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[1995] 3 C.F. 44

T-243-95

Ministre du Revenu national (requérant)

c.

Sand Exploration Ltd., 512436 Alberta Ltd., 383316 Alberta Ltd. et Cantana Energy Inc. (intimées)

Répertorié : M.R.N. c. Sand Exploration Ltd. (1re inst.)

Section de première instance, juge Rothstein— Calgary, 27 avril et 11 mai; Toronto, 19 mai 1995.

Impôt sur le revenu — Pratique — Application de la Loi — L’art. 231.2 autorise le M.R.N. à exiger la fourniture de renseignements — Lorsque l’exigence est adressée à des tiers au sujet de contribuables non désignés nommément, une autorisation judiciaire est nécessaire — Le M.R.N. cherche à obtenir les noms des acheteurs de données sismiques, soupçonnant des déductions fiscales excessives de la part des investisseurs — L’art. 231.2 donne-t-il au ministre le droit d’obtenir une autorisation judiciaire, et, dans l’affirmative, la preuve présentée en l’espèce est-elle suffisante pour justifier l’autorisation? — La Loi a été modifiée depuis le prononcé de l’arrêt James Richardson & Sons, invoqué par les intimées — Modifications édictées pour empêcher les abus résultant d’une interprétation libérale de l’ancien art. 231(3) — L’art. 231.2(3)a) n’exige pas, pour que le groupe soit identifiable, que le M.R.N. montre qu’il connaît l’existence d’au moins une personne.

Il s’agit d’une demande de révision présentée en vertu du paragraphe 231.2(5) de la Loi de l’impôt sur le revenu, portant sur une ordonnance décernée par le juge Muldoon en vertu du paragraphe 231.2(3), autorisant le ministre à exiger des intimées qu’elles fournissent la liste des noms et des adresses de tous les acheteurs de leurs données sismiques, et les dates d’achat. L’article 231.2 permet au ministre d’exiger de toute personne qu’elle fournisse des renseignements ou des documents, mais lorsqu’il cherche à obtenir d’un tiers des renseignements ou des documents au sujet d’un contribuable non désigné nommément, le ministre doit d’abord obtenir l’autorisation d’un juge. Le juge doit être convaincu que les exigences du paragraphe (3) sont respectées, c.-à-d., il doit y avoir dénonciation sous serment portant que (1) la personne est identifiable; (2) le but poursuivi est celui de vérifier l’observation de la Loi par la personne; (3) il est raisonnable de s’attendre, pour n’importe quel motif, à découvrir une infraction à la Loi; (4) il n’est pas possible d’obtenir plus facilement les renseignements recherchés.

Les intimées ont vendu des données sismiques qui pouvaient indiquer à des investisseurs l’emplacement de gisements de pétrole ou de gaz. La preuve concernant les activités d’exploration découlant de la vente de données sismiques est non existante ou insuffisante. Le ministre soupçonne que le prix de vente des données sismiques est gonflé à la seule fin de permettre à ces investisseurs de bénéficier d’une déduction fiscale excessive. S’il n’y avait aucune intention réelle de faire de l’exploration en vue de trouver du pétrole ou du gaz à l’aide des données sismiques, les dépenses relatives à ces données n’auraient pas été engagées aux fins de tirer un revenu d’une entreprise ou à titre de « frais d’exploration au Canada », et les acheteurs n’auraient droit à aucune déduction. L’opinion du ministre est fondée sur l’affidavit d’un vérificateur de Revenu Canada, qui a identifié douze personnes ou compagnies qui ont acheté des données sismiques, et qui croit qu’il pourrait y avoir d’autres acheteurs, car le total des achats de participations dans des données sismiques effectués par les parties identifiées n’arrive pas à 100 p. 100.

Les questions en litige sont celles de savoir si l’article 231.2 donne au ministre le droit d’obtenir une autorisation judiciaire par laquelle il peut exiger de tiers qu’ils fournissent les noms de contribuables dont il soupçonne l’inobservation de la Loi, et dans l’affirmative, si la preuve présentée en l’espèce est suffisante pour justifier la Cour d’accorder l’autorisation en question?

Jugement : la demande doit être rejetée.

À la différence de l’ancien paragraphe 231(3), les paragraphes 231.2(2) et (3) indiquent expressément la procédure que le ministre doit suivre pour obtenir que des tiers lui fournissent des renseignements se rapportant à des contribuables non désignés nommément. Forcer le ministre à se conformer à cette procédure règle la question des effets néfastes décrits dans l’arrêt James Richardson & Sons, Ltd. c. Ministre du Revenu national, et a aussi pour but de prévenir les recherches à l’aveuglette. Étant donné que cette procédure est attentatoire à la vie privée, une interprétation restrictive est valable. Le fait que le ministre puisse obtenir une autorisation du tribunal sur requête ex parte l’oblige à agir avec le maximum de bonne foi et à s’assurer qu’il y a communication franche et entière des renseignements.

