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[2000] 3 C.F. 3

A-352-97

Thomas & Betts, Limited (appelante) (demanderesse)

c.

Panduit Corp., Panduit (Canada) Limited (intimées) (défenderesses)

Répertorié : Thomas & Betts, Ltd. c. Panduit Corp. (C.A.)

Cour d’appel, juges Décary, Létourneau et Noël, J.C.A.—Montréal, 22 novembre 1999; Ottawa, 7 janvier 2000.

Marques de commerce Contrefaçon Appel d’un jugement de la Section de première instance de la Cour fédérale accordant un jugement sommaireAppelante titulaire d’un brevet expiré pour un collier de serrage dont la tête est ovaleLe brevet ne revendiquait pas le caractère innovateur de la tête ovale et ne faisait pas mention de la forme ovale de la têteLe brevet a expiré en 1984Quand, en 1994, l’intimée a introduit un collier de serrage qui était presque identique, l’appelante a intenté une action en violation de marque de commerceLe juge des requêtes a décidé que le titulaire du brevet ne pouvait pas, une fois le brevet expiré, revendiquer des droits afférents à une marque de commerce de façon à empêcher le public de faire la même réalisation privilégiée qui est décrite dans le brevetLe juge des requêtes n’a pas fait mention de la Loi sur les marques de commerceAppel accueilliOn ne saurait tenter de concilier la Loi sur les brevets et la Loi sur les marques de commerce en tenant compte d’une seule de ces loisAucun arrêt ne permet d’affirmer que tout élément décrit dans la réalisation privilégiée, indépendamment de la question de savoir s’il est revendiqué ou indépendamment de son importance en ce qui concerne l’invention revendiquée, est automatiquement considéré comme non susceptible d’être protégé par les marques de commerceSelon la doctrine de la fonctionnalité, une combinaison d’éléments essentiellement destinés à remplir une fonction ne saurait faire l’objet d’une marque de commerceLa question qui se posait était de savoir si la tête ovale était un signe distinctif au sens de la Loi sur les marques de commerce, de sorte qu’en examinant cette question, le juge des requêtes devait examiner les faits de l’affaire à la lumière des principes applicables aux marques de commerce, y compris la doctrine de la fonctionnalitéIl était prématuré de rendre un jugement sommaireIl n’est pas opportun de s’appuyer sur la jurisprudence américaine en la matière, car la loi américaine sur les marques de commerce est rédigée d’une façon différente et aux États-Unis, la doctrine de la fonctionnalité n’a peut-être pas évolué de la même façon qu’au Canada.

Brevets Appel d’un jugement de la Section de première instance de la Cour fédérale accordant un jugement sommaireAppelante titulaire d’un brevet expiré pour un collier de serrage dont la tête est ovaleLe brevet ne revendiquait pas le caractère innovateur de la tête ovale et ne faisait pas mention de la forme ovale de la têteLe brevet a expiré en 1984Quand l’intimée a fabriqué un collier de serrage qui était presque identique, l’appelante a intenté, en 1996, une action en violation de marque de commerceLe juge des requêtes a décidé que le titulaire du brevet ne pouvait pas, une fois le brevet expiré, revendiquer des droits afférents à une marque de commerce de façon à empêcher le public de faire la même réalisation privilégiée qui est décrite dans le brevetAppel accueilliLe juge des requêtes a commis une erreur en mettant l’accent sur l’« invention » en vertu de la Loi sur les brevets plutôt que sur les « marchandises » en vertu de la Loi sur les marques de commerceLa validité du brevet n’était pas en litige non plus que sa portéeLa question qui se posait était de savoir si la tête ovale était un signe distinctif au sens de la Loi sur les marques de commerce, de sorte qu’en examinant cette question, le juge des requêtes devait examiner les faits de l’affaire à la lumière des principes applicables aux marques de commerce, y compris la doctrine de la fonctionnalitéIl était prématuré de rendre un jugement sommaire.

