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[1995] 3 C.F. 279

A-100-94

Sa Majesté La Reine (Ministre du Revenu national) (appelante)

c.

La Banque de Montréal (intimée)

Répertorié : Banque de Montréal c. Canada (C.A.)

Cour d’appel, juges Marceau et Desjardins, J.C.A., et juge suppléant Chevalier—Montréal, 5 juin; Ottawa, 7 juillet 1995.

Code civil — Appel d’un jugement de la Section de première instance de la Cour fédérale autorisant la Banque à recouvrer de la Couronne, en vertu de l’art. 1140 du Code civil, la somme versée à Revenu Canada à la suite d’une injonction mandataire permanente — La Cour supérieure du Québec a ordonné à la Banque de verser le montant que représentait un certificat de dépôt en paiement de l’impôt sur le revenu dû par le bénéficiaire désigné — Cette ordonnance n’a pas fait l’objet d’un appel, mais un appel est pendant devant la C.S.C. au sujet de la propriété des fonds gagnés illégalement par le bénéficiaire, ancien employé de la Banque — L’art. 1140 prévoit que tout paiement suppose une dette et que ce qui a été payé sans qu’il existe une dette est sujet à répétition — Appel accueilli — Art. 1140 non applicable — Claire obligation de payer — Pas d’erreur de droit ou de fait car le paiement fait suite à une ordonnance de la Cour — Aucune contrainte illégale puisque l’ordonnance de la Cour n’est pas contestée.

Couronne — Créanciers et débiteurs — Appel d’un jugement de la Section de première instance de la C.F. autorisant la Banque à recouvrer de la Couronne la somme versée à Revenu Canada à la suite d’une injonction mandatoire permanente de la Cour supérieure du Québec — La Cour a ordonné de verser le montant que représentait un certificat de dépôt en paiement de l’impôt sur le revenu dû par le bénéficiaire désigné — Cette ordonnance n’a pas fait l’objet d’un appel, mais un appel est pendant devant la C.S.C. au sujet de la propriété des fonds gagnés illégalement par le bénéficiaire, ancien employé de la Banque — La Banque a effectué le paiement et remis la lettre de protêt le même jour — Aucun droit de recouvrement en vertu de l’art. 1140 du Code civil car l’obligation de payer découlant de l’ordonnance de la Cour est sans équivoque — Selon l’opinion minoritaire, le protêt et sans effet car il n’a pas été présenté dans les délais; la majorité soutient que le protêt n’est pas pertinent, car le droit au paiement découle d’une ordonnance incontestée de la Cour — L’arrêt de la Cour suprême n’a pas d’incidence sur la validité de l’injonction — Il établit seulement la dette due à la Banque par l’ancien employé.

Il s’agit de l’appel d’un jugement de première instance statuant que la Banque avait le droit de recouvrer de la Couronne la somme versée à Revenu Canada à la suite d’une injonction mandatoire permanente. L’action de la Banque avait été intentée en vertu de l’article 1140 du Code civil du Bas-Canada, lequel prévoit que tout paiement suppose une dette et que ce qui a été payé sans qu’il existe une dette est sujet à répétition.

De 1978 à 1984, un employé de la Banque de Montréal, Leong, a réalisé des profits personnels importants en utilisant les fonds de la Banque pour spéculer en devises étrangères. En 1984, une cotisation d’impôt sur le revenu, au montant de 340 059,90 $ avec intérêts calculés sur la somme de 215 829,07 $, a été établie à l’égard de Leong. Revenu Canada a saisi ses voitures et ses maisons et obtenu une ordonnance provisoire de saisie-arrêt concernant un certificat de dépôt détenu par la Banque. La Cour supérieure du Québec a rejeté l’action intentée par la Banque contre Leong visant à faire déclarer que le certificat de dépôt lui appartenait. La Cour d’appel a souscrit à cette décision. La Banque s’est adressée à la Cour suprême pour demander l’autorisation d’en appeler.

