Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

[2000] 3 C.F. 66

A-800-95

Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (appelant)

c.

Hussein Ali Sumaida (intimé)

Répertorié : Sumaida c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (C.A.)

Cour d’appel, juges Strayer, Létourneau et Noël, J.C.A.—Toronto, 10 décembre 1999; Ottawa, 7 janvier 2000.

Citoyenneté et Immigration Statut au Canada Réfugiés au sens de la Convention ExclusionCrimes contre l’humanitéComplicitéIl n’est pas nécessaire de démontrer que le demandeur est relié à des crimes précis en tant que leur auteur réel.

En 1991, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que l’intimé, citoyen de l’Irak et de la Tunisie, était un réfugié au sens de la Convention, mais, après avoir conclu qu’il y avait des raisons sérieuses de penser que l’intimé avait commis des crimes contre l’humanité, elle lui a refusé le statut de réfugié en s’appuyant sur l’effet combiné de la Loi sur l’immigration et de la section F de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés.

Pendant ses études en Angleterre entre 1983 et 1985, l’intimé a volontairement communiqué au Mukhabarat, la police secrète iranienne, les noms de plus de 30 membres du Al Da’wa, groupe opposé à Sadam Hussein et à son gouvernement. Bien que le groupe Al Da’wa fût une organisation terroriste, les cellules à l’extérieur de l’Irak étaient non violentes et s’occupaient principalement du recrutement et de la propagande. Le Mukhabarat a eu recours à la torture et à l’assassinat de jeunes enfants pour faire taire les opposants au régime Hussein. L’Irak a proscrit le mouvement Al Da’wa et prononcé une sentence de mort contre toutes les personnes affiliées au parti. Il n’y avait pas de preuve attestant que l’une des personnes dénoncées par l’intimé eut été assassinée.

Le juge des requêtes a infirmé la décision de la Commission. Il s’agissait de l’appel et de l’appel incident concernant cette décision.

Arrêt : l’appel doit être accueilli et l’appel incident, rejeté.

Appel :

Les définitions des crimes contre l’humanité font référence à des crimes graves ou à d’autres actes inhumains commis contre « toutes populations civiles ». La Commission était saisie d’une forte preuve selon laquelle la politique irakienne, que connaissait bien l’intimé, était de tuer non seulement les membres de l’organisation Al Da’wa, mais aussi leurs parents jusqu’au troisième degré. Qui plus est, il était raisonnable d’inférer qu’au moins certains des étudiants dénoncés par l’intimé n’étaient pas des terroristes et qu’ils étaient donc des civils. La Commission était donc saisie d’une preuve suffisante de traitement inhumain contre des civils pour appuyer sa conclusion de crime contre l’humanité. Il n’était pas nécessaire de répondre à la question de savoir si des terroristes pouvaient être considérés comme « des civils » au sens de la définition de ces crimes.

Appel incident :

L’intimé a fait valoir que la Commission n’était saisie d’aucune preuve de sa complicité dans un crime contre l’humanité, en raison de l’absence de preuve d’un préjudice causé aux victimes alléguées. L’intimé s’appuyait sur l’arrêt Sivakumar c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), pour étayer sa prétention que l’appelant devait prouver que les étudiants qu’il a dénoncés, ou les membres de leurs familles, avaient été lésés par suite de ses activités. Toutefois, cet arrêt n’appuie pas la position avancée par l’intimé. Dans l’affaire Sivakumar, la Commission n’avait pas tiré de conclusion de fait concernant les actes commis par les LTTE, quant à savoir si ces actes équivalaient à des crimes contre l’humanité et si le demandeur du statut de réfugié était au courant de ces actes et partageait les fins poursuivies par les LTTE. L’arrêt Sivakumar n’appuie pas la proposition selon laquelle un demandeur doit être relié à des crimes précis en tant que leur auteur réel ou que les crimes contre l’humanité commis par une organisation doivent être nécessairement et directement attribuables à des omissions ou à des actes précis du demandeur. La Cour a accepté la notion de complicité définie comme une participation personnelle et consciente (Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)), de même qu’une complicité par association qui s’entend du fait qu’un individu peut être tenu responsable d’actes commis par d’autres personnes en raison de son association étroite avec les auteurs principaux (Sivakumar). En l’espèce, les motifs de la Commission ne comportaient aucune des lacunes constatées dans l’arrêt Sivakumar. La Commission a devancé les enseignements de la Cour d’appel dans l’affaire Sivakumar et il n’y a aucune erreur dans la démarche qu’elle a suivie pour conclure à la responsabilité de l’intimé comme complice ayant facilité ou ayant eu l’intention de faciliter la persécution de civils ciblés en dénonçant aux autorités qui se livraient à la persécution les personnes qui devaient y être soumises. Quand un délateur comme l’intimé a sciemment livré aux personnes qui se trouvent à l’échelon le plus violent de la chaîne de commandement le nom de leurs victimes, il peut difficilement prétendre, comme il le fait : [traduction] « Vous ne pouvez pas prouver qu’une des personnes que j’ai dénoncées a en fait été tuée ou torturée ».