Si le ministre a le droit d’exiger que des tiers lui fournissent des renseignements concernant des personnes non désignées nommément, il doit aussi pouvoir obtenir leurs noms. Il n’y a pas d’interdiction absolue d’obtenir de tiers le nom de contribuables et, de fait, l’article 231.2 prévoit maintenant une procédure par laquelle on peut obtenir ces renseignements. L’atteinte à la vie privée des contribuables est autorisée si l’on satisfait aux exigences du paragraphe 231.2(3).

Le ministre a satisfait aux exigences du paragraphe 231.2(3). (1) L’affidavit du vérificateur a établi que le groupe des acheteurs de données sismiques est identifiable. Il n’y a rien dans l’alinéa 231.2(3)a) qui donne à entendre que, pour que le groupe soit identifiable, le ministre doive connaître l’existence d’au moins une personne. (2) La fourniture de renseignements devant permettre de vérifier si « cette personne ou les personnes » ont respecté les obligations prévues par la Loi de l’impôt sur le revenu ne signifie pas que la personne ou ces personnes doivent être connues. Les membres du groupe visé doivent être identifiables, non connus. (3) En ce qui concerne l’exigence d’un soupçon raisonnable de non-respect de la Loi, la pauvreté des renseignements quant à l’utilisation des données sismiques par les investisseurs connus justifie à tout le moins les doutes selon lesquels il pourrait n’y avoir aucun motif d’entreprise ou d’exploration justifiant l’achat des données. (4) Les noms des investisseurs non désignés nommément ne pouvaient pas être obtenus plus facilement auprès des investisseurs dont l’identité était connue ou au moyen d’une vérification des dossiers des vendeurs. Il ne s’agit pas d’une société ou de quelque autre abri fiscal dans lequel on peut s’attendre à ce que chaque investisseur connaisse le nom des autres investisseurs. Permettre au ministre d’obtenir les noms des investisseurs non désignés nommément au moyen d’une vérification des dossiers des vendeurs serait lui permettre de faire indirectement ce qu’il ne peut pas faire directement. Pour obtenir de tiers les noms des personnes non désignées nommément, le ministre doit demander une autorisation judiciaire.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 8.

Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1, art. 18(1)a), 66.1(6) « frais d’exploration au Canada » (mod. par L.C. 1994, ch. 41, art. 37(1)o)), 231.2.

Loi de l’impôt sur le revenu, S.C. 1970-71-72, ch. 63, art. 231(3).

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 57 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 19).

JURISPRUDENCE

DISTINCTION FAITE AVEC :

James Richardson & Sons, Ltd. c. Ministre du Revenu national et autres, [1984] 1 R.C.S. 614; (1984), 9 D.L.R. (4th) 1; [1984] 4 W.W.R. 577; 7 Admin. L.R. 302; [1984] CTC 345; (1984), 84 DTC 6325; 54 N.R. 241; Regina v. Bruyneel, A. (1985), 86 DTC 6119 (C.A.C.-B.).

DÉCISIONS CITÉES :

R. v. 311326 Alberta Ltd., [1993] A.J. no 25 (C.A.) (QL); Canada c. Duncan, [1992] 1 C.F. 713 (1991), 47 F.T.R. 220 (1re inst.).

DEMANDE de révision d’une autorisation accordée au ministre en vertu du paragraphe 231.2(3) de la Loi de l’impôt sur le revenu lui permettant d’exiger des intimées qu’elles fournissent la liste des noms et des adresses de tous les acheteurs de données sismiques, et les dates d’achat. Demande rejetée.

AVOCATS :

Max J. Weder pour le requérant.

Lorne W. Scott et John C. Zang pour les intimées.

PROCUREURS :

Le sous-procureur général du Canada pour le requérant.

Singleton Urquhart Macdonald, Calgary, pour les intimées.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Rothstein : Il s’agit d’une demande de révision présentée en vertu du paragraphe 231.2(5) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1 (la Loi), portant sur l’ordonnance décernée par le juge Muldoon, de la Cour fédérale. Les événements ayant donné lieu à la présente procédure sont les suivants.

