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[1995] 2 C.F. 55

IMM-3660-94

Cecilia Narvaez, Miguel Alexandro Narvaez et Daniel Antonio Narvaez (requérants)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (intimé)

Répertorié : Narvaez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1re inst.)

Section de première instance, juge McKeown—Toronto, 20 janvier et 9 février 1995.

Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Réfugiés au sens de la Convention — Contrôle judiciaire d’une décision de la SSR refusant à la requérante et à ses enfants le statut de réfugié au sens de la Convention — La requérante venait de l’Équateur — Elle était victime de violence de la part de son mari et avait été violée par celui-ci pendant le mariage et après la séparation — La seule plainte déposée devant la police avait été effacée du registre lorsque le mari avait soudoyé la police — La SSR a statué que la requérante était victime de violence à titre d’individu, et non à titre de membre d’un groupe social — Les femmes équatoriennes victimes de violence familiale appartiennent à un groupe social — La SSR a interprété d’une façon erronée ses propres directives sur la persécution fondée sur le sexe — Elle a omis de tenir compte de toute la preuve documentaire en décidant si l’État pouvait et voulait protéger la requérante — L’intéressée n’a pas à risquer de continuer à être victime d’autres actes de violence en cherchant la protection inefficace de l’État.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la SSR, refusant aux requérants, une mère divorcée et ses deux enfants, qui venaient de l’Équateur, le statut de réfugié au sens de la Convention. La requérante avait subi des mauvais traitements verbaux et physiques constants, allant jusqu’au viol, de la part de son mari pendant le mariage et même après leur séparation. Elle avait fait appel à la police une fois, mais sa plainte avait été radiée du registre en raison d’un pot-de-vin versé par son mari. Juste après son arrivée au Canada, la requérante a reçu une ordonnance judiciaire accordant le divorce. La requérante a fondé sa revendication sur son appartenance à un groupe social, par suite de quoi elle craignait d’être persécutée, en Équateur, par son ex-conjoint, contre les actes duquel l’État ne pouvait ou ne voulait la protéger. La Commission a statué que la requérante avait été victime de violence à titre d’individu, et non du fait de son appartenance à un groupe social.

Il s’agissait de savoir si les femmes victimes de violence familiale en Équateur appartenaient à un groupe social, et si la Commission s’était demandé si la personne en question, du fait de son appartenance à un groupe social, craignait avec raison d’être persécutée.

Jugement : la demande doit être accueillie.

La Commission n’a pas traité convenablement de la question de l’appartenance à un groupe social. Les femmes équatoriennes victimes de violence familiale appartiennent à un groupe social. La Commission n’a pas suivi ses propres directives sur la crainte de persécution fondée sur le sexe, qui, bien qu’elles n’aient pas force de loi, sont autorisées aux termes du paragraphe 65(3) de la Loi sur l’immigration et sont censées être suivies, à moins qu’une analyse différente ne convienne dans les circonstances.

La Commission, puisqu’elle n’admettait pas que la requérante soit membre d’un groupe social, a omis d’examiner la preuve documentaire portant sur le traitement accordé, en Équateur, aux femmes victimes de violence familiale. La preuve montrait que la police ne prenait pas au sérieux ce genre de cas, ou n’y répondait pas en temps opportun, et qu’en Équateur, une femme ne pouvait porter contre son mari des accusations de voies de fait ou de viol. En conséquence, la requérante n’aurait eu aucune raison de tenter de faire inculper son mari.

Le fait de ne pas reconnaître que la requérante appartenait à un groupe social avait pour effet de vicier l’analyse de la question de savoir si l’État ne pouvait ou ne voulait protéger la requérante. Même d’après l’unique élément de preuve documentaire cité par la Commission, bien qu’il fût illégal d’user de violence envers les femmes, et ce, même à l’intérieur du mariage, le recours à la violence n’était pas moins répandu pour autant, et le gouvernement n’avait guère agi pour régler le problème. La Commission aurait dû examiner l’ensemble de la preuve documentaire et décider si l’État s’était montré incapable de protéger les femmes victimes de violence familiale ou peu disposé à le faire, de sorte qu’il n’offrirait pas à la requérante une protection adéquate. La Commission ne s’est pas demandé si l’objet visé par la protection internationale se trouverait être contrecarré si l’on exigeait de l’intéressée qui se trouve dans la même situation que la requérante qu’elle continue à appeler la police, et à s’exposer ainsi à se faire battre encore, simplement pour démontrer que l’État ne la protégeait pas efficacement. Le fait que la requérante est maintenant divorcée n’aurait pas d’effet sensible sur l’ampleur de la protection offerte par la police.

Les questions suivantes devraient être certifiées : (1) Les femmes victimes de violence familiale dans un pays donné appartiennent-elles à un groupe social? (2) Dans l’affirmative, la Commission doit-elle alors examiner si la requérante a subi la persécution du fait de son appartenance à un groupe social? En particulier, la Commission est-elle tenue de considérer la preuve documentaire afin de déterminer ce qui a incité la requérante à chercher ou à ne pas chercher à obtenir la protection de l’État?

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 2(1) « réfugié au sens de la Convention » (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 1), 65(3) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 55), 69(4) (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 18).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689; (1993), 103 D.L.R. (4th) 1; 153 N.R. 321; Rodionova c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 66 F.T.R. 66 (C.F. 1re inst.).

DÉCISION CITÉE :

Cheung c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 2 C.F. 314 (1993), 19 Imm. L.R. (2d) 81 (C.A.); C. (X.N.) (Re), [1993] D.S.S.R. no 28 (QL).