Appel a été interjeté de la décision du juge des requêtes qui a accueilli la requête en jugement sommaire de l’intimée. L’appelante et l’intimée fabriquent des produits électriques. En 1962, T & B a mis au point un collier de serrage qui faisait l’objet d’un brevet qui a expiré en 1984. Les revendications du brevet ne revendiquaient pas le caractère innovateur de la tête ovale du collier de serrage et ne faisaient pas mention de la forme ovale de la tête du collier de serrage. En 1994, Panduit a introduit un collier de serrage qui était presque identique au collier de T & B, incluant la tête du collier de forme ovale. T & B a intenté une action contre Panduit en vue d’obtenir un jugement déclaratoire portant que Panduit avait violé sa marque de commerce non déposée se rapportant à la forme ovale distinctive de la tête d’un collier de serrage ainsi qu’un jugement déclaratoire portant que Panduit faisait passer ses marchandises et ses activités pour celles de T & B. Panduit a déposé un avis de requête en jugement sommaire. Le juge des requêtes a accueilli la requête au motif que le collier de serrage ovale est la réalisation privilégiée d’un brevet, maintenant expiré et que, par conséquent, il ne peut faire l’objet de droits afférents à une marque de commerce. Le juge des requêtes a décidé que le titulaire du brevet ne pouvait pas, une fois le brevet expiré, faire valoir des droits afférents à une marque de commerce sur la façon même dont un brevet expiré indique au public de fabriquer l’invention. La seule disposition législative dont il a fait mention est le paragraphe 27(3) de la Loi sur les brevets qui énonce l’obligation de divulgation de l’inventeur. Le juge s’est principalement fondé sur les jugements rendus par la Cour suprême du Canada, mais semble ensuite avoir accordé énormément d’importance à la décision rendue par la Federal District Court américaine dans une affaire mettant en cause les mêmes parties et portant sur la même question qui se pose en l’espèce. Il n’a aucunement fait mention de la Loi sur les marques de commerce.

La question était de savoir si le titulaire d’un brevet peut revendiquer des droits afférents à une marque de commerce, après l’expiration du brevet, à l’égard d’éléments divulgués dans la réalisation privilégiée de l’inventeur.

Arrêt : l’appel est accueilli.

Le juge des requêtes n’a aucunement fait mention de la Loi sur les marques de commerce. On ne saurait conclure que la Loi sur les brevets et la Loi sur les marques de commerce doivent coexister, et tenter ensuite de les concilier en tenant compte d’une seule de ces lois. La décision contestée dit en fait au titulaire d’un brevet que tout élément décrit dans la réalisation privilégiée, indépendamment de la question de savoir s’il est revendiqué ou indépendamment de son importance en ce qui concerne l’invention revendiquée, est automatiquement, en droit et sans plus de formalités, considéré comme non susceptible d’être protégé par les marques de commerce. Aucun arrêt ne permet d’affirmer pareille chose.

Le titulaire du brevet n’a jamais eu de monopole à l’égard de la tête ovale. Il serait donc injuste de l’empêcher ensuite, en droit, de revendiquer un droit à une marque de commerce à l’égard de la tête ovale. Cela équivaudrait à étendre rétroactivement à la tête ovale la portée du brevet ou du monopole qui est expiré. En revanche, il serait injuste pour le public que le titulaire d’un brevet puisse, une fois son brevet expiré, utiliser la Loi sur les marques de commerce pour s’attribuer un monopole à l’égard de la forme de son invention alors que cette forme est si étroitement liée à l’invention qu’à toutes fins utiles elle constitue un élément essentiel à l’utilisation complète de l’invention. C’est pourquoi la Cour, en interprétant la Loi sur les marques de commerce, a veillé à ce qu’elle ne soit pas utilisée de façon à perpétuer un monopole à l’égard d’un brevet qui serait par ailleurs expiré, invoquant pour cela la doctrine de la fonctionnalité, selon laquelle une combinaison d’éléments qui sont essentiellement destinés à remplir une fonction ne saurait faire l’objet d’une marque de commerce.

Le juge des requêtes a commis une erreur en mettant l’accent sur l’« invention » en vertu de la Loi sur les brevets plutôt que sur les « marchandises » en vertu de la Loi sur les marques de commerce. La validité du brevet n’était pas en litige non plus que sa portée précise. La question qui se posait était de savoir si la tête ovale était un signe distinctif au sens de la Loi sur les marques de commerce. En examinant cette question, le juge des requêtes aurait eu à examiner les faits de l’affaire à la lumière des principes applicables aux marques de commerce, y compris la doctrine de la fonctionnalité. À la fin de l’instruction, le juge peut tirer une conclusion sur la question précise de la fonctionnalité, mais pareille conclusion serait prématurée au stade d’une requête en jugement sommaire. Le juge des requêtes ne pouvait pas statuer sur le bien-fondé de l’action sans appliquer aux marchandises en cause les principes généraux en matière de marques de commerce et sans examiner la question de la fonctionnalité.