Le 6 février 1995, ou vers cette date, le requérant, soit le ministre du Revenu national (le ministre), par voie de requête ex parte, a demandé à la Cour conformément au paragraphe 231.2(3) de la Loi une ordonnance l’autorisant à exiger des intimées la fourniture de renseignements en vertu du paragraphe 231.2(1). Aux termes de l’autorisation, les intimées devaient fournir la liste de toutes les personnes qui avaient acheté une participation dans certaines données sismiques. À l’appui de sa demande, le ministre a présenté l’affidavit de Brian Kennedy daté du 31 janvier 1995.

Le juge Muldoon a accordé les ordonnances demandées par le ministre et il a ordonné aux intimées de fournir la liste de toutes les personnes qui avaient acheté des données sismiques se rapportant à certains biens. Le ministre a demandé que la liste indique au long les noms et adresses des acheteurs, de même que les dates auxquelles ils avaient acheté des données sismiques. Aucun autre renseignement n’était demandé, parce que, selon l’avocat, tout autre renseignement pouvait être obtenu des acheteurs une fois leur identité connue, et la communication avec eux établie.

Le 2 mars 1995, ou vers cette date, le ministre a exigé des intimées qu’elles fournissent les renseignements en question conformément à l’ordonnance du juge Muldoon; le ministre exigeait que les renseignements soient fournis dans les 30 jours de cette date (le 2 mars 1995).

Le 6 mars 1995, les intimées ont déposé une requête qui devait être présentée le 7 mars 1995 et par laquelle elles demandaient, entre autres, la révision des autorisations accordées par le juge Muldoon. La requête a été reportée, du consentement des parties, au 27 avril 1995, puis au 11 mai 1995, afin de permettre à l’avocat des intimées de contre-interroger M. Kennedy sur son affidavit.

Les questions en litige soulevées par la demande des intimées sont : a) l’article 231.2 de la Loi donne- t-il au ministre le droit d’obtenir une autorisation judiciaire par laquelle il peut exiger de tiers qu’ils fournissent les noms de contribuables dont il soupçonne l’inobservation de la Loi? b) si l’article 231.2 donne ce droit, la preuve présentée en l’espèce est-elle suffisante pour justifier la Cour d’accorder l’autorisation en question?

Les intimées ont aussi contesté la constitutionnalité de l’article 231.2, alléguant qu’il contrevient à l’article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]], qui porte sur les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives. Toutefois, les intimées ne se sont pas conformées à l’article 57 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 19], qui exige qu’un avis d’au moins dix jours soit donné au procureur général du Canada et à tous les procureurs généraux des provinces dans le cas de contestation constitutionnelle. Par conséquent, on ne m’a pas présenté d’argumentation sur la question constitutionnelle.

L’article 231.2 prescrit que :

231.2 (1) Malgré les autres dispositions de la présente loi, le ministre peut, sous réserve du paragraphe (2) et, pour l’application et l’exécution de la présente loi, par avis signifié à personne ou envoyé par courrier recommandé ou certifié, exiger d’une personne, dans le délai raisonnable que précise l’avis :

a) qu’elle fournisse tout renseignement ou tout renseignement supplémentaire, y compris une déclaration de revenu ou une déclaration supplémentaire;

b) qu’elle produise des documents.

(2) Le ministre ne peut exiger de quiconque—appelé « tiers » au présent article—la fourniture de renseignements ou production de documents prévue au paragraphe (1) concernant une ou plusieurs personnes non désignées nommément, sans y être au préalable autorisé par un juge en vertu du paragraphe (3).

(3) Sur requête ex parte du ministre, un juge peut, aux conditions qu’il estime indiquées, autoriser le ministre à exiger d’un tiers la fourniture de renseignements ou production de documents prévue au paragraphe (1) concernant une personne non désignée nommément ou plus d’une personne non désignée nommément—appelée « groupe » au présent article—, s’il est convaincu, sur dénonciation sous serment, de ce qui suit :

a) cette personne ou ce groupe est identifiable;

b) la fourniture ou la production est exigée pour vérifier si cette personne ou les personnes de ce groupe ont respecté quelque devoir ou obligation prévu par la présente loi;

c) il est raisonnable de s’attendre—pour n’importe quel motif, notamment des renseignements (statistiques ou autres) ou l’expérience antérieure, concernant ce groupe ou toute autre personne—à ce que cette personne ou une personne de ce groupe n’ait pas fourni les renseignements exigés ou ne les fournisse vraisemblablement pas ou n’ait pas respecté par ailleurs la présente loi ou ne la respecte vraisemblablement pas;

d) il n’est pas possible d’obtenir plus facilement les renseignements ou les documents.

(4) L’autorisation accordée en vertu du paragraphe (3) doit être jointe à l’avis visé au paragraphe (1).

