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[1995] 2 C.F. 132

A-1520-92

Northeast Marine Services Limited (intimée) (demanderesse)

c.

L’Administration de pilotage de l’Atlantique (appelante) (défenderesse)

Répertorié : Northeast Marine Services Ltd. c. Administration de pilotage de l’Atlantique (C.A.)

Cour d’appel, juges Stone, Décary et Létourneau, J.C.A.—Ottawa, 8 et 9 novembre 1994, 25 janvier 1995.

Contrats — Appel d’un jugement de première instance accordant des dommages-intérêts pour rupture de contrat par suite de l’omission d’attribuer à l’intimée un contrat de service de bateau-pilote dans le détroit de Canso — L’intimée avait présenté la soumission la plus basse, mais l’Administration se préoccupait de l’existence d’un monopole étant donné qu’une société liée s’était vu attribuer un contrat à North Sydney — Le juge de première instance a conclu que la condition relative au monopole était une condition requise non divulguée du processus d’appel d’offres; il a conclu à la violation d’une condition contractuelle — La Condition relative au monopole n’était pas une condition du processus de l’appel d’offres, mais une considération se rapportant à l’exercice du pouvoir discrétionnaire de rejeter une offre dans l’intérêt du public en vertu de la clause de rejet — Le juge de première instance a interprété la preuve de façon erronée en concluant que l’appelante voulait favoriser d’une façon injuste un concurrent — Absence de preuve de parti pris — Il incombe au soumissionnaire de résoudre la question du monopole et du conflit d’intérêts possibles dans sa soumission — Absence d’obligation de donner au soumissionnaire la possibilité d’apaiser pareilles préoccupations.

Corporations — La soumission de l’intimée en vue de la prestation d’un service de bateau-pilote dans le détroit de Canso a été rejetée — L’Administration de pilotage a tenu compte de la stabilité financière d’une société liée et de la question du monopole, étant donné que la société liée s’était vu attribuer un contrat dans la même région — Le critère judiciaire, lorsqu’il s’agit de contourner le paravent d’une société, ne peut pas servir à empêcher l’Administration d’évaluer la situation financière d’un entrepreneur éventuel, en particulier lorsque cela peut mettre en danger la sécurité publique.

Concurrence — L’Administration de pilotage, en examinant la soumission en vue de la prestation d’un service de bateau-pilote, exerçait son pouvoir discrétionnaire au moyen de la clause de rejet qui avait été publiée en ce qui concerne le monopole — Aucune obligation de mentionner expressément que l’autorité adjudicative n’aidera pas à la création d’un monopole au détriment du public — La question du monopole est une considération légitime qui devrait, dans l’intérêt du public, être prise en compte.

Droit maritime — Pilotage — L’Administration de pilotage a rejeté la soumission la plus basse qui avait été présentée en vue de la prestation d’un service de bateau-pilote dans le détroit de Canso — Elle se préoccupait de l’existence d’un monopole étant donné qu’une société liée s’était vu attribuer un contrat à North Sydney, ainsi que de la stabilité financière de la société car la société liée avait fait l’objet d’une forclusion de biens — Considérations commerciales pertinentes dont l’Administration, dans l’intérêt du public, a tenu compte d’une façon légitime.

Il s’agissait d’un appel du jugement de première instance accordant des dommages-intérêts pour rupture de contrat par suite de l’omission d’attribuer à l’intimée un marché de service de bateau-pilote dans le détroit de Canso (qui sépare le Cap-Breton de la Nouvelle-Écosse).

L’appelante a reçu six soumissions en réponse à un appel d’offres pour des services de bateau-pilote dans le détroit de Canso. L’annonce publiée dans les journaux contenait la clause suivante : [traduction] « L’Administration se réserve le droit de rejeter toutes les soumissions ou d’accepter toute soumission qu’elle jugerait plus avantageuse », mais cette clause ne figurait pas dans le cahier des charges. Le comité des bateaux-pilotes a rejeté toutes les soumissions, sauf celle de l’intimée et d’East Coast Marine Services Ltd. La soumission de l’intimée était la plus basse, mais le conseil a retenu celle d’East Coast Marine Services Ltd., qui était la deuxième plus élevée, parce qu’il estimait qu’il serait imprudent de confier à une seule société tous les services de bateau-pilote dans une région. (Une compagnie liée à l’intimée s’était vu attribuer le marché à North Sydney et construisait un bateau pour Terre-Neuve.) On a également exprimé certaines préoccupations au sujet de la stabilité financière de l’intimée parce qu’une autre société liée faisait l’objet de procédures de forclusion. Le juge de première instance a statué qu’il était prévu d’avance que le marché serait attribué à East Coast Marine Services Ltd. à cause d’une condition requise non divulguée du processus d’appel d’offres, soit celle relative aux monopoles. Il a conclu que l’Administration avait violé une condition implicite du marché selon laquelle tous les soumissionnaires devaient être traités équitablement.

Il s’agissait de savoir si le juge de première instance avait commis une erreur (1) en concluant que l’appelante avait imposé une « condition requise concernant le monopole » à l’égard de l’appel d’offres; qu’une condition contractuelle implicite obligeait l’appelante à attribuer le marché au moins-disant; que la clause de rejet ne s’appliquait pas; qu’il ne convenait pas pour l’appelante de « contourner le paravent de la société » pour voir ce que cachaient les identités juridiques indépendantes des sociétés liées; (2) en quantifiant les dommages comme étant les profits que l’intimée aurait faits si elle s’était vu attribuer le marché; (3) en concluant que l’appel d’offres exigeait l’embauche de trois membres d’équipage seulement.

Arrêt (le juge Stone, J.C.A., dissident) : l’appel doit être accueilli.

Le juge Létourneau, J.C.A. (le juge Décary, J.C.A., souscrivant à son avis) : Le juge de première instance a commis des erreurs qui ont fondamentalement vicié sa décision. L’interprétation erronée qu’il a donnée de la preuve a faussé l’idée qu’il s’était faite des questions litigieuses et a influé d’une façon défavorable sur la décision qu’il a rendue contre l’appelante. La condition du monopole n’a jamais été une condition du processus de l’appel d’offres. Il n’existe aucune obligation de mentionner expressément, dans les annonces d’appel d’offres, que l’autorité adjudicative n’aidera pas à la création d’un monopole au détriment du public. La question du monopole, ainsi que celles de la sécurité, de la stabilité financière des soumissionnaires et du conflit d’intérêts, sont des considérations commerciales légitimes et pertinentes dont l’appelante pourrait et devait, dans l’intérêt public, tenir compte dans l’exercice du pouvoir qui lui était conféré en vertu de la « clause de rejet ». L’octroi d’un monopole de cinq ans aurait probablement amené les autres bateaux à quitter la région, ce qui aurait pu entraîner un renouvellement plus coûteux du contrat ou laisser la région sans service de bateaux-pilotes dans le cas de l’effondrement des sociétés de l’intimée. Si la question du monopole avait été une condition du processus de l’appel d’offres, la soumission de l’intimée aurait été rejetée dès le départ. La question du monopole s’est posée au moment où l’appelante a exercé le pouvoir qui lui était conféré en vertu de la « clause de rejet » et il s’agissait d’une considération légitime et pertinente.

De plus, le juge de première instance a interprété la preuve d’une façon erronée en concluant que le processus était inéquitable parce que l’appelante voulait favoriser, d’une façon injuste, East Coast Marine Services Ltd. par rapport à l’intimée. Il n’existait pas la moindre preuve montrant l’existence d’un parti pris de la part du comité ou du conseil d’administration dans son ensemble.

Le critère judiciaire destiné à permettre aux tribunaux de lever le paravent d’une société ne s’appliquait pas à l’Administration qui, dans la passation d’accords contractuels, était tenue d’assurer la sécurité du public et l’utilisation optimale des fonds publics. Le critère judiciaire ne pouvait pas servir à empêcher l’appelante d’évaluer comme il se doit la capacité financière d’un entrepreneur éventuel, en particulier lorsque l’instabilité financière de la société aurait pu mettre en danger la sécurité publique.

Le comité des bateaux-pilote n’était pas obligé de donner à l’intimée la possibilité d’apaiser l’inquiétude au sujet du monopole. Il incombe au soumissionnaire, qui est au courant de l’existence d’un monopole ou d’un conflit d’intérêt réel ou possible, de divulguer cet état de choses et de donner à l’autorité adjudicative un aperçu des mesures qu’il a prises pour résoudre le problème, ou des garanties qu’il offre pour empêcher que pareille éventualité ne se produise. Celui qui décide de ne pas révéler pareil état de choses, ou de ne pas en tenir compte, le fait à ses risques et périls et s’expose à ce que la chose ait sur lui un effet préjudiciable, si elle est découverte.

Le juge Stone, J.C.A. (dissident) : Une offre donne naissance au « contrat A », dont la condition principale est l’irrévocabilité de la soumission et la condition qui en découle est l’obligation pour les deux parties de former un contrat (B) sur acceptation de la soumission. Les autres conditions comportent l’obligation, sous certaines réserves, pour le propriétaire d’accepter la soumission la plus basse, obligation dont l’étendue est déterminée dans l’appel d’offres. L’obligation voulant que les soumissionnaires soient traités d’une façon équitable dans le cadre du processus d’appel d’offres a parfois été qualifiée d’implicite, mais elle peut également être considérée comme une obligation judiciaire dont le but est de préserver l’intégrité du processus d’appel d’offres.

En règle générale, la Cour ne doit modifier les conclusions de fait du juge de première instance que si celui-ci a commis une erreur manifeste et dominante. Le juge de première instance a apparemment mal compris certains éléments de preuve, mais la preuve dans son ensemble justifiait raisonnablement la conclusion qu’il a tirée, à savoir qu’il était prévu d’avance que le marché serait attribué à East Coast. L’erreur n’était pas manifeste et dominante.

Le fait que le juge de première instance a supposé l’existence d’une condition implicite dans le contrat « A », laquelle obligeait l’Administration à attribuer le contrat au moins-disant, n’était pas essentiel à la conclusion selon laquelle le contrat avait été violé. Cette conclusion renforçait simplement l’opinion du juge de première instance à ce sujet.

La clause de rejet qui figurait dans l’annonce publiée dans les journaux n’a pas été incluse dans le cahier des charges, mais l’intimée l’a acceptée en présentant ses soumissions. Elle a été incorporée dans le contrat « A » au moment où celui-ci a pris naissance. La clause a été incluse dans l’« offre » de l’Administration; l’« acceptation » par l’intimée s’est faite au moyen de la présentation de ses soumissions. La clause de rejet n’était pas destinée à s’appliquer de façon à annuler l’obligation relative au traitement équitable. Les conclusions du juge de première instance, que l’appel d’offres était « truqué » au détriment de l’intimée et qu’il était prévu « d’avance » que le marché serait attribué à East Coast, montrent l’absence de traitement équitable. La clause de rejet ne pouvait pas protéger l’Administration contre l’accusation selon laquelle elle avait violé le contrat A en omettant de s’acquitter de l’obligation qui lui incombait quant au traitement équitable. En l’absence de traitement inéquitable, la clause de rejet aurait permis à l’Administration d’effectuer un choix parmi les diverses soumissions présentées indépendamment de la question de savoir si la soumission retenue était la plus basse, la plus haute, ou celle qui était plus avantageuse. Dans ce cas-ci, puisqu’il avait été établi que les soumissionnaires avaient été traités d’une façon inéquitable, la clause de rejet n’autorisait pas l’Administration à rejeter la soumission de l’intimée si la chose n’était pas jugée plus avantageuse, mais découlait du désir de favoriser inéquitablement l’attributaire.

Selon l’analyse effectuée par le juge de première instance, le paravent de l’intimée ne pouvait pas être contourné à moins qu’il ne soit prouvé que la structure du groupe de sociétés liées avait été « conçue délibérément, soit pour réaliser un dessein frauduleux, soit par suite d’une collusion ». Malgré l’opinion que le juge de première instance a exprimée au sujet du droit, ses conclusions finales laissent entendre qu’il s’est arrêté aux préoccupations des membres du conseil au sujet de la solvabilité du groupe de sociétés liées, mais qu’il n’était pas convaincu qu’elles étaient fondées.

L’octroi de dommages-intérêts vise à mettre le demandeur dans la situation où il aurait été en l’absence de rupture du contrat. La rupture était l’omission par l’Administration de traiter l’intimée équitablement lorsqu’il s’est agi de choisir entre sa soumission et celle d’East Coast. En l’absence de rupture, l’Administration aurait effectué un choix entre les deux mêmes soumissions. La demande de dommages-intérêts était fondé sur la rupture du contrat A, non du contrat B, qui n’avait jamais pris naissance. Le recouvrement des dommages-intérêts découlant de la rupture du contrat A ne dépendait pas de l’existence d’une obligation absolue d’attribuer le contrat B à l’intimée en sa qualité de moins-disant remplissant les conditions, mais à l’intimée parce qu’elle avait des chances de se voir attribuer le contrat B, étant donné qu’elle était le moins-prenant de deux soumissionnaires restants remplissant les conditions requises, au moment où la décision a été prise. Le juge de première instance a commis une erreur en fondant son évaluation, du moins en partie, sur l’opinion selon laquelle l’Administration était tenue d’attribuer le contrat B à l’intimée en sa qualité de moins-disant. Il n’existait aucune obligation de ce genre, mais il était simplement possible que, en l’absence de traitement inéquitable, l’intimée se soit vue attribuer le contrat B. C’est la valeur de la perte de cette possibilité, plutôt que du contrat lui-même, qui devrait faire l’objet d’une indemnisation au moyen de l’octroi de dommages-intérêts.

Le juge de première instance a eu raison de conclure qu’un équipage de quatre hommes n’était pas nécessaire selon le cahier des charges, qui était vague à ce sujet. Il incombait au juge de première instance de déterminer si un équipage de trois hommes ou de quatre hommes était nécessaire. Le juge de première instance n’a pas interprété le cahier des charges d’une façon erronée ou n’a pas compris la preuve dans son ensemble d’une façon erronée.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), ch. C-34 (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 19).

Loi sur le pilotage, S.C. 1970-71-72, ch. 52.

Loi sur le pilotage, L.R.C. (1985), ch. P-14, art. 15, 17, 18.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Nedco Ltd. v. Clark et al. (1973), 43 D.L.R. (3d) 714; [1973] 6 W.W.R. 425; 73 CLLC 14,192 (C.A. Sask.); Littlewoods Mail Order Stores Ltd. v. McGregor (Inspector of Taxes), [1969] 3 All E.R. 855 (C.A.).

DÉCISIONS EXAMINÉES :

R. du chef de l’Ontario et autre c. Ron Engineering & Construction (Eastern) Ltd., [1981] 1 R.C.S. 111; (1981), 119 D.L.R. (3d) 267; 13 B.L.R. 72; 35 N.R. 40; Best Cleaners and Contractors Ltd. c. La Reine, [1985] 2 C.F. 293 (1985), 58 N.R. 295 (C.A.); Chinook Aggregates Ltd. v. Abbotsford (Mun. Dist.), [1990] 1 W.W.R. 624; (1989), 40 B.C.L.R. (2d) 345; 35 C.L.R. 241 (C.A.); Société hôtelière Canadien Pacifique Ltée c. Banque de Montréal, [1987] 1 R.C.S. 711; (1987), 41 C.C.L.T. 1; 77 N.R. 161; Liverpool City Council v. Irwin, [1977] A.C. 239 (H.L.); Shirlaw v. Southern Foundries (1926), Ld., [1939] 2 K.B. 206 (C.A.); Toneguzzo-Norvell (Tutrice à l’instance de) c. Burnaby Hospital, [1994] 1 R.C.S. 114; (1994), 110 D.L.R. (4th) 289; [1994] 2 W.W.R. 609; 18 C.C.L.T. (2d) 209; Watt or Thomas v. Thomas, [1947] A.C. 484 (H.L.); Glenview Corp. c. Canada (Ministre des Travaux publics) (1990), 44 Admin. L.R. 97; 34 F.T.R. 292 (C.F. 1re inst.); Kencor Holdings Ltd. v. Saskatchewan, [1991] 6 W.W.R. 717; (1991), 96 Sask. R. 171 (B.R.); Acme Building & Construction Ltd. v. Newcastle (Town) (1992), 2 C.L.R. (2d) 308 (C.A. Ont.); Acme Building & Construction Ltd. v. Newcastle (Town) (1990), 38 C.L.R. 56 (C. dist. Ont.); Cartwright& Crickmore Ltd. v. MacInnes, [1931] R.C.S. 425; [1931] 3 D.L.R. 693; Chaplin v. Hicks, [1911] 2 K.B. 786 (C.A.); Lewis c. Todd et McClure, [1980] 2 R.C.S. 694; (1980), 115 D.L.R. (3d) 257; 14 C.C.L.T. 294; 34 N.R. 1; Nance v. British Columbia Electric Ry. Co. Ld., [1951] A.C. 601 (H.L.); Houweling Nurseries Ltd. v. Fisons Western Corp. (1988), 49 D.L.R. (4th) 205 (C.A.C.-B.).