La décision américaine sur laquelle le juge des requêtes s’est fondé a depuis été infirmée par la Court of Appeals américaine du septième circuit. La loi américaine qui est l’équivalent de la Loi sur les marques de commerce est rédigée d’une façon différente et aux États-Unis, la doctrine de la fonctionnalité n’a peut-être pas évolué de la même façon qu’au Canada.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Lanham Trade-Mark Act, 15 U.S.C. § 1051 (1994).

Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, art. 27(3) (mod. par L.C. 1993, ch. 15, art. 31).

Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13, art. 7c).

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règle 432.3 (édictée par DORS/94-41, art. 5).

Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, règle 216.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Remington Rand Corp. c. Philips Electronics N.V. (1995), 64 C.P.R. (3d) 467; 191 N.R. 204 (C.A.F.); Imperial Tobacco Co. of Canada Ltd. v. Registrar of Trade Marks, [1939] R.C.É. 141; [1939] 2 D.L.R. 65; Pizza Pizza Ltd. c. Canada (Registraire des marques de commerce), [1989] 3 C.F. 379 (1989), 24 C.I.P.R. 152; 26 C.P.R. (3d) 355; 101 N.R. 378.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Consolboard Inc. c. MacMillan Bloedel (Sask.) Ltd., [1981] 1 R.C.S. 504; (1981), 122 D.L.R. (3d) 203; 56 C.P.R. (2d) 146; 35 N.R. 390; Catnic Components Limited and Another v. Hill & Smith Limited, [1982] R.P.C. 183 (H.L.); Thomas & Betts Corp. v. Panduit Corp., 935 F.Supp. 1399 (N.D. Ill 1996); inf. par 138 F.3d 277 (7th Cir. 1998); Télé-Direct (Publications) Inc. c. American Business Information, Inc., [1998] 2 C.F. 22 (1997), 154 D.L.R. (4th) 328; 37 B.L.R. (2d) 101; 76 C.P.R. (3d) 296; 221 N.R. 113 (C.A.).

DÉCISIONS CITÉES :

Minerals Separation North American Corporation v. Noranda Mines Ltd., [1947] R.C.É. 306; Pioneer Hi-Bred Ltd. c. Canada (Commissaire des brevets), [1989] 1 R.C.S. 1623; (1989), 60 D.L.R. (4th) 223; 25 C.I.P.R. 1; 25 C.P.R. (3d) 257; 97 N.R. 185.

DOCTRINE

Wadlow, Christopher. The Law of Passing-Off, 2nd ed. London : Sweet & Maxwell, 1995.

APPEL d’une décision de la Section de première instance accueillant une requête en jugement sommaire au motif que le collier de serrage ovale était la réalisation privilégiée d’un brevet expiré et ne pouvait donc pas faire l’objet de droits afférents à une marque de commerce (Thomas & Betts, Ltd. c. Panduit Corp. (1997), 74 C.P.R. (3d) 185; 129 F.T.R. 272). Appel accueilli.

ONT COMPARU :

Marek Nitoslawski et Jean-Philippe Mikus pour l’appelante (demanderesse).

Bruce W. Stratton pour les intimées (défenderesses).

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Colby, Monet, Demers, Delage & Crevier, Montréal, pour l’appelante (demanderesse).

Dimock Stratton Clarizio, Toronto, pour les intimées (défenderesses).

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]        Le juge Décary, J.C.A. : Le présent appel porte sur la question de savoir si, en droit canadien, le titulaire d’un brevet peut revendiquer des droits afférents à une marque de commerce, après l’expiration du brevet, à l’égard d’éléments divulgués ou décrits dans la réalisation privilégiée de l’inventeur. Dans un jugement publié dans (1997), 74 C.P.R. (3d) 185, le juge des requêtes a conclu, à la page 198 :

[…] le breveté ne peut faire valoir des droits afférents à une marque de commerce sur la façon même dont un brevet expiré indique au public de fabriquer l’invention.

