dont elle s’était portée acquéreur alors qu’elle possédait les seuls quotidiens de la région de Vancouver ((1992), 43 C.P.R. (3d) 161 (Trib. conc.)). Appel accueilli.

AVOCATS :

Stanley Wong, J. Kevin Wright, Donald B. Houston pour l’appelant (demandeur).

Neil Finkelstein, Glenn Leslie et John Quinn pour les intimées (intimées).

PROCUREURS :

Davis & Company, Vancouver, et Stikeman, Elliott, Toronto, pour l’appelant (demandeur).

Blake, Cassels & Graydon, Toronto, pour les intimées (intimées).

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Robertson, J.C.A. :

I — INTRODUCTION

Le directeur des enquêtes et recherches (le directeur) interjette appel de la partie de la décision en date du 2 juin 1992 [(1992), 43 C.P.R. (3d) 161] (la décision) dans laquelle le Tribunal de la concurrence (le Tribunal) a rejeté la demande présentée par le directeur en vertu de l’article 92 de la Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), ch. C-34 [mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 19, 45] (la Loi), en vue d’obtenir une ordonnance enjoignant à Southam Inc. (Southam) de se dessaisir de deux journaux communautaires publiés dans le Lower Mainland de la Colombie-Britannique. Le directeur n’a pas réussi à convaincre le Tribunal que l’acquisition de ces deux journaux communautaires par Southam, qui possède déjà les deux seuls quotidiens publiés dans le Lower Mainland, aurait vraisemblablement pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence sur le marché de la publicité-détaillants imprimée.

Le présent appel est important non seulement parce qu’il s’agit de la première cause de fusionnement contesté dont la présente Cour est saisie en vertu de l’article 92 de la Loi, mais aussi parce qu’il soulève trois questions fondamentales. La première découle de l’allégation du directeur selon laquelle le Tribunal a commis une erreur en n’appliquant pas l’approche qu’il avait formulée pour la définition du marché du produit. Comme nous le verrons, le cadre d’analyse pour établir si les produits de deux entreprises fusionnantes sont des substituts suffisamment proches pour être inclus dans le même marché du produit est crucial pour l’atteinte des objectifs qui sous-tendent les dispositions de la Loi relatives aux fusionnements. Les deux autres questions représentent deux des principales réponses de Southam à l’allégation du directeur.

Premièrement, quoiqu’elle nie que le Tribunal a commis une erreur susceptible de contrôle judiciaire, Southam affirme que la question de la définition du marché est une question de fait à l’égard de laquelle une autorisation d’interjeter appel doit être obtenue aux termes du paragraphe 13(1) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence, L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19. Comme cette autorisation n’a pas été demandée, la présente Cour n’aurait pas la compétence voulue pour examiner la décision du Tribunal. Deuxièmement, et à titre subsidiaire, même s’il est établi que la définition du marché n’est pas une question de fait, Southam affirme que les conclusions du Tribunal sur cette question relèvent directement du champ d’expertise de ce dernier, de sorte que sa décision doit être traitée avec le degré de retenue prescrit par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Bell Canada c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes), [1989] 1 R.C.S. 1722, et, plus récemment, dans l’arrêt Pezim c. Colombie- Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557. Ce qui est implicite dans cet argument, c’est l’idée que la « décision correcte » n’est pas la norme de contrôle applicable dans le présent appel.

II — HISTORIQUE

1.         Le litige

Southam est une entreprise de communication canadienne diversifiée dont la principale activité est la publication de journaux. Par l’entremise d’une filiale en propriété exclusive, Pacific Press Limited, Southam possède actuellement les deux quotidiens de la région de Vancouver, à savoir le Vancouver Sun et le Province (les quotidiens de Pacific). Ces deux journaux sont distribués dans le Lower Mainland de la Colombie-Britannique et dans le reste de la province. Dans le cadre d’une série d’opérations effectuées en 1989 et en 1990, Southam a acquis une participation majoritaire directe ou indirecte dans treize journaux communautaires du Lower Mainland, dont le North Shore News et le Vancouver Courier. En outre, Southam a fait l’acquisition de trois entreprises de distribution, de deux imprimeries et de la publication immobilière Real Estate Weekly. Avant ces acquisitions, il y avait deux concurrents indépendants sur le marché du North Shore en ce qui a trait à la publicité immobilière imprimée : le supplément Homes du North Shore News et l’édition North Shore du Real Estate Weekly.

À la suite de ces acquisitions, le directeur a demandé au Tribunal, en vertu de l’article 92 de la Loi, de rendre une ordonnance enjoignant à Southam de se départir de ses intérêts dans les deux journaux communautaires susmentionnés, ainsi que dans le Real Estate Weekly. Selon le directeur, le contrôle de ces deux journaux communautaires par Southam aurait vraisemblablement pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence dans l’offre de services de publicité-détaillants imprimée sur divers marchés du Lower Mainland. Le directeur a en outre soutenu que l’acquisition du North Shore News, avec son supplément Homes, et de l’édition North Shore du Real Estate Weekly empêcherait ou diminuerait sensiblement la concurrence à l’égard des services de publicité immobilière imprimée sur le North Shore. Dans le présent appel, la Cour ne s’occupe pas du litige concernant l’acquisition du Real Estate Weekly par Southam. Cette question a fait l’objet d’un appel interjeté par Southam à l’égard duquel des motifs distincts ont été rendus (voir Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Loi sur la concurrence) c. Southam Inc., [1995] F.C.J. no 1092 (C.A.) (QL). En conséquence, les présents motifs se rapportent uniquement à la partie de la décision du Tribunal (maintenant publiée à (1992), 43 C.P.R. (3d) 161) qui porte sur l’acquisition des deux journaux communautaires et sur les services de publicité-détaillants imprimée offerts par ces deux journaux et les quotidiens de Pacific.

2.         Le domaine de la presse du Lower Mainland

Une partie importante des recettes des quotidiens de Pacific provient de la vente de publicité à des détaillants. En 1991, les recettes publicitaires du Vancouver Sun et du Province se sont élevées à plus de 98 et de 46 millions de dollars respectivement. Avant les acquisitions, Southam n’avait aucune participation directe ou indirecte dans un journal communautaire du Lower Mainland.

Le North Shore News est un journal communautaire à distribution contrôlée qui est distribué gratuitement trois fois par semaine dans quelque 62 000 foyers de secteurs de Vancouver collectivement appelés le North Shore. Il est reconnu qu’il s’agit d’une zone extrêmement riche de Vancouver, qui présente donc un intérêt particulier pour les annonceurs du Lower Mainland. Parmi le millier de journaux communautaires publiés au Canada, le North Shore News est l’un des plus importants (décision, à la page 242). En 1989, ce journal a rapporté des recettes publicitaires brutes de 9 millions de dollars.

Le Vancouver Courier est également un journal communautaire distribué gratuitement le mercredi et le dimanche dans des foyers du secteur ouest de la ville de Vancouver. L’édition du dimanche est en outre distribuée dans des foyers du secteur est de Vancouver, ce qui fait passer la circulation à environ 120 000 exemplaires. Ce journal communautaire a été mis sous séquestre en 1979 après qu’on eut tenté d’en faire un quotidien, mais il a par la suite été revitalisé. En 1989, il a rapporté des recettes publicitaires brutes de 4,5 millions de dollars.

Au cours de la dernière décennie, l’industrie des quotidiens a perdu du terrain partout en Amérique du Nord en raison du fléchissement du taux de pénétration moyen dans les foyers (le nombre d’exemplaires vendus pour 100 foyers) et de l’amenuisement de la part du total des recettes publicitaires nettes de l’industrie (décision, aux pages 170 et 171). Ce phénomène a également touché les quotidiens de Pacific dans le Lower Mainland. Le taux de pénétration moyen du Vancouver Sun dans sa zone urbaine est passé de 43 % à 33 % entre 1985 et 1990. Celui du Province est passé de 25 % à 22 % au cours de la même période (décision, à la page 173).

Le Tribunal a conclu que les journaux communautaires sont « singulièrement forts », tandis que les quotidiens de Pacific sont « singulièrement faibles » dans le Lower Mainland (décision, à la page 268). Contrairement à n’importe quelle autre ville canadienne, on trouve des journaux communautaires prospères dans tous les secteurs de la zone urbaine des quotidiens de Pacific. La vigueur relative de ces journaux communautaires est attribuée à la préférence grandissante des annonceurs détaillants pour un marketing ciblé. Les détaillants donnent beaucoup d’importance aux véhicules publicitaires qui leur permettent de concentrer leur message sur des zones commerciales précises ayant des taux de pénétration élevés. En raison de leur rayonnement géographique étendu et de leurs taux de pénétration dans les foyers relativement bas, les quotidiens ne permettraient pas de répondre à ces besoins ciblés (décision, aux pages 271 à 272 et 277 à 278).

Le recul des quotidiens de Pacific par rapport aux journaux communautaires a également été expliqué par les coûts élevés et en grande partie fixes des quotidiens de Pacific. Un groupe d’annonceurs utilise les journaux communautaires parce qu’ils offrent un taux de pénétration locale dans les zones commerciales de ces annonceurs à un tarif plus avantageux que celui des quotidiens de Pacific (décision, aux pages 189 à 190 et 277 à 278). Le coût assez élevé de la publicité dans les quotidiens de Pacific a également incité beaucoup de gros annonceurs ayant plusieurs points de vente au détail à délaisser la publicité à emplacement flottant pour les encarts préimprimés ou ce qu’on appelle communément les « prospectus détachés ». Ceux-ci coûtent moins cher à produire et offrent aux annonceurs un plus grand contrôle sur l’impression, la conception de qualité et la distribution (décision, à la page 246). La plupart des annonceurs qui utilisent les prospectus exigent de forts taux de pénétration dans leurs marchés cibles, ce que les quotidiens de Pacific à eux seuls ne peuvent fournir. Par comparaison, les journaux communautaires sont dans une situation idéale pour satisfaire aux exigences de ces annonceurs en matière de distribution (décision, à la page 272).

Dès 1987, Southam a pris plusieurs mesures afin d’améliorer la performance des quotidiens de Pacific. Premièrement, elle a mis sur pied une entreprise de distribution de prospectus, appelée « Flyer Force », pour faire concurrence aux services de distribution de prospectus des journaux communautaires. Par ce moyen, Southam cherchait à combler la lacune qui existait au chapitre de la distribution et de la pénétration en assurant une couverture de marketing étendue dans le Lower Mainland qui compléterait le rayonnement des quotidiens de Pacific grâce à la distribution de prospectus pour le compte des annonceurs de ces journaux aux abonnés et à des non-abonnés. Flyer Force a essuyé des pertes moyennes de 2 millions de dollars par année pendant son exploitation et a cessé ses activités au début de 1991, après les acquisitions faites par Southam. Au total, ses pertes se sont élevées à quelque 10 millions de dollars (décision, à la page 194). Parmi les acquisitions faites en 1989 et en 1990, il y avait trois entreprises de distribution de prospectus qui, selon Southam, était les seules que les annonceurs jugeaient fiables (décision, aux pages 240 et 241).

Southam a pris une autre mesure pour améliorer la performance des quotidiens de Pacific. En 1988, elle a décidé de faire construire une nouvelle imprimerie à Surrey. L’objectif premier de Southam était de mettre en place une installation plus moderne et plus économique que l’installation existante. Toutefois, le projet de l’installation de Surrey présentait la justification supplémentaire de contribuer au lancement de suppléments de zone par Southam, qui voyait là un moyen de faire concurrence aux journaux communautaires (décision, aux pages 195 et 196). Un supplément de zone est une section d’un quotidien qui renferme un contenu publicitaire et rédactionnel qui présente un intérêt particulier pour les lecteurs d’une collectivité géographique située dans la zone de tirage du quotidien. Southam a effectivement lancé un tel supplément, appelé le North Shore Extra, qui faisait partie du Vancouver Sun sur le North Shore. Ce supplément était également distribué par Flyer Force en tant que publication distincte dans des foyers du North Shore qui n’étaient pas abonnés au Vancouver Sun. Le North Shore Extra a été lancé en septembre 1988, mais a cessé de paraître en avril 1990. Avant sa disparition, le North Shore Extra perdait 20 000 dollars par mois (décision, à la page 197). Après les acquisitions, Southam n’a pas donné suite à son projet de lancer des suppléments de zone dans d’autres régions du Lower Mainland.

Les journaux communautaires ont réagi à ces « innovations au produit » de Southam en formant des groupes offrant aux annonceurs la possibilité d’acheter de la publicité multiple au rabais dans un ou plusieurs journaux communautaires faisant partie du groupe (décision, aux pages 257 à 259). Le premier effort couronné de succès a été la formation, en 1988, de MetroVan, qui comprenait le Vancouver Courier et le North Shore News. Plus tard en 1988, les journaux MetroVan ont formé MetroGroup avec dix journaux communautaires appartenant à Trinity Holdings Inc. Trinity Holdings coordonnait en outre le barème de rabais de ses journaux par l’entremise de MetroValley. L’objectif de MetroGroup était de faire la lutte aux quotidiens de Pacific pour attirer la clientèle des annonceurs nationaux et des gros annonceurs détaillants dans le Lower Mainland. Le North Shore News et le Vancouver Courier ont fait partie du MetroGroup jusqu’à ce qu’ils soient achetés par Southam qui, en 1990, a mis sur pied un autre groupe de journaux communautaires appelé « VanNet ». Ce groupe se composait de douze des treize journaux communautaires acquis par Southam, dont le Vancouver Courier et le North Shore News, ainsi que de plusieurs autres publications.

III — LA THÈSE DES PARTIES DEVANT LE TRIBUNAL

1.         Le directeur

Le 8 juillet 1991, le directeur a présenté une demande modifiée en vue d’obtenir une ordonnance prévoyant notamment le dessaisissement du North Shore News et du Vancouver Courier au motif que l’acquisition de ces journaux par Southam aurait vraisemblablement pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence sur le marché des « services de publicité-détaillants par la presse » sur le North Shore et dans la ville de Vancouver respectivement. En ce qui concerne la « diminution » de la concurrence, le directeur a soutenu que le fusionnement [traduction] « permettrait vraisemblablement à Southam d’imposer unilatéralement et de maintenir une augmentation de prix substantielle sur une partie considérable du [marché de la publicité-détaillants pertinent] pendant une longue période » (avis de demande modifié, dossier conjoint, vol. 1, aux pages 100 et 206). Le directeur a soutenu que Southam pouvait augmenter les prix de deux façons. Premièrement, elle pouvait faire passer les tarifs publicitaires dans le North Shore News et le Vancouver Courier à des niveaux plus élevés que le niveau concurrentiel. Deuxièmement, les quotidiens de Pacific ainsi que les deux journaux communautaires pouvaient augmenter leurs tarifs (décision, à la page 269).

Le directeur a également soutenu que l’acquisition des deux journaux communautaires en question aurait vraisemblablement pour effet « d’empêcher » sensiblement la concurrence [traduction] « pour l’offre de services de publicité-détaillants par la presse sur plusieurs marchés dans tout le Lower Mainland » (avis de demande modifié, dossier conjoint, vol. 1, à la page 215). L’idée derrière cet argument est que l’acquisition des deux journaux communautaires en question, qui étaient les journaux communautaires les plus forts dans le Lower Mainland, avait empêché la formation d’un groupe de journaux communautaires efficace et indépendant des quotidiens de Pacific (décision, à la page 287). Bref, le Vancouver Courier et le North Shore News ne feraient pas partie d’un groupe de journaux communautaires qui pourrait livrer une concurrence efficace aux quotidiens de Pacific. Le directeur a également affirmé que les acquisitions empêcheraient un nouveau quotidien de faire son entrée en se servant du North Shore News ou d’un groupe de journaux communautaires prospère comme tremplin (décision, à la page 287).

2.         Southam

Southam a d’abord soutenu que les quotidiens de Pacific et les journaux communautaires ne sont pas sur le même marché du produit. En d’autres termes, les services de publicité-détaillants dans les quotidiens de Pacific ne sont pas un proche substitut des services de publicité-détaillants dans les journaux communautaires, qui offrent un taux de pénétration dans les foyers plus élevé et à un tarif plus avantageux que ne le font les quotidiens de Pacific (réponse modifiée, dossier conjoint, vol. I, à la page 247). Lors du débat devant le Tribunal, Southam a affirmé que les détaillants qui font paraître des annonces dans les journaux communautaires ne seraient pas sensibles à des variations de prix parce qu’ils utilisent ce qu’ils estiment être un produit supérieur auquel la publicité-détaillants dans les quotidiens de Pacific ne peut se substituer (décision, à la page 276). À titre subsidiaire, Southam a prétendu que s’il était établi que le marché du produit englobe à la fois la publicité dans les quotidiens de Pacific et la publicité dans les journaux communautaires, alors il conviendrait d’élargir le marché pour inclure tous les autres supports publicitaires, notamment la télévision, la radio et les prospectus détachés (décision, aux pages 178 et 179). Si ces arguments n’étaient pas retenus, Southam a soutenu que les acquisitions n’empêchaient ni ne diminuaient sensiblement la concurrence sur le marché pertinent.

IV — LA DÉCISION DU TRIBUNAL

1.         Le cadre d’analyse (décision, aux pages 171 à 183)

Le Tribunal a déclaré que la question centrale qui sous-tend l’analyse d’un fusionnement est celle de savoir si le fusionnement contesté créera, accroîtra ou préservera une puissance commerciale, qui est définie comme la capacité d’une entreprise ou d’un groupe d’entreprises de maintenir des prix plus élevés que le niveau concurrentiel (décision, aux pages 177 et 178). Pour l’établissement du cadre d’analyse, le Tribunal a convenu qu’il convenait d’abord de définir le marché pertinent sur lequel cette puissance commerciale peut être mesurée. Un marché pertinent a une dimension produit et une dimension géographique.

Comme la dimension géographique du marché n’était pas contestée, le Tribunal a abordé la dimension produit sous l’angle de la question de savoir si les produits offerts par les entreprises fusionnantes étaient de proches substituts. Il a reconnu que le caractère substitutif pouvait être établi, du moins en principe, par la mesure dans laquelle des acheteurs pourraient passer d’un produit à un autre en réaction à une modification des prix relatifs. Faute d’une preuve directe de ce critère de mesure, appelé élasticité croisée de la demande, le Tribunal a conclu qu’il fallait s’en tenir à une « preuve plus indirecte ». À la page 179, le Tribunal a présenté la démarche qu’il entendait suivre :

En principe, pour déterminer si deux ou plusieurs biens ou services sont de proches substituts, il faut se demander dans quelle mesure les acheteurs pourraient passer de l’un à l’autre en réaction à une modification des prix relatifs. Ce critère de mesure, soit l’élasticité croisée de la demande, est rarement présent. En pratique, il faut habituellement s’en tenir à une preuve plus indirecte comme les caractéristiques physiques des produits, les usages auxquels ils se prêtent et le comportement des acheteurs qui témoigne de leur désir de passer d’un produit à un autre en réponse à des changements dans les prix relatifs. L’opinion des participants de l’industrie sur les produits et les firmes qu’ils considèrent comme étant leurs concurrents réels et potentiels est aussi une source de preuve sur laquelle on peut parfois compter. En l’espèce, l’opinion des participants de l’industrie, c’est-à-dire les fournisseurs et les annonceurs des journaux, ainsi que des représentants des agences publicitaires, ont été la principale source d’information, laquelle fut complétée par l’opinion d’experts quant au caractère substitutif des médias et des véhicules publicitaires. Le directeur s’est appuyé abondamment sur des opinions exprimées dans des documents internes de Southam et de Pacific Press concernant la concurrence entre les quotidiens et les journaux communautaires, et les moyens de faire face à cette concurrence. [Non souligné dans l’original.]

Le Tribunal a amorcé son analyse circonstanciée (quelque 300 pages) en abordant cinq sujets : les similarités et les différences entre les quotidiens et les journaux communautaires du point de vue de la configuration du produit; les opinions et le comportement de Southam; les opinions et le comportement des journaux communautaires dans le Lower Mainland; les opinions et le comportement des annonceurs détaillants; et la preuve relative aux groupes de journaux communautaires. Après être arrivé à certaines conclusions importantes à propos du marché du produit, le Tribunal a entrepris l’examen de deux autres sujets : l’entrée dans le domaine de l’édition des journaux communautaires et la question de l’empêchement ou de la diminution sensible de la concurrence.

Avant de traiter les sujets susmentionnés, le Tribunal a examiné le sens de l’expression « services de publicité-détaillants par la presse » employée par le directeur pour désigner le marché du produit pertinent. Le Tribunal a déclaré qu’il s’agissait de la publicité des annonceurs détaillants faite sous forme de publicité par grandes annonces ou de « publicité à emplacement flottant », qui est de la publicité intercalée au contenu rédactionnel. Par définition, la publicité par les petites annonces a été exclue, de même que la publicité des annonceurs nationaux en raison d’une « discrimination par les prix », concept qu’il ne convient pas d’examiner dans les présents motifs (décision, à la page 181). Toutefois, le Tribunal a également conclu que le produit en question comprenait les encarts publicitaires dans les journaux et les prospectus distribués par d’autres moyens (décision, à la page 183).

2.         Similarités et différences entre les quotidiens et les journaux communautaires (décision, aux pages 184 à 190)

S’agissant de la publicité-détaillants imprimée, le Tribunal a conclu que les différences les plus importantes entre les quotidiens et les journaux communautaires sont le tirage, le taux de pénétration et le coût. Les journaux communautaires offrent un taux élevé de pénétration dans les zones locales, ce qui, selon le Tribunal, est l’une de leurs forces par rapport aux quotidiens. Les différences en ce qui a trait au taux de pénétration et au tirage entraînent également des différences entre les barèmes publicitaires des quotidiens de Pacific et des journaux communautaires. Bien que les tarifs publicitaires des quotidiens de Pacific soient beaucoup plus élevés que ceux des journaux communautaires, le Tribunal a conclu qu’il était difficile de comparer les prix à cause des attributs différents des journaux respectifs. Malgré cette différence, le Tribunal est arrivé à la conclusion que de nombreux détaillants sont prêts à recourir soit aux quotidiens de Pacific, soit aux journaux communautaires, ou aux deux, et que la couverture et le taux de pénétration sont des facteurs importants à leurs yeux (décision, à la page 187).

