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[1995] 1 C.F. 3

A-224-93

Chaleur Fertilizers Ltd., personne morale (défenderesse/appelante)

c.

Armada Lines Ltd. (maintenant Clipper Shipping Lines) (demanderesse/intimée)

Répertorié : Armada Lines Ltd. c. Chaleur Fertilizers Ltd. (C.A.)

Cour d’appel, juge en chef Isaac, juges Pratte et Heald, J.C.A.—Fredericton, 2 juin; Ottawa, 12 juillet 1994.

Droit maritime — Contrats — Contrat de transport de marchandises contenant une clause relative aux surestaries si la cargaison n’était pas disponible pendant les jours de planche prévus — L’arrivée de la cargaison ayant été retardée indéfiniment, l’intimée a trouvé une cargaison pour la remplacer — La cargaison a été saisie, puis il y a eu mainlevée sur engagement de déposer un cautionnement — La saisie et l’engagement de cautionnement ont été annulés — Appel du jugement de première instance accordant des dommages-intérêts pour les bénéfices perdus, fondé sur une rupture anticipée, refusant d’accorder des dommages-intérêts pour la saisie illicite et maintenant le cautionnement — La partie qui se fonde sur la rupture anticipée doit prouver une rupture fondamentale — Étant donné que les surestaries sont des dommages-intérêts déterminés pour l’omission d’effectuer le chargement et le déchargement pendant la période de planche fixée, il n’existe aucune obligation de prouver une perte réelle ou de limiter le préjudice — Le chargement a été effectué après les jours de planche prévus, mais le contrat peut encore être exécuté — L’intimée a une obligation continue de présenter le navire aux fins du chargement — Étant donné que la disposition relative aux surestaries montrait que le retard avait été envisagé, l’omission d’effectuer le chargement pendant les jours de planche fixés ne constitue pas une rupture fondamentale — Le propriétaire de la cargaison saisie n’est pas tenu de prendre des mesures immédiates pour faire annuler la saisie et l’engagement relatif au cautionnement — L’intimée doit assumer les conséquences de la saisie illicite.

Il s’agissait d’un appel interjeté à l’égard d’un jugement de première instance accordant à la demanderesse/intimée des dommages-intérêts pour les bénéfices perdus. L’intimée avait convenu de transporter une cargaison d’engrais appartenant à l’appelante, de Belledune (Nouveau-Brunswick) à Lomé (Togo). L’engagement de fret prévoyait que la cargaison devait être expédiée vers le 20 ou le 22 mars—à confirmer. Il y avait également une disposition prévoyant un tarif de surestaries, fixé à 4 500 $ US par jour au prorata, en cas d’indisponibilité de la cargaison ou d’un poste d’amarrage. Il a été impossible pour l’appelante de confirmer la date de chargement, à cause de problèmes qu’elle avait avec son fournisseur, mais l’appelante a fait savoir que le chargement serait effectué le 31 mars au plus tard. L’intimée a conclu un contrat d’affrètement au voyage concernant le navire Yue On, et a informé l’appelante que le navire se présenterait pour chargement « conformément aux jours de planche indiqués ». Lorsque l’intimée a appris que le navire transportant l’engrais au Nouveau-Brunswick, le Dahlia D, s’était mis à dériver et avait été abandonné par son équipage, elle a promptement retenu une cargaison en vue de remplacer la cargaison d’engrais, laquelle devait être chargée à Montréal le 1er ou le 2 avril. Le Dahlia D était toujours à flot et l’appelante a continué à essayer de faire parvenir la cargaison d’engrais à Belledune, mais elle n’a pas pu confirmer la date de chargement. L’intimée a décidé de considérer l’avis donné par l’appelante, selon lequel elle ne pouvait pas confirmer les dates de chargement, comme un avis préalable de rupture. Le Yue On est arrivé à Montréal le 27 mars; il a été chargé et est parti le 8 avril. L’engrais était prêt à être expédié le 9 avril. Le 16 avril, l’intimée a fait saisir la cargaison d’engrais. Le 23 avril, la saisie a fait l’objet d’une mainlevée sur dépôt d’un cautionnement après qu’un engagement eut été pris à l’égard du paiement de dommages-intérêts s’il en était accordé. La saisie et l’engagement relatif au cautionnement ont été annulés le 12 décembre 1983. Le juge de première instance a conclu que l’appelante avait implicitement reconnu l’existence d’un manquement à une obligation, ce qui autorisait l’intimée à considérer qu’il y avait rupture anticipée et à agir comme elle l’avait fait. La demande reconventionnelle présentée par l’appelante à l’égard du maintien du cautionnement a été rejetée étant donné que la durée de la période en cause dépendait de sa volonté.

Il s’agissait de savoir si le juge de première instance avait commis une erreur (1) en concluant que l’appelante n’avait pas informé l’intimée qu’elle avait décidé de payer les surestaries pour le chargement tardif; (2) en concluant que l’appelante avait causé la rupture anticipée et (3) en refusant d’accorder les dommages-intérêts pour la saisie illicite.

Arrêt : l’appel et la demande reconventionnelle doivent être accueillis.

(1) Le juge de première instance a commis une erreur en concluant que l’appelante n’avait pas informé l’intimée qu’elle avait décidé de payer les surestaries. L’agent de l’intimée a reconnu que les employés de l’appelante chargés de ces questions avaient accepté la responsabilité de payer les surestaries dans les circonstances appropriées.