DÉCISIONS CITÉES :

Canamerican Auto Lease and Rental Ltd. c. Canada, [1987] 3 C.F. 144 (1987), 37 D.L.R. (4th) 591; 77 N.R. 141 (C.A.); Miller v. Hancock, [1893] 2 Q.B. 177 (C.A.); Stein et autres c. « Kathy K » et autres (Le navire), [1976] 2 R.C.S. 802; (1975), 62 D.L.R. (3d) 1; 6 N.R. 359; Sir Robert Peel, The (1880), 4 Asp. M.L.C. (N.S.) 321 (C.A.); Clarke v. Edinburgh and District Tramways Co., [1919] S.C. 35 (H.L.); Hontestroom (S.S.) v. Sagaporack (S.S.), [1927] A.C. 37 (H.L.); Powell v. Streatham Manor Nursing Home, [1935] A.C. 243 (H.L.); Prudential Trust Co. et al v. Forseth, [1960] R.C.S. 210; (1959), 21 D.L.R. (3d) 587; 30 W.W.R. 241; Métivier c. Cadorette, [1977] 1 R.C.S. 371; (1975), 8 N.R. 129; Asamera Oil Corporation Ltd. c. Sea Oil & General Corporation et autre, [1979] 1 R.C.S. 633; (1978), 12 A.R. 271; 89 D.L.R. (3d) 1; [1978] 6 W.W.R. 301; 5 B.L.R. 225; 23 N.R. 181; Victoria Laundry (Windsor), Ld. v. Newman Industries, Ld. Couldon & Co., Ld. (Third Parties), [1949] 2 K.B. 528 (C.A.); M.S.K. Financial Services Ltd. v. Alberta (Minister of Public Works, Supply and Services) (1987), 77 A.R. 362; 23 C.L.R. 172 (B.R.); Scott Steel (Ottawa) Ltd. v. R.J. Nicol Construction (1975) Ltd. (1993), 15 C.L.R. (2d) 10 (C. div. Ont.); Bate Equipment Ltd. v. Ellis-Don Ltd. (1992), 2 C.L.R. (2d) 157 (B.R. Alb.); Penvidic Contracting Co. Ltd. c. International Nickel Co. of Canada Ltd., [1976] 1 R.C.S. 267; (1975), 53 D.L.R. (3d) 748; 4 N.R. 1; Martin (L.B.) Construction Ltd. et al. v. Gaglardi et al.; Lauze et al., Third Parties (1978), 91 D.L.R. (3d) 393; [1979] 1 W.W.R. 171; [1979] I.L.R. 1-1061 (C.S.C.-B.); R. c. CAE Industries Ltd., [1986] 1 C.F. 129 (1985), 29 D.L.R. (4th) 347; [1985] 5 W.W.R. 481; 30 B.L.R. 236; 61 N.R. 19 (C.A.); Webb & Knapp (Canada) Limited et autre c. La Ville d’Edmonton, [1970] R.C.S. 588; (1970), 11 D.L.R. (3d) 544; 72 W.W.R. 500; 63 C.P.R. 21; 44 Fox Pat. C. 141; Multi-Malls Inc. v. Tex-Mall Properties Ltd. (1980), 28 O.R. (2d) 6; 108 D.L.R. (3d) 399; 9 B.L.R. 240; 12 R.P.R. 77 (H.C.); Wood v. Grand Valley Railway Co. et al., [1915] 51 R.C.S. 283; (1915), 22 D.L.R. 614; Redpath Industries Ltd. c. Cisco (Le), [1994] 2 C.F. 279(C.A.); Mallett v. McMonagle, [1970] A.C. 166 (H.L.).

DOCTRINE

Fridman, Gerald Henry Louis. The Law of Contract in Canada, 3rd ed., Toronto : Carswell, 1994.

Halsbury’s Laws of England, 4th ed., Vol. 12, London : Butterworths, 1975.

Shorter Oxford English Dictionary, Vol. II, 3rd ed., Oxford : Clarendon Press, 1969. « rig ».

Waddams, S. M. The Law of Damages, 2nd ed., Toronto : Canada Law Book Inc., 1993.

APPEL d’un jugement de première instance (Northeast Marine Services Ltd. c. Administration de Pilotage de l’Atlantique, [1993] 1 C.F. 371 (1992), 57 F.T.R. 81 (1re inst.)) accordant à l’intimée des dommages-intérêts pour rupture de contrat. Appel accueilli.

AVOCATS :

John D. Murphy, c.r., et Richard F. Southcott pour l’appelante (défenderesse).

Anne S. Derrick pour l’intimée (demanderesse).

PROCUREURS :

Stewart, McKelvey, Stirling, Scales, Halifax, pour l’appelante (défenderesse).

Buchan, Derrick & Ring, Halifax, pour l’intimée (demanderesse).

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Stone, J.C.A. (dissident) : Il s’agit de l’appel d’un jugement que la Section de première instance [[1993] 1 C.F. 371 a rendu le 19 octobre 1992 et par lequel l’action en dommages-intérêts que l’intimée avait intentée par suite de l’omission par l’appelante (l’Administration) de lui attribuer un marché de service de bateau-pilote dans le détroit de Canso (qui sépare le Cap-Breton de la Nouvelle-Écosse) a été accueillie, les dommages-intérêts découlant de la rupture de contrat étant fixés à 235 000 $, avec un intérêt après jugement au taux annuel de 5 %. La question des dépens a été mise en délibéré. On nous a dit à l’audition de l’appel que les dépens entre parties avaient depuis lors été adjugés à l’intimée.

L’instruction a duré quinze jours, pendant lesquels le savant juge de première instance a entendu les dépositions de plusieurs témoins qui avaient été cités par les deux parties. Comme nous le verrons, ces dépositions se contredisaient sur certains points cruciaux, de sorte que le juge de première instance s’est également vu obligé de tirer des conclusions au sujet de la crédibilité.

LES PARTIES

L’appelante a été constituée en personne morale, en 1971, conformément à la Loi sur le pilotage, S.C. 1970-71-72, ch. 52 (maintenant L.R.C. (1985), ch. P-14) (la Loi). Elle est composée d’un président et de membres. Les membres sont nommés par le ministre des Transports, avec l’approbation du gouverneur en conseil. Les membres et le président constituent le conseil de l’Administration. L’article 15 de la Loi autorise l’Administration à employer le personnel et, l’article 17 l’autorise à prendre des règlements administratifs. En plus des cadres de direction, l’Administration avait à son service un directeur des opérations dont la nomination était prévue par le paragraphe 400(1) des règlements administratifs. Cette disposition autorise le président à conférer au directeur des opérations « les attributions qui peuvent être exigées pour gérer et diriger les affaires courantes de l’Administration de pilotage de l’Atlantique ». La mission de l’Administration est énoncée à l’article 18 de la Loi. Cette disposition est ainsi libellée :

18. Une Administration a pour mission de mettre sur pied, de faire fonctionner, d’entretenir et de gérer, pour la sécurité de la navigation, un service de pilotage efficace dans la région décrite à l’annexe au regard de cette Administration.

Le paragraphe 525(1) des règlements administratifs de l’Administration autorise les membres à créer des comités et à nommer « les personnes qu’ils jugent capables ». Ces comités sont tenus de faire rapport aux membres et sont présidés par un membre du conseil. L’Administration a créé un comité des bateaux-pilotes, qui était présidé par le président de l’Administration et était composé du président et de trois autres membres du conseil. Le directeur des opérations, qui n’était pas membre du comité des bateaux-pilotes, assistait habituellement aux réunions du comité, ainsi qu’une secrétaire chargée du compte rendu. En vertu des règlements administratifs de l’Administration, le président, en plus d’avoir une voix à titre de membre, avait voix prépondérante en cas de partage des voix sur une question à l’étude. Les questions qui étaient soulevées aux réunions des membres étaient tranchées à la majorité.

Pendant toute la période qui nous occupe, le capitaine A. D. Latter était président et premier dirigeant de l’Administration, alors que le capitaine Peter J. Stow était directeur des opérations.

L’intimée est une corporation de la Nouvelle-Écosse qui a été constituée en 1981. La majorité de ses actions émises en circulation étaient détenues par Cantow Marine Limited, dont le capitaine Alick Slater était l’actionnaire majoritaire. Ce monsieur était l’actionnaire majoritaire de Chedabucto Shipwrights Limited, qui exploitait un petit chantier à Port Hawkesbury, au Cap-Breton. Le capitaine Slater était administrateur et dirigeant de Cantow Marine Limited et de Chedabucto Shipwrights Limited. Le juge de première instance a conclu [à la page 380] que le capitaine Slater était « le principal agent et porte-parole des trois sociétés ». De 1981 à 1986, le capitaine Slater, par l’entremise de Cantow Marine Limited, avait fourni des services de bateau-pilote dans le détroit de Canso en vertu d’un marché passé avec l’Administration. Il se servait de son bateau-pilote, le Captain Parker, dans l’exécution de ce marché. De fait, le capitaine Slater avait lui-même travaillé comme pilote pour l’Administration pendant un certain nombre d’années.

HISTORIQUE DU LITIGE

À l’automne 1986, l’Administration a annoncé des appels d’offres pour des services de bateau-pilote à North Sydney et dans le détroit de Canso, soit les appels d’offres nos 47 et 48 respectivement. Les soumissions présentées ont été examinées par le comité des bateaux-pilotes lors d’une réunion tenue le 18 novembre 1986. Le capitaine Stow a présenté, lors de cette réunion, une évaluation écrite des soumissions. En ce qui concerne l’appel d’offres no 47, il a recommandé à l’Administration de retenir la soumission de Cantow Marine Limited, qui se proposait de se servir du Captain Parker, qui était alors utilisé dans le détroit de Canso. Ce bateau devait remplacer le Salvador A, qui était alors utilisé à North Sydney. Quant à l’appel d’offres no 48, le capitaine Stow estimait qu’il fallait choisir entre la soumission de l’intimée et celle de Seabase Canso Offshore Services Ltd., à l’égard des services de bateau-pilote dans le détroit de Canso. Le comité a recommandé que le marché pour le service de bateau-pilote dans le détroit de Canso soit remis à plus tard tant que le bateau proposé par Seabase Canso Offshore Services Ltd. ne serait pas inspecté par un pilote et, s’il était jugé qu’il convenait, sa coque devait faire l’objet d’une inspection plus rigoureuse pour voir si elle était en bon état. Dans son évaluation écrite, le capitaine Stow faisait remarquer ce qui suit :

[traduction] Du point de vue du conflit d’intérêts, il me répugnerait de voir l’un de nos pilotes avoir le monopole des services de bateau-pilote au Cap-Breton, d’autant plus qu’il construit en outre un nouveau bateau pour Terre-Neuve.

L’évaluation a été jointe au procès-verbal de la réunion.

Le conseil s’est réuni plus tard ce jour-là. Il a souscrit à la recommandation du capitaine Stow, à savoir que le marché de North Sydney soit attribué à Cantow Marine Limited, et c’est ce qui a été fait. Il a provisoirement approuvé la soumission de Seabase Canso Offshore Services Ltd. pour le service dans le détroit de Canso, à condition qu’après l’inspection pour le compte de l’Administration, son bateau soit accepté et qu’il soit recommandé de l’utiliser et, en outre qu’un certificat d’inspection de sécurité nautique d’une durée de quatre ans soit obtenu. Il a par la suite été jugé que ce bateau ne convenait pas. Le président et le directeur des opérations ont alors décidé de rejeter toutes les soumissions et ont lancé un nouvel appel d’offres pour des services de bateau-pilote dans le détroit de Canso.

Le nouvel appel d’offres a été annoncé dans les journaux locaux les 27 décembre 1986 et 3 janvier 1987. Entre autres, l’annonce suivante a été publiée dans le Chronicle Herald et dans le Mail-Star de Halifax, le 27 décembre 1986, sous la rubrique [traduction] « Transports Canada—Administration de pilotage de l’Atlantique »:

[traduction] ADMINISTRATION DE PILOTAGE DE L’ATLANTIQUE

BUREAU 1203

TOUR DE LA BANQUE DE MONTRÉAL

HALIFAX (N.-É.)

B3J 1M5

No DE TÉL. : (902) 426-2550

APPEL D’OFFRES No 50

SERVICE DE BATEAU-PILOTE

DÉTROIT DE CANSO

Les soumissions scellées pour le service susmentionné seront reçues par le directeur des opérations de l’Administration de pilotage de l’Atlantique jusqu’à 15 h, le vendredi 16 janvier 1987.

Des cahiers de charges détaillés et des enveloppes de soumissions, ou tout autre renseignement, peuvent être obtenus sur demande au directeur des opérations. Les soumissions doivent être présentées dans les enveloppes fournies par l’Administration.

L’Administration se réserve le droit de rejeter toutes les soumissions ou d’accepter toute soumission qu’elle jugerait plus avantageuse.

Par des lettres portant diverses dates, le capitaine Stow a envoyé le [traduction] « Cahier des charges concernant le service de bateau-pilote—détroit de Canso » à un certain nombre de soumissionnaires possibles. Parmi celles-ci, il y avait la lettre qu’il avait envoyée le 5 janvier 1987 au capitaine Slater. Un numéro de dossier est indiqué dans cette lettre, après quoi figure le « no 50 » puis la mention [traduction] « service de bateau-pilote dans le détroit de Canso ». Le cahier des charges comportait deux pages. Il y était précisé qu’un [traduction] « service de bateau-pilote est requis pour transporter les pilotes jusqu’aux navires qui entrent dans le secteur du détroit de Canso et depuis les navires qui quittent ce secteur, à compter du 1er mars 1987 ». Au paragraphe 1, sont énumérées dix-huit [traduction] « conditions minimums ». Le paragraphe 2 donne des détails au sujet du service requis. Il est suivi par deux paragraphes qui portent tous les deux le numéro 3. Le second de ces paragraphes stipule que le service [traduction] « doit être fourni à la tâche » et que la durée du marché de service est de cinq ans. La clause 3f) du cahier des charges se rapportant aux appels d’offres nos 47 et 48, selon laquelle [traduction] « l’Administration se réserve le droit de rejeter toutes les soumissions ou d’accepter toute soumission qu’elle jugerait plus avantageuse », n’a pas été incluse dans le cahier des charges se rapportant à l’appel d’offres no 50. Enfin, dans sa lettre d’envoi du 5 janvier 1987, le capitaine Stow a dit ceci :

[traduction] Le soumissionnaire doit faire parvenir à l’Administration de pilotage de l’Atlantique, avant 15 h, le 16 janvier 1987, une proposition écrite énonçant les services offerts ainsi qu’un tarif à la tâche. La proposition devrait également comprendre le cahier des charges et le certificat du bateau et de l’équipage.

L’attributaire sera tenu de signer un contrat avec l’Administration de pilotage de l’Atlantique, lequel comprendra les conditions générales énoncées dans les présentes et dans les documents annexés.

En temps et lieu, l’Administration a reçu six soumissions en réponse à l’appel d’offres no 50. Ces soumissions ont été ouvertes lors d’une réunion tenue dans le bureau de l’Administration le 16 janvier 1987. La réunion était présidée par le capitaine Stow. Deux soumissions ont été présentées par l’intimée le jour où la réunion a eu lieu. Dans l’une, au prix de 199 375 $, on proposait l’utilisation continue du Captain Parker[1]; dans l’autre, au prix de 220 904 $, on proposait l’utilisation d’un bateau qui devait être construit « aux fins visées » et qui devait être muni de deux hélices. Une troisième soumission, au prix de 225 000 $, a été présentée par East Coast Marine Services Ltd., qui était une société contrôlée par le capitaine Alexander Gay, et prévoyait l’utilisation du Chapel Hill. Le capitaine Gay avait entretenu une longue relation contractuelle avec l’Administration lorsqu’il s’était agi d’armer un bateau à North Sydney, relation à laquelle l’Administration avait mis fin le 31 décembre 1986[2]. L’avis de résiliation avait été donné par l’Administration au mois de septembre de cette année-là. Le capitaine Stow avait vu le Chapel Hill lors d’un séjour à New York, en juillet 1986, où le bateau avait été mis en rade après avoir été utilisé comme bateau-pilote. À son retour, il avait fait rapport sur ce bateau au capitaine Latter, qui avait manifesté un certain intérêt. Le capitaine Stow a attiré l’attention du capitaine Gay sur le bateau plus tard pendant l’été. En octobre 1986, le capitaine Gay s’est rendu à New York et, pendant qu’il y était, il a décidé d’acheter le bateau en vue de l’offrir pour le service de North Sydney. Il a versé en dépôt la somme de 10 000 $, cette somme devenant déchue si le prix intégral d’achat n’était pas payé. Par suite du rejet de la soumission présentée par le capitaine Gay à l’égard de l’appel d’offres no 47, il semblait que l’acquisition ne se ferait pas, mais une seconde chance d’acheter le bateau s’est présentée, lorsque l’appel d’offre no 50 a été annoncé[3]. James Veitch, qui avait représenté l’intimée lors de la réunion du 16 janvier 1987, a témoigné avoir entendu le capitaine Gay dire ceci au moment où la réunion a pris fin :

[traduction] Je me fiche de ce que vous avez entendu aujourd’hui, je vais obtenir le contrat, et avant la fin de l’année, on pourra mettre la main sur l’autre contrat.

Selon une évaluation des soumissions préparées par le capitaine Stow pour le comité des bateaux-pilotes« dans laquelle il avait converti les prix « à la tâche » par des prix « contractuels » fondés sur 500 voyages« la plus basse et la quatrième soumission la plus basse étaient celles de l’intimée, alors que la deuxième soumission la plus élevée était celle d’East Coast Marine Services Ltd. L’évaluation représentait la meilleure estimation du capitaine Stow au sujet de la façon dont chaque soumissionnaire satisfaisait au cahier des charges[4]. Par conséquent, la fonction initiale du comité des bateaux-pilotes était de déterminer les soumissionnaires qui ne remplissaient pas les conditions. Le comité des bateaux-pilotes a reçu l’évaluation des soumissions que le capitaine Stow avait faite lors de sa réunion du 20 janvier 1987. Le procès-verbal de cette réunion comprend le passage suivant :

[traduction] Les membres estimaient qu’il ne fallait pas tout attribuer au capitaine Slater; il était en train de construire le bateau pour Terre-Neuve et fournissait le service contractuel de bateau-pilote à Sydney.

Les membres ont décidé de présenter les soumissions de Northeast Marine et d’East Coast Marine Services au conseil en vue d’une décision, étant donné qu’à leur avis, le meilleur bateau serait celui d’East Coast Marine Services et que les meilleurs services seraient assurés par Northeast Marine.

Le capitaine T. Pittman, président d’un comité de pilotes du Cap-Breton, qui avait été invité à la réunion, a fait remarquer que les pilotes étaient moins enclins à critiquer un de leurs membres—remarque qui visait de toute évidence le capitaine Slater.

Lors de la réunion du 20 janvier 1987, le conseil a retenu la soumission d’East Coast Marine Services Ltd. Le procès-verbal de cette réunion révèle ceci :

[traduction] Lors de la réunion, on a estimé, à la majorité, qu’il serait imprudent de confier tous les services de bateau-pilote dans une région à une seule société.

