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[1995] 3 C.F. 124

A-1516-92

Sa Majesté la Reine (appelante) (demanderesse)

c.

Maritime Group (Canada) Inc., Acari Shipping Co. Ltd., Transmed Shipping Ltd., John Shillien, D. P. Byrne, Robert Lyon, Dennis McLeod et le Bureau de commerce de Montréal (intimés) (défendeurs)

Répertorié : Canada c. Maritime Group (Canada) Inc. (C.A.)

Cour d’appel, juges Marceau et Desjardins, J.C.A., et juge suppléant Chevalier—Montréal, 6 juin; Ottawa, 13 juillet 1995.

Pratique — Prescription — Appel contre la décision de première instance qui a radié la déclaration par application de l’art. 39 de la Loi sur la Cour fédérale — Action en délit civil contre les personnes qui avaient inspecté et certifié un navire perdu en mer, intentée plus de deux ans après le chargement de la cargaison à Montréal — Le « fait générateur » visé à l’art. 39 désigne à la fois le dommage et le fait qui l’a causé — En matière de prescription, le droit provincial prévaut lorsque tous les éléments de la cause d’action se sont produits dans la province concernée — Dans les autres cas, l’action se prescrit par six ans conformément à l’art. 39(2) — C’est l’art. 39(2) qui s’applique en l’espèce.

Interprétation des lois — Art. 39 de la Loi sur la Cour fédérale — Les règles de droit en matière de prescription qui, dans une province, régissent les rapports entre particuliers s’appliquent à toute instance dont le fait générateur est survenu dans cette province — Le délai de prescription est de six ans à compter du fait générateur lorsque celui-ci n’est pas survenu dans une province — « Fait générateur » désigne à la fois le dommage et le fait qui l’a causé — Application du principe voulant que si le sens est clair dans une occurrence, il doive prévaloir tout au long du texte — Pareille interprétation offre d’ailleurs la solution la plus raisonnable à la question de la prescription des actions contre l’État.

Appel formé contre le jugement de première instance qui a radié la déclaration par ce motif que l’action était prescrite. La cargaison a été chargée à bord du navire le 13 janvier 1990 à Montréal. Le navire a été déclaré perdu en mer le 24 janvier 1990. Le 22 janvier 1992, une déclaration a été déposée contre les défendeurs responsables de l’inspection et de la certification des navires de haute mer à Montréal, par ce motif qu’ils avaient, par négligence, autorisé le navire à faire un voyage transatlantique alors qu’il n’était pas en état de navigabilité.

Le paragraphe 39(1) de la Loi sur la Cour fédérale prévoyait que les règles de droit en matière de prescription qui, dans une province, régissent les rapports entre particuliers s’appliquent à toute instance devant la Cour, dont le fait générateur est survenu dans cette province. Et le paragraphe 39(2), que le délai de prescription est de six ans à compter du fait générateur lorsque celui-ci n’est pas survenu dans une province. Le juge de première instance a conclu que « fait générateur » s’entend du manquement à une obligation, qui donne à la victime le droit d’agir en justice. Puisque la cause d’action a pris naissance au Québec, le paragraphe 39(1) impose dans ce cas l’application des règles de droit du Québec en matière de prescription régissant les rapports « entre particuliers ». Puisque les délits civils se prescrivent par deux ans dans cette province, l’action en instance était prescrite.

Arrêt : l’appel doit être accueilli.

Le « fait générateur » d’une action en délit civil, tel que cette expression figure à l’article 39, doit par la force des choses désigner à la fois le dommage et l’acte qui l’a causé. Le législateur a certainement entendu dans le même sens cette expression qui apparaît dans les paragraphes 39(1) et (2) du texte anglais. Si le sens attribué à l’expression est clair dans l’une au moins des occurrences, ce sens doit prévaloir tout au long. L’expression « fait générateur … survenu » sert à définir le point de départ du délai de prescription. Dans ce contexte, elle désigne la survenance du dommage puisque, avant ce moment, il n’y a pas d’action possible. Pareille interprétation offre d’ailleurs la solution la plus raisonnable à la question particulière de la prescription des actions contre l’État. Tout en respectant l’observation des règles de droit privé provinciales, l’article 39 assure une certaine uniformisation et prévient tout conflit de lois possible. En matière de prescription, c’est le droit provincial qui prévaut lorsque tous les éléments de la cause d’action se sont produits dans la province concernée; dans les autres cas, l’action se prescrit par six ans. C’est le paragraphe 39(2) qui s’applique en l’espèce.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Code civil du Bas-Canada, art. 2215, 2224, 2261.

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 39.

APPEL contre le jugement de première instance ([1993] 1 C.F. 131 (1992), 58 F.T.R. 253 (1re inst.)) qui a radié une déclaration par ce motif que l’action était prescrite. Appel accueilli.

