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merck & co. c. apotex inc.

A-724-94

Apotex Inc. (appelante) (défenderesse)

c.

Merck & Co. Inc. et Merck Frosst Canada Inc. (intimées) (demanderesses)

Répertorié: Merck & Co. c. Apotex Inc. (C.A.)

Cour d'appel, juges Stone, MacGuigan et Robertson, J.C.A."Toronto, 21, 22, 23 et 24 mars; Ottawa, 19 avril 1995.

Brevets " Contrefaçon " Appel interjeté d'un jugement de première instance ayant accueilli une action en contrefaçon de brevet et ayant rejeté une demande reconventionnelle visant à obtenir un jugement déclaratoire portant que les revendications relatives à la composition et à l'utilisation sont invalides " Les intimées ont obtenu un brevet pour l'énalapril et le maléate d'énalapril en 1990 " L'appelante a acquis du maléate d'énalapril en vrac avant cette date " La nouvelle purification de certains lots n'a pas pris fin avant l'octroi du brevet " D'autres lots ont été achetés après l'octroi du brevet, mais fabriqués avant que la loi n'ait mis fin à la licence du fournisseur " Suivant l'art. 56 de la Loi sur les brevets, une personne qui a acquis une invention éventuellement brevetée peut utiliser et vendre l'article " L'invention peut être utilisée ou vendue sous toutes ses formes " Le droit d'"utiliser" l'article comprend celui de vendre les objets produits à l'aide de celui-ci " L'appelante avait le droit de tirer des comprimés du produit en vrac et de les vendre mais non celui d'utiliser le produit acquis après que la loi eut mis fin à la licence " Le produit qui devait être purifié n'avait pas été "acheté ou acquis" étant donné que le transfert de titre ne pouvait avoir lieu tant que le produit n'était pas livrable " Le brevet peut comprendre des revendications pour les composés et des revendications pour les compositions, à la condition qu'il ne s'agisse pas d'inventions distinctes.

Il s'agit en l'espèce d'un appel interjeté d'un jugement de première instance ayant accueilli l'action en contrefaçon de brevet et rejeté la demande reconventionnelle visant à obtenir un jugement déclaratoire portant que les revendications relatives à la composition et à l'utilisation sont invalides. Le brevet des intimées, qui comprend des revendications pour l'invention de l'énalapril et du maléate d'énalapril, a été délivré au Canada le 16 octobre 1990. Combiné avec un véhicule sous une forme posologique, c'est-à-dire en comprimés ou en solution, l'énalapril donne un médicament pour le traitement de l'hypertension et de l'insuffisance cardiaque globale. Le brevet comprend aussi des revendications pour des compositions pharmaceutiques incluant les composés et des revendications pour l'utilisation des composés comme hypotenseurs. Le maléate d'énalapril est commercialisé sous le nom commercial "Vasotec" depuis 1985 aux États-Unis et depuis 1987 au Canada. Apotex a acheté de deux fabricants canadiens, Delmar et Torcan, du maléate d'énalapril en vrac dont la majeure partie lui a été expédiée avant l'octroi du brevet. Toutefois, certains lots ont nécessité une nouvelle épuration, processus qui n'a pris fin qu'après l'octroi du brevet. Apotex a acquis, après l'octroi du brevet, un autre lot de maléate d'énalapril qui avait été fabriqué pendant que Delmar possédait encore une licence obligatoire. L'article 56 de la Loi sur les brevets prévoit qu'une personne qui, avant la date à laquelle une demande de brevet est devenue accessible au public, acquiert "une invention éventuellement brevetée" peut "utiliser et vendre l'article . . . ou la composition de matières brevetés ainsi achetés . . . sans encourir de responsabilité envers le breveté".

Le juge de première instance a statué que (1) l'article 56 ne protégeait pas les comprimés tirés du maléate d'énalapril en vrac acquis avant l'octroi du brevet parce qu'il s'agissait d'un produit nouveau et différent qui n'existait pas à la date de l'octroi du brevet; (2) le maléate d'énalapril qui nécessitait une nouvelle purification n'avait pas été "acheté ou acquis" par Apotex; (3) Apotex n'avait pas le droit de produire des comprimés après que la loi a mis fin à la licence de Delmar parce qu'elle n'avait pas acquis le maléate d'énalapril avant l'octroi du brevet. Enfin, il a conclu que les revendications pour la composition étaient valides parce qu'elles satisfaisaient aux exigences de l'article 34 de la Loi sur les brevets relatives au mémoire descriptif du brevet. Il a statué qu'il importait peu que Merck ne fut pas sûre (1) des formes posologiques, (2) de la quantité efficace de l'ingrédient actif, ou (3) n'ait pas précisé un véhicule acceptable en pharmacie parce qu'il n'est pas question à l'article 34 de savoir si les connaissances de l'inventeur sont suffisantes, mais qu'il s'agit plutôt de déterminer si l'information fournie dans le mémoire descriptif est suffisante pour expliquer le fonctionnement de l'invention à une personne versée dans l'art. Le juge de première instance a conclu qu'une personne versée dans l'art pouvait déterminer un dosage et que le mémoire descriptif était suffisant pour permettre de déterminer les ingrédients à mélanger au composé actif dans un véhicule acceptable en pharmacie. Il a en outre conclu qu'aucune activité inventive n'était requise pour déterminer une quantité efficace ou un véhicule acceptable en pharmacie.

Il s'agissait de déterminer en l'espèce si l'appelante avait le droit, en vertu de l'article 56, d'utiliser et de vendre ses comprimés d'"Apo-Enalapril" tirés du maléate d'énalapril en vrac qu'elle avait acheté avant l'octroi du brevet; si elle avait acquis, avant l'octroi du brevet, le maléate d'énalapril nécessitant une nouvelle purification; si elle avait une licence implicite lui permettant d'utiliser la poudre faisant l'objet d'une licence qu'elle avait acquise après l'octroi du brevet pour produire du maléate d'énalapril sous sa forme posologique; si les revendications pour la composition présentaient un caractère de nouveauté ou une activité inventive, et si l'invention était incomplète parce que Merck n'avait pas précisé, à la date de sa demande de brevet, une quantité efficace ou un véhicule acceptable en pharmacie.

Arrêt: l'appel doit être accueilli, sauf en ce qui concerne le maléate d'énalapril qui n'était pas encore prêt à la date de l'octroi du brevet et celui qui a été acheté après que la loi a mis fin à la licence de Delmar.

Le juge MacGuigan, J.C.A. (avec l'appui des juges Stone et Robertson, J.C.A.): le droit d'utiliser ou de vendre l'"article" ne dépend pas de la forme sous laquelle l'invention est achetée: l'invention sous toutes ses formes peut être utilisée ou vendue avec l'immunité conférée par l'article 56. Le droit d'"utiliser" un article comprend le droit d'utiliser et de vendre les produits qui sont créés par l'utilisation de l'article aux fins auxquelles on le destinait. Il s'ensuit que le droit d'utiliser un composé chimique comprend le droit d'utiliser et de vendre les compositions qui sont créées par l'utilisation du composé aux fins auxquelles on le destinait. Il importe peu que l'utilisation d'un composé chimique entraîne son incorporation dans les produits qui sont ensuite créés. De plus, l'article 56 n'accorderait vraiment aucune protection valable si le propriétaire ne pouvait en faire le seul usage auquel il puisse servir, sans se rendre coupable de contrefaçon. L'invention n'était pas simplement les molécules chimiques de l'énalapril. Les revendications décrivent plusieurs composés et plusieurs compositions ainsi que leurs usages, tous des aspects de la même invention. L'objet et l'utilité du composé d'énalapril sont inhérents au composé et au brevet. C'est l'intention de l'inventeur, indiquée dans le brevet, qui protège l'appelante en vertu de l'article 56 étant donné que les règles de droit applicables ne reposent pas sur la forme mais sur la portée de l'invention dans son ensemble. La création, l'utilisation et la vente des comprimés de maléate d'énalapril par l'appelante étaient visées par l'immunité prévue à l'article 56 pour l'utilisation du composé en vrac.

L'énalapril qui devait faire l'objet d'une purification n'avait pas été "acheté ou acquis" par Apotex au sens de l'article 56. Un produit n'est pas "acheté ou acquis" tant que l'acheteur n'a pas obtenu un titre sur celui-ci. Le transfert de titre ne peut avoir lieu tant que le produit n'est pas livrable. Si le vendeur n'était pas convaincu que le produit pouvait être livré, Apotex n'a pas acquis le produit.

Le juge de première instance a conclu, à juste titre, qu'Apotex n'avait pas le droit d'utiliser le maléate d'énalapril en vrac qu'elle avait acquis après que la loi a mis fin à la licence de Delmar.

Tant et aussi longtemps que les compositions ne comportent pas d'inventions distinctes, il n'existe aucune règle suivant laquelle les revendications relatives aux composés et les revendications relatives aux compositions comprenant ceux-ci ne peuvent être combinées dans un seul brevet. Il est possible de revendiquer divers aspects d'une invention dans un seul brevet. Le juge de première instance a apprécié soigneusement la preuve avant de conclure qu'aucune activité inventive n'était requise pour déterminer une "quantité efficace" ou un "véhicule acceptable en pharmacie", et la preuve lui permettait d'en arriver à une telle conclusion. En l'absence d'une erreur manifeste et dominante, la Cour n'avait pas la faculté de modifier les conclusions du juge de première instance.

Lois et règlements

Loi de 1992 modifiant la Loi sur les brevets, L.C. 1993, ch. 2, art 12.

Loi sur la vente d'objets, L.R.O. 1990, ch. S.1, art. 19 (mod. par L.O. 1993, ch. 27, annexe).

Loi sur les brevets, S.R.C. 1952, ch. 203, art. 41.

Loi sur les brevets, S.R.C. 1970, ch. P-4, art. 41(1).

Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, art. 2 "invention", 10 (mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 33, art. 2), 27(1) (mod., idem, art. 8), 28 (mod., idem, art. 10), 34, 39(1) (mod., idem, art. 14), 56 (mod., idem, art. 22).

Jurisprudence

décisions appliquées:

Libbey-Owens-Ford Glass Co. v. Ford Motor Co. of Canada, Ltd (No. 2), [1969] 1 R.C.É. 529; (1969), 57 C.P.R. 155; 40 Fox Pat. C. 149; conf. par [1970] R.C.S. 833; (1970), 14 D.L.R. (3d) 210; 62 C.P.R. 223; Lido Industrial Products Ltd. c. Teledyne Industries Inc. et autre (1981), 57 C.P.R. (2d) 29; 39 N.R. 561 (C.A.F.); autorisation d'appeler refusée [1981] 2 R.C.S. ix; (1981), 59 C.P.R. (2d) 183n.

distinction faite avec:

Shell Oil Co. c. Commissaire des brevets, [1982] 2 R.C.S. 536; (1982), 142 D.L.R. (3d) 117; 67 C.P.R. (2d) 1; 44 N.R. 541; inf. (1980), 54 C.P.R. (2d) 183 (C.A.F.).

décisions examinées:

Nekoosa Packaging Corp. et autre c. AMCA International Ltd. et autre (1994), 172 N.R. 387 (C.A.F.); Reeves Brothers Inc. c. Toronto Quilting & Embroidery Ltd. (1978), 43 C.P.R. (2d) 145 (C.F. 1re inst.); Diamond Shamrock Corporation c. Hooker Chemicals & Plastics Corp. et autres (1982), 66 C.P.R. (2d) 145 (C.F. 1re inst.); Consolboard Inc. c. MacMillan Bloedel (Sask.) Ltd., [1981] 1 R.C.S. 504; (1981), 122 D.L.R. (3d) 203; 56 C.P.R. (2d) 146; 35 N.R. 390; Rohm & Haas Co. v. Commissioner of Patents, [1959] R.C.É. 153; (1959), 30 C.P.R. 113; 18 Fox Pat C. 140; Commissioner of Patents v. Farbwerke Hoechst Aktiengesellschaft Vormals Meister Lucius & Bruning, [1964] R.C.S. 49; (1963), 41 C.P.R. 9; 25 Fox Pat. C. 99; Gilbert (Jules R.) Ltd. v. Sandoz Patents Ltd. (1970), 64 C.P.R. 14 (C. de l'É.); conf. par sub nom. Sandoz Patents Ltd. c. Gilcross Ltd., [1974] R.C.S. 1336; (1972), 33 D.L.R. (3d) 451; 8 C.P.R. (2d) 210; Application No. 132,421, Re (1976), 52 C.P.R. (2d) 220 (C. et Comm. Br.); Agripat S.A. c. Commissaire des brevets (1977), 52 C.P.R. (2d) 229 (C.A.F.); Tennessee Eastman Co. et autres c. Commissaire des brevets, [1974] R.C.S. 111; (1972), 8 C.P.R. (2d) 202; Imperial Chemical Industries Ltd. c. Commissaire des brevets, [1986] 3 C.F. 40; (1986), 9 C.P.R. (3d) 289 (C.A.).

décisions citées:

Apotex Inc. c. Canada (Procureur général) (1993), 49 C.P.R. (3d) 161; 66 F.T.R. 36 (C.F. 1re inst.); conf. par [1994] 1 F.C. 742; 18 Admin. L.R. (2d) 122; 51 C.P.R. (3d) 339; 162 N.R. 177 (C.A.); conf. par [1994] 3 R.C.S. 1100; (1994), 176 N.R. 1; Lovell Manufacturing Co. and Maxwell Ltd. v. Beatty Bros. Ltd. (1962), 41 C.P.R. 18 (C. de l'É.); Computalog Ltd. c. Comtech Logging Ltd. (1992), 44 C.P.R. (3d) 77; 142 N.R. 216 (C.A.F.); Zeneca Pharma Inc. c. Canada (Ministère de la Santé nationale et du Bien-être social) (1994), 54 C.P.R. (3d) 538 (C.F. 1re inst.).