Entre-temps, sur requête de Leong, la Cour supérieure du Québec a prononcé une injonction mandatoire permanente ordonnant à la Banque de verser à Revenu Canada le montant que représentait le certificat de dépôt en paiement de l’impôt sur le revenu dû par Leong. La Banque n’a pas interjeté appel de cette ordonnance. L’avocat de la Banque et celui de Revenu Canada ont examiné la possibilité que la Banque verse le montant sous protêt. Par la suite, la Banque a remis un chèque à Revenu Canada d’un montant de 353 598,52 $. Plus tard, cet après-midi-là, Revenu Canada s’est vu signifier une lettre provenant de la Banque indiquant que le paiement avait été fait sous protêt et que la Banque demanderait le remboursement si elle devait obtenir gain de cause dans son pourvoi devant la Cour suprême. Cette Cour a accueilli l’appel de la Banque, soutenant que la Banque était propriétaire des fonds gagnés illégalement par Leong. Le juge de la Section de première instance de la Cour fédérale a conclu que la Banque avait payé sous protêt et avait l’intention de préserver son droit de recouvrer la somme versée à Revenu Canada. En tant que propriétaire des fonds, la Banque avait le droit de recouvrer les sommes d’argent. La Banque estimait qu’elle avait le droit de les recouvrer en vertu de l’article 1140 du Code civil du Bas-Canada.

Arrêt : l’appel doit être accueilli.

Le juge Marceau, J.C.A. (avec l’appui du juge suppléant Chevalier) : Rien ne porte sur les faits entourant la signification du protêt de l’intimée. Un protêt accompagnant un paiement ne peut avoir d’effet juridique quand le droit du créancier de recevoir ce paiement découle directement de l’ordonnance non contestée d’une cour.

L’article 1140 ne s’applique pas. L’injonction a ordonné à la Banque de verser le montant que représentait le certificat, ordonnance rendue à la demande du bénéficiaire nommément désigné du certificat. L’existence d’une obligation de payer en compensation des versements effectués était incontestable. Le paiement n’est pas la conséquence d’« une erreur de droit ou de fait », car il a été exigé par une ordonnance non équivoque de la Cour; il n’a pas été fait non plus sous l’effet d’une contrainte illégale puisque l’ordonnance de la Cour n’a pas été contestée.

Même si la Cour suprême du Canada avait admis que l’intimée était propriétaire du certificat, l’action en recouvrement n’aurait pas eu d’autre fondement. Les procédures devant la Cour suprême n’étaient pas dirigées contre l’injonction et ne pouvaient avoir d’effet sur sa validité. La Cour suprême a tout simplement établi l’existence d’une dette de Leong envers la Banque équivalant au montant d’argent réalisé par ce dernier dans le cadre d’activités illégales.

Le juge Desjardins, J.C.A. (motifs concordants quant au résultat) : Le juge de première instance a commis une erreur de fait en concluant que la Banque avait payé sous protêt. Le paiement a été effectué sans condition. La lettre de protêt a été signifiée après la rencontre au cours de laquelle Revenu Canada en a fait la demande péremptoire et l’avocat de la Banque a remis le chèque. Pour être dans le délai prescrit, un protêt doit être présenté avant le paiement ou au moment de celui-ci.

La répétition de l’indû exige deux conditions en plus du paiement : (1) il ne doit pas exister de relations contractuelles ou légales de débiteur à créancier entre le solvens et l’accipiens à l’égard du paiement fait; et (2) le paiement doit avoir été fait par erreur. L’injonction mandatoire permanente était fondée sur la proposition selon laquelle les sommes d’argent que représentait le certificat de dépôt appartenaient à Leong et la Banque n’avait aucun droit sur elles. Comme la Banque n’a fait aucune démarche pour obtenir la suspension provisoire de l’injonction, en attendant que la Cour suprême se prononce sur sa propre action contre Leong, l’injonction mandatoire permanente a acquis l’autorité de la chose jugée entre la Banque et Revenu Canada. La Banque ne pouvait donc prétendre que, en droit, elle n’était pas débitrice de la somme versée à Revenu Canada au moment du paiement.

L’arrêt de la Cour suprême a corrigé la situation entre Leong et la Banque mais n’a eu aucun effet sur l’ordonnance mandatoire permanente car la Banque n’a pas protégé ses intérêts à l’égard de cette ordonnance.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Code civil du Bas-Canada, art. 411, 1047, 1048, 1140, 1713.

Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C-25, art. 760.

JURISPRUDENCE

DÉCISION APPLIQUÉE :

Willmor Discount Corp. c. Vaudreuil (Ville), [1994] 2 R.C.S. 210; (1994), 61 C.A.Q. 141; 167 N.R. 381.