(2) Le juge de première instance a commis une erreur en concluant à l’existence d’une rupture anticipée. La rupture anticipée survient lorsqu’une partie, expressément ou implicitement, fait savoir, avant que ses obligations contractuelles deviennent exécutables, qu’elle ne les remplira pas. Le comportement de la partie qui résout ainsi le contrat doit être suffisamment explicite pour que le cocontractant soit en droit de conclure que la partie ayant résolu le contrat n’a plus l’intention d’être liée par les stipulations du contrat. Il doit y avoir un rejet total des obligations prévues au contrat et une absence de facteur pouvant justifier un tel comportement. L’intimée n’avait le droit de considérer qu’il y avait eu résolution de la charte-partie que si elle était en mesure de prouver que le comportement de l’appelante équivalait à une rupture fondamentale.

Les surestaries visent à indemniser l’armateur des retards qui dépassent la période de planche prévue. Les surestaries sont des dommages-intérêts déterminés qui doivent être versés en cas d’omission d’effectuer le chargement et le déchargement pendant la période de planche fixée. Dans les cas où, comme en l’espèce, la période visée par les surestaries n’est pas précisée, celle-ci se termine lorsque le contrat devient inexécutable ou est résolu. Comme les surestaries sont des dommages-intérêts déterminés, la demanderesse n’a qu’à établir la rupture du contrat. Il n’est pas nécessaire qu’elle prouve les pertes réelles subies ou limite le préjudice, comme l’a supposé la juge de première instance. Les contrats assortis de clauses de surestaries peuvent toujours être exécutés même si la période de chargement excède les jours de planche. La présence d’une clause relative aux surestaries montrait que les parties avaient envisagé l’éventualité d’un retard. Étant donné que la cargaison n’avait pas été détruite, mais que son arrivée avait simplement été retardée, il n’était pas impossible pour l’appelante de s’acquitter de ses obligations contractuelles. Comme la notion de surestaries envisage l’exécution éventuelle du contrat, l’intimée avait l’obligation continue de se présenter pour le chargement, quitte à percevoir en même temps les frais de surestaries prévus. L’omission de charger la cargaison pendant les jours de planche convenus ne constituait pas en soi une rupture fondamentale. L’appelante n’a pas résolu le contrat. Malgré le retard prévu, l’appelante souhaitait toujours que le navire se présente à Belledune après le 31 mars.

(3) Il n’existe aucune autorité justifiant l’imposition au propriétaire de la cargaison saisie de l’obligation de prendre des mesures immédiates pour faire annuler la saisie ou l’engagement connexe relatif au cautionnement. La Règle 1003, qui énonce les critères applicables en vue de l’octroi d’un mandat de saisie de biens dans le cadre d’une action in rem, n’exige pas qu’il y ait un engagement de payer des dommages-intérêts, mais il va de soi que le demandeur qui sollicite la saisie d’un navire ou de sa cargaison doit assumer les conséquences d’une saisie illégale. L’ordonnance annulant la saisie revenait implicitement à conclure que la saisie était illégale et le cautionnement inutile. L’intimée devait subir les conséquences de la saisie illégale.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règle 1003 (mod. par DORS/79-57, art. 18; DORS/92-726, art. 12; DORS/94-41, art. 7).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Suisse Atlantique Société d’Armement S.A. v. N.V. Rotterdamsche Kolen Centrale, [1967] 1 A.C. 361 (H.L.); Elesguro Inc. c. Ssangyong Shipping Co. Ltd., [1981] 2 C.F. 326; (1980), 117 D.L.R. (3d) 105; 19 C.P.C. 1 (1re inst.); Third Chandris Shipping Corporation, Western Sealane Corporation and Aggelikai Ptera Compania Maritima S.A. v. Unimarine S.A. (The Genie, Pythia and Angelic Wings), [1979] 2 Lloyd’s Rep. 184.

DÉCISIONS CITÉES :

Asamera Oil Corporation Ltd. c. Sea Oil & General Corporation et autre, [1979] 1 R.C.S. 633; (1978), 12 A.R. 271; 89 D.L.R. (3d) 1; [1978] 6 W.W.R. 301; 5 B.L.R. 225; 23 N.R. 181; « Cheshire Witch, » In re The (1864), 167 E.R. 402.

DOCTRINE

Fridman, G. H. L. The Law of Contract in Canada, 3rd ed. Toronto : Carswell, 1994.

Jackson, David C. Enforcement of Maritime Claims. London : Lloyd’s of London Press Ltd., 1985.

Schofield, John. Laytime and Demurrage. London : Lloyd’s of London Press, 1986.

APPEL d’un jugement de première instance (Armada Lines Ltd. c. Chaleur Fertilizer [sic] Ltd. (1993), 60 F.T.R. 232 (1re inst.)) accordant des dommages-intérêts pour les bénéfices perdus par suite de la rupture anticipée d’une charte-partie contenant une clause relative aux surestaries, et appel incident du refus d’accorder des dommages-intérêts pour la saisie illicite de la cargaison et pour le maintien du cautionnement. Appel et appel incident accueillis.

AVOCATS :

Thomas L. McGloan pour la défenderesse/appelante.

John H. Scott pour la demanderesse/intimée.

PROCUREURS :

Gilbert, McGloan, Gillis, Saint John (Nouveau-Brunswick), pour la défenderesse/appelante.

McMaster Meighen, Montréal, pour la demanderesse/intimée.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Pratte, J.C.A. : J’ai lu les motifs du jugement rédigés par mon collègue le juge Heald, J.C.A. et, pour les motifs qu’il énonce, je statuerais sur l’appel et l’appel incident de la même manière que lui.

* * *

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Heald, J.C.A. : Il s’agit d’un appel interjeté à l’égard d’un jugement rendu par la Section de première instance par lequel elle accordait à la demanderesse/intimée des dommages-intérêts de 63 151,80 $, des intérêts sur cette somme calculés au taux de 11,31 % à partir du 16 avril 1982 jusqu’au 16 octobre 1984 ainsi que des intérêts sur cette somme totale, « sentre la date du jugement et la date du paiement, au taux préférentiel majoré de 1 %[1] ».