Doctrine

Fox, Harold G. The Canadian Law and Practice Relating to Letters Patent for Inventions, 4th ed. Toronto: Carswell, 1969.

APPEL d'un jugement de la Section de première instance ((1994), 59 C.P.R. (3d) 133; 88 F.T.R. 260 (C.F. 1re inst.)) accueillant une action en contrefaçon de brevet et rejetant une demande reconventionnelle visant à obtenir un jugement déclaratoire portant que les revendications relatives à la composition et à l'utilisation étaient invalides. Appel accueilli en partie.

Avocats:

Harry B. Radomski, Malcolm Johnston et Richard Naiberg pour l'appellante (défenderesse).

G. Alexander Macklin et Emmanuel Manolakis pour les intimées (demanderesses).

Procureurs:

Goodman, Phillips & Vineberg, Toronto, pour l'appellante (défenderesse).

Gowling, Strathy & Henderson, Ottawa, pour les intimées (demanderesses).

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge MacGuigan, J.C.A.: Il s'agit en l'espèce d'un appel interjeté d'un jugement rendu le 14 décembre 1994 par la Section de première instance [(1994), 59 C.P.R. (3d) 133] et dans lequel le juge de première instance a notamment statué que l'appelante avait violé les droits exclusifs accordés aux intimées par le brevet portant le no 1,275,349, délivré le 16 octobre 1990 (le brevet), et qu'elle ne pouvait pas invoquer pour sa défense l'article 56 de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 33, art. 22 (la Loi).

I

L'intimée Merck & Co. Inc. (Merck) est une société par actions constituée sous le régime des lois du New Jersey; elle est titulaire du brevet. L'intimée Merck Frosst Canada Inc. (Merck Frosst), société par actions constituée sous le régime des lois de la province de l'Ontario, est la filiale en propriété exclusive de Merck et détient une licence exclusive pour l'exploitation du brevet de Merck. L'appelante, Apotex, est une société constituée sous le régime des lois de l'Ontario et elle fabrique et distribue des produits pharmaceutiques génériques.

Le brevet inclut l'invention revendiquée de certains composés élaborés par Merck, ceux désignés par les noms énalapril et maléate d'énalapril. Ce dernier, combiné avec un véhicule (des excipients ou des adjuvants inactifs du point de vue pharmaceutique), sous une forme posologique, c'est-à-dire en comprimés ou en solution, donne une composition qui peut être délivrée sur ordonnance pour le traitement de l'hypertension et de l'insuffisance cardiaque globale11 Ces formulations du produit ne réagissent pas avec l'ingrédient actif ou n'entraînent pas sa dégradation, mais elles ont une influence sur sa dissolution et sur son taux d'absorption dans le corps humain. Le juge de première instance a conclu qu'il était possible de fabriquer les comprimés de maléate d'énalapril en ayant recours à des méthodes conventionnelles et que cela ne nécessite aucune activité inventive. Lorsqu'il est assimilé dans le corps humain, l'ingrédient actif qu'est le maléate d'énalapril est converti en diacide, l'énalaprilat, qui agit comme inhibiteur d'une enzyme, l'enzyme convertissant l'angiotensine (ECA), et empêche de produire un vasoconstricteur puissant qui est responsable de l'élévation de la pression sanguine. . Le brevet comprend aussi des revendications pour des compositions pharmaceutiques incluant les composés et des revendications pour l'utilisation des composés comme hypotenseurs.

En 1983, Merck a obtenu un brevet aux États-Unis pour son invention de l'énalapril et, en 1985, les autorités américaines lui ont permis de commercialiser le maléate d'énalapril sous le nom commercial "Vasotec". Après avoir obtenu, en 1987, un avis de conformité de Santé et Bien-être Canada, Merck Frosst a commencé à commercialiser le Vasotec au Canada, sous la forme de comprimés de quatre teneurs différentes et sous la forme de solution injectable. En 1993, le Vasotec était le médicament prescrit dont le chiffre des ventes était le plus élevé au Canada (savoir plus de 150 millions de dollars) et, à l'échelle mondiale, il était le médicament prescrit occupant le second rang au titre du chiffre des ventes.

Apotex a été mise au courant pour la première fois de l'existence du maléate d'énalapril au milieu des années 1980. En temps normal, Apotex aurait pu demander une licence obligatoire en vertu de la Loi. Toutefois, elle ne pouvait le faire tant que l'énalapril de Merck ne faisait pas l'objet d'un brevet au Canada. De plus, Apotex savait que des modifications à la Loi étaient à l'étude et qu'elles pourraient faire disparaître les modalités d'octroi des licences obligatoires et élargir les droits des brevetés.

Par conséquent, Apotex a commencé à acheter du maléate d'énalapril en vrac de deux fabricants canadiens liés, Delmar Chemicals Inc. et Torcan Chemical Ltd. (appelées collectivement Delmar). Étant donné que le maléate d'énalapril ainsi acquis avait été fabriqué (pour la majeure partie) avant l'octroi du brevet de Merck, Apotex espérait que l'article 56 de la Loi lui permettrait de l'employer sans encourir de responsabilité envers Merck. Apotex a acheté et stocké du maléate d'énalapril en vrac parce que, sous cette forme, il se conserve très longtemps alors que, sous forme de comprimés, sa durée de conservation n'est que de deux ans.

En février 1990, Apotex a présenté une demande d'avis de conformité lui permettant de commercialiser sa version du maléate d'énalapril sous le nom commercial "Apo-Enalapril". Même une fois les processus d'examen scientifique et réglementaire terminés, le ministre a tardé à délivrer l'avis de conformité pour divers motifs, notamment parce qu'il se demandait s'il était habilité à délivrer l'avis compte tenu de l'adoption imminente du projet de loi C-91 [Loi de 1992 modifiant la Loi sur les brevets , L.C. 1993, ch. 2]. Apotex a obtenu du juge Dubé une ordonnance de mandamus enjoignant au ministre de délivrer l'avis de conformité: voir Apotex Inc. c. Canada (Procureur général) (1993), 49 C.P.R. (3d) 161 (C.F. 1re inst.). L'avis de conformité a finalement été délivré le 2 septembre 1993 après que notre Cour eu confirmé l'ordonnance du juge Dubé dans une décision publiée à [1994] 1 C.F. 742 (C.A.); conf. par [1994] 3 R.C.S. 1100. Dans l'intervalle, Apotex a commercialisé l'Apo-Enalapril dans les Antilles et aux États-Unis.

Les comprimés d'Apo-Enalapril sont commercialisés au Canada depuis le 2 septembre 1993; la taille, la forme, la couleur et la concentration des comprimés de maléate d'énalapril correspondent à celles des comprimés Vasotec. Les intimées estiment que leurs pertes pour le produit Vasotec par suite de la vente des comprimés d'Apo-Enalapril dépassent 100 millions de dollars par année (Dossier d'appel I, à la page 260).

Le 20 septembre 1991, Merck et Merck Frosst ont intenté contre Apotex, devant la Section de première instance, une action dans laquelle elles alléguaient la violation des droits exclusifs qui leur étaient accordés par le brevet et sollicitaient la réparation suivante:

[cad183][rc] un jugement déclaratoire portant que les revendications pour le composé (1 à 5), les revendications pour la composition pharmaceutique (8 à 10), et les revendications pour l'utilisation des composés comme hypotenseurs (11 à 15) ont été contrefaites par Apotex;

[cad183][rc] une injonction interdisant toute nouvelle contrefaçon;

[cad183][rc] des dommages-intérêts ou une reddition de compte des profits;

[cad183][rc] la remise ou la destruction de toutes les compositions qui contrefont le brevet;

[cad183][rc] des intérêts et les dépens.

Apotex a invoqué les moyens de défense suivants:

[cad183][rc] le produit d'Apotex a été tiré du produit en vrac fabriqué au Canada avant l'octroi du brevet de Merck. Par conséquent, l'article 56 de la Loi lui fournit un moyen de défense contre l'action en contrefaçon;

[cad183][rc] les revendications pour la composition (8 à 10) sont invalides parce qu'elles ne comportent aucune autre activité inventive que celle des composés revendiqués (1 à 5);

[cad183][rc] les revendications 8 à 17 sont invalides parce que le mémoire descriptif du brevet est insuffisant;

[cad183][rc] les revendications 8 à 17 sont invalides parce que la découverte revendiquée vise un traitement médical et non une invention au sens de la Loi;

[cad183][rc] les revendications 8 à 17 sont invalides parce qu'elles sont redondantes les unes par rapport aux autres.

Apotex a déposé une demande reconventionnelle dans laquelle elle sollicitait un jugement déclaratoire portant que les revendications 8 à 17 sont invalides. Le juge de première instance a accueilli l'action et rejeté la demande reconventionnelle d'Apotex dans un jugement fondé sur des motifs prudents et clairs quoique, à mon humble avis, ils ne soient pas corrects à tous les égards.

II

Dans l'arrêt Nekoosa Packaging Corp. et autre c. AMCA International Ltd. et autre (1994), 172 N.R. 387, à la page 395, le juge Robertson de notre Cour a mis en garde les juges de première instance contre les dangers de considérer que les témoignages des inventeurs constituent l'interprétation correcte des brevets. En l'espèce, le juge de première instance est tombé dans le piège en considérant que le témoignage de l'un des inventeurs, M. Patchett qui a été assigné par les intimées, déterminait l'interprétation du brevet pour le motif que son interprétation n'a pas été contestée lors du contre-interrogatoire (Dossier d'appel I, à la page 14). Toutefois, il semble qu'aucun préjudice n'a été causé en ce qui concerne la composition chimique de l'invention, et l'appelante a décidé de ne pas soulever cette question lors du présent appel.

Par conséquent, je reproduis, à titre seulement de simple description des revendications dans le mémoire descriptif du brevet, certains des extraits du témoignage de M. Patchett qui ont été repris par le juge de première instance ainsi que l'interprétation de M. Patchett des diverses parties extraites (aux pages 145 à 147):

[traduction] 23. Sans entrer dans les détails de la structure ou de la synthèse, l'énalapril est un composé dont la formule est représentée par le nom chimique suivant:

N-(1(S)-éthoxycarbonyl-3-phénylpropyl)-L-alanyl-L-proline.

24. Le maléate d'énalapril est préparé par addition d'acide maléique à l'énalapril ou à un mélange de diastéréoisomères renfermant l'énalapril pour former le maléate d'énalapril, sel d'addition avec un acide, acceptable en pharmacie.

25. L'énalapril sous sa forme stable, soit le maléate d'énalapril, pris en comprimé par voie orale, est largement absorbé à travers la paroi de l'intestin grêle, dans la circulation sanguine, puis converti principalement par le foie en diacide, l'énalaprilat, qui agit comme inhibiteur de l'ECA (enzyme convertissant l'angiotensine), ce qui a pour résultat la baisse indiquée de la pression sanguine.

26. Le maléate d'énalapril est un composé beaucoup plus stable que l'énalapril, et c'est ce sel qui est utilisé pour l'obtention de comprimés et de capsules que les patients prennent par voie orale.

. . .

37. La Revendication 1 décrit une classe de composés ainsi que les sels acceptables en pharmacie des composés cités.

. . .