DISTINCTION FAITE AVEC :

The Queen v. Premier Mouton Products Inc., [1961] R.C.S. 361; (1960), 27 D.L.R. (2d) 639; [1961] C.T.C. 160; 61 DTC 1105.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Banque de Montréal c. Kuet Leong Ng, [1989] 2 R.C.S. 429; (1989), 62 D.L.R. (4th) 1; 26 C.A.Q. 20; 28 C.C.E.L. 1; 100 N.R. 203; inf. Banque de Montréal c. Leong (1987), 11 C.A.Q. 254; [1987] R.L.160 (C.A.); conf. Kuet Leong Ng c. Banque de Montréal, [1987] R.J.Q. 1799 (C.S.).

APPEL d’un jugement de première instance ([1994] 1 C.T.C. 377; (1994), 94 DTC 6309; 74 F.T.R. 27 (C.F. 1re inst.)) ayant statué que la Banque de Montréal avait le droit de recouvrer une somme versée à Revenu Canada à l’égard de la cotisation d’un ancien employé à la suite d’une injonction mandatoire permanente prononcé par la Cour supérieure du Québec et d’un arrêt de la Cour suprême déclarant que le débiteur fiscal n’avait aucun droit aux bénéfices de sa fraude. L’appel est accueilli.

AVOCATS :

Jacques Ouellet, c.r. et Richard Corbeil pour l’appelant.

Colin K. Irving et Tina Hobday, pour l’intimée.

PROCUREURS :

Le sous-procureur général du Canada pour l’appelant.

McMaster Meighen, Montréal, pour l’intimée.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Marceau, J.C.A. : J’ai eu l’avantage de prendre connaissance d’une version provisoire des motifs de jugement rédigés par Madame le juge Desjardins. J’arrive à la même conclusion qu’elle, mais en utilisant une voie différente et plus courte. Il convient peut-être d’ajouter quelques brèves observations.

En toute déférence, le présent litige ne me semble reposer en aucune manière sur les faits entourant la signification du protêt de l’intimée. Je ne vois tout simplement pas quelles conséquences juridiques peut entraîner le « protêt » accompagnant un paiement, lorsque le droit du créancier à recevoir ce paiement résulte d’une ordonnance judiciaire qui n’a pas été contestée. Le protêt peut être pertinent lorsque le payeur conteste la validité de la demande du bénéficiaire mais que, pour quelque raison valable, il ne peut pas justifier son objection immédiatement et estime ne pas avoir d’autre choix que de se conformer à la demande de paiement. Le protêt empêchera manifestement de conclure que le paiement constitue un aveu de responsabilité et il pourrait également, dans des circonstances spéciales probablement, servir à établir la mauvaise foi du bénéficiaire et à appuyer une éventuelle action en recouvrement fondée, en droit civil, sur le quasi-contrat « résultant de la réception d’une chose due » (articles 1047 et suivants du Code civil du Bas-Canada), qui constitue lui-même une application particulière des principes de l’enrichissement sans cause. C’était, dans une certaine mesure, la situation qui existait dans l’affaire The Queen v. Premier Mouton Products Inc., [1961] R.C.S. 361, sur laquelle s’est appuyé le juge de première instance [[1994] 1 C.T.C. 377 (C.F. 1re inst.)]. Dans ce cas-là, on a considéré que le protêt avait clairement établi que le payeur contestait l’obligation de payer la taxe d’accise et que, tout en se conformant à la demande, il n’avait pas eu le désir de s’acquitter d’une obligation juridique, de sorte qu’il manquait une condition essentielle à l’existence d’un paiement et qu’en droit il n’y avait pas eu paiement. La présente affaire ne se prête pas à une approche similaire, car l’intimée n’a jamais contesté le droit de l’appelante d’être payée conformément à l’injonction. Même s’il avait été libre, inconditionnel et concomitant du paiement, le protêt de l’intimée, qui ne faisait que reprendre la défense qu’elle avait présentée dans l’action en injonction, aurait pu n’avoir, à mon avis, aucune valeur sur le plan juridique.