Les faits

[2]        L’appelante Thomas & Betts, Limited (T & B) est une société canadienne qui fabrique, distribue et vend des produits électriques au Canada. Elle est une filiale de Thomas & Betts Corporation, une société du Tennessee qui est chef de file à l’échelle mondiale dans le domaine de la fabrication et de la fourniture de produits électriques.

[3]        L’intimée Panduit Corp. est une société du Delaware dont l’activité est la fabrication et la fourniture de produits électriques. L’intimée Panduit (Canada) Limited est une filiale canadienne de Panduit Corp., mais elle est inactive. Panduit Corp. exerce ses activités directement au Canada. Les deux intimées seront collectivement désignées « Panduit » ci-après.

[4]        T & B et Panduit sont en concurrence au Canada sur le marché des colliers de serrage. L’un des premiers colliers de serrage sur le marché, introduit par T & B vers 1958, était un collier « à encliquetage » composé d’une tête et d’un corps associés en plastique. Le collier « à encliquetage » comprenait une tête ovale.

[5]        Vers 1962, T & B a mis au point un collier de serrage amélioré qui était composé de deux pièces, la première comprenant une tête et un corps associés en plastique, et la seconde consistant en une languette de métal ou « barbe ». Ce collier de serrage amélioré est parfois appelé le collier de serrage « à deux pièces » ou « barbelé ».

[6]        L’amélioration apportée aux colliers de serrage faisait l’objet du brevet canadien 753,010 qui a été délivré le 21 février 1967 (le brevet Schwester) et qui est maintenant expiré. L’invention divulguée et revendiquée dans le brevet Schwester était un nouveau mécanisme d’autoblocage pour les colliers de serrage, qui est décrit dans les revendications comme un [traduction] « adapteur à languette de métal souple […] permettant de bloquer le corps [du collier] » (D.A., vol. 1, à la page 124). Il était allégué que l’invention [traduction] « se comprend mieux à partir de la description suivante d’une réalisation précise, illustrée par le dessin qui y [est] joint » (D.A., vol. 1, à la page 120). En ce qui concerne le dessin, la divulgation indique que [traduction] « la partie opposée ou la tête […] de la bande […] se termine par un œillet ovale à encliqueter » (D.A., vol. 1, à la page 121). Le dessin illustre l’invention par rapport à un collier de serrage comprenant une tête ovale. Les revendications du brevet Schwester ne revendiquent pas le caractère innovateur de la tête ovale du collier de serrage et ne font pas mention de la forme ovale de la tête du collier de serrage. La seule mention écrite qui est faite dans le mémoire descriptif au sujet d’une tête « ovale » est celle qui figure ci-dessus.

[7]        À compter de 1958, pendant toute la durée du brevet Schwester (de 1967 à 1984), et au moins jusqu’en 1994, T & B était le seul fabricant et fournisseur au Canada de colliers de serrage à deux pièces comprenant une tête ovale.

[8]        Vers 1994, Panduit a introduit un collier de serrage barbelé ou à deux pièces sur le marché canadien. Ce collier était presque identique au collier barbelé de T & B, la tête du collier étant même de forme ovale.

[9]        Le 14 juin 1996, T & B a intenté une action contre Panduit en vue d’obtenir notamment un jugement déclaratoire portant que Panduit avait violé sa marque de commerce non déposée se rapportant à la forme ovale distinctive de la tête d’un collier de serrage ainsi qu’un jugement déclaratoire portant que Panduit faisait passer ses marchandises et ses activités pour celles de T & B, en violation de l’alinéa 7c) de la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13 (D.A., vol. 1, à la page 9).

[10]      Après le dépôt d’une défense et d’une demande reconventionnelle, à la suite duquel T & B a déposé une réponse et une défense à la demande reconventionnelle, Panduit a signifié, le 4 novembre 1996, un avis de requête en jugement sommaire (la requête) conformément à la Règle 432.3 [édictée par DORS/94-41, art. 5] des Règles de la Cour fédérale [C.R.C., ch. 663] (les Règles) (maintenant règle 216 [des Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106]); elle sollicitait notamment : a) le rejet de l’action; b) subsidiairement, le rejet de la cause d’action concernant les droits afférents à la marque de commerce revendiqués par T & B à l’égard de la tête ovale d’un collier de serrage (D.A., vol. 1, à la page 28).