41. La Revendication 2 précise le nom chimique spécifique et, par là même, la formule de l'énalapril, qui s'est révélée être l'une des espèces les plus actives par voie orale dans le genre de la Revendication 1. Le maléate d'énalapril est le sel maléate de l'énalapril, la formation de sel n'ayant aucun effet sur l'identité chimique du constituant énalapril. Par conséquent, la formule chimique spécifiée dans la Revendication 2 est couverte par le sel maléate d'énalapril.

42. La Revendication 3 spécifie le sel d'addition de l'énalapril avec un acide, acceptable en pharmacie. À noter que le nom chimique qui spécifie l'énalapril dans la Revendication 3 est identique à celui de la Revendication 2. La Revendication 3 ne limite pas le sel au maléate. Il peut s'agir de n'importe quel sel d'addition avec un acide, acceptable en pharmacie. Dans le cas qui nous occupe, le sel maléate d'énalapril, soit le maléate d'énalapril.

43. La Revendication 4 précise le nom chimique spécifique et, par là même, la formule du maléate d'énalapril . . .

44. La Revendication 5 spécifie un nom pour ce qui peut être décrit comme le mélange du diastéréoisomère le plus actif et du diastéréoisomère le moins actif de l'énalapril. Le diastéréoisomère le plus actif est connu sous le nom de S-diastéréoisomère, comme on l'appelle dans la Revendication 2, et il s'agit là de l'énalapril utilisé par Merck et Apotex dans leurs comprimés. Ainsi, le maléate d'énalapril correspond parfaitement au nom chimique et, par conséquent, à la formule de la Revendication 5.

. . .

46. La Revendication 8, comme on peut le voir, est une revendication de composition pharmaceutique permettant de réduire l'hypertension et renfermant une quantité efficace d'un composé de la Revendication 1 et un véhicule acceptable en pharmacie . . .

47. La Revendication 9 spécifie elle aussi une composition pharmaceutique permettant de réduire l'hypertension et renfermant une quantité efficace de N-(1(S)-éthoxycarbonyl-3-phénylpropyl)-L-alanyl-L-proline, qui est de l'énalapril en association avec un véhicule acceptable en pharmacie . . . [L]e maléate d'énalapril est le sel maléate d'énalapril, pour les raisons énoncées au paragraphe 24 . . .

48. La Revendication 10 spécifie une composition pharmaceutique destinée à réduire l'hypertension, qui renferme une quantité efficace d'un sel d'addition de la N-(1(S)-éthoxycarbonyl-3-phénylpropyl)-L-alanyl-L-proline avec un acide, soit de l'énalapril en association avec un véhicule acceptable en pharmacie . . . [L]e sel maléate est un sel d'addition de l'énalapril avec un acide, acceptable en pharmacie . . .

49. Les Revendications 11 à 15 décrivent l'emploi de l'énalapril comme hypotenseur, incluant les composés génériques de la Revendication 1 (y compris l'énalapril) comme hypotenseur (Revendication 11), l'utilisation spécifique de l'énalapril comme hypotenseur (Revendication 12), l'utilisation d'un sel d'addition de l'énalapril avec un acide, acceptable en pharmacie (incluant le maléate d'énalapril), comme hypotenseur (Revendication 13), l'utilisation spécifique du sel maléate d'énalapril comme hypotenseur (Revendication 14), et l'utilisation du mélange de diastéréoisomères R et S, ce qui inclut l'énalapril, comme hypotenseur (Revendication 15).

50. Je suis d'avis que les termes de toutes les Revendications 11 à 15, du point de vue tant général que spécifique, expriment le fait que l'énalapril et le maléate d'énalapril sont utilisés comme hypotenseurs . . .

Comme je l'ai déjà dit, la composition chimique de l'invention n'était pas en litige et, de plus, l'appelante n'a pas soutenu que son composé, l'Apo-Enalapril, ne contrefaisait pas les revendications du brevet, sauf en ce qui concerne l'effet protecteur de l'article 56, bien qu'elle ait soulevé la validité des revendications 8 à 10 sur la composition et des revendications 11 à 17 sur l'utilisation.

Néanmoins, comme l'examen de l'article 56 permettra de le constater, les parties ne s'entendaient absolument pas sur l'interprétation correcte du brevet. Le juge de première instance a traité celle-ci comme s'il s'agissait d'une question de fait, alors qu'il est bien établi qu'il s'agit d'une question de droit ou, pour être plus précis, d'une question de fait et de droit: Lovell Manufacturing Co. and Maxwell Ltd. v. Beatty Bros. Ltd. (1962), 41 C.P.R. 18 (C. de l'É.), à la page 33; Computalog Ltd. c. Comtech Logging Ltd. (1992), 44 C.P.R. (3d) 77 (C.A.F.), à la page 84. Par conséquent, le juge de première instance n'a tiré aucune conclusion de droit quant à l'interprétation du brevet.

III

L'appelante a soutenu qu'elle a le droit, en vertu de l'article 56 de la Loi, d'utiliser et de vendre ses comprimés d'Apo-Enalapril pour le motif qu'elle utilise et vend simplement du maléate d'énalapril fabriqué au Canada, qu'elle a acheté ou acquis avant l'octroi du brevet de Merck le 16 octobre 1990.

L'article 56 confère certains droits à la personne qui, avant la date à laquelle une demande de brevet est devenue accessible au public22 En vertu de l'art. 10 [mod., idem, art. 2] de la Loi, les demandes de brevets peuvent normalement être consultées soit 18 mois suivant la date de leur dépôt soit, lorsque les droits d'un demandeur sont protégés en vertu d'un traité relatif à un brevet, 18 mois après leur "date de priorité". Si les conditions de l'art. 28 [mod., idem , art. 10] sont remplies et qu'au cours des 12 mois précédents le demandeur a déposé une demande de brevet dans un autre pays qui accorde des droits réciproques aux citoyens du Canada, la date de priorité est celle à laquelle cette demande antérieure a été déposée. , a acquis "une invention éventuellement brevetée":

56. Quiconque, avant la date à laquelle une demande de brevet est devenue accessible sous le régime de l'article 10, achète, exécute ou acquiert une invention éventuellement brevetée peut utiliser et vendre l'article, la machine, l'objet manufacturé ou la composition de matières brevetés ainsi achetés, exécutés ou acquis avant cette date sans encourir de responsabilité envers le breveté ou ses représentants légaux. Toutefois, à l'égard des tiers, le brevet ne peut être considéré invalide du seul fait de cette opération, à moins qu'elle n'ait eu lieu avant la date du dépôt de la demande de brevet ou, dans le cas d'une demande à laquelle l'article 28 s'applique, avant la date de priorité de la demande de brevet si l'opération a eu pour effet de divulguer l'invention d'une manière telle qu'elle est devenue accessible au public au Canada ou ailleurs.

Avant 1987, la date pertinente pour l'achat, l'exécution ou l'acquisition de l'invention était celle de l'octroi du brevet. Le juge de première instance a fait remarquer à juste titre que la modification du libellé de l'article 56 n'avait aucune importance dans les circonstances de l'espèce parce que le brevet de Merck n'est pas devenu accessible au public avant sa délivrance. Par conséquent, j'emploie dans les présents motifs les mots "avant l'octroi du brevet", comme l'a fait le juge de première instance, pour désigner la date pertinente aux fins de l'article 56.

La majeure partie du maléate d'énalapril acquis par l'appelante lui a été expédiée par le fournisseur avant l'octroi du brevet. Toutefois, certaines cargaisons ont dû faire l'objet d'une nouvelle purification, processus qui n'a pas pris fin avant l'octroi du brevet, et c'est pourquoi ces cargaisons doivent être traitées séparément. En ce qui concerne la principale question en litige qui découle du fait que l'appelante invoque l'article 56, les intimées ont soutenu que l'article 56 ne s'applique que dans le cas du produit en vrac qui était déjà acquis et non aux comprimés tirés du produit en vrac et ensuite vendus. Selon les intimées, les comprimés d'Apo-Enalapril étaient un produit nouveau et différent qui n'existait pas lorsque Merck a obtenu son brevet.

Le juge de première instance a retenu cet argument des intimées (à la page 158):

Ma conclusion sur ce point, c'est que l'art. 56 de la Loi ne protège pas Apotex contre l'action en contrefaçon intentée par les demanderesses, d'une part, pour son utilisation de l'invention pour produire les comprimés pharmaceutiques destinés à l'utilisation revendiquée dans le brevet de Merck et, d'autre part, pour la vente de l'APO-ENALAPRIL sous forme de comprimés, tirés par elle, après l'octroi du brevet de Merck, du maléate d'énalapril en vrac acquis avant l'octroi du brevet le 16 octobre 1990.

L'examen de cette conclusion nécessite à la fois une analyse des règles de droit sur lequel le juge s'est fondé ainsi qu'une interprétation correcte du brevet.

Examinant tout d'abord les règles de droit applicables, je constate que les intimées ont soutenu que, pour établir l'existence d'un moyen de défense en vertu de l'article 56 relativement à un article ou une composition de matières, l'appelante doit prouver que l'article en question est celui qui a été acquis ou acheté avant l'octroi du brevet. De l'avis des intimées, le point commun de tous ces cas est que l'article doit avoir existé au Canada ou y avoir été en transit Canada à ce moment-là, et que l'article breveté ne peut subir d'autre transformation.

On accorde donc un sens restreint au droit d'utilisation, étant donné que cette utilisation ne doit pas équivaloir à une transformation ou à un traitement de l'invention ni la modifier de quelque manière que ce soit. L'article ne peut être utilisé que sous la forme sous laquelle il existait au moment de l'octroi du brevet, c'est-à-dire le maléate énalapril en vrac et non les comprimés qui en ont été tirés par l'addition d'un véhicule. Pour invoquer l'article 56, c'est la forme qui compte. Le juge de première instance a adopté ce raisonnement.

Hormis l'affaire Zeneca Pharma Inc. c. Canada (Ministère de la Santé nationale et du Bien-être social) (1994), 54 C.P.R. (3d) 538 (C.F. 1re inst.), décision sur laquelle le juge de première instance a décidé avec sagesse de ne pas se fonder pour les motifs qu'il a fournis, la décision qui se rapproche le plus de la position des intimées est Reeves Brothers Inc. c. Toronto Quilting & Embroidery Ltd. (1978), 43 C.P.R. (2d) 145 (C.F. 1re inst.), à la page 163, dans laquelle le juge Gibson a statué que ""spécifique" est . . . le mot clé de l'article 58 [maintenant l'art. 56]" et que ce mot avait pour effet d'exiger de la partie qui invoquait l'article 56 de prouver que les pièces de remplacement d'une machine qui avait été modifiée par ces pièces avaient également été achetées avant l'octroi du brevet.

La décision sur laquelle le juge de première instance semble toutefois s'être le plus appuyé était Libbey-Owens-Ford Glass Co. v. Ford Motor Co. of Canada, Ltd (No. 2), [1969] 1 R.C.É. 529; confirmée par [1970] R.C.S. 833, c'est-à-dire, ironiquement, la décision qui, en particulier dans les motifs du juge Thurlow (tel était alors son titre) en première instance, corrobore le moins ses propres conclusions.

En particulier, le juge de première instance a trouvé "utile" (aux pages 156 et 157) l'interprétation du juge Thurlow et il a cité l'extrait suivant tiré des pages 556 et 557 des motifs du juge:

[traduction] À la suite de cette analyse de l'article 58 [56], je serais porté à dire que les mots "l'article, la machine, l'objet manufacturé ou la composition de matières, . . . breveté" ont un sens assez large en soi pour embrasser tout objet matériel ou immatériel susceptible d'être breveté et que l'étendue de ce que la personne visée à l'article 58 peut utiliser ou vendre n'est limitée que par l'épithète "spécifique" et par les mots employés plus loin "ainsi acheté, exécuté ou acquis avant la délivrance du brevet s'y rapportant". L'effet de ces mots, à mon sens, à l'égard d'un "article" matériel ou immatériel, est de limiter l'utilisation qui peut être faite de l'objet breveté à l'utilisation de la chose spécifique tirée de l'objet brevetable qui a été acquise avant l'octroi du brevet.

Bien que l'article soit libellé un peu maladroitement, sa signification est, à mon avis, la suivante:

"Toute personne qui, avant la délivrance d'un brevet, a acheté, exécuté ou acquis une invention (c'est-à-dire toute réalisation, tout procédé, toute machine, fabrication ou composition de matières présentant le caractère de la nouveauté et de l'utilité) pour laquelle un brevet est subséquemment obtenu sous l'autorité de la présente loi, a le droit d'utiliser et de vendre à d'autres la chose spécifique, brevetée et ainsi achetée, exécutée ou acquise avant la délivrance du brevet s'y rapportant . . .

[en italique dans les motifs du juge Thurlow.]