Il est évident, à mon humble avis, que, protêt ou non, l’action en recouvrement de l’intimée ne pouvait pas se fonder sur l’article 1140 du Code civil du Bas-Canada. Le principe confirmé par cet article, selon lequel tout paiement suppose une dette et ce qui a été payé sans qu’il existe une dette est sujet à répétition, ne s’appliquait absolument pas. L’injonction ordonnait à l’intimée de payer à l’appelante le montant que représentait le certificat, ordonnance rendue à la demande du bénéficiaire nommément désigné du certificat, M. Leong : il est incontestable qu’il existait une obligation de payer en acquittement de laquelle a été fait le paiement. Le paiement n’a pas été fait par « erreur de droit ou de fait », puisqu’il était requis par une ordonnance judiciaire non équivoque; il n’a pas été fait non plus sous une contrainte illicite, car le bien-fondé de l’ordonnance de la Cour n’a pas été contestée. J’ajouterai que, selon moi, même si la Cour suprême, en tranchant le litige entre l’intimée et M. Leong, était d’accord directement ou accessoirement avec la prétention de l’intimée selon laquelle elle était propriétaire du certificat, l’action en recouvrement intentée contre l’appelante n’aurait eu aucun autre fondement. L’instance introduite en Cour suprême ne visait pas l’injonction et ne pouvait avoir absolument aucun effet sur sa validité; en outre, l’appelante n’était pas partie à cette instance. Mais, de toute façon, la Cour suprême n’a même jamais laissé supposer que l’intimée aurait pu être propriétaire du certificat; elle a simplement établi l’existence d’une dette de M. Leong envers la Banque, dette qui s’élevait à la somme atteinte par ses activités malhonnêtes.

On peut, à prime abord, être quelque peu troublé par le résultat : l’appelante bénéficie d’une cotisation fiscale établie sur des profits qui sont compensés par une dette d’un montant équivalent, tandis que l’intimée a le droit de toucher des sommes d’argent qu’elle ne recouvrera très probablement jamais. Il n’en demeure pas moins que, même si c’est de façon malhonnête, M. Leong a réellement gagné, pour son propre compte, de l’argent qui était imposable, et que, même si l’intimée a été la victime de la conduite malhonnête de son employé, elle n’a subi aucune perte financière.

Je trancherais la question de la façon proposée par ma collègue.

Le juge suppléant Chevalier : Je souscris aux présents motifs.

* * *

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Desjardins, J.C.A. : L’intimée (la Banque) a poursuivi l’appelante (la Couronne) en vertu de l’article 1140 du Code civil du Bas-Canada (le CCBC) en recouvrement de la somme de 293 869,58 $ versée au ministère du Revenu national (Revenu Canada) à la suite d’une injonction mandatoire permanente prononcée contre la Banque par la Cour supérieure du Québec le 30 juin 1987 [[1987] R.J.Q. 1799].

La Section de première instance de notre Cour a rendu jugement en faveur de la Banque[1]. La Couronne a interjeté appel.

Les circonstances de l’espèce sont plutôt inhabituelles.

Les faits

De 1978 jusqu’à son congédiement en octobre 1984, un employé de la Banque, M. Philippe Leong, cambiste en chef pour la région est, a réalisé des profits personnels importants en utilisant les fonds de la Banque pour spéculer en devises étrangères. Il s’y prenait de deux façons : il effectuait des opérations pour le compte d’un client à l’insu de ce dernier et en faisait en réalité pour son propre compte en utilisant les fonds de la Banque; il effectuait également des opérations pour deux des clients de la Banque à la condition secrète de toucher la moitié des profits réalisés. Peu après l’avoir congédié, la Banque a intenté contre M. Leong en Cour supérieure du Québec une action dans laquelle elle demandait, entre autres, le remboursement de la somme de 777 650 $ en plus des intérêts et un jugement déclaratoire portant qu’elle était propriétaire d’un certificat de dépôt de 230 210,98 $.

En décembre 1984, Revenu Canada a établi à l’égard de M. Leong pour les années d’imposition 1980, 1981, 1982 et 1983 une cotisation d’impôt sur le revenu au montant de 340 059,90 $ avec intérêts calculés sur la somme de 215 829,07 $ à compter du 13 décembre 1984. Deux maisons, une Porsche et une Oldsmobile Cutlass appartenant à M. Leong ont immédiatement été saisies en vertu d’ordonnances rendues à la demande de Revenu Canada. Celui-ci a également obtenu une ordonnance provisoire de saisie-arrêt concernant des fonds dus à M. Leong par la société Investors Group Trust G. Ltd., qui gérait pour la Banque un programme d’acquisition d’actions par les employés. Il a obtenu en outre une ordonnance provisoire de saisie-arrêt concernant les fonds qui se trouvaient dans un compte bancaire et les sommes d’argent que la Banque était censée devoir à M. Leong dans un certificat de dépôt en argent américain détenu par celle-ci. La Banque prétendait ne rien devoir à M. Leong. L’audience en vue d’obtenir une ordonnance définitive de saisie-arrêt a été ajournée pour un temps indéfini.