Le jugement ordonnait aussi que l’intimée récupère les coûts qu’elle avait engagés dans son action, sauf ceux associés à la saisie de la cargaison et à la demande de cautionnement et de mainlevée présentée par la défenderesse, puisque ces frais devraient être supportés par la partie intimée. Le jugement de première instance contenait une autre réserve à l’égard des frais liés à l’obtention du témoignage d’un certain M. Gullestrup par voie d’une commission rogatoire. À la page 239 des motifs de sa décision, le juge de première instance a rejeté la demande reconventionnelle en dommages-intérêts soumise par l’appelante pour le préjudice subi en raison de la saisie de la cargaison, par l’intimée, le 16 avril 1982. Toutefois, le jugement officiel de la Cour ne traite pas de la demande reconventionnelle (dossier d’appel, pages 154 et 155). L’intimée a aussi déposé un contre-appel eu égard à l’octroi limité d’intérêts pour la période « préalable au jugement ».

LES FAITS

Le 23 février 1982, l’intimée a convenu de transporter une cargaison d’engrais appartenant à l’appelante, de Belledune (Nouveau-Brunswick) à Lomé (Togo). Cette entente a été confirmée par l’échange de deux télex datés du 23 février 1982 : le premier, entre l’appelante et son représentant, SCAC Transport Canada Inc., et le second, entre SCAC et le représentant de l’intimée, Protos Shipping Ltd. (Protos). Le premier télex suggérait une date de chargement prévue pour le 20-22 mars 1982. Par un télex de confirmation envoyé à Protos, SCAC convenait de la date de chargement du 20-22 mars 1982 « à confirmer d’ici la fin de la semaine prochaine »[2].

Le 25 février 1982, des représentants des deux parties signaient un engagement de fret prévoyant ce qui suit : il restait encore à désigner le navire; la cargaison devait être expédiée vers le « 20-22 mars 1982—à confirmer »; le tarif-marchandises convenu était de « 80 $ US la tonne métrique—franco chargement déchargement aux frais de bord » et, enfin, le tarif de surestaries au port de chargement était fixé à « 4 500 $ US par jour au prorata en cas d’indisponibilité de la cargaison et/ou d’un poste d’amarrage »[3].

Le 10 mars 1982, l’intimée n’avait toujours pas obtenu confirmation des dates de chargement. Son représentant, Protos, avait continuellement tenté d’obtenir cette confirmation de l’appelante mais n’avait reçu aucune réponse ferme. Protos a insisté pour que l’information lui soit transmise au plus tard le 11 mars.

L’appelante était dans l’impossibilité de confirmer les dates de chargement parce que 80 % de la cargaison d’engrais qu’elle devait expédier provenait de la Louisiane et que le fournisseur à cet endroit n’avait pu envoyer l’engrais à temps. La cargaison a finalement quitté la Louisiane le 7 mars 1982 à bord du Dahlia D. Son arrivée à Belledune était prévue pour le 14 mars. Le 11 mars, l’appelante a fait parvenir à son représentant, SCAC, par télex, un message l’avisant que le navire désigné arriverait à Belledune, N.-B., Canada, pour charger la cargaison « du 25 au 30 ou 31 mars 1982 au plus tard, mais de préférence les 27-28 mars 1982 »[4]. SCAC a par la suite transmis ce message à Protos.

L’intimée a alors entrepris de trouver un navire approprié, démarche qui s’est révélée ardue. Elle a donc demandé à l’appelante de reporter la date du chargement, mais cette dernière a refusé. En effet, l’intimée a été avisée le 15 mars, par télex, du fait que seule la période de planche[5] allant du 25 au 31 mars était acceptable puisque la cargaison est « financée par l’ACDI et l’année financière prend fin le 31 mars ». Toujours selon le télex, « l’expéditeur ne peut expédier la cargaison ou être payé si le connaissement maritime porte une date ultérieure »[6] Effectivement, le contrat que l’appelante avait conclu avec l’ACDI prévoyait que la livraison devait être effectuée au plus tard le 31 mars 1982.

Le 17 mars, l’intimée a conclu un contrat d’affrètement au voyage concernant le navire Yue On. Le même jour, elle a avisé Protos que le navire Yue On avait été désigné et que, selon le calendrier proposé, le navire se trouverait à Montréal du 23 au 27 mars et, ensuite, à Belledune les 30 et 31 mars. À son tour, Protos a informé l’appelante, par l’intermédiaire de SCAC, que le Yue On avait été désigné, qu’il se présenterait pour chargement entre le 25 et le 31 mars 1982 « conformément aux jours de planche indiqués » et qu’il aviserait « l’expéditeur par câble bien avant l’arrivée[7] ».

Le 16 mars 1982, le navire transportant l’engrais de la Louisiane à l’appelante, le Dahlia D, a eu des problèmes à cause de la glace qui s’était formée dans le golfe du Saint-Laurent. Il s’est mis à dériver et a été abandonné par son équipage alors qu’il était à environ une journée de voyage de Belledune. L’appelante a été mise au courant de la situation le 16 mars vers 11 h 30 et a ensuite avisé SCAC de ce qui s’était passé, mais ni l’une ni l’autre n’a informé l’intimée ou son représentant, Protos. Néanmoins, ce dernier a eu vent de la situation de manière non officielle et en a avisé l’intimée par télex à la fin de l’après-midi du 17 mars. Le 18 mars, l’intimée a donné instruction à Protos de retenir une cargaison de 913 tonnes de carton doublure kraft (produit de papier de type caisse en carton) en vue de remplacer la cargaison d’engrais de l’appelante « afin d’atténuer les dommages occasionnés par la non-arrivée de l’engrais à Belledune[8] ». Un engagement de fret relatif au carton doublure kraft a été signé le 18 mars; l’entente prévoyait que la cargaison en question serait chargée à Montréal le 1er ou le 2 avril 1982[9].