Le juge de première instance a conclu de cet extrait que "[l]a paraphrase qu'a faite le juge Thurlow de l'article 58 en vigueur à l'époque me semble utile" (à la page 157) en ce qu'elle explique clairement que l'immunité accordée par l'article 56 s'étendrait à la forme en vrac de l'invention mais non à "un aspect de l'invention sous une forme différente" (à la page 158).

Avec égards, il me semble que c'est tout à fait le contraire de ce qu'a voulu dire le juge Thurlow, comme cela ressort des passages qui suivent de l'affaire Libbey (aux pages 557 à 559) et que le juge de première instance ne cite pas:

[traduction] Je pense qu'une telle interprétation est fondée si on considère que le mot "invention" n'irait pas bien avec l'adjectif "spécifique" au lieu des diverses expressions utilisées à l'article 58 [56] étant donné que cela pourrait avoir pour effet de permettre l'utilisation de l'invention brevetée à d'autres fins encore que cela n'était le cas avant l'octroi du brevet. Cette interprétation est également possible si on considère qu'il ne semble en principe y avoir aucun motif pour lequel, l'article étant applicable à quiconque a acquis une "invention" avant l'octroi d'un brevet pour celle-ci, on ne devrait pas considérer que les termes "article, machine", etc., sont censés désigner tout ce qui est visé par l'objet brevetable. Autrement, il peut paraître étrange que les rédacteurs n'aient pas dû utiliser les termes "article, machine", etc. à l'endroit où le mot "invention" apparaît pour la première fois dans l'article (c'était ainsi qu'était rédigé l'article 7 de la United States Act of 1839 sur lequel portait l'affaire McClurg v. Kingsland (1843) (U.S. 202), ainsi qu'au deuxième endroit où il apparaît.

Ensuite, il y a aussi la raison pour laquelle une telle disposition de la loi semble s'appliquer tout autant à l'invention d'un procédé ou d'une méthode qu'à n'importe quelle autre sorte d'invention. L'octroi d'un droit exclusif sur une invention pour une période limitée dédommage la personne, qui a mis au point l'invention et qui a rendu celle-ci publique de la manière prescrite, pour l'avantage qui est alors conféré aux autres membres du public. Toutefois, un membre du public qui crée ou acquiert l'invention, ou une partie de celle-ci, avant qu'elle ne devienne accessible au public ne tire dans cette mesure aucun avantage de la publication; cependant, sans une disposition tel l'article 58 [56], il ne pourrait mettre en pratique ce qu'il a appris et fait par lui-même avant que la personne qui doit être dédommagée pour cette information ne rende l'invention publique. Le juge MacLean a exprimé l'objet de cet article dans Schweyer Electric & Mfg. Co. v. N. Y. Central Railroad Co., ([1934] R.C.É. 31 à la page 65):

Cet article crée de la confusion et son sens devrait être clarifié. Cet article figurait au ch. 34 des Statuts du Canada pour 1859 ,ainsi qu'au ch. 24 des Statuts du Canada pour 1848-9; lois qui concernaient les brevets, et je pense que le sens et l'objet de cette disposition étaient plus clairement exprimés dans ces lois que dans l'art. 50 [maintenant l'art. 56] de la Loi sur les brevets. Il me semble que cet article était censé signifier que si une personne a acquis, d'une manière ou d'une autre, quelque chose qui fait l'objet d'une demande de brevet par une autre personne qui en est supposément le premier inventeur, mais pour laquelle aucun brevet n'a encore délivré, cette personne a le droit d'utiliser et de vendre cet objet malgré l'octroi du brevet à l'autre personne. C'est la seule interprétation que je peux accorder à cet article.

Cela m'incite par conséquent à considérer que les expressions utilisées à l'art. 58 [56] s'appliquent à tout ce qui est visé par un objet brevetable, matériel ou immatériel.

De plus, ce point de vue correspond à celui qui a été énoncé par la Cour suprême des États-Unis relativement à l'objet d'une disposition analogue de la loi américaine de 1839 sur les brevets dans l'arrêt McClurg v. Kingsland ((1843) 42 U.S. 202), qui, malgré les critiques qui ont été formulées dans l'intervalle, a été confirmé par la même Cour dans l'arrêt Andrews v. Hovey ((1887) 123 U.S. 267; (1888) 124 U.S. 694). [Soulignement ajouté.]

En lisant ce passage, je constate que le juge Thurlow assimilait l'expression "article, etc." à "tout ce qui est visé" par l'objet du brevet. Je signale que rien dans les remarques du juge Thurlow ne permet de croire que l'expression "article, etc." (specific article ) a un sens différent. Il s'ensuit que le droit d'utiliser ou de vendre l'"article" etc., ne dépend pas de la forme sous laquelle l'invention est achetée: l'invention sous toutes ses formes peut être utilisée ou vendue avec l'immunité conférée par l'article 56.

Ce n'est pas uniquement mon avis. Dans l'affaire Reeves (à la page 164), le juge Gibson a dit au sujet de l'opinion du juge Thurlow dans l'affaire Libbey:

En outre, le juge de première instance a d'après moi estimé que les mots "l'article, la machine, l'objet manufacturé ou la composition de matières" étaient des synonymes du mot "invention" défini comme suit à l'article 2 de la Loi sur les brevets:

"invention" signifie toute réalisation, tout procédé, toute machine, fabrication ou composition de matières, ainsi qu'un perfectionnement quelconque de l'un des susdits, présentant le caractère de la nouveauté et de l'utilité;

Dans une note jointe à l'affaire Libbey ((1969), 57 C.P.R. 155, à la page 157), l'arrêtiste a également attiré l'attention du lecteur sur l'interprétation large accordée par le juge Thurlow à l'expression "article spécifique".

On peut également considérer que l'expression "tout ce qui est visé par l'objet brevetable" qui a été utilisée par le juge Thurlow décrit le genre de chose qui est susceptible d'être acquise, utilisée et vendue conformément à l'article 56. Plus précisément, le juge Thurlow voulait peut-être dire que tout objet qui est brevetable peut être utilisé et vendu conformément à l'article 56 s'il a été acquis avant l'octroi du brevet. Cette interprétation des propos du juge [ho]Thurlow mène en fin de compte au même résultat en raison du sens large qu'il attribue au mot "utiliser".

Le juge Thurlow a accordé l'immunité prévue à l'article 56 non seulement pour l'aspect matériel du brevet (l'appareil lui-même) mais aussi pour l'utilisation immatérielle de cet appareil pour presser des pare-brise de verre incurvé grâce aux méthodes brevetées. Comme l'a signalé le juge Hall en appel, l'article 56 protégeait aussi l'utilisation et la vente de la production de l'appareil. Par conséquent, la décision Libbey montre que le droit d'utiliser et de vendre le produit d'une machine est inclus dans le droit d'utiliser la machine elle-même. D'une manière plus générale, le droit d'"utiliser" un article comprend le droit d'utiliser et de vendre les produits qui sont créés par l'utilisation de l'article aux fins auxquelles on le destinait.

À mon avis, il s'ensuit que le droit d'utiliser un composé chimique comprend le droit d'utiliser et de vendre les compositions qui sont créées par l'utilisation du composé aux fins auxquelles on le destinait. Il importe peu pour le principe formulé dans l'affaire Libbey que l'utilisation d'un composé chimique entraîne son incorporation dans les produits qui sont ensuite créés.

Une interprétation libérale des mots "article" et "utiliser" ne concordait pas avec l'interprétation du juge Gibson qui a tenté de se rassurer du mieux qu'il pouvait en affirmant qu'il croyait que "la Cour suprême [en appel dans Libbey] n'a pas, à mon avis, donné aux termes suivants de l'art. 58 "l'article, la machine, l'objet manufacturé ou la composition de matières" une interprétation qui permette d'affirmer que l'un ou l'autre de ces mots était synonyme d'un autre mot" (à la page 164). De même, dans l'affaire Diamond Shamrock Corporation c. Hooker Chemicals & Plastics Corp. et autres (1982), 66 C.P.R. (2d) 145 (C.F. 1re inst.), à la page 150, le juge Walsh a, comme le juge Gibson, porté toute son attention sur le mot "spécifique", affirmant qu'"il est évident, et la jurisprudence confirme la chose, que l'art. 58 [56] doit être interprété d'une manière stricte et restrictive"3, 3 Il n'est nullement évident pour moi que, pour des raisons de principe, un breveté qui obtient, en vertu de l'art. 27(1) de la Loi, "la propriété exclusive de l'invention en cause" devrait avoir priorité sur la personne qui a acheté précédemment l'invention. Certes, le breveté devrait être récompensé pour son esprit créateur mais, comme l'a fait remarquer le juge Thurlow dans l'affaire Libbey (à la p. 553), l'art. 56 sous sa forme législative remonte à 1869 et, avant cela, à 1849, dans la loi sur les brevets de la Province du Canada, et il était la formulation législative du droit conféré par la common law à un acheteur de bonne foi. Le juge Thurlow a dit au sujet de la bonne foi dans l'affaire Libbey (à la p. 554) que [TRADUCTION] "[i]l ne fait aucun doute qu'il y a des cas où une personne ne peut, en raison de sa conduite malhonnête, revendiquer un droit en vertu de cet article mais, selon moi, il s'agit alors d'appliquer des principes d'equity plutôt que des principes d'interprétation législative". En l'espèce, malgré plusieurs tentatives des intimées de mettre en doute la conduite de l'appelante à cet égard, le juge de première instance a finalement tranché cette question de la manière suivante (à la page 162):

Aucun élément de preuve n'indique en l'espèce qu'Apotex ait commis un acte répréhensible dans ses rapports avec les demanderesses ou avec d'autres. On ne saurait guère critiquer Monsieur Sherman [le président d'Apotex], qui semble être un entrepreneur dynamique, pour avoir fait ce qu'il avait la faculté de faire, savoir acquérir le maléate d'énalapril avant l'octroi du brevet de Merck.

[ie]Cette question n'a pas été portée en appel. et il a par conséquent rejeté la demande de jugement présentée par les défenderesses sur le fondement de l'article 56 vu que les plaidoiries n'avaient pas démontré si l'équipement en cause avait été modifié ou amélioré depuis son installation.

En fait, la Cour suprême dans l'arrêt Libbey n'a pas mis en doute l'interprétation du juge Thurlow et n'a pas modifié ce qu'il avait dit. Voici tout ce que le juge Hall avait à dire directement au nom de la Cour (à la page 839):

À mon avis, le Juge Thurlow a eu raison de décider que l'art. 58 [56] fournit un moyen de défense complet à l'action en contrefaçon de brevet de l'appelante. Dans ce pourvoi, il n'est pas nécessaire de déterminer si, dans l'art. 58 [56], le mot "article" comprend "procédé", parce que l'intimée a acquis l'appareil spécifique en question dans le présent litige avant la délivrance du brevet de l'appelante. Le brevet en litige comprend des revendications relatives à l'appareil à l'égard desquelles l'intimée a droit au bénéfice de l'art. 58 [56]. L'immunité afférente à cet appareil spécifique comprend nécessairement l'immunité afférente à son utilisation suivant la méthode ou le procédé qui peuvent être revendiqués dans un brevet subséquemment obtenu pour l'appareil. [Soulignement ajouté.]

Toutefois, le juge Hall a immédiatement ajouté (aux pages 839 et 840):

Dans cette affaire, la question a trait à l'étendue du sens à donner au terme "utiliser", et elle se pose parce que, en ce qui à trait au terme "vendre", le droit du propriétaire de la machine spécifique, ou autre chose, est exprimé comme étant celui de la vendre, et non celui de vendre sa production. Cependant, dans le cas d'une machine conçue pour la production de biens, il est évident que l'art. 58 [56] n'accorderait vraiment aucune protection valable si le propriétaire ne pouvait en faire le seul usage auquel elle peut servir, sans se rendre coupable de contrefaçon .

Dans la Loi sur les brevets, on trouve à l'art. 23 des indications que "l'usage" d'un article breveté comprend la fabrication de biens destinés à la vente. L'article 23 se lit ainsi:

23. Aucun brevet ne peut aller jusqu'à empêcher l'usage d'une invention sur un vaisseau, navire, aéronef, ou véhicule terrestre de quelque autre pays, qui entre temporairement au Canada, pourvu que cette invention serve exclusivement aux besoins du vaisseau, navire, aéronef, ou véhicule terrestre, et qu'elle ne soit pas ainsi utilisée à fabriquer des objets destinés à être vendus au Canada ou à en être exportés. [Soulignement ajouté.]