Le Tribunal a également conclu que de nombreux annonceurs dans les journaux communautaires sont des détaillants locaux dont la clientèle provient exclusivement ou en majeure partie de la zone couverte par le journal communautaire. Ces annonceurs locaux sont attirés par les tarifs plus avantageux et le taux plus élevé de pénétration dans les foyers offerts par les journaux communautaires (décision, à la page 189). Le Tribunal a conclu que 50 % des annonceurs dans les journaux communautaires étaient des annonceurs locaux dont la zone commerciale était trop restreinte pour qu’il soit rentable d’annoncer dans les quotidiens de Pacific. Le Tribunal a exclu ce groupe d’annonceurs du marché pertinent parce que ceux-ci ne se tourneraient pas vers les quotidiens de Pacific en réponse à des changements minimes dans les prix relatifs de la publicité dans les journaux communautaires. Aux pages 189 et 190, le Tribunal s’est exprimé en ces termes :

Il n’y a donc pas de litige quant à l’existence d’un important volume de publicité par des détaillants qui ne se qualifient pas comme faisant partie du marché pertinent. La taille relative et la sensibilité aux prix de ce groupe d’annonceurs sont des facteurs critiques pour déterminer les effets vraisemblables des acquisitions, car ce groupe discipline la capacité des journaux communautaires d’augmenter leurs prix indépendamment de la concurrence avec les quotidiens. Si les journaux communautaires haussaient leurs prix, quelque 50 % de leurs annonceurs détaillants (en termes de recettes), soit accepteraient la hausse, soit réduiraient leur volume en tout ou en partie. Même s’ils se tournaient vers d’autres véhicules publicitaires, ce ne sont certainement pas les quotidiens qui en profiteraient.

Étant donné cette conclusion, le Tribunal a indiqué qu’il restait à déterminer si l’autre 50 % des annonceurs qui utilisent ou pourraient utiliser les quotidiens de Pacific considère ces quotidiens et les journaux communautaires comme des substituts « en ce sens que ces annonceurs transféreraient leur volume de publicité d’un médium à l’autre en réponse à des changements minimes dans les prix relatifs » (décision, à la page 190).

3.         Opinions et comportement de Southam (décision, aux pages 191 à 213)

Le Tribunal a conclu que la vigueur des journaux communautaires dans le Lower Mainland était une source d’inquiétude pour Southam. Toutefois, il a également affirmé que le fait que Southam puisse avoir considéré les journaux communautaires comme des concurrents ne suffisait pas pour qu’on les place dans le même marché du produit : « La concurrence peut être interprétée de bien des façons selon les personnes en cause » (décision, à la page 191). Il s’agissait de déterminer si les quotidiens de Pacific et les journaux communautaires sont des substituts efficaces sur le marché des services de publicité- détaillants imprimée. Le Tribunal a toutefois reconnu que les opinions exprimées par Southam étaient une « importante source de renseignements » et que le directeur s’était appuyé abondamment sur les opinions exprimées par Southam dans ses documents internes (décision, aux pages 179 et 191).

À cet égard, le Tribunal a examiné : a) un rapport préparé pour Southam; b) la mise sur pied d’une entreprise de distribution de prospectus et le lancement d’un supplément de zone sur le North Shore par Southam; c) la préoccupation de Southam au sujet de la sensibilité aux prix des annonceurs; d) les raisons pour lesquelles Southam a fait l’acquisition du Vancouver Courier et du North Shore News; et e) le marketing des quotidiens de Pacific.

a)         Le rapport Urban (décision, aux pages 192 et 193)

En 1986, Southam a retenu les services d’une consultante de l’industrie des journaux, Christine Urban, pour préparer une étude et recommander des stratégies afin d’améliorer la performance des quotidiens de Pacific. Mme Urban a conclu que les journaux communautaires étaient responsables, du moins en partie, des recettes publicitaires assez faibles encaissées par les quotidiens de Pacific par rapport aux quotidiens exploités par Southam ailleurs au pays. Voici ce qu’elle a déclaré dans son rapport (décision, à la page 192) :

[traduction] Quelle est la raison de cette différence sensible de performance entre le marché de Vancouver et les autres marchés? Nous croyons fermement que c’est le grand nombre d’hebdos dynamiques que l’on retrouve à Vancouver qui siphonnent les recettes qui (logiquement) devraient revenir au Sun et/ou au Province, en raison de leur bassin de lecteurs et de leur présence sur le marché.

Dans son rapport, Mme Urban présentait également plusieurs stratégies pour améliorer la performance des quotidiens de Pacific. En fin de compte, elle a recommandé que Southam adopte une stratégie pour abaisser les coûts élevés des quotidiens de Pacific. Même si cela ne faisait pas partie de sa stratégie principale, Mme Urban a également recommandé que Southam « bâti[sse] une stratégie » pour faire concurrence aux journaux communautaires. Le Tribunal a cité l’extrait pertinent du rapport de Mme Urban à la page 192 de sa décision :

[traduction] Malgré ces facteurs, Pacific Press doit, de façon consciente et proactive, bâtir une stratégie pour livrer une concurrence dynamique aux hebdos : une stratégie qui, au pire, permettra de préserver la part de 27 % des quotidiens, et, au mieux, d’émousser la capacité des hebdos de former des alliances supérieures. Il serait particulièrement dangereux que les hebdos puissent disposer d’une période « ouverte » au cours de laquelle ils pourraient fonctionner sans entrave, consolider les gains qu’ils auraient pu faire auprès des gros annonceurs et avoir la chance d’enseigner aux annonceurs de nouveaux critères de comparaison dans leur choix des médias imprimés.

Le Tribunal a fait deux remarques initiales au sujet de cet extrait. Premièrement, la part de 27 % évoquée par Mme Urban était constituée des « recettes totales de la publicité locale dans tous les médias » du Lower Mainland, ce qui semblait indiquer une définition large du marché. Deuxièmement, le Tribunal a fait remarquer qu’« aucune discussion dans le rapport ne porte sur des médias ou des véhicules publicitaires autres que les journaux communautaires ». Le Tribunal a reconnu que les journaux communautaires n’ont cessé de se renforcer après 1985 comme l’indique le fait qu’ils s’étaient approprié une plus large part des recettes publicitaires globales. Le Tribunal a conclu que les journaux communautaires dans le Lower Mainland ont continué de prendre de l’expansion par rapport aux quotidiens de Pacific (décision, à la page 193).

b)      Flyer Force et le North Shore Extra (décision, aux pages 193 à 200)

Comme nous l’avons vu plus haut, Southam a pris plusieurs mesures afin d’attirer les annonceurs en plus grand nombre. La première a consisté à mettre sur pied un système de distribution de prospectus appelé « Flyer Force » qui dessert les foyers situés dans un secteur donné, y compris ceux qui ne sont pas abonnés aux quotidiens de Pacific. Le Tribunal a conclu que, pendant la période où Flyer Force a été exploité, les quotidiens de Pacific et les journaux communautaires étaient sur le même marché du produit pertinent, et qu’il était fort probable que Flyer Force avait été fermé pour des raisons financières et non à cause des acquisitions (décision, aux pages 195 à 197).

La deuxième mesure prise par Southam a été le lancement d’un supplément de zone. Lorsque la décision a été prise en 1988 de construire une nouvelle imprimerie, l’une des justifications additionnelles qui a été fournie au soutien du projet était que l’installation contribuerait au lancement projeté de suppléments de zone en tant que moyen de faire concurrence aux journaux communautaires. Cette justification a été présentée par un cadre de Southam, M. Perks, dans un document que le Tribunal a partiellement reproduit à la page 195 de sa décision :

[traduction] Comme l’a démontré le rapport Urban de 1986, … les journaux communautaires détenaient, en 1986, une part anormalement élevée de la publicité dans les médias imprimés du Lower Mainland et dans les activités de distribution des prospectus.

Malgré le lancement de Flyer Force, qui injectera une somme de 2 millions de dollars en 1988 à la contribution des encarts à Pacific Press, les journaux communautaires continuent de consolider leur position. [Cet énoncé au sujet de la contribution de Flyer Force paraît très exagéré compte tenu des renseignements existants sur les recettes du Sun provenant des encarts dont il a été question plus haut.]

Pacific Press a retardé le lancement du premier « Sun Plus », qui est le titre de travail d’une série de produits hebdomadaires zonés. La pression de faire des profits en 1988 en est la cause. À moins que nous ne soyons prêts à concéder (pour de bon?) aux journaux communautaires une portion substantielle de ce qui est normalement le volume d’affaires des quotidiens, le projet doit être mis sur pied en 1989. [Non souligné dans l’original.]

M. Perks a déclaré dans son témoignage qu’il avait fait référence au supplément de zone à la demande de la direction de Pacific Press et qu’il ne pensait pas que le supplément pouvait réussir à récupérer la clientèle perdue. Selon lui, un « courant irréversible » avait été créé vers les journaux communautaires (décision, à la page 196).

Le North Shore Extra est le seul journal communautaire que Southam a lancé, mais sa publication a été abandonnée peu après l’acquisition du North Shore News. S’agissant du North Shore Extra, le Tribunal a conclu que son lancement indiquait que les quotidiens de Pacific, sous leur forme traditionnelle, n’étaient pas sur le même marché du produit. Le Tribunal a posé la question suivante : « Si les quotidiens et les journaux communautaires sont déjà sur le même marché, pourquoi les quotidiens voudraient-ils lancer des journaux communautaires? » (décision, à la page 200). (La question n’est pas celle de savoir si les quotidiens et les journaux communautaires sont sur le même marché du produit comme cet extrait le donne à penser; voir aussi la décision, aux pages 274 et 275, et la conclusion finale du Tribunal sur ce point, à la page 278.)

c)         Sensibilité des annonceurs aux prix (décision, aux pages 200 et 201)

À la page 200 de sa décision, le Tribunal cite un extrait d’un document de Southam dans lequel il est donné à entendre que si l’un des quotidiens de Pacific, à savoir le Province, devait augmenter ses tarifs publicitaires de façon appréciable, le journal perdrait ses annonceurs « bas de gamme ». Ce document est en partie libellé ainsi qu’il suit :

[traduction] Mais aucune de ces raisons n’attirera les clients qui n’ont pas les moyens de payer les tarifs de Pacific Press. Ils seront forcés de se tourner vers les hebdos. Si la Province augmentait ses tarifs de façon spectaculaire, Pacific Press laisserait alors le bas de gamme du marché aux hebdos.

Le Tribunal a conclu que ce genre de preuve n’était pas utile pour décider si deux produits sont de proches substituts, c’est-à-dire qu’« un changement minime dans le prix de l’un ou l’autre fera modifier les habitudes d’achat » (mis en italiques par le Tribunal). Le Tribunal a estimé que la preuve relative aux annonceurs pour qui les contraintes budgétaires n’existent pas était un meilleur indicateur du caractère substitutif. Le raisonnement intégral du Tribunal figure aux pages 200 et 201 :

Même cette froide assertion n’est pas sans ambiguïté pour ce qui est du caractère substitutif des quotidiens aux journaux communautaires. Bien que l’on puisse déceler dans la citation une certaine forme de substitution, elle n’est pas de celles que l’on recherche ordinairement lorsqu’il s’agit de décider si deux produits sont de proches substituts, et donc dans le même marché, c’est-à-dire qu’un changement minime dans le prix de l’un ou l’autre fera modifier les habitudes d’achat. La citation laisse à entendre que les annonceurs, en raison de leur budget limité, seraient forcés de passer des quotidiens aux journaux communautaires. Le fait qu’on a nullement fait référence à la perte d’annonceurs pour qui les contraintes budgétaires n’existent pas est, à tout le moins, aussi important que le souci manifesté à l’endroit de ces annonceurs. Que ces annonceurs se tournent vers les journaux communautaires par suite d’une hausse de prix des quotidiens, voilà qui traduirait plus clairement un caractère substitutif.

d)         Motifs des acquisitions—Prix payés (décision, aux pages 201 à 209)

Le Tribunal a examiné la question de savoir si les deux journaux communautaires en question avaient été acquis dans le but de faire un investissement ou parce qu’on avait l’intention d’éliminer ces journaux en tant que concurrents des quotidiens de Pacific et d’empêcher d’autres acheteurs éventuels de tirer parti de leur valeur stratégique (décision, à la page 201). Une facette de la preuve consistait en des documents préparés par des cadres de Southam. L’autre facette avait trait aux prix payés pour l’achat des deux journaux communautaires.

En ce qui concerne la preuve documentaire, le Tribunal s’est intéressé à une note de service que M. Perks a rédigée et envoyée à d’autres dirigeants en vue d’une réunion avec le conseil d’administration de Southam au sujet de l’acquisition des journaux communautaires. Ce document ainsi que le témoignage de M. Perks ont amené le Tribunal à conclure que les acquisitions visaient à atteindre trois objectifs stratégiques : (1) empêcher l’éventualité de l’achat du North Shore News par quelqu’un qui s’en servirait pour lancer un troisième quotidien qui ferait concurrence aux quotidiens de Pacific; (2) empêcher les quotidiens de Pacific de subir des pertes financières et les journaux communautaires de réaliser un bénéfice correspondant dans le cas où les quotidiens de Pacific seraient une fois de plus aux prises avec des problèmes de relations de travail; et (3) empêcher la formation d’un groupe de journaux communautaires ennemi (décision, à la page 202).

Pour ce qui est de l’importance stratégique du North Shore News en tant que tremplin pour le lancement d’un troisième quotidien, le Tribunal a statué que cette preuve était étrangère à la question du marché du produit. Elle se rapportait plutôt à la question de savoir si les acquisitions avaient eu pour effet d’empêcher sensiblement la concurrence (décision, à la page 202).

Pour ce qui est du deuxième objectif stratégique, le Tribunal a reconnu les pertes permanentes subies par Southam à la suite de plusieurs grèves. Les quotidiens de Pacific ont dû cesser leurs activités à cause d’une grève qui a eu lieu entre novembre 1978 et juillet 1979, et d’une autre grève de deux mois en 1984. La menace de grève qui planait au début de 1987 ne s’est jamais concrétisée. Pendant ces périodes, les journaux communautaires ont été très avantagés par ces grèves puisque « [l]es clients des quotidiens se sont précipités dans les journaux communautaires pour combler leurs besoins en publicité par la presse » (décision, à la page 204). Le Tribunal a toutefois déclaré que le fait que les annonceurs se soient tournés vers les journaux communautaires pendant les grèves « donne très peu de poids à la question du caractère substitutif, car ils avaient peu de choix » (décision, à la page 204). Cette preuve établit simplement que, à court terme, les journaux communautaires sont le plus proche substitut des quotidiens de Pacific. (Ces conclusions ne se rapportent pas à la question initialement soulevée. Quant à la troisième stratégie, elle a inexplicablement été traitée sous la rubrique « prix payés ».)

Il est ressorti de la preuve que Southam avait acheté le North Shore News et le Vancouver Courier au prix fort (décision, à la page 208). Le directeur a soutenu que cette preuve appuyait le point de vue selon lequel ces journaux communautaires avaient été acquis pour des raisons stratégiques ou anti- concurrentielles et non dans le but de faire un investissement. Le Tribunal a conclu que les deux journaux communautaires n’avaient pas été achetés uniquement parce qu’ils représentaient un bon investissement (décision, à la page 209). Il a ensuite déclaré que la preuve n’était pas probante sur la question de savoir si les journaux communautaires avaient été achetés dans le but d’empêcher la création d’un groupe de journaux communautaires ennemi. La preuve révélait tout au plus que le Vancouver Courier et le North Shore News avaient plus de valeur ensemble que lorsqu’ils étaient exploités et commercialisés séparément (décision, à la page 209).

e)         Marketing des quotidiens de Pacific (décision, aux pages 209 à 213)

Au soutien de l’argument selon lequel les quotidiens de Pacific et les journaux communautaires sont sur le même marché du produit, le directeur a fait état des efforts déployés par les quotidiens de Pacific pour effectuer des études de marché, ainsi que des dépliants et autres outils de marketing mis à la disposition de leurs représentants de commerce pour traiter avec les annonceurs. De façon générale, le Tribunal n’a pas trouvé que cette preuve était utile car les efforts de recherche englobaient tous les types de publicité et pas seulement les médias imprimés (décision, aux pages 208 à 212).

Un autre volet de la preuve avait trait aux efforts des quotidiens de Pacific pour repérer les personnes qui plaçaient des annonces dans les journaux communautaires et leurs encarts afin de trouver des annonceurs éventuels. Bien que le témoin de Southam ait déclaré que ce repérage s’était limité à la publicité dans les encarts, le Tribunal a accepté le témoignage du témoin du directeur voulant que le repérage ait été effectué à l’égard des deux. Le Tribunal a toutefois conclu que ces témoignages ne portaient « que sur une des nombreuses facettes touchant la délimitation du marché du produit » (décision, à la page 213).

4.         Le point de vue des journaux communautaires (décision, aux pages 213 à 218)

Le Tribunal a conclu que le service des ventes du North Shore News dépouillait tous les médias sur le North Shore, y compris les magazines, la radio et la télévision en plus des quotidiens de Pacific, pour chercher des annonceurs éventuels. La seule conclusion importante du Tribunal est formulée à la page 216 :

Il est donc manifeste que le personnel de vente du North Shore News continue de solliciter tous les gros annonceurs des quotidiens. Le North Shore News mène encore des sondages auprès de ses lecteurs afin d’élaborer des arguments que les représentants peuvent invoquer auprès des annonceurs des quotidiens en mettant l’accent sur des comparaisons en ce qui a trait au taux de pénétration.

5.         Opinions et comportement des annonceurs (décision, aux pages 218 à 257)

Le Tribunal a examiné la preuve anecdotique d’un certain nombre d’annonceurs concernant l’usage qu’ils font des médias électroniques et de la publicité imprimée. En ce qui concerne les médias électroniques, le Tribunal a conclu qu’ils étaient de faibles substituts de la publicité imprimée et, partant, que ces deux produits n’étaient pas sur le même marché. Le Tribunal a expliqué qu’il y a deux façons de démontrer que les médias électroniques peuvent se substituer aux médias imprimés. La première consiste en « une réponse directe à une modification des prix qui incite à changer de véhicule publicitaire » (décision, à la page 224). Sur ce point, le Tribunal a déclaré que les témoins n’ont pas mentionné « un seul cas » où le passage de l’un à l’autre avait été provoqué par un changement dans les prix. La seconde façon de démontrer la possibilité de substitution est plus indirecte et consiste à prouver que les deux véhicules servent aux mêmes fins. Le Tribunal a conclu que, pour être efficace, la publicité multi-prix/multi-produits doit être imprimée, plus particulièrement sous forme de grandes annonces dans les journaux et sous forme de prospectus. Par conséquent, la télévision et la radio n’ont pas été considérées comme de proches substituts de la publicité par grandes annonces (décision, aux pages 224 et 225).

En ce qui concerne les annonceurs qui utilisent la publicité par grandes annonces, le directeur a fait entendre plusieurs témoins au soutien de la thèse selon laquelle les annonceurs détaillants dans le Lower Mainland considèrent les quotidiens de Pacific et les journaux communautaires comme des véhicules interchangeables pour transmettre leur message publicitaire aux consommateurs. Le Tribunal a conclu que les explications fournies par ces annonceurs pour justifier leurs stratégies de publicité imprimée n’étaient pas toujours claires. En outre, le Tribunal a fait remarquer que le directeur n’avait pas poursuivi systématiquement la question de la sensibilité aux prix entre les quotidiens et les journaux communautaires (décision, aux pages 235 et 236). On a omis de demander à certains témoins comment ils réagiraient dans l’éventualité d’une augmentation de prix dans les quotidiens de Pacific ou les journaux communautaires. Certains de ceux à qui la question a été posée ont déclaré qu’ils ne retourneraient pas aux quotidiens même s’ils devaient faire face à une hausse des tarifs parce que ceux-ci ont un faible taux de pénétration dans les zones commerciales (décision, aux pages 236 et 237).

La seule autre preuve relative à la sensibilité aux prix réside dans une enquête effectuée par Angus Reid pour le compte de Southam (décision, aux pages 251 à 257). Le Tribunal a cependant statué qu’on ne pouvait pas se fier aux résultats de cette enquête parce qu’une grave erreur méthodologique avait été commise pendant l’enquête. En conséquence, le Tribunal n’a pas tenu compte des résultats de l’enquête.

En dernière analyse, le Tribunal est arrivé à la conclusion qu’il n’existait pas de preuve directe que les annonceurs ayant recours à la publicité par grandes annonces délaisseraient les quotidiens de Pacific pour les journaux communautaires en réaction à un changement dans les prix relatifs. En ce qui concerne la preuve indirecte du caractère substitutif, le Tribunal a déclaré qu’on ne devait pas adopter la notion de fins similaires de la publicité dans les quotidiens de Pacific et les journaux communautaires pour évaluer le caractère substitutif. Le Tribunal s’est exprimé en ces termes à la page 238 :

Comme dans le cas entre les médias imprimés et les médias électroniques, la substitution entre les quotidiens et les journaux communautaires peut être démontrée de façon directe ou indirecte. Aucune preuve directe n’est ressortie du témoignage des annonceurs appelés par le directeur. Les changements relatifs à l’utilisation des journaux n’ont pas été motivés par aucun changement perceptible des prix. Quant à la preuve indirecte de l’utilisation des deux véhicules aux mêmes fins, il s’agit de déterminer si les dites « fins » procèdent du contenu de l’annonce et des circonstances entourant l’utilisation d’un véhicule en particulier. On pourrait même affirmer que les journaux communautaires sont utilisés pour rejoindre la clientèle dans les zones respectives de diffusion et que les quotidiens sont utilisés pour rejoindre la clientèle de tout le Lower Mainland. Il n’est pas utile d’adopter cette notion des « fins » pour déterminer si les quotidiens et les journaux communautaires sont des substituts efficaces.

6.         Les groupes de journaux communautaires (décision, aux pages 257 à 268)

Lorsqu’il a examiné la preuve relative aux groupes de journaux communautaires, le Tribunal a fait remarquer qu’il n’était pas possible d’établir si les nouveaux annonceurs dans les journaux communautaires avaient été attirés par l’offre de rabais sur les achats collectifs ou s’il s’agissait d’« annonceurs existants qui ont simplement modifié leurs rapports avec les divers journaux communautaires » (décision, à la page 262). Le Tribunal a conclu que les ventes du groupe avaient augmenté, mais que rien ne permettait de conclure que cette augmentation était constituée de nouvelles ventes. Compte tenu de ces données, il était raisonnable de conclure que l’augmentation des ventes était attribuable à des clients existants qui auraient normalement placé leurs annonces directement dans les journaux communautaires (décision, à la page 262). La conclusion officielle du Tribunal à ce stade-ci est ainsi libellée (à la page 267) :

En conclusion, selon la preuve dont on dispose, le Tribunal n’est pas convaincu que le rabais multi-presse est un important facteur de la capacité des journaux communautaires d’attirer de la clientèle des quotidiens, ou que les nouveaux clients venant aux journaux communautaires par l’entremise des groupes autrement annonceraient dans les quotidiens.