Ces procès-verbaux révèlent également que deux membres du conseil (les capitaines Goodyear et Bell) se préoccupaient de la solvabilité de l’intimée, et que les remarques que le capitaine Pittman avait faites au sujet de la sécurité ont été notées. Une résolution du conseil approuvant la soumission présentée par East Coast Marine Services, à quatre (dont le président) contre deux, contenait un attendu qui est ainsi libellé :

[traduction] ATTENDU QUE le conseil d’administration a estimé, à la majorité, qu’il serait imprudent d’accorder un monopole à un seul exploitant à l’égard des services de bateau-pilote pour la région du Cap-Breton …

La résolution dit également qu’à cause de la vitesse supérieure du Chapel Hill, des économies d’environ 10 000 $ seraient faites par rapport au prix estimatif proposé par East Coast Marine Services Ltd. Le conseil a pris sa décision à condition que la société puisse fournir [traduction] « un bateau-pilote de réserve et exécuter toutes les conditions du marché » (soit le marché de service de bateau-pilote qui devait être passé entre l’Administration et l’attributaire).

À l’instruction, l’intimée a contesté la décision qu’avait prise l’Administration de refuser d’attribuer les deux marchés relatifs aux appels d’offres nos 48 et 50. Selon le juge de première instance, l’opposition qu’avait formulée l’intimée à la décision que l’Administration avait prise à l’égard de l’appel d’offres no 48 n’était pas fondée. L’appel ne porte pas sur ce point. Le juge a ensuite examiné la décision que l’Administration avait prise au sujet de l’appel d’offre no 50. Il estimait que l’action intentée par l’intimée se rapportait à une rupture de contrat et non à un délit. Cela étant, il a tiré un certain nombre de conclusions de fait. À la page 393, le juge a conclu qu’il était « irrécusable que le critère prédominant selon lequel les soumissions dans le cadre de l’appel d’offres no 50 ont été évaluées, lors de la réunion du conseil … a été la question du monopole par rapport à la demanderesse … ». À la même page, il a conclu que le directeur des opérations avait cette question à l’esprit depuis la réunion du mois de novembre 1986, qu’il en avait discuté avec le président (soit le capitaine Latter) « à plusieurs reprises » et que la question n’avait jamais été portée à l’attention de l’intimée avant que cette dernière ne présente ses soumissions, le 16 janvier 1987. À la page 395, il a également conclu que l’omission par le conseil d’examiner la seconde soumission de l’intimée relativement à la construction d’un navire à deux hélices—à un prix inférieur à celui d’East Coast Marine Services Ltd.—n’était pas « [à] tous égards … un critère équitable d’évaluation ».

Le juge de première instance a mis l’accent sur la preuve présentée par l’intimée, par suite de laquelle il avait été soutenu qu’« il était prévu d’avance » que le marché de service de bateau-pilote dans le détroit de Canso serait attribué à East Coast Marine Services Ltd. Une partie de cette preuve, soit la déposition de M. Veitch, a déjà été mentionnée. D’autres éléments de preuve du même genre ont été présentés sous la forme d’affidavits disant que le capitaine Stow avait informé le capitaine Pittman que le capitaine Gay obtiendrait le marché si l’écart entre sa soumission et celle du moins-disant était d’au plus 30 000 $; que le capitaine Gay avait déclaré, au moment où il avait présenté sa demande à un établissement de crédit afin d’obtenir un financement par capitaux propres, en janvier 1987, qu’on ne lui avait pas encore attribué un marché de service de bateau-pilote dans le détroit de Canso, mais qu’[traduction] « il était prévu d’avance que le marché lui serait attribué » à condition que [traduction] « l’écart entre sa soumission et celle du moins-disant ou de l’attributaire soit d’au plus 30 000 $ »; et que le capitaine Stow [traduction] «ne voulait pas qu’une seule personne obtienne tous les marchés dans la région ». Ces affiants ont témoigné à l’instruction et ont été assujettis à un contre-interrogatoire vigoureux. À la page 398, le juge de première instance a tiré la conclusion importante ci-après énoncée :

Prenant en considération tous ces facteurs, je conclus qu’il était prévu d’avance, dans l’esprit de la défenderesse, agissant par l’entremise de ses dirigeants et administrateurs compétents, que la demanderesse n’aurait même pas la chance de voir ses soumissions examinées équitablement dans le cadre de l’appel d’offres no 50, à cause des conditions requises, non divulguées, relatives au monopole. Autrement dit, le processus de l’appel d’offres a été truqué au détriment de la demanderesse dès le départ.

À la page 396, le juge de première instance a également conclu que le capitaine Stow n’avait pas joué un rôle purement passif en ce qui concerne l’appel d’offres no 50, par rapport à la soumission d’East Coast Marine Services Ltd. Il a conclu que c’était le capitaine Stow qui avait soulevé la question du monopole relativement à la soumission que l’intimée avait présentée à l’égard de l’appel d’offres no 48 et que c’était lui qui avait signalé au capitaine Gay la possibilité d’utiliser le Chapel Hill, soit le bateau qu’il avait offert en vue de la fourniture des services dans le détroit de Canso. En outre, le juge de première instance a considéré la lettre du 11 septembre 1986, rédigée par le secrétaire de l’Administration pour le compte du capitaine Gay et contenant une « recommandation chaleureuse du capitaine Gay en raison de ses qualités personnelles et de ses compétences », comme un « signe de favoritisme ». Cette lettre a été jointe à la soumission présentée par East Coast Marine Services Ltd. en réponse à l’appel d’offres no 50.

À la page 412, le juge de première instance a tiré cette conclusion importante :

J’ai également conclu que la défenderesse avait truqué l’appel d’offres au détriment de la demanderesse dans le processus de l’appel d’offres no 50 en adoptant comme critères déterminants pour l’attribution du marché des conditions qui écartaient directement la demanderesse et accordaient ainsi injustement la préférence au concurrent East Coast Marine Services Ltd., à qui le marché a été attribué.

Dans ce contexte, le juge a également conclu ceci [à la page 413] :

Il n’y a aucun doute qu’en l’espèce, la demanderesse remplissait toutes les conditions du cahier des charges énoncées dans l’appel d’offres, mais que son offre, qui était la plus basse, n’a pas été retenue à cause des craintes de la défenderesse au sujet du monopole.

LES QUESTIONS LITIGIEUSES

Les questions soulevées par l’Administration, lesquelles sont énoncées dans les arguments écrits de cette dernière, sont ainsi libellées :

[traduction] Il s’agit de savoir :

(1) Si le juge de première instance a interprété la preuve d’une façon erronée en concluant que l’appelante avait imposé une « condition requise concernant le monopole » à l’égard de l’appel d’offres no 50, violant ainsi une condition implicite l’obligeant à traiter tous les soumissionnaires équitablement;

(2) Si le juge de première instance a commis une erreur en concluant que la relation contractuelle qui existait entre l’appelante et l’intimée, à l’égard de l’appel d’offres no 50, renfermait une condition implicite obligeant l’Administration à attribuer le marché de service de bateau-pilote au moins-disant;

(3) Si le juge de première instance a commis une erreur, en concluant que la clause de rejet figurant dans l’appel d’offres no 50 ne s’appliquait pas;

(4) Si le juge de première instance a commis une erreur en concluant qu’il ne convenait pas pour l’appelante de « contourner le paravent » pour voir ce que cachaient les identités juridiques indépendantes des sociétés Slater;

(5) Si le juge de première instance a commis une erreur en quantifiant les dommages comme étant les profits que l’intimée aurait faits si elle s’était vu attribuer le marché de service de bateau-pilote à l’égard de l’appel d’offres no 50; et

(6) Si le juge de première instance a commis une erreur, lorsqu’il a quantifié les dommages découlant du manque à gagner, en concluant que la fourniture de services de bateau-pilote conformément à l’appel d’offres no 50 exigeait l’embauchage de trois membres d’équipage seulement.

ANALYSE

Généralités

L’intimée souscrit au jugement d’instance inférieure sur tous les points sauf un. Elle soutient que le jugement devrait être modifié à cause de l’élément dont le juge de première instance a tenu compte en réduisant le montant des dommages-intérêts qu’il aurait par ailleurs accordé. Il faudra examiner l’argument de l’intimée sur ce point seulement s’il est en premier lieu conclu que la conclusion que le juge de première instance a tirée au sujet de la responsabilité ne devrait pas être modifiée.

Les parties conviennent que le droit, tel qu’il a été énoncé dans l’arrêt R. du chef de l’Ontario et autre c. Ron Engineering & Construction (Eastern) Ltd., [1981] 1 R.C.S. 111, en ce qui concerne la formation de marchés dans le cadre d’un processus d’appel d’offres, s’applique en l’espèce. Cet arrêt se rapportait à un processus d’appel d’offres dans l’industrie de la construction, mais il semblerait n’y avoir aucune raison valable de ne pas appliquer les principes qui y ont été énoncés aux circonstances de l’espèce. Aux pages 122 et 123, le juge Estey a énoncé ces principes comme suit :

La soumission présentée par l’intimée a donné naissance au contrat A. Celui-ci est parfois appelé en droit contrat unilatéral. c.-à-d. un contrat qui résulte d’un acte fait en réponse à une offre, par exemple, de la façon la plus simple : « Je vous paierai un dollar si vous tondez mon gazon ». Il n’y a pas, en droit, d’obligation de tondre le gazon et l’obligation de verser un dollar ne naît que de l’exécution de l’acte mentionné dans l’offre. En l’espèce, l’appel d’offres n’a créé aucune obligation pour l’intimée, ni pour qui que ce soit dans l’industrie de la construction ou hors de celle-ci. Quand une entreprise de construction répond à un appel d’offres … elle le fait en présentant une soumission ou une enchère comme on l’appelle parfois. L’aspect important de l’enchère, en droit, est qu’elle devient immédiatement irrévocable si elle est présentée conformément aux conditions générales de l’appel d’offres et si ces conditions le prévoient. Il n’y a pas de désaccord entre les parties quant à la formule utilisée et à la procédure suivie par l’intimée pour présenter la soumission ni quant à la conformité de celle-ci aux conditions générales de l’appel d’offres. En conséquence, il y a eu formation du contrat A. La condition principale du contrat A est l’irrévocabilité de l’offre, et la condition qui en découle est l’obligation pour les deux parties de former un autre contrat (le contrat B) dès l’acceptation de la soumission. Les autres conditions comportent l’obligation, sous certaines réserves, pour la propriétaire d’accepter la soumission la plus basse, obligation dont l’étendue est déterminée par les conditions générales mentionnées à l’appel d’offres.

Le litige qui oppose les parties ici en cause concerne l’application de ces principes.

L’arrêt Ron Engineering a été appliqué par la Cour dans les arrêts Best Cleaners and Contractors Ltd. c. La Reine, [1985] 2 C.F. 293(C.A.), et Canamerican Auto Lease and Rental Ltd. c. Canada, [1987] 3 C.F. 144(C.A.). Il a également été appliqué par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans l’arrêt Chinook Aggregates Ltd. v. Abbotsford (Mun. Dist.), [1990] 1 W.W.R. 624. Ces décisions montrent qu’en plus des obligations incombant au propriétaire, par suite des modalités d’un appel d’offres, cette personne a l’obligation, comme le juge Mahoney, J.C.A., l’a dit dans l’arrêt Best Cleaners, précité, à la page 306, « de n’accorder un contrat qu’en conformité des modalités de l’appel d’offres ». Bien qu’il fût dissident, le juge Pratte, J.C.A., a exprimé, à la page 300, l’avis selon lequel l’arrêt Ron Engineering, précité, ne dit pas qu’on suppose l’existence d’une condition implicite dans le contrat A, mais qu’il faut supposer l’existence d’une condition de façon à imposer au propriétaire qui présente un appel d’offres « l’obligation de traiter équitablement tous les soumissionnaires et de n’accorder à aucun d’entre eux un avantage indu sur les autres ». Cette opinion a été adoptée par le juge Legg, J.C.A., dans l’arrêt Chinook Aggregates, précité, à la page 629. En l’espèce, il n’existe pas de désaccord quant au fait que l’existence de pareille condition a à juste titre été supposée dans le contrat A qui a pris naissance le 16 janvier 1987, au moment où l’intimée a présenté ses soumissions.

On ne peut supposer l’existence d’une condition implicite dans un contrat écrit que dans des circonstances exceptionnelles, et ce, à cause de la ligne de conduite légitime selon laquelle les parties devraient être tenues de respecter les conditions expresses de leur contrat et non se voir imposer des conditions qu’elles ne prévoyaient pas. Les circonstances dans lesquelles on peut supposer l’existence d’une condition implicite sont examinées par le juge Le Dain dans l’arrêt Société hôtelière Canadien Pacifique Ltée c. Banque de Montréal, [1987] 1 R.C.S. 711. Des trois catégories que le juge mentionne, aux pages 762 à 767, l’une est fondée sur l’intention présumée des parties, à savoir que pareille condition est nécessaire afin de donner au contrat une « efficacité commerciale ». Parmi les exemples que le juge donne de cas qui peuvent être rangés dans cette catégorie, il y a l’arrêt Miller v. Hancock, [1893] 2 Q.B. 177 (C.A.), que lord Salmon a cité en l’approuvant dans l’arrêt Liverpool City Council v. Irwin, [1977] A.C. 239 (H.L.), à la page 263, lorsqu’il a dit ceci :

[traduction] J’ai du mal à concevoir de terme implicite plus nécessaire qu’un terme sans lequel l’opération dans son ensemble deviendrait futile, inefficace et absurde …

Un autre arrêt est l’arrêt Shirlaw v. Southern Foundries (1926), Ld., [1939] 2 K.B. 206 (C.A.), à la page 227, dans lequel le lord juge MacKinnon a exprimé l’opinion maintenant généralement acceptée selon laquelle une condition implicite peut être présumée lorsque la chose est [traduction] « si évidente que cela va sans dire ». En l’espèce, le juge de première instance a retenu le témoignage du capitaine Latter selon lequel l’Administration voulait que chaque soumissionnaire ait « des chances égales dans le cadre du processus de l’appel d’offres ».

Les circonstances qui existaient dans les décisions susmentionnées ont donné lieu à la nécessité de supposer l’existence d’une condition implicite dans un contrat afin de rendre celui-ci commercialement efficace. À mon sens, ce n’est pas le but précis de l’obligation voulant que les soumissionnaires soient traités d’une façon équitable. Cette obligation a parfois été qualifiée d’implicite, mais elle peut également être considérée comme une obligation judiciaire dont le but et l’objet est de préserver l’intégrité du processus d’appel d’offres.

Dans tout appel d’une décision rendue en première instance, une autre considération importante entre en ligne de compte. En règle générale, la Cour ne doit pas modifier les conclusions de fait. La portée du principe a plus récemment été résumée dans l’arrêt Toneguzzo-Norvell (Tutrice à l’instance de) c. Burnaby Hospital, [1994] 1 R.C.S. 114, à la page 121, où le juge McLachlin a dit ceci :

Il est maintenant bien établi qu’une cour d’appel ne doit modifier les conclusions d’un juge de première instance sur des questions de fait que si celui-ci a commis une erreur manifeste et dominante. En principe, une cour d’appel n’interviendra que si le juge a commis une erreur manifeste, s’il n’a pas tenu compte d’un élément de preuve déterminant ou pertinent, s’il a mal compris la preuve ou en a tiré des conclusions erronées : voir P. (D.) c. S. (C.), [1993] 4 R.C.S. 141, aux pp. 188 et 189 (le juge L’Heureux-Dubé), et toute la jurisprudence qui y est citée, de même que les arrêts Geffen c. Succession Goodman, [1991] 2 R.C.S. 353, aux pp. 388 et 389 (le juge Wilson), et Stein c. Le navire « Kathy K », [1976] 2 R.C.S. 802, aux pp. 806 à 808 (le juge Ritchie). Une cour d’appel n’est manifestement pas autorisée à intervenir pour le simple motif qu’elle perçoit la preuve différemment. Il appartient au juge de première instance, et non à la cour d’appel, de tirer des conclusions de fait en matière de preuve.

Je n’interprète pas ces remarques comme ayant pour effet de rejeter l’une quelconque des raisons qui sous-tendent les principes que le juge McLachlin résume ainsi succinctement. Il semblerait que ce soit le cas, étant donné qu’elle se fonde sur l’arrêt Stein et autres c. « Kathy K » et autres (Le navire), [1976] 2 R.C.S. 802, dans lequel le juge Ritchie, aux pages 806 à 808, a cité un certain nombre d’arrêts anglais—Sir Robert Peel, The (1880), 4 Asp. M.L.C. (N.S.) 321 (C.A.); Clarke v. Edinburgh and District Tramways Co., [1919] S.C. 35 (H.L.) Hontestroom (S.S.) v. Sagaporack (S.S.), [1927] A.C. 37 (H.L.); Powell v. Streatham Manor Nursing Home, [1935] A.C. 243 (H.L.) et sur l’arrêt Prudential Trust Co. et al v. Forseth, [1960] R.C.S. 210, de la Cour suprême du Canada. Cette Cour a depuis lors répété avec insistance, comme le montre de fait l’arrêt Toneguzzo-Norvell, précité, que la cour d’appel doit se rappeler l’avantage que possède le juge de première instance en sa qualité de juge des faits et qu’elle ne doit modifier pareilles conclusions que dans des cas exceptionnels. Un problème particulier se pose pour le tribunal de contrôle, lorsque la crédibilité des témoins est contestée ou même lorsqu’on estime que les témoins exagèrent ou sont portés à avoir une attitude partisane.

