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[1995] 3 C.F. 174

T-1879-94

Gaétan Laflamme (requérant)

c.

George S. Redling, ès qualité de surintendant des faillites, l’hon. John Manley, ès qualité de ministre de l’Industrie, des Sciences et de la Technologie, et le procureur général du Canada, et l’hon. Fred Kaufman, ès qualité de délégataire des pouvoirs du ministre de la Consommation et des Affaires commerciales (intimés)

et

Samson, Bélair, Deloitte & Touche (intervenant)

Répertorié : Laflamme c. Canada (Surintendant des faillites) (1re inst.)

Section de première instance, juge Noël—Montréal, 23 mai; Ottawa, 26 mai 1995.

Faillite — Annulation de la licence d’un syndic de faillite — Contrôle judiciaire de la décision du délégué du ministre selon laquelle il n’avait pas compétence pour entendre une requête déclarant inopérants les art. 7 et 14(2) de la Loi sur la faillite — Le pouvoir d’interpréter la législation à la lumière de la Charte doit se trouver dans la disposition habilitante — La Loi n’autorise pas un tribunal à considérer la constitutionnalité des pouvoirs.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Recours — Annulation de la licence d’un syndic de faillite — Demande du délégué du ministre de déclarer inopérants les art. 7 et 14(2) de la Loi sur la faillite aux fins de l’espèce — Le tribunal a-t-il compétence en vertu de l’art. 24(1) de la Charte ou de l’art. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982? — L’octroi de la réparation recherchée détruirait tout le régime législatif mis en place par ces dispositions — Examen de la jurisprudence sur les pouvoirs des tribunaux administratifs vis à vis des questions soulevées par la Charte — Intention du législateur — Inconcevable que le législateur veuille donner aux tribunaux, qui n’ont pas l’expertise voulue, le pouvoir de trancher une question constitutionnelle.

Droit administratif — Contrôle judiciaire — Le délégué du ministre, en se fondant sur la Loi sur la faillite, décide qu’il n’a pas compétence pour déclarer inopérants aux termes de la Charte certains articles de la Loi — Pouvoirs des tribunaux administratifs d’accorder des réparations qui découlent de la Charte — L’intention du législateur peut se manifester de façon expresse ou implicite — Le fait que le tribunal ait le pouvoir d’interpréter la loi ne signifie pas qu’il peut considérer les questions relevant de la Charte — Requérant demandant au tribunal d’abolir le mandat législatif — Inconcevable que le Parlement ait l’intention de donner à un tribunal administratif ad hoc manquant d’expérience en matière constitutionnelle, de structure établie et de ressources, le pouvoir de traiter de la question constitutionnelle.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du délégué du ministre voulant qu’il n’avait pas compétence pour entendre une requête en déclaration selon laquelle l’article 7 et le paragraphe 14(2) de la Loi sur la faillite étaient inopérants parce qu’ils enfreignaient les règles de la justice naturelle. Ces dispositions permettent au surintendant des faillites de faire un rapport et des recommandations après qu’une investigation a déterminé que le titulaire d’une licence n’a pas rempli ses fonctions convenablement, et autorisent le Ministre à annuler ou à suspendre une licence après examen du rapport et après avoir fourni au titulaire de la licence l’occasion de se faire entendre. Le surintendant a fait enquête sur les agissements du requérant et a soumis un rapport au ministre recommandant que la licence du requérant, à titre de syndic de faillite, soit annulée. Avant l’audition sur le fond, le requérant a présenté une requête en invalidité.

Jugement : la demande doit être rejetée.

Le rôle du délégué du ministre en vertu des pouvoirs conférés par le paragraphe 14(2) est assimilable à celui d’un tribunal en ce sens qu’il comporte, à tout le moins, l’exercice d’un pouvoir quasi-judiciaire. Alors qu’un tribunal administratif ne peut officiellement prononcer l’invalidité d’une disposition, comme l’entend l’article 24 de la Charte, il peut tout de même considérer comme étant invalide au sens du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, une disposition particulière de la loi aux fins de l’affaire dont il est saisi. Pour ce faire, le tribunal doit avoir le pouvoir d’interpréter la loi attaquée et le pouvoir d’interpréter cette loi à la lumière de la Charte. L’existence ou l’absence de ce pouvoir dépend de l’intention du législateur, qu’elle soit expresse ou implicite.