7.         Conclusions relatives au marché du produit (décision, aux pages 268 à 279)

Le Tribunal a conclu que « [d]ans le Lower Mainland, les journaux communautaires sont singulièrement forts et les quotidiens singulièrement faibles ». C’est une situation qui préoccupait les quotidiens de Pacific et qui les a amenés à chercher « des moyens de composer avec l’attraction qu’exerçaient les journaux communautaires auprès des annonceurs » (décision, à la page 268). En termes généraux, le Tribunal a conclu que les quotidiens de Pacific et les journaux communautaires étaient en concurrence, mais qu’il fallait « une analyse plus rigoureuse » pour déterminer s’ils étaient sur le même marché.

En ce qui concerne la dimension produit du marché pertinent, le Tribunal a déclaré que deux « cadres conceptuels » ressortaient de la preuve et de l’argumentation (décision, à la page 270). Le cadre étroit était axé sur la capacité de Southam d’exercer une puissance commerciale et d’augmenter les prix de la publicité-détaillants dans le Lower Mainland après le fusionnement. (Ce cadre se rapporte probablement à la question de savoir si le fusionnement aura vraisemblablement pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence puisque le Tribunal n’en a plus reparlé.) Le cadre plus large englobait toutes les dimensions de la concurrence entre les quotidiens de Pacific et les journaux communautaires, et il comporte deux parties.

La première partie se rapporte à l’argument du directeur selon lequel la vigueur des journaux communautaires pourrait être attribuée à l’impuissance des quotidiens de Pacific à livrer une concurrence plus efficace, et que le succès des journaux communautaires aux dépens des quotidiens de Pacific était la preuve qu’ils étaient tous sur le même marché du produit. En acquérant les journaux communautaires, Southam se soustrayait à la nécessité de livrer une concurrence plus efficace (décision, à la page 270). Sur ce point, le Tribunal a conclu que les raisons de la vigueur actuelle des journaux communautaires avaient une importance secondaire par rapport à la preuve portant directement sur la question de savoir si les quotidiens et les journaux communautaires pouvaient se substituer l’un à l’autre (décision, à la page 272).

La deuxième partie de l’approche large concerne les deux façons dont les quotidiens de Pacific et les journaux communautaires peuvent, en théorie, se faire concurrence pour attirer les annonceurs. La première consiste à apporter des modifications aux produits qui rendront les journaux respectifs plus attrayants auprès des annonceurs, tandis que la seconde se rapporte aux prix.

En ce qui concerne les modifications au produit des journaux communautaires, le Tribunal a fait remarquer qu’une possibilité était d’augmenter le nombre d’éditions par semaine, pour ainsi offrir aux annonceurs un choix plus vaste et se rapprocher beaucoup de ce que les quotidiens de Pacific pouvaient offrir. Le Tribunal a parlé d’une deuxième modification, soit la création de groupes de journaux communautaires pour tenter d’attirer un plus grand nombre d’annonceurs au moyen d’achats collectifs. À cet égard, le Tribunal a déclaré que rien ne permettait de conclure que cette mesure avait permis aux journaux communautaires d’attirer des annonceurs provenant des quotidiens de Pacific (décision, à la page 273).

En ce qui concerne les modifications que les quotidiens de Pacific ont apportées à leur produit, le Tribunal a reconnu que Flyer Force de Southam était sur le même marché que les journaux communautaires au moment des acquisitions. Par contre, le North Shore Extra lancé par Southam n’était pas, selon le Tribunal, rattaché à l’activité principale des quotidiens de Pacific et, partant, le supplément de zone constituait un produit distinct (décision, à la page 274). Le Tribunal a conclu que le lancement d’un supplément de zone ne prouvait pas que les quotidiens de Pacific et les journaux communautaires étaient sur le même marché (décision, aux pages 274 et 275). (À la page 278, le Tribunal affirme qu’avec le lancement du North Shore Extra, les quotidiens de Pacific et les journaux communautaires étaient sur le même marché en ce qui concerne la publicité par grandes annonces sur le North Shore.)

Quant à la concurrence par les prix, le Tribunal n’était pas convaincu que les journaux communautaires, que ce soit de façon individuelle ou au moyen de rabais sur les achats collectifs, alignaient leurs tarifs publicitaires sur ceux des quotidiens de Pacific. Il a reconnu que Southam était préoccupée par le fait que les petits annonceurs seraient obligés de se tourner vers les journaux communautaires si les tarifs publicitaires des quotidiens de Pacific augmentaient de façon appréciable, mais il a considéré qu’il s’agissait d’une preuve peu convaincante de la sensibilité aux prix étant donné que seuls les plus petits annonceurs seraient touchés (décision, à la page 275).

Le Tribunal s’est ensuite reporté au témoignage de M. Perks qui a déclaré que les plus petits annonceurs avaient délaissé le Vancouver Sun depuis un certain temps et qu’il n’y avait aucune chance qu’ils reviennent à ce journal. Après avoir déclaré que cette preuve était compatible avec la conclusion selon laquelle la perte de clientèle par les quotidiens de Pacific au profit des journaux communautaires faisait partie d’un « phénomène à sens unique » (décision, à la page 275), le Tribunal a présumé que si « ce sont les tarifs élevés qui ont chassé les plus petits annonceurs, alors des tarifs plus bas pourraient les ramener » (décision, à la page 275). C’est à ce stade-ci de ses motifs que le Tribunal a commencé son analyse circonstanciée de l’élasticité croisée.

Le Tribunal a énoncé la « question clé » en ces termes (décision, à la page 276) :

La question clé en ce qui a trait au passage des quotidiens aux journaux communautaires est de savoir s’il s’agit du genre de substitution qui se produit lorsqu’un meilleur produit est introduit, ou s’il reflète l’appréciation des combinaisons de caractéristiques de deux produits considérés comme offrant une valeur très semblable pour chaque dollar dépensé. Dans le premier scénario, le produit supérieur remplace graduellement le produit existant. Même s’il apparaît que les produits soient sur le même marché, ils ne le sont pas; les consommateurs ne se préoccupent pas des prix et ne reviendront pas à l’ancien produit dans l’éventualité d’un changement mineur dans les prix relatifs.

Cet extrait soulève la question centrale qui consiste à déterminer si les annonceurs sont insensibles à des « changement[s] mineur[s] dans les prix relatifs » parce qu’ils considèrent la publicité dans les journaux communautaires comme un produit supérieur auquel les quotidiens de Pacific ne peuvent se substituer. Le Tribunal a ensuite exposé la thèse du directeur (décision, à la page 276) :

Par ailleurs, les allégations du directeur impliquent qu’un segment suffisamment large d’utilisateurs des journaux communautaires et des quotidiens sont sensibles aux prix relatifs des deux véhicules, et passeraient considérablement de l’un à l’autre devant des changements assez minimes dans les prix. L’avocat du directeur fait valoir que les décisions en matière de publicité sont complexes et que les annonceurs ont de la difficulté à cerner le rôle des prix relatifs dans leurs décisions. Cela est sans aucun doute vrai. Les prix ne sont qu’une des nombreuses variables que doivent peser les annonceurs, car les véhicules publicitaires sont des produits très différents. Est-ce que les produits en question ici sont différents au point de ne pas faire réagir les acheteurs devant un changement minime de prix? Il existe des différences et des points communs évidents entre les quotidiens et les journaux communautaires. Il n’y a aucune raison de les revoir.

Après avoir déclaré qu’il existait des différences évidentes entre les quotidiens de Pacific et les journaux communautaires, le Tribunal a conclu qu’il incombait au directeur de démontrer que les annonceurs considèrent les deux produits comme étant hautement similaires et qu’il y a une forte élasticité de la demande. La question fondamentale a été formulée ainsi qu’il suit aux pages 276 et 277 :

Sur le plan des différences, il incombe au directeur de démontrer que les acheteurs considèrent les deux produits comme étant hautement similaires et que des changements minimes dans les prix relatifs provoqueraient un déplacement important du volume publicitaire d’un véhicule à l’autre. La preuve démontrant que les annonceurs utilisent l’un ou l’autre véhicule surtout en fonction des caractéristiques propres à chacun laisse à entendre le contraire. [Non souligné dans l’original.]

Il ressort de la dernière phrase de cet extrait que les annonceurs demeurent insensibles à des variations de prix en raison des avantages ou des inconvénients rattachés à la publicité dans un type de journaux par opposition à l’autre. Le Tribunal est arrivé à la conclusion suivante à la page 277 :

En fait, le Tribunal ne dispose d’aucune preuve selon laquelle les annonceurs sont hautement sensibles aux prix relatifs des quotidiens et des journaux communautaires. Étant présents dans tout le Lower Mainland, offrant deux et parfois trois éditions par semaine et offrant apparemment un produit de bonne qualité dans son ensemble, y compris une distribution assurée, les journaux communautaires semblent être devenus le véhicule préféré de nombreux annonceurs qui s’en remettaient auparavant uniquement aux quotidiens. La preuve démontre que, pour les annonceurs, la possibilité d’obtenir un taux très élevé de pénétration dans les régions d’où proviennent leurs clients est un atout majeur des journaux communautaires. Il y a peu de chances qu’ils laissent tomber cet avantage simplement parce que les quotidiens baissent leurs tarifs publicitaires. Étant donné la structure actuelle de leurs produits, les quotidiens et les journaux communautaires représentent au mieux, pour certains annonceurs, de faibles substituts. [Non souligné dans l’original.]

La conclusion négative du Tribunal sur la sensibilité aux prix est en partie fondée sur la constatation qu’une « grande » partie des annonceurs des journaux communautaires ne sont « pas des clients potentiels des quotidiens, leur rayonnement étant trop local ». Quant aux annonceurs ayant de « multiples points de vente » ou « dont le rayonnement est très vaste » et qui utilisent les quotidiens de Pacific et les journaux communautaires, ils présentaient une certaine sensibilité aux prix, mais rien ne permettait de conclure qu’elle était plus aiguë que chez les plus petits annonceurs des journaux communautaires. (Le Tribunal faisait probablement allusion aux deux groupes d’annonceurs dont il avait parlé précédemment dans ses motifs; voir ci-dessus, aux pages 19-20, et la décision, aux pages 189 et 190.) Cette conclusion figure à la page 277 :

Une grande partie des annonceurs des journaux communautaires ne sont pas des clients potentiels des quotidiens, leur rayonnement étant trop local. Bien qu’il existe une certaine sensibilité aux prix des quotidiens et des journaux communautaires auprès des annonceurs ayant de multiples points de vente ou dont le rayonnement est très vaste, il n’existe aucune preuve qu’elle soit plus aiguë qu’auprès des plus petits annonceurs des journaux communautaires vis-à-vis des solutions de rechange dont ils peuvent se prévaloir.

À la page 278, le Tribunal a réitéré sa conclusion antérieure voulant que la preuve n’appuie pas la prétention selon laquelle « un changement minime dans la relativité des prix » inciterait les annonceurs à passer d’un genre de journal à l’autre :

En conséquence, la preuve concernant la demande de publicité par la presse amène le Tribunal à conclure que les journaux communautaires et les quotidiens sont de très faibles substituts : un changement minime de la relativité des prix n’incitera vraisemblablement pas les annonceurs à passer considérablement d’un genre de journal à l’autre. Même si les journaux communautaires, le temps aidant, ont réussi à soutirer de la clientèle aux quotidiens, cela s’explique davantage par l’évolution des changements au niveau des conditions dans lesquelles se trouvaient les annonceurs que par leur réaction à des changements de prix.

Pour parvenir à cette conclusion, le Tribunal a reconnu que les quotidiens de Pacific et les journaux communautaires s’étaient fait concurrence pour attirer des annonceurs en apportant des modifications à leur produit. En ce qui concerne Flyer Force et le North Shore Extra, les quotidiens de Pacific et les journaux communautaires étaient sur le même marché du produit quant à la publicité par grandes annonces. Malgré tout, le Tribunal a considéré que les quotidiens de Pacific et les journaux communautaires étaient de trop faibles substituts pour qu’on puisse dire qu’ils étaient sur le même marché du produit. À la page 278, il s’est exprimé en ces termes :

Lorsqu’on les examine exclusivement sous l’angle d’un produit stable à un moment donné, les quotidiens et les journaux communautaires sont de trop faibles substituts pour qu’on puisse dire qu’ils sont sur le même marché. Il y a peu de doute toutefois qu’ils luttent pour s’accaparer un bon nombre des mêmes annonceurs. Cette concurrence consiste à des modifications au niveau de leur produit pour tirer profit de l’évolution des conditions du marché. Avec Flyer Force et le North Shore Extra, le Sun et les journaux communautaires étaient sur le même marché en ce qui a trait à la distribution des prospectus dans la majeure partie du Lower Mainland, et sur le même marché de la publicité par grandes annonces sur le North Shore.

En passant, le Tribunal a fait remarquer que les médias électroniques en tant que support publicitaire étaient un trop faible substitut pour qu’on puisse dire qu’ils faisaient partie du marché du produit pertinent, et que les prospectus distribués par des distributeurs fiables étaient « clairement » sur le même marché. Enfin, le Tribunal a souligné que l’existence de groupes de journaux communautaires ne modifiait pas cette conclusion étant donné que ces groupes n’avaient pas eu un effet important sur la concurrence avec les quotidiens de Pacific (décision, aux pages 278 et 279).

8.         Entrée dans le domaine de l’édition des journaux communautaires (décision, aux pages 279 à 285)

Après avoir statué que les services de publicité-détaillants offerts par les quotidiens de Pacific et les journaux communautaires n’étaient pas sur le même marché du produit, le Tribunal a longuement traité de certaines conditions touchant l’entrée dans le domaine de l’édition des journaux communautaires. Le Tribunal a fait remarquer qu’il n’était pas difficile de faire son entrée sur ce marché, mais qu’il était difficile de survivre. À cet égard, le Tribunal a souligné que la méthode d’entrée préférée était l’acquisition de journaux, comme le montrent les mesures prises par Southam. Le Tribunal a ensuite déclaré que pour parvenir à la conclusion que l’entrée sur ce marché était difficile, il fallait examiner deux facteurs : les « économies d’échelle » et les « coûts irrécupérables ». Selon le Tribunal, aucun de ces facteurs pris isolément ne créait un obstacle à l’entrée suffisant.

Des économies d’échelle donnent à penser, par exemple, qu’une fois qu’un journal communautaire prend les devants en ce qui a trait au tirage et au format (p. ex., le North Shore News), il jouit d’un avantage décisif par rapport à de nouveaux venus sur le marché. L’expression « coûts irrécupérables » s’entend des coûts qui sont engagés pour lancer une entreprise, mais qui ne peuvent être recouvrés en cas d’échec. Le Tribunal ne s’est pas prononcé sur la question de savoir si l’une ou l’autre de ces conditions avait été remplie. Après avoir examiné la preuve relative à l’échec d’un concurrent éphémère du North Shore News, le North Shore Today, le Tribunal a conclu que de nouveaux concurrents pourraient faire leur entrée sur un marché sur lequel existerait un journal communautaire de qualité inférieure, si l’entrée était par ailleurs rentable. Voici ce que le Tribunal a déclaré à la page 284 :

On peut raisonnablement conclure qu’il existe un nombre considérable de nouvelles entreprises qui pourraient faire leur entrée sur le marché, comme celle de M. Hopkins [l’éditeur de l’éphémère « North Shore Today »], et qui seraient prêtes à saisir l’occasion offerte par un journal communautaire de qualité inférieure, dans une collectivité pouvant offrir d’importantes perspectives de rentabilité.

9.         Empêcher ou diminuer sensiblement la concurrence (décision, aux pages 285 à 288)

Après avoir examiné la question de l’entrée sur le marché, le Tribunal est arrivé à la conclusion qu’il était peu probable que l’acquisition du North Shore News et du Vancouver Courier par Southam se traduirait par des tarifs publicitaires sensiblement plus élevés sur les marchés géographiques évoqués par le directeur (décision, à la page 285) :

Comme les quotidiens et les journaux communautaires sont de faibles substituts, les chances que les acquisitions entraînent une hausse considérable des prix sont très faibles. Des changements modérés dans les prix relatifs n’influenceront vraisemblablement pas le choix des annonceurs de façon notable. Par conséquent, si l’objet des acquisitions est de protéger les quotidiens, la seule façon de le faire est d’apporter des changements frappants dans les prix des journaux communautaires, pris collectivement. Southam devrait concentrer ses majorations de prix sur le Courier et le North Shore News, car tous les autres journaux communautaires qu’elle possède font face à une concurrence importante de la part d’un journal communautaire rival. Les annonceurs passeraient chez le concurrent avant même d’envisager les quotidiens. Une hausse des prix serait sans aucun doute dommageable pour le Courier et le North Shore News, mais pourrait profiter à l’ensemble de l’entreprise Southam si les quotidiens étaient capables de maintenir les prix à un niveau supérieur à ce qu’ils seraient autrement, ou encore, de ralentir l’exode des annonceurs vers les journaux communautaires. Southam n’a pas la puissance commerciale nécessaire pour agir ainsi.

Le Tribunal a ensuite examiné deux arguments invoqués par le directeur relativement à la question de savoir si le fusionnement aurait vraisemblablement pour effet d’empêcher la concurrence. En ce qui a trait à l’argument selon lequel les acquisitions avaient nui à la formation d’un groupe efficace de journaux communautaires, le Tribunal a déclaré qu’il était mal fondé dès lors que l’on concluait que les quotidiens de Pacific et les journaux communautaires n’étaient pas sur le même marché du produit. En ce qui a trait à l’argument selon lequel les acquisitions avaient peut-être empêché quelqu’un d’autre de se porter acquéreur de l’un des journaux communautaires dans le but de lancer un quotidien, le Tribunal l’a rejeté au motif qu’il était peu probable qu’un tel événement se produise (décision, aux pages 287 à 288).

V — QUESTIONS EN LITIGE ET ANALYSE

Le directeur soutient que le Tribunal a commis une erreur en concluant que les quotidiens de Pacific et les journaux communautaires ne sont pas sur le même marché du produit. En particulier, il affirme : (1) que le Tribunal n’a pas correctement appliqué l’approche qu’il avait formulée pour la définition du marché du produit pertinent en exigeant une preuve directe de la forte sensibilité aux prix des annonceurs; et (2) qu’en concluant qu’un groupe de journaux communautaires ne serait pas sur le même marché du produit que les quotidiens de Pacific, le Tribunal n’a tenu aucun compte de la preuve indirecte pertinente. À titre subsidiaire, le directeur affirme que le Tribunal a commis une erreur en omettant d’examiner la question de savoir si, n’eût été les acquisitions, les quotidiens de Pacific et les journaux communautaires seraient devenus de proches concurrents sur le marché de la publicité-détaillants imprimée.

La thèse de Southam est assez simple. Le Tribunal n’a pas commis d’erreur en ce qui a trait à l’approche qu’il avait formulée, ni dans l’appréciation de la preuve. Pour ce qui est du moyen d’appel subsidiaire, Southam affirme que le directeur n’a pas plaidé la question et ne l’a pas soulevée lors du débat devant le Tribunal. De toute façon, Southam soutient que la présente Cour n’a pas la compétence voulue pour statuer sur la question de la définition du marché puisqu’il s’agit d’une question de fait à l’égard de laquelle l’autorisation prévue par la loi n’a pas été demandée. Southam fait en outre valoir que les questions visées par l’appel relèvent du champ d’expertise du Tribunal et qu’il convient, pour cette raison, de faire preuve de retenue envers sa décision. Je me propose d’examiner d’abord les deux derniers arguments invoqués par Southam.

1.         Définition du marché : question de fait ou de droit?

Si la question de la définition du marché n’est qu’une question de fait, alors il s’ensuit nécessairement que la présente Cour n’a pas la compétence voulue pour entendre le présent appel. Le paragraphe 13(2) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence dispose qu’on ne peut interjeter appel d’une question de fait sans l’autorisation de la présente Cour, et aucune autorisation semblable n’a été demandée par le directeur. À mon avis, toutefois, cette autorisation n’était pas nécessaire dans la présente espèce.

Le critère ou le cadre d’analyse qu’il convient d’adopter pour déterminer si les produits offerts par deux entreprises fusionnantes sont de « proches substituts » et, partant, sont sur le même marché du produit est une question de droit. Ainsi, comme nous le verrons de façon plus détaillée ci-après, plusieurs critères ou cadres d’analyse peuvent être adoptés pour définir un marché pertinent. « L’élasticité croisée » et « l’interchangeabilité raisonnable de l’utilisation » sont deux exemples. L’adoption du cadre approprié et son application correcte demeurent une question de droit. La question de savoir si les faits dans une affaire particulière satisfont aux exigences d’un cadre donné est une question de fait ou, plus exactement, une question de droit et de fait. Il faut reconnaître qu’appliquer des faits à une définition ou un cadre juridique est un exercice qu’on assimile la plupart du temps à une question de fait. Il en est ainsi principalement parce que, pour prendre la décision finale, le décideur doit exercer son jugement personnel, comme c’est le cas lorsqu’il s’agit de rendre des décisions fondamentales quant aux faits.

Je préfère employer l’expression question de droit et de fait pour deux raisons. La première réside dans le fait qu’on évite la confusion dans des affaires comme celle dont la Cour est saisie, où la compétence est attribuée en fonction du genre de question à l’étude. À mon sens, on devrait voir les questions de fait comme des faits fondamentaux qui doivent être établis avant qu’on puisse appliquer le droit, par exemple des faits observés par des témoins et prouvés par un témoignage; voir Moreno c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 298(C.A.), aux pages 311 et 312. La question de savoir si ces faits, une fois établis, satisfont à une définition ou une prescription juridique est essentiellement une question de droit et de fait. La deuxième et principale raison pour laquelle j’emploie l’expression « question de droit et de fait » réside dans le fait que cette expression est compatible avec le libellé du paragraphe 12(1) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence. Dans ce paragraphe, on fait une distinction entre les questions de droit, les questions de droit et de fait et les questions de fait en ce qui a trait à la compétence; c’est une question qui fera l’objet d’un examen plus complet ci-après, sous la rubrique de la retenue judiciaire :

12. (1) Dans toute procédure devant le Tribunal :

a) seuls les juges qui siègent ont compétence pour trancher les questions de droit;

b) tous les membres qui siègent ont compétence pour trancher les questions de fait ou de droit et de fait. [Non souligné dans l’original.]