DOCTRINE

Country Reports on Human Rights Practices for 1993 : Report submitted to the Committee on Foreign Relations U.S. Senate and the Committee on Foreign Affairs House of Representatives by the Department of State. Washington : U.S. Government Printing Office, 1994.

DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision de la SSR selon laquelle la requérante, une femme équatorienne qui avait à maintes reprises été victime de violence familiale, n’était pas membre d’un groupe social et que ses enfants et elles n’étaient donc pas des réfugiés au sens de la Convention. Demande accueillie.

AVOCATS :

Shirley E. Levitan pour les requérants.

T. Viresh Fernando pour l’intimé.

PROCUREURS :

Shirley E. Levitan, Toronto, pour les requérants.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge McKeown : Les requérants demandent le contrôle judiciaire d’une décision de la section du statut de réfugié de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) en date du 14 juillet 1994, laquelle décision refusait aux requérants le statut de réfugiés au sens de la Convention. Les questions en litige sont les suivantes :

1) Les femmes victimes de violence familiale dans un pays donné appartiennent-elles à un groupe social?

2) La Commission s’est-elle demandé si la personne en question, du fait de son appartenance à un groupe social, craint avec raison la persécution?

LES FAITS

La requérante est citoyenne équatorienne divorcée; elle a 27 ans. Ses deux enfants, Miguel et Daniel, respectivement âgées de sept et de deux ans, sont aussi citoyens équatoriens. Tous les trois sont arrivés au Canada le 27 août 1993. La requérante se prétend réfugiée au sens de la Convention parce qu’elle craint avec raison d’être persécutée du fait de son appartenance à un groupe social. Les deux enfants mineurs sont représentés en l’espèce par leur mère conformément au paragraphe 69(4) de la Loi sur l’immigration [L.R.C. (1985), ch. I-2 (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 18)] (la Loi).

La requérante craint d’être brutalisée par son ex-mari, dont elle est séparée depuis 1990 et divorcée depuis 1993. Elle l’avait épousé en 1986 et a accouché de leur premier fils la même année. C’est après la naissance de ce fils que les mauvais traitements ont commencé et, par la suite, le mari de la requérante l’a systématiquement maltraitée tant qu’a duré leur relation.

En effet, la requérante a subi des mauvais traitements verbaux et physiques allant jusqu’au viol. Son mari la giflait souvent, lui donnait des coups de poing et, à une occasion, l’a menacée de mort. Les mauvais traitements n’ont toutefois jamais été évidents pour les autres, car il la frappait au corps plutôt qu’au visage ou à la tête, de sorte que rien n’en paraissait. En dépit des sévices, la requérante est restée auprès de son mari jusqu’en novembre 1990. Elle a quitté alors le foyer conjugal pour aller s’installer chez sa sœur. Son mari, cependant, n’a pas laissé de la suivre où qu’elle se rende, ni de lui proférer des menaces. L’ayant dépistée en mars 1992, il l’a violée. C’est de ce viol, déclare la requérante, qu’est issu son second fils. Dès que son mari a appris qu’elle était enceinte, il l’a contrainte à cohabiter avec lui encore. Comme elle avait peur, elle est restée avec lui jusqu’après la naissance de leur second fils en 1992, puis elle l’a quitté de nouveau.

Sur une période de sept ans, la requérante n’a fait appel à la police qu’une seule fois. C’était après avoir déménagé en 1990. Son mari s’était présenté, en état d’ivresse, à l’appartement qu’elle habitait et l’avait sommée de lui ouvrir. La requérante l’a laissé entrer et, une fois à l’intérieur, il s’est mis à la frapper. Elle a donc appelé la police. Son mari lui a donné des coups de pied et l’a injuriée, après quoi il s’en est allé. La requérante a alors attendu les policiers, qui ne sont arrivés sur les lieux que bien plus tard, soit après que la requérante fut tombée endormie. Sa grand-mère lui a dit avoir vu les policiers venir, descendre de leur voiture, jeter un coup d’œil, puis repartir.

Pendant qu’ils vivaient séparés, la requérante est allée consulter un avocat au sujet d’un divorce. L’avocat lui a alors conseillé de confirmer auprès de la police la plainte qu’elle avait portée contre son mari. Elle s’est rendue en conséquence au bureau principal de la police à Quito, mais n’a pu trouver aucune mention de sa plainte dans le registre policier. Un ami commun de la requérante et de son mari a indiqué à la requérante que ce dernier connaissait certains policiers qui montaient la garde à la banque où il travaillait, et qu’il les avaient soudoyés afin de faire effacer la plainte du registre. La requérante n’a jamais recouru à la police par la suite.

Juste avant de quitter l’Équateur en août 1993, la requérante a reçu le consentement de son mari au divorce. Elle dit qu’elle ne pouvait emmener les enfants hors du pays sans la permission de ce dernier et que, pour l’obtenir, elle a dû le dégager de toute obligation alimentaire à leur égard. Quatre mois après son arrivée au Canada, soit le 15 novembre 1993, l’ordonnance accordant le divorce a été signifiée à la requérante.

ANALYSE

Le paragraphe 2(1) [mod., idem, art. 1] de la Loi limite à cinq les fondements possibles de la crainte justifiée de persécution que doit éprouver un réfugié au sens de la Convention; il s’agit en effet « de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques ». En l’espèce, la requérante a fondé sa revendication sur « son appartenance à un groupe social », par suite de quoi elle craint d’être persécutée en Équateur par son ex-conjoint, contre les actes duquel l’État ne peut ou ne veut la protéger adéquatement. Or, la Commission n’a pas traité convenablement de la question de l’appartenance à un groupe social, car elle dit, aux pages 11 et 12 :

[traduction] Aucun élément de preuve n’a été présenté qui indique ou qui établit que la revendicatrice craignait avec raison d’être persécutée par son mari en raison de sa nationalité, de sa race, de sa religion ou des ses opinions politiques. Sa crainte repose exclusivement sur le fait qu’elle a été victime des violences de son mari, qui l’a violée et lui a fait subir des mauvais traitements physiques.