Les raisons sur lesquelles est fondé le principe de non-intervention sont énoncées dans les décisions que je viens de mentionner. Je citerai un autre arrêt pour illustrer la chose. Dans l’arrêt Watt or Thomas v. Thomas, [1947] A.C. 484 (H.L.), un grand nombre des décisions anglaises antérieures ont de nouveau été examinées. Chaque lord qui a entendu l’affaire s’est prononcé sur ce point. Je veux ici faire appel aux remarques de lord Macmillan et de lord Simonds, qui nous ont rappelé les difficultés auxquelles fait face la cour d’appel lorsqu’elle examine des conclusions de fait et la prudence dont elle doit faire preuve dans l’exécution de cette tâche. L’une de ces difficultés découle du fait que la cour d’appel doit effectuer son examen en se fondant sur une transcription. L’importance de ce fait a été soulignée par lord Macmillan, aux pages 490 et 491 :

[traduction] Le tribunal d’appel ne dispose que de la transcription des témoignages. S’il s’agissait de toute la preuve, on pourrait dire que les juges du tribunal d’appel ont le droit et sont en mesure de tirer leurs propres conclusions à partir de la preuve. Mais ce n’est qu’une partie de la preuve. Ce qu’il manque, c’est la preuve du comportement des témoins, leur franchise ou leur esprit partisan, ainsi que tous ces éléments accessoires si difficiles à décrire qui composent l’atmosphère du procès même. Le juge de première instance bénéficie de cette aide pour tirer des conclusions, mais le tribunal d’appel en est démuni. Tant que la preuve reste sur papier, il arrive fréquemment qu’elle donne ouverture à une décision dans un sens comme dans l’autre. Si tel est le cas, ce qui semble l’être en l’espèce, la décision du juge de première instance, qui a bénéficié d’avantages dont le tribunal d’appel ne dispose pas, prend une importance incontestable et ne devrait pas être modifiée.

Il me semble également opportun de citer ici un passage des remarques que lord Simonds a faites parce que, comme je le noterai, sauf dans certains cas précis, le juge de première instance n’a fait aucune observation défavorable au sujet de la crédibilité des témoins dont la déposition, si elle avait été retenue, aurait bien pu l’amener à tirer une conclusion différente. Lord Simonds fait observer ce qui suit, à la page 492, en réponse à l’argument invoqué par l’avocat :

[traduction] Je serais heureux de mettre cette affaire de côté si ce n’était de certaines critiques que l’avocat de l’intimé a formulées dans son exposé fort savant et sincère. En se fondant sur la déposition de certains témoins cités pour le compte de l’intimé (que je n’ai pas à nommer), il a dit que le lord Ordinary était arrivé à une conclusion tout à fait contraire à leur déposition; pourtant, il n’avait pas expressément déclaré qu’il ne considérait pas leur déposition comme véridique et, de fait, il n’a fait aucun commentaire défavorable à ce sujet. On a invité Vos Seigneuries à conclure que le juge a oublié ce témoignage ou n’en a pas tenu compte et de déclarer que son jugement en a été vicié. À mon avis, il s’agit d’une critique essentiellement mal fondée. Le juge de première instance a tiré certaines conclusions de fait; à moins de motif contraire très convaincant, Vos Seigneuries ont le droit et sont tenues de présumer qu’il a tenu compte de l’ensemble de la preuve. Si sa conclusion est incompatible avec la déposition de certains témoins, mais qu’il ne les qualifie pas directement de faux témoins, cela ne signifie pas nécessairement qu’il les a oubliés ou n’en a pas tenu compte; la présente affaire en est un exemple pertinent, car je comprends bien pourquoi le lord Ordinary, tout en n’acceptant pas son témoignage, n’a pas jugé bon de passer des commentaires désobligeants sur au moins l’un des témoins en cause.

En outre, il a été jugé que la cour d’appel ne devrait pas modifier les conclusions tirées en première instance lorsque le seul point litigieux porte sur l’interprétation de la preuve dans son ensemble (Métivier c. Cadorette, [1977] 1 R.C.S. 371). Cela est particulièrement vrai lorsque la crédibilité des témoins est contestée.

Interprétation erronée de la preuve

J’examinerai maintenant la première question soulevée par l’Administration. Il est soutenu que le juge de première instance a interprété la preuve d’une façon erronée en concluant que l’Administration avait imposé une « condition requise concernant le monopole ». Je conviens que le juge de première instance a commis une erreur dans la façon dont il a traité certains éléments de preuve lorsqu’il a dit, à la page 381, que le procès-verbal de la réunion du comité des bateaux-pilotes du 18 novembre 1986 avait été « signé par le capitaine Stow » et qu’il se terminait par la remarque précitée tirée de l’évaluation écrite que le capitaine Stow avait présentée le même jour. Cette évaluation a été jointe au procès-verbal. Le juge de première instance a également commis une erreur lorsqu’il a conclu plus loin, à la page 385, que le comité des bateaux-pilotes avait « réitéré » la crainte du capitaine Stow lors de la réunion qu’il avait tenue le 20 janvier 1987. La question du monopole a été soulevée lors de la seconde réunion du comité des bateaux-pilotes; il n’est pas établi qu’elle ait été examinée lors de la première réunion.

D’autre part, je ne puis déceler aucune erreur dans les conclusions que le juge de première instance a tirées à la page 393, à savoir que la question du monopole n’avait peut-être pas été « soulevée franchement » avant la réunion que le conseil avait tenue en janvier 1987, mais que « le directeur des opérations l’avait vraiment à l’esprit » depuis la réunion du mois de novembre 1986 et qu’« il en avait discuté avec le président à plusieurs reprises ». Ces conclusions sont étayées par la preuve. Selon la preuve, le capitaine Stow avait fait part au capitaine Latter de ses préoccupations au sujet du monopole même avant que le conseil se réunisse en novembre, lorsque les soumissions relatives aux appels d’offres nos 47 et 48 ont été examinées[5]. Il importe de se rappeler que le capitaine Stow et le capitaine Latter entretenaient d’étroites relations de travail. La chose est prévue par les règlements administratifs de l’Administration. Étant donné que le capitaine Stow n’avait pas d’expérience antérieure relativement aux offres de service de bateau-pilote (il occupait le poste de directeur des opérations depuis le 1er avril 1986), il devait compter sur le président du conseil pour l’aider à suivre le processus et ce dernier lui donnait la plupart des instructions[6]. Le capitaine Stow relevait du capitaine Latter au sein de l’Administration. Il ne faut pas omettre de tenir compte de tout cela et, de fait, de la preuve dans son ensemble en examinant les conclusions du juge de première instance. Ce dernier semble avoir interprété la preuve d’une façon erronée en ce qui concerne la signature du procès-verbal de la réunion du 18 novembre 1986 et une partie de son contenu, mais ce n’est pas la seule preuve sur laquelle il a fondé ses conclusions au sujet du monopole et de la façon inéquitable dont les soumissionnaires avaient été traités dans le cadre du processus d’appel d’offres. La question du monopole a clairement été soulevée et minutieusement examinée lors de la réunion que le comité des bateaux-pilotes a tenue le 20 janvier 1987 et lors de la réunion du conseil qui a suivi.

La preuve qui, si elle avait été retenue, aurait pu jeter une lumière différente sur la question du « monopole » au point de vue de l’Administration, en laissant peut-être entendre que celle-ci découlait d’une appréhension valable de conflit d’intérêts et de la nécessité pour l’Administration de prendre une décision commerciale prudente, a de toute évidence été rejetée par le juge de première instance. Les éléments de cette preuve peuvent être résumés. Les règlements administratifs de l’Administration autorisaient l’un de ses pilotes à offrir son propre bateau, mais cela pouvait donner lieu à un soi-disant « conflit d’intérêts » puisque les autres pilotes hésiteraient à se plaindre de la qualité du service; l’Administration se préoccupait principalement de la sécurité à bord de l’un ou l’autre des bateaux-pilotes, et non du coût[7], le fait qu’un autre membre du groupe de sociétés Slater—Chedabucto Shipwrights Limited—qui, à ce moment-là, avait passé un marché avec l’Administration en vue de la construction d’un nouveau bateau-pilote qui devait être utilisé dans la région de Terre-Neuve, faisait face à des difficultés financières; le Chapel Hill était un bateau plus rapide et les coûts à la tâche seraient moins élevés; l’attribution du marché à l’intimée pourrait poser des problèmes cinq ans plus tard, compte tenu de l’absence de concurrence. Bien sûr, il était loisible au juge de première instance de retenir cette preuve et, s’il l’avait fait, la position de l’appelante aurait pu être renforcée. Il reste que le juge a préféré d’autres éléments de preuve, selon lesquels la véritable raison pour laquelle le contrat B avait été attribué à East Coast Marine Services Ltd. n’était pas attribuable à ces préoccupations ou à d’autres préoccupations, mais au fait qu’on voulait favoriser cette société au détriment de l’intimée, et ce, d’une façon inéquitable. Le juge de première instance a remarqué que la seconde soumission de l’intimée, selon laquelle un bateau construit aux fins visées, équipé de deux hélices devait être construit, n’a apparemment pas été examinée par le conseil de l’Administration lors de la réunion du 20 janvier 1987, même si cette soumission était inférieure d’environ 4 000 $ à celle de l’attributaire, East Coast Marine Services Ltd., dont le Chapel Hill était équipé de deux hélices.

Je ne doute aucunement que la conclusion tirée par le juge de première instance au sujet de la question du monopole est liée à la conclusion selon laquelle il était « prévu d’avance » que le marché de service de bateau-pilote dans le détroit de Canso serait attribué à East Coast Marine Services Ltd. Comme le juge l’a lui-même dit (à la page 412), « la défenderesse avait truqué[8] l’appel d’offres au détriment de la demanderesse … en adoptant comme critères déterminants … des conditions qui écartaient directement la demanderesse et accordaient ainsi injustement la préférence au concurrent East Coast Marine Services Ltd., à qui le marché a été attribué ». J’ai déjà parlé de la preuve sur laquelle cette conclusion était fondée. Il n’est pas nécessaire d’en faire de nouveau mention. Elle comprenait le fait que le juge avait retenu la déposition de M. Veitch plutôt que celle du capitaine Stow, en ce qui concerne la remarque précitée que le capitaine Gay avait faite en quittant la salle dans laquelle les soumissions avaient été ouvertes le 16 janvier 1987. Il s’agit d’une raison additionnelle pour la Cour de ne pas modifier la conclusion. La preuve comprenait la lettre du 11 septembre 1986, qui avait été rédigée par l’Administration pour le compte du capitaine Gay quelque temps avant les appels d’offres pour le service à North Sydney et dans le détroit de Canso. Je conviens que cette lettre aurait pu être interprétée différemment, mais il incombait au juge de première instance de l’apprécier et de la soupeser à la lumière de la preuve et de toute impression qu’il pouvait avoir au sujet de la fiabilité des témoins. Indépendamment de cela, comme il en a déjà été fait mention, cette lettre n’était de toute évidence pas la seule preuve de traitement inéquitable dont disposait le juge de première instance. À mon avis, la preuve dans son ensemble peut raisonnablement être considérée comme justifiant la conclusion selon laquelle il était prévu d’avance que le marché B serait attribué à East Coast Marine Services Ltd.

Le capitaine Latter, qui était à la fois un témoin important pour le compte de l’Administration et le titulaire d’un poste-clé en sa qualité de président de l’Administration ayant une voix prépondérante aux réunions du conseil, a catégoriquement rejeté l’affirmation de l’intimée selon laquelle le processus d’appel d’offres était truqué à son détriment et favorable à l’attributaire. Comme les conclusions qu’il a tirées le montrent clairement, le juge de première instance a clairement rejeté cette preuve. La conclusion du juge de première instance selon laquelle le directeur des opérations avait discuté de la question du monopole avec le capitaine Latter à plusieurs reprises entre le mois de novembre 1986 et le 20 janvier 1987, est étayée par la preuve et n’a pas été contestée par l’Administration. La preuve montre également que ces deux hommes avaient discuté de la question du monopole même avant que les offres nos 47 et 48 soient examinées par le conseil, en novembre 1986. Je veux ici souligner que la décision que l’Administration a prise le 20 janvier 1987 n’était pas unanime. Les voix étaient partagées : quatre pour, deux contre. Parmi les membres qui étaient favorables, il y avait le capitaine Latter. De fait, il lui incombait de déterminer lequel des deux soumissionnaires restants serait retenu. Si les voix avaient été partagées à trois contre trois, le président aurait pu se prévaloir de sa voix prépondérante. Cela le mettait dans une position-clé à titre de décideur. Cette circonstance n’a pas été expressément traitée par le juge de première instance, mais cela ne veut pas dire qu’il ne l’a pas prise en considération dans sa décision.

Tout ce qui précède me fait conclure que le juge de première instance n’a pas interprété la preuve d’une façon erronée. J’ai l’impression, d’après le jugement, que le juge a fondé ses conclusions sur l’ensemble de la preuve présentée lors de l’instruction très longue qui avait eu lieu ainsi que sur son appréciation de la fiabilité des témoins. À mon avis, le processus par lequel le juge de première instance en arrive à des conclusions de fait est difficile, sinon impossible, à reproduire dans une cour d’appel, même à l’aide des motifs écrits. J’ai mentionné une erreur particulière, mais je ne la considère pas comme étant à la fois manifeste et dominante. Dans l’ensemble, je suis convaincu que les conclusions du juge de première instance sont étayées par la preuve et que ce dernier n’a pas abusé de l’avantage dont il jouissait.

Condition implicite—moins-disant remplissant les conditions

Le deuxième motif de contestation est fondé sur le fait que le juge de première instance aurait commis une erreur en concluant, à la page 413, que le contrat A que les parties avaient passé renfermait une condition implicite ou l’obligation d’attribuer le contrat B au moins-disant qui remplissait les conditions. À mon avis, le fait que le juge de première instance a supposé l’existence de pareille condition implicite n’était pas essentiel à la conclusion selon laquelle le contrat A avait été violé. Il semble que cette conclusion ne faisait que renforcer l’opinion du juge à ce sujet. Toutefois, il semble clair que l’opinion selon laquelle l’Administration était obligée d’attribuer le contrat B à l’intimée en sa qualité de moins-disant qui remplissait les conditions a influé sur la façon dont le juge de première instance a abordé la question des dommages-intérêts. Ainsi, à la page 422, le juge a conclu que l’Administration « savait que la demanderesse réglerait sa conduite sur le principe de l’offre la plus basse en réponse à l’appel d’offres no 50 ». Je conviens qu’il faut examiner cette question, mais il est préférable d’attendre que la question des dommages-intérêts soit réglée.

Efficacité de la « clause de rejet »

L’Administration conteste ensuite la conclusion du juge de première instance selon laquelle la « clause de rejet »—qui figurait dans les annonces de l’appel d’offres no 50 parues dans les journaux, mais non dans le cahier des charges—n’autorisait pas l’Administration à « ne pas tenir compte des conditions implicites des contrats préliminaires ». Le juge semble ici avoir eu à l’esprit tant l’exigence voulant que tous les soumissionnaires soient traités équitablement que celle voulant que le marché soit attribué au moins-disant qui remplissait les conditions. Il est opportun de citer de nouveau la clause de rejet :

[traduction] L’Administration se réserve le droit de rejeter toutes les soumissions ou d’accepter toute soumission qu’elle jugerait plus avantageuse.

Cette clause n’a pas été incluse dans le cahier des charges qui a été envoyé à l’intimée le 5 janvier 1987, mais je suis convaincu que cette dernière l’a acceptée en présentant ses soumissions le 16 janvier 1987. L’annonce contenant la clause a été placée dans des quotidiens connaissant une large diffusion à Halifax et au Cap-Breton, où le capitaine Slater habitait alors. Pendant le contre-interrogatoire, le capitaine Slater a convenu qu’il avait probablement vu l’annonce et qu’elle avait la même forme que celles qui avaient déjà été publiées par l’Administration. L’annonce parlait expressément de l’[traduction] « appel d’offres no 50 », soit le numéro qui figurait dans la lettre que l’Administration avait envoyée au capitaine Slater le 5 janvier 1987, à laquelle était joint le cahier des charges de deux pages. Cette lettre, le cahier des charges lui-même et l’annonce désignaient chacun le service pour lequel on demandait des soumissions sous le nom de [traduction] « Service de bateau-pilote » dans le détroit de Canso. Le juge de première instance n’a pas expressément conclu que cette clause figurait dans le contrat A, mais il semble avoir supposé qu’elle y était ainsi incluse. L’ensemble de la preuve me convainc que cette clause a été incorporée dans le contrat A au moment où celui-ci a pris naissance, le 16 janvier 1987. En effet, si j’applique l’analyse qui a été effectuée dans l’arrêt Ron Engineering, la clause a été incluse dans l’« offre » de l’Administration; l’« acceptation » par l’intimée s’est faite au moyen de la présentation de soumissions.

Il s’agit essentiellement de savoir si le juge de première instance a commis une erreur dans la façon dont il a traité la clause de rejet. Les raisons données pour ce faire sont les suivantes (à la page 413) :

Je fais mien le raisonnement du juge Legg dans l’affaire Chinook Aggregates Ltd. v. Abbotsford (Mun. Dist.), précitée, selon lequel la défenderesse, en assortissant son appel d’offres de conditions requises, relativement au monopole, qui n’ont pas été divulguées, s’est privée des avantages que lui procurait la clause d’exonération car il ne serait pas équitable de permettre que cette clause l’emporte sur l’obligation contractuelle de traiter équitablement tous les soumissionnaires.