La confusion qui existe à propos de la distinction entre une question de droit et une question de fait est encore plus grande dans les affaires où le critère juridique finalement retenu oblige le décideur à procéder à une analyse comportant une appréciation de facteurs intimement liés aux faits de l’espèce. À titre d’exemple, dans la présente cause, le Tribunal a été contraint de délaisser la preuve directe de l’élasticité croisée de la demande pour se tourner vers la preuve indirecte du caractère substitutif représentée par les « indices pratiques » énumérés dans sa décision, notamment les caractéristiques physiques des produits, les utilisations qui sont faites des produits, et le comportement et les opinions des acheteurs. Il faut reconnaître qu’un tel cadre juridique donne au décideur la latitude ou la flexibilité voulue pour formuler une opinion et ce, à un point tel que la situation s’apparente à des affaires dans lesquelles le décideur est appelé à rendre des décisions fondamentales quant aux faits. Toutefois, cette approche de la définition du marché n’empêche pas qu’il existe d’autres cadres d’évaluation appropriés et que l’adoption du cadre juridique qui convient pour déterminer le caractère substitutif demeure une question de droit. Le directeur prétend que le Tribunal a commis une erreur parce qu’il a expressément adopté une approche (les indices pratiques), mais en a appliqué une autre (la forte élasticité croisée de la demande). Cependant, comme je l’ai mentionné plus haut, la question de savoir si le critère ou le cadre d’analyse adopté ou appliqué dans les faits est le bon demeure une question de droit.

On ne saurait nier qu’il existe une opinion incidente voulant que la tâche de définir un marché pertinent soit une question de fait. À mon avis, toutefois, sous réserve de la récente décision non publiée rendue par la présente Cour dans l’affaire Upper Lakes Group Inc. c. Canada (Office national des transports), [1995] 3 C.F. 395 il n’y a rien dans la jurisprudence pertinente qui ne peut pas être expliqué de la manière exposée dans les présents motifs.

On peut faire remonter l’affirmation selon laquelle la définition du marché est une question de fait à l’arrêt R. v. Hoffmann-La Roche Ltd. (Nos. 1 and 2) (1981), 33 O.R. (2d) 694, dans lequel la Cour d’appel de l’Ontario a examiné la disposition pénale relative à la fixation de prix abusifs prévue à l’alinéa 34(1)c) de l’ancienne Loi relative aux enquêtes sur les coalitions [S.R.C. 1970, ch. C-23]. Dans cette affaire, l’entreprise pharmaceutique appelante distribuait gratuitement à des hôpitaux un médicament qu’elle vendait, en l’occurrence le Valium. L’appelante et son concurrent fournissaient le Valium à des hôpitaux, des pharmacies, des médecins, des cliniques et des institutions gouvernementales, et on a prétendu que le marché sur lequel les entreprises se faisaient concurrence ne comprenait pas seulement les hôpitaux, mais tous les acheteurs de Valium. Le juge de première instance [(1980), 28 O.R. (2d) 164 (H.C.)] a statué que le marché pertinent était le marché hospitalier. Le juge Martin, qui a prononcé les motifs au nom de la Cour d’appel de l’Ontario, s’est rallié à cette opinion et a déclaré, à la page 706, que ce qui constitue un marché pertinent est une question de fait :

[traduction] Ce qui constitue un marché pertinent est essentiellement une question de fait eu égard aux circonstances qui sous-tendent l’infraction particulière qui est reprochée.

Au soutien de cette affirmation, le juge Martin a cité l’affaire The Queen v. J. W. Mills & Son Ltd. et al., [1968] 2 R.C.É. 275, à la page 305; conf. par [1971] R.C.S. 63. Dans cette affaire qui se rapportait à l’accusation d’empêcher ou de limiter la concurrence, les dispositions litigieuses étaient les alinéas 32(1)a) et c) de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions [S.R.C. 1952, ch. 314]. Le juge Gibson a examiné la question de savoir si un marché pertinent avait été établi dans l’acte d’accusation. Dans ses motifs de jugement, il a déclaré qu’un marché pertinent [traduction] « est une question de jugement fondée sur la preuve » (à la page 305). Cependant, il a ensuite fait une énumération non limitative de facteurs utiles pour définir un marché pertinent (voir l’analyse ci-après, à la page 69 et suivantes). À certains égards, cette approche de la définition du marché ressemble à celle que le Tribunal a adoptée dans la présente espèce. Mais comme je l’ai fait remarquer plus haut, la formulation d’« indices pratiques » est une approche parmi d’autres et son adoption demeure une question de droit, tout comme la question de savoir si le Tribunal l’a appliquée correctement.

Il existe au moins deux décisions qui étayent, selon moi, le point de vue selon lequel la définition du marché n’est pas une question de fait au sens du paragraphe 13(2) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence. La première a été rendue par la Cour suprême du Canada, la seconde par la présente Cour. Je vais d’abord m’attarder aux motifs prononcés par le juge Gonthier dans l’affaire R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606, qui mettent en lumière la distinction entre les questions de droit et les questions de fait (ou ce qu’on appelle des questions de droit et de fait dans la Loi sur le Tribunal de la concurrence).

Dans l’affaire Nova Scotia Pharmaceutical, la Cour suprême a dû se pencher sur l’alinéa 32(1)c) de l’ancienne Loi relative aux enquêtes sur les coalitions [S.R.C. 1970, ch. C-23], qui était la disposition portant sur les complots pour empêcher ou diminuer indûment la concurrence. Dans ses motifs, le juge Gonthier a statué, aux pages 646 et 647, que la signification du mot « indûment » était une question de droit susceptible de contrôle par un tribunal d’appel :

[traduction] Certes, le mot indûment n’est pas défini par la loi et n’est pas susceptible de mesure précise, mais c’est un mot d’usage courant qui dénote aux yeux de tous d’une manière ou d’une autre un sentiment de gravité. Quelque chose qui est indûment soumis à un effet ne l’est pas à un degré minime, mais à un degré important.

D’après les appelants, puisque la question de savoir si la limitation de la concurrence était indue est une question de fait, ne donnant pas lieu à révision en appel, on ne peut tirer aucune conclusion de la jurisprudence. Cet argument repose sur une mauvaise perception de la distinction entre les questions de fait et les questions de droit.

Dans le contexte de l’al. 32(1)c), le processus suivi et les critères utilisés pour déterminer le caractère « indu » sont des questions de droit et comme telles sont susceptibles de révision par une cour d’appel. L’application de ce processus et de ces critères, c’est-à-dire l’examen complet, portant souvent sur des questions d’ordre économique compliquées, en vue de déterminer si l’accord attaqué était une limitation indue de la concurrence, reste une question de fait. La règle générale voulant que les cours d’appel devraient hésiter à réexaminer les conclusions de fait du juge du procès s’applique avec une force particulière dans une affaire complexe comme la présente. [Non souligné dans l’original.]

Il ressort des motifs du juge Gonthier que la démarche suivie et les critères utilisés par un tribunal d’instance inférieure pour déterminer le sens juridique d’un texte législatif sont susceptibles de contrôle par un tribunal d’appel en tant que question de droit. Toutefois, l’application de ce sens juridique à une affaire particulière (c.-à-d. l’« examen complet ») est une question de fait ou, plus précisément, une question de droit et de fait. Dans ce contexte, il est aisé de concilier l’affirmation du juge Gibson selon laquelle un marché pertinent est une question de jugement fondée sur la preuve avec le raisonnement du juge Gonthier dans l’arrêt Nova Scotia Pharmaceutical.

On peut facilement appliquer une analyse similaire au raisonnement de la présente Cour dans l’arrêt Tanguay c. Canada (Commission d’assurance-chômage) (1985), 10 C.C.E.L. 239 (C.A.F.), dans lequel le juge Pratte, J.C.A., s’est exprimé en ces termes à la page 242 :

Il est vrai que l’on dit parfois que la question de savoir si un employé était justifié de quitter son emploi est une question de fait. Il est clair, cependant que lorsqu’on s’interroge sur la définition qu’il faut donner au mot « justification » dans le paragraphe 41(1), on se pose une pure question de droit. Il s’ensuit que si une décision est prononcée qui ne puisse se concilier avec cette définition, cette décision est entachée d’une erreur de droit. (Comme la définition que l’on peut donner du terme « justification » dans le paragraphe 41(1) n’est cependant pas si précise qu’elle permette toujours de dire avec certitude si l’employé a quitté son emploi sans justification, des cas peuvent survenir où l’on peut décider dans un sens ou dans l’autre sans faire offense à la notion juridique de « justification ». On dit alors qu’il s’agit d’une question de fait; il serait plus exact de parler de question d’opinion.) [Non souligné dans l’original.]

En dernier lieu, l’idée que ce qui constitue un marché pertinent est une question de fait a été contestée par au moins un commentateur. Paul Crampton reconnaît dans Mergers and the Competition Act (Toronto, Carswell, 1990) que la définition du marché pertinent est une question de droit, et son analyse approfondie de la question devrait contribuer à dissiper les doutes sur ce point (à la page 261 et suivantes). En ce qui concerne la portée juridique des affaires Hoffmann-La Roche et J. W. Mills, il conclut (à la page 264, note 9) :

[traduction] D’après le contexte des remarques faites dans ces affaires, il semble que les juges ont voulu dire que la question de savoir « ce qui constitue le marché pertinent dans un cas donné » est une question de fait. La distinction est importante parce que la signification de l’expression « marché pertinent » ne change pas d’une situation de fait à l’autre. [Non souligné dans l’original.]

Je souscris à cette affirmation, mais je la reformulerais ainsi : « ce qui constitue le marché pertinent dans un cas donné est une question de droit et de fait ». Ce raffinement de l’observation de M. Crampton préserve l’idée que le cadre d’analyse pour la définition d’un marché pertinent ne change pas en fonction des circonstances et est compatible avec l’article 12 de la Loi sur le Tribunal de la concurrence.

En conclusion, je suis d’avis que la question de la définition du marché n’est pas une question de fait, mais une question de droit et, partant, que la présente Cour possède la compétence voulue pour entendre le présent appel. Comme je l’ai déjà mentionné, je suis au courant de la récente décision rendue par la présente Cour dans l’affaire Upper Lakes Group Inc. c. Canada (Office national des transports), précitée, à la page 40, dans laquelle la majorité adopte le point de vue contraire dans une opinion incidente. Nos divergences de vue respectueuses sur cette question sont maintenant de notoriété publique.

2.         La norme de contrôle en appel : la retenue judiciaire

Southam invoque des arrêts de la Cour suprême du Canada au soutien de l’affirmation selon laquelle on doit faire preuve de retenue envers les décisions rendues par un tribunal spécialisé, comme le Tribunal de la concurrence, sur des questions qui relèvent directement de son expertise. En gros, la « décision correcte » ne serait pas la norme de contrôle appropriée dans la présente espèce et ce, malgré le fait que la Loi sur le Tribunal de la concurrence ne renferme aucune clause privative, mais prévoit plutôt un droit d’appel sur des questions de droit et des questions de droit et de fait. Il me paraît important de mentionner que, de façon implicite, l’argument de Southam oblige la Cour à examiner l’intention du législateur vis-à-vis du rôle de la Cour d’appel fédérale et, en fin de compte, de la Cour suprême du Canada dans l’élaboration et l’application du droit de la concurrence au Canada.

L’argument des intimées soulève deux questions distinctes. Premièrement, convient-il de faire preuve de retenue envers les décisions du Tribunal qui portent sur des questions de droit, y compris celles qui ont trait à la définition du marché? Deuxièmement, en supposant qu’on réponde à cette question par l’affirmative, quelle est la norme de contrôle appropriée? Il ne me paraît pas utile de traiter la deuxième question étant donné que, selon moi, la doctrine de la retenue judiciaire ne s’applique pas à la présente espèce. (Pour ce qui est de la norme de contrôle appropriée, voir le juge Gonthier dans l’arrêt Bell Canada, précité, à la page 1746, et le juge Hugessen, J.C.A. dans l’arrêt Upper Lakes Group Inc. c. Canada (Office national des transports), précité, à la page 434).

La plus récente décision de la Cour suprême sur la question de la retenue judiciaire dans le contexte d’un appel a été rendue dans l’affaire Pezim c. Colombie Britannique (Superintendent of Brokers), précitée, à la page 10. Le juge Iacobucci passe en revue les décisions antérieures en commençant par celle qu’a rendue la Cour suprême dans l’affaire Bell Canada c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes), précitée, à la page 10. Dans cette dernière affaire, la Cour suprême a dû examiner le droit d’appel prévu par la loi d’une décision du CRTC. Dans un jugement unanime, le juge Gonthier affirme, aux pages 1745 et 1746 :

Il va de soi que la compétence d’un tribunal saisi d’un appel est beaucoup plus large que celle d’un tribunal qui exerce un contrôle judiciaire. En principe, le tribunal saisi d’un appel a le droit d’exprimer son désaccord avec le raisonnement du tribunal d’instance inférieure.

Toutefois, dans le contexte d’un appel prévu par la loi d’une décision d’un tribunal administratif, il faut de plus tenir compte du principe de la spécialisation des fonctions. Bien qu’un tribunal d’appel puisse être en désaccord avec le tribunal d’instance inférieure sur des questions qui relèvent du pouvoir d’appel prévu par la loi, les tribunaux devraient faire preuve de retenue envers l’opinion du tribunal d’instance inférieure sur des questions qui relèvent parfaitement de son champ d’expertise.

Quoiqu’elle ait admis qu’il convient de faire preuve de retenue envers l’opinion d’un tribunal d’instance inférieure sur des questions qui relèvent directement de son champ d’expertise, la Cour suprême a conclu que cette retenue n’était pas indiquée dans l’affaire Bell Canada car la question litigieuse dans cette affaire nécessitait une analyse du régime de procédure créé par la Loi sur les chemins de fer [L.R.C. (1985), ch. R-3] et la Loi sur les transports nationaux [L.R.C. (1985), ch. N-20]. Comme le CRTC n’avait pas été créé dans le but d’interpréter l’une ou l’autre de ces lois, la décision contestée ne relevait pas de son champ d’expertise. Il est sous-entendu dans cette conclusion qu’il aurait fallu faire preuve de retenue si la décision du CRTC avait reposé sur l’interprétation d’une disposition de sa loi habilitante.

Il est établi que le concept de la spécialisation des fonctions exige qu’on fasse preuve de retenue envers les décisions rendues par des tribunaux sur des questions qui relèvent directement de leur champ d’expertise. Ce point a été confirmé dans l’arrêt Fraternité unie des charpentiers et menuisiers d’Amérique, section locale 579 c. Bradco Construction Ltd., [1993] 2 R.C.S. 316. Quoique l’affaire Bradco ne porte pas sur un droit d’appel prévu par la loi, les observations du juge Sopinka, qui s’est exprimé au nom de la majorité, ont été citées avec approbation dans l’affaire Pezim. Le juge Sopinka s’est exprimé en ces termes à la page 335 :

… son expertise est de la plus haute importance pour ce qui est de déterminer l’intention du législateur quant au degré de retenue dont il faut faire preuve à l’égard de la décision d’un tribunal en l’absence d’une clause privative intégrale. Même lorsque la loi habilitante du tribunal prévoit expressément l’examen par voie d’appel, comme c’était le cas dans l’affaire Bell Canada, précitée, on a souligné qu’il y avait lieu pour le tribunal d’appel de faire preuve de retenue envers les opinions que le tribunal spécialisé de juridiction inférieure avait exprimées sur des questions relevant directement de sa compétence.

Par contre, lorsque, comparativement au tribunal d’examen, le tribunal administratif manque d’expertise relative en ce qui concerne la question dont il a été saisi, cela justifie de ne pas faire preuve de retenue.

Dans l’affaire Pezim, le juge Iacobucci a profité de l’occasion pour consolider le droit existant dans ce qu’il a appelé une « analyse pragmatique ou fonctionnelle » du concept de la retenue judiciaire dans le contexte d’un appel. Cette analyse tire son origine des motifs prononcés par le juge Beetz dans l’arrêt U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048. Voici ce que le juge Beetz a affirmé à la page 1088 :

… la Cour examine non seulement le libellé de la disposition législative qui confère la compétence au tribunal administratif, mais également l’objet de la loi qui crée le tribunal, la raison d’être de ce tribunal, le domaine d’expertise de ses membres, et la nature du problème soumis au tribunal.

Dans les circonstances de l’espèce, l’analyse fonctionnelle recommandée dans l’arrêt Pezim exige une analyse en trois volets : (1) l’objet de la Loi et les raisons pour lesquelles le Tribunal a été créé; (2) les dispositions législatives qui confèrent la compétence au Tribunal et, en particulier, la composition du Tribunal et le pouvoir décisionnel de ses membres; et (3) la nature du problème soumis au Tribunal.

a)         L’objet de la Loi

L’un des principaux objets de la Loi est de stimuler l’efficience et l’adaptabilité de l’économie canadienne. La Loi cherche également à assurer aux consommateurs des prix compétitifs et un choix dans les produits. Il ressort clairement de l’article 1.1 [édicté par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 19] de la Loi que le législateur a voulu empêcher les agissements anti-concurrentiels afin de protéger l’intérêt public. Voici le libellé de cette disposition :

1.1 La présente loi a pour objet de préserver et de favoriser la concurrence au Canada dans le but de stimuler l’adaptabilité et l’efficience de l’économie canadienne, d’améliorer les chances de participation canadienne aux marchés mondiaux tout en tenant simultanément compte du rôle de la concurrence étrangère au Canada, d’assurer à la petite et à la moyenne entreprise une chance honnête de participer à l’économie canadienne, de même que dans le but d’assurer aux consommateurs des prix compétitifs et un choix dans les produits. [Non souligné dans l’original.]

En 1986, le législateur a divisé la compétence à l’égard de cette préoccupation pour l’intérêt public en deux parties fondamentales. Dans le cadre du régime actuel, les tribunaux supérieurs de juridiction criminelle, de même que la Section de première instance de la Cour fédérale du Canada, ont compétence à l’égard des dispositions pénales prévues à la partie VI de la Loi. De son côté, le Tribunal exerce une compétence exclusive à l’égard des aspects civils qui figurent à la partie VIII de la Loi sur la concurrence, qui porte notamment sur les fusionnements. Il est indéniable que le législateur a voulu créer un tribunal spécialisé chargé de s’occuper des questions soulevées en vertu de la partie VIII. C’est ce qu’a fait remarquer le juge Gonthier dans l’arrêt Chrysler Canada Ltd. c. Canada (Tribunal de la concurrence), [1992] 2 R.C.S. 394, à la page 406 :

Le paragraphe 8(1) de la LTC confirme la compétence du Tribunal à l’égard de la partie VIII. Par conséquent, la partie civile de la LC relève entièrement de la compétence du Tribunal. Il ressort nettement de la LC et de la LTC que le législateur a créé le Tribunal comme organisme spécialisé chargé de traiter uniquement et exclusivement de la partie VIII de la LC, puisqu’elle vise des questions complexes de droit en matière de concurrence comme les abus de position dominante et les fusionnements.

Les pouvoirs réparateurs étendus que l’article 92 de la Loi accorde au Tribunal à l’égard des fusionnements proposés et réalisés reflètent le rôle spécialisé de ce dernier. Qui plus est, les pouvoirs qu’exerce le Tribunal en vertu de la partie VIII contribuent plus efficacement à faire respecter le souci du législateur d’assurer le bon fonctionnement à long terme du marché libre que ne le font les pouvoirs conférés par les dispositions pénales, comme l’a fait remarquer le juge Gonthier dans l’arrêt Chrysler, à la page 407 :

Le même souci d’assurer le bon fonctionnement à long terme du marché libre était au cœur même de l’adoption de la partie VIII en 1986. Les recours civils peuvent être mieux harmonisés et sont plus susceptibles d’entraîner un respect durable de la LC que les déclarations de culpabilité de nature criminelle.

En conséquence, la compétence exclusive du Tribunal et les pouvoirs étendus prévus à la partie VIII sont indispensables pour atteindre les objectifs de la Loi sur la concurrence et, à certains égards, sont plus importants que la partie pénale de la Loi. Les pouvoirs étendus qui permettent au Tribunal d’agir dans l’intérêt public donnent à entendre qu’il convient de faire montre de retenue envers les décisions qui relèvent directement de son expertise. Il est cependant nécessaire d’examiner l’économie de la Loi de plus près avant de statuer définitivement sur ce point.

b)         Composition du Tribunal et compétence

À la différence de n’importe quel autre tribunal fédéral, le Tribunal de la concurrence se compose de juges et de membres qui ne sont pas juges. Les dispositions pertinentes de la Loi sur le Tribunal de la concurrence sont ainsi libellées :

3. …

(2) Le Tribunal se compose :

a) d’au plus quatre membres nommés par le gouverneur en conseil sur recommandation du ministre de la Justice et choisis parmi les juges de la Section de première instance de la Cour fédérale;

b) d’au plus huit autres membres nommés par le gouverneur en conseil sur recommandation du ministre.

(3) Le gouverneur en conseil peut constituer un conseil consultatif chargé de conseiller le ministre en ce qui concerne la nomination des autres membres et composé d’au plus dix personnes versées dans les affaires publiques, économiques, commerciales ou industrielles. Sans que soit limitée la portée générale de ce qui précède, ces personnes peuvent être des individus appartenant à la collectivité juridique, à des groupes de consommateurs, au monde des affaires et au monde du travail.

4. (1) Le gouverneur en conseil nomme, parmi les juges, le président du Tribunal.

10. (1) Sous réserve de l’article 11, toute demande présentée au Tribunal est entendue par au moins trois mais au plus cinq membres siégeant ensemble et, parmi lesquels il doit y avoir au moins un juge et un autre membre.

(2) Le président désigne, pour chaque séance du Tribunal, un juge à titre de président, mais s’il est présent, il peut lui-même la présider.

Bien que le Tribunal se compose de quatre « juges » (choisis parmi les juges de la Section de première instance de la Cour fédérale) et de huit « autres membres », la pratique générale veut que le Tribunal siège en tant que formation de trois membres présidée par le juge, comme l’exige le paragraphe 10(2) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence. En théorie, il est possible d’avoir une formation de quatre juges et d’un autre membre; voir le paragraphe 10(1). En ce qui concerne l’expertise des personnes nommées par le gouverneur en conseil, il va sans dire que les juges ne sont pas tenus par la loi d’être versés en droit de la concurrence. (Cela ne veut pas dire que les juges n’apportent pas au Tribunal une expertise juridique utile pour régler des questions touchant la concurrence.) Quant aux autres membres du Tribunal, ils proviennent de différents milieux. Certains peuvent être spécialisés en économie. D’autres sont issus du monde des affaires à cause de leur compréhension pratique des marchés. Certains peuvent sans aucun doute être perçus comme représentant les intérêts de groupes opposés, tels le patronat et les syndicats.