Le 19 mars 1982, l’intimée a informé SCAC et l’appelante, par télex, du fait qu’elle avait été avisée par cette dernière qu’il faudrait au moins dix jours, après avoir reçu la matière première du navire Dahlia D, pour livrer le reste de la cargaison et que seulement 20 % de la cargaison était alors disponible. Le télex donnait également les précisions suivantes : le Dahlia D « est remorqué jusqu’à Gaspé, … il gîte de dix degrés et … la salle des machines est considérablement inondée[10] »  Dans le même télex, l’intimée proposait à l’appelante que, comme « il est évident que la cargaison d’Armada ne pourra être prête à charger dans le délai de planche prévu dans l’engagement de fret », il serait peut-être dans l’intérêt de chaque partie de convenir que l’intimée « atténue le plus possible les réclamations pour faux fret » en ne faisant pas escale à Belledune et en chargeant toute autre cargaison. L’intimée demandait confirmation au plus tard le 19 mars 1982 à 17 h mais, à la suite de la requête de l’appelante, elle a reporté l’échéance au 23 mars 1982.

Le Dahlia D fut repéré par un représentant de l’appelante le 17 mars et on a pu constater qu’il était toujours à flot. Le navire a été remorqué jusqu’au port de la baie de Gaspé, où il est arrivé le 20 mars. Les cales ont été inspectées et on s’est rendu compte que la cargaison n’était pas avariée. On ne savait pas, à ce moment, si les propriétaires du navire choisiraient de réparer celui-ci de sorte qu’il puisse terminer son voyage, à Belledune tout d’abord puis à Montréal, ou s’ils annuleraient le voyage au port de la baie de Gaspé. L’appelante devait uniquement ensacher l’engrais à ses installations se trouvant près de Belledune. Par ailleurs, bien que l’appelante ait avisé l’intimée du fait que l’ensachage durerait dix jours, cette opération ne prend en réalité que de cinq à six jours. De plus, contrairement à ce qu’elle avait déclaré à l’intimée, l’appelante avait négocié, vers le 19 mars, une prolongation du contrat qu’elle avait signé avec l’ACDI.

Le 23 mars, les parties ont appris que le Dahlia D se trouvait au port de la baie de Gaspé. L’appelante a informé l’intimée qu’elle faisait tout son possible pour que la cargaison parvienne à Belledune, qu’elle espérait que la cargaison soit prête pour le 5 avril 1982 et qu’elle aviserait l’intimée de la nouvelle date d’arrivée. Le 24 mars, l’intimée a envoyé un télex à son représentant, Protos, lui faisant part de son insatisfaction quant à la manière dont ce dernier avait « traité cette affaire jusqu’ici[11] »  L’intimée y déclarait également qu’elle voulait une réponse ferme de l’appelante quant à son intention de payer des surestaries ou le faux fret et que le navire pourrait encore être à Belledune pour le 25 mars, d’où l’urgence de la réponse de l’appelante. Protos a ensuite avisé SCAC et l’appelante que, comme la cargaison ne serait pas disponible dans la période de planche prévue au contrat et qu’il était impossible de savoir quand elle le serait, l’intimée considérait l’avis antérieurement envoyé par l’appelante comme un avis préalable de rupture, d’une part, et qu’elle tenterait de trouver une cargaison de remplacement, d’autre part. Le même jour, Protos a envoyé un deuxième télex à l’appelante confirmant que cette dernière lui avait fait savoir qu’elle était toujours incapable de préciser quand la cargaison serait disponible et que, par conséquent, l’intimée maintenait la position qu’elle avait exposée dans le premier télex envoyé ce jour-là. Le Yue On, quant à lui, est arrivé à Montréal le 27 mars. Il a chargé diverses marchandises, y compris le carton doublure kraft, et a quitté Montréal le 8 avril. L’engrais en provenance de la Louisiane fut transporté par camion du port de la baie de Gaspé à Belledune. Il était prêt à être expédié le 9 avril. Les parties ont longuement discuté de la question de savoir si l’appelante allait verser une indemnité à l’intimée. Le 16 avril, l’intimée a fait saisir la cargaison d’engrais. Le 23 avril, la saisie a fait l’objet d’une mainlevée sur dépôt d’un cautionnement après qu’un engagement fut pris pour payer des dommages-intérêts s’il en étaient accordés. La cargaison a finalement été expédiée le 28 avril 1982 à bord d’un autre navire. Le 12 décembre 1983, le juge Rouleau a rendu une ordonnance annulant la saisie et l’engagement relatif au cautionnement.

DÉCISION DE LA SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

Dans l’action qu’elle a intentée contre l’appelante, l’intimée réclame la somme de 63 151,80 $, soit la différence entre le bénéfice net qu’elle aurait réalisé si elle avait transporté la cargaison de l’appelante et le bénéfice net qu’elle a réellement touché en transportant la cargaison de remplacement constituée de carton doublure kraft. Les parties s’entendent sur le fait que cette perte est bien de l’ordre de 63 151,80 $. La réclamation de l’intimée se fonde sur le manquement de l’appelante à son obligation contractuelle de fournir la cargaison devant être chargée sur le Yue On, à Belledune. Le juge de première instance a estimé que l’argument de l’intimée était bien fondé et a conclu que l’appelante avait implicitement reconnu l’existence d’un manquement à une obligation qui autorisait l’intimée à considérer qu’il y avait rupture anticipée et à agir comme elle l’a fait[12]. Le juge de première instance a ajouté ce qui suit :

En ce qui concerne la jurisprudence selon laquelle un navire doit attendre jusqu’à la fin de la période de chargement prévue et qu’un retard dans le chargement, à moins d’être déraisonnable, ne constitue pas une rupture fondamentale, aucune des décisions citées ne traite d’une situation dans laquelle il était survenu une rupture anticipée antérieure qui déchargeait le navire de son obligation de se présenter aux jours de chargement convenus[13].