(5) Le tiers à qui un avis est signifié ou envoyé conformément au paragraphe (1) peut, dans les 15 jours suivant la date de signification ou d’envoi, demander au juge qui a accordé l’autorisation prévue au paragraphe (3) ou, en cas d’incapacité de ce juge, à un autre juge du même tribunal de réviser l’autorisation.

(6) À l’audition de la requête prévue au paragraphe (5), le juge peut annuler l’autorisation accordée antérieurement s’il n’est pas convaincu de l’existence des conditions prévues aux alinéas (3)a) à d). Il peut la confirmer ou la modifier s’il est convaincu de leur existence.

Cet article permet au ministre, pour toute question liée à l’application ou à l’exécution de la Loi, d’exiger de toute personne qu’elle fournisse des renseignements ou des documents. Lorsqu’il cherche à obtenir d’un tiers des renseignements ou des documents au sujet d’un contribuable non désigné nommément, le ministre doit d’abord obtenir l’autorisation d’un juge. Le ministre peut présenter au juge une demande ex parte, et si le juge est convaincu du bien fondé de la dénonciation sous serment quant aux points précisés au paragraphe (3), il peut accorder l’autorisation. Dans le cas où une autorisation est accordée à la suite d’une demande ex parte, le tiers dont on exige la fourniture de renseignements peut, dans les 15 jours, demander au juge qui a accordé l’autorisation, ou, en cas d’incapacité de ce juge, à un autre juge du même tribunal, de réviser l’autorisation. À l’audition de la demande de révision, le juge peut annuler, confirmer ou modifier l’autorisation. La présente décision porte sur la demande de révision présentée par les intimées quant à l’autorisation accordée par le juge Muldoon le 6 février 1995 conformément au paragraphe 231.2(3).

En ce qui concerne la première question en litige, l’avocat des intimées soutient que l’article 231.2 est attentatoire parce qu’il établit une procédure par laquelle un tiers peut être forcé de fournir au ministre des renseignements au sujet d’autres contribuables. Il affirme que la disposition doit donc recevoir une interprétation stricte. Il affirme qu’en l’espèce le ministre cherche simplement à obtenir la liste des noms de contribuables non désignés nommément, et non des renseignements se rapportant à eux, et que la fourniture d’une telle liste n’est pas prévue par l’article.

Il s’appuie principalement sur les arrêts James Richardson & Sons, Ltd. c. Ministre du Revenu national et autres, [1984] 1 R.C.S. 614, et Regina v. Bruyneel, A. (1985), 86 DTC 6119 (C.A.C.-B.). Bien qu’il admette que ces arrêts ont été rendus avant l’adoption de l’article 231.2, il affirme que le paragraphe (1) est essentiellement le même que le paragraphe 231(3) de la Loi qui s’appliquait au moment où ces arrêts ont été rendus[i].

Dans l’arrêt Richardson, le juge Wilson a statué [à la page 625] que le ministre, cherchant à obtenir le nom de négociants en denrées non désignés nommément, essayait de vérifier de manière générale si ces négociants observaient la Loi. Le juge Wilson a aussi statué que le paragraphe 231(3) ne permettait pas de mener une telle enquête, et que ce paragraphe ne pouvait être utilisé que

… pour obtenir des renseignements sur l’assujettissement à l’impôt d’une seule ou de plusieurs personnes déterminées que si leur assujettissement fait l’objet d’une enquête véritable et sérieuse.

Dans l’arrêt Bruyneel, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a fait observer que ce que le ministre cherchait à obtenir était les noms de contribuables, et non des renseignements se rapportant à l’assujettissement à l’impôt. La Cour a décidé, vu les faits, que le ministre n’avait pas le droit d’obtenir les noms recherchés.

Bien que les arrêts Richardson et Bruyneel permettent de faire une mise en contexte utile, il est important de remarquer que la loi applicable aujourd’hui est différente de celle qui s’appliquait alors. Le point de vue restrictif adopté dans ces arrêts était justifié par l’ampleur de la disposition, qui, interprétée trop libéralement, aurait ouvert la porte à des abus de la part du fisc. Dans l’arrêt Richardson, à la page 622, le juge Wilson décrit les effets néfastes que pouvait entraîner une interprétation libérale de l’ancien paragraphe 231(3) :

Les termes du par. 231(3) de la Loi de l’impôt sur le revenu sont incontestablement très généraux et, à première vue, ils s’appliquent à toute demande de renseignements adressée à quiconque est au courant des affaires d’une autre personne concernant son assujettissement à l’impôt. En d’autres termes, ce paragraphe permet, si on lui donne une interprétation large, d’explorer les affaires d’un contribuable et il enjoint à quiconque est en mesure de contribuer à cette exploration d’y participer. Il n’est pas nécessaire que le Ministre soupçonne l’inobservation de la Loi ou encore moins qu’il ait des motifs raisonnables et probables de croire que la Loi a été enfreinte, comme l’exige le par. 231(4). On pouvait se prévaloir du paragraphe pour demander les renseignements en question à la condition qu’ils aient une incidence (ou peut-être même qu’ils puissent simplement avoir une incidence) sur l’assujettissement à l’impôt d’un contribuable.