LOIS ET RÈGLEMENTS

Accord concernant la poursuite et le châtiment des grands criminels de guerre des Puissances européennes de l’Axe, 8 août 1945, 82 N.U.R.T. 279, Charte du tribunal militaire international, art. 6c).

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 7(3.76) (mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 30, art. 1).

Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6, art. 1F.

Loi modifiant la Loi sur l’immigration et d’autres lois en conséquence, L.C. 1992, ch. 49, art. 118.

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.1(3)b) (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5).

Loi sur les conventions de Genève, L.R.C. (1985), ch. G-3, art. 3 (mod. par L.C. 1990, ch. 14, art. 2), 4 (mod., idem, art. 3).

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 82.3 (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 19; L.C. 1990, ch. 8, art. 55).

Protocole additionnel aux conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux (Protocole I), qui est l’Annexe V de la Loi sur les conventions de Genève, L.R.C. (1985), ch. G-3 (mod. par L.C. 1990, ch. 14, art. 6), art. 50, 75.

Protocole additionnel aux conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes de conflits armés non internationaux (Protocole II), qui est l’Annexe VI de la Loi sur les conventions de Genève, L.R.C. (1985), ch. G-3 (mod. par L.C. 1990, ch. 14, art. 6), art. 2, 4.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306; (1992), 89 D.L.R. (4th) 173; 135 N.R. 390 (C.A.); R. c. Wigman, [1987] 1 R.C.S. 246; (1987), 38 D.L.R. (4th) 530; [1987] 4 W.W.R. 1; 33 C.C.C. (3d) 97; 56 C.R. (3d) 289; 75 N.R. 51; Sivakumar c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 433; (1993), 163 N.R. 197 (C.A.); autorisation d’appel à la C.S.C. refusée [1994] 2 R.C.S. ix.

APPEL et appel incident d’une décision de la Section de première instance (Sumaida c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1995), 116 F.T.R. 1; 35 Imm. L.R. (2d) 315) accueillant une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié selon laquelle l’intimé était un réfugié au sens de la Convention, mais devait être expulsé en raison de l’effet combiné de la Loi sur l’immigration et de la section F de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés. Appel accueilli; appel incident rejeté.

ONT COMPARU :

I. John Loncar, pour l’appelant.

Maureen N. Silcoff, pour l’intimé.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Le sous-procureur général du Canada, pour l’appelant.