[11]      Panduit a fondé sa requête sur trois motifs (D.A., vol. 1, à la page 29) :

[traduction]

1.   La tête ovale du collier de serrage qui, selon [T & B], serait une marque de commerce, est fonctionnelle et ne peut, par conséquent, faire l’objet de la protection accordée aux marques de commerce au Canada.

2.   Le collier de serrage ovale est la réalisation privilégiée d’un ou plusieurs brevets, maintenant expirés et, par conséquent, il ne peut faire l’objet de droits afférents à une marque de commerce.

3.   La demanderesse [T & B] a revendiqué des droits afférents à une marque de commerce à l’égard des mots BARB TIE. Or, elle n’a pas employé cette marque au Canada en liaison avec ses marchandises et, par conséquent, elle ne peut revendiquer des droits afférents à une marque de commerce à l’égard de cette marque.

[12]      Au début de l’audition de la requête, le 1er avril 1997, Panduit a annoncé qu’elle abandonnait le premier motif (relatif à la [traduction] « fonctionnalité ») pour se concentrer sur le deuxième motif (relatif à la [traduction] « réalisation privilégiée »).

La décision du juge des requêtes

[13]      Le 23 avril 1997, le juge des requêtes a accueilli la requête en jugement sommaire de Panduit, admettant le motif relatif à la [traduction] « réalisation privilégiée » ainsi que le troisième motif (emploi de la marque « barb tie »). T & B n’interjette pas appel de la partie de la décision par laquelle sa revendication concernant les mots « barb tie » était rejetée. Le présent appel se rapporte uniquement au deuxième motif, à savoir le [traduction] « motif relatif à la réalisation privilégiée ».

[14]      En ce qui concerne le deuxième motif, la seule disposition législative dont le juge des requêtes a fait mention est le paragraphe 27(3) (autrefois article 34 et autrefois article 36) de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, modifiée [par L.C. 1993, ch. 15, art. 31]. Cette disposition est ainsi conçue :

27. […]

(3) Le mémoire descriptif doit :

a) décrire d’une façon exacte et complète l’invention et son application ou exploitation, telles que les a conçues son inventeur;

b) exposer clairement les diverses phases d’un procédé, ou le mode de construction, de confection, de composition ou d’utilisation d’une machine, d’un objet manufacturé ou d’un composé de matières, dans des termes complets, clairs, concis et exacts qui permettent à toute personne versée dans l’art ou la science dont relève l’invention, ou dans l’art ou la science qui s’en rapproche le plus, de confectionner, construire, composer ou utiliser l’invention;

c) s’il s’agit d’une machine, en expliquer clairement le principe et la meilleure manière dont son inventeur en a conçu l’application;

d) s’il s’agit d’un procédé, expliquer la suite nécessaire, le cas échéant, des diverses phases du procédé, de façon à distinguer l’invention en cause d’autres inventions.

[15]      Le juge des requêtes était essentiellement d’avis que l’obligation de divulgation imposée par la Loi sur les brevets contraint l’inventeur à enseigner au public, qui ne dispose que du mémoire descriptif, la façon d’utiliser l’invention avec autant de succès que lui; le juge a dit que le titulaire du brevet ne pouvait donc pas, une fois le brevet expiré, revendiquer des droits afférents à une marque de commerce de façon à empêcher le public de faire la même réalisation privilégiée que l’inventeur a décrite dans le brevet. Le juge s’est principalement fondé sur les jugements rendus par la Cour de l’échiquier du Canada dans l’affaire Minerals Separation North American Corporation v. Noranda Mines Ltd., [1947] R.C.É. 306, à la page 316, et par la Cour suprême du Canada dans les affaires Consolboard Inc. c. MacMillan Bloedel (Sask.) Ltd., [1981] 1 R.C.S. 504, à la page 520; et Pioneer Hi-Bred Ltd. c. Canada (Commissaire des brevets), [1989] 1 R.C.S. 1623, aux pages 1636 à 1638, et notamment sur la remarque suivante que le juge Dickson (plus tard juge en chef) a faite dans l’arrêt Consolboard, précité, à la page 520 :

Essentiellement, ce qui doit figurer dans le mémoire descriptif (qui comprend à la fois la divulgation, c.-à-d., la partie descriptive de la demande de brevet, et les revendications) c’est une description de l’invention et de la façon de la produire ou de la construire, à laquelle s’ajoute une ou plusieurs revendications qui exposent les aspects nouveaux pour lesquels le demandeur demande un droit exclusif. Le mémoire descriptif doit définir la portée exacte et précise de la propriété et du privilège exclusifs revendiqués.