L’avocat du ministre avance, et je suis d’accord, que l’article 231.2 a été adopté pour régler ces difficultés. À la différence du paragraphe 231(3), les paragraphes 231.2(2) et (3) indiquent expressément le processus que le ministre doit suivre pour obtenir que des tiers lui fournissent des renseignements ou des documents se rapportant à des contribuables non désignés nommément. Une demande ministérielle adressée à des tiers afin d’obtenir des renseignements au sujet des affaires fiscales d’une autre personne nécessite maintenant l’autorisation d’un tribunal. En vertu du paragraphe 231.2(3), il doit y avoir dénonciation sous serment portant que : la personne est identifiable; le but poursuivi est celui de vérifier l’observation de la Loi par la personne; il est raisonnable de s’attendre, pour n’importe quel motif, à découvrir une infraction à la Loi; il n’est pas possible d’obtenir plus facilement les renseignements recherchés. Forcer le ministre à se conformer à cette procédure règle la question des effets néfastes décrits dans l’arrêt Richardson, et a aussi pour but de prévenir les recherches à l’aveuglette.

Bien que l’article 231.2 règle bon nombre des difficultés qui étaient soulevées par la recherche de renseignements effectuée en vertu de l’ancien paragraphe 231(3) au sujet de contribuables non désignés nommément, je suis tout de même d’accord avec l’avocat des intimées qu’une procédure par laquelle le ministre peut exiger que des tiers fournissent des renseignements au sujet de contribuables non désignés nommément est attentatoire. Je suis d’accord aussi que l’interprétation restrictive commandée par l’arrêt Richardson demeure valable. Voir R. v. 311326 Alberta Ltd., [1993] A.J. no 25 (C.A.) (QL). Je crois aussi que le fait que le ministre puisse obtenir une autorisation du tribunal sur requête ex parte l’oblige à agir avec le maximum de bonne foi et à s’assurer qu’il y a communication franche et entière des renseignements. Voir, par exemple, Canada c. Duncan, [1992] 1 C.F. 713(1re inst.), à la page 730. Pour tous ces motifs, le ministre doit respecter des normes rigoureuses lorsqu’il adresse au tribunal une demande d’autorisation en vertu du paragraphe 231.2(3).

Ceci dit, cependant, je ne suis pas d’accord avec l’avocat des intimées lorsqu’il affirme qu’on ne peut pas exiger d’un tiers qu’il fournisse en vertu d’une autorisation judiciaire une liste de noms de personnes jusque-là non désignées nommément. Les paragraphes 231.2(2) et (3) portent sur des renseignements ou des documents « concernant une ou plusieurs personnes non désignées nommément ». Je ne vois pas pourquoi ces renseignements ne pourraient pas comprendre les noms des personnes non désignées nommément. En fait, fournir des renseignements au sujet de personnes non désignées nommément sans nommer ces personnes me semble inutile. Si le ministre, avec l’autorisation d’un tribunal, a le droit d’exiger que des tiers lui fournissent des renseignements concernant des personnes non désignées nommément, il doit aussi pouvoir obtenir leurs noms. Quelle serait l’utilité d’autoriser le ministre à exiger des renseignements au sujet de personnes non désignées nommément s’il ne pouvait pas exiger qu’on lui communique en même temps leurs noms?

Une atteinte à la vie privée des personnes est toujours une question délicate, spécialement lorsque des tiers, qui peuvent eux-mêmes avoir des raisons valables pour ne pas vouloir communiquer certains renseignements, sont forcés de les communiquer. Il ne fait aucun doute que c’est la raison pour laquelle le Parlement a jugé opportun d’exiger que le ministre obtienne une autorisation judiciaire, et de ne l’autoriser à une telle atteinte à la vie privée qu’une fois qu’il a convaincu le tribunal au sujet des points mentionnés expressément au paragraphe 231.2(3). Cependant, si l’on satisfait aux exigences de ce paragraphe, cette atteinte à la vie privée est autorisée. Il n’y a pas d’interdiction absolue d’obtenir de tiers le nom de contribuables et, de fait, l’article 231.2 prévoit maintenant une procédure par laquelle on peut obtenir ces renseignements.