Cette interprétation large de l'utilisation, bien qu'elle porte principalement sur ce mot plutôt que sur l'expression "article spécifique", indique que la Cour ne s'est pas contentée d'accorder une interprétation littérale et étroite à l'article 56. L'utilisation et la vente du produit d'une machine, en particulier si la production est le seul usage possible auquel la machine peut servir, sont protégées par l'article 56 à titre d'utilisation de la machine elle-même. Il s'agit, tout au moins, de ce qu'a voulu dire le juge Thurlow comme je l'ai signalé plus haut. À mon avis, il faut attribuer le même sens à l'utilisation dans le cas d'une invention chimique.

De plus, en réponse à l'argument suivant lequel la contrefaçon des revendications du procédé et celle des revendications relatives à l'appareil devraient être examinées séparément, le juge Hall a ajouté (à la page 841):

La pratique établie au Bureau des brevets d'admettre dans un seul brevet des revendications relatives à l'appareil et au procédé, ou au procédé et à la substance, démontre que des revendications relatives au procédé sont considérées, dans un cas convenable, comme n'étant que des aspects différents d'une seule invention qui comprend soit un appareil, soit une substance. Bien que la violation de l'un ou l'autre genre de revendication puisse donner lieu à un droit d'action, ceci ne signifie pas qu'un tel brevet couvre deux inventions. Même s'il est expressément prévu qu'un brevet n'est pas frappé de nullité du fait qu'il contient plus d'une invention, cela ne doit certainement pas être présumé. Dans la présente affaire, l'appelante n'a aucunement démontré que les revendications relatives à la méthode constituent une invention séparée et distincte des revendications relatives à l'appareil.

Il est à noter aussi que l'art. 58 prévoit une protection à l'égard de "l'invention" et s'adresse aussi au "brevet". Je ne vois pas comment on peut interpréter ceci autrement que comme se rapportant à l'invention dans son ensemble et au brevet dans son ensemble. Rien n'indique que ceci devrait plutôt être interprété comme se rapportant à chaque revendication particulière ou à chaque groupe particulier de revendications.

Il me semble que, par ces propos, le juge Hall adopte l'interprétation fondée sur "l'invention dans son ensemble" qu'a faite le juge Thurlow de l'article 56 et lui accorde une portée encore plus large: il ne faut pas interpréter un brevet en isolant chacune des revendications particulières mais plutôt en fonction du groupe de revendications formant un tout parce que le contenu des revendications est déjà inhérent dans l'invention elle-même. De plus, d'un point de vue pratique, il faut aussi tenir compte du fait que "l'art. 58 [maintenant l'article 56] n'accorderait vraiment aucune protection valable si le propriétaire ne pouvait en faire le seul usage auquel elle puisse servir, sans se rendre coupable de contrefaçon".

Je ne considère pas que la décision ultérieure de notre Cour dans Lido Industrial Products Ltd. c. Teledyne Industries Inc. et autre (1981), 57 C.P.R. (2d) 29 autorisation d'appeler refusée [1981] 2 R.C.S. ix, où l'on a invoqué l'article 56 pour soutenir que des pommes de douche n'étaient pas protégées par le brevet, a restreint la portée de cette décision. La majorité de la Cour (motifs du juge Urie, J.C.A.) a statué que l'article 56 protègeait les unités qui étaient déjà au Canada avant la délivrance du brevet ainsi qu'une cargaison qui s'y trouvait en transit, mais non les nombreuses pommes de douche dont l'existence au moment de l'octroi du brevet n'avait pas été démontrée. Le juge en chef Thurlow, qui était dissident en partie, aurait appliqué l'article 56 que les machines aient existé ou non, "vu que l'appelante, avant la délivrance du brevet, avait commandé ces machines, s'était irrévocablement engagée à les payer et avait le droit de les recevoir et de les accepter à leur livraison" (à la page 40). Dans ses motifs, le juge en chef Thurlow a, en fait, réaffirmé ses motifs antérieurs dans l'affaire Libbey lorsqu'il a dit que "selon moi, l'article 58 [56] s'applique à la date où une personne autre que le breveté, fabrique, construit, utilise ou vend l'invention qui a été brevetée" (à la page 40, soulignement ajouté).

Le juge en chef Thurlow a aussi souligné que "le cheminement historique de l'article milite contre son interprétation étroite" (à la page 36), faisant une analogie avec ce que le juge Dickson (tel était alors son titre) avait écrit dans l'arrêt Consolboard Inc. c. MacMillan Bloedel (Sask.) Ltd., [1981] 1 R.C.S. 504, à la page 518 (même s'il faut souligner que l'article 56, contrairement à l'article 34, n'est pas "le fruit de modifications successives au cours des années"):

On ne peut dire que la rédaction de l'art. 36 [maintenant l'art. 34] est heureuse. Elle donne l'impression d'être un brassage d'idées glanées au hasard plutôt qu'un effort pour énoncer, de façon concise et précise, un ou des principes directeurs. C'est peut-être explicable parce que l'article est le fruit de modifications successives au cours des années. Ce texte ne se prête tout simplement pas à une interprétation serrée et littérale. Il est et on doit le lire comme un énoncé du législateur, en termes généraux, de ce que le demandeur doit révéler à la face du monde avant d'être autorisé à obtenir la concession d'un monopole en vertu d'un brevet.

Par conséquent, le juge en chef Thurlow a statué que "le libellé de l'article ne justifie pas que l'on y insère à n'importe quel endroit les mots "au Canada"" (à la page 35).

Les juges de la majorité étaient d'accord avec lui sur ce point mais non quant à la nécessité que les pommes de douche existent quelque part. Le juge Urie, J.C.A. a dit (à la page 54):

À mon avis, étant donné son but évident, l'article 58 [56] envisage, pour que ses dispositions soient applicables aux articles ou aux machines en question, que ces derniers existent réellement à la date de la délivrance du brevet. À mon avis, leur existence réelle à cette date est essentielle pour que l'article soit applicable.

En même temps, le juge Urie a pris soin de limiter son désaccord avec le juge en chef. Il a écrit ce qui suit (à la page 54):

. . . je souscris en grande partie à ce qu'il a dit au sujet de l'article 58 [56] de la Loi sur les brevets, S.R.C. 1970, ch. P-4, et ne partage pas son opinion à un seul égard seulement . . .

Là où je ne partage pas l'opinion du juge en chef, c'est au sujet des pommes de douche non livrées.

Hormis cette question de l'existence réelle qui nécessite une interprétation des mots "achetés, exécutés ou acquis", rien ne limite selon moi l'interprétation qu'a faite le juge Thurlow de l'article 56 et qui constitue, à mon avis, un précédent très convaincant pour notre Cour.

Lorsque j'applique le droit à l'invention en cause, je constate que les parties ont déployé énormément d'énergie sur la question de savoir si l'invention sous sa forme de comprimés était un produit différent de l'invention en vrac. Les deux parties ont reconnu que l'ingrédient actif des comprimés était le maléate d'énalapril qui existait sous la même forme chimique que dans le produit en vrac. Elles ne s'entendaient pas sur les conséquences eu égard à l'article 56 de l'addition d'autres produits pour que le médicament puisse être présenté au public sous une forme utilisable. Mais que l'article ou la composition de matières soient essentiellement les mêmes ou si différents qu'il s'agisse d'articles différents, l'invention était toujours la même.

À mon avis, l'appelante a eu tort de prétendre que l'invention était simplement les molécules chimiques de l'énalapril. D'un point de vue chimique, tel n'était pas le cas. Lorsqu'on l'interprète correctement, le mémoire descriptif du brevet revendique plus que cela. À cet égard, le juge de première instance a eu tout à fait raison de dire (à la page 156):

. . . le brevet . . . revendique plus qu'une molécule assortie d'une formule chimique. Les revendications décrivent plutôt plusieurs composés et plusieurs compositions, ainsi que les usages précis auxquels ils sont destinés, tous des aspects de la même invention. L'énalapril est peut-être l'élément essentiel de chaque revendication, mais la portée des revendications et du brevet d'invention dépasse la molécule chimique de l'énalapril ou du maléate d'énalapril.

L'objet et l'utilité du composé d'énalapril sont inhérents au composé et, en fait, au brevet.

Avec égards, je crois que c'est dans son interprétation du droit et dans son application de celui-ci aux faits que le juge de première instance s'est trompé. Sa conclusion sur ce point est la suivante (aux pages 157 et 158):

En l'espèce, l'invention revendiquée dans le brevet est l'énalapril, qui est représenté sous divers aspects par divers composés et compositions destinés à l'utilisation revendiquée. C'est cette invention, sous l'aspect d'un composé, savoir le maléate d'énalapril en vrac, qu'a acquise Apotex en l'espèce. C'est cette composition de matières finalement brevetée sous cette forme que la défenderesse a acquise avant l'octroi du brevet de Merck. C'est, à mon sens, étendre indûment le sens des mots "la composition de matières brevetée ainsi acquise" que d'utiliser cette composition de matières, même de la manière dont l'inventeur l'a conçue, pour produire une composition destinée à l'utilisation revendiquée, sous forme de médicament prescrit qui contient une partie de la matière combinée à d'autres ingrédients, combinaison qui peut aussi être un aspect de l'invention sous une forme différente. À mon avis, vendre la composition de matières sous la nouvelle forme distincte résultant du procédé de fabrication des comprimés d'Apotex excède l'immunité accordée par l'art. 56. Cela étend le droit de vendre à une composition de matières représentée sous une forme ou un aspect de l'invention qui diffère de celle acquise avant l'octroi du brevet à Merck. [Soulignement ajouté.]

C'est l'intention de l'inventeur, indiquée dans le brevet, qui protège l'appelante en vertu de l'article 56 étant donné que les règles de droit applicables ne reposent pas sur la forme mais sur la portée de l'invention dans son ensemble. Par conséquent, la création, l'utilisation et la vente des comprimés de maléate d'énalapril par l'appelante étaient visées par l'immunité prévue à l'article 56 pour l'utilisation du composé en vrac.

L'avocat des intimées a tenté d'étayer son argument en faisant une analogie entre le maléate d'énalapril et un morceau de tissu. Dans cette analogie, les comprimés d'Apo-Enalapril sont assimilés à un complet fabriqué à l'aide du tissu et, bien qu'il n'y ait aucune modification chimique du tissu lorsqu'on l'utilise pour fabriquer un complet, le vêtement final n'est pas le même "article" que le tissu. Je ne vois pas en quoi cette considération fait avancer l'argument des intimées. Mon analyse de l'article 56 m'amène à conclure que le mot "article" désigne tout ce qui peut être visé par le brevet. En même temps, je conclus que le droit d'"utiliser" un article comprend le droit d'utiliser et de vendre les objets produits à l'aide de cet article. Par conséquent, l'acheteur d'une pièce de tissu ultérieurement brevetée aurait le droit de fabriquer un complet avec le tissu. De même, l'appelante avait le droit de fabriquer des comprimés de maléate d'énalapril avec la poudre en vrac qu'elle avait acquise avant l'octroi du brevet, et d'utiliser et de vendre les comprimés ainsi produits.

Je crois que l'examen des revendications du brevet relatives à la composition et à l'utilisation, qui fera ressortir davantage l'interrelation qui existe entre toutes les parties du brevet, renforcera cette conclusion.

IV

J'ai déjà mentionné que certaines des cargaisons de maléate d'énalapril avaient nécessité une nouvelle épuration, processus qui a pris fin après l'octroi du brevet.

En ce qui concerne ces cargaisons, les deux parties ont dit être d'accord avec la décision du juge Urie, J.C.A. dans l'affaire Lido (à la page 54) que j'ai déjà citée :

À mon avis, étant donné son but évident, l'article 58 [56] envisage, pour que ses dispositions soient applicables aux articles ou aux machines en question, que ces derniers existent réellement à la date de la délivrance du brevet. À mon avis, leur existence réelle à cette date est essentielle pour que l'article soit applicable.

Par conséquent, les pommes de douche expédiées par le fournisseur étranger conformément au contrat étaient visées par l'article 56, mais ce n'était pas le cas de celles pour lesquelles aucun élément de preuve n'indiquait qu'elles existaient réellement avant l'octroi du brevet.

En l'espèce, Delmar a empaqueté trois lots en septembre 1990 (lots numérotés P-65478, P-65479, P-65480), mais par la suite, le personnel préposé au contrôle de la qualité a jugé qu'ils ne satisfaisaient pas à ses normes de pureté. Chaque lot a été soumis à un nouveau traitement par suspension dans l'eau, chauffage et agitation, refroidissement, centrifugation et nettoyage à l'eau et à l'acétate d'éthyle.