Si la réparation recherchée était accordée, cela signifierait l’anéantissement du régime législatif mis en place par l’article 7 et le paragraphe 14(2) de la Loi. Il n’y a pas d’intention législative voulant que le ministre ou son délégué puisse déclarer l’invalidité constitutionnelle de la loi constitutive de leur poste. Les pouvoirs conférés par la Loi au ministre ou à son délégué consistent à considérer le rapport du surintendant, à déterminer si les faits allégués donnent lieu à une violation de la Loi quant au comportement professionnel du syndic et, si nécessaire, à prolonger l’enquête et finalement à décider de la sanction appropriée, s’il y a lieu. Nulle part la Loi n’autorise le tribunal à considérer la constitutionnalité de l’attribution de ces pouvoirs ou ne lui donne le pouvoir de refuser d’exercer les fonctions que la Loi lui attribue aux fins de mettre en cause sa propre existence.

L’intention législative prime sur toute autre considération d’ordre pratique, cependant certaines considérations d’ordre pratique militent en faveur de la conclusion en l’espèce. Le tribunal constitué par le ministre ou son délégué possède une nature ad hoc. Il ne possède pas de structure administrative établie, ni de ressources juridiques. Il n’est aucunement doté des moyens qui pourraient lui permettre de traiter adéquatement de la question fondamentale de son existence même. Aussi, rien dans la Loi ou dans le pouvoir de délégation du ministre n’exige que le représentant du ministre soit un juriste. Il est inconcevable que le législateur ait voulu conférer au tribunal le pouvoir de trancher une question constitutionnelle alors qu’il n’a pas les compétences en matière constitutionnelle, ni les ressources ni la structure requises pour en traiter.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 24(1).

Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 52(1).

Loi modifiant la Loi sur la faillite et la Loi de l’impôt sur le revenu en conséquence, L.C. 1992, ch. 27, art. 9(2),(3).

Loi sur l’aéronautique, L.R.C. (1985), ch. A-2, art. 6.5 (édicté par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 33, art. 1).

Loi sur la faillite et l’insolvabilité (anciennement Loi sur la faillite), L.R.C. (1985), ch. B-3 (mod. par L.C. 1992, ch. 27, art. 2), art. 6, 7, 14(2).

Loi sur les pensions, L.R.C. (1985), ch. P-6, art. 42(6) (mod. par L.C. 1990, ch. 43, art. 18).

Loi sur les relations de travail, L.R.O. 1980, ch. 228, art. 2b).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Tétreault-Gadoury c. Canada (Commission de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 2 R.C.S. 22; (1991), 81 D.L.R. (4th) 358; 50 Admin. L.R. 1; 36 C.C.E.L. 117; 91 CLLC 14,023; 4 C.R.R. (2d) 12; 126 N.R. 1.

DISTINCTION FAITE AVEC :

Cuddy Chicks Ltd c. Ontario (Commission des relations du travail), [1991] 2 R.C.S. 5; (1991), 81 D.L.R. (4th) 121; 91 CLLC 14,024; 122 N.R. 361; [1991] OLRB Rep 790; Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570; (1990), 77 D.L.R. (4th) 94; [1991] 1 W.W.R. 643; 52 B.C.L.R. (2d) 68; 91 CLLC 17,002; 118 N.R. 340; Canada (Procureur général) c. Gill, [1992] 3 C.F. 3 (1992), 16 Admin. L.R. (2d) 215; 52 F.T.R. 81 (C.F. 1re inst.); Canada (Procureur général) c. Racette-Villeneuve, [1995] A.C.F. no 581 (1re inst.) (QL).

DÉCISION CITÉE :

Blais c. Basford, [1972] C.F. 151 (C.A.).

DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision du délégué du ministre selon laquelle il n’avait pas compétence pour entendre une requête déclarant que l’article 7 et le paragraphe 14(2) de la Loi sur la faillite étaient inopérantes. Demande rejetée.

AVOCATS :

Bernard Boucher et Jean-Yves Fortin, pour le requérant.

Joanne Granger pour les intimés, l’hon. John Manley et le procureur général du Canada.

Marcel Gauvreau pour l’intimé, le surintendant des faillites.

Gérald R. Tremblay et Louis Brousseau, pour l’intervenant.

PROCUREURS :

Bélanger, Sauvé, Montréal, pour le requérant.