Toutefois, on n’a rien produit en preuve qui établit qu’après leur séparation, survenue en novembre 1990, c’est du fait de son appartenance à un groupe social plutôt qu’à titre d’individu qu’elle a été violée par son mari en mars 1992. Ce viol représentait un acte de violence commis au hasard, et les circonstances particulières de sa revendication ne permettent guère de distinguer le cas de la revendicatrice de celui de l’ensemble de la population, ou de celui d’autres femmes.

En ce qui concerne le viol dont la revendicatrice a été victime, toute crainte en résultant peut être considérée comme la crainte d’une violence privée commise par son mari (de qui elle s’était séparée) pour accomplir ses propres desseins à la fois lubriques et ignobles. Or, pareille crainte n’équivaut pas à persécution au sens de la définition de réfugié au sens de la Convention, ni ne se rattache à l’un ou l’autre des motifs y énoncés.

Si les femmes victimes de violence familiale représentent un groupe social, le raisonnement de la Commission ne saurait tenir. En effet l’auteur des mauvais traitements sera toujours le partenaire de la victime et non pas un groupe particulier. Si la victime n’appartient pas à un groupe social, elle ne peut craindre avec raison d’être persécutée pour l’une des cinq raisons énumérées dans la définition de réfugié au sens de la Convention. À mon avis, les femmes équatoriennes victimes de violence familiale appartiennent à un groupe social. Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, le juge La Forest fait un examen approfondi de la notion de groupe social, soulignant à ce propos, à la page 733 :

La Convention repose sur l’engagement qu’a pris la communauté internationale de garantir, sans distinction, les droits fondamentaux de la personne. C’est ce qu’indique le préambule du traité :

considérant que la Charte des Nations Unies et la Déclaration universelle des droits de l’homme approuvée le 10 décembre 1948 par l’Assemblée générale ont affirmé ce principe que les êtres humains, sans distinction, doivent jouir des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

… Hathaway, op. cit., à la p. 108, explique ainsi l’incidence de ce ton général du traité sur le droit relatif aux réfugiés :

[traduction] Toutefois, le point de vue dominant est que le droit relatif aux réfugiés devrait s’appliquer aux actions qui nient d’une manière fondamentale la dignité humaine, et que la négation soutenue ou systémique des droits fondamentaux de la personne est la norme appropriée.

Le juge La Forest poursuit, aux pages 735 et 736 :

La façon de distinguer les groupes aux fins du droit relatif à la discrimination peut donc à bon droit s’appliquer à ce domaine du droit relatif aux réfugiés.

Cette préoccupation internationale au sujet de la discrimination et des droits de la personne semble être à l’origine de la tendance qui s’est récemment manifestée dans la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale. Dans Mayers c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), précité, la cour a examiné la décision du tribunal chargé d’établir l’existence d’un minimum de fondement. Aux termes de cette décision, on a conclu que certains éléments de preuve permettaient à la section du statut de réfugié de conclure que la requérante était une réfugiée au sens de la Convention parce qu’elle craignait d’être persécutée du fait de son appartenance au groupe social des « Trinidadiennes victimes de violence conjugale ». Bien que cela ne fût pas strictement nécessaire à l’examen, le juge Mahoney s’est demandé si ce groupe pouvait être visé par la définition de l’expression « réfugié au sens de la Convention ». Ce faisant, il formule, à la p. 737, le critère suivant proposé par l’avocat de la requérante :

… un groupe social désigne (1) un groupe naturel ou non de personnes (2) qui partagent des antécédents, des habitudes, un statut social, des vues politiques, une instruction, des valeurs, des aspirations, une histoire, des activités ou des intérêts économiques similaires, souvent des intérêts contraires à ceux du gouvernement au pouvoir et (3) qui partagent des caractéristiques, une conscience et une solidarité inaltérables, innées et fondamentales ou (4) qui partagent un statut temporaire mais volontaire, afin que leur association soit si essentielle à leur dignité humaine qu’elles ne devraient pas être obligées de la modifier.

Dans Cheung c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, précité, la cour a eu à examiner plus directement la question du critère applicable au « groupe social » pour déterminer si les Chinoises qui ont plus d’un enfant et qui font face à la stérilisation forcée constituent un pareil groupe. Aux fins de cette évaluation, le juge Linden a adopté le critère proposé dans Mayers c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), précité. En appliquant le critère aux faits dont il était saisi, le juge Linden a déclaré ceci :

Il est clair que les femmes en Chine qui ont un enfant et qui font face à la stérilisation forcée satisfont suffisamment aux critères ci-dessus pour être considérées comme formant un groupe social. Elles forment un groupe partageant le même statut social et ont un intérêt similaire que ne partage pas leur gouvernement. Elles ont en commun certaines caractéristiques fondamentales. Toutes celles qui entrent dans ce groupe poursuivent ou ont en commun une fin si essentielle à leur dignité humaine qu’elles ne devraient pas être obligées de la modifier pour le motif que l’ingérence dans la liberté de procréation d’une femme est un droit fondamental « qui se situe en haut de notre échelle de valeurs » (E. (Mme ) c. Eve, [1986] 2 R.C.S. 388).