Le paragraphe 36(1) cherche à répondre aux questions suivantes : « En quoi consiste votre invention? Comment fonctionne-t-elle? » Quant à chacune de ces questions, la description doit être exacte et complète de sorte que, comme l’exprime le président Thorson dans Minerals Separation North American Corporation c. Noranda Mines, Limited.

[traduction] […] une fois la période de monopole terminée, le public puisse, en n’ayant que le mémoire descriptif, utiliser l’invention avec le même succès que l’inventeur, à l’époque de la demande.

[16]      Le juge a également cité les remarques que lord Diplock avait faites dans le jugement Catnic Components Limited and Another v. Hill& Smith Limited, [1982] R.P.C. 183 (H.L.), aux pages 242 et 243 :

[traduction] Le mémoire descriptif d’un brevet est une déclaration unilatérale du breveté, rédigée en ses propres mots, à l’intention de tous ceux qui, sur le plan pratique, pourront s’intéresser à l’objet de l’invention (c.-à-d. « les hommes du métier »). Par sa déclaration, le breveté informe ces personnes de ce qu’il estime être les éléments essentiels du produit ou du procédé nouveau sur lequel des lettres patentes lui accordent un monopole. Ce ne sont que ces caractéristiques originales qu’il dit essentielles qui constituent ce qu’on appelle la « substance » de la revendication.

[17]      Le juge semble ensuite [à la page 197] avoir accordé énormément d’importance à la décision rendue par la Federal District Court américaine dans une affaire mettant en cause les mêmes parties et portant sur la même question qui se pose en l’espèce (Thomas & Betts Corp. v. Panduit Corp., 935 F.Supp. 1399 (N.D. Ill 1996) (la décision Denlow)). Dans cette décision, le juge Denlow a statué [à la page 1407] :

[traduction] […] « le droit de copier qui découle de la Loi sur les brevets donne à Panduit le droit de copier le collier de serrage à tête ovale divulgué dans le brevet Schwester sans craindre » de violer la loi fédérale américaine sur les marques de commerce.

Analyse de la décision du juge des requêtes

[18]      Après avoir mentionné le paragraphe 27(3) de la Loi sur les brevets et divers arrêts concernant le droit des brevets, le juge des requêtes a tiré une conclusion à l’égard de la marque de commerce revendiquée par T & B dans cette affaire de marque de commerce sans faire mention de la Loi sur les marques de commerce. Cette façon de procéder n’est pas correcte. On ne saurait tout simplement pas conclure d’une part, comme le juge des requêtes l’a fait, avec raison à mon avis, que la Loi sur les brevets et la Loi sur les marques de commerce doivent coexister, et tenter d’autre part de les concilier en tenant compte d’une seule de ces lois.

[19]      La décision contestée dit en fait au titulaire d’un brevet que même s’il n’a jamais revendiqué ou possédé de monopole précis relativement à la réalisation privilégiée de l’invention décrite dans la demande de brevet, en échange du monopole qui lui est accordé par le brevet à l’égard de l’invention, le public, lorsqu’il est autorisé à copier l’invention à l’expiration du brevet, peut automatiquement utiliser toute configuration décrite dans la réalisation privilégiée qui n’a jamais fait partie du monopole.

[20]      Je n’ai pu trouver aucun arrêt à l’appui de pareille proposition; cette proposition réduite à sa plus simple expression ou au contraire poussée à l’extrême, signifierait que tout élément décrit dans la réalisation privilégiée—indépendamment de la question de savoir s’il est revendiqué ou indépendamment de son importance en ce qui concerne l’invention revendiquée—est automatiquement, en droit et sans plus de formalités, considéré comme non susceptible d’être protégé par les marques de commerce.