Dans l’arrêt Chinook Aggregates, précité, il a été soutenu qu’une clause de dénégation ou de privilège stipulant que la [traduction] « soumission la plus basse ne sera pas nécessairement acceptée, ni aucune autre soumission » permettait au propriétaire d’accorder la préférence aux entrepreneurs locaux même si les appels d’offres ne précisaient pas qu’il en serait ainsi. L’argument a été rejeté par le juge Legg, J.C.A., qui a dit ceci, aux pages 628-629 :

[traduction] Je ne peux pas accepter l’argument de l’avocat que la clause de privilège a donné à l’appelante le droit de choisir de préférence un entrepreneur local si cette préférence n’a pas été révélée ou énoncée dans les documents d’appel d’offres. Cette partie du raisonnement dans l’arrêt Ron Engr., supra, et le raisonnement dans l’affaire M.S.K. Fin. Services Ltd., précitée, appliquant une clause de privilège et invoqués par l’appelante, reposent sur la proposition que les documents d’appel d’offres renferment toutes les conditions qui seront insérées dans le contrat A quand un soumissionnaire aura présenté son offre en réponse à ces documents. Le concept est basé sur le principe de l’offre et de l’acceptation en droit des contrats. Mais si l’appelante assortit son appel d’offres d’une condition, comme en l’espèce, et que l’intimée n’en est pas informée, l’appelante ne peut pas faire valoir que la clause de privilège a indiqué clairement au soumissionnaire intimé qu’il a conclu un contrat conforme aux conditions expresses de cette clause … Permettre à l’appelante d’affirmer que la clause de privilège était déterminante ne serait pas équitable si elle s’était réservé le droit de donner la préférence à un entrepreneur local …

Pour les raisons que j’ai déjà énoncées lorsqu’il s’est agi d’imposer une obligation de traitement équitable, j’estime que la clause de rejet n’était pas destinée à s’appliquer de façon à annuler cette obligation. S’il en était autrement, l’obligation n’atteindrait pas le but réellement visé, à savoir préserver l’intégrité du processus d’appel d’offres en empêchant l’attribution du contrat B pour un motif autre que celui qui était énoncé dans les appels d’offres sur lequel le contrat A était fondé. L’avocate de l’Administration concède de fait que la clause de rejet ne pourrait pas l’emporter sur l’obligation de traitement équitable s’il ressortait de la preuve que l’Administration omettait d’une certaine façon d’agir en toute bonne foi à l’endroit de l’intimée dans le cadre du processus d’appel d’offres. Cela est conforme aux opinions que le juge Denault a exprimées dans l’arrêt Glenview Corp. c. Canada (Ministre des Travaux Publics) (1990), 44 Admin. L.R. 97 (C.F. 1re inst.), à la page 104, à savoir que « la Cour doit faire preuve de vigilance pour s’assurer que la Couronne agit en toute bonne foi et ne cherche pas, de fait, à contourner le processus d’appel d’offres ». À mon avis, les conclusions que le juge de première instance a tirées, à savoir que l’appel d’offres no 50 était « truqué » au détriment de l’intimée et qu’il était prévu « d’avance » que le marché serait attribué à East Coast Marine Services Ltd., montrent amplement que, dans ce cas-ci, les soumissionnaires n’ont pas été traités d’une façon équitable. À mon avis, la clause de rejet ne peut donc pas protéger l’Administration contre l’accusation selon laquelle elle avait violé le contrat A en omettant de s’acquitter de l’obligation qui lui incombait de traiter les soumissionnaires d’une façon équitable.

Bien sûr, en l’absence de traitement inéquitable, la clause de rejet aurait permis à l’Administration d’effectuer un choix parmi les diverses soumissions présentées, et ce, indépendamment de la question de savoir si la soumission retenue était la plus basse ou même la plus haute, ou encore de rejeter toutes les soumissions à condition, bien sûr, qu’il soit jugé que cela était [traduction] « plus avantageux ». Dans ce cas-ci, puisqu’il a été établi que les soumissionnaires avaient été traités d’une façon inéquitable, la clause de rejet n’autorisait pas l’Administration à rejeter la soumission de l’intimée si la chose n’était pas jugée plus avantageuse, mais, comme le juge de première instance l’a conclu, découlait du désir de favoriser inéquitablement l’attributaire.

Il reste à savoir si, malgré les opinions que je viens d’exprimer, la clause de rejet m’empêche de conclure à l’existence d’une condition implicite voulant que le contrat B soit attribué à l’intimée, en sa qualité de moins-disant remplissant les conditions. Il me reste à trancher la question de savoir si pareille obligation existe parce que, comme je l’ai dit, elle n’ajoute rien à la détermination de la question de savoir si l’Administration a violé le contrat A. Toutefois, cette question peut influer sur les dommages-intérêts qui peuvent être recouvrés par suite de la rupture de ce contrat. Pour plus de commodité, elle est remise à plus tard, en attendant que la question des dommages-intérêt soit examinée.

Le paravent de la société

La quatrième question se rapporte à l’opinion que le juge de première instance a exprimée, à savoir que le conseil de l’Administration avait arbitrairement contourné le paravent de la société intimée en tenant compte d’éléments de preuve qui laissaient entendre qu’une autre société du capitaine Slater—Chedabucto Shipwrights Limited—était insolvable. Deux membres du conseil en particulier, les capitaines Goodyear et Bell, pensaient que cette situation reflétait l’insolvabilité de l’intimée elle-même. L’erreur alléguée, dit-on, a amené le juge de première instance à conclure que l’intimée elle-même n’était pas insolvable.

Étant donné que l’intimée est une personne juridique distincte, sa situation juridique devrait normalement être respectée. Selon l’analyse effectuée par le juge, le paravent de la société intimée ne pouvait pas être contourné à moins qu’il ne soit prouvé que la structure du groupe de sociétés Slater avait été « conçue délibérément soit pour réaliser un dessein frauduleux, soit par suite d’une collusion ». Selon la preuve, Chedabucto Shipwrights Ltd. avait fait l’objet d’une action en forclusion, mais elle avait néanmoins pu achever avec succès la construction d’un nouveau bateau-pilote destiné à être utilisé dans la région de Terre-Neuve. Malgré l’opinion que le juge de première instance a exprimée au sujet du droit, ses conclusions finales laissent entendre qu’il s’est arrêté aux préoccupations de deux membres de l’Administration. Ces conclusions figurent aux pages 397 et 398 :

À mon avis, aucune preuve convaincante ne justifie la conclusion des capitaines Goodyear et Bell que [traduction] « la solvabilité de Northeast Marine était douteuse ». Au mieux, cette affirmation peut être considérée comme rien d’autre qu’une supposition tirée par les cheveux, fondée sur une information de seconde main concernant les difficultés financières qui auraient assailli Chedabucto Shipwrights. Et aucune preuve n’a été fournie, selon moi, qui puisse étayer l’appréhension de la défenderesse quant à l’effet à long terme de l’attribution du marché dans le cadre de l’appel d’offres no 50, c’est-à-dire l’élimination de la concurrence dans l’avenir pour les services de bateau-pilote dans la région du Cap-Breton et l’augmentation du risque de chantage de la part du capitaine Slater ou de son groupe de sociétés.

En effet, compte tenu de la preuve, le juge de première instance n’était tout simplement pas convaincu que les préoccupations qui avaient été exprimées par ces deux membres du conseil lors de la réunion du 20 janvier 1987 étaient fondées. En fin de compte, comme nous l’avons vu, à part les économies réalisées, la raison que le conseil a énoncée dans sa résolution majoritaire à l’appui du rejet de la soumission de l’intimée ne se rapportait pas à la solvabilité de cette dernière, mais au fait qu’il [traduction] « serait imprudent d’accorder un monopole à un seul exploitant à l’égard des services de bateau-pilote pour la région du Cap-Breton ».

Les dommages-intérêts

Le juge de première instance a évalué les dommages-intérêts après avoir longuement examiné le droit et la preuve. Sa décision est contestée par les deux parties. L’Administration maintient que les dommages-intérêts doivent être limités aux frais que l’intimée avait engagés pour présenter sa soumission du 16 janvier 1987, et que le juge de première instance a donc eu tort d’accorder des dommages- intérêts pour le manque à gagner découlant du fait que le contrat B n’avait pas été attribué à l’intimée. De son côté, l’intimée dit que le montant accordé n’est pas suffisant parce que le juge de première instance a réduit dans une trop large mesure le montant qu’il aurait par ailleurs accordé.

J’ai déjà parlé du fait que l’opinion selon laquelle le contrat A renfermait une condition implicite obligeant l’Administration à attribuer le contrat B au moins-disant qui remplissait les conditions avait influé sur la décision du juge de première instance à cet égard. C’était l’un des facteurs dont ce dernier avait tenu compte, comme le montre le passage suivant (aux pages 421 et 422) :

À mon avis, selon la prépondérance des probabilités, la preuve établit avec un degré de certitude suffisant que la demanderesse a présenté une soumission, en réponse à l’appel d’offres no 50, en s’attendant vraiment à réaliser ainsi un profit ou à faire une affaire rentable tout au long de la durée du marché si celui-ci lui était attribué et que la privation de ce profit était quelque chose que la défenderesse aurait dû raisonnablement prévoir ou envisager lors de la conclusion du contrat, selon le cours normal des choses, comme conséquence probable de la rupture du contrat préliminaire A. Par conséquent, je ne peux pas conclure que les dommages-intérêts réclamés par la demanderesse à l’égard du manque à gagner, soit le préjudice lié à son expectative raisonnable, sont trop éloignés selon le premier volet du critère énoncé dans l’arrêt Hadley v. Baxendale [(1854), 156 E.R. 145 (Ex. Ct.)] ou pour une autre raison. La défenderesse avait l’habitude de la tenue d’appels d’offres à l’égard de la fourniture de services de bateau-pilote, elle connaissait la demanderesse et la nature de son activité et elle savait que la demanderesse réglerait sa conduite sur le principe de l’offre la plus basse en réponse à l’appel d’offres no 50. En conséquence, je suis arrivé à la conclusion que la défenderesse doit être présumée avoir raisonnablement prévu les conséquences probables de la rupture de son contrat avec la demanderesse. [Je souligne.]

Le juge de première instance a examiné passablement à fond les arguments qui militaient en faveur ou à l’encontre d’une présomption selon laquelle il existait une condition implicite relative au « moins-disant qui remplissait les conditions ». Il a d’abord examiné certaines dispositions des règlements administratifs de l’Administration et du manuel des appels d’offres qui y est mentionné. Ni l’un ni l’autre de ces documents n’exigeait expressément l’attribution de quelque marché au moins-disant qui remplissait les conditions, mais le juge de première instance a exprimé l’avis (à la page 392) que ni l’un ni l’autre « [n’]écartent nécessairement une obligation implicite … d’accepter l’offre la plus basse en cas d’appel d’offres public, si le coût ou le prix est le principal ou le seul critère ». Cette dernière expression se trouve dans le manuel, sous la rubrique « Ouverture des appels d’offres ». La politique qui y est exposée exige que tout appel d’offres publié dans les journaux « soit ouvert au public à moins que la condition requise soit celle pour laquelle les coûts représentent le principal et unique critère ».

Le juge de première instance a en outre tenu compte du fait que l’affaire se rapportait à « un appel d’offres public, lancé par une société d’État et concernant la fourniture de services de bateau-pilote, pour lequel le coût ou le prix devait être un critère important de l’évaluation des soumissions, et [que] cette société d’État devait en définitive rendre compte de sa gestion devant le Parlement fédéral » (à la page 413)[9]. À son avis, c’est ce qui ressortait implicitement du libellé du manuel des appels d’offres ainsi que « du poids de la preuve ». Le juge a en outre été influencé par ce qu’il a décrit, à la page 413, comme « la pratique [de] l’attribution au moins-disant » qui était établie au sein de l’Administration. Il s’est fondé sur la déposition que le capitaine Slater avait faite lors du nouvel interrogatoire principal. Selon cette déposition, telle qu’elle a été résumée par le juge à la page 413, « ils s’attendaient à être traités équitablement et ils avaient présumé qu’ils obtiendraient vraisemblablement le marché, vu le principe de l’attribution au moins-disant et le fait qu’ils possédaient le bon matériel ».

Plus haut dans ses motifs (à la page 402), le juge de première instance a cité la remarque suivante que le juge Legg, J.C.A., avait faite dans l’arrêt Chinook Aggregates, précité, à la page 630, remarque qu’il jugeait pertinente :

[traduction] Je souscris à l’opinion de l’avocat de l’intimée qu’une caractéristique essentielle de l’appel d’offres veuille que le propriétaire invite les soumissionnaires à présenter leur offre la plus basse et que les soumissionnaires répondent en conséquence. Si le propriétaire inclut une condition non divulguée qui est incompatible avec cet appel d’offres, une condition voulant que l’offre la plus basse qui remplit les conditions soit acceptée doit être sous-entendue afin qu’il soit donné suite à cet appel d’offres. [C’est le juge qui souligne.]

Aux pages 413 et 414, le juge de première instance a ajouté ceci :

La clause d’exonération ou de dénégation ou de privilège, appelons-la comme on voudra, donnait-elle à la défenderesse le droit de ne pas tenir compte des conditions implicites des contrats préliminaires A découlant de la présentation des soumissions, en assortissant son appel d’offres de conditions requises, liées à sa préférence, qui n’ont pas été divulguées ou communiquées aux soumissionnaires? À mon avis, la réponse est non. Je fais mien le raisonnement du juge Legg dans l’affaire Chinook Aggregates Ltd. v. Abbotsford (Mun. Dist.), précitée, selon lequel la défenderesse, en assortissant son appel d’offres de conditions requises, relativement au monopole, qui n’ont pas été divulguées, s’est privée des avantages que lui procurait la clause d’exonération car il ne serait pas équitable de permettre que cette clause l’emporte sur l’obligation contractuelle de traiter équitablement tous les soumissionnaires. Par conséquent, je conclus que la défenderesse a dérogé au contrat préliminaire A conclu avec la demanderesse et doit, à première vue, verser des dommages-intérêts à cette dernière.

L’Administration soutient que supposer l’existence d’une condition implicite à l’égard du « moins-disant qui remplit les conditions » et lui donner la primauté sur la clause de rejet aurait pour effet de neutraliser cette clause et d’imposer à l’Administration l’obligation d’accepter la soumission la plus basse qui remplit les conditions dans presque tous les cas. L’Administration ne pourrait donc pas rejeter la soumission la plus basse dans d’autres circonstances même s’il y avait des raisons valables et suffisantes de le faire au point de vue commercial. L’Administration dit que cela ne serait pas conforme à la jurisprudence. Ainsi, dans l’arrêt Acme Building & Construction Ltd. v. Newcastle (Town) (1992), 2 C.L.R. (2d) 308 (C.A. Ont.), un propriétaire avait été autorisé à rejeter la soumission la plus basse et à attribuer le contrat à un soumissionnaire dont le prix était plus élevé parce que ce dernier exécuterait le travail dans un délai plus bref et lui épargnerait d’autres frais.

Il m’est difficile de souscrire à l’opinion selon laquelle la coutume ou l’usage obligeaient l’Administration à attribuer le contrat B au moins-disant qui remplissait les conditions. Le manuel des appels d’offres de l’Administration ne l’obligeait pas à le faire. En outre, la preuve d’une coutume ou d’un usage suggérés était, à mon avis, quelque peu ténue. Le juge de première instance avait devant lui la déposition du capitaine Slater, qui avait [traduction] « présumé »[10] qu’il obtiendrait probablement le contrat. Avec égards, je ne considère pas cela comme montrant d’une façon décisive l’existence d’une coutume ou d’un usage. Cela ne semble pas établir l’élément essentiel de certitude qui est requis pour que la coutume ou l’usage l’emporte. (Voir, par exemple, Halsbury’s Laws of England, 4e éd., vol. 12, aux pages 9 et 53).

L’Administration soutient que même si la couture ou l’usage pouvaient être établis, ils ne pourraient pas l’emporter sur le libellé exprès de la clause de rejet. L’arrêt Cartwright& Crickmore Ltd. v. MacInnes, [1931] R.C.S. 425 est invoqué à l’appui de la proposition selon laquelle une disposition expresse d’un contrat l’emporte sur la coutume ou l’usage. Aux pages 429 et 430, le juge Rinfret a dit ceci :

[traduction] Cependant, il s’agit après tout d’une question de fait que celle de savoir si le contrat avait été passé par rapport aux coutumes et à l’usage mentionnés (Clarke v. Bailie). La coutume et l’usage ne peuvent pas l’emporter sur un contrat spécial. [Note en bas de page omise.]

Et, plus loin, à la page 431, le juge a ajouté ceci :

[traduction] Cependant, il ne peut y avoir aucune coutume reconnue s’opposant à un contrat véritable, et l’entente spéciale qui est intervenue entre les parties doit l’emporter.

Dans l’arrêt Acme, précité, il a été soutenu qu’une clause expresse de privilège figurant dans les instructions données aux soumissionnaires pouvait l’emporter sur une présumée coutume ou sur un présumé usage du secteur voulant que le marché soit attribué au moins-disant qui remplit les conditions. Dans cette affaire-là, le juge de première instance [(1990), 38 C.L.R. 56 (C. dist. Ont.)] avait rejeté la preuve de la coutume et de l’usage. Néanmoins, la Cour d’appel a dit ceci, à la page 309 :

[traduction] À mon avis, même s’il existait une preuve acceptable de l’existence d’une coutume et d’un usage connus par tous les soumissionnaires, cela ne pourrait pas l’emporter sur le libellé exprès des appels d’offres qui constituaient une soumission irrévocable, une fois qu’elle avait été présentée, et un marché, si elle était acceptée …

Et, à la page 310 le juge a dit ceci :

[traduction] En ce qui concerne l’acceptation de toute soumission, les instructions données aux soumissionnaires disaient que le « [p]ropriétaire a[vait] le droit de ne pas accepter l’offre la plus basse ou toute autre offre ». Cela donnait à l’intimée le droit de rejeter la soumission la plus basse et d’accepter toute autre soumission qui remplissait les conditions sans donner de raisons.

L’arrêt Chinook ne s’applique pas à l’affaire portée en appel compte tenu des conclusions que le juge de première instance a tirées, à savoir qu’il n’existait aucune coutume ni aucun usage de ce genre … Il n’existe aucune preuve de l’existence d’une politique non divulguée incompatible avec le processus d’appel d’offres.

Il est évident que les opinions exprimées à la page 309 n’étaient pas essentielles à la décision de la Cour; le juge de première instance avait déjà conclu qu’il n’existait aucune coutume ni aucun usage dans le secteur. En outre, la Cour a veillé à faire une distinction à l’égard de l’arrêt Chinook Aggregates, précité, pour ce motif ainsi que pour le motif que, dans l’arrêt Acme, précité, l’existence d’une politique non divulguée incompatible avec le processus d’appel d’offres n’était pas établie. Lorsque la violation de l’obligation relative au traitement équitable n’est pas établie, il ne semblerait y avoir aucune raison valable de refuser de donner plein effet à la clause de rejet, puisqu’elle fait partie intégrante du contrat A.