Toujours selon le juge de première instance, le fait que l’intimée ait accepté de charger la cargaison de carton doublure kraft ne constituait pas une rupture de contrat dont cette dernière était responsable. Même si l’intimée a couru un certain risque en décidant, le 18 mars, de prendre cette cargaison, l’engagement de fret précisait que le carton doublure kraft serait transporté soit par le Yue On, soit par un navire de remplacement[14]. Le juge de première instance a conclu que « en fait, la demanderesse ne s’est mise dans la position de ne pas pouvoir charger la cargaison de la défenderesse qu’après avoir chargé le carton doublure kraft. Elle ne s’était pas engagée à charger cette cargaison avant les 1er et 2 avril. À ce moment, le jugement de la demanderesse du 18 mars, laquelle prévoyait une rupture de contrat anticipée, s’était révélé exact[15] ».

Examinant la demande reconventionnelle en dommages-intérêts présentée par l’appelante en raison de la saisie de la cargaison effectuée par l’intimée le 16 avril 1982, le juge de première instance a conclu qu’aucun élément de preuve n’établissait que l’appelante avait subi un préjudice à cause de cette saisie et du retard dans l’expédition qui en a résulté, « hormis les frais associés aux requêtes, tout d’abord pour obtenir un cautionnement et ensuite pour faire annuler la saisie et l’engagement[16] ».

Enfin, le juge de première instance a adjugé des intérêts sur la somme accordée au taux de 11,31 % pour une période de 30 mois (du 16 avril 1982 au 16 octobre 1984) et au taux préférentiel majoré de 1 % à compter de la date du jugement. Le juge a motivé son refus d’accorder des intérêts antérieurs au jugement par le fait que, à son avis, l’intimée aurait dû présenter sa demande avec plus de célérité.

QUESTIONS EN LITIGE

L’appelante allègue que le juge de première instance a commis les erreurs suivantes lorsqu’elle a rendu sa décision :

(i) des erreurs de fait parce que son jugement est en partie fondé sur des conclusions de faits qui ne sont pas étayées par la preuve;

(ii) une erreur de droit parce qu’elle a conclu que l’appelante a causé la rupture anticipée du contrat;

(iii) le refus d’accorder à l’appelante les dommages-intérêts qu’elle réclame dans sa demande reconventionnelle.

Dans le cadre de son appel incident, l’intimée soulève aussi une autre question : le juge de première instance a-t-elle commis une erreur en accordant des intérêts antérieurs au jugement uniquement pour une durée de trente mois plutôt que pour toute la période écoulée jusqu’à la date du jugement?

ANALYSE

Erreur de fait

L’appelante soutient que les conclusions de fait relatives à la pièce P-23 auxquelles en est arrivée le juge de première instance sont erronées puisque, selon les prétentions de l’avocat, elles ne sont pas étayées par la preuve. À la page 238 de son jugement, le juge déclare ce qui suit :

Le témoignage de M. Paulin est fort rétrospectif. Celui-ci a cherché à convaincre la Cour qu’il avait continué d’insister pour que le YUE ON fasse escale à Belledune et qu’il aurait opté pour payer des frais de surestaries. Cependant, rien n’indique qu’il a fait part de ce message à la demanderesse en réponse à sa question du 24 mars, lorsqu’elle a demandé si la défenderesse désirait payer les surestaries ou le faux fret ou si elle envisageait quelque chose d’autre. À ce moment, le YUE ON se trouvait dans les environs de Belledune et aurait pu s’y présenter pour charger la cargaison avant de poursuivre sa route vers Montréal. [Non souligné dans l’original.]

L’avocat de l’appelante a fait observer, bien à propos, que la demande du 24 mars mentionnée par le juge de première instance consistait en fait en un télex envoyé par l’intimée, Armada, à son représentant Protos. Comme ce message n’était aucunement destiné à l’appelante, on pouvait difficilement s’attendre à ce que cette dernière y réponde. En outre, dans son témoignage, le directeur du trafic chez Protos, M. McGuigan, a reconnu que les employés de l’appelante chargés de ces questions avaient accepté la responsabilité de payer les surestaries dans les circonstances appropriées[17]. Après avoir examiné la preuve, tant documentaire que testimoniale, qui a été présentée à cet égard, j’en arrive à la conclusion que le juge de première instance a manifestement commis une erreur lorsqu’elle a conclu que la pièce P-23 avait été communiquée à l’appelante alors que la preuve est à l’effet contraire. À mon avis, cette erreur a eu une incidence considérable sur la façon dont elle a tranché l’affaire.

Erreurs de droit

Le juge de première instance a conclu à l’existence d’une rupture anticipée en s’appuyant sur la situation qui prévalait entre le 23 et le 25 mars. Voici ce qu’elle a déclaré à la page 238 de son jugement :

Le fait le plus important est que la défenderesse ne savait pas quand la cargaison serait prête. C’est ce qui ressort très clairement du télex daté du 23 mars que la défenderesse a envoyé à SCAC. La défenderesse ne pouvait s’engager à respecter une date de chargement quelconque. Elle a déclaré qu’elle espérait que la cargaison serait prête avant le 5 avril mais qu’elle communiquerait la nouvelle date d’arrivée prévue lorsqu’elle saurait quand la cargaison serait disponible. En outre, les circonstances révélaient clairement que, quoiqu’il advienne, la cargaison d’engrais ne serait pas prête à charger avant le 31 mars. Il serait déraisonnable dans de telles circonstances de s’attendre à ce que la demanderesse continue de planifier l’escale à Belledune. D’un point de vue commercial, il était raisonnable qu’elle s’attende à un engagement déterminé de la part de la défenderesse quant au moment auquel la cargaison serait prête avant d’accepter de se conformer à un calendrier dans le cadre duquel le YUE ON ferait escale à Belledune.