Le sous-procureur général du Canada, pour les intimés l’hon. John Manley et le procureur général du Canada.

Direction des faillites, Montréal, pour l’intimé, le surintendant des faillites.

McCarthy Tétrault, Montréal, pour l’intervenant.

Voici les motifs de l’ordonnance rendus en français par

Le juge Noël : Le requérant demande le contrôle judiciaire de la décision de l’honorable Fred Kaufman, le délégué du ministre de l’Industrie, des Sciences et de la Technologie, rendue le 12 juillet 1994, statuant qu’il n’avait pas compétence pour entendre sa requête en déclaration d’invalidité basée sur la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44].

En 1991, le surintendant des faillites a institué une enquête sur les agissements du requérant qui est détenteur d’une licence de syndic. Cette enquête fut instituée en vertu des pouvoirs qui lui sont dévolus par l’article 6 de la Loi sur la faillite, L.R.C. (1985), ch. B-3 (ci-après la Loi). En novembre 1992, tous les pouvoirs et fonctions du ministre de la Consommation et des Affaires commerciales ont été dévolus au ministre de l’Industrie, des Sciences et de la Technologie. De surcroît, la Loi a été abrogée et remplacée par la Loi sur la faillite et l’insolvabilité [L.C. 1992, ch. 27, art. 2].

À cette occasion des dispositions transitoires furent prévues. D’une part, le paragraphe 9(2) de la Loi modifiant la Loi sur la faillite et la Loi de l’impôt sur le revenu en conséquence (ci-après la Loi transitoire) [L.C. 1992, ch. 27] prévoit que les dispositions de l’ancienne Loi continuent de s’appliquer lorsque, avant le 1er août 1992, le surintendant a, par écrit, fait part à un titulaire d’une licence de son intention de soumettre un rapport au ministre aux termes de l’article 7 de la Loi, ce qui eut lieu en l’espèce. D’autre part, le paragraphe 9(3) de la Loi transitoire permet au ministre de déléguer les attributions que lui confère le paragraphe 14(2) à toute personne autre que le surintendant.

En juillet 1993, conformément à l’article 7 de la Loi ou du paragraphe 9(2) de la Loi transitoire, le surintendant des faillites a soumis au ministre de l’Industrie, des Sciences et de la Technologie un rapport concernant la conduite du requérant, lequel rapport était accompagné d’une recommandation « que la licence du syndic Gaétan Laflamme soit annulée et que ce dernier soit destitué de ses fonctions de syndic dans tous les actifs administrés par lui ». Le 26 septembre 1993, l’honorable Jean Charest, alors ministre de l’Industrie, des Sciences et de la Technologie, a délégué à Me Robert Archambault, en vertu du paragraphe 9(3) de la Loi transitoire, ses attributions aux termes du paragraphe 14(2) de la Loi. Le 25 octobre 1993, des élections fédérales ont été tenues et le gouvernement auquel appartenait l’honorable Jean Charest a été défait. Le 5 novembre 1993, l’honorable John Manley, nouveau ministre en poste, a informé le requérant de l’annulation de la délégation faite en faveur de Me Robert Archambault et a attribué ce mandat à l’honorable Fred Kaufman. L’audition au mérite de cette affaire devait avoir lieu les 17, 18 et 19 mai 1994.

Le 25 mai 1994, le requérant a signifié à l’intimé une requête en déclaration d’invalidité, laquelle demandait à l’honorable Fred Kaufman de déclarer l’article 7 et du paragraphe 14(2) de la Loi inopérants aux fins de la présente affaire et à ce titre de rejeter le rapport du surintendant et de déclarer l’arrêt des procédures instituées à l’encontre de Gaétan Laflamme. Cette requête était présentable devant l’honorable Fred Kaufman le 3 juin 1994. Avant sa présentation, le procureur général du Canada avait manifesté son intention de soulever un moyen d’irrecevabilité à l’encontre de cette requête. Il fut convenu que la seule question qui serait débattue lors de l’audition du 3 juin 1994 serait le moyen d’irrecevabilité soulevé à l’encontre de la requête. Par décision rendue le 12 juillet 1994, l’honorable Fred Kaufman acceptait le moyen d’irrecevabilité et refusait d’entendre la requête du requérant se déclarant incompétent pour ce faire. Le requérant a par la suite déposé une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de cette décision.