Ainsi, l’enquête était axée sur le droit fondamental à la procréation.

Puis, le juge La Forest termine son analyse de ce sujet en énonçant une bonne règle pratique, à la page 739 :

Le sens donné à l’expression « groupe social » dans la Loi devrait tenir compte des thèmes sous-jacents généraux de la défense des droits de la personne et de la lutte contre la discrimination qui viennent justifier l’initiative internationale de protection des réfugiés. Les critères proposés dans Mayers, Cheung et Matter of Acosta, précités, permettent d’établir une bonne règle pratique en vue d’atteindre ce résultat. Trois catégories possibles sont identifiées :

(1) les groupes définis par une caractéristique innée ou immuable;

(2) les groupes dont les membres s’associent volontairement pour des raisons si essentielles à leur dignité humaine qu’ils ne devraient pas être contraints à renoncer à cette association; et

(3) les groupes associés par un ancien statut volontaire immuable en raison de sa permanence historique.

La première catégorie comprendrait les personnes qui craignent d’être persécutées pour des motifs comme le sexe, les antécédents linguistiques et l’orientation sexuelle, alors que la deuxième comprendrait, par exemple, les défenseurs des droits de la personne. La troisième catégorie est incluse davantage à cause d’intentions historiques, quoiqu’elle se rattache également aux influences antidiscriminatoires, en ce sens que le passé d’une personne constitue une partie immuable de sa vie.

En outre, la Commission a mal interprété les directives données par le président de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, qui parlent d’une crainte de persécution qui soit fondée sur le sexe. Or, à mon avis, cette crainte devrait être considérée dans le contexte de l’appartenance à un groupe social. Quoi qu’il en soit, la Commission n’a pas suivi ses propres directives. Celles-ci n’ont certes pas force de loi, mais elles sont autorisées aux termes du paragraphe 65(3) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 55] de la Loi et sont censées être suivies, à moins qu’une analyse différente ne convienne dans les circonstances. La Commission a dit :

[traduction] D’après les directives, lorsqu’une femme dit craindre d’être persécutée du fait de son sexe, la question fondamentale qui se pose est celle du lien entre le sexe, la persécution donnant lieu à la crainte et un ou plusieurs des motifs énoncés dans la définition de réfugié au sens de la Convention.

À la page 7 des directives se trouve le passage suivant :

Le fait que la violence, notamment la violence sexuelle et familiale, à l’encontre des femmes soit universelle n’est pas pertinent pour déterminer si le viol et d’autres crimes liés au sexe constituent des formes de persécution. La véritable question qu’il faut se poser est celle de savoir si la violence, vécue ou redoutée, constitue une grave violation d’un droit fondamental de la personne pour un motif de la Convention et dans quelles circonstances peut-on dire que le danger de cette violence résulte de l’absence de protection par l’État?

Les directives disent expressément, à la p. 8, que lorsqu’il s’agit d’examiner l’allégation d’une revendicatrice qu’elle craint d’être persécutée du fait de son sexe, la preuve doit établir qu’elle craint véritablement d’être persécutée pour un motif visé par la Convention, plutôt que de faire l’objet d’une forme de violence généralisée ou d’un seul crime perpétré contre elle comme personne.

Les directives portent en outre, à la p. 8, que pour évaluer la crédibilité de l’ensemble de la preuve de la revendicatrice et le poids qu’il faut accorder à cette preuve, il convient de tenir compte, entre autres choses, des facteurs suivants :

Une revendication fondée sur le sexe ne peut être refusée pour la simple raison que la revendicatrice vient d’un pays où les femmes font généralement l’objet d’oppression et de violence et que sa crainte de persécution ne la concerne pas d’après des circonstances qui lui sont propres. Cette « règle de preuve individuelle » a été rejetée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Salibian c. M.E.I. et dans d’autres décisions.

Lorsqu’une revendication fondée sur le sexe repose sur des menaces ou des actes réels de violence sexuelle de la part des autorités (ou de citoyens privés non assujettis au contrôle de l’État), il pourrait être difficile pour la revendicatrice de justifier sa revendication à l’aide de « données statistiques » concernant les incidents de violence sexuelle dans son pays d’origine.

Les instances décisionnelles doivent considérer la preuve indiquant que les autorités au pouvoir et leurs mandataires dans le pays d’origine de la revendicatrice n’ont pas accordé la protection de l’État et qu’ils ont peut-être fermé les yeux sur les incidents de violence sexuelle s’ils en étaient conscients, mais n’ont rien fait pour les empêcher.

D’après la preuve, la crainte de persécution qu’éprouve la revendicatrice repose uniquement sur les mauvais traitements et la violence qu’elle a subis à titre personnel aux mains de son ex-mari depuis leur mariage en 1986 et la naissance de leur fils en septembre de cette année-là jusqu’à ce qu’elle quitte l’Équateur en août 1993, comme il est indiqué de façon plus détaillée sur son formulaire de renseignements personnels. Toutefois, malgré les nombreux mauvais traitements et les nombreuses violences que lui a fait subir son mari au cours de la période en question, la revendicatrice n’a contacté la police qu’à une seule occasion, soit en 1991, pour signaler que son mari l’agressait et pour demander la protection policière. La police a répondu à la demande de secours, mais n’est arrivée à l’appartement de la revendicatrice qu’après que son mari, de qui elle était alors séparée et qui s’y était rendu pour la battre, eut quitté les lieux, et après que la revendicatrice se fut endormie. Elle a témoigné qu’elle ne s’est jamais adressée à la police par la suite afin d’obtenir que des accusations de voies de fait ou de viol soient dûment portées contre son mari, ni n’a demandé à son avocat de le faire.