Je ne crois pas que le fait que la défenderesse n’ait pas accepté expressément que le contrat soit annulé empêche qu’il y ait rupture de contrat anticipée. La défenderesse a implicitement reconnu la rupture lorsqu’elle a indiqué que [traduction] « la DAP dont nous avions convenu avec vous ne peut être respectée; nous vous ferons part de la nouvelle DAP dès que nous saurons quand la cargaison … sera disponible ». Il était évident dans les circonstances que la défenderesse se trouvait dans l’impossibilité d’exécuter sa part du contrat. La demanderesse avait donc le droit de considérer qu’il y avait dans les circonstances rupture anticipée et de procéder comme elle l’a fait.

Avec respect pour l’opinion contraire, j’estime que cette conclusion n’est pas étayée par la charte-partie. En effet, cette dernière stipule que des surestaries seront versées dans l’éventualité où la cargaison arrive en retard. Comme l’a signalé l’avocat de l’appelante, la cargaison en l’espèce n’était qu’en retard, elle était ni perdue ni détruite. Comme il sera montré plus loin, la possibilité d’une arrivée tardive de la cargaison avait manifestement été envisagée par les parties contractantes. Par conséquent, je ne puis conclure que l’appelante était dans l’impossibilité de remplir ses obligations.

La rupture anticipée survient lorsqu’une partie, que ce soit par ses déclarations expresses ou par son comportement, ou encore parce qu’on peut le déduire de ses paroles ou de ses actes, fait savoir, avant que ses obligations contractuelles ne deviennent exécutables, qu’elle ne les remplira pas. Le comportement de la partie qui résout ainsi le contrat doit être suffisamment explicite pour que le cocontractant soit en droit de conclure que la partie ayant résolu le contrat n’a plus l’intention d’être liée par les stipulations du contrat. Pour établir l’existence de ce type de rupture, il doit y avoir un comportement équivalant à un rejet total des obligations prévues au contrat et une absence de facteur pouvant justifier un tel comportement[18]. En d’autres termes, à la lumière des faits en l’espèce, l’intimée n’avait le droit de considérer qu’il y avait eu résolution de la charte-partie (c’est ce qu’elle a fait le 24 mars 1982) que si elle était en mesure de prouver que le comportement de l’appelante équivalait à une rupture fondamentale[19].

Le dossier de l’affaire montre clairement que, en l’espèce, le comportement de l’appelante n’équivaut ni à la résolution ni à une rupture fondamentale du contrat. Il est important de signaler que l’engagement de fret signé le 25 février 1982 comporte une stipulation prévoyant le versement de surestaries qui est ainsi rédigée :

[traduction] Le tarif de surestaries au port de chargement est fixé à 4 500 $ US par jour au prorata en cas d’indisponibilité de la cargaison et/ou d’un poste d’amarrage.

Dans l’arrêt Suisse Atlantique, précité, le vicomte Dilhorne affirme ce qui suit aux pages 393 et 394 :

[traduction] Les stipulations relatives au versement de surestaries prévues dans la charte-partie montrent qu’on avait envisagé la possibilité que les parties intimées puissent être responsables d’une rupture de la charte-partie en retenant le navire au-delà des jours de planche et que le contrat continue néanmoins d’avoir effet. Je ne crois pas que la rupture de la charte-partie causée par cette rétention au-delà des jours de planche puisse être assimilée à la rupture d’une clause fondamentale.

Je suis d’accord avec ce point de vue. Un des ouvrages faisant autorité sur cette question est celui de John Schofield, M.A. (Gray’s Inn) qui est intitulé Laytime and Demurrage[20]. Selon l’étude de la common law qu’a effectuée M. Schofield, les surestaries visent à indemniser le propriétaire ou l’affréteur d’un navire pour les retards qui dépassent la période de planche prévue. Cette clause couvre habituellement les frais d’exploitation quotidiens de même que les bénéfices qu’aurait pu toucher le propriétaire du navire si son bâtiment avait été libéré à temps[21]. C’est pourquoi on qualifie les surestaries de dommages-intérêts déterminés qui doivent être versés s’il y a défaut d’effectuer le chargement et le déchargement dans la période de planche fixée[22]. Dans les cas où, comme en l’espèce, la période visée par les surestaries n’est pas précisée, celle-ci se termine lorsque le contrat devient inexécutable ou est résolu[23].

Même si les surestaries sont payables au lieu des dommages-intérêts, on peut se demander s’il est possible d’obtenir des dommages-intérêts en plus des surestaries lorsqu’on établit que les pertes subies par le propriétaire du navire excèdent l’indemnité payable à titre de surestaries[24]. Toutefois, comme les surestaries sont des dommages-intérêts déterminés, il n’est pas nécessaire que la partie demanderesse prouve les pertes réellement subies ou limite le préjudice; elle n’a qu’à établir la rupture du contrat[25].