L'appelante a fait valoir que le maléate d'énalapril contenu dans ces trois lots existait à la date de l'octroi du brevet, soit le 16 octobre 1990, bien que Delmar ait jugé qu'il n'était pas suffisamment purifié et qu'elle ne l'ait empaqueté pour livraison qu'après cette date, eu égard au fait que, d'un point de vue chimique, les mollécules de maléate d'énalapril demeuraient inchangées durant le processus de purification qui consistait simplement à retirer l'eau. En d'autres termes, même lorsqu'il comportait des impuretés, le maléate d'énalapril existait.

Le juge de première instance a exprimé son point de vue de la manière suivante (aux pages 159 et 160):

C'est peut-être une description valable des procédés de la chimie suivis en l'espèce. Néanmoins, je suis convaincu que, comme le soutiennent les demanderesses, l'on ne saurait affirmer que le maléate d'énalapril livré à Apotex et contenu dans ces trois lots existait aux fins de l'immunité accordée par la Loi tant que Delmar n'avait pas estimé que c'était un produit de qualité que le fabricant pouvait expédier conformément au contrat conclu avec Apotex. Il ne pouvait être tenu pour acheté ou acquis par Apotex au sens de l'art. 56 qu'une fois jugé conforme aux normes de qualité. Comme le fournisseur n'a estimé dans ces trois cas-là que c'était un produit de qualité qu'après la date de l'octroi du brevet à Merck au milieu d'octobre 1990, on ne peut pas affirmer que chacun de ces lots de maléate d'énalapril en vrac existait à cette date-là.

Comme le juge de première instance, j'estime que les trois lots de maléate d'énalapril n'avaient pas été "achetés ou acquis" par Apotex au sens de l'article 56. À mon avis, on ne peut pas affirmer que des personnes ont "acheté ou acquis" un produit tant qu'elles n'ont pas obtenu un titre sur celui-ci. Étant donné qu'on ne nous a fourni aucune preuve d'une intention contraire dans le contrat liant Apotex et Delmar, le tranfert de titre à Apotex ne pouvait avoir lieu tant que le produit n'était pas livrable : voir la Règle 5 de l'article 19 de la Loi sur la vente d'objets , L.R.O. 1990, ch. S.1 [mod. par L.O. 1993, ch. 27, annexe]. Dans un cas où le vendeur lui-même estimait que le produit n'était pas livrable, je ne pense pas que notre Cour devrait en arriver à une conclusion contraire.

Il est vrai, comme Apotex l'a avancé, que le maléate d'énalapril existait avant même que les lots ne fassent l'objet d'une nouvelle purification. De plus, comme je l'ai souligné, la forme sous laquelle se présente une invention n'est pas l'élément principal aux fins de l'article 56. Ainsi, si Apotex avait acheté ou acquis le maléate d'énalapril sous quelque forme que ce soit, qu'il s'agisse de poudre pure en vrac, de comprimés ou d'une combinaison du maléate d'énalapril et d'une autre substance, on pourrait dire qu'elle a acquis l'invention de Merck au sens de l'article 56. Cependant, en l'espèce, le produit qu'Apotex voulait acheter ou acquérir était de la poudre pure. Si le vendeur n'était pas convaincu que le produit répondait à cette description et était livrable, on ne pouvait pas dire qu'Apotex avait acquis le produit.

Il y avait un autre lot de maléate d'énalapril qu'Apotex avait acquis d'un client étranger de Delmar après l'octroi du brevet. Delmar s'était vu accorder une licence obligatoire le 24 avril 1992 pour fabriquer de l'énalapril ou du maléate d'énalapril au Canada, en versant des redevances à Merck. Cette licence a cessé d'être valide lorsque l'article 12 de la Loi de 1992 modifiant la Loi sur les brevets, L.C. 1993, ch. 2, est entré en vigueur et elle s'est éteinte le 14 février 1994. Par la suite, le 10 mars 1993, Apotex a acheté 44,9 kilos du maléate d'énalapril en vrac que Delmar avait fabriqué conformément à sa licence et vendu à son client étranger. L'appelante a fait valoir que, en tant qu'acquéreur de la poudre de maléate d'énalapril faisant l'objet d'une licence, elle avait une licence implicite de Merck lui permettant d'utiliser la poudre pour produire du maléate d'énalapril sous sa forme posologique.

Le juge de première instance a statué qu'Apotex n'a commis aucune contrefaçon en produisant la forme posologique définitive du produit en vrac qui lui avait été expédié en consignation seulement pendant la période de validité de la licence de Delmar. Les intimées n'ont interjeté aucun appel incident sur ce point.

Le juge de première instance a ajouté ce qui suit (à la page 164):

En revanche, la licence obligatoire de Delmar ne confère pas à Apotex le droit de tirer des 44,9 kilos de maléate d'énalapril en vrac achetés en mars 1993 des comprimés destinés à être utilisés comme hypotenseurs, après que la loi a mis fin à la licence de Delmar. Cette conclusion ne se dégage pas de l'extinction des droits conférés à Delmar par la licence, par suite de la modification apportée à la loi qui a mis fin à sa licence le 14 février 1993, mais du fait que la défenderesse n'a pas le droit d'utiliser l'invention après l'octroi du brevet. Elle n'avait pas acquis ce lot de maléate d'énalapril avant l'octroi du brevet de Merck et ne peut donc pas revendiquer l'immunité prévue à l'art. 56 de la Loi.

Encore une fois, je suis d'accord avec le juge de première instance même si je préférerais appuyer ma conclusion sur l'extinction des droits de Delmar et, par conséquent, des droits que pourrait posséder l'appelante, plutôt que sur l'article 56 dont je ne suis pas du tout certain qu'il s'applique sur ce point.

V

Étant donné que les allégations de l'appelante au sujet de la validité des revendications pour la composition et pour l'utilisation ne constituaient qu'un moyen de défense subsidiaire contre l'allégation de contrefaçon, j'estime que cela aurait pu mettre fin à la présente affaire si l'appelante n'avait déposé une demande reconventionnelle dans laquelle elle sollicite un jugement déclaratoire portant que les revendications du brevet relatives à la composition et à l'utilisation (revendications 8 à 17) sont invalides. Je crois qu'en raison de cette demande de jugement déclaratoire, il incombe à la Cour d'examiner cette question.

La contestation par l'appelante de la validité de ces revendications du brevet repose sur plusieurs motifs que j'examinerai les uns après les autres. Le premier et le plus important moyen de contestation de la validité porte sur l'absence de toute revendication de nouveauté ou d'activité inventive dans les revendications pour la composition (8 à 10). L'arrêt faisant autorité dans ce domaine est Shell Oil Co. c. Commissaire des brevets, [1982] 2 R.C.S. 536. Dans cet arrêt, l'appelante avait demandé un brevet pour certaines compositions chimiques comportant des composés chimiques mélangés à un adjuvant ou à un véhicule. Pour des raisons personnelles, l'appelante avait choisi de présenter des revendications pour la composition sans demander de brevet pour les revendications relatives au composé. L'appelante a reconnu que le fait de mélanger ces composés à des adjuvants inertes ne comportait aucune activité inventive, et elle a souligné qu'une partie de l'invention consistait en la découverte de l'utilité de ces composés comme régulateurs de la croissance végétale. L'examinateur a rejeté les revendications pour la composition et sa décision a été confirmée par le commissaire des brevets et par la Cour d'appel fédérale (1980), 54 C.P.R. (2d) 183. Les trois juges ont estimé qu'ils étaient obligés d'en arriver à ce résultat en raison de la jurisprudence antérieure. Toutefois, la Cour suprême a infirmé cette décision. Le juge Wilson a dit ce qui suit pour la Cour au sujet du caractère brevetable de nouveaux usages pour des composés déjà connus (à la page 549):

À mon avis, il n'est pas nécessaire dans le cas de la découverte d'un nouvel usage pour un composé déjà connu que le mélange du composé à l'adjuvant soit lui-même nouveau, sauf dans la mesure où cela est nécessaire pour réaliser cet usage particulier du composé. En l'espèce, on ne prétend pas que l'activité inventive dépend de la combinaison; celle-ci est seulement le moyen de réaliser les possibilités nouvellement découvertes qu'offrent les composés. En l'espèce, l'activité inventive se trouve dans la découverte du nouvel usage et point n'est besoin d'autre activité inventive pour appliquer les composés à cet usage, c.-à-d. préparer les compositions appropriées.

En ce qui concerne le nouveau composé, le juge Wilson a dit (à la page 552):

Je suis d'accord avec l'avocat de l'appelante que ces arrêts [antérieurs] n'établissent pas comme principe général que les compositions qui contiennent de nouveaux composés mélangés à un support inerte ne sont pas brevetables. Ils établissent toutefois que mélanger un composé à un support ne constitue pas une activité inventive. En conséquence si le composé est breveté, il n'y a pas d'invention dans la composition.

Il ne fait aucun doute que la Cour n'a pas considéré qu'en adoptant une telle position, elle infirmait la jurisprudence antérieure, y compris deux de ses propres décisions. Afin de suivre le raisonnement du juge Wilson, nous devons examiner ces décisions antérieures: Rohm & Haas Co. v. Commissioner of Patents, [1959] R.C.É. 153; Commissioner of Patents v. Farbwerke Hoechst Aktiengesellschaft Vormals Meister Lucius & Bruning, [1964] R.C.S. 49; Gilbert (Jules R.) Ltd. v. Sandoz Patents Ltd. (1970), 64 C.P.R. 14 (C. de l'É.); conf. sub nom. Sandoz Patents Ltd. c. Gilcross Ltd., [1974] R.C.S. 1336; Application No. 132,421, Re (1976), 52 C.P.R. (2d) 220 (Commission d'appel des brevets); confirmé en appel, [sub-nom Agripat S.A. c. Commissaire des brevets] (1977), 52 C.P.R. (2d) 229 (C.A.F.).

Dans l'affaire Rohm & Haas, on revendiquait dans la demande de brevet une composition fongicide comportant comme ingrédient actif certains sels qui avaient déjà été brevetés. Le juge Cameron a dit ce qui suit (aux pages 163 et 164):

[traduction] Je suis cependant d'avis que, lorsqu'une revendication pour un composé a été admise, une revendication pour une composition fongicide dont ce composé n'est "qu'un ingrédient actif" n'est pas brevetable . . . L'utilité des composés comme fongicides est exposée en détail dans le mémoire descriptif du brevet qui a été accordé; qualifier le composé de composition fongicide équivaut à simplement désigner l'une de ses qualités inhérentes.

Le juge Cameron a dit en outre (à la page 164) que [traduction] "l'ajout dans une revendication pour un composé d'une déclaration d'utilisation ne crée pas une revendication vraiment différente". L'invention ayant déjà été brevetée, elle ne pouvait l'être encore une fois.

Dans l'affaire Farbwerke Hoechst, la requérante demandait onze brevets relativement à une composition antidiabétique. Le commissaire des brevets a accordé dix brevets qui comportaient chacun une revendication pour un procédé chimique servant à la production de l'ingrédient actif et une revendication pour l'ingrédient ainsi produit. Toutefois, le commissaire a rejeté la onzième demande qui revendiquait la composition sous une forme diluée, incorporée à un [traduction] "véhicule acceptable en pharmacie pris par voie orale". La Cour suprême, par l'intermédiaire du juge Judson, a reconnu qu'aucun brevet ne devait être délivré pour la substance diluée (à la page 53):

[traduction] Une personne a droit à un brevet pour une substance médicinale nouvelle, utile et inventive; toutefois, le fait de diluer cette nouvelle substance une fois que ses usages médicaux sont déterminés ne crée pas une nouvelle invention. La substance diluée et la substance non diluée ne sont que deux aspects de la même invention. En l'espèce, l'addition d'un véhicule inerte, qui constitue un moyen courant d'augmenter le volume et de faciliter ainsi les mesures et l'administration, n'est rien d'autre que de la dilution et ne crée pas une nouvelle invention. S'il existe un brevet pour la nouvelle substance médicinale, un brevet distinct ne peut pas exister pour la substance qui n'est que diluée . . . De plus, l'intimée a déjà bénéficié de toute la protection conférée par la loi. Un procédé nouveau, utile et inventif servant à produire une nouvelle substance médicinale peut constituer une invention, et l'intimée a déjà obtenu des brevets pour ces procédés inventifs et pour le nouveau produit obtenu grâce à ceux-ci. Les revendications du procédé et les revendications des produits découlant du procédé dans ces brevets représentent toute l'étendue de la protection à laquelle l'intimée a droit.

La Cour a aussi reconnu que la onzième demande pouvait être rejetée en vertu de l'ancien article 41 de la Loi [S.R.C. 1952, ch. 203] parce qu'on y revendiquait une substance médicinale sans indiquer le procédé chimique permettant de la créer. Il s'agissait d'une autre décision établissant que, une fois qu'un brevet a été délivré pour une invention, un autre brevet ne sera pas délivré pour ce qui est inhérent à la même invention.