L’action intentée par la Banque contre M. Leong a été rejetée tant par la Cour supérieure du Québec que par la Cour d’appel du Québec [(1987), 11 C.A.Q. 254].

Peu après, M. Leong a présenté en Cour supérieure du Québec une demande d’injonction pour obliger la Banque à verser à Revenu Canada et à ses propres avocats le montant que représentait le certificat de dépôt en argent américain détenu par la Banque. Aux environs du 23 juin 1987, la Banque a fait signifier à Revenu Canada un affidavit dans les procédures de saisie-arrêt pour l’informer de son intention de demander l’autorisation de se pourvoir contre l’arrêt de la Cour d’appel auprès de la Cour suprême du Canada dans le délai prescrit. Aux alentours du 26 juin 1987, la Banque a déposé au greffe de la Cour suprême du Canada une demande d’autorisation de pourvoi. La demande de Revenu Canada en vue d’obtenir une ordonnance de saisie-arrêt a été ajournée le 26 juin 1987.

Le 30 juin 1987, la Cour supérieure du Québec, présidée par le juge Trudeau [[1987] R.J.Q. 1799], a prononcé une injonction permanente ordonnant à la Banque de convertir en argent canadien le certificat de dépôt libellé au nom de M. Leong et d’en verser le montant à Revenu Canada en paiement de l’impôt sur le revenu dû par M. Leong. L’ordonnance a été rendue sous réserve que M. Leong obtienne une mainlevée de la saisie pratiquée par Revenu Canada sur le certificat de dépôt. Dans ses motifs accordant l’injonction, la Cour supérieure du Québec a indiqué que la décision de la Cour d’appel était maintenant devenue définitive et exécutoire entre M. Leong et la Banque et que la Cour d’appel avait confirmé la décision par laquelle la Cour supérieure avait conclu qu’il n’avait pas été prouvé que les fonds utilisés pour l’achat des certificats appartenaient à la Banque. Elle a également noté que le dépôt de la demande d’autorisation de pourvoi adressée à la Cour suprême du Canada avait eu lieu après l’expiration du délai de soixante jours suivant l’arrêt de la Cour d’appel.

La Banque n’a pas interjeté appel de l’ordonnance rendue par le juge Trudeau ni n’a demandé en aucune manière de surseoir à l’exécution de cette ordonnance.

Lors d’une conversation téléphonique tenue le 3 juillet 1987, l’avocat de la Banque et celui de Revenu Canada ont examiné la possibilité que la Banque verse sous protêt le montant que représentait le certificat de dépôt à Revenu Canada à l’égard de l’impôt sur le revenu dû par M. Leong. Ils ont également examiné la possibilité que Revenu Canada accorde des mainlevées conditionnelles de ses ordonnances de saisie. L’avocat de Revenu Canada ne s’est pas engagé à donner des mainlevées conditionnelles dans le cas où un paiement sous protêt serait fait par la Banque.

Voici ce qui est survenu par la suite. Au cours d’une rencontre le matin du 8 juillet 1987, Revenu Canada a présenté à la Banque une demande péremptoire de paiement de la somme de 352 985,28 $. Cette somme représentait les impôts, les pénalités et les intérêts que M. Leong devait à Revenu Canada à ce jour. L’avocat de la Banque a remis au représentant de Revenu Canada un chèque au montant de 353 598,52 $, qui comprenait les frais et les débours de justice payables par M. Leong à Revenu Canada. À l’exclusion de la somme de 59 728,94 $, l’argent versé par la Banque provenait entièrement des profits que M. Leong avait réalisés en spéculant en devises étrangères dans le cadre de son emploi. L’avocat de Revenu Canada a remis à l’avocat de la Banque un désistement de l’ordonnance provisoire de saisie-arrêt relative au certificat et a informé l’avocat de M. Leong qu’il pouvait disposer de la somme de 20 000 $ dans son compte en fiducie qui représentait le produit de la vente de la Porsche. De retour à son bureau ce matin-là, l’avocat de Revenu Canada a signé et déposé ensuite au greffe de notre Cour une mainlevée de l’ordonnance de saisie de la maison que M. Leong avait vendue auparavant à son épouse. Une mainlevée modifiée a été déposée le lendemain en raison d’une erreur d’écriture.