La durée du mandat des juges et des autres membres est de sept ans. À l’heure actuelle, seulement un autre membre exerce ses fonctions à temps plein. Les sept autres siègent à temps partiel, au besoin. Les juges sont libérés de leurs fonctions à la Cour fédérale uniquement dans la mesure nécessaire pour exercer leurs fonctions en tant que membres du Tribunal. Pour ceux qui connaissent bien des organismes de réglementation fédéraux comme le CRTC et l’Office national des transports, les différences législatives entre ces tribunaux administratifs et le Tribunal de la concurrence sont bien réelles.

Non seulement le législateur fait une distinction entre les juges et les autres membres dans la Loi sur le Tribunal de la concurrence, mais il le fait dans le but précis d’attribuer une compétence à l’égard de trois types de questions juridiques. L’article 12 de la Loi sur le Tribunal de la concurrence exprime l’intention manifeste du législateur de priver les autres membres du Tribunal du pouvoir de statuer sur des questions de droit. La disposition pertinente est libellée en ces termes :

12. (1) Dans toute procédure devant le Tribunal :

a) seuls les juges qui siègent ont compétence pour trancher les questions de droit;

b) tous les membres qui siègent ont compétence pour trancher les questions de fait ou de droit et de fait.

(2) Dans toute procédure devant le Tribunal :

a) l’opinion de la majorité l’emporte s’il y a divergence d’opinion entre les membres sur une question donnée;

b) le président de séance peut trancher toute question si les opinions sur celle-ci sont également partagées entre les membres.

Quoiqu’on eût pu orienter le débat vers la question de savoir si la définition du marché relève du champ d’expertise des autres membres du Tribunal, ce qui, à mon sens, n’est pas le cas, il n’en est pas moins vrai que c’est aux juges que le législateur a confié l’entière responsabilité de trancher les questions de droit. Le paragraphe 12(1) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence l’indique clairement, tout en laissant aux membres le soin de trancher les questions de fait et les questions de droit et de fait à la majorité.

Je m’empresse d’ajouter que l’historique des événements législatifs qui ont abouti à l’adoption de la Loi sur la concurrence en 1986 montre clairement que le Tribunal, tel qu’il est actuellement constitué avec la compétence de ses membres respectifs, est le résultat d’un compromis entre ceux qui voulaient que la compétence prévue à la partie VIII de la Loi soit accordée à un tribunal composé entièrement de spécialistes non-juges et ceux qui voulaient que les tribunaux soient investis d’une compétence en matière civile; voir le projet de loi C-256 [Loi encourageant la concurrence, prévoyant la règlementation générale du commerce, favorisant l’honnêteté et la loyauté sur le marché, créant un Tribunal des pratiques de concurrence et le poste de commissaire, abrogeant la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions et modifiant en conséquence la Loi sur les banques] (juin 1971), le projet de loi C-42 [Loi modifiant la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions et apportant des modifications corrélatives à la Loi sur les banques et à d’autres lois] (mars 1977) et le projet de loi C-13 [Loi modifiant la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions et apportant des modifications corrélatives à la Loi sur les banques et d’autres lois] (novembre 1977), et comparer avec le projet de loi C-29 [Loi modifiant la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions et la Loi sur les banques et apportant des modifications corrélatives à d’autres lois] (avril 1984). Ce compromis est visible dans la Loi sur le Tribunal de la concurrence et, à mon avis, il faut le respecter. Je ne connais aucune autre loi habilitante qui va jusqu’à prescrire de façon aussi détaillée les rôles respectifs des membres d’un tribunal.

Comme je l’ai mentionné plus haut, la définition du marché du produit est une question de droit et, par conséquent, les critères ou les facteurs utilisés pour circonscrire cette définition sont des questions qui, s’il y a lieu, sont tranchées par le membre du Tribunal qui est juge. Vu cet impératif législatif, on ne saurait affirmer que le problème en l’espèce relève directement de l’expertise du Tribunal. S’agissant de la compétence, le législateur en a expressément décidé autrement. C’est ce qui ressort de l’intention manifeste du législateur de confier les questions de droit au juge seulement, lequel ne saurait être considéré comme une personne qui apporte au Tribunal des connaissances spécialisées dans le domaine du droit de la concurrence. Il s’ensuit que le principe de la retenue judiciaire ne s’applique pas et que la norme de contrôle en appel est la décision correcte.

c)         Nature du problème

J’ai déjà établi que, pour ce qui est de la compétence, l’adoption et l’application d’un cadre pour la définition du marché est une question de droit. Cependant, il existe également de sérieuses raisons fondamentales pour lesquelles la question de la définition du marché devrait faire l’objet d’un contrôle ordinaire en appel.

La définition du marché est un concept non pas économique, mais juridique. Il convient de reconnaître que, même si l’expression « marché pertinent » est employée à l’alinéa 93g) [mod., idem, art. 45] de la Loi, elle demeure non définie, comme c’est le cas dans des lois comparables en vigueur dans d’autres pays; p. ex., l’article 7 de la Clayton Act, 15 U.S.C. 18 (1988). Il ne s’agit pas d’un oubli de la part du législateur, mais de la reconnaissance implicite du fait que cette expression est et a toujours été un concept judiciaire éclairé par des principes économiques et maintenant guidé par l’expérience pratique de ceux qui connaissent bien le fonctionnement des marchés, c’est-à-dire les autres membres du Tribunal : voir, en général, G. J. Werden, « The History of Antitrust Market Delineation » (1992), 76 Marq. L. Rev. 123; Note, « The Market : A Concept in Anti-Trust » (1954), 54 Colum. L. Rev. 580; et David Macdonald, « Product Competition in the Relevant Market Under the Sherman Act » (1954), 53 Mich. L. Rev. 69; voir aussi United States v. Columbia Steel Co., 334 U.S. 495 (1948), aux pages 508, 519, 520 et 527; Times-Picayune Publishing Co. v. United States, 345 U.S. 594 (1953), à la page 612, note 31.

On ne saurait oublier que la définition du marché est vitale pour l’analyse d’un fusionnement et la préoccupation du législateur à l’égard de l’exercice d’une puissance commerciale. Une définition qui est trop étroite aura sans aucun doute pour effet, concrètement, de rendre inopérantes les dispositions de la Loi relatives aux fusionnements. Une fois qu’il est établi que les produits de deux entreprises fusionnantes ne sont pas sur le même marché du produit, alors la question de savoir si le fusionnement aura vraisemblablement pour effet de diminuer sensiblement la concurrence devient tout bonnement théorique. Inversement, une définition qui est trop large risque pareillement de faire obstacles aux fusionnements qui n’affaiblissent pas les objectifs de la Loi.

En conclusion, je suis d’avis qu’il ne convient pas de faire preuve de retenue envers les décisions du Tribunal qui comportent une définition du marché.

3.         Définition du marché : genèse

Dans le contexte de l’analyse d’un fusionnement, un marché pertinent a trois dimensions : une dimension produit, une dimension géographique et une dimension temporelle. Les parties s’entendent sur la dimension géographique. Comme nous le verrons, l’aspect temporel demeure une préoccupation théorique. C’est le concept de marché du produit qui pose un problème. Le cadre initial retenu par le Tribunal pour évaluer le marché du produit pertinent était incorporé dans le concept d’élasticité de la demande, mais il aurait été abandonné une fois reconnue l’absence de « preuve directe » et, par conséquent, la nécessité de combler ce vide au moyen d’une « preuve indirecte » du caractère substitutif.

Cette preuve indirecte était constituée de plusieurs facteurs ou indices pratiques dont on devait tenir compte pour déterminer si les quotidiens de Pacific et les journaux communautaires sont sur le même marché du produit en ce qui a trait aux services de publicité-détaillants imprimée. L’essentiel de l’argumentation du directeur est que le Tribunal n’a pas évalué la preuve ayant trait à chacun des indices mentionnés, mais a plutôt fondé sa décision sur le défaut du directeur de produire une preuve statistique ou anecdotique quant à la question de savoir si « des changements minimes dans les prix relatifs » amèneraient des annonceurs à confier leur publicité à un autre journal. Le directeur a fait valoir qu’en adoptant cette approche, le Tribunal a fait abstraction de tous les autres éléments de preuve pertinents.

Pour affirmer que le Tribunal n’a pas appliqué l’approche qu’il avait formulée pour la définition du marché, le directeur a présumé que cette approche renferme le cadre juridique approprié. Je crois savoir que les parties s’étaient mises d’accord sur le cadre d’analyse à appliquer, et que le Tribunal était disposé à évaluer la preuve et à rendre une décision sur la base de cette entente commune, qui trouvait son expression dans les indices pratiques énoncés par le Tribunal. Le problème immédiat réside dans le fait que les motifs du Tribunal ne font même pas écho à cette entente sous-jacente.

Lors du débat sur l’appel, l’avocat du directeur a précisé que la définition du marché retenue par le Tribunal était dérivée de l’affidavit d’un économiste, M. Globerman, qui a témoigné pour Southam (dossier conjoint, vol. 24, à la page 9026). Cet affidavit se réfère modérément au document Fusionnements—Lignes directrices pour l’application de la Loi publié par le directeur en 1992, dans lequel sont énoncés des « critères d’évaluation » pour définir, entre autres choses, les marchés du produit pertinents. Dans son exposé des faits et du droit en appel, Southam invoque également ces lignes directrices, ainsi que l’affidavit de M. Globerman, au soutien du point de vue selon lequel le Tribunal a adopté la « norme juridique » appropriée et que cette approche est compatible avec la thèse défendue par les deux parties devant le Tribunal (voir l’exposé des faits et du droit des intimées, paragraphe 61).

À mon avis, on ne peut pas traiter correctement la principale question soulevée par le directeur sans d’abord tenter d’expliquer les origines de l’approche de la définition du marché fondée sur les indices pratiques et la pertinence des Lignes directrices du directeur. Nul ne conteste que ces lignes directrices ne lient personne et sont simplement destinées à décrire la politique du gouvernement en matière d’application de la loi et les activités d’examen exercées au sein du Bureau de la politique de concurrence. Ce qui est important, c’est que les Lignes directrices du directeur prennent appui sur des lignes directrices qui ont été promulguées par des organismes d’application de la loi aux États-Unis. Ces lignes directrices américaines ont été élaborées à partir de l’abondante jurisprudence américaine portant sur l’interprétation de l’article 7 de la Clayton Act, disposition qui interdit les fusionnements ayant pour effet de diminuer sensiblement la concurrence. Pourtant, le Tribunal n’évoque même pas les Lignes directrices du directeur dans sa décision; sur ce point, voir C. S. Goldman et J. D. Bodrug, « The Hillsdown and Southam Decisions : The First Round of Contested Mergers Under the Competition Act » (1993), 38 R.D. McGill revue bilingue 724, à la page 751.

Si l’on veut faire des progrès sur la question de la définition du marché au Canada, alors il est nécessaire de faire une analyse dans laquelle sont exposés les cadres juridiques et théoriques existants. Les sujets suivants sont traités dans l’analyse qui suit : a) les paradigmes de la puissance commerciale; b) la jurisprudence américaine; c) la jurisprudence canadienne; et d) les lignes directrices américaines et canadiennes pour l’application de la loi en matière de fusionnements. Après cette analyse, je me pencherai sur l’erreur quant au fond alléguée par le directeur.

a)         Puissance commerciale : les paradigmes

Il est accepté par tous qu’un fusionnement doit être examiné sous l’angle de son effet probable sur la concurrence dans un marché pertinent. La préoccupation centrale réside dans l’exercice d’une puissance commerciale par une entreprise dominante ou un groupe d’entreprises qui agissent de concert. On entend par puissance commerciale la capacité d’imposer avec profit une augmentation de prix à des niveaux plus élevés que le niveau concurrentiel sans perdre une partie importante de la clientèle aux mains d’entreprises qui sont des concurrents ou peuvent le devenir par suite de l’augmentation de prix : voir la décision, à la page 177, où l’on cite G. A. Hay, « Market Power in Antitrust » (1992), 60 Antitrust L.J. 807, à la page 808; R. Pitofsky, « New Definitions of Relevant Market and the Assault on Antitrust » (1990), 90 Colum. L. Rev. 1805, aux pages 1807 et 1808 (ci-après « Pitofsky »); et ABA Antitrust Section, Monograph No. 12, Horizontal Mergers : Law and Policy (1986), à la page 62 (ci-après « Horizontal Mergers »).

Comme il est impossible de mesurer la puissance commerciale directement, il faut, pour déterminer si un fusionnement conférera une puissance commerciale, commencer par définir le marché pertinent. Une fois que le marché pertinent a été défini, il faut induire la puissance commerciale sur ce marché au moyen d’indices comme les parts du marché ou la concentration (sous réserve des restrictions prévues au paragraphe 92(2) et à l’article 93 de la Loi). S’agissant de la définition du marché du produit, plusieurs paradigmes sont utilisés pour expliquer la façon de procéder pour déterminer si des produits sont des substituts suffisamment proches pour être inclus dans le même marché du produit. Deux paradigmes sont particulièrement utiles dans le cadre du présent appel : le paradigme du « monopoleur hypothétique » et le paradigme de « l’élasticité croisée ». Il est question du premier dans les Lignes directrices du directeur et du second dans les motifs du Tribunal.

Dans le contexte du paradigme du monopoleur hypothétique, on se demande ce qui arriverait si le vendeur d’un groupe de produits agissant comme un monopoleur hypothétique imposait une « augmentation de prix relativement importante et non transitoire ». Si cette augmentation de prix incitait un nombre suffisant d’acheteurs à se tourner vers d’autres produits, ce qui la rendrait peu rentable pour le monopoleur, alors ce groupe de produits est jugé trop restreint pour constituer un marché. Le marché est donc élargi pour y ajouter le produit qui constitue le meilleur substitut suivant. L’analyse se poursuit jusqu’à ce qu’on parvienne à trouver le plus petit groupe de produits à l’égard duquel le monopoleur hypothétique pourrait imposer une augmentation de prix avec profit. Le marché géographique est déterminé de la même façon; voir, en général, Horizontal Mergers, à la page 105; Crampton, à la page 280; et les Lignes directrices du directeur, aux pages 9 et 11.

Le paradigme de l’élasticité croisée comporte un volet offre et un volet demande. On entend par élasticité de la demande l’effet que la variation du prix d’un produit a sur la demande d’un autre produit. L’élasticité de la demande mesure le rythme auquel les consommateurs augmentent ou diminuent leur consommation d’un produit en réponse à la variation du prix d’un autre produit. Dans le contexte de ce paradigme, si la variation du prix d’un produit entraîne un changement important dans la quantité demandée d’un autre produit, alors on dit que l’élasticité croisée de la demande est élevée, et les deux produits sont placés dans le même marché du produit. Inversement, si la variation du prix d’un produit ne modifie guère ou pas du tout la demande pour un autre produit, on dit que l’élasticité croisée est faible et, partant, les produits ne sont pas considérés comme appartenant au même marché du produit. On poursuit le processus avec d’autres produits jusqu’à ce qu’ait été déterminée la dimension produit du marché.

L’élasticité de l’offre s’attache à la capacité d’entreprises existantes de modifier leurs installations de production pour fabriquer un produit qui fait concurrence à celui d’un autre monopoleur hypothétique, en réaction à une augmentation de prix relativement importante et non transitoire imposée par ce dernier. Le côté offre de l’équation est jugé pertinent parce qu’on présume qu’un monopoleur qui songe à augmenter un prix se retiendra s’il sait que d’autres sont capables de faire leur entrée sur le marché si cela était rentable. L’entrée ou non d’entreprises existantes sur un marché particulier et leur inclusion consécutive dans le marché pertinent—dépend de l’existence ou non d’obstacles à l’entrée.

Pour évaluer l’élasticité de l’offre, il convient de prendre en considération des exemples d’entrées sur un marché du produit qui ont été couronnées de succès et d’entrées qui ont échoué (voir Crampton, aux pages 293 et 294). Il semble que l’élasticité de l’offre n’influe pas directement sur la question de savoir si un produit peut se substituer à un autre. Sa principale fonction est de repérer toutes les entreprises qui sont sur le marché pertinent. Par conséquent, ce facteur devient plus important lorsqu’on examine la question des parts du marché ou de la concentration (plus il y a d’entreprises sur le marché, moins la part du marché est grande) et la question de savoir si le fusionnement aura vraisemblablement pour effet de diminuer sensiblement la concurrence. Je m’empresse d’ajouter que les obstacles à l’entrée sur le marché peuvent également être pertinents lorsqu’il s’agit de déterminer si le fusionnement aura vraisemblablement pour effet d’empêcher la concurrence, c’est-à-dire si ces obstacles ont un effet de dissuasion sur des concurrents éventuels.

Dans la mesure où l’un de ces paradigmes s’avère un outil pratique dans l’analyse d’un fusionnement, il demeure nécessaire d’établir en termes concrets ce qui constitue une [traduction] « augmentation de prix minime, mais relativement importante et non transitoire ». Selon la documentation, il s’agit habituellement d’une augmentation de prix de 5 % qui dure un an. Ce seuil de 5 % peut toujours être modifié selon la nature de l’industrie. L’augmentation de prix postulée a des conséquences importantes sur le plan de l’action en raison du fait que l’augmentation en pourcentage est directement liée à la puissance commerciale potentielle qui doit être tolérée avant que des mesures ne soient prises à l’égard du fusionnement. Par ailleurs, des auteurs ont laissé entendre que le niveau d’un seuil est forcément arbitraire et repose sur l’intuition; voir Werden, « Market Delineation and the Justice Department’s Merger Guidelines », [1983] Duke L.J. 514, à la page 550; et Horizontal Mergers, à la page 118, où l’on cite Elzinga et Hogarty, « The Problem of Geographic Market Delineation in Antimerger Suits » (1973), 18 Antitrust Bulletin 45, à la page 74.

Les paradigmes de l’élasticité croisée et du monopoleur hypothétique sont les deux cadres théoriques les plus couramment employés pour expliquer le concept d’un marché pertinent. Cela étant dit, la véritable question consiste à savoir si l’un de ces paradigmes est d’une quelconque utilité lorsque vient le temps de délimiter les frontières du marché d’un produit. Le principal reproche que l’on fait au paradigme du monopoleur hypothétique réside dans le peu d’indications qu’il donne sur son application pratique; voir Crampton, à la page 282 et Horizontal Mergers, à la page 109. C’est toutefois le paradigme de l’élasticité croisée qui fait l’objet de la plupart des critiques. Crampton fait un résumé commode de ces critiques (aux pages 277 et 278) :

[traduction] Comme un commentateur l’a fait remarquer, « (l)a difficulté de mesurer les élasticités de la demande montre qu’il est vain de tenter de définir des industries économiquement importantes ». Il y a bien des raisons à cela. Premièrement, il faut réunir des données empiriques sur la variation des quantités demandées ou fournies à la suite de changements dans le prix d’autres biens. C’est très difficile à faire dans les circonstances les plus favorables. Deuxièmement, ces mesures supposent que le prix du bien qui est examiné, de même que tous les autres facteurs qui peuvent influer sur l’offre et la demande de ce bien, demeurent constants. Troisièmement, en dehors des difficultés pratiques qui sont associées à la mesure des élasticités croisées dans la « vraie vie », « [i]l n’y a pas de valeur magique de la mesure de l’élasticité croisée qui sépare les « proches » substituts des « lointains » substituts ». En fait, le choix de l’emplacement de la ligne de démarcation est complètement arbitraire. En outre, comme le monopoleur se soucie uniquement de la proportion dans laquelle ses ventes diminuent à mesure que le prix augmente, des élasticités croisées particulières peuvent fournir une indication trompeuse de la capacité du marché pris dans son ensemble de réprimer un comportement monopolistique. « De nombreuses élasticités croisées très faibles peuvent faire plus pour dissuader un monopoleur d’augmenter un prix qu’une forte élasticité. » Enfin, plusieurs faiblesses ont été relevées dans la correspondance entre l’élasticité croisée et le caractère substitutif. À titre d’exemple, il existe des situations dans lesquelles cette correspondance n’est pas de un à un. Par conséquent, même si des tribunaux, des commissions ou des autorités administratives de plusieurs pays ont indiqué qu’il fallait placer dans le même marché des produits ayant de fortes élasticités croisées de la demande ou de l’offre, les difficultés qu’occasionnerait l’emploi de l’élasticité croisée en tant que cadre d’analyse authentique seraient grandes.

Le facteur le plus évident qui limite l’applicabilité du paradigme du monopoleur hypothétique ou de l’élasticité croisée est l’absence de preuve directe (c.-à-d. statistique). Dans le cas du paradigme de l’élasticité croisée, il est généralement admis que les données statistiques nécessaires pour calculer l’élasticité croisée existent rarement, sinon jamais. Il n’est donc pas surprenant que divers cadres ou critères aient été développés. C’est dans la jurisprudence américaine que l’on commence à comprendre pourquoi la question de la définition du marché demeure si délicate et si controversée.

b)         Jurisprudence américaine

L’analyse d’un fusionnement aux États-Unis est une démarche en deux étapes. D’abord, il faut définir le marché pertinent. Ensuite, il faut déterminer s’il y a eu une diminution sensible de la concurrence au sens de l’article 7 de la Clayton Act. Pour ce qui est de la seconde étape, le facteur crucial est celui de la part du marché détenue par les entreprises fusionnantes. Par conséquent, la stratégie juridique de deux entreprises fusionnantes accusées d’avoir un comportement anti-concurrentiel consiste à convaincre le décideur que leurs produits ne sont pas de proches substituts et, partant, ne sont pas sur le même marché du produit. Si cet argument est rejeté, les entreprises fusionnantes chercheront à faire élargir le marché pour inclure le plus de produits ou d’entreprises possible, de façon à réduire leur part du marché. La stratégie du gouvernement consiste à soutenir le contraire.

C’est dans le contexte décrit plus haut que l’on commence à saisir l’importance fondamentale de la question de la définition du marché aux États-Unis et la faculté qu’ont les tribunaux américains de créer des marchés larges ou étroits en fonction du cadre définitionnel retenu. Je m’empresse toutefois de signaler que la Loi canadienne diffère de la Clayton Act sous plusieurs rapports importants. En effet, le paragraphe 92(2) de la Loi sur la concurrence interdit expressément de conclure qu’un fusionnement aura vraisemblablement pour effet de diminuer la concurrence « en raison seulement de la concentration ou de la part du marché ». En outre, l’article 93 de la Loi fournit une liste non limitative de facteurs dont le Tribunal doit tenir compte avant de parvenir à sa conclusion.

Dans le cadre du présent appel, il suffit d’examiner de près trois décisions de la Cour suprême des États-Unis qui ont inspiré d’autres décisions semblables. Conjointement, elles sont représentatives du cadre général dans lequel s’inscrit l’analyse du marché dans ce pays.