Dans l'affaire Sandoz devant la Cour de l'Échiquier, le juge Thurlow a conclu que la découverte de l'utilité de la substance médicinale qu'est l'hydrochloride de thioridazine et du procédé chimique permettant de produire celle-ci constituait une invention brevetable, mais que les compositions pharmaceutiques consistant essentiellement en une quantité thérapeutiquement efficace d'un composé associé à un véhicule ne constituait pas une invention additionnelle. En appel, le juge Pigeon (à la page 1339) a accepté cette conclusion du juge Thurlow (à la page 35):

Ces revendications, à mon avis, ne peuvent constituer des revendications en ce qui concerne toute étape inventive impliquée dans le mélange d'une substance à un véhicule puisqu'une telle étape n'implique aucune invention. Vide Commissaire des brevets v. Farbwerke Hoechst A.G. (1964 R.C.S. 49).

Je suis d'accord avec cette conclusion du savant juge de première instance; il est donc inutile de considérer les autres motifs qu'il a avancés à l'encontre de la validité des revendications 10 et 11.

Toutefois, les autres motifs du juge Thurlow sont utiles en ce qui nous concerne (aux pages 35 et 36):

[traduction] Elles ne peuvent non plus constituer des revendications en ce qui concerne l'invention de la thioridazine elle-même, à la fois parce que les revendications 1 à 9 représentent l'étendue complète de la protection à laquelle la défenderesse a droit pour cette invention et parce que, dans le contexte de toutes les revendications, elles tendent à aller plus loin que cette protection à laquelle la défenderesse a droit en vertu de l'art. 46 de la Loi sur les brevets pour l'invention de la thioridazine, et à monopoliser, indépendamment des autres revendications, les compositions contenant de la thioridazine; par conséquent, elles restreignent l'utilisation que peut faire de la thioridazine la personne même qui peut en avoir légalement obtenu la possession, que ce soit par l'octroi exprès ou implicite d'une licence ou par l'octroi d'une licence obligatoire.

De plus, il me semble que, telles qu'elles sont libellées, les revendications 10 et 11 incluent non seulement la thioridazine mais aussi tout composé obtenu grâce au procédé dont il y est question, qu'il s'agisse de la thioridazine ou d'un sous-produit du procédé; c'est pourquoi on pourrait faire valoir qu'aucune invention correspondant à la revendication n'a été créée. À mon avis, l'opposition doit donc être retenue en ce qui concerne les revendications 10 et 11 et ces revendications sont invalides.

J'estime que c'est révélateur parce que les revendications rejetées dans l'arrêt Sandoz se trouvaient dans la même demande de brevet que le composé revendiqué et, dans de nombreux cas, comme le juge Hall l'a indiqué dans l'arrêt Libbey, des revendications de ce genre seraient valides parce qu'elles concernent l'invention dans son ensemble. Néanmoins, dans l'affaire Sandoz, le juge Thurlow a statué que les revendications avaient une portée plus large que cela ne pouvait être justifié pour des éléments de l'invention.

Cette question a été approfondie dans l'affaire Application No. 132,421, Re où le demandeur d'un brevet a soutenu que, même s'il ne pouvait obtenir un deuxième brevet pour les revendications concernant la composition, rien ne l'empêchait d'inclure ces revendications dans une demande initiale avec les revendications relatives au composé. Toutefois, la revendication principale concernait un acide utilisé comme insecticide, et les revendications relatives à la composition concernaient le composé mélangé à des charges solides, des surfactants ou des propulseurs en aérosol, et des granules ou pastilles enrobés ou imprégnés du produit. Le commissaire des brevets a dit (à la page 224):

[traduction] Nous acceptons l'argument suivant lequel un demandeur a le droit, pour définir l'invention, de présenter des revendications ayant une portée différente . . . Ainsi, si l'on devait conclure que l'invention revendiquée par l'inventeur est trop générale, ses revendications de portée limitée protégeraient l'invention de portée plus restreinte à laquelle il a droit. Toutefois, cela ne veut pas dire qu'il a le droit de présenter pour l'objet de l'invention des revendications qui pourront être invoquées plus tard pour une invention différente en cas de rejet des revendications principales. Les revendications doivent définir l'invention elle-même et ne pas dépasser sa portée. Le paragraphe 36(2) de la Loi sur les brevets, S.R.C. 1970, ch. P-4, est le fondement législatif de cette assertion. [Italiques dans l'original].

Et plus loin (à la page 228):

[traduction] Il ne s'agit donc pas de déterminer si le demandeur a le droit de présenter diverses revendications (il en a le droit), ni de déterminer si les revendications ont une portée plus restreinte que celle des revendications permises (c'est le cas). Il s'agit de savoir jusqu'où le demandeur peut aller en revendiquant son invention et si les revendications rejetées définissent correctement l'invention.

Le commissaire a ensuite statué que les revendications en cause dépassaient la portée de l'invention, les revendications comportant une autre invention. Notre Cour a confirmé cette décision après avoir conclu que le commissaire avait interprété correctement les règles de droit applicables.

Comme ce survol de la jurisprudence l'indique, il est facile d'établir une distinction avec l'arrêt Shell Oil. Dans deux des décisions, les revendications ont été rejetées parce que l'invention avait déjà été brevetée. Dans les deux autres cas, les revendications relatives à la composition ont été rejetées parce que les revendications relatives au composé décrivaient complètement l'invention. En d'autres termes, on ne pouvait pas dire dans ces cas que les revendications relatives à la composition constituaient un aspect de l'invention. On est loin de l'arrêt Shell Oil où seules des revendications pour la composition ont été présentées et où la demande concernant les composés sous-jacents avait un caractère de nouveauté ou d'activité inventive.

Le juge Wilson a ajouté que les trois décisions rendues avant Agripat étaient toutes assujetties à l'article 414 4 L'art. 41(1) [S.R.C. 1970, ch. P-4] [plus tard l'art. 39(1)] a été modifié par L.R.C. (1985), ch. 33 (3e suppl.), art. 14, et portait que "[l]orsqu'il s'agit d'inventions couvrant des substances préparées ou produites par des procédés chimiques et destinées à l'alimentation ou à la médication", le mémoire descriptif ne peut comprendre les revendications pour la substance même que "lorsque la substance est préparée ou produite par les modes ou procédés de fabrication décrits en détail et revendiqués, ou par leurs équivalents chimiques manifestes". Dans The Canadian Law and Practice Relating to Letters Patent for Inventions, 4e éd., 1969, aux p. 46 et 47, Harold G. Fox a écrit:

[traduction] Cet article a été conçu pour empêcher un breveté de s'approprier certaines substances de manière à ce que d'autres personnes effectuant des recherches dans le même domaine ne puissent apporter des améliorations à la préparation ou à la qualité des substances en cause . . .

Une telle substance ne peut être revendiquée que par référence à une revendication concernant le procédé qui permet de la produire et cette revendication du procédé doit être valide. et elle a mis en doute le raisonnement de notre Cour dans Agripat (aux pages 552 et 553):

Je crois que le juge Heald a eu tort de dire qu'"aucun motif valable ne permet de distinguer la présente espèce" de l'arrêt Farbwerke Hoechst et de la jurisprudence qui l'a suivi et qu'en conséquence le commissaire "a . . . correctement interprété et appliqué les principes énoncés dans ces arrêts" à l'affaire Agripat. À mon avis, ces arrêts se distinguent par un aspect essentiel, savoir qu'il s'agit d'affaires relevant de l'art. 41 ce qui n'est pas le cas de l'affaire Agripat. Je ne crois pas qu'il soit possible de les lire sans conclure que l'un des motifs du rejet des revendications pour des compositions tient à ce que si on les avait accordées, on aurait ainsi permis aux requérants de se soustraire à l'art. 41 pour des substances auxquelles il s'applique visiblement. Je suis d'accord avec l'avocat de l'appelante que ces arrêts n'établissent pas comme principe général que les compositions qui contiennent de nouveaux composés mélangés à un support inerte ne sont pas brevetables. Ils établissent toutefois que mélanger un composé à un support ne constitue pas une activité inventive. En conséquence si le composé est breveté, il n'y a pas d'invention dans la composition. À mon avis, cette proposition est tout à fait logique, que l'art. 41 s'applique ou non à la substance, et je crois qu'elle donne un fondement raisonnable à la solution adoptée par la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Agripat.

Il va de soi que l'arrêt Agripat se distingue de la présente espèce en ce qu'ici il n'y a pas de revendication à l'égard des composés. L'appelante a-t-elle raison de dire qu'elle a un choix?

Notre Cour a manifestement commis aussi une erreur dans l'affaire Shell Oil Co. c. Commissaire des brevets (1980), 54 C.P.R. (2d) 183, lorsque, s'appuyant sur son interprétation des règles de droit applicables, elle a rendu sa décision en considérant que l'activité inventive résidait dans le composé chimique lui-même et que les adjuvants dont il était question dans le mémoire descriptif n'étaient que des véhicules inertes. Le juge Wilson a toutefois statué "qu'aucun de ces précédents ne vise directement le point central de l'espèce" (à la page 547).

Elle a par conséquent conclu (aux pages 553 à 555):

Si j'ai eu raison de conclure précédemment, à propos des compositions contenant des composés déjà connus, que l'idée d'utiliser comme régulateurs de croissance végétale des composés qui possèdent cette structure chimique particulière, est le fruit d'une activité inventive, alors, dans le cas des nouveaux composés, l'invention de l'appelante ne se limite pas à la création des composés et breveter les composés ne lui accorderait pas la protection de son idée. Le mélange des composés à des adjuvants appropriés était nécessaire pour donner une forme pratique à l'idée. On ne peut donc dire que, dans ce cas, il n'y a pas d'activité inventive à mélanger les composés aux supports appropriés pour leur application aux plantes. Il est vrai, comme l'avocat du commissaire le soutient, qu'une fois qu'on a décidé d'appliquer ces composés aux plantes, le choix des supports appropriés ne constitue pas une démarche inventive; leur usage à cette fin est connu des hommes de l'art. Je crois cependant que là n'est pas la question. Une idée désincarnée n'est pas brevetable en soi. Mais elle le sera s'il existe une méthode pratique de l'appliquer. L'appelante a montré en l'espèce une méthode pratique d'application.

. . .

L'utilité pratique de la découverte de l'appelante est incontestable. Ce n'est pas plus une idée désincarnée que la découverte d'une méthode permettant d'équilibrer l'utilisation du fil dans l'affaire Hickton's Patent. C'est un moyen nouveau de régulariser la croissance végétale et c'est par conséquent une réalisation ayant le caractère d'utilité et de nouveauté qui possède une valeur économique dans le commerce et l'industrie. Je ne vois ni dans l'art. 36, ni dans aucune autre disposition de la Loi d'obstacle à l'octroi d'un brevet à l'appelante à l'égard de ces compositions.

Il me semble que l'appelante a tout à fait raison de prétendre qu'il faut faire une distinction entre l'arrêt Shell Oil et les décisions antérieures; en fait, j'estime qu'il confirme celles-ci. L'appelante est néanmoins incapable de prouver la justesse de son argumentation qui semble reposer essentiellement sur le raisonnement de notre Cour dans l'affaire Shell Oil, décision qui a été infirmée par la Cour suprême. Du moins, depuis l'arrêt Shell Oil, il doit être clair que les décisions antérieures ne signifient pas qu'une revendication pour la composition ne peut pas subsister avec une revendication pour le composé pour le motif qu'elle n'est pas le fruit d'une activité inventive. Tant et aussi longtemps que les compositions ne comportent pas d'inventions distinctes, il n'existe aucune règle suivant laquelle les revendications relatives aux composés et les revendications relatives aux compositions comprenant ceux-ci ne peuvent être combinées dans un seul brevet.

En fait, c'est plutôt le contraire. Il est possible de revendiquer divers aspects d'une invention dans un seul brevet. La pratique suivie depuis longtemps est donc de permettre diverses sortes de revendications dans un même brevet. Dans ce contexte, les intimées soulignent que, depuis l'affaire Shell Oil, le Bureau des brevets a l'habitude d'accepter des revendications relatives à l'utilisation d'un produit sous la forme de compositions dont le produit est un ingrédient, dans la même demande que les revendications relatives au produit.