POINTS EN LITIGE

Le requérant soutient que l’honorable Fred Kaufman a erré en droit en concluant qu’il n’avait pas la juridiction pour déclarer inopérants l’article 7 et le paragraphe 14(2) de la Loi sur la faillite rendus applicables en vertu des paragraphes 9(2) et (3) de la Loi transitoire. Il allègue que :

L’honorable F. Kaufman était pleinement compétent pour déclarer article 7 et paragraphe 14(2) de la Loi invalides;

le processus d’enquête et d’audition mis en place par le biais de l’article 7 de la loi viole les principes de justice fondamentale tant procéduraux que substantifs notamment en ce que :

il viole les droits du requérant de connaître les faits qui lui sont reprochés;

le « tribunal » pas plus que le requérant ne dispose d’aucun pouvoir d’assignation de témoins;

le « tribunal » ne présente pas les apparences minimales d’impartialité et d’indépendance.

En conséquence, il demande à cette Cour de déclarer nulle ou illégale la décision rendue le 12 juillet 1994 par l’honorable Fred Kaufman et d’ordonner à l’honorable Fred Kaufman de statuer quant à la validité constitutionnelle de l’article 7 et du paragraphe 14(2) de la Loi aux fins du présent litige.

ANALYSE

Le régime législatif en cause

Avant leur abrogation, l’article 7 et le paragraphe 14(2) de la Loi se lisaient comme suit :

7. Lorsque le surintendant, ou toute personne agissant en son nom, a effectué une investigation et qu’il apparaît qu’un titulaire de licence visé par la présente loi n’a pas rempli ses fonctions convenablement, a été coupable d’une gestion irrégulière ou ne s’est pas entièrement conformé à la loi quant à la bonne administration d’un actif, le surintendant peut soumettre au ministre un rapport, accompagné des recommandations qu’il juge appropriées.

14. …

(2) Le ministre, après avoir étudié un rapport qu’il a reçu du surintendant conformément à l’article 7, et après que le titulaire de la licence a eu l’occasion de se faire entendre à cet égard, et après l’enquête et l’investigation supplémentaires qu’il juge appropriées, peut suspendre ou annuler la licence d’un titulaire de licence, et en ce cas ordonne que le titulaire soit destitué de ses fonctions de syndic de tous les actifs administrés par ce titulaire, et il peut nommer un autre ou d’autres titulaires de licence pour agir à titre de syndics de la totalité ou de chacun de ces actifs aux place et lieu du syndic dont la licence a été suspendue ou annulée.

Le paragraphe 9(2) de la Loi transitoire prévoit que l’article 7 et le paragraphe 14(2) continuent de s’appliquer lorsque le rapport sous-jacent à la procédure disciplinaire a été complété sous le régime de l’ancienne loi. De plus, le paragraphe 9(3) de la Loi transitoire prévoit que lorsque l’audition à laquelle a droit le titulaire d’une licence aux termes du paragraphe 14(2) n’a pas débuté avant son entrée en vigueur, le ministre peut déléguer les attributions que lui confère le paragraphe 14(2) à toute personne autre que le surintendant. Ces paragraphes se lisent comme suit :

9. …

(2) Lorsque, avant l’entrée en vigueur du présent article, le surintendant a, par écrit, fait part à un titulaire de licence de son intention de soumettre à son sujet un rapport au ministre aux termes de l’article 7 de la Loi sur la faillite, dans sa version antérieure à l’entrée en vigueur de l’article 7 de la présente loi :

a) les dispositions suivantes de la Loi sur la faillite continuent de s’appliquer, dans la mesure où elles ont trait à l’investigation effectuée relativement à ce titulaire de licence et visée à l’article 7 de cette loi :

(i) les articles 7 et 8, dans leur version antérieure à l’entrée en vigueur de l’article 6 de la présente loi,

(ii) les paragraphes 14(2) et (3), dans leur version antérieure à l’entrée en vigueur du présent article;

b) les articles 14.01 à 14.03 de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, édictés par le paragraphe (1) du présent article, ne s’appliquent pas dans la mesure où les dispositions de la Loi sur la faillite visées à l’alinéa a) continuent de s’appliquer.