[21]      Comme l’a fait remarquer Christopher Wadlow dans The Law of Passing-Off, 2e éd. (Londres : Sweet & Maxwell, 1995), à la page 367 :

[traduction] Il est plus difficile pour un demandeur de prouver qu’une marque est devenue distinctive lorsqu’il a bénéficié d’un monopole légal, naturel et de fait à l’égard des marchandises en question […] On ne saurait dire que le caractère distinctif ne peut pas être acquis au cours de la durée d’un monopole, mais la preuve du caractère distinctif acquis peut être plus difficile à faire, en particulier dans le cas d’une marque qui est en soi difficile à distinguer. Aucune règle de droit ne prévoit que, parce que les marchandises ont à un moment donné fait l’objet d’un brevet, le nom ou la présentation qui leur est donné par le titulaire du brevet peuvent être copiés impunément. [Non souligné dans l’original.]

[22]      Pendant que le brevet Schwester était en vigueur, T & B n’aurait pas pu utiliser le droit des brevets pour empêcher un concurrent de fabriquer un collier de serrage dans lequel on utilisait une invention différente, mais qui comprenait également une tête ovale. Le titulaire du brevet n’a jamais eu de monopole à l’égard de la tête ovale. Il serait donc injuste de l’empêcher ensuite, en droit, de revendiquer un droit à une marque de commerce à l’égard de la tête ovale. Cela équivaudrait à étendre rétroactivement à la tête ovale la portée du brevet ou du monopole qui est expiré ou à le décrire d’une façon erronée comme comprenant la tête ovale.

[23]      En revanche, il serait injuste pour le public que le titulaire d’un brevet puisse, une fois son brevet expiré, utiliser la Loi sur les marques de commerce pour s’attribuer un monopole à l’égard de la forme de son invention alors que cette forme est si étroitement liée à l’invention qu’à toutes fins utiles elle constitue un élément essentiel à l’utilisation complète de l’invention.

[24]      C’est précisément pour résoudre ce dilemme que la Loi sur les marques de commerce entre en ligne de compte et c’est précisément pourquoi la présente Cour, en interprétant cette Loi, a veillé à ce qu’elle ne soit pas utilisée de façon à perpétuer un monopole à l’égard d’un brevet qui serait par ailleurs expiré. La solution qu’elle a retenue est la doctrine de la fonctionnalité. Je n’ai qu’à citer l’arrêt Remington Rand Corp. c. Philips Electronics N.V. (1995), 64 C.P.R. (3d) 467 (C.A.F.) dans lequel le juge MacGuigan, à la page 471 après avoir fait remarquer ce qui suit :

Il est reconnu […] que l’invalidité de l’enregistrement d’une marque de commerce visant un élément fonctionnel est dépourvue de fondement légal précis. Il s’agit d’une notion jurisprudentielle […]

a confirmé la « conception étroite du caractère fonctionnel : un certain caractère fonctionnel est acceptable » (page 474) initialement adoptée par le président Maclean dans la décision Imperial Tobacco Co. of Canada Ltd. v. Registrar of Trade Marks, [1939] R.C.É. 141, à la page 145, en ces termes :

[traduction] À mon avis, une combinaison d’éléments qui sont essentiellement destinés à remplir une fonction […] ne saurait faire l’objet d’une marque de commerce, et permettre le contraire donnerait lieu à de graves abus.

[25]      À la page 476, le juge MacGuigan a également souscrit à l’avis exprimé par le juge Pratte, J.C.A. dans l’arrêt Pizza Pizza Ltd. c. Canada (Registraire des marques de commerce), [1989] 3 C.F. 379 (C.A.), à savoir :

Si une marque est principalement fonctionnelle en tant que « partie des marchandises », l’enregistrement aurait pour effet de conférer aux requérantes « un monopole sur les éléments ou les caractéristiques fonctionnelles de leurs marchandises ». Il créerait en réalité un brevet ou un dessin industriel plutôt qu’une marque de commerce : « les requérantes auraient en fait obtenu des brevets sous forme de marques de commerce ».

Il a traité ensuite du signe distinctif en cause dans l’affaire Remington Rand, précitée, à la page 478 :

Le juge de première instance a peut-être eu raison de déclarer qu’« un signe distinctif possède nécessairement un élément ou constituant fonctionnel » (quoique je m’interroge à propos, disons, de la forme d’une bouteille qui ne serait peut-être même pas ornementale), mais dans la mesure où ce caractère fonctionnel se rapporte principalement ou essentiellement aux marchandises mêmes, il invalidera la marque de commerce.