La lecture des motifs du jugement rendu par le juge de première instance montre que l’impossibilité pour l’appelante de garantir une pleine cargaison pour les jours de planche prévus l’a incitée à conclure que, en l’espèce, les actes de l’intimée étaient justifiés (voir (1993), 60 F.T.R. 232, cité plus haut, à la page 238). Implicitement, il ressort de ce point de vue qu’on a présumé que l’intimée avait l’obligation de limiter le préjudice. Or, ce qui distingue les affaires relatives aux surestaries des autres litiges où il existe une obligation de limiter le préjudice (comme c’était le cas dans l’arrêt Asamera Oil Corporation Ltd. c. Sea Oil & General Corporation et autre, [1979] 1 R.C.S. 633) est le fait que les contrats assortis de clauses de surestaries peuvent toujours être exécutés même si la période de chargement excède les jours de planche fixés. De plus, comme la notion de surestaries envisage l’exécution ultérieure du contrat, l’intimée avait l’obligation continue de se présenter pour le chargement, quitte à percevoir en même temps les surestaries prévues. À mon avis, la présence d’une clause relative aux surestaries dans la charte-partie met en lumière le fait que les parties contractantes avaient envisagé l’éventualité d’un retard et, le cas échéant, le versement d’une indemnité. La preuve testimoniale montre que les retards ne sont pas inhabituels dans le commerce maritime. Dans son témoignage, M. Gullestrup a affirmé que le Yue On pouvait être chargé en quatre ou cinq jours. En réalité, cette opération a duré 13 jours. M. Gullestrup a déclaré qu’il avait fallu plus longtemps à cause des « retards habituels ». Il a également précisé que « les retards imprévus sont monnaie courante dans le domaine du transport »[26].

Par conséquent, comme les retards dans l’expédition ont été prévus dans la charte-partie, je ne crois pas que le défaut de charger la cargaison pendant les jours de planche convenus puisse, en soi, être considéré comme une rupture fondamentale. La question essentielle qui doit être tranchée en l’espèce est la suivante : puisqu’il était impossible pour l’appelante de procéder au chargement pendant les jours de planche, était-il légitime de la part de l’intimée de considérer le contrat résolu? À la lumière des faits exposés, je ne suis pas convaincu que l’appelante ait résolu le contrat. En effet, malgré le retard prévisible, l’appelante souhaitait toujours que le navire se présente à Belledune après le 31 mars, ce qu’on ne peut concilier avec l’existence d’une intention de résoudre le contrat. Comme il a été mentionné plus haut, l’intimée devait établir, pour être libérée de ses obligations contractuelles, que le contrat allait être résolu après que la période visée par les surestaries commence à courir. En l’espèce, aucun élément de preuve n’étaie cette hypothèse.

DEMANDE RECONVENTIONNELLE

La cargaison d’engrais de l’appelante a fait l’objet d’une saisie en vertu d’un mandat délivré en date du 16 avril 1982. On a donné mainlevée de la saisie le 23 avril 1982 après qu’une somme de 80 000 $ can. fut déposée à titre de cautionnement. La cargaison a finalement été expédiée le 28 avril 1982. L’appelante a attendu au 12 décembre 1983 pour faire annuler la saisie et l’engagement de cautionnement.

Comme il est précisé dans la demande reconventionnelle, le juge Rouleau a annulé, par une ordonnance rendue le 12 décembre 1983, le mandat de saisie visant la cargaison de même que le cautionnement qu’avait dû déposer l’appelante pour qu’on accorde mainlevée de la saisie. Dans les faits, cette ordonnance revient, au moins implicitement, à conclure que la saisie était illégale et le cautionnement inutile.

Les parties se sont entendues, dans un consentement déposé lors du procès sous réserve du droit de l’intimée de contester la demande de dommages-intérêts présentée par l’appelante, sur le fait que le montant des dommages subis par l’appelante pour maintenir le cautionnement s’élève à 36 651,27 $[27].

Toutefois, le juge de première instance a rejeté la demande soumise par l’appelante relativement aux frais engagés pour maintenir le cautionnement. Voici ce qu’elle a déclaré[28] :

Dans la mesure où la défenderesse a engagé des frais pour maintenir ledit cautionnement entre le 23 avril 1982 et le 12 décembre 1983, la durée de la période en cause était un point de départ dépendant de sa volonté. Je ne suis pas convaincue que, par suite de la saisie, la défenderesse a subi un dommage quelconque pour lequel il faudrait accorder un dédommagement …

Il ressort du passage précédent que la période écoulée entre le 23 avril 1982 (date où la saisie visant le navire a fait l’objet d’une mainlevée sur dépôt d’un cautionnement) et le 12 décembre 1983 (date de l’ordonnance rendue par le juge Rouleau afin d’annuler la saisie) a considérablement influé sur la décision prise par le juge de première instance. Manifestement, elle était d’avis que cette période était indûment longue. Essentiellement, elle imposait au propriétaire du navire l’obligation de prendre des mesures immédiates pour faire annuler la saisie (ou l’engagement relatif au cautionnement). À ma connaissance, il n’existe aucun fondement légal justifiant l’imposition d’une pareille obligation.

Dans l’arrêt Elesguro Inc. c. Ssangyong Shipping Co. Ltd.[29], le juge Collier a affirmé que les règles énoncées dans les affaires anglaises quant au prononcé d’une injonction de type Mareva devraient s’appliquer en droit maritime canadien. Les règles qu’il mentionne sont celles formulées par lord Denning, Maître des rôles, dans l’affaire Third Chandris[30]. Le demandeur qui souhaite obtenir une injonction Mareva doit, selon ces règles, satisfaire aux exigences suivantes :

(i) révéler, de manière complète et sincère, tous les faits importants dont il a connaissance;

(ii) fournir tous les détails relatifs à sa demande;

(iii) rapporter des preuves tendant à établir que le défendeur a des biens à l’intérieur du ressort concerné;

(iv) rapporter des preuves tendant à établir que les biens risquent d’être enlevés avant l’exécution du jugement ou de la décision;

(v) s’engager à payer des dommages-intérêts au cas où la demande serait rejetée ou l’injonction s’avérerait injustifiée.