La première décision est l’arrêt United States v. du Pont de Nemours & Co., 351 U.S. 377 (1956) (ci-après l’arrêt « Cellophane »), dans lequel la Cour suprême a énoncé les critères du marché de produit que sont « l’élasticité croisée de la demande » et « l’interchangeabilité raisonnable de l’utilisation ». Du Pont était accusée d’exercer un monopole sur la fabrication de la cellophane en violation de l’article 2 de la Sherman Act. Le gouvernement prétendait que le marché du produit pertinent se limitait à la cellophane. Du Pont produisait presque 75 % de la cellophane vendue aux États-Unis, mais moins de 20 % de tous les emballages souples. En dépit de l’existence de conclusions selon lesquelles il y avait des différences importantes entre la cellophane et d’autres emballages souples du point de vue des caractéristiques physiques et des niveaux des prix, et de conclusions selon lesquelles la cellophane était le seul matériel d’emballage qui répondait aux besoins de certains utilisateurs (comme les fabricants de cigarettes), la majorité des juges de la Cour suprême a conclu que tous les emballages souples étaient inclus dans le marché pertinent et, partant, que le gouvernement ne s’était pas acquitté du fardeau de prouver que du Pont exerçait un monopole. Pour parvenir à cette conclusion, la Cour suprême a utilisé une approche de la définition du marché comprenant deux critères, soit « l’interchangeabilité raisonnable » et « l’élasticité croisée ». La Cour suprême a expliqué (aux pages 394, 395, 400 et 404) :

[traduction] IV. Le marché pertinent.—Lorsqu’un produit est contrôlé par une firme et qu’il n’y a pas de substituts sur le marché, il y a un pouvoir monopolistique. Comme la plupart des produits ont des substituts possibles, nous ne pouvons pas, comme nous l’avons affirmé dans l’arrêt Times-Picayune Co. v. United States, 345 U.S. 594, à la p. 612, donner « cette portée illimitée » à la définition des substituts. Par ailleurs, il s’agit d’une interprétation inexacte de la Sherman Act que d’exiger que les produits soient fongibles pour être inclus dans le marché pertinent.

Ce qu’il faut, c’est une évaluation de l’« élasticité croisée » de la demande dans le commerce. Voir Note, 54 Col. L. Rev. 580. Le résultat est déterminé par les circonstances variables de chaque espèce. Lorsqu’on examine ce qui constitue le marché pertinent pour déterminer le contrôle des prix et la concurrence, il ne saurait y avoir de règle plus précise que celle-ci : les produits raisonnablement interchangeables par les consommateurs pour les mêmes fins forment cette « partie du commerce » dont la monopolisation peut être illégale. En ce qui concerne les emballages souples, le marché, sur le plan géographique, s’étend à l’ensemble du pays.

La façon dont les ventes d’un produit réagissent aux variations du prix d’un autre produit est un élément à prendre en considération pour mesurer l’élasticité croisée de la demande. Si une légère diminution du prix de la cellophane amène un nombre considérable d’acheteurs d’autres emballages souples à se tourner vers la cellophane, ce serait un signe qu’il existe une forte élasticité croisée de la demande entre ces produits et que ceux-ci se font concurrence sur le même marché. Le tribunal d’instance inférieure a statué que la « [g]rande sensibilité des clients sur les marchés des emballages souples à des changements dans le prix ou dans la qualité » empêchait du Pont d’exercer un contrôle monopolistique sur le prix. 118 F. Supp., à la p. 207. Le dossier confirme ces conclusions. Voir les renvois faits par le tribunal de première instance dans Findings 123-149.

Nous arrivons à la conclusion que l’interchangeabilité de la cellophane et des autres matériaux mentionnés est suffisante pour qu’on considère que ce produit fait partie du marché des emballages souples.

Le « marché » qu’il faut étudier pour déterminer à quel moment un producteur exerce un pouvoir monopolistique variera en fonction de la partie du commerce qui est à l’étude. Les critères sont constants. Ce marché se compose des produits qui sont raisonnablement interchangeables pour les fins auxquelles ils doivent servir, eu égard au prix, à l’utilisation et aux qualités . Bien que l’application des critères demeure incertaine, nous estimons qu’il n’y a pas lieu de conclure que du Pont exerce un monopole sur la cellophane, compte tenu de la concurrence et de l’interchangeabilité avec d’autres matériaux d’emballage que révèle ce dossier. [Non souligné dans l’original.]

À ma connaissance, l’affaire Cellophane est la seule cause dans laquelle un tribunal s’est appuyé sur des données statistiques concernant le marché pour conclure que l’élasticité de la demande était forte. Deux autres aspects de cette affaire attirent l’attention.

Premièrement, on pense généralement que le raisonnement de la majorité est entaché d’un vice sérieux à cause de ce qu’on appelle maintenant le « sophisme Cellophane ». En effet, la majorité aurait rendu sa décision sans tenir compte du fait que les profits réalisés par du Pont sur les ventes de la cellophane étaient exceptionnellement élevés et, partant, l’élasticité de la demande n’aurait pas dû être évaluée au prix monopolistique. Des critiques soutiennent que de nombreux consommateurs de cellophane peuvent avoir été prêts à se tourner vers d’autres produits parce que du Pont imposait déjà des prix plus élevés que le niveau concurrentiel, ce qui lui permettait de réaliser des profits monopolistiques sur ses ventes de cellophane. On s’est toutefois demandé si l’analyse des fusionnements est vulnérable au sophisme Cellophane. Voici ce que le professeur Posner (maintenant le juge Posner) a soutenu :

[traduction] Le problème ne se pose pas dans le cas d’un fusionnement, où il ne s’agit pas de savoir si le prix courant est plus élevé que le niveau concurrentiel, mais si le fusionnement pourrait entraîner une nouvelle détérioration des conditions dans lesquelles s’exerce la concurrence. S’il existe de bons substituts dans la consommation ou la production au prix courant, il importe peu que ce prix soit concurrentiel ou monopolistique. [R. Posner, « Antitrust Law : An Economic Perspective », 128-129 (1976), cité dans Horizontal Merger, aux p. 125 et 126.]

Ainsi, la véritable préoccupation se rapporte à la capacité des entreprises fusionnantes d’imposer de nouvelles augmentations de prix à leurs clients.

Le refus de la majorité de créer un marché distinct pour la cellophane pour la seule raison que certaines catégories d’utilisateurs préféraient ce produit est l’aspect de l’arrêt Cellophane qui a trouvé un appui. Comme le professeur Pitofsky le déclare à la page 1814 :

[traduction] Tant qu’il y avait des catégories importantes de clients qui étaient en mesure de se tourner facilement et rapidement vers d’autres produits en réponse à des augmentations ou des diminutions de prix (les « utilisateurs précaires »), la capacité de ces utilisateurs de passer d’un produit à un autre protégeait les intérêts concurrentiels de ceux qui préféraient nettement la cellophane à tout autre substitut (les « utilisateurs captifs »).

Six ans après l’arrêt Cellophane, la Cour suprême des États-Unis a rendu sa décision dans l’affaire Brown Shoe Co. v. United States, 370 U.S. 294 (1962), que l’on a appelée la pierre de Rosette de la définition du marché. Il s’agit de la première cause de fusionnement fondée sur l’article 7 de la Clayton Act que la Cour suprême a tranchée. Dans cette affaire, la question litigieuse était celle de savoir si le fusionnement de deux fabricants de chaussures possédant des points de vente au détail, à savoir Brown Shoe et Kinney, diminuerait sensiblement la concurrence dans l’offre de chaussures. La Cour suprême a finalement interdit le fusionnement à cause de ses répercussions horizontales et verticales.

Après avoir fait remarquer que le Congrès n’avait adopté aucun critère particulier pour la définition du marché pertinent, la Cour suprême a cité avec approbation les critères de l’« élasticité croisée de la demande » et de l’« interchangeabilité raisonnable de l’utilisation » énoncés dans l’affaire Cellophane. Puis la Cour suprême a immédiatement statué que, sur un vaste marché, il peut exister des produits de substitution bien définis qui, en eux-mêmes, constituent un marché du produit dans un contexte antitrust. Le passage important qui a donné naissance au concept de sous-marché d’un marché, qui est défini au moyen de plusieurs indices pratiques, figure à la page 325 :

[traduction] Les frontières extérieures du marché d’un produit sont déterminées par l’interchangeabilité raisonnable de l’utilisation ou l’élasticité croisée de la demande entre le produit lui-même et des substituts. Toutefois, sur ce vaste marché, il peut y avoir des sous-marchés bien définis qui, en eux-mêmes, constituent des marchés du produit dans un contexte antitrust. United States v. E. I. du Pont de Nemours & Co., 353 U.S. 586, aux p. 593 à 595. Les frontières d’un tel sous-marché peuvent être déterminées par l’examen d’indices pratiques comme la reconnaissance par l’industrie ou le public du sous-marché en tant qu’entité économique distincte, les caractéristiques et les utilisations particulières du produit, des installations de production uniques, des clients distincts, des prix distincts, la sensibilité à des changements dans les prix et des vendeurs spécialisés. Comme l’article 7 de la Clayton Act interdit tout fusionnement qui peut diminuer sensiblement la concurrence « dans n’importe quel secteur d’activité » (sans italiques dans l’original), il est nécessaire d’examiner les effets d’un fusionnement sur chacun des sous-marchés économiquement importants pour déterminer s’il existe une probabilité raisonnable que le fusionnement diminuera sensiblement la concurrence. S’il est établi que cette probabilité existe, le fusionnement est interdit. [Non souligné dans l’original.]

Dans l’affaire Brown Shoe, la Cour suprême a confirmé la conclusion du Tribunal fédéral de première instance selon laquelle il existait trois marchés du produit distincts, à savoir les chaussures pour hommes, les chaussures pour femmes et les chaussures pour enfants. S’appuyant sur quatre des sept indices pratiques, la Cour suprême a conclu que chacune de ces lignes de produits était : (1) reconnue par le public; (2) fabriquée dans des manufactures distinctes; (3) caractérisée par des utilisations qui lui étaient propres; et (4) orientée vers un groupe distinct de clients. Même si l’un des indices pratiques était des prix distincts, la Cour suprême a refusé d’approuver une nouvelle division des lignes de produits fondée sur des différences au chapitre du prix et de la qualité puisque cela serait tout simplement [traduction] « irréaliste » (à la page 326). Selon Brown Shoe, les chaussures pour hommes qui valaient plus de 9 $ ne faisaient pas concurrence à celles qui valaient moins de 9 $. La Cour suprême a toutefois admis que des différences au chapitre du prix et de la qualité peuvent entrer en ligne de compte pour déterminer l’effet probable d’un fusionnement, mais elle a estimé (à la page 326) :

[traduction] … [qu’]on doit tracer les frontières du marché pertinent en leur donnant assez d’ampleur pour inclure les produits concurrents de chacune des entreprises fusionnantes et pour reconnaître la concurrence là où, de fait, la concurrence existe.

La délimitation des frontières d’un sous-marché au moyen d’indices pratiques comme ceux qui ont été énoncés dans l’affaire Brown Shoe n’a pas reçu un accueil favorable. Le concept de sous-marché a été qualifié de [traduction] « monstruosité intellectuelle » sans grande [traduction] « justification économique »; voir Werden, précité, à la page 160. Sur un ton plus charitable, un commentateur a fait remarquer que la liste des indices [traduction] « est présentée sans aucune indication de priorité ou d’importance à l’égard de facteurs spécifiques et elle a indiscutablement eu un effet pernicieux sur la définition du marché pertinent dans les affaires de fusionnement »; Pitofsky, à la page 1815. Néanmoins, le concept de sous-marché a été invoqué pour exclure des produits raisonnablement interchangeables d’un marché pertinent. Habituellement, ce ne sont pas tous les indices pratiques qui sont utilisés, mais quelques-uns seulement; voir Horizontal Mergers, à la page 76.

Il semble que le concept de sous-marché et les indices pratiques ont dominé dans la réflexion des tribunaux inférieurs sur la définition du marché au cours des deux décennies qui ont suivi le prononcé de la décision de la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire Brown Shoe; voir Werden, précité, à la page 172. En particulier, les organismes gouvernementaux ont eu recours à ces indices pour restreindre le marché et faciliter la conclusion qu’un fusionnement était illégal. Toutefois, l’interchangeabilité raisonnable de l’utilisation continue d’exister en tant que cadre indépendant pour définir le marché, compte tenu de la décision rendue dans l’affaire United States v. Continental Can. Co., 378 U.S. 441 (1964).

Dans l’affaire Continental Can., le gouvernement contestait l’acquisition par le deuxième producteur en importance de contenants en métal des États-Unis, Continental Can, du troisième producteur en importance de contenants en verre de ce pays, Hazel-Atlas Glass Co. Bien que le Tribunal fédéral de première instance ait conclu qu’il existait une concurrence entre les contenants en métal, les contenants en verre et les contenants en plastique au chapitre des utilisations finales, il a statué qu’il ne s’agissait pas du genre de concurrence prévu par la Clayton Act. La Cour suprême ne s’est pas rangée à cet avis et a conclu que le marché du produit était constitué des contenants en métal et des contenants en verre, même si la concurrence au chapitre des utilisations finales comprenait également les fabricants de contenants en plastique et de contenants en papier. Cet aspect particulier de l’affaire Continental Can. a suscité de vives critiques, y compris l’accusation suivante :

[traduction] … la Cour semble avoir adopté une approche orientée vers le résultat pour la définition du marché qui a donné lieu à un découpage arbitraire des frontières « de façon à maximiser les chances d’annuler l’acquisition contestée ». Note : « The Supreme Court, 1963 Term », (1964), 78 Harv. L. Rev. 143, aux p. 274 et 275.

Mis à part cet aspect défectueux du raisonnement de la Cour suprême, l’affaire Continental Can. pose en principe que la constatation d’une utilisation finale importante ou d’une concurrence interindustrielle peut venir à bout d’une preuve d’écart entre les prix et de faible sensibilité aux prix. Bien qu’ils soient pertinents, ces faits ne règlent pas la question du marché du produit. Aux pages 453 à 456, la Cour s’est exprimée en ces termes :

[traduction] L’interchangeabilité de l’utilisation et l’élasticité croisée de la demande ne doivent pas être utilisées pour masquer la concurrence, mais pour « reconnaître la concurrence là où, de fait, la concurrence existe ». Brown Shoe Co. v. United States, 370 U.S., à la p. 326. À notre avis, il existe un affrontement assez général entre les contenants en métal et les contenants en verre, et une concurrence entre ces produits pour les mêmes utilisations finales qui est persistante, réelle et très importante sur le plan de la quantité. Le métal a remplacé le verre et le verre a remplacé le métal en tant que principal contenant pour certaines utilisations importantes; tous deux servent à d’autres usages; chacun tente d’élargir sa part du marché au détriment de l’autre; et chacun tente de s’approprier la moindre utilisation pour laquelle son produit est physiquement adapté, même si certaines de ces utilisations ont traditionnellement été considérées comme le domaine exclusif de l’industrie concurrente. À divers degrés pour différentes utilisations finales, les fabricants au sein de chaque industrie prennent en considération le prix des contenants de l’industrie rivale pour établir leur propre politique de fixation des prix. Par conséquent, même s’il se peut que l’interchangeabilité de l’utilisation ne soit pas aussi complète et que l’élasticité croisée de la demande ne soit pas aussi immédiate que dans le cas de la plupart des fusionnements au sein d’une même industrie, on remarque, à long terme, le genre de réaction de la clientèle face à l’innovation et à d’autres stimulants concurrentiels qui assujettit la concurrence entre ces deux industries aux interdictions visant à préserver la concurrence prévues à l’article 7.

Par ailleurs, le prix est simplement un facteur parmi d’autres dans le choix d’un utilisateur entre deux contenants. Le fait qu’il existe des écarts entre les prix de deux produits ou le fait que la demande pour un produit ne réagisse pas particulièrement ou immédiatement à des changements dans le prix de l’autre produit sont des facteurs pertinents, mais cela ne règle pas la question du marché du produit. La décision d’un conditionneur d’employer des contenants en verre ou des contenants en métal peut dépendre non seulement du prix de l’emballage, mais aussi d’autres facteurs tout aussi importants. Par exemple, il se peut que le consommateur commence à préférer un type de contenant à un autre, et le fabricant de contenants d’aliments pour bébés peut donc estimer que son problème réside dans la ménagère plutôt que dans le conditionneur ou dans le prix de ses contenants. Il ne s’agit peut-être pas d’une concurrence par les prix, mais c’est malgré tout une concurrence significative entre des contenants interchangeables.

L’interchangeabilité raisonnable de l’utilisation (l’interchangeabilité fonctionnelle) fait ressortir deux facteurs, soit les utilisations du produit et ses caractéristiques physiques. Alors que l’élasticité croisée de la demande est axée sur la sensibilité des acheteurs d’un produit à des changements dans le prix d’un autre produit, l’interchangeabilité raisonnable se concentre d’abord sur la mesure dans laquelle des produits différents ont des qualités similaires qui font en sorte qu’ils peuvent servir à la même utilisation finale.

Pour déterminer si des produits peuvent être substitués l’un à l’autre, il ne faut pas envisager les qualités des produits dans l’abstrait. Il se peut que des produits qui paraissent similaires ne soient pas considérés comme des substituts, alors que des produits qui semblent très différents peuvent servir à la même utilisation finale et être inclus dans le même marché du produit. D’autre part, le fait que deux produits soient jugés fonctionnellement interchangeables n’amène pas nécessairement à conclure qu’ils sont sur le même marché du produit. Si les acheteurs ne considèrent pas les produits comme des substituts, ne serait-ce que dans une faible mesure, alors la définition d’un vaste marché peut être rejetée au motif qu’il n’existe pas de concurrence véritable au chapitre des utilisations finales; voir, en général, Kalinowski, Sullivan et McGuirl, Antitrust Laws and Trade Regulation, vol. 3 (1995), à § 18.02 et suiv.

Il ressort de la jurisprudence américaine qui porte sur l’application correcte du critère de l’interchangeabilité de l’utilisation que lorsque l’utilisation projetée du produit était la même, les produits ont été inclus dans le même marché, en dépit des facteurs suivants : des niveaux de prix différents, des caractéristiques physiques différentes au chapitre de la composition, de l’apparence ou de la qualité, des catégories de clients différentes ou des préférences différentes des clients, et des installations de production, des méthodes de marketing et des méthodes de distribution différentes; voir Horizontal Mergers, à la page 73, et les affaires mentionnées à la note 359.

c)         Jurisprudence canadienne

Au Canada, la question de la définition du marché n’a pas été traitée de manière aussi approfondie dans la jurisprudence qu’elle ne l’a été aux États-Unis. Avant 1986, le droit canadien de la concurrence, en particulier le droit des fusionnements, était en grande partie fondé sur les dispositions pénales de l’ancienne Loi relative aux enquêtes sur les coalitions. En conséquence, la question de la définition du marché n’a jamais été débattue sous l’angle des politiques sociales et économiques généralement associées à un régime civil de réglementation des agissements anticoncurrentiels. Il s’ensuit que les anciennes affaires criminelles portant sur la définition du marché ne sont guère utiles pour élaborer une définition moderne du marché du produit en vertu de la partie VIII de la Loi. Depuis l’entrée en vigueur de la nouvelle Loi, le Tribunal a été saisi de deux causes seulement ayant trait à la définition du marché. Malheureusement, comme il en est question ci-après, aucune de ces causes n’est utile pour résoudre la question soulevée dans le présent appel.

Quatre des anciennes causes criminelles qui portent sur la définition du marché sont dignes d’attention parce qu’elles montrent que la définition du marché n’était pas un concept bien établi en droit canadien. Néanmoins, toutes ces causes mettent l’accent sur le concept central de la définition du marché du produit qu’est le caractère substitutif. Pourtant, aucune n’offre un cadre pour déterminer comment doit être évalué ce caractère substitutif.

Dans l’affaire R. v. Hoffmann-La Roche Ltd., précitée, la défenderesse, qui était accusée de fixation de prix abusifs au motif qu’elle avait distribué gratuitement le médicament Valium à des hôpitaux, a soutenu que le marché sur lequel les entreprises se faisaient concurrence comprenait non seulement les hôpitaux, mais tous les acheteurs de son produit (p. ex., des pharmaciens et des médecins). Le juge de première instance a statué que le marché pertinent était le marché hospitalier. En appel, on a fait valoir que le juge de première instance n’avait pas tenu compte de l’existence de produits de substitution lorsqu’il avait défini le marché pertinent. Cet argument a été rejeté au motif que le caractère substitutif n’était pas un facteur pertinent en raison du fait que l’accusée avait fourni le Valium gratuitement à des hôpitaux dans le but d’éliminer un concurrent.

Dans l’affaire The Queen v. Canadian Coat and Apron Supply Ltd. et al., [1967] 2 R.C.É. 53, les accusées, dont l’entreprise consistait à fournir des « serviettes de toile » et qui contrôlaient entre 85 % et 90 % du marché, étaient accusées en vertu du paragraphe 32(1) de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions [S.R.C. 1952, ch. 314] d’avoir comploté pour fixer les prix. Elles ont soutenu, sans succès, que le marché du produit devait être élargi pour inclure les serviettes de papier et d’autres produits de substitution. Cet argument a été rejeté en raison de la préférence des clients pour les serviettes de toile. À la page 82, le juge Gibson est arrivé à la conclusion suivante :

[traduction] … que le marché était constitué la section du public sur l’île de Montréal qui voulait non pas des serviettes de papier ou d’autres produits de substitution, mais des serviettes de toile propres, repassées, pressées, prêtes à utiliser … et pour qui les serviettes de papier et d’autres produits de substitution n’étaient pas des produits satisfaisants;

Dans l’affaire R. v. Canadian General Electric Company Ltd. et al. (1976), 15 O.R. (2d) 360 (H.C.), les trois principaux fabricants de « lampes d’usage général », qui contrôlaient 95 % du marché canadien, ont été reconnus coupables de complot pour diminuer la concurrence sur le marché contrairement à l’alinéa 32(1)c) de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1970, ch. C-23. Cette affaire est particulièrement intéressante parce que la Cour adopte implicitement l’analyse du sous-marché formulée dans l’affaire Brown Shoe. La Cour s’est fondée en grande partie sur la perception de l’industrie et sur l’interchangeabilité fonctionnelle pour conclure que les lampes d’usage général, qui sont une catégorie d’ampoules, constituaient le marché pertinent (à la page 372) :

[traduction] Les lampes d’usage général étaient considérées par chacune des accusées comme un segment distinct de l’industrie pour ce qui est de la fabrication et de la vente. Elles ont représenté un pourcentage important des ventes de toutes les lampes au Canada pendant la période en question. Quel que soit l’angle sous lequel on examine la fabrication ou la vente de lampes d’usage général, il est permis d’affirmer qu’il s’agit d’une catégorie ou d’une espèce d’entreprise en soi.