Vandervennen Lehrer, Toronto, pour l’intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]        Le juge Létourneau, J.C.A. : Le présent appel et l’appel incident soulèvent les questions suivantes :

a) des terroristes peuvent-ils être considérés comme des civils au sens de la définition des crimes contre l’humanité et, par conséquent, être victimes de tels crimes;

b) le juge des requêtes [(1995), 116 F.T.R. 1 (C.F. 1re inst.)] était-elle justifiée de renvoyer la revendication du statut de réfugié de l’intimé à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) en donnant à cette dernière comme instruction de déterminer si les membres de la cellule Al Da’wa de Manchester (Angleterre) étaient des civils au sens donné à ce terme dans la définition des crimes contre l’humanité;

c) le juge des requêtes a-t-elle commis une erreur quand elle a maintenu la conclusion de la Commission selon laquelle l’intimé était coupable d’un crime contre l’humanité malgré l’absence de preuve de tout préjudice causé aux victimes alléguées ou de tout crime commis contre elles;

d) le juge des requêtes pouvait-elle donner des instructions précises à la Commission, lui demandant d’examiner des questions qui n’avaient pas été débattues devant elle et sur lesquelles elle ne s’était pas prononcée.

Question préliminaire

[2]        À l’ouverture de l’audience, la Cour a signalé aux parties qu’aucune question grave de portée générale n’avait été certifiée et elle s’est demandée si l’appel et l’appel incident avaient été correctement introduits. La Cour a réservé sa décision sur cette question et les parties avaient jusqu’au 17 décembre 1999 pour déposer leurs observations écrites à ce sujet. L’avocat de l’appelant a déposé un mémoire indiquant que la Directive 17, émise par le juge en chef de la Cour fédérale, aux termes de l’article 118 de la Loi modifiant la Loi sur l’immigration et d’autres lois en conséquence, L.C. 1992, ch. 49, dispensait de l’exigence de faire certifier une question grave de portée générale par le juge des requêtes. Après avoir examiné la Directive 17, l’article 82.3 [édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 19; L.C. 1990, ch. 8, art. 55] de la Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 et l’article 118 de la loi modificatrice, je suis convaincu que les instances ont été correctement introduites étant donné que l’appelant a obtenu l’autorisation d’appeler devant la présente Cour aux termes des dispositions de la Loi sur l’immigration qui étaient en vigueur avant les modifications de 1992. Je me prononcerai maintenant sur le fond de l’appel et de l’appel incident. Toutefois, il est nécessaire d’exposer brièvement les faits de cette affaire pour mieux comprendre les questions en litige.

Contexte factuel et procédural

[3]        L’intimé est un citoyen de l’Irak et de la Tunisie. Son père est un diplomate de haut rang au service du régime de Saddam Hussein. Pendant ses études en Angleterre entre 1983 et 1985, il s’est joint au groupe Al Da’wa, qui s’opposait à Hussein et à son gouvernement. Au début des années 1980, Al Da’wa avait pour objectif de renverser le régime Hussein et d’établir une théocratie de style iranien en Irak. Ses membres participaient activement à des activités de terrorisme international. Toutefois, la preuve révèle également que les cellules à l’extérieur de l’Irak étaient non violentes et s’occupaient principalement du recrutement et de l’organisation des manifestations de propagande et des manifestations contre Hussein.

[4]        Peu après s’être joint au groupe Al Da’wa, l’intimé a perdu ses illusions quant à l’action de ce groupe et a choisi de communiquer volontairement le nom des membres du Al Da’wa à la police secrète irakienne, le Mukhabarat. Il s’agit d’une organisation policière brutale qui constitue l’armée privée de Hussein. Elle torture avec perversité et assassine des enfants, parfois de tout jeunes enfants, comme moyens de faire taire les opposants au régime Hussein. Le gouvernement irakien a proscrit l’organisation Al Da’wa et prononcé une sentence de mort contre toutes les personnes affiliées au parti. Les membres dénoncés par l’intimé étaient principalement des étudiants en Angleterre. Il a fourni des renseignements à la police secrète irakienne sur plus de 30 membres. Aucune preuve n’a été présentée pour établir que l’un ou l’autre des membres dénoncés par l’intimé avait été assassiné (voir la décision de la Commission, dossier d’appel, vol. IV, à la page 537).