Il importe de noter que seule la soumission la moins élevée de l’intimée et la soumission d’East Coast Marine Services Ltd. entraient en ligne de compte après que le comité des bateaux-pilotes eut fait rapport au conseil sur toutes les soumissions, à la suite de sa réunion du 20 janvier 1987. D’après la preuve, il semble peu douteux que le comité estimait que les deux soumissions remplissaient les conditions, mais que, à son avis, le Chapel Hill était le « meilleur bateau », et les services de l’intimée les « meilleurs services ». Compte tenu des conclusions tirées par le juge, rien dans le dossier ne laisse entendre que le rejet de la soumission la moins élevée de l’intimée aurait été inévitable si l’Administration n’avait pas décidé d’attribuer le contrat B à East Coast Marine Services Ltd. sous le prétexte, comme l’a conclu le juge de première instance, que l’attribution du contrat à l’intimée entraînerait l’existence d’un monopole. En outre, il y a la conclusion cruciale qui a été tirée à l’instruction, à savoir qu’il n’avait jamais été tenu compte de l’intimée à l’égard du contrat B parce que l’Administration avait truqué le processus d’appel d’offres à son détriment.

La position que l’Administration a prise est que l’intimée n’a pas droit à des dommages-intérêts pour le manque à gagner étant donné que rien ne permet de dire que, si ce n’avait été de la rupture du contrat A, elle se serait vu attribuer le contrat B. Cet argument repose sur la prétention de l’Administration selon laquelle cette dernière aurait pu invoquer la clause de rejet pour rejeter, à n’importe quel moment, toutes les soumissions, dont celle de l’intimée. Il me semble y avoir une lacune dans ce raisonnement. Le but de l’octroi de dommages-intérêts résultant d’un contrat est de mettre le demandeur (en l’espèce, l’intimée) dans la même situation que celle dans laquelle il aurait été en l’absence de rupture du contrat[11]. En l’espèce, la rupture était l’omission par l’Administration de traiter l’intimée équitablement, lorsqu’il s’était agi de choisir entre la soumission de cette dernière et celle d’East Coast Marine Services Ltd. L’Administration n’a pas décidé d’invoquer la clause de rejet de façon à lancer un nouvel appel d’offres comportant de nouvelles conditions; elle a décidé d’agir d’une façon inéquitable. En l’absence de rupture, l’Administration aurait effectué un choix entre les deux mêmes soumissions sur une base équitable, puisqu’elle aurait déjà décidé de ne pas se fonder sur la clause de rejet. En pareil cas, en l’absence de parti pris et puisqu’on ne se serait pas fondé sur des conditions non divulguées, il semble évident que l’intimée aurait eu des chances de se voir attribuer le contrat B, dont les conditions n’exigeaient aucune autre négociation entre les parties[12].

Bien sûr, on ne peut pas dire que le « contrat B » a été violé parce qu’aucun contrat de ce genre n’existait entre les parties. Par conséquent, nous ne sommes pas ici saisis d’une action en dommages-intérêts fondée sur la rupture de ce contrat. Il s’agit plutôt d’une action en dommages-intérêts découlant de la rupture du contrat A. Comme le juge de première instance l’a statué, la relation contractuelle existant entre les parties obligeait l’Administration à traiter l’intimée équitablement en effectuant son choix. À mon sens, l’omission par l’Administration de le faire a privé l’intimée de la possibilité de se voir attribuer le contrat B alors que, comme le juge de première instance l’a conclu, elle satisfaisait à toutes les conditions générales du cahier des charges. À mon avis, dans ces circonstances, le recouvrement de dommages-intérêts découlant de la rupture du contrat A ne dépend pas de l’existence d’une obligation absolue d’attribuer le contrat B à l’intimée en sa qualité de moins-disant remplissant les conditions[13]. De fait, comme le juge Estey l’a dit dans l’arrêt Ron Engineering, précité, à la page 123, « l’étendue [de cette obligation] est déterminée par les conditions générales mentionnées à l’appel d’offres ». À mon avis, c’est la valeur de la perte subie par l’intimée en raison de la violation du contrat A que le droit cherche à compenser.

La common law reconnaît l’existence d’un droit à des dommages-intérêts pour la perte de la possibilité occasionnée par la rupture d’un contrat. L’arrêt Chaplin v. Hicks, [1911] 2 K.B. 786 (C.A.), fait autorité sur ce point. Cette affaire se rapportait à un concours public dont l’objet était de choisir plusieurs personnes comme étant les femmes les plus belles au Royaume-Uni. Les femmes qui avaient été choisies devaient avoir un engagement dans un théâtre de Londres pendant une semaine et toucher une rémunération précise. La demanderesse, qui avait satisfait à toutes les exigences préliminaires du concours, s’était vu refuser la possibilité d’être choisie parce qu’elle n’avait pas pu se présenter à une entrevue finale à bref délai. Elle a allégué la rupture du contrat et a réclamé des dommages-intérêts par suite de cette rupture. Le juge de première instance a rendu un jugement en faveur de la demanderesse. En appel, deux questions ont été soulevées. La première était que les dommages-intérêts ne pouvaient pas être accordés parce qu’ils étaient trop indirects. La seconde était qu’à cause de la nature des dommages-intérêts, il était impossible de les évaluer. L’appel a été rejeté.

En examinant la première question, le lord juge Vaughan Williams a dit ceci, à la page 791 :

[traduction] Dès qu’il est admis que le contrat était en fait un contrat qui conférait à la demanderesse le droit de se présenter et d’avoir la possibilité de gagner un prix, et dès que le jury conclut qu’elle n’a pas eu une possibilité raisonnable de se présenter le jour en question, nous sommes en présence d’une violation du fait que le défendeur a omis de donner par la suite à la demanderesse une autre possibilité; or, lorsqu’une telle violation est commise et qu’une action est intentée en raison de la perte subie par suite de l’omission de donner à la demanderesse la possibilité de participer au concours, on ne saurait dire que les parties ne prévoyaient pas que la violation du contrat pourrait directement entraîner pareil résultat et pareils dommages-intérêts. À mon avis, ces dommages ne sont pas trop indirects, et je n’ai pas à en dire davantage sur ce point.

À la page 795, le lord juge Fletcher Moulton a ajouté ceci :

[traduction] À mon avis, la prétention selon laquelle ils [les dommages] sont trop indirects est défendable. L’objet et la portée mêmes du contrat étaient de donner à la demanderesse la possibilité de gagner le prix, et le refus de lui donner cette possibilité constitue la violation du contrat dont on se plaint et à l’égard de laquelle des dommages-intérêts sont réclamés pour compenser l’exclusion de la demanderesse de la catégorie restreinte des concurrentes. À mon avis, on ne saurait rien trouver qui découle plus directement du contrat et de l’intention des parties.

Les avis étaient également concordants en ce qui concerne la seconde question. On avait soutenu qu’il était impossible de dire que la perte avait une valeur quelconque, à cause de la grande incertitude qui régnait. Les juges ont convenu que les circonstances permettaient difficilement d’évaluer avec précision la valeur de la perte à cause de cette incertitude. Toutefois, à la page 792, le lord juge Vaughan Williams a exprimé l’avis selon lequel :

[traduction] … le fait que les dommages ne soient pas déterminés avec certitude ne décharge pas pour autant l’auteur du préjudice de l’obligation de payer des dommages pour la rupture de contrat.

À la page 794, le lord juge Fletcher Moulton a dit la même chose :

[traduction] Les tribunaux de common law n’ont jamais ordonné l’exécution de l’obligation même découlant d’un contrat, comme le faisaient les tribunaux d’equity; en cas de rupture de contrat, la common law prévoit que l’adjudication d’un montant d’argent, c’est-à-dire le montant des dommages accordés par le jury, constitue une juste réparation. Il n’y a pas d’autre principe général que celui qui veut que la loi vise à remettre la victime d’une rupture de contrat, autant que possible, dans la même situation que s’il n’y en avait pas eu. La détermination des dommages pose parfois de grandes difficultés.

À la page 795, il a ajouté ceci :

[traduction] Cependant, on dit que les dommages-intérêts ne peuvent pas être déterminés parce qu’il est impossible d’attribuer une valeur à la probabilité raisonnable que la demanderesse gagne le prix. Je pense que, lorsqu’une perte réelle résultant de la rupture d’un contrat n’est pas douteuse mais difficile à estimer en argent, le jury doit faire pour le mieux; il n’est pas nécessaire qu’il y ait dans chaque cas une mesure absolument précise des dommages[14].

Cet arrêt a été appliqué au Canada : voir, par exemple, Webb & Knapp (Canada) Limited et autre c. La Ville D’Edmonton, [1970] R.C.S. 588; Multi-Malls Inc. v. Tex-Mall Properties Ltd. (1980), 28 O.R. (2d) 6 (H.C.). Voir également Waddams, The Law of Damages, 2e éd., (Toronto, 1993), aux paragraphes 13,270 à 13,370; Fridman, The Law of Contract in Canada, 3e éd., (Toronto, 1994), aux pages 751 à 753. Son application a été étendue à d’autres situations comportant la perte d’un profit ou d’un avantage prévus par suite de la rupture d’un contrat.

À mon avis, ces principes s’appliquent en l’espèce. Par la façon inéquitable dont elle a traité l’intimée, l’Administration a privé celle-ci de la possibilité d’être choisie comme attributaire dans le cadre de l’appel d’offres. Cela ne veut pas dire que le contrat B allait nécessairement être attribué à l’intimée, mais, d’après les conclusions tirées en première instance, il semble que l’intimée ait eu des chances d’être choisie si le concours avait été équitable et honnête. La soumission la plus basse était de fait celle de l’intimée. Elle aurait permis à l’Administration d’obtenir le service requis au coût le plus bas. Au moment où la décision finale a été prise, il ne s’agissait pas de choisir l’attributaire parmi un groupe de six soumissionnaires, mais de déterminer lequel des deux concurrents restants qui remplissaient les conditions devait être retenu[15]. Dans ces circonstances, et à supposer qu’elle ait toujours agi d’une façon équitable, il était encore possible que l’Administration rejette la soumission de l’intimée en faveur de celle qu’East Coast Marine Services Ltd. avait présentée.

J’examinerai maintenant la façon dont le juge de première instance a évalué les dommages-intérêts. À l’instruction, l’intimée a cité M. O. B. Tilley, comptable agréé, à titre d’expert pour témoigner sur la question des dommages-intérêts. M. Tilley a présenté deux ensembles de calculs. En premier lieu, il est arrivé au montant de 329 311 $, qui représentait le profit net après impôt qui aurait probablement été réalisé pendant les cinq années où le contrat B aurait été en vigueur. Selon son second calcul, qui était fondé sur des hypothèses qui lui ont été présentées pendant le contre-interrogatoire sur le premier calcul, le profit net après impôt était de 44 580 $. Après s’être déclaré plus ou moins satisfait du témoignage de M. Tilley et après avoir conclu que le premier chiffre était « trop élevé », alors que le second était « excessivement bas », le juge de première instance a adopté ce qu’il a décrit comme « une approche globale », en tentant d’évaluer d’une manière équitable et réaliste les dommages-intérêts de la demanderesse pour la rupture du contrat. Ce faisant, il s’est fondé sur la décision que la Cour suprême du Canada avait rendue dans l’affaire Lewis c. Todd et McClure, [1980] 2 R.C.S. 694, où le juge Dickson (tel était alors son titre) a dit ceci aux pages 708 et 709 :

Si les tribunaux doivent appliquer les principes fondamentaux du droit aux dommages-intérêts et chercher à assurer une remise en état pécuniaire aussi proche de la réalité que possible, il est essentiel de faire appel à des experts. Mais il faut accorder au juge de première instance, qui doit prendre la décision, une grande liberté dans l’examen de la preuve présentée par les experts. Si le juge estime que le montant des dommages-intérêts dicté par les chiffres est, dans les circonstances, déraisonnablement élevé, il doit, à mon avis, ajuster ces chiffres à la baisse; de même, il doit les ajuster à la hausse si l’indemnité qu’ils indiquent est anormalement faible.

En arrivant à son évaluation finale, le juge de première instance a dit ceci, à la page 424 :

Au total des revenus calculé par M. Tilley, soit 329 311 $, je rajouterais les impôts, soit 72 448 $ au taux de 22 pour cent qu’il a utilisé, pour obtenir le total majoré, savoir 401 759 $. Il faut réduire cette somme, à mon sens, de 42 pour cent pour tenir compte du facteur incertitude, ce qui laisse un solde net de 233 020 $. J’accorderais à la demanderesse une autre somme de 2 390 $ à l’égard du coût de préparation de sa soumission en réponse à l’appel d’offres no 50. Le nouveau total de 235 410 $ forme le montant des dommages-intérêts que j’estime dus à la demanderesse pour la rupture de contrat, arrondi à 235 000 $.

Selon un principe bien établi, la cour d’appel ne devrait pas annuler la conclusion que le juge de première instance a tirée au sujet du montant des dommages-intérêts simplement parce qu’elle estime que, si elle avait en premier lieu statué sur l’affaire, elle aurait accordé un montant différent. L’arrêt Nance v. British Columbia Electric Ry. Co. Ld., [1951] A.C. 601 (H.L.) établit jusqu’à quel point la cour d’appel peut modifier le montant des dommages-intérêts accordés en première instance. Aux pages 613 et 614, le vicomte Simon a dit ceci :

[traduction] Que l’appréciation des dommages soit effectuée par un juge ou par un jury, la Cour d’appel n’est pas autorisée à remplacer le montant alloué par une cour d’instance inférieure par un montant calculé par elle, simplement parce qu’elle aurait elle-même accordé un montant différent si elle avait jugé l’affaire en première instance. Même si le tribunal de première instance était constitué par un juge siégeant seul, la Cour d’appel ne peut intervenir à bon droit que si elle est convaincue : soit que le juge, en évaluant les dommages, a appliqué un principe juridique erroné (en tenant compte par exemple d’un facteur non pertinent ou en ne tenant pas compte d’un élément pertinent), soit, si tel n’est pas le cas, que le montant des dommages est ou bien si excessivement bas ou bien si excessivement élevé qu’une telle estimation du dommage doit de ce fait être entièrement erronée. (Voir Flint v. Lovell, approuvé par la Chambre des Lords dans Davies v. Powell Duffryn Associated Collieries, Ld.. La dernière affaire citée montre, de plus, que lorsque le montant est fixé par un jury convenablement instruit, la différence entre le chiffre auquel il est arrivé et celui auquel il aurait pu convenablement arriver doit, pour justifier une modification par une cour d’appel, être encore plus grande que dans le cas où ce même chiffre aurait été fixé par un juge seul. Le montant doit être tout à fait « hors de toute proportion » (lord Wright, Davies v. Powell Duffryn Associated Collieries, Ld.. [Les notes en bas de page sont omises.]

Il me semble qu’il s’agit donc de savoir si le juge de première instance a appliqué un principe de droit erroné en évaluant les dommages-intérêts. Avec égards, j’estime qu’il a commis une erreur sur deux points. Comme je l’ai mentionné, son évaluation était fondée, du moins en partie, sur l’opinion selon laquelle l’Administration était tenue d’attribuer le contrat B à l’intimée en sa qualité de moins-disant remplissant les conditions. À mon avis, il n’existait dans les circonstances aucune obligation de ce genre, mais il était néanmoins possible que, en l’absence de traitement inéquitable, l’intimée se soit vu attribuer le contrat B. C’est la valeur de la perte de cette possibilité plutôt que du contrat lui-même qui devrait faire l’objet d’une indemnisation au moyen de l’octroi de dommages-intérêts. Le juge a également eu tort de se fonder sur la somme de 329 311 $ calculée par l’expert, alors qu’il avait déjà estimé que ce montant était « trop élevé ». Le dossier montre qu’on s’entendait généralement sur le montant inférieur de 44 580 $ calculé par l’expert. Le litige portait sur la question de savoir si ce chiffre représentait le montant total des dommages-intérêts ou s’il devait être augmenté de façon à refléter le recours à un équipage de trois hommes plutôt que de quatre, à bord du Captain Parker. Le recours à un équipage de trois hommes aurait augmenté le profit net de 163 000 $, intérêt compris, sur la période prévue du contrat B. Étant donné que, pour les motifs ci-dessous énoncés, j’estime que le juge de première instance n’a pas commis d’erreur en concluant que le cahier des charges n’exigeait pas un équipage de quatre hommes, la somme de 163 000 $ devait être ajoutée au moment de base de 44 580 $, que je prendrais comme point de départ. Il faudrait ajouter à ces chiffres combinés un facteur de 22 % pour l’impôt sur le revenu, ce qui n’est pas contesté, de façon à obtenir au total 45 676 $. Pour ladite période, le profit brut serait donc de 253 248 $.

Je reviens maintenant au facteur d’incertitude qui a été adopté par le juge de première instance. Comme je l’ai ci-dessus mentionné, l’erreur de principe qu’il a commise en arrivant au facteur choisi était attribuable au fait qu’il avait omis de tenir compte de l’incertitude qui régnait au sujet de la question de savoir si le contrat B aurait été attribué à l’intimée dans le cadre d’un concours équitable. La tâche du juge de première instance consistait à estimer quelles auraient été les chances que le contrat B soit attribué à l’intimée, si ce n’avait été de la façon inéquitable dont cette dernière avait été traitée, et à en tenir compte dans le montant des dommages-intérêt accordés (Mallett v. McMonagle, [1970] A.C. 166 (H.L.), lord Diplock, à la page 176). Comme l’a dit le juge d’appel McLachlin (tel était alors son titre) dans l’arrêt Houweling Nurseries Ltd. v. Fisons Western Corp. (1988), 49 D.L.R. (4th) 205 (C.A.C.-B.), à la page 211 :

[traduction] La demanderesse a le droit d’être indemnisée de la perte de cette possibilité. Cependant, il serait erroné d’évaluer les dommages-intérêts découlant de la perte de cette possibilité comme s’il s’agissait d’une certitude.