Selon le témoignage de la revendicatrice, son mari connaissait un groupe de policiers qui, lorsqu’ils n’étaient pas de service, travaillaient pour la banque dont il était employé, ce qui lui aurait permis d’exercer son influence de manière à faire radier des registres policiers toute mention de l’appel téléphonique de la revendicatrice.

Elle n’a cependant produit aucune preuve qui indique ou qui établit que tous les policiers de Quito étaient employés en dehors de leurs heures de travail par la banque où travaillait son mari, ni que l’ensemble du corps policier de Quito subissait l’influence de son mari. [Renvoi supprimé.]

La Commission, puisqu’elle n’admettait pas que la requérante soit membre d’un groupe social, a omis d’examiner la preuve documentaire portant sur le traitement accordé, en Équateur, aux femmes victimes de violence familiale. Se fondant sur l’unique occasion où la revendicatrice avait fait appel à la police, la Commission a conclu qu’il ne s’agissait que d’un acte de violence personnelle. Si toutefois elle avait analysé cet incident à la lumière de la preuve documentaire, elle aurait très bien pu décider que la revendicatrice craignait d’être persécutée par son partenaire du fait qu’elle appartenait à un groupe social. Il existait certainement des preuves documentaires dont il ressortait que la police ne prenait pas au sérieux ce genre de cas, et sa lenteur à répondre à l’appel de la requérante en l’espèce semble correspondre à ce qui est son temps de réaction normal dans les cas où elle donne effectivement suite. Qui plus est, on a produit des preuves documentaires indiquant qu’en Équateur une femme ne pouvait porter contre son mari des accusations de voies de fait ou de viol. En conséquence, la requérante n’aurait eu aucune raison de demander à son avocat de faire inculper son mari par la police.

Mon opinion selon laquelle les femmes exposées à la violence familiale en Équateur appartiennent à un groupe social se trouve appuyée en outre par la décision Rodionova c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 66 F.T.R. 66 (C.F. 1re inst.). Il s’agit d’une affaire dans laquelle la requérante avait demandé l’annulation de la décision du tribunal, qui avait conclu [à la page 68] :

… que, en tant que « femme russe victime d’actes de violence familiale », elle ne pouvait pas faire partie d’un « groupe social » au sens de la définition.

Le juge Strayer dit, aux pages 68 et 69 :

Par conséquent, soutient-elle, étant donné que le tribunal n’a pas conclu que ce critère préliminaire avait été satisfait, il ne s’est pas demandé si, en fait, elle avait raison de craindre d’être persécutée. Il me semble qu’il convient de caractériser ainsi la décision du tribunal et cela soulève une question contestable.

La lecture minutieuse de la plupart des arrêts pertinents de la Cour d’appel fédérale qui ont été fournis par l’avocat ne nous permet pas de considérer la question comme étant tout à fait claire. Toutefois, j’ai conclu que, selon l’interprétation la plus probable de ces arrêts, une femme peut faire partie d’un « groupe social » si elle risque d’être victime d’actes de violence familiale, et ce, indépendamment de la question de savoir si l’État permet, tolère, approuve ou omet d’empêcher pareille violence. Il s’agit simplement d’un critère préliminaire permettant d’établir le statut de réfugié. Si la requérante satisfait au critère, elle doit néanmoins montrer qu’elle craint une persécution que l’État approuve, autorise ou ne combat pas efficacement, dans son pays d’origine. En l’espèce, cette dernière question n’a pas expressément été examinée par le tribunal bien que certaines conclusions de fait tirées par celui-ci permettent de conclure à l’absence de crainte raisonnable de persécution.

En tirant ces conclusions, j’ai tenu compte, en particulier, de deux arrêts récents de la Cour d’appel fédérale. Le premier est Ministre de l’Emploi et de l’Immigration c. Mayers (1992), 150 N.R. 60. Dans cette affaire-là, la Cour s’est uniquement demandée si le tribunal chargé d’établir l’existence d’un minimum de fondement avait commis une erreur de droit en concluant que la section du statut pourrait conclure que les « Trinidadiennes victimes de violence conjugale » font partie d’un groupe social. La Cour a jugé qu’on ne pouvait pas dire que pareille conclusion était erronée en droit, mais bien sûr, elle n’a pas conclu que, d’après les faits de cette affaire-là, l’intéressée faisait partie d’un « groupe social » ainsi défini. Tous les membres du tribunal ont convenu que ce n’était pas une erreur de droit que

« [d’]estimer que les ‘Trinidadiennes victimes de violence conjugale’ constituaient un groupe social et que la crainte de mauvais traitements, vu l’indifférence des autorités, constituait de la persécution. »

Il est à noter qu’apparemment, la Cour a fait une distinction entre la définition du groupe, selon laquelle ce dernier doit être composé de femmes victimes de violence conjugale (soit une menace d’origine privée), et la question de savoir si cette violence constitue de la « persécution », parce que l’État ne veut pas l’empêcher. Toutefois, il faut reconnaître que la Cour ne visait pas à statuer sur la question de savoir si les femmes ainsi identifiées constituaient de fait un groupe social.

Le juge Strayer a examiné également l’arrêt Cheung [Cheung c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 2 C.F. 314(C.A.)].