AVOCATS :

Danièle Dion pour l’appelante (demanderesse).

W. David Angus, c.r., et Mireille A. Tabib pour les intimés (défendeurs).

PROCUREURS :

Le sous-procureur général du Canada pour l’appelante (demanderesse).

Stikeman, Elliott, Montréal, pour les intimés (défendeurs).

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Marceau, J.C.A. : Il y a en l’espèce appel formé contre la décision par laquelle la Section de première instance [[1993] 1 C.F. 131 a infirmé une décision du protonotaire en chef et fait droit à la requête en radiation de la déclaration par ce motif que l’action était prescrite.

Les faits de la cause peuvent se résumer brièvement comme suit. Le 13 janvier 1990, une cargaison de blé appartenant au gouvernement du Canada a été chargée à bord du navire M.V. Charlie au port de Montréal pour être expédiée au Mozambique. Le 24 janvier 1990, les propriétaires du navire signalaient aux autorités la perte de celui-ci, qui a dû couler avec son équipage quelque part au milieu de l’Atlantique. Peu de temps après, en mars 1990, Sa Majesté la Reine a intenté en Cour fédérale une action (numéro du greffe T-841-90) concluant à la responsabilité conjointe et solidaire des propriétaires, gestionnaires et affréteurs du navire M.V. Charlie pour la perte subie par l’État. Le 22 janvier 1992, à la suite de la publication du rapport d’enquête sur le chargement, le voyage et la perte subséquente du navire, une seconde déclaration a été déposée en Cour fédérale contre de nouveaux défendeurs. Par cette seconde action qui fait l’objet de l’appel en instance, Sa Majesté réclame des dommages-intérêts contre ces nouveaux défendeurs par ce motif qu’ils étaient responsables de l’inspection et de la certification des navires de haute mer à Montréal (Québec) et qu’ils avaient, par négligence, autorisé le M.V. Charlie à faire un voyage transatlantique alors qu’il n’était pas en état de navigabilité. La seconde déclaration a été signifiée à l’intimé Bureau de commerce le 17 juin 1992, et aux autres intimés le 4 août 1992. La requête en radiation, qui est une fin de non-recevoir tirée de la prescription de l’action, a été déposée le 10 août 1992.

Le protonotaire s’est prononcé sur la requête de façon très succincte, en ces termes : « La requête est rejetée en raison de l’article 17 de la Loi d’interprétation, des articles 9 et 2215 du Code civil du Bas-Canada; les avaries se sont produites en mer dans les eaux extraterritoriales lorsque le navire a coulé; ceci donne ouverture à cette action ».

Le juge des requêtes s’est montré bien plus circonspect. Il a prononcé des motifs élaborés à l’appui de sa conclusion que l’action était prescrite et qu’il fallait radier la déclaration. Il a longuement analysé les arguments proposés par les avocats de part et d’autre au sujet de l’application des règles de droit en jeu, lesquelles figurent, à son avis, à l’article 39 de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7] et aux articles 2261, 2224 et 2215 du Code civil du Bas-Canada. Rappelant que différents sens ont été donnés à l’expression « fait générateur » (en anglais « cause of action ») selon que la question litigieuse portait sur le ressort, sur le point de départ du délai de prescription, sur la juridiction compétente ou sur l’application de l’article 39 de la Loi sur la Cour fédérale, il conclut qu’aux termes de cette dernière disposition, elle s’entend du manquement à une obligation, qui donne à la victime le droit d’agir en justice. Le fait que le navire avait coulé en haute mer et que les avaries s’étaient produites ailleurs qu’au Québec, dans les eaux internationales, ne change pas le lieu de la cause d’action. Il admet que dans certaines affaires, notamment dans les affaires mettant en cause la responsabilité découlant du vice d’un produit, il a été jugé que la cause d’action prit naissance dans le ressort où les dommages se sont produits. Il conclut qu’il s’agissait là de cas d’espèce, où la justice a défini et imposé aux fabricants une obligation de diligence spéciale qui s’étend à tout ressort où l’on peut raisonnablement penser que leurs produits sont distribués. Une approche semblable a été adoptée dans certains autres types d’affaires, mais elle n’est pas possible en l’espèce. À son avis, il est indiscutable que la cause d’action a pris naissance au Québec, et le paragraphe 39(1) de la Loi sur la Cour fédérale impose dans ce cas l’application des règles de droit du Québec en matière de prescription régissant les rapports « entre particuliers ». Étant donné que selon ces règles, les délits civils se prescrivent par deux ans et que ce délai peut être interrompu par demande en justice signifiée dans les 60 jours, il conclut que l’action en instance était prescrite et que la déclaration devait être radiée conformément à la requête des défendeurs.