À mon avis, le juge de première instance a eu raison de conclure ce qui suit (à la page 175):

En l'espèce, les demanderesses prétendent s'appuyer sur la réserve sous-jacente à la décision du juge Wilson dans l'arrêt Shell Oil, c'est-à-dire que les revendications pour la composition, bien que n'impliquant pas d'activité inventive, sont nécessaires pour donner une forme pratique à l'utilisation du composé. C'est seulement sous une forme pratique que les nouveaux composés peuvent être utilisés pour les usages auxquels ils sont destinés, usages qui sont revendiqués par ailleurs. Cela est peut-être évident, mais de toute façon cela ressort clairement du témoignage de M. Schwartz, expert cité par les demanderesses.

De l'avis du juge de première instance, en fin de compte, c'était en déterminant si les revendications relatives à la composition respectaient les exigences de la Loi, principalement celles qui sont énoncées à l'article 34 au sujet du mémoire descriptif, qu'on pouvait déterminer leur validité. L'article 34 est ainsi conçu:

34. (1) Dans le mémoire descriptif, le demandeur:

a) décrit d'une façon exacte et complète l'invention et son application ou exploitation, telles que les a conçues l'inventeur;

b) expose clairement les diverses phases d'un procédé, ou le mode de construction, de confection, de composition ou d'utilisation d'une machine, d'un objet manufacturé ou d'un composé de matières, dans des termes complets, clairs, concis et exacts qui permettent à toute personne versée dans l'art ou la science dont relève l'invention, ou dans l'art ou la science qui s'en rapproche le plus, de confectionner, construire, composer ou utiliser l'objet de l'invention;

c) s'il s'agit d'une machine, en explique le principe et la meilleure manière dont il a conçu l'application de ce principe;

d) s'il s'agit d'un procédé, explique la suite nécessaire, le cas échéant, des diverses phases du procédé, de façon à distinguer l'invention d'autres inventions;

e) indique particulièrement et revendique distinctement la partie, le perfectionnement ou la combinaison qu'il réclame comme son invention.

(2) Le mémoire descriptif se termine par une ou plusieurs revendications exposant distinctement et en termes explicites les choses ou combinaisons que le demandeur considère comme nouvelles et dont il revendique la propriété ou le privilège exclusif.

Le juge de première instance a finalement conclu ce qui suit (aux pages 182 à 184):

En conséquence, pour ce qui est des allégations de la défenderesse, je ne suis pas convaincu que les revendications 8, 9 et 10 du brevet de la demanderesse Merck sont invalides parce qu'elles ne satisferaient pas aux exigences énoncées à l'art. 34 de la Loi relativement au mémoire descriptif. Je conclus plutôt que le mémoire descriptif du brevet en cause satisfait à ces exigences légales.

. . .

À mon avis, les revendications pour l'utilisation 11 à 17 satisfont aux exigences énoncées au par. 34(2) de la Loi. Elles spécifient et décrivent d'une façon complète l'utilisation précise des composés revendiqués dans le brevet, soit l'utilisation comme hypotenseurs, d'une manière qui ne peut pas être mal interprétée par une personne versée dans l'art de formuler des composés pharmaceutiques destinés à être administrés sous forme de médicaments prescrits. Dans le cas de chaque revendication, c'est la seule utilisation revendiquée pour le composé concerné. De toute évidence, toutes les autres utilisations possibles ne sont pas visées par les revendications pour l'utilisation.

Ma conclusion générale sur la défense d'Apotex et sur sa demande reconventionnelle attaquant la validité des revendications 8 à 17 du brevet de Merck, c'est que sa défense contre l'action en contrefaçon des revendications 8 à 10 et 11 à 15 intentée par Merck est mal fondée et qu'il convient de rejeter sa demande reconventionnelle dans laquelle elle prétend que les revendications 8 à 17 sont invalides.

Pour en arriver à cette conclusion, le juge de première instance a dû examiner les questions du traitement médical, de l'ambiguïté, de l'insuffisance et de la redondance. En ce qui concerne la question du traitement médical, la Cour suprême a statué dans l'arrêt Tennessee Eastman Co. et autres c. Commissaire des brevets, [1974] R.C.S. 111, que ni les méthodes de traitement médical ni celles de traitement chirurgical ne sont visées par la définition d'"invention" comme sortes de procédés en vertu de l'article 2 de la Loi. L'arrêt Tennessee Eastman a été suivi par notre Cour dans l'arrêt Imperial Chemical Industries Ltd. c. Commissaire des brevets, [1986] 3 C.F. 40, en ce qui concerne une méthode de nettoyage des dents visant à enlever la plaque dentaire ou des taches.

La question de savoir si une utilisation particulière constitue un traitement médical est une question factuelle que le juge de première instance a tranchée de la manière suivante (à la page 176):

Selon moi, l'invention ne vise pas une méthode ou des méthodes de traitement médical. Le mémoire descriptif du brevet n'est pas donné comme étant une description d'une telle méthode. Il décrit un éventail de modes d'administration des composés revendiqués qui sont jugés utiles comme hypotenseurs, c'est-à-dire pour traiter l'hypertension. Néanmoins, l'exposé descriptif du mémoire reconnaît que la décision d'administrer les produits visés par le brevet ne peut être prise à des fins médicales que par une personne versée dans l'art de prescrire des médicaments.

Quant aux questions de l'ambiguïté et de l'insuffisance eu égard au paragraphe 34(1), l'appelante a soulevé les arguments suivants: (1) au moment de la première demande de brevet en 1979, Merck n'avait encore élaboré aucun des composés revendiqués sous une forme posologique; (2) le mémoire descriptif du brevet de Merck ne précise pas ce qui constitue une quantité efficace de l'ingrédient actif dans les revendications pour la composition; (3) les revendications pour la composition sont insuffisantes car elles ne spécifient pas de véhicule acceptable en pharmacie.

En ce qui concerne le premier argument, le juge de première instance a conclu qu'il importait peu que Merck ne soit pas sûre de certains des détails de son invention à la date de la demande parce que la date importante pour satisfaire aux exigences de l'article 34 est celle de l'octroi du brevet. Un autre motif encore plus fondamental pour lequel l'argument de l'appelante devait être rejeté est qu'il n'est pas question à l'article 34 de savoir si les connaissances de l'inventeur sont suffisantes. Il s'agit plutôt de déterminer si l'information fournie dans le mémoire descriptif est suffisante pour expliquer le fonctionnement de l'invention à une personne versée dans l'art. En d'autres termes, l'analyse porte principalement sur ce que l'inventeur a indiqué dans le mémoire descriptif et non pas sur ce qu'il savait.

En appel, l'appelante a reformulé son argument sur ce point. Elle a soutenu qu'étant donné que Merck n'avait pas précisé, à la date de sa demande de brevet, une quantité efficace ou un véhicule acceptable en pharmacie, l'invention n'était pas complète et la demande était prématurée. Toutefois, cet argument ne peut pas être retenu à moins que le juge de première instance n'ait commis une erreur en concluant qu'aucune activité inventive n'était nécessaire pour déterminer la quantité efficace ou un véhicule acceptable en pharmacie. Si chaque étape inventive avait été franchie et qu'il restait simplement à déterminer la forme posologique en effectuant les quelques travaux nécessaires, on ne peut pas prétendre que l'invention était incomplète à la date de la demande de brevet.

Les arguments de l'appelante en ce qui concerne les deuxième et troisième points remettent aussi en question les conclusions de fait du juge de première instance. En ce qui concerne le deuxième point, le juge de première instance a conclu que l'expression "quantité efficace" était suffisante pour permettre à une personne versée dans l'art, en l'occurrence à la fois un médecin clinicien et un chimiste de l'industrie pharmaceutique, de déterminer un dosage. Par conséquent, la détermination de la quantité efficace ne nécessitait pas une activité inventive.

Quant au troisième point, le juge de première instance a dit (à la page 180):

En dernière analyse, j'accepte le témoignage de M. Schwartz et je conclus que, pour une personne versée dans l'art du dosage, le mémoire descriptif en cause est, de façon générale, suffisant pour permettre de déterminer les adjuvants ou les autres ingrédients à mélanger au composé actif dans un véhicule acceptable en pharmacie. Peu importe les défauts qu'on pourrait reprocher au mémoire descriptif, la réponse finale à l'argument de la défenderesse sur ce point ressort clairement, à mon avis, du témoignage de M. Sherman, président d'Apotex. Même s'il n'a pas cherché à s'appuyer sur le mémoire descriptif du brevet, il a, par expérimentation, quoique avec une certaine difficulté, élaboré un véhicule acceptable en pharmacie pour le maléate d'énalapril dans son propre produit Apo-Enalapril. Le véhicule était différent, d'après la preuve, de celui élaboré par Merck, mais on n'a pas allégué ni prouvé que le véhicule élaboré par Apotex était inefficace par rapport au but visé, savoir fournir un véhicule acceptable en pharmacie pour des concentrations de l'un des composés du brevet en cause incorporées à un médicament prescrit comparable au produit de Merck et destiné au même usage. Si M. Sherman n'avait pas réussi de la sorte, la présente action n'aurait pas été intentée. Les circonstances dans lesquelles Apotex a élaboré son produit réfutent tout argument qu'une personne versée dans l'art de la fabrication de comprimés ne pouvait pas exploiter l'invention à l'expiration du brevet.

Pour que ces arguments soient retenus, l'appelante devait démontrer que la conclusion de fait sous-jacente reposait sur une erreur manifeste et dominante. Elle ne l'a pas fait. Au contraire, il ressort des motifs du juge de première instance qu'il a apprécié soigneusement la preuve avant de conclure qu'aucune activité inventive n'était requise pour déterminer une "quantité efficace" ou un "véhicule acceptable en pharmacie", et la preuve lui permettait d'en arriver à une telle conclusion. En l'absence d'une erreur manifeste et dominante, notre Cour n'a pas la faculté de modifier les conclusions du juge de première instance.

En ce qui concerne les exigences du paragraphe 34(2), l'appelante a soutenu que les revendications pour la composition ne satisfaisaient pas à ses exigences parce qu'elles ne comprennent aucune mention d'une difficulté qu'auraient éprouvée tant Apotex que Merck dans la formulation de leur produit respectif. Monsieur Sherman a déclaré lors de son témoignage qu'il avait dû vaincre la difficulté la plus grande qu'il ait jamais rencontrée dans l'élaboration d'un produit. Il a dit en particulier que l'un des exemples d'un véhicule acceptable en pharmacie qui a été donné dans la divulgation du brevet, la cellulose de microcristalline, entraînait en réalité une désintégration inacceptable du maléate d'énalapril. Toutefois, le juge de première instance a également été saisi d'une preuve contraire, soit le témoignage de M. Schwartz qui avait été assigné par Merck. Encore une fois, le juge de première instance en est arrivé à sa conclusion en se fondant sur la preuve, et l'appelante ne m'a pas convaincu qu'il a commis une erreur manifeste et dominante en ce qui concerne ces questions de fait ou d'ailleurs, toute autre question de fait.

Le juge de première instance a dit ce qui suit au sujet de la redondance (à la page 183):

Je répète qu'à mon sens, ni la jurisprudence ni la Loi n'exigent que chaque revendication d'un brevet comporte une activité inventive indépendamment de toute autre revendication. De plus, en l'espèce, les revendications pour l'utilisation ne sont aucunement redondantes par rapport aux revendications pour les composés, parce que celles-ci ne mentionnent pas l'utilisation, mais revendiquent simplement les composés décrits dans les revendications 1 à 7, l'utilité étant décrite dans la description générale de l'invention et dans les revendications pour l'utilisation 11 à 17.

Je conclus encore une fois qu'il n'y a eu aucune erreur manifeste et dominante.

VI

Par conséquent, la demande reconventionnelle de l'appelante est rejetée en entier. Néanmoins, ce rejet, et en particulier l'analyse de l'arrêt Shell Oil, a pour effet de renforcer la preuve de l'appelante reposant sur l'article 56 en raison de l'insistance sur l'interrelation qui existe entre les diverses revendications d'un brevet compte tenu de la méthode d'interprétation fondée sur "l'invention dans son ensemble".

L'appel devrait donc être accueilli, sauf en ce qui concerne les trois lots de maléate d'énalapril qui n'étaient pas encore prêts à la date de l'octroi du brevet et les 44,9 kilogrammes de maléate d'énalapril en vrac achetés en mars 1993 après que la loi eut mis fin à la licence de Delmar. La demande reconventionnelle devrait être rejetée.

Étant donné que la plupart des allégations de l'appelante ont été retenues dans le présent appel, elle devrait avoir droit à ses dépens tant en l'espèce qu'en première instance, mais dans une proportion de 75 p. 100 seulement, dans les deux cas, parce qu'elle n'a pas eu entièrement gain de cause.

Le juge Stone, J.C.A.: Je souscris.

Le juge Robertson, J.C.A.: Je souscris.

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