Le signe distinctif dans la présente espèce est invalide, selon moi, parce qu’il se rapporte aux aspects fonctionnels du rasoir Philips. Une marque qui ne se borne pas à distinguer les marchandises de son titulaire, mais se rapporte à la structure fonctionnelle des marchandises mêmes outrepasse les limites légitimes d’une marque de commerce.

[26]      En l’espèce, le juge des requêtes a commis une erreur en mettant l’accent sur l’« invention » en vertu de la Loi sur les brevets plutôt que sur les « marchandises » en vertu de la Loi sur les marques de commerce. La validité du brevet n’était pas en litige non plus que sa portée précise, comparativement à un dispositif concurrent. La question qui se pose en l’espèce est de savoir si la tête ovale était un signe distinctif au sens de la Loi sur les marques de commerce. En examinant cette question, qui est en partie et peut-être essentiellement une question de fait, le juge des requêtes aurait eu à examiner les faits mêmes de l’affaire à la lumière des principes applicables aux marques de commerce, y compris la doctrine de la fonctionnalité. Il se peut qu’à la fin de l’instruction, le juge conclue, en ce qui concerne la question précise de la fonctionnalité, que la description de la tête ovale en tant que réalisation privilégiée de l’invention prouve sa fonctionnalité, peut-être d’une façon concluante, mais pareille conclusion serait prématurée en l’espèce au stade d’une requête en jugement sommaire.

[27]      Le juge des requêtes n’était donc pas en mesure de rejeter l’action que T & B avait intentée en vertu de la Loi sur les marques de commerce dans le cadre d’une requête en jugement sommaire. Il a de toute évidence été induit en erreur par la décision que Panduit avait prise de ne pas débattre devant lui la question de la « fonctionnalité » qu’elle avait soulevée par écrit dans sa requête en jugement sommaire. Quelles que soient les raisons pour lesquelles Panduit a abandonné ce motif, qui était le premier motif sur lequel elle s’était initialement fondée, le juge des requêtes ne pouvait pas statuer sur le bien-fondé de l’action intentée par T & B sans appliquer aux marchandises en cause les principes généraux en matière de marques de commerce et sans examiner la question de la fonctionnalité.

[28]      Pour terminer, je vais traiter brièvement du recours, par les tribunaux canadiens, à la jurisprudence américaine en matière de brevets et de marques de commerce. Je n’ai qu’à répéter ici ce que j’ai dit dans l’arrêt Télé-Direct (Publications) Inc. c. American Business Information, Inc., [1998] 2 C.F. 22 (C.A.), autorisation de pourvoi rejetée par la Cour suprême du Canada, [1998] 1 R.C.S. xv (21 mai 1998). Les tribunaux canadiens peuvent se tourner vers les décisions américaines faisant autorité dans la mesure où ils le font avec prudence. Lorsque, comme c’est ici le cas, la question de droit a été débattue par les mêmes parties devant un tribunal américain, il peut être utile de tenir compte de la décision particulière qui a été rendue.

[29]      À cet égard, la décision Denlow sur laquelle le juge des requêtes s’est fondé a depuis lors été infirmée par la Court of Appeals américaine du septième circuit, le 4 mars 1998 (arrêt publié dans 138 F.3d 277 (7th Cir. 1998). J’ai examiné cette décision avec intérêt. Elle est remarquablement claire et elle renferme d’éloquents énoncés de principe qui sont fort convaincants. Toutefois, je note que la Lanham Trade-Mark Act (15 U.S.C. § 1051 (1994) et suiv.), qui est l’équivalent américain de la Loi sur les marques de commerce, est rédigée d’une façon différente et qu’aux États-Unis, la doctrine de la fonctionnalité, mentionnée expressément dans la Lanham Trade-Mark Act pour la première fois en 1998, n’a peut-être pas évolué de la même façon qu’au Canada. Je me contenterai donc de dire que l’approche adoptée par la Court of Appeals me réconforte et qu’en fin de compte, le résultat est heureusement fort similaire.

Dispositif

[30]      Je suis d’avis de faire droit à l’appel, d’infirmer l’ordonnance du juge des requêtes, de rejeter la requête en jugement sommaire des défendeurs et d’ordonner que l’action soit instruite. J’adjugerais les dépens à l’appelante dans les deux instances.

Le juge Létourneau, J.C.A : Je souscris à ces motifs.

Le juge Noël, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.

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