La Règle 1003 [mod. par DORS/79-57, art. 18; DORS/92-726, art. 12; DORS/94-41, art. 7] des Règles de la Cour fédérale [C.R.C., ch. 663] énonce les critères applicables pour octroyer un mandat de saisie de biens dans le cadre d’une action in rem. À mon avis, les règles fixées dans l’arrêt Third Chandris sont compatibles avec ces critères. Dans les deux cas, il ne fait aucun doute que le demandeur a le fardeau de prouver que la saisie demandée est nécessaire pour protéger ses droits. La cinquième exigence énoncée dans l’arrêt Third Chandris, l’engagement à payer des dommages-intérêts, montre de façon évidente que le demandeur souhaitant obtenir la saisie doit assumer le risque et le fardeau liés à une saisie illégale ainsi que les conséquences qui en découlent. Même si la Règle 1003 n’exige pas précisément qu’il y ait un engagement de payer des dommages-intérêts en cas de saisie injustifiée, j’estime qu’il va de soi que le demandeur assume les conséquences d’une telle saisie. La jurisprudence et la doctrine anglaises appuient le point de vue suivant lequel des dommages-intérêts doivent être versés lorsque la saisie n’a aucun fondement légal[31]. À mon sens, lorsqu’il tente de saisir un navire ou sa cargaison en application de la Règle 1003, le demandeur a le fardeau de prouver que la saisie a été exécutée légalement.

Par contre, si la saisie est subséquemment déclarée illégale, le demandeur doit subir les conséquences de cette illégalité. À ma connaissance, il n’existe aucune autorité en droit pour faire valoir que le défendeur propriétaire de la cargaison saisie a l’obligation de prendre immédiatement des mesures pour faire annuler la saisie et que le défaut d’agir rapidement l’empêcherait de présenter une demande reconventionnelle en dommages-intérêts. J’estime qu’un tel résultat pénaliserait injustement le défendeur propriétaire de la cargaison pour un acte perturbateur, quoique souvent nécessaire, commis par le demandeur. En l’espèce, comme le tribunal a déclaré que la saisie de la cargaison n’avait aucun fondement légal, l’intimée est responsable des conséquences qui découlent de son acte illégal. Comme il a été mentionné plus haut, les parties ont, par consentement, convenu que le montant de ces dommages s’élève à 36 651,27 $.

Par conséquent, et pour ces motifs, la demande reconventionnelle doit être accueillie avec dépens à la fois devant notre Cour et devant la Section de première instance. L’appelante a le droit de recouvrer de l’intimée la somme de 36 651,27 $ ainsi que les intérêts sur cette somme calculés au taux de 11,31 % par année à compter du 16 avril 1982 jusqu’à la date du paiement[32].

CONCLUSION

J’accueillerais l’appel avec dépens à la fois devant notre Cour et devant la Section de première instance, et j’annulerais le jugement rendu le 22 février 1993 par la Section de première instance.

J’accueillerais également la demande reconventionnelle avec dépens à la fois devant notre Cour et devant la Section de première instance, et j’ordonnerais que l’appelante recouvre de l’intimée la somme de 36 651,27 $ avec intérêts calculés au taux de 11,31 % par année à compter du 16 avril 1982 jusqu’à la date du paiement.

Le juge en chef Isaac : Je souscris à ces motifs.



[1] (1993), 60 F.T.R. 232 (1re inst.), à la p. 240.

[2] Id., à la p. 233.

[3] Ibid.

[4] Id., à la p. 234.

[5] « La période de planche » représente un certain nombre de jours, prévus par la charte-partie, pendant lesquels on peut charger ou décharger un navire sans payer de frais additionnels.

[6] Précité à la note 1, à la p. 234.

[7] Ibid.

[8] Id., à la p. 235.

[9] Ibid.

[10] Ibid.

[11] Id., à la p. 236.

[12] Id., à la p. 238.

[13] Ibid.

[14] Ibid.

[15] Id., à la p. 239.

[16] Ibid.

[17] Voir la transcription des témoignages (McGuigan, aux p. 108 et 109).

[18] Voir Fridman, Law of Contract in Canada, 3e éd., à la p. 600.

[19] Voir Suisse Atlantique Société d’Armement S.A. v. N.V. Rotterdamsche Kolen Centrale, [1967] 1 A.C. 361 (H.L.).

[20] Londres : Lloyd’s of London Press, 1986.

[21] Ibid., à la p. 5.

[22] Ibid., à la p. 293.

[23] Ibid., à la p. 295.

[24] Ibid., aux p. 299 et 300.

[25] Ibid., à la p. 307.

[26] Voir la transcription, à la p. 110, aux questions 491, 492 et 493.

[27] Voir la transcription des témoignages, p. 15.

[28] Précité à la note 1, à la p. 239.

[29] [1981] 2 C.F. 326 (1re inst.), aux p. 338 et 339.

[30] Third Chandris Shipping Corporation, Western Sealane Corporation and Aggelikai Ptera Compania Maritima S.A. v. Unimarine S.A. (The Genie, Pythia and Angelic Wings), [1979] 2 Lloyd’s Rep. 184 (C.A.), à la p. 189.

[31] « Cheshire Witch, » In re The (1864), 167 E.R. 402. Voir également D. C. Jackson, Enforcement of Maritime Claims. Londres : Lloyd’s of London Press, 1985, aux p. 178 et 179.

[32] Voir la transcription des témoignages, à la p. 14, où l’avocat consent à ce que le taux des intérêts antérieurs au jugement applicables à la demande de la demanderesse ou à la demande reconventionnelle de la défenderesse soit de 11,31 p. 100 par année.

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