En ce qui concerne la deuxième question en litige, l’avocat des intimées allègue que même si l’article 231.2 permet d’exiger de tiers qu’ils fournissent le nom de contribuables non désignés nommément, les conditions fixées par le paragraphe 231.2(3) n’ont pas été respectées en l’espèce. Cette affirmation nécessite un examen attentif des faits en l’espèce, des motifs pour lesquels le ministre à choisi de s’adresser aux intimées pour obtenir le nom de personnes non désignées nommément, et des actions du ministre pour savoir s’il s’est conformé aux restrictions imposées par le paragraphe 231.2(3).

Les motifs du ministre ressortent de l’affidavit de Brian Kennedy, un vérificateur au service de Revenu Canada, et du contre-interrogatoire sur cet affidavit. Les quatre intimées exploitaient une entreprise de vente de données sismiques, soit des données qui peuvent indiquer l’emplacement de gisements de pétrole ou de gaz situés à de très grandes profondeurs. Ces données étaient vendues à des investisseurs. Le ministre soupçonne d’abord que le prix de vente des données sismiques est gonflé à la seule fin de permettre à ces investisseurs de bénéficier d’une déduction fiscale excessive. Selon la preuve, un investisseur pourrait acquérir des données sismiques pour, disons, 100 000 $, payer comptant 15 000 $ et signer un billet à ordre pour la différence de 85 000 $. En vertu de l’entente signée par l’acheteur, si ce dernier ne paie pas le montant dont fait foi le billet à ordre, sa responsabilité n’est pas mise en cause. Le vendeur n’a d’autre recours que de reprendre possession des données sismiques. Dans un tel scénario, un contribuable situé dans la tranche d’imposition de 50 % aurait droit de déduire 100 000 $ de son revenu, réalisant une économie fiscale de 50 000 $. Il lui en coûterait les 15 000 $ payés en argent comptant pour l’achat des données sismiques. Son économie nette serait de 35 000 $.

M. Kennedy a déposé en contre-interrogatoire trois évaluations indiquant que le prix des données sismiques était exagérément gonflé, p. ex., que certaines données sismiques achetées par le contribuable au prix de 100 000 $ valaient 21 000 $, selon les évaluations de Revenu Canada. Si ces évaluations sont exactes, le montant que les acheteurs peuvent déduire aux fins de l’impôt sur le revenu est excessif.

Le ministre affirme aussi que la preuve concernant les activités d’exploration découlant de la vente de données sismiques est non existante ou insuffisante. Des lettres ont été adressées à des investisseurs dont on connaissait l’identité, au sujet des activités d’exploration, mais les réponses se sont avérées insatisfaisantes et n’ont pas convaincu le ministre que les données sismiques ont été acquises aux fins prévues par la Loi. S’il n’y avait aucune intention réelle de faire de l’exploration en vue de trouver du pétrole ou du gaz à l’aide des données sismiques, les dépenses relatives à ces données n’auraient pas été engagées aux fins de tirer un revenu d’une entreprise ou d’un bien aux termes de l’alinéa 18(1)a) de la Loi, ou à titre de « frais d’exploration au Canada », au sens qu’a cette expression dans le paragraphe 66.1(6) [mod. par L.C. 1994, ch. 41, art. 37(1)(o)] de la Loi. Si les opérations n’ont pas été faites aux fins d’une entreprise, ou n’étaient pas des frais d’exploration au Canada, les acheteurs n’auraient droit à aucune déduction.

M. Kennedy affirme avoir identifié douze (au début 14) personnes ou compagnies qui ont acheté des données sismiques des quatre intimées, mais il croit qu’il pourrait y avoir d’autres acheteurs, dont il ne connaît pas le nom. Il tire cette conclusion du fait que, à partir des renseignements qu’il possède, le total des achats de participations pour certaines données sismiques n’arrive pas à 100 %.

Bien que, au début, il ait allégué que seules les exigences de l’alinéa 231.2(3)c) n’avaient pas été respectées, l’avocat des intimées a par la suite allégué que le ministre n’avait satisfait à aucune des conditions du paragraphe 231.2(3). J’examinerai chacun des alinéas à tour de rôle.

231.2

(3) …

a) cette personne ou ce groupe est identifiable;

L’avocat des intimées affirme que le mot identifiable signifie qu’il doit y avoir une preuve bien établie de l’existence d’investisseurs non désignés nommément. Il affirme que cette preuve est absente en l’espèce. Il affirme que M. Kennedy admet qu’il n’est pas sûr que des données sismiques aient été vendues à d’autres acheteurs que ceux déjà connus. Dans son affidavit, M. Kennedy affirme :

[traduction] J’ai identifié environ 14 acheteurs de données sismiques, mais je crois qu’il y en a d’autres, compte tenu de l’examen du pourcentage des participations achetées par les parties identifiées, qui n’arrive pas à 100 % des données sismiques achetées de l’une ou l’autre des vendeuses.