La Commission s’est penchée ensuite sur la question du critère à appliquer pour déterminer s’il y a crainte de persécution. Le critère qu’elle a retenu est celui formulé par le juge La Forest dans l’arrêt Ward, précité, à la page 726, où il affirme ce qui suit :

Bref, je conclus que la complicité de l’État n’est pas un élément nécessaire de la persécution, que ce soit sous le volet « ne veut » ou sous le volet « ne peut » de la définition. Une crainte subjective de persécution conjuguée à l’incapacité de l’État de protéger le demandeur engendre la présomption que la crainte est justifiée. Le danger que cette présomption ait une application trop générale est atténué par l’exigence d’une preuve claire et convaincante de l’incapacité d’un État d’assurer la protection.

À la page 13 de ses motifs, la Commission poursuit en examinant le double élément que constituent la persécution et la complicité de l’État, puis elle énonce trois conclusions fondamentales du juge La Forest :

[traduction] Premièrement, à la p. 712, il traite de la définition du terme « réfugié au sens de la Convention » donnée dans la Loi sur l’immigration , et ce, afin d’établir la nécessité de prendre en considération d’abord la crainte de persécution qu’éprouve le revendicateur. Le juge La Forest s’exprime comme suit :

La disposition semble mettre l’accent sur la question de savoir si le demandeur « craint avec raison » d’être persécuté. C’est le premier point que le demandeur doit établir. Tout ce qui vient après doit être « du fait de cette crainte ». Le demandeur qui fait partie de la première catégorie doit, du fait de cette crainte, se trouver hors du pays dont il a la nationalité et doit être incapable de se réclamer de la protection de ce pays. Le demandeur qui fait partie de la deuxième catégorie doit être à la fois hors du pays dont il a la nationalité et ne pas vouloir se réclamer de la protection de ce pays, du fait de cette crainte. Par conséquent, quelle que soit la catégorie dont le demandeur fait partie, il s’agit d’établir s’il craint « avec raison » d’être persécuté. C’est à ce stade que l’incapacité de l’État d’assurer la protection devrait être prise en considération. Le critère est en partie objectif; si un État est capable de protéger le demandeur, alors, objectivement, ce dernier ne craint pas avec raison d’être persécuté. À part cela, je ne vois rien dans le texte qui exige que l’État soit le complice, ou l’auteur, de la persécution en question.

Deuxièmement, à la p. 723, le juge La Forest confirme le critère pour déterminer si une crainte de persécution est « justifiée » qu’avait établi la Cour d’appel fédérale dans son arrêt Rajudeen c. M.E.I. Le juge La Forest a tenu les propos suivants :

D’une façon plus générale, que doit faire exactement le demandeur pour établir qu’il craint d’être persécuté? Comme j’y faisais allusion plus haut, le critère comporte deux volets : (1) le demandeur doit éprouver une crainte subjective d’être persécuté, et (2) cette crainte doit être objectivement justifiée. Ce critère a été formulé et appliqué par le juge Heald dans l’arrêt Rajudeen, précité, à la p. 134 :

L’élément subjectif se rapporte à l’existence de la crainte de persécution dans l’esprit du réfugié. L’élément objectif requiert l’appréciation objective de la crainte du réfugié pour déterminer si elle est fondée.

Troisièmement, le juge La Forest considère, en examinant si le revendicateur a réussi à établir une crainte de persécution, l’incapacité de l’État à protéger ce dernier. Voici en effet ce qu’en dit le juge La Forest, à la p. 722 de ses motifs :

Il est clair que l’analyse est axée sur l’incapacité de l’État d’assurer la protection : c’est un élément crucial lorsqu’il s’agit de déterminer si la crainte du demandeur est justifiée, de sorte qu’il a objectivement raison de ne pas vouloir solliciter la protection de l’État dont il a la nationalité.

Il ajoute, à la p. 724 :

En d’autres termes, le demandeur ne sera pas visé par la définition de l’expression « réfugié au sens de la Convention » s’il est objectivement déraisonnable qu’il n’ait pas sollicité la protection de son pays d’origine; autrement, le demandeur n’a pas vraiment à s’adresser à l’État.

C’est dans le contexte que constitue tout ce qui précède que les membres du tribunal ont apprécié la crainte subjective de persécution exprimée par la revendicatrice, tout en évaluant dans l’optique plus large des conditions régnant au pays dont la revendicatrice a la nationalité les circonstances particulières entourant sa revendication.

Dans Country Reports on Human Rights Practices for 1993, on lit notamment ce qui suit :

[traduction] L’Équateur est une république constitutionnelle dotée d’un président et d’une seule chambre législative, qui compte 77 membres. Le président et les députés sont élus dans des élections libres. En 1992, des élections nationales ont permis le transfert pacifique du pouvoir, qui passait ainsi d’un gouvernement de centre gauche à un gouvernement de centre droit. On a assisté en même temps à une nouvelle répartition du pouvoir au sein de l’Assemblée nationale. Les membres de la Cour suprême coiffent un appareil judiciaire qui, aux termes de la constitution, est indépendant, mais qui peut se voir soumis à des pressions d’ordre politique.

Depuis le rétablissement du régime constitutionnel en 1979, les forces armées se sont tenues à l’écart de la politique interne. Quant à la police nationale, chargée de l’application des lois internes et du maintien de l’ordre au pays, elle relève d’un ministère civil, soit celui du gouvernement et de la police.

Bien que la constitution interdise la discrimination fondée sur la race, la religion, le sexe ou le statut social, la discrimination contre les femmes est fort répandue, particulièrement en ce qui concerne les possibilités offertes en matière d’instruction et en matière économique. D’après le mouvement féministe, ce sont la culture et la tradition qui empêchent les femmes d’atteindre la pleine égalité. Les femmes en effet sont représentées en moins grand nombre que les hommes dans les professions libérales ou parmi les ouvriers qualifiés, et la discrimination salariale est chose courante. Il est, de par la loi, défendu d’user de violence envers les femmes, et ce, même à l’intérieur du mariage, mais le recours à la violence n’est pas moins répandu pour autant. Nombre de viols ne sont pas signalés parce que les victimes hésitent à faire face à l’auteur du viol. Jusqu’ici, le gouvernement n’a pas vu dans cet état de choses une question sérieuse d’intérêt public.