Aux alentours de 13 h 24 dans l’après-midi du 8 juillet 1987, un huissier a signifié à l’avocat de Revenu Canada une lettre provenant de l’avocat de la Banque. Cette lettre avait été remise au huissier pour qu’il la signifie à l’avocat de Revenu Canada avant la rencontre tenue ce matin-là. La lettre livrée dans l’après-midi mentionnait entre autres :

[traduction] Conformément au jugement rendu le 30 juin 1987 par M. le juge Paul Trudeau de la Cour supérieure du Québec, nous vous avons remis un chèque officiel de la Banque de Montréal en date du 8 juillet 1987 et fait à l’ordre du Ministère du revenu fédéral au montant de 353 598,52 $.

Veuillez noter que, tout en se conformant au jugement, la Banque effectue ce paiement au ministère sous protêt. [C’est moi qui souligne.]

On y indiquait en outre que la Banque demanderait le remboursement des sommes d’argent versées si elle devait obtenir gain de cause dans son pourvoi devant la Cour suprême du Canada.

Revenu Canada a adressé par courrier ordinaire la réponse suivante, que la Banque a reçue le 10 juillet 1987 :

[traduction] Dans l’après-midi du 8 juillet 1987, nous avons reçu votre lettre adressée à mon attention, dans laquelle la Banque soutient qu’elle a versé la somme susmentionnée de 353 598,52 $ sous protêt, bien qu’elle n’ait pas interjeté appel du jugement rendu par le M. le juge Trudeau le 30 juin 1987, et qu’elle en demandera le remboursement par Sa Majesté si la Cour suprême déclare que la Banque était propriétaire d’un certain certificat de dépôt.

Veuillez noter que toute demande de la Banque sera contestée vigoureusement. Même si la Cour suprême devait accueillir le pourvoi de la Banque, nous nions qu’il existe quelque fondement à toute demande de remboursement. Non seulement votre lettre de protêt a-t-elle été signifiée après paiement, mais également il est absolument clair que, en décidant de ne pas interjeter appel de la décision de M. le juge Trudeau, la Banque a renoncé à toute demande de remboursement qu’elle aurait pu exercer contre la Couronne fédérale.

L’avocat de Revenu Canada a ensuite accordé mainlevée de toutes les garanties que Revenu Canada détenait sur les actifs de M. Leong, et ce sans en informer la Banque.

Le 28 septembre 1989, la Cour suprême du Canada a accueilli le pourvoi interjeté par la Banque[2]. Elle a conclu que, en ce qui concernait le premier groupe d’opérations, c’est-à-dire celles effectuées par M. Leong pour le compte d’un client à l’insu de ce dernier et celles effectuées en réalité pour son propre compte à l’aide de l’argent de la Banque, M. Leong se trouvait dans la situation du possesseur de mauvaise foi (article 411 CCBC) et était tenu de remettre à la Banque non seulement le principal des fonds utilisés, mais aussi sa plus-value et ses fruits, le cas échéant. Selon la Cour, M. Leong s’est emparé des deniers de l’appelante frauduleusement et sans apparence de droit, et il n’avait aucun droit aux bénéfices de sa fraude. Pour ce qui concernait le deuxième type d’opérations, c’est-à-dire celles effectuées en vertu d’ententes intervenues privément avec deux des clients de la Banque, la Cour suprême du Canada a jugé que M. Leong avait agi en sa qualité de représentant de la Banque, en voyant aux affaires de celle-ci. Elle a appliqué le principe énoncé à l’article 1713 CCBC, selon lequel le mandataire est tenu de rendre compte de sa gestion, et de remettre et payer au mandant tout ce qu’il a reçu sous l’autorité de son mandat, même si ce qu’il a reçu n’était pas dû au mandant. Cette obligation, ajoutait-elle, mettait à exécution un principe beaucoup plus général du droit civil qui vise à garantir l’honnêteté et la bonne foi dans l’exécution des contrats.

La Banque s’en est tenue à ce qu’elle avait dit. Ainsi qu’elle le mentionnait dans sa lettre du 8 juillet 1987, elle a poursuivi Revenu Canada en recouvrement des sommes d’argent versées conformément à l’injonction mandatoire permanente prononcée par la Cour supérieure du Québec à la demande de M. Leong, dont les actifs avaient été complètement bloqués par Revenu Canada.