Je crois que l’affidavit de M. Kennedy fait suffisamment la preuve que le groupe est identifiable. Je ne peux comprendre l’argument suivant lequel le ministre doit connaître l’existence dans le groupe d’au moins une personne non désignée nommément pour que ce groupe, suivant la condition, soit identifiable. Il se peut, comme dans l’affaire Richardson, que, en raison de la coopération d’un tiers, le ministre soit au courant de l’existence de contribuables non désignés nommément, bien qu’il ne sache pas leurs noms. Toutefois, en d’autres circonstances, lorsque les tiers n’ont donné aucun renseignement au sujet de contribuables non désignés nommément, le ministre ne saura pas qu’ils existent. Je ne vois aucune raison logique, et rien dans l’alinéa 231.2(3)a), qui donne à entendre que, pour que le groupe soit identifiable, le ministre doive connaître l’existence d’au moins une personne. Le groupe des acheteurs de données sismiques vendues par les quatre intimées est identifiable. S’il n’y a que 12 acheteurs, les intimées le confirmeront. S’il y en a d’autres, ils seront identifiés à partir des dossiers des intimées.

En tout état de cause, M. Kennedy affirme dans son affidavit :

[traduction] J’ai parlé par la suite avec Joe Struck, qui m’a informé qu’il représentait les quatre corporations et que, selon lui, les renseignements concernant tout autre investisseur ne seraient pas fournis sans une autorisation judiciaire accordée en vertu du paragraphe 231.2(3).

Dans une lettre adressée à M. Kennedy le 20 janvier 1995, M. Struck affirme :

[traduction] Comme je vous l’ai dit, les personnes ci-dessus mentionnées croient qu’elles ont le devoir, envers les personnes et les corporations au sujet desquelles vous cherchez à obtenir des renseignements, de ne communiquer à des tiers aucun renseignement confidentiel relatif à des contrats à moins d’y être clairement obligées.

Je conclus de l’affidavit de M. Kennedy et de la lettre de M. Struck qu’il existe d’autres personnes dans le groupe en question.

231.2

(3) …

b) la fourniture ou la production est exigée pour vérifier si cette personne ou les personnes de ce groupe ont respecté quelque devoir ou obligation prévu par la présente loi;

L’avocat des intimées allègue que la fourniture exigée pour vérifier si « cette personne ou les personnes » ont respecté les obligations prévues par la Loi de l’impôt sur le revenu signifie que la personne ou ces personnes doivent être connues. Je ne comprends pas pourquoi, si la personne faisant l’objet de la demande du ministre n’est pas désignée nommément, elle devrait être connue. Comme je l’ai indiqué en ce qui concerne l’alinéa 231.2(3)a), les membres du groupe visé doivent simplement être identifiables, non connus.

231.2

(3) …

c) il est raisonnable de s’attendre—pour n’importe quel motif, notamment des renseignements (statistiques ou autres) ou l’expérience antérieure, concernant ce groupe ou toute autre personne—à ce que cette personne ou une personne de ce groupe n’ait pas fourni les renseignements exigés ou ne les fournisse vraisemblablement pas ou n’ait pas respecté par ailleurs la présente loi ou ne la respecte vraisemblablement pas;

L’avocat des intimées avance qu’il n’y a aucune preuve que les personnes non désignées nommément ont enfreint la Loi. Toutefois, comme je l’ai mentionné précédemment, M. Kennedy a expliqué le motif de ses doutes dans son affidavit et dans son contre-interrogatoire. Il affirme que les douze contribuables connus et les acheteurs de données sismiques non désignés nommément pourraient avoir acquis les données pour leur prix gonflé, et non aux fins de tirer un revenu ou à titre de frais d’exploration au Canada. Lors du contre-interrogatoire, des évaluations ont été déposées selon lesquelles la valeur de ces données était bien inférieure au prix auquel elles ont été achetées. Si les prix d’achat des données sismiques ont été gonflés, les investisseurs recevront un avantage fiscal auquel ils n’ont pas droit. Les évaluations obtenues par M. Kennedy donnent à entendre qu’il en est ainsi.