(3) Lorsque, aux termes du paragraphe (2), le paragraphe 14(2) de la Loi sur la faillite continue de s’appliquer et que l’audition à laquelle le titulaire de licence a droit aux termes du paragraphe 14(2) n’a pas commencé avant l’entrée en vigueur du présent article, le ministre peut, par écrit et aux conditions qu’il précise dans cet écrit, déléguer les attributions que lui confère le paragraphe 14(2) à toute personne autre que le surintendant.

Dans l’instance, les conditions d’application des paragraphes 9(2) et 9(3) de la Loi transitoire ne sont pas mises en cause de sorte que la procédure disciplinaire prévue à l’article 7 et au paragraphe 14(2) est applicable.

Selon ce régime, la procédure disciplinaire comprend trois étapes. Premièrement, le surintendant institue une enquête sur la conduite du syndic. En l’espèce, le surintendant a désigné un enquêteur qui a procédé à la vérification d’environ vingt-neuf dossiers qui étaient sous la supervision du requérant alors qu’il était employé au sein du cabinet Thorne Riddell Inc. Suite à cette enquête, le surintendant prépare un rapport afin de déterminer si le syndic n’a pas rempli ses fonctions convenablement, si le syndic a été coupable d’une gestion irrégulière ou si le syndic ne s’est pas entièrement conformé à la Loi quant à la bonne administration d’un actif. Avec ledit rapport, le surintendant soumet les recommandations qu’il juge appropriées. En l’espèce, le rapport du surintendant conclut à une gestion irrégulière et recommande l’annulation de la licence du requérant. Dans un troisième temps, le rapport est acheminé au ministre lequel doit donner au syndic l’occasion de se faire entendre et décider de la sanction appropriée, le cas échéant. En l’espèce, le ministre a délégué à l’honorable Fred Kaufman les fonctions qui lui sont dévolues par le paragraphe 14(2) de la Loi en vertu du paragraphe 9(3) de la Loi transitoire et le requérant a saisi ce dernier de sa requête en invalidité avant que ne débute l’audition au mérite.

Le dispositif

Il n’y a pas de doute que le rôle du ministre ou de son délégué en vertu des pouvoirs conférés sous le paragraphe 14(2) de la Loi est assimilable à celui d’un tribunal en ce qu’il implique à tout le moins l’exercice d’un pouvoir quasi judiciaire[1]. Il est de plus acquis maintenant qu’un tribunal n’a pas à être un tribunal compétent au sens du paragraphe 24(1) de la Charte pour avoir l’autorité nécessaire aux fins d’évaluer la loi qu’il a le mandat d’appliquer à la lumière de la Charte. Alors qu’un tribunal administratif ne peut prononcer l’invalidité formelle d’une disposition comme l’entend le paragraphe 24(1) de la Charte, il pourra tout de même considérer comme étant invalide au sens du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] une disposition particulière de la loi aux fins de l’affaire dont il est saisi[2].

Ceci étant dit, les tribunaux administratifs n’ont pas tous ce pouvoir. Le tribunal doit à prime abord avoir le pouvoir d’interpréter la loi attaquée et, au-delà de celui-ci, le pouvoir d’interpréter cette loi à la lumière de la Charte. Ce pouvoir n’est pas de ceux que le législateur confie à un tribunal administratif à la légère[3]. L’existence ou l’absence de ce pouvoir est fonction de l’intention du législateur. C’est ce que disait le juge La Forest dans l’affaire Tétreault-Gadoury, supra, à la page 32, en ces termes :

Un tribunal administratif étant une créature de l’État, il s’ensuit que l’État … devrait avoir le pouvoir de lui conférer l’autorité d’examiner des questions relatives à la Charte et, de la même façon, celui de l’empêcher d’examiner de telles questions.

L’intention législative peut à cet égard se manifester de façon expresse ou implicite. Aux fins de la déceler, le juge La Forest, dans l’affaire Cuddy Chicks, supra, a adopté l’approche suivante, à la page 14 :

Ainsi, le tribunal administratif qui s’apprête à étudier une question ayant trait à la Charte doit déjà avoir compétence à l’égard de l’ensemble de la question qui lui est soumise, c’est-à-dire à l’égard des parties, de l’objet du litige et de la réparation recherchée.