Or, les membres du tribunal estiment que les expériences de la revendicatrice, et la crainte née de celles-ci, se rapportent soit à de précédents actes privés de violence et de nature criminelle commis contre elle par son mari, soit à sa crainte que, dans l’avenir, son ex-mari ne commette de tels actes contre elle à titre d’individu. Selon nous, le vécu de la revendicatrice et les craintes qu’elle éprouve en conséquence ne sauraient être qualifiés de persécution au sens de la définition du terme « réfugié au sens de la Convention », ni être rattachés à l’un ou l’autre des motifs y énoncés.

Au vu de la preuve, les membres du tribunal concluent à l’absence de tout lien entre ce que la revendicatrice a vécu en Équateur et son allégation d’une crainte justifiée de persécution du fait de son appartenance à un groupe social, ou pour l’un des autres motifs énoncés dans la définition de « réfugié au sens de la Convention ».

Quoiqu’elle ait été victime de violence familiale sur une période de sept ans, la revendicatrice n’a pas cherché à obtenir la protection de l’État, à l’exception d’une seule occasion et, cette fois-là, la police a donné suite à sa demande téléphonique de secours.

Les membres du tribunal sont en conséquence d’avis que la crainte de persécution exprimée par la revendicatrice ne satisfait pas au critère pour déterminer s’il y a persécution énoncé dans l’arrêt Ward, et que cette allégation est donc mal fondée. [Renvois supprimés.]

Il se dégage de ce qui précède que l’analyse de la Commission ne tient aucunement compte de l’appartenance de la requérante à un groupe social, c.-à-d. à celui des femmes victimes de violence familiale en Équateur. Or, si le groupe est ainsi défini, la femme qui subit les mauvais traitements de son mari n’est pas victime d’actes de violence commis contre elle, au hasard, en sa qualité d’individu; elle subit plutôt des violences commises contre elle en sa qualité de femme dont le mari la maltraite. La Commission semble cependant dire que toute femme personnellement exposée aux violences de son partenaire n’appartient pas à un groupe social, mais n’est qu’un individu qui n’a rien de commun avec les autres femmes se trouvant dans la même situation. Comme je l’ai indiqué plus haut, je ne puis souscrire à cette façon de voir. Le fait de ne pas reconnaître qu’elle appartient à un groupe social a pour effet de vicier l’analyse de la question de savoir si l’État ne pouvait ou ne voulait la protéger. Même d’après l’unique élément de preuve documentaire cité par la Commission, à savoir le Country Reports on Human Rights Practices for 1993, bien qu’il soit illégal d’user de violence envers les femmes, et ce, même à l’intérieur du mariage, le recours à la violence n’est pas moins répandu pour autant, et le gouvernement n’a guère agi pour régler le problème. Il existait d’autres preuves documentaires qui indiquaient très clairement que l’Équateur était une société patriarcale. Quoi qu’il en soit, il appartient à la Commission d’examiner l’ensemble de la preuve documentaire et de décider si l’État de l’Équateur s’est montré incapable de protéger les femmes victimes de violence familiale ou peu disposé à le faire, de sorte qu’il n’offrirait pas à la requérante une protection adéquate.

La Commission n’a cité qu’une partie des propos du juge La Forest concernant le fait de solliciter la protection de l’État. Il importe donc de reproduire toutes les parties pertinentes des observations du juge La Forest concernant la nécessité où se trouve le revendicateur de s’adresser à l’État. Le juge La Forest dit en effet, à la page 724 :

La plupart des États seraient prêts à tenter d’assurer la protection, alors qu’une évaluation objective a établi qu’ils ne peuvent pas le faire efficacement. En outre, le fait que le demandeur doive mettre sa vie en danger en sollicitant la protection inefficace d’un État, simplement pour démontrer cette inefficacité, semblerait aller à l’encontre de l’objet de la protection internationale.

Comme Hathaway, je préfère formuler cet aspect du critère de crainte de persécution comme suit : l’omission du demandeur de s’adresser à l’État pour obtenir sa protection fera échouer sa revendication seulement dans le cas où la protection de l’État [traduction] « aurait pu raisonnablement être assurée ». En d’autres termes, le demandeur ne sera pas visé par la définition de l’expression « réfugié au sens de la Convention » s’il est objectivement déraisonnable qu’il n’ait pas sollicité la protection de son pays d’origine; autrement, le demandeur n’a pas vraiment à s’adresser à l’État.

Il s’agit donc de savoir comment, en pratique, un demandeur arrive à prouver l’incapacité de l’État de protéger ses ressortissants et le caractère raisonnable de son refus de solliciter réellement cette protection.

Dans l’affaire Ward, précitée, les autorités de l’État avaient reconnu leur incapacité à protéger M. Ward, mais le juge La Forest a apporté la précision suivante [aux pages 724 et 725] :

Toutefois, en l’absence de pareil aveu, il faut confirmer d’une façon claire et convaincante l’incapacité de l’État d’assurer la protection. Par exemple, un demandeur pourrait présenter le témoignage de personnes qui sont dans une situation semblable à la sienne et que les dispositions prises par l’État pour les protéger n’ont pas aidées, ou son propre témoignage au sujet d’incidents personnels antérieurs au cours desquels la protection de l’État ne s’est pas concrétisée. En l’absence d’une preuve quelconque, la revendication devrait échouer, car il y a lieu de présumer que les nations sont capables de protéger leurs citoyens.