Étant donné que le juge de première instance n’a pas tenu compte de cet élément d’incertitude dans son évaluation, la Cour est, à mon avis, tenue de le faire.

Il reste à examiner trois questions accessoires. Premièrement, le juge de première instance a-t-il commis une erreur en accordant à l’intimée, en plus du manque à gagner, la somme de 2 390 $ pour les frais que celle-ci avait engagés en présentant sa soumission relativement à l’appel d’offres no 50? Deuxièmement, le juge de première instance a-t-il commis une erreur dans la façon dont il a quantifié le manque à gagner, compte tenu de l’ensemble de la preuve? Troisièmement, le juge de première instance a-t-il commis une erreur en réduisant le montant des dommages-intérêts qu’il aurait par ailleurs accordés?

À mon avis, l’intimée ne peut pas recouvrer, en plus du manque à gagner, les frais qu’elle a engagés en présentant sa soumission, le 16 janvier 1987, à titre de dommages-intérêts pour la rupture du contrat A. Je souscris à l’avis de l’Administration, à savoir que si l’intimée s’était vu attribuer le contrat B, elle n’aurait pas été indemnisée de ces frais. Je ne crois pas qu’on fait une conjecture oiseuse en supposant qu’une entité commerciale qui serait dans la situation de l’intimée aurait probablement tenu compte des frais de présentation de la soumission dans le prix de la soumission et aurait ainsi recouvré ces frais.

La deuxième question accessoire se rapporte à la conclusion du juge de première instance selon laquelle l’appel d’offres no 50 n’exigeait pas que le bateau-pilote choisi par l’Administration ait à son bord quatre membres d’équipage. Selon l’Administration, il s’agissait d’une erreur puisque, selon la preuve, il était clairement précisé que l’équipage devait être composé de quatre personnes. Si l’Administration a raison, le montant des dommages-intérêts devrait être réduit en conséquence parce que le manque à gagner ne serait pas aussi important que celui auquel le juge de première instance a conclu.

Je conviens que, sur ce point, le cahier des charges est quelque peu vague. La clause 1h) dit que le bateau doit être [traduction] « doté d’au moins deux membres d’équipage en tout temps lorsqu’il fait route ». La sous-clause 2c)(i) dit ensuite ceci :

[traduction] (i) Le bateau doit être doté, en route, d’au moins un capitaine et d’un matelot de pont, mais il peut n’être doté que par une partie des effectifs lorsqu’il n’est pas utilisé, à condition qu’il puisse dans tous les cas être prêt à partir dans un délai d’une heure sur réception par le capitaine d’un avis du régulateur du Cap-Breton.

Ces dispositions énoncent les exigences relatives à l’équipage lorsque le bateau est utilisé et lorsqu’il ne l’est pas; elles ne parlent pas du nombre total de membres d’équipage. L’affirmation de l’Administration est fondée sur ce que la proposition soumise par l’intimée parlait d’un équipage de quatre hommes et que telle était la pratique passée de l’intimée dans la région du détroit de Canso, où un système de pilotage obligatoire continuait à exister. D’autre part, certains éléments de preuve montraient que, après le mois de septembre 1986, selon l’entente même de l’Administration, le Captain Parker exploiterait le service dans le détroit de Canso avec un équipage de trois hommes. Le juge de première instance semble avoir retenu cette preuve. Compte tenu de l’ensemble de la preuve, il lui restait à trancher la question mixte de savoir si le cahier des charges exigeait un équipage de trois hommes ou un équipage de quatre hommes. Je ne puis dire que le juge a interprété le cahier des charges d’une façon erronée ou qu’il a apprécié la preuve dans son ensemble d’une façon erronée.

Le dernier point est soulevé par l’intimée mais, compte tenu de ce que j’ai déjà dit, il faut examiner le facteur d’incertitude (42 %) que le juge de première instance a appliqué, parce que celui-ci a omis de tenir compte de l’incertitude qui régnait au sujet de la question de savoir si le contrat B aurait été attribué à l’intimée. J’examinerai d’abord l’argument de l’intimée. Elle soutient que ce facteur devrait être réduit. Toutefois, je souscris à l’avis de l’Administration, à savoir qu’il existait, au sujet de l’incertitude, certains éléments de preuve dont le témoin expert de l’intimée n’avait pas tenu compte. Je suis convaincu que le juge de première instance n’a pas commis d’erreur en refusant d’adopter un facteur inférieur à 42 %. Il lui appartenait de déterminer en premier lieu ce facteur et il n’a pas été démontré que le facteur qu’il a choisi était trop élevé.

D’autre part, je suis convaincu, pour les motifs que j’ai déjà énoncés, que le facteur adopté par le juge de première instance est trop bas. Il ne comprend tout simplement pas d’élément permettant de tenir compte de l’incertitude qui régnait au sujet de la question de savoir si le contrat B aurait été attribué à l’intimée, si ce n’avait été de la façon inéquitable dont l’Administration avait traité cette dernière. La Cour doit chercher à indemniser l’intimée de la valeur de la perte de cette possibilité, et non à lui accorder une indemnité trop élevée pour cette perte. À mon avis, compte tenu du scénario que j’ai ci-dessus décrit, soit que l’Administration a agi d’une façon équitable à l’endroit des deux soumissionnaires restants, il n’est pas certain que la soumission de l’intimée eût été choisie par rapport à celle d’East Coast Marine Services Ltd. Le fait que l’intimée remplissait les conditions voulait dire qu’elle avait des chances d’être choisie, mais qu’il n’était pas certain qu’on lui accorde la préférence par rapport à l’autre soumissionnaire. Si je soupèse la question du mieux qu’il est possible, j’estime que le facteur incertitude devrait être porté à 50 %. Si l’on applique ce facteur au profit brut de 253 348 $ susmentionné, cela réduit le « solde net » à 126 624 $. Aucune partie des frais que l’intimée a engagés pour préparer sa soumission à l’égard de l’appel d’offres no 50 ne devrait être ajoutée à cette somme.

DISPOSITIF

J’accueillerais l’appel en partie en refusant au complet la somme de 2 390 $ que l’intimée a dépensée pour présenter sa soumission à l’égard de l’appel d’offres no 50 et en fixant à 126 624 $ le montant des dommages-intérêts par ailleurs accordés à l’instruction. Je modifierais le jugement de la Section de première instance en conséquence et je le confirmerais par ailleurs à tous les autres égards. Étant donné que le succès est partagé presque également, j’accorderais à l’intimée la moitié des dépens de l’appel.

* * *

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Létourneau, J.C.A. : J’ai eu l’avantage de lire les motifs de jugement de mon collègue le juge Stone, J.C.A., et, d’une façon générale, j’y souscris, sauf en ce qui concerne le rejet de la prétention de l’appelante selon laquelle le juge de première instance a interprété la preuve d’une façon erronée. À mon avis, le juge de la Section de première instance a commis des erreurs qui ont fondamentalement vicié sa décision. L’interprétation erronée qu’il a donnée de la preuve a faussé l’idée qu’il s’était faite des questions litigieuses et a influé d’une façon défavorable sur la décision qu’il a rendue contre l’appelante. Par conséquent, je suis arrivé à des conclusions différentes de celles de mon collègue.

Le juge de première instance a conclu qu’il était prévu d’avance que le marché serait attribué à East Coast Marine Services Ltd. en ce qui concerne l’appel d’offres no 50, et ce, à cause d’une condition requise non divulguée du processus de l’appel d’offres, soit celle relative au monopole. Il est opportun de reproduire cette conclusion du juge de première instance, qui se trouve à la page 398 et qui a été citée par mon collègue :

Prenant en considération tous ces facteurs, je conclus qu’il était prévu d’avance, dans l’esprit de la défenderesse, agissant par l’entremise de ses dirigeants et administrateurs compétents, que la demanderesse n’aurait même pas la chance de voir ses soumissions examinées équitablement dans le cadre de l’appel d’offres no 50, à cause des conditions requises, non divulguées, relatives au monopole. Autrement dit, le processus de l’appel d’offres a été truqué au détriment de la demanderesse dès le départ.

En fait, le savant juge a considéré la condition relative au monopole comme constituant le critère déterminant du processus de l’appel d’offres. À la page 412, il a dit ceci :

J’ai également conclu que la défenderesse avait truqué l’appel d’offres au détriment de la demanderesse dans le processus de l’appel d’offres no 50 en adoptant comme critères déterminants pour l’attribution du marché des conditions qui écartaient directement la demanderesse et accordaient ainsi injustement la préférence au concurrent East Coast Marine Services Ltd., à qui le marché a été attribué.

À mon avis, il s’agissait d’une erreur découlant de son appréciation et de son interprétation erronées de la preuve. Le juge a confondu une considération pertinente à l’exercice par l’appelante de son pouvoir de rejeter une offre dans l’intérêt du public en vertu de la « clause de rejet » et une condition du processus de l’appel d’offres. La question du monopole n’a jamais été une condition du processus de l’appel d’offres ayant pour effet de rendre le processus inéquitable et de faire en sorte que le contrat soit attribué d’avance. En fait, il n’existe aucune obligation, comme l’affirme l’intimée et comme la décision du juge de première instance l’exigerait, de mentionner expressément, dans les annonces d’appels d’offres, que l’autorité adjudicative n’aidera pas à la création ou à l’octroi d’un monopole au détriment du public, ou qu’elle ne se rendra pas complice d’un tel fait. Il n’existe pas plus une obligation de faire de ce genre de considération une condition du processus de l’appel d’offres qu’il n’existe une obligation d’exiger, comme condition du processus, que les soumissionnaires ne soient pas dans une situation de conflit d’intérêts ou qu’ils ne violent pas la Loi sur la concurrence [L.R.C. (1985), ch. C-34 (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 19)] et qu’ils soient solvables.

La question du monopole, ainsi que celles de la sécurité, de la stabilité financière des soumissionnaires et du conflit d’intérêts, sont des considérations commerciales légitimes et pertinentes dont l’appelante pourrait et, en fait, devrait, dans l’intérêt du public, tenir compte dans l’exercice du pouvoir qui lui est conféré en vertu de la « clause de rejet ». L’octroi d’un monopole de cinq ans aurait probablement amené les autres bateaux à quitter la région. Cela aurait par la suite pu entraîner un renouvellement plus coûteux du contrat ou, ce qui est pire, laisser la région sans service de bateaux-pilotes dans le cas de l’effondrement des sociétés de l’intimée, dont l’une (Chedabucto Shipwrights Ltd.) faisait à ce moment-là l’objet d’une action en forclusion à la suite de difficultés financières.

En l’espèce, la question du monopole n’était pas une condition déterminante du processus de l’appel d’offres puisque l’intimée fut l’un des deux soumissionnaires dont les noms furent retenus au terme du processus. Si cette question avait été une condition du processus de l’appel d’offres, la soumission de l’intimée aurait été rejetée dès le départ, en même temps que les quatre autres qui ont été rejetées, et l’intimée ne se serait pas qualifiée. La question du monopole s’est posée au moment où l’appelante a exercé le pouvoir qui lui était conféré en vertu de la « clause de rejet » et, comme je l’ai déjà mentionné, j’estime qu’il s’agissait d’une considération légitime et pertinente à prendre en compte.

De plus, je ne puis souscrire à la conclusion du juge de première instance selon laquelle le processus était inéquitable parce que l’appelante voulait favoriser, d’une façon injuste, East Coast Marine Services Ltd. par rapport à l’intimée. Le savant juge est arrivé à cette conclusion par suite d’une interprétation erronée de la preuve.

Premièrement, le juge de première instance a conclu à tort que la question du monopole, dont se préoccupait le capitaine Stow, directeur des opérations, avait été soulevée lors de la réunion du comité des bateaux-pilotes que l’appelante avait organisée pour évaluer les soumissions le 18 novembre 1986, et qu’elle figurait dans le procès-verbal de la réunion. La question a été soulevée pour la première fois lors de la seconde réunion, soit le 20 janvier 1987, ce qui semble contredire la conclusion du juge selon laquelle il était prévu d’avance, dès le départ, que le marché ne serait pas attribué à l’intimée.

Comme le juge de première instance l’a souligné, il est vrai que la question du monopole préoccupait le capitaine Stow, directeur des opérations, depuis la réunion du mois de novembre. Toutefois, ce fait ne prouve pas l’existence d’une attitude préjudiciable de la part du comité lui-même à l’endroit de l’intimée. En fait, il incombait au directeur des opérations d’attirer l’attention du comité sur tout fait concernant les soumissionnaires dont les noms avaient été retenus qui, dans le meilleur intérêt du public, pouvait justifier le refus d’attribuer un marché au terme du processus de l’appel d’offres.

Deuxièmement, le juge a considéré comme un signe de « favoritisme » une lettre datée du 11 septembre 1986, attestant de la capacité et de la compétence personnelles du capitaine Gay, aujourd’hui propriétaire d’East Coast Marine Services Ltd. La lettre a été rédigée par le secrétaire de la société appelante. Aux pages 396 et 397, après avoir conclu que le capitaine Stow, directeur des opérations, favorisait East Coast Marine Services Ltd., le juge a dit ceci :

Toutefois, il n’était pas le seul dirigeant de la défenderesse qui ait peut-être été enclin au favoritisme. En effet, j’estime tout à fait révélatrice sous cet aspect la lettre en date du 11 septembre 1986 (pièce B) annexée à la soumission du capitaine Gay dans le cadre de l’appel d’offres no 50; cette lettre à en-tête de l’Administration envoyée par le secrétaire de la société, J. B. Kushner, est une recommandation chaleureuse du capitaine Gay en raison de ses qualités personnelles et de ses compétences, ainsi que des services [traduction] « éminemment satisfaisants » qu’il a rendus à l’Administration depuis 1977 à l’égard des équipages pour North Sydney et des bateaux-pilotes.

Cette lettre est une simple lettre de recommandation, en vue d’un emploi futur, envoyée au capitaine Gay en septembre 1986, au moment où l’appelante informait celui-ci qu’il avait perdu son emploi du fait qu’il était graduellement mis fin au contrat de services d’équipage à Sydney, le 31 décembre de cette année-là. C’est ce qui ressort de ce passage de la transcription de l’instruction :

[traduction]  Q. Vous avez mentionné le contrat de services d’équipage à Sydney. Pourriez-vous nous dire à quelle période il se rapporte, et nous donner des précisions à ce sujet?

R.   La période?

Q.  Oui. Quelles années ce contrat vise-t-il?

R.   L’année 1977—le 1er avril 1977.

Q.  Jusqu’en?

R.   Jusqu’en 1986.

Q.  Jusqu’en 1986.

R.   Lorsque—

Q.  Et je suppose qu’il s’agissait d’un contrat de l’APA.

R.   Oui, Monsieur.

Q.  Oui. Vous fournissiez donc l’équipage nécessaire au fonctionnement d’un bateau pour l’APA à Sydney?

R.   Oui.

Q.  Très bien. Et vous avez dit que ce contrat a pris fin. Dites-m’en davantage. Comment a-t-il pris fin?

R.   J’ai reçu une lettre de l’Administration de pilotage de l’Atlantique, disant que le contrat—qu’on allait mettre fin au contrat le 31 décembre 1986, et qu’on ferait un appel d’offres pour traiter avec une société possédant son propre bateau.

Q.  D’accord. À peu près à quel moment avez-vous reçu cette lettre?

R.   À un moment donné, en septembre.

Q.  Par conséquent, vous avez reçu cette lettre de l’APA, disant qu’il était graduellement mis fin au contrat de services d’équipage à Sydney, à un moment donné en septembre. Quelle a été votre réaction, lorsque vous avez reçu cette lettre?

LE JUGE

En septembre ou en décembre?

Me HAYASHI

En septembre.

LE CAPITAINE GAY

R.   À ce moment-là, j’ai été en quelque sorte pris de panique. Je devais probablement chercher un autre emploi, ou essayer de trouver mon propre bateau afin de formuler une offre.

Q.  Vous avez dit que vous deviez essayer de trouver un autre emploi. Avez-vous donné suite à cette idée?

R.   Oui. J’ai présenté des demandes à Pêches et Océans, et à la fonction publique du Canada.

Q.  Et quel genre de travail cherchiez-vous, par l’entremise de ces organismes?

R.   Un emploi de capitaine ou de second, ou quelque chose du même genre.

Q.  C’était donc encore dans le secteur maritime.

R.   Oui[16].

La lettre de recommandation est claire :

[traduction] Le 11 septembre 1986

À QUI DE DROIT :

OBJET : Le capitaine A. Gay

Nous attestons par la présente que, depuis 1977, le capitaine Alexander Gay fournit l’équipage et assure le fonctionnement d’un bateau-pilote pour l’Administration de pilotage de l’Atlantique, à North Sydney. Pendant ces dix années, ses services ont été éminemment satisfaisants et en reconnaissance de sa compétence et de ses bons services, le conseil lui a accordé, avec le temps, des augmentations annuelles dans le cadre de son contrat.

Le capitaine Gay assure un service 24 heures sur 24 et, pour ce faire, il a recours à trois (3) autres employés à plein temps et à deux (2) employés occasionnels. Sa tenue de registres et sa gestion étaient appropriées et fiables et nous l’avons trouvé sobre, diligent et travailleur. Nous l’avons également trouvé ingénieux et énergique lorsqu’il s’agissait de résoudre les divers problèmes auxquels il faisait face en assurant l’exploitation continue du bateau-pilote à North Sydney.

L’Administration a été satisfaite de son association contractuelle avec le capitaine Gay et vous fournira volontiers tout autre renseignement dont vous pourriez avoir besoin.

J.B. Kushner

Secrétaire de la société

Le capitaine Gay a décidé de déposer, avec sa demande en vue de se faire attribuer le marché par l’appelante, cette lettre de recommandation comme preuve de son expérience antérieure et de sa compétence. Il n’était pas tenu de le faire, étant donné que l’appelante le connaissait bien, mais on ne saurait le blâmer de l’avoir fait. On ne saurait non plus blâmer l’appelante de cette décision prise par le capitaine Gay, laquelle était indépendante de sa volonté. Le juge de première instance a eu tort d’inférer, en se fondant sur cette lettre de recommandation, l’existence d’un favoritisme de la part de l’appelante, alors que l’envoi de pareille lettre est simplement une pratique courante lorsqu’un employé qui a rendu des services précieux sur une période de dix ans est renvoyé.