Appliquant cette approche dans l’affaire précitée, le juge La Forest procéda à l’analyse suivante, à la page 15 :

Il faut d’abord déterminer si la Commission a compétence à l’égard de l’ensemble de l’affaire qui lui est soumise … La question porte en l’espèce sur sa compétence à l’égard de l’objet du litige et de la réparation recherchée. L’objet du litige … ne peut être simplement qualifié de demande d’accréditation, laquelle relèverait sans aucun doute de sa compétence. Il s’agit en l’espèce d’une demande qui exige que la Commission examine l’al. 2b) de la Loi à la lumière de la Charte afin de déterminer si la demande d’accréditation lui est régulièrement soumise. De la même façon, en raison de la réparation recherchée, soit l’accréditation, la Commission doit refuser de donner effet à l’al. 2b) de la Loi compte tenu de son manque de conformité avec la Charte. Puisque l’objet du litige et la réparation en l’espèce supposent l’application de la Charte, le pouvoir d’appliquer celle-ci doit se trouver dans la loi habilitante de la Commission.

Fort de cette analyse, le juge La Forest, après avoir constaté que le tribunal avait compétence exclusive pour « trancher toutes les questions de fait ou de droit soulevées à l’occasion d’une affaire » et s’était vu conférer le pouvoir de trancher des questions de droit portant sur sa compétence, a conclu que ce dernier était habilité à considérer la Charte aux fins de la question particulière qui était soulevée dans cette affaire. C’est cette même approche qui avait été utilisée par la Cour suprême peu de temps auparavant pour dénouer le litige impliquant Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570[4].

En l’espèce, il faut d’abord déterminer si le délégué du ministre a compétence à l’égard de l’ensemble de l’affaire qui lui est soumise. La question porte sur la compétence de l’honorable Fred Kaufman à l’égard de l’objet du litige et de la réparation recherchée[5]. L’objet n’est pas simplement de considérer le rapport du surintendant et de décider si la licence du requérant doit être annulée, lequel relève sans aucun doute de sa compétence, mais une demande qui exige qu’il examine l’article 7 et le paragraphe 14(2) de la Loi afin de se prononcer sur leur validité constitutionnelle. Puisque l’objet du litige et la réparation demandée supposent l’applicabilité de la Charte, le pouvoir d’appliquer la Charte aux fins de traiter de l’objet du litige et d’accorder la réparation demandée doit se trouver dans la Loi.

À cet égard, le requérant soutient que l’honorable Fred Kaufman, en rendant sa décision au mérite, devra se pencher sur le rapport du surintendant en vertu de l’article 7 de la Loi, interpréter les dispositions pertinentes de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité à la lumière de la preuve afin de déterminer si le requérant en a respecté les termes dans le cadre de ses fonctions à titre de syndic. Il conclut que puisque l’honorable Fred Kaufman est habilité à interpréter la Loi, il est aussi habilité à interpréter la Charte.

Je note à prime abord que le simple pouvoir que possède un tribunal d’interpréter et d’appliquer sa loi habilitante n’est pas en soi évocateur d’une intention législative conférant à ce tribunal le pouvoir de considérer toute question de droit relevant de la Charte. Tout tribunal est appelé à appliquer une loi et, dans cette mesure, doit l’interpréter. Si l’analyse devait s’arrêter là, la longue discussion dans laquelle s’est engagée la Cour suprême tant dans Tétreault-Gadoury, supra, que dans Cuddy Chicks, supra, ainsi que dans Douglas/Kwantlen, supra, serait superflue. Il semble clair que l’attribution législative doit non seulement conférer au tribunal le pouvoir d’interpréter sa loi habilitante, mais la compétence quant à l’objet du litige issu de l’invocation de la Charte ainsi que la réparation recherchée qui en découle doivent également s’inscrire dans la loi habilitante et faire partie des pouvoirs que le législateur a voulu lui conférer.

Or, dans l’instance, ce que le requérant demande, c’est que tout le régime législatif mis en place par l’article 7 et le paragraphe 14(2) de la Loi soit anéanti. De fait, il demande à l’honorable Fred Kaufman de se saisir d’une requête qui a comme aboutissement l’annulation pure et simple de son mandat législatif. Je ne peux déceler dans la Loi une intention législative quelconque voulant que le ministre ou son délégué puisse déclarer l’invalidité constitutionnelle de la loi constitutive de leur poste. À ce titre, ni l’objet du litige ni la réparation recherchée ne s’inscrivent dans la loi habilitante.