M. Kennedy a affirmé pendant son contre-interrogatoire que, bien qu’il ait demandé des renseignements indiquant que les données sismiques étaient utilisées à des fins d’exploration, il n’a pratiquement rien reçu des investisseurs connus qui indique une telle utilisation. Si l’achat des données sismiques n’a pas été fait à des fins d’entreprise ou d’exploration, il se pourrait très bien que le coût d’achat ne puisse pas régulièrement être déduit du revenu aux fins de l’impôt sur le revenu. L’absence de renseignements quant à l’utilisation des données sismiques par les investisseurs connus justifie à tout le moins les doutes selon lesquels il pourrait n’y avoir aucun motif d’entreprise ou d’exploration justifiant l’achat des données par les investisseurs.

L’avocat des intimées soutient aussi que M. Kennedy n’affirme pas lui-même sous serment que les prix d’achat sont gonflés, mais qu’il ne fait que s’en remettre aux évaluations faites par d’autres, qui ne sont pas des déposants aux présentes procédures. Il aurait certainement été préférable que les auteurs de ces évaluations déposent leurs propres affidavits. Peut-être que si le ministre ne s’était appuyé que sur du ouï-dire pour justifier sa demande, il n’aurait pas eu gain de cause en l’espèce. Toutefois, même si l’affirmation du ministre quant à la majoration des prix est amoindrie par le fait qu’elle s’appuie sur des évaluations faites par d’autres, cela n’affecte pas sa deuxième affirmation. En résumé, le défaut du ministre de faire déposer des affidavits par les auteurs des évaluations eux-mêmes n’est pas, dans les circonstances, fatal à sa demande, parce que la preuve déposée à l’appui de ses soupçons, que les achats de données sismiques n’ont pas été faits à des fins d’entreprise ou à titre de dépenses d’exploration, se trouve dans le témoignage direct donné sous serment par M. Kennedy pendant son contre-interrogatoire.

231.2

(3) …

d) il n’est pas possible d’obtenir plus facilement les renseignements ou les documents.

L’avocat des intimées avance que les noms des investisseurs non désignés nommément pourraient être obtenus plus facilement auprès des investisseurs dont l’identité est connue ou au moyen d’une vérification des dossiers des vendeurs. Je ne suis pas d’accord. Il ne s’agit pas d’une société ou de quelque autre abri fiscal dans lequel on peut s’attendre à ce que chaque investisseur connaisse le nom des autres investisseurs. De plus, je suis d’accord avec l’affirmation de l’avocat du ministre selon laquelle permettre au ministre d’obtenir les noms des investisseurs non désignés nommément au moyen d’une vérification serait lui permettre de faire indirectement ce qu’il ne peut pas faire directement. Pour obtenir de tiers les noms des personnes non désignées nommément, le ministre doit demander une autorisation judiciaire. Il ne peut pas, et ne devrait pas pouvoir, contourner cette exigence en menant une vérification sans autorisation judiciaire lui permettant d’obtenir les noms des investisseurs en question. C’est la raison d’être des paragraphes 231.2(2) et (3).

L’affidavit de Brian Kennedy et le contre-interrogatoire auquel il a été soumis me convainquent que le ministre s’est conformé au paragraphe 231.2(3) en l’espèce. À mon avis, cette conformité au paragraphe (3) garantit que les démarches du ministre pour obtenir de tiers le nom de contribuables non désignés nommément ne sont pas des recherches faites à l’aveuglette, mais une enquête sérieuse. Je suis convaincu que, en l’espèce, le ministre s’est conformé aux conditions du paragraphe 231.2(3), même interprétées de façon stricte.

Je suis d’avis de modifier les ordonnances décernées par le juge Muldoon seulement en ce qui concerne la signification et la réponse des intimées. L’avocat du ministre rédigera un projet d’ordonnance qui respecte les présents motifs et le présentera à l’avocat des intimées et à la Cour. Il doit immédiatement prendre des dispositions pour une conférence téléphonique avec l’avocat des intimées et la Cour, pendant laquelle les parties pourront demander des instructions quant aux délais, aux questions portant sur la signification et les réponses, aux coûts et aux autres détails nécessaires. La version définitive de l’ordonnance sera préparée après la conférence téléphonique.



[i] L’art. 231(3) de la Loi de l’impôt sur le revenu, S.C. 1970-71-72, ch. 63, et ses modifications, maintenant remplacé par l’art. 231.2(1) de la Loi, était rédigé de la façon suivante :

231. …

(3) Pour toute fin relative à l’application ou à l’exécution de la présente loi, le Ministre peut, par lettre recommandée ou par demande signifiée à personne exiger de toute personne

a) tout renseignement ou tout renseignement supplémentaire, y compris une déclaration de revenu ou une déclaration supplémentaire, ou

b) la production ou la production sous serment de livres, lettres, comptes, factures, états (financiers ou autres) ou autres documents,

dans le délai raisonnable qui peut y être fixé.

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