Le jugement porté en appel

Le juge de première instance a constaté que la Banque avait versé sous protêt le produit du certificat de dépôt afin de payer l’impôt sur le revenu dû par M. Leong et que l’avocat de Revenu Canada le savait ou devait le savoir avant la rencontre du 8 juillet 1987. « De toute façon », a-t-elle dit, « il est incontestable que l’avocat du Ministère savait à 13 h 24 le 8 juillet 1987, la date et l’heure de la signification de la lettre de l’avocat de la Banque, que le paiement était fait sous protêt et néanmoins a choisi d’accorder la mainlevée de la garantie détenue par le Ministère[3] ». Elle a appliqué les principes énoncés dans The Queen v. Premier Mouton Products Inc.[4] et a conclu que la Banque avait l’intention de préserver son droit de recouvrer la somme versée à Revenu Canada. Comme la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kuet Leong Ng avait déterminé que la Banque était propriétaire des fonds gagnés illégalement par M. Leong, celle-ci avait le droit de recouvrer les sommes d’argent. Elle a conclu subsidiairement que la Banque n’avait jamais versé les sommes d’argent volontairement ou dans le but de renoncer à son droit de contester son droit de propriété sur les fonds devant la Cour suprême du Canada et que, pour ces raisons également, elle avait droit au recouvrement. Elle a jugé que la Banque n’avait commis aucune erreur de fait ou de droit en effectuant le paiement à Revenu Canada. Par conséquent, vu le raisonnement suivi par la Cour suprême du Canada dans Premier Mouton Products Inc., les articles 1047 et 1048 du CCBC ne s’appliquaient pas.

Analyse

Le juge de première instance a manifestement commis une erreur de fait lorsqu’elle a conclu « que l’impôt sur le revenu que devait M. Leong au Ministère a été payé par la Banque sous protêt et que l’avocat du Ministère le savait ou devait le savoir avant la rencontre du 8 juillet 1987[5] ». L’avocat de Revenu Canada était au courant, aux alentours du 23 juin 1987, de l’intention de la Banque d’interjeter appel, auprès de la Cour suprême du Canada, de l’arrêt rendu par la Cour d’appel du Québec. De plus, l’avocat de Revenu Canada avait été informé, lors d’une conversation téléphonique le 3 juillet 1987, de la « possibilité » que la Banque effectue le paiement sous protêt. Toutefois, au cours de la rencontre tenue le 8 juillet 1987 au matin, la Banque n’a présenté aucun protêt lorsqu’elle a remis le chèque de 353 598,52 $ à Revenu Canada. Le paiement a été effectué sans condition. La lettre de protêt de la Banque a été signifiée à Revenu Canada après la rencontre du 8 juillet et relatait, au passé, que la Banque avait remis ce jour-là à Revenu Canada un chèque de 353 598,52 $. Lorsque, dans cette lettre, la Banque déclarait qu’elle « effectue ce paiement … sous protêt », il était aux environs de 13 h 24 cet après-midi du 8 juillet. Pour être dans le délai prescrit, le protêt aurait dû être présenté avant le paiement ou au moment de celui-ci.

L’intimée soutient que, comme la Cour suprême du Canada a déterminé en fin de compte qu’elle est propriétaire des fonds que représentait le certificat de dépôt, elle a le droit de les recouvrer en vertu de l’article 1140 du CCBC et que Revenu Canada a eu tort d’accorder après le 8 juillet 1987 des mainlevées sans condition à l’égard des biens qui appartenaient à M. Leong. Elle allègue que tout appel interjeté contre l’ordonnance du juge Trudeau aurait été futile en raison des deux jugements rendus par la Cour supérieure et la Cour d’appel quant au fond et de la critique virulente du juge Trudeau relativement à la conduite de la Banque. Le fait d’interjeter appel auprès de la Cour d’appel, selon ce qu’elle prétend, n’aurait pas eu pour effet de suspendre l’application d’une injonction[6]. La suspension d’une injonction durant un appel peut être ordonnée par un juge de la Cour d’appel, mais c’est un recours discrétionnaire. Compte tenu de l’arrêt récent de la Cour d’appel, il y avait peu de chances, au dire de la Banque, qu’un juge de cette Cour infirme la conclusion selon laquelle l’argent appartenait à M. Leong. La Banque dit qu’elle n’était nullement tenue d’interjeter un appel futile. Elle a choisi de poursuivre le pourvoi interjeté quant au fond auprès de la Cour suprême du Canada. Comme elle a eu gain de cause, Revenu Canada est obligé de lui rendre les sommes d’argent que la Cour suprême du Canada a jugé appartenir à la Banque.