Les pouvoirs conférés par la Loi au ministre ou à son délégué consistent à considérer le rapport du surintendant, de déterminer si les faits allégués donnent lieu à une violation de la Loi quant au comportement professionnel du syndic, si nécessaire de prolonger l’enquête et finalement de décider de la sanction appropriée, s’il y a lieu. Nulle part la Loi n’autorise le tribunal à considérer la constitutionnalité de l’attribution de ces pouvoirs ou ne lui donne le pouvoir de refuser d’exercer les fonctions que la Loi lui attribue aux fins de mettre en cause sa propre existence.

En guise de contraste, le requérant ne demande pas au délégué du ministre de se prononcer sur la validité constitutionnelle de l’une ou l’autre des dispositions législatives qu’il sera appelé à considérer dans le cadre de l’exercice de son mandat afin de rendre sa décision[6]. Il ne lui demande pas non plus de considérer l’étendue de sa juridiction afin de déterminer si, par exemple, le rapport du surintendant est devant lui conformément aux termes de la Loi ou si une quelconque restriction législative à sa juridiction est valide sur le plan constitutionnel[7]. Dans l’un ou l’autre de ces cas, il serait loisible au requérant de soutenir que l’objet du litige s’inscrit dans le cadre de la loi habilitante puisqu’il porterait sur la validité constitutionnelle de dispositions que le tribunal doit appliquer et, a fortiori, doit interpréter dans le cadre de l’exécution de son mandat statutaire. Tel n’est cependant pas le cas. Le requérant s’attaque à la loi constitutive du tribunal et demande à son membre président d’en prononcer la déchéance. La Loi ne lui confère pas un tel pouvoir.

Tant l’affaire Cuddy Chicks, supra, que Douglas/Kwantlen, supra, démontrent que la compétence d’un tribunal administratif pour considérer une question relevant de la Charte est fonction de la question particulière qui lui est soumise. Ceci ressort clairement des motifs du juge La Forest lorsqu’il fonde son analyse sur l’objet du litige et la réparation recherchée en fonction de la question constitutionnelle particulière qui était soulevée[8]. Un tribunal pourra donc s’être vu conférer le pouvoir d’interpréter certaines questions relevant de la Charte, sans pour autant avoir le pouvoir d’en décider une autre. Dans tous les cas, la compétence pour ce faire doit découler de la loi habilitante et l’intention législative prime sur toute autre considération d’ordre pratique qui pourrait militer en faveur ou à l’encontre de l’attribution de ce pouvoir[9].

Dans l’instance, cependant, plusieurs des considérations d’ordre pratique identifiées par la Cour suprême dans cette trilogie[10] militent en faveur de la conclusion à laquelle j’en arrive. J’ajouterai que certaines de ces considérations n’ont pas pu échapper au législateur.

Tout d’abord, le tribunal constitué par le ministre ou son délégué possède une nature ad hoc. Il est appelé à siéger sporadiquement selon les besoins. Il ne possède pas de structure administrative établie, ni de ressources juridiques. Les délégués sont laissés au choix du ministre. Ils peuvent provenir tant du secteur privé que public et ils n’agissent que pour les fins de la procédure disciplinaire particulière pour laquelle ils sont désignés. Sur le plan purement pratique, le tribunal n’est aucunement doté des moyens qui pourraient lui permettre de traiter adéquatement de la question fondamentale soulevée par le requérant qui, je le rappelle, met en question l’existence même du tribunal.

Deuxièmement, alors que dans l’instance le délégué du ministre s’adonne être un juriste, rien dans la Loi ou dans le pouvoir de délégation du ministre n’exige ce genre de qualification, non plus qu’à l’égard du ministre lorsqu’il choisit d’exercer lui-même ces fonctions. Au contraire, un syndic ou un comptable agréé semblerait, à première vue, être aussi qualifié, sinon plus apte, à remplir le mandat statutaire envisagé par la Loi. Idéalement, une personne ayant une expertise quelconque quant aux standards de conduite professionnelle applicables aux syndics serait désignée. Or, considérant la nature de l’attaque constitutionnelle soulevée, je ne vois pas l’utilité que pourrait avoir à cet égard le point de vue d’une personne ainsi qualifiée quant au dénouement de ce débat.