En l’espèce, il existait des preuves documentaires démontrant que les autorités équatoriennes ne se préoccupent guère de la violence familiale, ainsi que d’autres éléments de preuve indiquant qu’en règle générale, si une femme est victime de mauvais traitements, c’est à elle que la faute est imputée. La Commission disposait donc de preuves établissant que les femmes dans une situation semblable à celle de la requérante ne recevaient pas la protection de l’État lorsqu’elles en faisaient la demande. À la preuve documentaire venait s’ajouter le témoignage de la requérante elle-même. La Commission n’a pas mis en doute la crédibilité de cette dernière et, d’après son témoignage, quand elle a en fait appelé la police, non seulement les policiers ont tardé à se rendre sur les lieux, mais, une fois arrivés, ils n’ont rien fait. Qui plus est, la plainte de la requérante a été radiée des registres policiers en raison d’un pot-de-vin versé par son mari, qui l’a d’ailleurs battue immédiatement après qu’elle eut fait l’appel. La Commission n’a pas considéré la requérante comme appartenant à un groupe social, n’a pas appliqué à la preuve le critère énoncé dans l’arrêt Ward, précité, et ne s’est pas demandé si [traduction] « l’objet visé par la protection internationale se trouverait être contrecarré si on attendait ou exigeait d’elle qu’elle continue à appeler la police, et à s’exposer ainsi à se faire battre encore, simplement pour démontrer que l’État ne la protégeait pas efficacement ». Bien que la décision U92-08714 de la Section du statut de réfugié en date du 11 mars 1993 [C. (X.N.) (Re), [1993] D.S.S.R. no 28 (QL)], portant sur une femme équatorienne, ne lie ni une autre formation de la Commission ni notre Cour, le raisonnement y adopté est à recommander. Dans cette affaire-là, la Commission a dit :

Si une épouse ne cesse de subir des mauvais traitements alors, selon nous, sa situation s’apparente à celle d’une personne qui a été arrêtée, mise en détention et battue un certain nombre de fois à cause de ses opinions politiques. En fait, ce genre de personne souffre à un degré moindre dans le temps parce qu’après chaque détention, elle est libérée et profite de sa liberté. Par contre, l’épouse doit subir sans répit l’angoisse de la torture et la détresse. Elle subit ces malheurs continuellement. Les législateurs ne devraient pas rester les bras croisés pendant que les personnes qui demandent du secours perdent espoir et que ceux qui enfreignent la loi sont enhardis par leur impuissance à imposer des sanctions. À moins que des poursuites pénales ne soient réellement mises en place pour punir ceux qui usent de violence à l’égard de leur épouse, la situation des femmes battues en Équateur va continuer. Les organismes sociaux et les comités de femmes suffisent tout juste à fournir du réconfort à celles qui souffrent. Ils n’infligent pas de sanctions aux hommes violents pour leur cruauté à l’égard de leur épouse.

La Commission a ajouté ce qui suit :

Nous jugeons que les femmes qui sont victimes de violence familiale ont en commun des antécédents analogues et devraient constituer un groupe social particulier.

Quoique la requérante soit maintenant divorcée d’avec son mari, je remarque que, quatre mois seulement après que le divorce est devenu définitif, et un mois seulement avant l’audience devant la Commission, son ex-mari a fait savoir à la requérante que, si elle retournait en Équateur, [traduction] « elle mourrait ». On comprend donc mal comment la Commission a pu supposer que le divorce changerait quoi que ce soit à la situation de la requérante. C’est de la pure conjecture que de conclure que son mari cesserait de la battre ou que la police commencerait tout à coup à prendre ses plaintes au sérieux du fait que la violence familiale y serait désormais étrangère; la preuve présentée à la Commission ne semble pas d’ailleurs justifier une telle conclusion. La requérante a dit que le fait d’être [traduction] « divorcée d’avec son mari ne changerait rien parce que, même s’ils sont divorcés, il la considère comme sa propriété et non pas comme son épouse ». D’après le témoignage de la requérante, de graves incidents de mauvais traitements s’étaient produits avant et après leur séparation physique, celle-ci n’ayant opéré aucun changement en réalité. Je fais remarquer en outre qu’à l’unique occasion où la requérante a fait appel à la police, elle s’était déjà séparée de son mari; pourtant cela n’a pas influé le moindrement sur l’efficacité de la protection policière, ni n’a empêché que la plainte soit radiée des dossiers de la police. À mon avis, le fait que la requérante est maintenant divorcée n’aurait pas d’effet sensible sur l’ampleur de la protection offerte par la police.

La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision de la Commission en date du 14 juillet 1994 est annulée. L’affaire est renvoyée à la Commission pour qu’une formation différente la réentende et rende une nouvelle décision en conformité avec les présents motifs.

On m’a demandé de certifier les deux questions suivantes :

1) Les femmes victimes de violence familiale dans un pays donné appartiennent-elles à un groupe social?

2) Dans l’affirmative, la Commission doit-elle alors examiner si la requérante a subi la persécution du fait de son appartenance à un groupe social? En particulier, en ce qui concerne cette seconde question, la Commission est-elle tenue de considérer la preuve documentaire afin de déterminer ce qui a incité la requérante à chercher ou à ne pas chercher à obtenir la protection de l’État? Je suis convaincu qu’il s’agit là de deux questions de portée générale et d’intérêt public et qu’il y a en conséquence lieu de les certifier.

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