Dans l’arrêt récent Willmor Discount Corp. c. Vaudreuil (Ville)[7], la Cour suprême du Canada se reporte aux auteurs français et québécois qui s’accordent pour dire qu’en plus du paiement, la répétition de l’indu exige deux conditions. La première est qu’il ne doit pas exister de relations contractuelles ou légales de débiteur à créancier entre le solvens et l’accipiens à l’égard du paiement fait. La deuxième est que le paiement doit avoir été fait par erreur[8].

L’article 1140, sur lequel est fondée la présente action, établit une présomption et un principe[9]. Il doit s’interpréter en conjonction avec les articles 1047 et 1048 du CCBC[10], qui énoncent les règles régissant la répétition de l’indu.

L’injonction mandatoire prononcée par la Cour supérieure du Québec était manifestement fondée sur la proposition selon laquelle les sommes d’argent que représentait le certificat de dépôt appartenaient à M. Leong et que la Banque n’avait aucun droit sur elles. Comme la Banque n’a fait aucune démarche pour obtenir la suspension provisoire de l’injonction prononcée contre elle, en attendant que la Cour suprême du Canada se prononce sur sa propre action contre M. Leong, l’ordonnance de la Cour supérieure du Québec a acquis l’autorité de la chose jugée entre la Banque et Revenu Canada. Dans ces circonstances particulières, la Banque ne peut pas prétendre que, en droit, elle n’était pas débitrice de la somme versée à Revenu Canada au moment du paiement. Le protêt est survenu après que la Banque eut effectué le paiement sans condition, et il est plus que douteux qu’un paiement fait en vertu d’une ordonnance judiciaire, qui n’a fait l’objet ni d’un appel ni d’une suspension provisoire, ait pu être fait sous réserve. À ce moment-là, Revenu Canada n’avait pas d’autre choix que de dégager tous les actifs bloqués de M. Leong, sinon il aurait risqué d’être poursuivi en dommages-intérêts par M. Leong, en faveur de qui avait été prononcée l’injonction définitive.

L’arrêt de la Cour suprême du Canada a corrigé la situation entre M. Leong et la Banque. Mais il n’a eu aucun effet sur l’ordonnance accordée à la Banque par la Cour supérieure du Québec, car la Banque n’a pas protégé ses intérêts à l’égard de cette ordonnance. Ce n’est pas un cas d’apparence de dette infirmé par un appel interjeté avec succès auprès d’un tribunal supérieur. Le recours de la Banque contre Revenu Canada doit donc échouer.

J’accueillerais l’appel, j’annulerais le jugement de la Section de première instance et je rejetterais l’action de l’intimée, le tout avec dépens des deux Cours.



[1] Banque de Montréal c. Canada, [1994] 1 C.T.C. 377 (C.F. 1re inst.).

[2] Banque de Montréal c. Kuet Leong Ng, [1989] 2 R.C.S. 429, aux p. 435 et s.

[3] Banque de Montréal c. Canada, [1994] 1 C.T.C. 377, à la p. 381.

[4] [1961] R.C.S. 361.

[5] Banque de Montréal c. Canada, [1994] 1 C.T.C. 377, à la p. 380.

[6] Article 760 du Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C-25 :

760. L’injonction prononcée dans un jugement final reste en vigueur nonobstant appel; l’injonction interlocutoire reste en vigueur nonobstant le jugement final qui y met fin, pourvu que le demandeur ait formé appel dans les dix jours.

Toutefois, un juge de la Cour d’appel peut suspendre l’injonction provisoirement.

[7] [1994] 2 R.C.S. 210, à la p. 218.

[8] Tout conflit avec l’arrêt The Queen v. Premier Mouton Products Inc., [1961] R.C.S. 361, indiquerait que certains principes énoncés dans l’arrêt Premier Mouton ont cessé de s’appliquer.

[9] Art. 1140. Tout paiement suppose une dette; ce qui a été payé sans qu’il existe une dette est sujet à répétition.

[10] Art. 1047. Celui qui reçoit par erreur de droit ou de fait, ce qui ne lui est pas dû, est obligé de le restituer; et s’il ne peut le restituer en nature, d’en payer la valeur.

[Si la personne qui reçoit est de bonne foi, elle n’est pas obligée de restituer les profits qu’elle a perçus de la chose.]

Art. 1048. Celui qui paie une dette s’en croyant erronément le débiteur, a droit de répétition contre le créancier.

Néanmoins ce droit cesse lorsque le titre a été de bonne foi anéanti ou est devenu sans effet par suite du paiement; sauf le recours de celui qui a payé contre le véritable débiteur.

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