Les lampes d’usage général sont fondamentalement des produits homogènes. Il y avait peu de différences au niveau du produit entre les lampes d’usage général des trois défenderesses. Les acheteurs de lampes d’usage général se voyaient offrir par chacune des accusées des produits comparables dotés des mêmes caractéristiques physiques et conçus pour le même usage. Le degré de substitution ou d’élasticité croisée est pratiquement inexistant.

On peut donc considérer la distribution de lampes d’usage général comme un marché pertinent pour l’application de l’alinéa 32(1)c) de la Loi. Il s’agit d’une catégorie spéciale d’entreprise et d’une gamme de lampes qui peut être distinguée des autres dans tout l’assortiment de lampes qui sont produites. Le marché n’a pas été créé artificiellement pour atteindre le but des présentes accusations, mais découle de la nature du produit, de son manque d’élasticité croisée ou de substitution avec d’autres produits, et du traitement accordé au produit au moyen d’un mode spécial de distribution et d’une politique des ventes distinctive.

La décision rendue par le juge Gibson dans l’affaire The Queen v. J. W. Mills & Son Ltd., précitée, est peut-être la plus importante en ce qui a trait à la définition du marché. Dans cette affaire fondée sur les alinéas 32(1)a) et c) de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1952, ch. 314, il était question de complots en vue d’empêcher ou de diminuer la concurrence. Les accusées exploitaient une entreprise de « mise en commun d’importations ». Elles expédiaient des marchandises qui arrivaient à Vancouver par bateau en provenance de l’Orient vers d’autres points au Canada en utilisant une catégorie spéciale de wagons de chemin de fer appelés « wagons de groupage ». Les accusées prétendaient, entre autres choses, que le ministère public n’avait pas prouvé au-delà du doute raisonnable le marché pertinent qui, selon elles, devait être élargi pour englober d’autres concurrents comme les chemins de fer et les camionneurs. Le juge Gibson est arrivé à la conclusion contraire après avoir dressé une liste détaillée de critères d’évaluation du marché. L’analyse qu’il a faite aux pages 305 à 307 mérite d’être reproduite :

[traduction] La définition du marché pertinent dans une affaire particulière nécessite donc un examen équilibré de plusieurs caractéristiques ou dimensions pour satisfaire aux besoins analytiques de la question à l’étude.

À une extrémité, il y a une description vague de la concurrence, à savoir que chaque service, article ou produit qui lutte pour attirer la clientèle est en concurrence avec tous les autres services, articles ou produits.

À l’autre extrémité, il y a la définition de portée plus restreinte, qui limite le marché aux services, aux articles ou aux produits qui comportent une qualité et un service uniformes.

Dans l’analyse d’une affaire particulière, il convient d’éviter ces extrêmes et d’évaluer plutôt les divers facteurs qui déterminent les degrés de concurrence et les dimensions ou les frontières de la situation concurrentielle. À cet égard, les dimensions ou les frontières d’un marché pertinent doivent être déterminées en tenant compte de l’objet de ce marché. Ainsi, deux produits peuvent être sur le même marché dans un cas et pas dans un autre.

De plus, de nombreuses caractéristiques ou dimensions peuvent être prises en considération pour définir le marché pertinent. Elles ne sont pas toutes du même ordre. Habituellement, dans une affaire particulière, il n’est pas nécessaire d’examiner la totalité des nombreuses caractéristiques ou dimensions. Dans certains cas, la définition du marché du produit peut reposer uniquement sur une ou deux caractéristiques ou dimensions (voir de nouveau les affaires mentionnées à l’annexe « B »). Toutefois, afin de bien choisir les caractéristiques ou les dimensions appropriées, il peut s’avérer nécessaire d’en examiner plusieurs avant de sélectionner celle qui convient ou celles qui conviennent.

Voici quelques caractéristiques ou dimensions utiles dont on peut tenir compte pour définir un marché pertinent; cette liste n’est pas exhaustive. Cette classification peut également être arrangée de différentes façons.

a) Caractère substitutif des produits.

(Le terme que les économistes emploient pour cela est « élasticité croisée de la demande ». Les termes « caractère substitutif » et « élasticité croisée » sont synonymes. À titre d’exemple, les demandes pour deux produits ont une forte élasticité croisée si la variation du prix d’un produit amène dans une large mesure les acheteurs à se tourner vers l’autre produit. Il est généralement difficile de mesurer le degré d’élasticité croisée dans un cas donné.)

b) Concurrence réelle et potentielle.

(Le problème auquel on se heurte parfois dans une analyse de la concurrence est celui-ci : faut-il limiter le « marché pertinent » à la concurrence existante ou également tenir compte de la concurrence potentielle (parfois appelée concurrence « mûre »).)

c) Secteur géographique.

(Les dimensions géographiques d’un marché sont souvent un facteur important dans l’analyse de la concurrence : p. ex., le marché pertinent devrait-il être analysé dans une optique nationale, régionale ou locale.)

d) Caractéristiques physiques des produits ou du service.

(La méthode la plus simple pour définir un marché pertinent consiste à choisir des produits qui ont les mêmes caractéristiques physiques ou des services dotés des mêmes particularités. Dans certains cas, toutefois, il peut être juridiquement correct de considérer que des produits qui ont des caractéristiques physiques assez différentes ou que des services qui comportent des éléments passablement différents sont sur le même marché.)

e) Utilisations finales des produits.

(Le critère des utilisations finales est étroitement lié aux caractéristiques physiques lorsqu’il s’agit de définir le marché pertinent. À titre d’exemple, si un produit a différentes utilisations finales entre les mains des acheteurs, il se peut que la définition du marché pertinent ne repose pas uniquement sur des particularités physiques. De plus, par exemple, il est particulièrement important d’examiner les différences au chapitre des utilisations lorsqu’on étudie les marchés concernant des services.)

f) Prix relatifs des biens ou des services.

(Les prix des biens ou des services peuvent définir le marché pertinent.)

g) Intégration et stades de fabrication.

(Des problèmes d’intégration surgissent en raison des différences qui existent entre les activités de concurrents. Pour déterminer le marché pertinent, le problème qui se pose est le suivant : quels produits convient-il d’inclure ou d’exclure et à quel stade de fabrication.)

h) Méthodes de production ou origine.

(Les méthodes de production et le produit fini, et l’origine des matériaux, p. ex. s’agit-il ou non de matériaux importés, sont souvent des facteurs importants à prendre en considération pour définir le marché pertinent.)

La liste qui précède est rudimentaire et présente un condensé des concepts du marché pertinent qui s’appliquaient au moment où l’affaire a été décidée (1968). Le juge Gibson n’a fait aucune autre tentative pour traiter l’un quelconque des indices pratiques. Dans son raisonnement final et sa conclusion sur le marché du produit, il a mis l’accent sur l’absence de caractère substitutif (à la page 314) :

[traduction] À mon avis, premièrement, il n’existait pas de services qui pouvaient se substituer à l’entreprise de prestation de services que les accusées exploitaient; en d’autres termes, les installations uniquement par bateau et uniquement par avion et l’entreprise de transport en liaison avec celles-ci relativement aux articles et aux produits transportés entre la zone désignée en Orient et Toronto et Montréal étaient et sont sur un autre marché, et non sur le marché sur lequel les accusées exploitaient leurs entreprises.

La seule analyse intéressante de la définition du marché en vertu de la Loi sur la concurrence se trouve dans les décisions rendues par le Tribunal dans l’affaire Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Hillsdown Holdings (Canada) Ltd. (1992), 41 C.P.R. (3d) 289 et, dans une moindre mesure, dans l’affaire Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Chrysler Canada Ltd. (1989), 27 C.P.R. (3d) 1. Je vais d’abord examiner cette dernière affaire.

Dans l’affaire Chrysler Canada Ltd., le directeur avait demandé, en vertu de l’article 75 de la Loi, une ordonnance enjoignant à l’intimée d’accepter le plaignant comme client. L’entreprise de ce dernier consistait à exporter des pièces destinées à des automobiles de marque Chrysler vers des marchés situés à l’extérieur de l’Amérique du Nord. L’une des questions soumises au Tribunal consistait à savoir si le marché du produit était celui des pièces d’automobile Chrysler vendues au Canada, celui des pièces d’automobile Chrysler vendues aux États-Unis ou celui des pièces d’automobile en général. Pour définir les termes « produit » et « marché », le Tribunal a bien précisé qu’on ne devait pas assimiler l’approche de la définition du marché prévue à l’article 75 à celle qui s’applique aux fusionnements, dont le critère fondamental est celui de la diminution sensible de la concurrence. Dans les causes fondées sur l’alinéa 75(1)a), le critère fondamental est l’effet causé sur l’entreprise de la personne qui se voit refuser des fournitures. Le Tribunal a conclu que, puisque les clients du plaignant exigeaient des pièces Chrysler d’origine et n’acceptaient pas de substituts, le produit en question consistait en des pièces d’automobile de marque Chrysler. En outre, comme le prix payé pour les pièces Chrysler vendues au Canada était moins élevé que le prix payé aux États-Unis, le produit a été défini comme les pièces d’automobile de marque Chrysler vendues au Canada.

L’affaire Hillsdown est la seule autre décision du Tribunal qui porte sur la question de la définition du marché. Dans cette affaire, le Tribunal s’est penché sur le fusionnement des deux plus grosses entreprises d’équarrissage du sud de l’Ontario. Le Tribunal n’a guère eu de mal à accueillir l’argument du directeur selon lequel le marché du produit était la prestation de services d’équarrissage de certains sous-produits de viande rouge. Ces services comprennent le ramassage des restes d’animaux qui sont impropres à la consommation humaine, mais qui peuvent être transformés en suif ou en farine protéique. L’approche de la définition du marché du Tribunal est succincte (à la page 299) :

Pour déterminer la dimension produit du marché, la première étape consiste à identifier le produit (ou les produits) pour lequel, avant le fusionnement, les deux firmes étaient en concurrence. La seconde étape consiste à déterminer s’il existe pour ce produit des substituts proches vers lesquels les consommateurs pourraient facilement se tourner si les prix montaient (indication de l’élasticité de la demande). Si deux produits semblent être des substituts proches quand ils sont vendus tous deux au prix marginal, alors ils devraient être inclus dans le même marché du produit. [Non souligné dans l’original.]

Dans l’affaire Hillsdown, le Tribunal a semblé présumer que les entreprises fusionnantes étaient, avant le fusionnement, des concurrents dans le domaine de la prestation de services d’équarrissage, ce qui a éliminé la première étape de l’analyse. En fait, les entreprises fusionnantes exploitaient la même entreprise d’équarrissage, sauf que l’une d’elles équarrissait de la viande rouge et de la volaille, tandis que l’autre équarrissait de la viande rouge seulement. Mais il est évident que le Tribunal ne s’est pas soucié de savoir si les services véritablement offerts par les entreprises étaient de proches substituts, eu égard à des facteurs comme le prix et la qualité. Il a axé son analyse sur la dimension géographique du marché du produit. À strictement parler, toutefois, si l’on appliquait le raisonnement du Tribunal dans l’affaire Hillsdown à la présente espèce, l’appel du directeur devrait être accueilli puisque les quotidiens de Pacific et les journaux communautaires offrent le même service, c’est-à-dire de la publicité-détaillants imprimée.

Jusqu’à ce jour, le Tribunal n’a pas été appelé à formuler un cadre en vertu de la « première étape » pour déterminer si les produits de deux entreprises fusionnantes sont sur le même marché. C’est justement la question dont la présente Cour est saisie. Je vais commencer par examiner la question des lignes directrices pour l’application de la loi qui sont censées avoir guidé l’approche de la définition du marché du Tribunal.

d)        

Fusionnements—Lignes directrices pour l’application de la loi

Les premières lignes directrices américaines ont été publiées en 1968 et tentaient d’énoncer des principes pour la définition du marché à partir des décisions de la Cour suprême qui avaient été rendues à ce moment-là. Ces lignes directrices rejetaient le concept de sous-marché formulé dans l’affaire Brown Shoe, mais ne tenaient pas compte de considérations fondées sur l’élasticité de l’offre. En 1982, puis en 1984, de nouvelles lignes directrices ont été publiées. Elles tentaient d’offrir un cadre d’analyse complet qui pourrait être utilisé pour découvrir les fusionnements créant une puissance commerciale ou accroissant celle-ci. Dans ces lignes directrices, le seuil d’une puissance commerciale importante était exprimé sous l’angle de l’ampleur de l’augmentation de prix qui serait imposée par un monopoleur hypothétique. En dépit de la tentative pour éviter l’approche de la définition du marché fondée sur les indices pratiques, on a finalement incorporé dans les lignes directrices une liste non limitative de facteurs pertinents pour définir un marché. En 1982, ces facteurs étaient les suivants :

[traduction] (1) La preuve des perceptions des acheteurs que les produits sont des substituts ou n’en sont pas, en particulier si ces acheteurs sont passés d’un produit à un autre en réaction à des changements dans le prix relatif ou à d’autres variables de la concurrence;

(2) Les similarités ou les différences entre les produits du point de vue de l’usage habituel, de la conception, de la composition physique et d’autres caractéristiques techniques;

(3) Les similarités ou les différences dans les mouvements du prix des produits sur une période de quelques années; et

(4) La preuve des perceptions des vendeurs que les produits sont des substituts ou n’en sont pas, en particulier si des décisions d’affaires ont été prises en fonction de ces perceptions.

Les lignes directrices américaines de 1984 ne contenaient aucun changement important. Toutefois, la publication de nouvelles lignes directrices en 1992 a soulevé la controverse à cause d’un changement visible dans l’approche de la définition du marché, changement qui, peut-on soutenir, dénote une approche moins interventionniste de la part des organismes américains d’application de la loi; voir J. Simons et M. Williams, « The Renaissance of Market Definition » (1993), 38 Antitrust Bull. 799 et G. J. Werden, « Market Delineation Under the Merger Guidelines : A Tenth Anniversary Retrospective » (1993), Antitrust Bull. 517. Comme il est inutile de se laisser entraîner dans ce débat, j’en viens maintenant aux lignes directrices canadiennes.

En 1992, le directeur a publié les premières lignes directrices canadiennes afin de favoriser une meilleure compréhension de la politique d’application de la loi dans ce domaine et de fournir un cadre unificateur pour l’évaluation de l’incidence probable des fusionnements sur la concurrence au Canada. Ces lignes directrices ont également pour but de présenter au monde des affaires et à la collectivité juridique l’approche utilisée par le Bureau de la politique de concurrence pour examiner les transactions relatives à des fusionnements. À certains égards, les lignes directrices canadiennes prennent appui sur celles qui ont été publiées aux États-Unis en 1982 et en 1984. Le paradigme du monopoleur hypothétique y est expressément adopté. Par conséquent, la préoccupation centrale réside dans la capacité des entreprises fusionnantes d’exercer une puissance commerciale en augmentant les prix avec profit.

Dans les Lignes directrices du directeur, on reconnaît que la preuve directe sous forme de mesures statistiques des élasticités croisées existe rarement et, par conséquent, qu’il faut prendre en considération neuf critères d’évaluation qui fournissent une preuve indirecte de la possibilité de recourir à un substitut : (1) les opinions, les stratégies, le comportement et l’identité des acheteurs; (2) les opinions, les stratégies et le comportement de la profession; (3) l’utilisation finale; (4) les caractéristiques physiques et techniques; (5) les coûts de substitution des acheteurs; (6) les relations entre les prix et les niveaux relatifs des prix; (7) les considérations fondées sur l’élasticité croisée de l’offre; (8) les considérations fondées sur l’élasticité de l’offre; et (9) l’existence de produits d’occasion, remis à neuf ou de location. De toute évidence, il y a des similitudes entre les indices pratiques évoqués dans l’affaire Brown Shoe et ceux qui sont énumérés ci-dessus. Cependant, toute comparaison doit s’arrêter là.

Les Lignes directrices du directeur sont destinées à fournir un cadre rationnel pour délimiter les frontières d’un marché. La question centrale est présentée sous l’angle du paradigme du monopoleur hypothétique et, par conséquent, de la capacité des entreprises fusionnantes d’imposer des augmentations de prix avec profit. Il semble que l’utilité de ce paradigme ne réside pas dans son application pratique. Sa fonction véritable est de garantir que lorsqu’on procède à la définition du marché, on ne perd pas de vue la principale préoccupation, à savoir la capacité des entreprises fusionnantes d’imposer des augmentations de prix avec profit.

Contrairement aux indices pratiques mentionnées dans l’affaire Brown Shoe ou à la décision qui fait l’objet du présent appel, les Lignes directrices du directeur fournissent des précisions sur chacun des indices et sur leur utilité. En particulier, elles rejettent le concept de sous-marché en tant que cadre d’analyse indépendant, tout en reconnaissant qu’il n’existe aucune approche simple de la définition du marché. De plus, les Lignes directrices du directeur acceptent l’interchangeabilité fonctionnelle en tant que critère pour déterminer le marché du produit pertinent. Il s’agit généralement d’une condition nécessaire, mais insuffisante, qui doit être remplie pour que deux produits puissent être inclus dans le même marché. Par ailleurs, bien que la preuve directe de l’élasticité croisée ou de la sensibilité aux prix des acheteurs demeure un facteur pertinent, les Lignes directrices du directeur n’en font pas une condition nécessaire pour conclure que deux produits sont sur le même marché du produit.

Il est instructif de reproduire les extraits des Lignes directrices du directeur qui sont censées avoir guidé la démarche du Tribunal, mais qui ne lient pas la présente Cour :

3.2 LA DIMENSION PRODUIT

3.2.1 APPROCHE GÉNÉRALE

La méthode suivie dans l’analyse du marché pertinent est appliquée séparément à chacun des produits pour lesquels les parties au fusionnement semblent être en concurrence ou pourraient vraisemblablement l’être. L’analyse de l’éventail des produits à inclure dans les marchés pertinents commence par l’étude de ce qui arriverait si une des parties au fusionnement essayait d’imposer une augmentation de prix relativement importante et non transitoire sur le produit. Si l’augmentation avait vraisemblablement pour effet de pousser les acheteurs à se tourner vers d’autres produits en quantité suffisante pour rendre infructueuse l’augmentation de prix, on ajouterait au marché pertinent le produit qui constitue le meilleur substitut suivant. Le Bureau étudie ensuite ce qui se passerait si le vendeur de ce produit et la partie au fusionnement en question, agissant comme un monopoleur hypothétique, essayaient d’imposer une augmentation de prix relativement importante et non transitoire des deux produits du groupe. On poursuit ensuite le processus en ajoutant le produit qui constitue le meilleur substitut suivant des produits déjà inclus dans le marché, jusqu’au point où il serait possible pour les vendeurs, agissant comme monopoleur hypothétique, d’imposer avec profit une augmentation relativement importante du prix et [de] la maintenir pendant une période non transitoire.

3.2.2 CRITÈRES D’ÉVALUATION

Lors de l’évaluation de la nature et de l’ampleur des réactions vraisemblables de l’offre et de la demande à une hausse future des prix dans le contexte de cas particuliers, toutes les informations pertinentes sont prises en considération. Cependant, on accorde une importance particulière aux facteurs exposés ci-dessous qui offrent tous une preuve indirecte de la possibilité de recourir à un substitut. On dispose rarement d’une preuve directe, sous forme de mesures statistiques des élasticités croisées de la demande et de l’offre. Dans certaines situations, les résultats de l’analyse de chacun de ces facteurs ne permettent pas d’aboutir à une conclusion unique. Lorsque cela se produit, on essaie de parvenir à une définition du marché qui puisse être le mieux corroborée par les renseignements disponibles.

3.2.2.1 Opinions, stratégies, comportement et identité des acheteurs—Les opinions, les stratégies et le comportement des acheteurs font souvent partie des sources les plus importantes de renseignements prises en considération pour déterminer si les acheteurs se tourneraient vraisemblablement vers un autre produit advenant le cas de l’augmentation de prix relativement importante et non transitoire postulée. Ce que les acheteurs disent qu’ils feraient vraisemblablement, ce qu’ils ont fait dans le passé et leurs plans stratégiques indiquent souvent de manière fiable si l’augmentation de prix théorique peut vraisemblablement être imposée et maintenue. Si les acheteurs n’ont jamais substitué un produit B à un produit A antérieurement et qu’ils indiquent qu’ils ne le feraient vraisemblablement pas si le prix augmentait, il peut être inapproprié de conclure, en se fondant sur des considérations hypothétiques, que ces produits sont en concurrence sur le même marché pertinent. Il en va de même lorsque deux produits sont vendus à des acheteurs répondant à des caractéristiques distinctes, par exemple lorsque le produit A est vendu à des consommateurs et que le produit B est vendu à des entreprises.

3.2.2.2 Opinions, stratégies et comportement de la profession—Des tiers bien informés sur l’industrie, par exemple des personnes qui approvisionnent les vendeurs du produit pertinent, peuvent souvent fournir des renseignements utiles sur l’évolution passée et future probable sur le marché pertinent. De même, les études sur l’industrie offrent souvent des données utiles à l’analyse. Le comportement passé des parties au fusionnement ou de tiers qui vendent le produit pertinent, par rapport à d’autres produits qui exercent présumément une influence limitative relativement importante, est une autre source de renseignements utiles. Par exemple, les modifications apportées à la conception ou à l’emballage d’un produit qui suivent la même évolution que celle que connaît un autre produit peuvent révéler que les deux produits appartiennent au même marché pertinent.

3.2.2.3 Utilisation finale—Le degré d’interchangeabilité fonctionnelle de deux produits dans leur utilisation finale est une importante source d’informations qui indique si une substitution entre eux pourrait vraisemblablement se produire. D’ailleurs, l’interchangeabilité fonctionnelle est généralement une condition nécessaire, mais non suffisante, qui doit être remplie pour que deux produits puissent être inclus dans le même marché pertinent. Des produits qui sont achetés pour des utilisations finales similaires peuvent appartenir au même marché pertinent, même si leurs caractéristiques physiques diffèrent, comme des allumettes et des briquets jetables.

Deux produits seront d’autant plus susceptibles d’être classés dans des marchés pertinents distincts que l’écart entre leurs prix augmente ou qu’ils servent à des utilisations finales plus particulières ou du moins perçues comme telles. Par exemple, des produits vendus à prime tels que les briquets plaqués or et les voitures ou les stylos de luxe peuvent être classés dans des marchés pertinents distincts de ceux des briquets bon marché, des voitures compactes et des stylos jetables, respectivement, même si les produits vendus à prime et les produits vendus au rabais servent à des utilisations finales similaires.