En effet, la question constitutionnelle soulevée étant dirigée à l’encontre de l’existence même du tribunal, elle ne fait appel aucunement au genre d’expertise qu’invite la Loi puisqu’elle ne touche, ni de près ni de loin, aux dispositions législatives que le tribunal est appelé à appliquer et interpréter dans le cadre de l’exécution de son mandat législatif. Cette constatation est mise en relief lorsqu’on la considère de pair avec les propos de la Cour suprême dans Cuddy Chicks, supra, où il est dit à l’égard du tribunal administratif en cause[11], à la page 18 :

Il est donc évident qu’un tribunal spécialisé du calibre de la Commission peut appliquer son expertise de façon très fonctionnelle et productive à trancher les questions relatives à la Charte qui requièrent cette expertise. [Le souligné est le mien.]

Or, dans l’instance, il me semble inconcevable que le législateur ait voulu conférer au tribunal le pouvoir de trancher une question constitutionnelle alors qu’à l’égard de cette question, il n’a, en principe, aucune expertise à contribuer et qu’au surplus, il ne possède ni les ressources ni la structure requises pour en traiter. Bien que cette conclusion ne soit fondée sur aucune disposition explicite de la Loi, elle s’impose de façon tout aussi évidente que si elle l’était.

Je réalise que ce disant, je nie au requérant l’un des avantages importants qu’avait identifiés la Cour suprême dans Douglas/Kwantlen, supra, et Tétreault-Gadoury, supra, soit celui de voir la question constitutionnelle qu’il soulève assujettie à une décision rapide au premier niveau sans le besoin de s’adresser à une cour où les frais sont plus élevés[12]. Par contre, l’intention du législateur a préséance sur toute autre considération et, dans la mesure où les droits constitutionnels du requérant sont brimés, il n’est pas sans recours.

Pour ces motifs, c’est à bon droit que l’honorable Fred Kaufman a refusé de se saisir de la requête du requérant basée sur la Charte. La demande de contrôle est en conséquence refusée.



[1] Blais c. Basford, [1972] C.F. 151 (C.A.).

[2] Cuddy Chicks Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), [1991] 2 R.C.S. 5, à la p. 17.

[3] Tétreault-Gadoury c. Canada (Commission de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 2 R.C.S. 22, énoncé du juge La Forest, à la p. 24.

[4] Motifs du juge La Forest, s’exprimant pour la majorité à la p. 596 et à la p. 598 in fine.

[5] La compétence à l’égard des parties ne fait aucun doute, à la lumière des art. 7 et 14(2) de la Loi.

[6] Comme ce fut le cas à l’égard de la clause de retraite obligatoire en cause dans Douglas/Kwantlen; dans Canada (Procureur général) c. Gill, [1992] 3 C.F. 3(1re inst.), à l’égard de l’art. 6.5 de la Loi sur l’aéronautique [L.R.C. (1985), ch. A-2 (édicté par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 33, art. 1)]; dans Canada (Procureur général) c. Racette-Villeneuve, [1995] A.C.F. no 581 (1re inst.) (QL), à l’égard de l’art. 42(6) de la Loi sur les pensions [L.R.C. (1985), ch. P-6 (mod. par L.C. 1990, ch. 43, art. 18)].

[7] L’attaque à l’égard de la juridiction de la Commission des relations de travail dans Cuddy Chicks était de cette nature. On prétendait que l’exclusion du droit à l’accréditation pour les ouvriers agricoles prévue à l’art. 2b) de la Loi sur les relations de travail [L.R.O. 1980, ch. 228] était inconstitutionnelle et que donc, la Commission était en droit de l’ignorer et d’assumer juridiction aux fins de permettre l’accréditation.

[8] Cuddy Chicks, aux p. 14 et 15; Douglas/Kwantlen, à la p. 596 et à la p. 598 in fine.

[9] Tétreault-Gadoury, supra, aux p. 32, 34 et 35; Cuddy Chicks, à la p. 15.

[10] Tétreault-Gadoury, supra, aux p. 35 et 36; Douglas/ Kwantlen, supra, aux p. 599 à 605; Cuddy Chicks, supra, aux p. 16 à 19.

[11] Voir au même effet Douglas/Kwantlen, supra, à la p. 604, et Tétreault-Gadoury, supra, aux p. 35 et 36, où, malgré l’existence de cette expertise au sein du Conseil arbitral, la Cour suprême a conclu à l’absence du pouvoir d’appliquer la Charte.

[12] Douglas/Kwantlen, supra, motifs du juge La Forest, aux p. 600, 604 et 605; Tétreault-Gadoury, aux p. 35 et 36.

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