Troisièmement, le juge de première instance a fait une inférence défavorable à l’appelante en se fondant sur le fait que le capitaine Gay s’est montré confiant, après la première entrevue qu’il avait eue avec le comité des bateaux-pilotes, d’obtenir le marché, indépendamment de ce qui avait été dit lors de la réunion.

Avec égards, l’optimisme, la confiance et même la vantardise du capitaine Gay ne prouvent pas l’existence d’un parti pris ou de favoritisme de la part du comité des bateaux-pilotes ou de l’appelante. En fait, le capitaine Stow, directeur des opérations, peut avoir favorisé le capitaine Gay, mais il n’existe pas la moindre preuve que le comité des bateaux-pilotes ait eu un parti pris. De plus, le capitaine Stow n’était pas membre du comité et n’a pas voté. Le comité, qui était composé de quatre membres, a examiné les soumissions et a soulevé, dans le cadre des réunions, différentes questions relativement à la soumission présentée par l’intimée. Un membre s’inquiétait de l’existence possible d’un conflit d’intérêts découlant du fait que l’intimé était un pilote et que les pilotes qui auraient recours à ses services hésiteraient à critiquer un collègue. Un autre membre se préoccupait de la stabilité financière d’une des sociétés liées à l’intimée (Chedabucto Shipwrights Ltd.) avec laquelle l’appelante avait déjà passé un contrat et qui, comme je l’ai déjà mentionné, avait fait l’objet d’une action en forclusion. La majorité craignait l’existence possible d’un monopole. Il s’agissait de préoccupations légitimes et pertinentes et, au lieu de prouver le favoritisme, elles révélaient que l’appelante exerçait, d’une façon juste et réfléchie, la compétence qu’elle avait pour attribuer un marché dans le meilleur intérêt du public.

Quatrièmement, le savant juge de première instance a estimé que le fait que l’appelante tenait compte de la stabilité financière des sociétés liées à l’intimée constituait une erreur de droit et un autre exemple de traitement inéquitable. Il faut se rappeler qu’en vertu de sa proposition, l’intimée s’était engagée à entreprendre la construction d’un nouveau navire à deux hélices. De plus, il est à noter que le capitaine Slater, principal agent et porte-parole de l’intimée, était également l’actionnaire majoritaire et un administrateur et dirigeant des deux autres sociétés liées, à savoir Chedabucto Shipwrights Ltd., qui construisait des bateaux, et Cantow Marine Limited. À la page 397, le juge a dit ceci :

À mon avis, les administrateurs ont commis une grave erreur de droit en levant ou en contournant arbitrairement le paravent de la société de façon à nier l’existence autonome et indépendante du groupe de sociétés de Slater en l’absence de tout élément de preuve qui eût pu, à l’époque en cause, les porter à croire que la structure du groupe avait été conçue délibérément soit pour réaliser un dessein frauduleux, soit par suite d’une collusion : voir Re Kinookimaw Beach Association and The Queen in right of Saskatchewan (1979), 102 D.L.R. (3d) 333 (C.A. Sask.), juge en chef Culliton, à la page 336; Northern Electric Co. Ltd. v. Frank Warkentin Electric Ltd. et al. (1972), 27 D.L.R. (3d) 519 (C.A. Man.).

En matière commerciale, les banques et les entreprises ont l’habitude de tenir compte de la stabilité financière d’une entreprise avant de conclure une opération commerciale avec elle. Cela veut dire qu’elles consultent non seulement les livres de l’entreprise mais aussi les livres de toute autre société appartenant à cette dernière qui peut influer sur sa stabilité financière.

À mon avis, il était certainement légitime pour l’appelante de tenir compte de la stabilité financière de l’intimée, compte tenu des sociétés liées et des sociétés en propriété commune que possédait l’intimée, avant de conclure un accord contractuel avec elle. Il était opportun pour l’appelante d’évaluer la situation commerciale résultant de la propriété et du contrôle communs de toutes les sociétés de l’intimée.

En outre, cela ne constituait pas une erreur de droit. Comme le juge de première instance, l’avocate de l’intimée a cité certaines décisions à l’appui de sa position[17]. Toutes ces décisions parlent d’un critère judiciaire permettant aux tribunaux de contourner le paravent de la société et de ne pas tenir compte de la doctrine de la personnalité juridique de la société pour déterminer la question de la responsabilité.

Dans l’arrêt Nedco Ltd. v. Clark et al.[18], la Cour d’appel de la Saskatchewan a permis au tribunal de lever le paravent de la société pour déterminer si le piquetage des locaux de Nedco Ltd., filiale appartenant à cent pour cent à Northern Electric Company Ltd., au cours d’une grève légalement déclenchée par les employés de cette dernière, devait être autorisé. Cet arrêt montre que le critère judiciaire n’est pas aussi restreint que le juge de première instance l’a laissé entendre. Une opinion similaire a été exprimée par lord Denning, M.R. dans l’arrêt Littlewoods Mail Order Stores Ltd. v. McGregor (Inspector of Taxes) :

[traduction] Il faut prêter une attention toute particulière à la doctrine énoncée dans l’arrêt Salomon v. Salomon & Co., Ltd., ([1897] A.C. 22; [1895-99] All E.R. Rep. 33). On a souvent supposé qu’elle avait pour effet de cacher la personnalité d’une société à responsabilité limitée d’un paravent derrière lequel les tribunaux ne pouvaient rien voir. Ce n’est pas vrai. Les tribunaux peuvent lever le paravent et, de fait, ils le font souvent. Ils peuvent lever le masque, et ils le font souvent. Ils cherchent à voir ce qu’il y a réellement derrière. Le législateur a ouvert la voie au moyen des états financiers collectifs et d’autres dispositions. Et les tribunaux devraient emboîter le pas. À mon avis, nous devrions examiner la société Fork et la voir telle qu’elle est—une filiale appartenant à cent pour cent aux contribuables. En fait, c’est la créature, le pantin des contribuables; et il faudrait en droit la considérer comme telle[19].

De plus, le critère judiciaire destiné à aider les tribunaux à s’acquitter de leurs fonctions ne s’applique pas, à mon avis, à l’appelante qui, dans la passation d’accords contractuels, est tenue d’assurer la sécurité du public et l’utilisation optimale des fonds publics. Par conséquent, le critère judiciaire ne pouvait pas servir à empêcher l’appelante d’évaluer comme il se doit la capacité financière de la personne avec laquelle elle voulait contracter, en particulier lorsque l’instabilité financière de cette personne aurait pu mettre en danger la sécurité publique.

Toutes ces interprétations erronées de la preuve ont influé sur l’opinion du juge de première instance quant à la conduite de l’appelante au cours du processus de l’appel d’offres et l’ont amené à ne pas tenir compte d’une preuve favorable montrant que celle-ci s’était conduite d’une façon réfléchie, de façon à mettre sur pied, à faire fonctionner, à entretenir et à gérer, pour la sécurité de la navigation, un service de pilotage efficace dans le détroit de Canso.

L’appelante a créé un comité de quatre membres pour évaluer les soumissions et faire des recommandations. Il n’existe pas la moindre preuve que ce comité dans son ensemble ait fait preuve de partialité contre l’intimée et en faveur d’East Coast Marine Services Ltd. La décision finale a été prise par le conseil d’administration de l’Administration de pilotage de l’Atlantique, et il n’existe pas la moindre parcelle de preuve montrant l’existence d’un parti pris de la part du conseil dans son ensemble en faveur d’East Coast Marine Services Ltd. Au contraire, l’appelante a accordé à l’intimée et à ses sociétés liées, lors de la réunion du 18 novembre 1986, un contrat de cinq ans portant sur l’appel d’offres no 47 pour l’utilisation d’un de leurs bateaux à North Sydney. L’intimée s’est vu attribuer ce marché au détriment d’East Coast Marine Services Ltd., dont la soumission a été jugée trop élevée[20].

Enfin, l’avocate de l’intimée soutient qu’en ce qui concerne la question du monopole, s’il avait été jugé qu’il s’agissait d’une préoccupation légitime, le comité des bateaux-pilotes aurait dû donner à sa cliente la possibilité de se faire entendre et d’apaiser cette inquiétude. Par conséquent, il était injuste d’omettre de le faire.

Avec égards, je ne puis souscrire à cet argument. L’avocate de l’intimée nous demande essentiellement de transformer le processus de l’appel d’offres en une ordonnance de justification par laquelle l’appelante se serait vu obligée de citer l’intimée pour expliquer pourquoi le marché ne devait pas lui être refusé en raison de l’existence possible d’un monopole. Il aurait également fallu citer les autres soumissionnaires pour expliquer pourquoi le marché ne devait pas leur être refusé au motif que leurs propositions ne satisfaisaient pas aux normes de sécurité ou qu’ils n’étaient pas financièrement stables.

Je crois que la nature même du processus d’appel d’offres exige que les soumissionnaires fournissent une preuve probante de leur capacité financière, de leur fiabilité commerciale ainsi que de leur engagement et de leur capacité de satisfaire à toute norme de sécurité imposée dans l’intérêt du public. De même, je crois qu’il incombe au soumissionnaire, qui est au courant de l’existence d’un monopole ou d’un conflit d’intérêts réel ou possible auquel il est mêlé ou peut être mêlé, de divulguer cet état de choses et de donner à l’autorité adjudicative un aperçu des mesures qu’il a prises pour résoudre le problème lui-même ou les garanties qu’il offre pour empêcher que pareille éventualité ne se produise. À mon avis, celui qui décide de ne pas révéler pareil état de choses ou de ne pas en tenir compte le fait à ses risques et périls et s’expose à ce que la chose ait sur lui un effet préjudiciable, si elle est découverte.

Bref, je ne puis trouver aucun vice dans la procédure suivie par l’appelante. Quatre membres du comité des bateaux-pilotes ont évalué les soumissions. Six membres du conseil d’administration de l’appelante, dont trois n’étaient pas membres du comité des bateaux-pilotes, ont finalement décidé d’attribuer le marché à East Coast Marine Services Ltd. en se fondant sur des considérations pertinentes, dans l’intérêt du public. Il est difficile d’imaginer comment et pourquoi toutes ces personnes ou la majorité d’entre elles auraient eu toutes au même moment un parti pris à l’encontre de l’intimée, à qui elles venaient d’attribuer un marché de cinq ans. La prétention de l’intimée, que le juge de première instance a retenue, selon laquelle l’appelante avait, d’une façon inéquitable, favorisé East Coast Marine Services Ltd. au détriment de l’intimée n’est pas étayée par la preuve, lorsqu’on l’interprète comme elle doit l’être.

Pour ces motifs, j’accueillerais l’appel avec dépens, j’annulerais la décision du juge de première instance et je rejetterais avec dépens l’action intentée par l’intimée.

Le juge Décary, J.C.A. : Je souscris à cet avis.



[1] L’intimée a clarifié les soumissions qu’elle avait présentées le 16 janvier 1989 en disant qu’un nouveau bateau-pilote serait construit pour le service de North Sydney au cas où [traduction] « l’Administration voulait que le « CAPTAIN PARKER » demeure dans le détroit ». (Dossier conjoint, vol. III, aux p. 420 à 422.)

[2] Témoignage du capitaine Gay, Transcription de l’instruction, vol. 4, à la p. 1245.

[3] Ibid., aux p. 1257, 1258 et 1275.

[4] Témoignage du capitaine Stow, Transcription de l’instruction, vol. 6, aux p. 1994 et 1995.

[5] Ibid., aux p. 1947 et 2060.

[6] Ibid., aux p. 2035 et 2036.

[7] Le président de l’Administration, soit le capitaine Latter, a témoigné que l’attribution du contrat B à East Coast Marine Services Ltd. était fondée sur trois éléments : la sécurité, le monopole et le prix (Témoignage du capitaine Latter, Transcription de l’instruction, vol. 6, à la p. 788, ll. 8-14). Selon certains éléments de preuve, le Chapel Hill était plus sûr parce qu’il était muni de deux hélices et d’un pont chauffé (Ibid., vol. 5, à la page 1665, ll. 7-16). Toutefois, pendant le contre-interrogatoire, le capitaine Latter a convenu que les bateaux de Slater et du capitaine Gay étaient tous les deux des [traduction] « bateaux sûrs » et, par conséquent, que la [traduction] « sécurité n’entrait pas en ligne de compte » (Ibid., vol. 6, à la p. 1823, ll. 18-19).

[8] J’interprète ce mot dans le sens où il est défini dans le Shorter Oxford English Dictionary, 3e éd., vol. II : [traduction] « Diriger ou manipuler d’une façon sournoise ou frauduleuse ». Toutefois, le juge de première instance n’a tiré aucune conclusion expresse de conduite frauduleuse.

[9] Dans Kencor Holdings Ltd. v. Saskatchewan, [1991] 6 W.W.R. 717 (B.R. Sask.), à la p. 721, il a été statué que, pour que l’intégrité du processus d’appel d’offres soit maintenue, il fallait [traduction] « absolument que le soumissionnaire remplissant les conditions les plus basses soit retenu ». Comme le juge Halvorson l’a dit : [traduction] « Si l’État intervient dans le processus et déroge à la coutume du secteur, voulant que la soumission la plus basse soit retenue, la concurrence disparaîtra. D’où des coûts plus élevés pour le contribuable. En outre, lorsque l’État, pour des raisons de népotisme ou pour d’autres raisons, applique certains critères que les soumissionnaires ne connaissent pas, une grave injustice est commise. »

[10] Voir par exemple le témoignage du capitaine Slater, Transcription de l’instruction, vol. 3, à la p. 272, l. 15 à l. 22.

[11] Voir, par ex. Asamera Oil Corporation Ltd. c. Sea Oil & General Corporation et autre, [1979] 1 R.C.S. 633; Victoria Laundry (Windsor) Ld. v. Newman Industries, Ld. Couldon & Co., Ld. (Third Parties), [1949] 2 K.B. 528 (C.A.).

[12] Comme il en a ci-dessus été fait mention, le contrat A exigeait que l’attributaire [traduction] « signe un contrat avec l’Administration de pilotage de l’Atlantique, lequel comprenait les conditions générales énoncées » dans la lettre que l’appelante avait envoyée à l’intimée le 5 janvier 1987 et dans les documents annexés.

[13] De fait, certains arrêts laissent entendre que le manque à gagner prévu est recouvrable uniquement s’il existe une obligation d’attribuer le contrat B au demandeur : M.S.K. Financial Services Ltd. v. Alberta (Minister of Public Works, Supply and Services) (1987), 77 A.R. 362 (B.R.); Scott Steel (Ottawa) Ltd. v. R.J. Nicol Construction (1975) Ltd. (1993), 15 C.L.R. (2d) 10 (C. div. Ont.); Bate Equipment Ltd. v. Ellis-Don Ltd. (1992), 2 C.L.R. (2d) 157 (B.R. Alb.). Il est à noter qu’il semble que, dans aucune de ces affaires, le contrat A n’ait été violé en raison d’un traitement inéquitable. Dans Kencor Holding Ltd., précité, il a été statué, à la suite de la décision rendue dans l’affaire Chinook Aggregates, précitée, que le demandeur avait le droit de recouvrer le manque à gagner futur prévu en vertu du contrat A lorsque le contrat B était attribué à un tiers pour le motif que ce dernier remplissait une condition qui n’avait pas été divulguée dans les appels d’offres. Voir également, Martin (L.B.) Construction Ltd. et al. v. Gaglardi et al.; Lauze et al., Third Parties (1978), 91 D.L.R. (3d) 393 (C.S.C.-B.).

[14] De fait, à la p. 792, le lord juge Vaughan Williams a dit que la cour de première instance devait faire [traduction] « son possible » et que sa décision ne serait pas annulée même si [traduction] « le montant accordé [était] réellement un montant estimatif ». Voir Wood v. Grand Valley Railway Co. et al., [1915] 51 R.C.S. 283, à la p. 289; Penvidic Contracting Co. Ltd. c. International Nickel Co. of Canada Ltd.., [1976] 1 R.C.S. 267. Voir également R. c. CAE Industries Ltd., [1986] 1 C.F. 129(C.A.) et Redpath Industries Ltd. c. Cisco (Le), [1994] 2 C.F. 279(C.A.).

[15] Ainsi, dans Chaplin v. Hicks, précité, le lord juge Farwell a fait observer ceci, aux p. 798 et 799 :

[traduction] Bien sûr, il est évident que les chances ou la probabilité, dans un cas donné, puissent être si minces qu’un jury ne pourrait pas légitimement accorder plus que des dommages-intérêts symboliques, disons un shilling; s’ils l’avaient fait en l’espèce, il leur aurait strictement appartenu de le faire et la Cour n’aurait pas pu intervenir. Cependant, dans le concours dont il est ici question, les chances se sont accumulées et la demanderesse a déjà réussi à deux reprises; elle, qui n’était qu’une candidate parmi tant d’autres, est passée dans une catégorie composée de cinquante candidates, et, si je comprends bien, elle était la première dans sa division particulière, à la suite d’un vote tenu parmi les lecteurs du journal; de ces cinquante candidates, douze devaient être choisies; de toute évidence, ses chances étaient alors beaucoup plus grandes et beaucoup plus faciles à évaluer que lorsqu’elle était l’une de six mille candidates. Si la demanderesse n’avait jamais été choisie, l’affaire aurait été fort différente, mais ce n’était pas le cas.

[16] Voir la transcription de la déposition faite à l’instruction, vol. 4, aux p. 1245 et 1246.

[17] Voir ci-dessus. Voir également Nedco Ltd. v. Clark et al. (1973), 43 D.L.R. (3d) 714 (C.A. Sask.).

[18] Id.

[19] [1969] 3 All E.R. 855 (C.A.), à la p. 860.

[20] Voir le procès-verbal de la réunion du conseil de l’Administration de pilotage de l’Atlantique, dossier conjoint, vol. 2, à la p. 335.

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