Il ne s’agit pas là d’une recension des motifs prononcés par le juge des requêtes, mais d’un résumé de l’essentiel de son raisonnement. Vu la suite que je réserve à cet appel, il n’est pas nécessaire d’aller plus loin. À mon avis, nombre des arguments proposés par les parties et examinés par le juge des requêtes n’ont aucun rapport avec le jugement du point litigieux.

Ce point litigieux est le délai de prescription applicable, c’est-à-dire le délai dans lequel une action doit être intentée pour être recevable, et c’est là la question que le législateur a expressément résolue par un article de la Loi sur la Cour fédérale, savoir l’article 39. Il convient donc d’interpréter proprement cette disposition expresse de la loi. Nous ne sommes pas appelés à examiner quel corpus de droit il faut appliquer pour définir les droits respectifs des parties. Cet examen aurait pu être nécessaire si le législateur n’était pas formellement intervenu, car les règles en matière de prescription sont des règles de fond et non de procédure, mais le législateur est bien intervenu dans cette question. Nous ne sommes pas appelés non plus à analyser les règles régissant l’attribution de la compétence à un ou plusieurs ressorts en particulier; ces règles n’ont rien à voir avec la prescription. Il nous incombe strictement de dégager la volonté du législateur telle qu’elle s’exprime par l’article 39, lequel prévoyait ce qui suit avant la modification de formulation de 1992 :

39. (1) Sauf disposition contraire d’une autre loi, les règles de droit en matière de prescription qui, dans une province, régissent les rapports entre particuliers s’appliquent à toute instance devant la Cour dont le fait générateur est survenu dans cette province.

(2) Le délai de prescription est de six ans à compter du fait générateur lorsque celui-ci n’est pas survenu dans une province.

(3) Sauf disposition contraire d’une autre loi, les règles de droit en matière de prescription visées aux paragraphes (1) et (2) s’appliquent à toutes les procédures engagées par ou contre la Couronne.

Du moment que le « fait générateur » sert de point de repère, on ne peut s’empêcher d’être troublé au premier abord par les sens variés que, dans les actions en délit civil, la jurisprudence a attribués à cette notion selon les fins pour lesquelles elle devait être définie. Je ne pense cependant pas que pareille préoccupation doive persister. À mon avis, l’interprétation de l’article 39 ne saurait être affectée par les différentes définitions jurisprudentielles de la notion de « fait générateur ». Dans mon interprétation de cet article, le « fait générateur » d’une action en délit civil, tel qu’il figure dans cette disposition, doit par la force des choses désigner à la fois le dommage et l’acte qui l’a causé. Cette conclusion tient à deux raisons.

La première raison, qui est impérieuse, est que le libellé de cet article nécessite cette interprétation. Il serait inconcevable que le législateur ait employé l’expression « cause of action arising » (le fait générateur … survenu) trois fois dans les deux premiers paragraphes du texte anglais, dont deux fois dans le deuxième paragraphe qui est bien court, sans lui attribuer le même sens, ce qui aurait constitué une violation des règles les plus fondamentales de la technique législative. Donc, si le sens attribué à cette expression est clair et incontestable dans l’une au moins des trois occurrences, ce sens doit prévaloir tout au long du texte. C’est justement le cas en l’espèce, puisque dans l’une de ces occurrences, l’expression « fait générateur … survenu » sert à définir le point de départ du délai de prescription. Dans ces conditions, « fait générateur » désigne de toute évidence la survenance du dommage puisque, avant ce moment, il n’y a pas d’action possible.

La seconde raison qui me pousse à conclure que cette expression s’entend à la fois de la survenance du dommage et de l’acte qui l’a causé est que la disposition, entendue dans ce sens, offre la solution la plus raisonnable à la question particulière de la prescription des actions contre l’État. Tout en respectant l’observation des règles de droit privé provinciales, l’article 39 assure une certaine uniformisation et présente l’avantage insigne de prévenir tout conflit de lois possible. En matière de prescription, c’est le droit provincial qui prévaut lorsque tous les éléments de la cause d’action se sont produits dans la province concernée; dans les autres cas, l’action se prescrit par six ans.

Voilà les raisons pour lesquelles je pense que le juge des requêtes a eu tort de conclure qu’en l’espèce, c’est la loi du Québec en matière de prescription qui s’applique et que de ce fait, l’action en instance était prescrite. À mon avis, c’est le deuxième, et non le premier, paragraphe de l’article 39 de la Loi sur la Cour fédérale qui est en jeu, et le délai de prescription est de six ans. L’action de l’appelante n’était donc pas prescrite.

Je me prononce en conséquence pour l’infirmation de l’ordonnance de la Section de première instance et pour le rejet de la requête en radiation des intimés, le tout avec dépens.

Le juge Desjardins, J.C.A. : Je souscris aux motifs ci-dessus.

Le juge suppléant Chevalier : Je souscris aux motifs ci-dessus.

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