3.2.2.4 Caractéristiques physiques et techniques—On constate souvent que deux produits aux caractéristiques physiques ou techniques exclusives appartiennent à des marchés pertinents distincts alors qu’ils pourraient être classés dans le même marché pertinent à cause de leur interchangeabilité fonctionnelle. En général, plus les acheteurs reconnaissent de valeur aux caractéristiques physiques ou techniques, réelles ou perçues, qui sont propres à un produit, plus il est probable que ce produit sera classé dans un marché pertinent distinct. Les garanties rattachées aux produits, le service après-vente, la rapidité de l’exécution des commandes, etc., font tous partie des caractéristiques qui définissent un produit.

Avec cette toile de fond, nous sommes maintenant en mesure de traiter la question de fond soulevée par le présent appel.

4.         L’erreur présumée

Le directeur a formulé la question principale de la manière suivante : le Tribunal a-t-il commis une erreur dans l’application de l’approche qu’il avait formulée pour la définition du marché du produit en exigeant une preuve statistique ou anecdotique de la sensibilité aux prix des annonceurs à l’exclusion d’autres preuves du caractère substitutif. Pour analyser l’erreur présumée, il est nécessaire de s’étendre sur la distinction entre la preuve directe et la preuve indirecte du caractère substitutif.

On peut dire que des produits sont sur le même marché s’ils sont de proches substituts. Des produits sont de proches substituts si les acheteurs sont prêts à passer de l’un à l’autre en réaction à un changement relatif dans le prix, c’est-à-dire s’il existe une sensibilité aux prix de la part des acheteurs. La preuve directe du caractère substitutif comprend à la fois la preuve statistique de la sensibilité aux prix des acheteurs et la preuve anecdotique[1], comme les témoignages d’acheteurs portant sur des réactions passées ou hypothétiques à des variations de prix. Toutefois, comme il peut être difficile d’obtenir une preuve directe, on peut aussi mesurer le caractère substitutif et, de cette façon, induire la sensibilité aux prix par des moyens indirects. Cette preuve indirecte consiste en certains indices pratiques, comme l’interchangeabilité fonctionnelle et les opinions et le comportement de l’industrie, qui montrent que des produits sont de proches substituts.

Dans la mesure où il est possible de produire une preuve statistique de la forte élasticité de la demande, cette preuve est pratiquement concluante quant au fait que deux produits sont sur le même marché du produit. La preuve de la sensibilité aux prix peut aussi être produite sous forme anecdotique, ce qui est moins concluant, mais demeure un facteur de persuasion tendant à démontrer que des produits sont de proches substituts. L’absence de preuve directe du caractère substitutif, c’est-à-dire l’absence de preuve statistique ou anecdotique de la sensibilité aux prix, ne prouve pas de façon concluante que des produits ne sont pas de proches substituts. En d’autres termes, la preuve de la sensibilité aux prix n’est pas une condition préalable pour conclure que deux produits sont sur le même marché. Sur ce point, la décision rendue dans l’affaire Continental Can. est instructive. Dans cette affaire, les industries du métal et du verre se livraient une concurrence vigoureuse pour obtenir la clientèle de divers fabricants. Il est toutefois ressorti de la preuve que l’élasticité de la demande était faible. Malgré tout, la Cour suprême des États-Unis a été prête à conclure que les deux produits étaient sur le même marché en raison de la concurrence interindustrielle. Il faut reconnaître qu’il y a bien des facteurs en dehors du prix qui peuvent influer sur le choix d’un acheteur et expliquer une faible élasticité de la demande à un moment donné. Comme le Tribunal l’a déclaré à la page 276 : « les décisions en matière de publicité sont complexes et … les annonceurs ont de la difficulté à cerner le rôle des prix relatifs dans leurs décisions. » J’en viens maintenant à l’essentiel de la thèse du directeur.

L’argument du directeur selon lequel le Tribunal a commis une erreur en exigeant une preuve directe du caractère substitutif repose initialement sur un passage qui figure aux pages 276 et 277 de la décision :

Il existe des différences et des points communs évidents entre les quotidiens et les journaux communautaires. Il n’y a aucune raison de les revoir. Sur le plan des différences, il incombe au directeur de démontrer que les acheteurs considèrent les deux produits comme étant hautement similaires et que des changements minimes dans les prix relatifs provoqueraient un déplacement important du volume publicitaire d’un véhicule à l’autre. La preuve démontrant que les annonceurs utilisent l’un ou l’autre véhicule surtout en fonction des caractéristiques propres à chacun laisse à entendre le contraire.

En fait, le Tribunal ne dispose d’aucune preuve selon laquelle les annonceurs sont hautement sensibles aux prix relatifs des quotidiens et des journaux communautaires. [Non souligné dans l’original.]

Le directeur soutient que l’expression « aucune preuve » employée dans la dernière phrase citée fait référence à la preuve directe et, partant, que le Tribunal n’a pas tenu compte de la preuve indirecte constituée par les indices pratiques. En guise de réponse, Southam fait remarquer qu’il n’y a pas de mention expresse de la preuve directe dans cette citation, ni quoi que ce soit dans les motifs du Tribunal qui amènerait à conclure que le Tribunal a tenu pour décisive l’absence de preuve de sensibilité aux prix des acheteurs. Southam fait valoir que l’issue du présent appel ne saurait dépendre d’un passage isolé d’une décision de plus de 300 pages. Selon Southam, il ressort clairement de la lecture de la décision intégrale du Tribunal que celui-ci est arrivé à une conclusion au sujet de la définition du marché uniquement après avoir soigneusement évalué toute la preuve, qu’elle soit directe ou indirecte. Je ne suis pas de cet avis.

Pour les motifs exposés ci-après, je conclus que le Tribunal a commis une erreur en exigeant une preuve statistique ou anecdotique de la forte sensibilité aux prix et en ne tenant aucun compte d’autres preuves pertinentes du caractère substitutif. Il me paraît évident que le Tribunal a fermé les yeux sur l’importance de certaines preuves indirectes qu’il était tenu d’examiner en droit. Vu cette erreur de droit, j’estime qu’il s’agit d’un cas où il convient d’exercer le pouvoir que le sous-alinéa 52c)(i) de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 17)] accorde à la Cour de rendre la décision que le Tribunal aurait dû rendre. Il ne reste plus aucune question de preuve contradictoire à trancher en ce qui concerne le marché du produit, et le Tribunal a fait une revue complète de la preuve. À mon avis, la Cour est en droit de rendre la décision que le Tribunal aurait dû rendre sur la question du marché du produit.

Il convient de souligner que, s’agissant du rôle du Tribunal, il existe une distinction entre l’établissement de faits, d’une part, et l’application de ces faits à un cadre juridique, d’autre part. Dans le premier cas, il ne fait aucun doute que le Tribunal est mieux placé que la Cour pour remplir cette fonction. Mais il est évident que le Tribunal dans la présente espèce n’a pas tenu compte de la preuve pertinente se rapportant à deux questions importantes : l’interchangeabilité fonctionnelle et la concurrence interindustrielle.

Premièrement, le Tribunal a commis une erreur en ne tenant aucun compte de la preuve de l’interchangeabilité fonctionnelle, facteur dont il a sommairement rejeté la pertinence. À mon sens, l’interchangeabilité fonctionnelle est une caractéristique fondamentale du caractère substitutif et, partant, un élément indispensable de la définition du marché du produit.

Dans l’approche qu’il avait formulée pour la définition du marché du produit, le Tribunal a mentionné que l’utilisation finale était un facteur à prendre en considération dans le cadre indirect. Toutefois, il a manifestement omis de tenir compte de l’importance de l’interchangeabilité fonctionnelle, qui n’est pas simplement un critère parmi d’autres à prendre en considération, mais une partie centrale du cadre. Le seul passage dans lequel le Tribunal a abordé la question de l’interchangeabilité fonctionnelle ou de l’utilisation finale se trouve à la page 238 :

Quant à la preuve indirecte de l’utilisation des deux véhicules aux mêmes fins, il s’agit de déterminer si les dites « fins » procèdent du contenu de l’annonce et des circonstances entourant l’utilisation d’un véhicule en particulier. On pourrait même affirmer que les journaux communautaires sont utilisés pour rejoindre la clientèle dans les zones respectives de diffusion et que les quotidiens sont utilisés pour rejoindre la clientèle de tout le Lower Mainland. Il n’est pas utile d’adopter cette notion des « fins » pour déterminer si les quotidiens et les journaux communautaires sont des substituts efficaces.

Le Tribunal a examiné la question de l’interchangeabilité fonctionnelle dans deux contextes : le premier se rapporte à la possibilité de substitution entre la publicité électronique et la publicité imprimée, et le second, à la possibilité de substitution entre la publicité dans les quotidiens et la publicité dans les journaux communautaires. Dans le premier cas, le Tribunal a conclu que la presse écrite et les médias électroniques n’étaient pas interchangeables parce qu’on ne pouvait pas faire de publicité « multi-prix/ multi-produits » dans les médias électroniques (décision, à la page 224).

En ce qui concerne la publicité dans les quotidiens de Pacific et les journaux communautaires, le Tribunal semble avoir jugé que ces publications n’étaient pas interchangeables parce que la publicité qui y était faite ne servait pas aux mêmes fins. Comme l’extrait précité l’indique, le Tribunal a simplement conclu qu’on ne pouvait pas induire ces « fins » du contenu de la publicité dans les quotidiens de Pacific et les journaux communautaires, ni des circonstances dans lesquelles cette publicité était faite. J’estime qu’il s’agit d’une erreur.

Si la publicité « multi-prix/multi-produits » est une fin pertinente pour faire la distinction entre les imprimés et les médias électroniques, alors elle doit également être pertinente pour faire la distinction entre la publicité dans les quotidiens et la publicité dans les journaux communautaires. Le Tribunal a conclu que cette notion de fins n’était pas « utile » parce que les journaux communautaires avaient un caractère plus local que les quotidiens de Pacific. Toutefois, ce caractère plus local des journaux communautaires ne se rapporte pas à la question de l’interchangeabilité fonctionnelle, mais au comportement des acheteurs quant à leur préférence pour l’étendue géographique. Il ne faudrait pas confondre ce dernier facteur subjectif avec le facteur purement objectif qu’est l’interchangeabilité fonctionnelle, lequel est axé sur l’utilisation d’un produit ou les fins auxquelles il sert. À mon avis, la publicité « multi-prix/multi-produits » est une utilisation ou une fin suffisante pour qu’on puisse conclure, de façon objective, que la publicité dans les quotidiens de Pacific et la publicité dans les journaux communautaires sont fonctionnellement interchangeables. Par ailleurs, cette conclusion est étayée par les diverses modifications sur le plan du produit, comme Flyer Force et la formation de groupes de journaux communautaires, qui visaient à accroître les similarités entre les quotidiens et les journaux communautaires au chapitre de l’utilisation.

En général, on considère l’interchangeabilité fonctionnelle comme une condition nécessaire, bien qu’insuffisante, qui doit être remplie pour que des produits soient inclus dans le même marché. Il existe d’autres facteurs qui peuvent contribuer à renforcer, ou à affaiblir, la conclusion selon laquelle deux produits sont interchangeables. Il convient d’examiner dans les présents motifs le deuxième aspect de la preuve indirecte dont le Tribunal n’a tenu aucun compte, à savoir la concurrence interindustrielle.

Faisant allusion à la concurrence que se livraient les quotidiens de Pacific et les journaux communautaires pour attirer les annonceurs, le Tribunal a conclu qu’« [i]l y a peu de doute toutefois qu’ils luttent pour s’accaparer un bon nombre des mêmes annonceurs » (décision, à la page 278). Le Tribunal a également conclu que les journaux communautaires étaient parvenus à attirer des clients des quotidiens de Pacific et que les quotidiens de Pacific étaient préoccupés par la vigueur des journaux communautaires (décision, à la page 268). Toutefois, le Tribunal a inexplicablement rejeté cette preuve de concurrence « générale » au profit d’une analyse plus rigoureuse (décision, à la page 268) :

Conclusions relatives au marché du produit

Dans le Lower Mainland, les journaux communautaires sont singulièrement forts et les quotidiens singulièrement faibles. Contrairement à ce qui se passe dans n’importe quelle autre ville du Canada, il existe des journaux communautaires prospères dans presque tous les secteurs de la zone urbaine des quotidiens. La force relative des journaux communautaires en dehors de la zone urbaine est encore plus grande. Cette situation a préoccupé Pacific Press qui a cherché des moyens de composer avec l’attraction qu’exerçaient les journaux communautaires auprès des annonceurs. En termes généraux, cela démontre que les deux types de journaux sont « en compétition ». Mais il faut une analyse plus rigoureuse pour déterminer s’ils sont sur le même marché aux termes de l’article 93 de la Loi.

Cette « analyse rigoureuse » a finalement porté sur deux et seulement deux facettes de la preuve, c’est-à-dire les modifications sur le plan du produit et la sensibilité aux prix (voir l’analyse ci-dessus, aux pages 29 à 35, et la décision, aux pages 268 à 279). À mon sens, le Tribunal a commis une erreur en ne tenant aucun compte de la preuve de concurrence « générale ». Cette preuve est suffisante pour établir l’existence d’une concurrence véritable entre les quotidiens de Pacific et les journaux communautaires. Les préoccupations subjectives de Southam se reflétaient dans les mesures qu’elle a prises pour faire concurrence aux journaux communautaires, par exemple en mettant sur pied Flyer Force (décision, à la page 274). Le Tribunal a semblé rejeter la preuve d’une concurrence interindustrielle parce que la perte de clientèle au profit des journaux communautaires faisait partie « d’un phénomène à sens unique » et que beaucoup d’annonceurs qui avaient délaissé les quotidiens de Pacific n’y reviendraient pas en réponse à une variation de prix. Cet argument du « phénomène à sens unique » est entièrement fondé sur le concept de la sensibilité aux prix.

Southam avait tout au moins intérêt à stopper ou à ralentir ce phénomène à sens unique, ou même à le renverser. Qui plus est, Southam a apporté des modifications à son produit en vue de parvenir à ces fins. En se concentrant entièrement sur le « phénomène à sens unique », le Tribunal n’a tenu aucun compte de la preuve selon laquelle il y avait une concurrence à l’égard de la clientèle actuelle et, peut-être, future. Bref, il existait une concurrence dans les faits, et le Tribunal a commis une erreur en rejetant cette preuve de concurrence « générale ».

J’arrive à la conclusion que le Tribunal a commis une erreur en ne tenant aucun compte (1) de la preuve de l’interchangeabilité fonctionnelle entre les quotidiens de Pacific et les journaux communautaires et (2) de la preuve de la concurrence interindustrielle. À mon avis, il ressort clairement de l’examen conjoint de ces facteurs et de la preuve à l’appui que les quotidiens de Pacific et les journaux communautaires sont sur le même marché du produit. Selon moi, l’argument du produit supérieur invoqué par Southam et implicitement adopté par le Tribunal ne bat pas en brèche cette conclusion.

On se souviendra que le Tribunal a déclaré ceci dans le chapitre intitulé « Conclusions relatives au marché du produit » : « La question clé en ce qui a trait au passage des quotidiens aux journaux communautaires est de savoir s’il s’agit du genre de substitution qui se produit lorsqu’un meilleur produit est introduit … le produit supérieur remplace graduellement le produit existant » (décision, à la page 276). L’argument du produit supérieur repose sur l’idée sensée que même si deux produits peuvent être fonctionnellement interchangeables, ils peuvent être fort différents sous d’autres aspects importants, de sorte qu’on ne peut raisonnablement considérer que des variations de prix ont un effet sur le choix des acheteurs. À titre d’exemple, les différences entre les briquets jetables et les briquets plaqués or, entre les montres Timex et les montres Rolex, ou entre les Lada et les Rolls Royce sont telles qu’il est tout simplement irréaliste d’inclure ces produits respectifs dans le même marché. Dans ces exemples, les principales différences sont visibles dans le prix, la qualité et la reconnaissance de la marque. Toutefois, le fait qu’il existe des différences entre les produits n’amène pas automatiquement à conclure que chaque produit est sur un marché distinct; voir Areeda, Antitrust Law, (1995), Vol. IIA, paragraphe 563.

L’argument du « produit supérieur » est une exception au cadre général de l’analyse de la définition du marché et ne peut être invoqué pour masquer la concurrence lorsque cette concurrence existe. Tous les produits tentent de fournir des caractéristiques supérieures parce que c’est l’essence même du marché concurrentiel et de l’esprit d’entreprise. Grâce à l’innovation et à l’amélioration, des produits peuvent bâtir un marché, parfois au détriment de produits existants. C’est ce qui semble s’être produit dans le Lower Mainland, où les journaux communautaires ont introduit un produit moins coûteux et apparemment plus efficace, qui donnait les mêmes résultats que le produit offert par les quotidiens de Pacific. La meilleure preuve de l’existence d’une concurrence véritable réside dans le fait que Southam était préoccupée par le succès inégalé des journaux communautaires et dans les mesures combatives que Southam a prises à cet égard. Par contre, on ne s’attendrait pas à ce que la direction de Rolex soit très préoccupée par la perte de clients aux mains de Timex ou vice-versa. À mon avis, la preuve d’une concurrence interindustrielle rend l’argument du produit supérieur inapplicable à la présente espèce.

VI — CONCLUSION

Bien que le Tribunal ait été saisi d’une preuve du caractère substitutif constituée par l’interchangeabilité fonctionnelle et la concurrence interindustrielle, il n’en a, en définitive, tenu aucun compte. Par le fait même, il a adopté une approche trop étroite du caractère substitutif étant donné qu’il a rejeté des conceptions « larges » de l’interchangeabilité et de la concurrence interindustrielle. De plus, il a commis une erreur en se concentrant surtout sur la sensibilité aux prix. Dans la présente espèce, le fait que les quotidiens de Pacific et les journaux communautaires servaient aux mêmes fins et se faisaient concurrence est suffisant pour inclure ces deux produits dans le même marché du produit.

Cette conclusion ne règle pas le présent appel pour autant. Même si les quotidiens de Pacific et les journaux communautaires sont sur le même marché du produit, il faut déterminer si le fusionnement contesté aurait pour effet d’empêcher ou de diminuer la concurrence. Il s’agit de la deuxième étape de l’analyse prévue aux articles 92 et 93 de la Loi, qui exige que le Tribunal porte un jugement à partir de critères d’évaluation. Il convient de souligner que l’analyse des fusionnements au Canada rend cette démarche en deux étapes obligatoire. Autrement, les facteurs énumérés aux articles 92 et 93 de la Loi pour l’évaluation des effets d’un fusionnement ne serviraient à rien. On ne doit pas permettre à la première étape, c’est-à-dire la définition du marché du produit, en particulier la preuve de la sensibilité aux prix, d’éclipser l’aspect vital du droit canadien des fusionnements qu’est l’évaluation.

Bien que le Tribunal ait conclu que l’acquisition des journaux communautaires par Southam n’entraînerait pas une diminution sensible de la concurrence, il n’a pas évalué les parts du marché ou la concentration, ni la preuve relative aux restrictions prévues au paragraphe 92(2) de la Loi. De plus, le Tribunal n’a pas tenu compte des facteurs énumérés à l’article 93 de la Loi, comme l’exige cet article. Ces questions devront être examinées par le Tribunal.

En dernier lieu, je me dois de faire des commentaires sur la question de l’empêchement de la concurrence. Le directeur a soutenu devant le Tribunal que l’acquisition des journaux communautaires par Southam avait empêché la concurrence pour deux raisons. Premièrement, elle avait empêché la formation d’un groupe efficace de journaux communautaires. Deuxièmement, elle avait empêché un nouveau quotidien de faire son entrée en utilisant l’un des journaux communautaires comme tremplin. Le Tribunal a rejeté le premier argument parce qu’il a conclu que les journaux communautaires et les quotidiens de Pacific n’étaient pas sur le même marché du produit, de sorte que la formation d’un groupe de journaux communautaires était étrangère à la question de la concurrence avec les quotidiens de Pacific. Comme j’ai statué que les journaux communautaires et les quotidiens de Pacific sont sur le même marché du produit, le Tribunal devra réexaminer le premier argument invoqué par le directeur au sujet de l’empêchement de la concurrence.

Dans le cadre de l’appel devant la présente Cour, le directeur a invoqué un troisième argument au soutien de l’affirmation selon laquelle l’acquisition des journaux communautaires par Southam avait empêché la concurrence. Selon lui, la continuation d’une concurrence hors prix entre les quotidiens de Pacific et les journaux communautaires aurait fini par faire de ceux-ci de proches substituts (exposé des faits et du droit de l’appelant, paragraphes 152 à 157). Si je comprends bien, cet argument pose en principe que l’acquisition des journaux communautaires par Southam a découragé les journaux communautaires d’apporter d’autres modifications à leur produit, par exemple en augmentant le nombre d’éditions hebdomadaires, modifications qui auraient fait en sorte que les journaux communautaires seraient devenus de plus proches substituts des quotidiens de Pacific. Comme dans l’instance inférieure, cet argument n’a été soulevé ni dans les actes de procédure ni dans les plaidoiries, il ne peut être examiné dans les présents motifs.

VII — DISPOSITIF

Conformément au sous-alinéa 52c)(ii) de la Loi sur la Cour fédérale, l’appel est accueilli, la décision en date du 2 juin 1992 du Tribunal (sauf la partie relative au marché de la publicité immobilière sur le North Shore) est annulée et l’affaire est renvoyée au Tribunal pour règlement par une formation différemment constituée d’une manière qui soit compatible avec les présents motifs. Conformément à la décision rendue par la présente Cour dans l’affaire American Airlines, Inc. c. Canada (Tribunal de la concurrence), [1989] 2 C.F. 88(C.A.), l’appelant a droit aux dépens de l’appel.

Le juge en chef Isaac : Je souscris à ces motifs.

Le juge Pratte, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.



[1] Il existe une certaine confusion à propos de la question de savoir si la preuve anecdotique de la sensibilité aux prix doit être qualifiée de preuve directe ou de preuve indirecte. À la page 179 de sa décision, le Tribunal qualifie la preuve anecdotique portant sur le désir des acheteurs de se tourner vers un autre produit en réponse à des changements dans les prix de preuve indirecte. Mais à la page 238, il qualifie le témoignage des annonceurs appelés par le directeur pour déterminer le caractère substitutif de preuve directe. En appel, le directeur a qualifié la preuve anecdotique relative à la sensibilité aux prix de preuve indirecte. Pour éviter cette confusion, j’ai employé le terme preuve directe pour désigner la preuve statistique et anecdotique relative à la sensibilité aux prix.

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