[5]        Pendant qu’il se trouvait en Angleterre, l’intimé a également fait du travail dans le domaine du renseignement pour le Mossad d’Israël, principalement contre l’OLP. Il a fini par avouer aux autorités irakiennes qu’il travaillait pour Israël. On lui a pardonné à la condition qu’il travaille comme agent double. Par la suite, il est retourné en Irak et a joint les rangs du Mukhabarat irakien.

[6]        Pendant qu’il était membre du Mukhabarat, l’intimé a facilité une vente d’armes à un terroriste de l’OLP répondant au nom d’Abu al-Abbas. Ce terroriste est le leader bien connu responsable du détournement du paquebot Achille Lauro.

[7]        Tous les renseignements mentionnés ci-dessus sont de notoriété publique, ici au Canada et probablement dans les services de renseignement du Moyen-Orient, étant donné que l’intimé a raconté ces faits et d’autres activités d’espionnage dans l’autobiographie qu’il a publiée sous le titre de Circle of Fear (dossier d’appel, vol. II, à la page 114 et suivantes.).

[8]        L’intimé est entré au Canada en 1990, et en 1991 la Commission a entendu sa revendication. Il a revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention au motif qu’il craignait avec raison d’être persécuté en Irak et en Tunisie, du fait de ses opinions politiques.

[9]        La Commission a accueilli la revendication de l’intimé fondée sur ses opinions politiques, relativement à ses deux pays de nationalité. Elle s’est dite convaincue que les révélations qu’il a faites dans son livre au sujet de sa collaboration avec Israël l’exposeraient à un grave danger s’il devait retourner au Moyen-Orient. L’intimé satisfaisait donc à la première partie de la définition de « réfugié au sens de la Convention ».

[10]      Toutefois, la Commission a conclu qu’il y avait des raisons sérieuses de penser que l’intimé avait commis des crimes contre l’humanité. Cette conclusion se fondait sur les activités de l’intimé pour le compte du Mukhabarat au Royaume-Uni et en Irak, de même que sur sa participation volontaire à une vente d’armes à un terroriste connu. Bien qu’aucune preuve directe n’attestât qu’une des personnes dénoncées par l’intimé eut été assassinée, la preuve circonstancielle rendait cette conclusion probable (voir dossier d’appel, vol. IV, à la page 545). Par conséquent, la section F de l’article premier de la Convention [Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6] s’appliquait et le statut de réfugié lui a été refusé.

[11]      L’intimé a demandé le contrôle judiciaire de la décision de la Commission devant la Section de première instance de la Cour fédérale du Canada et il a obtenu gain de cause. Le juge des requêtes a infirmé la décision de la Commission et lui a renvoyé l’affaire pour nouvel examen portant uniquement sur les points suivants :

a) Les membres de la cellule Al Da’wa de Manchester sont-ils des « civils » au sens donné à ce terme dans la définition des crimes contre l’humanité sur laquelle s’est appuyée la Commission pour rendre sa décision ?

b) L’appartenance de l’intimé au Mukhabarat justifie-t-elle son expulsion du Canada en vertu de la section F de l’article premier de la Convention?

c) La participation de l’intimé à la vente d’armes à Abu al-Abbas justifie-t-elle son expulsion du Canada en vertu de la Convention?

L’appel

[12]      L’appelant fait valoir que le juge des requêtes a commis une erreur en statuant qu’un crime contre l’humanité ne peut être commis contre un terroriste et en ne reconnaissant pas que la Commission était saisie d’une preuve abondante attestant que l’assassinat par le régime Hussein des opposants réels ou présumés s’étendait également à des non-terroristes et, par conséquent, à des membres de la population civile.

[13]      La section Fa) de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés exclut de la portée de sa protection les « personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser […] [q]u’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes ». En l’espèce, la Commission a fait référence à l’Accord de Londres du 8 août 1945 et, plus précisément, à l’alinéa 6c) de la Charte du Tribunal militaire international (Accord concernant la poursuite et le châtiment des grands criminels de guerre des Puissances européennes de l’Axe) [82 N.U.R.T. 279] qui est rédigé comme suit :

Article 6

[…]

Les crimes contre l’humanité : c’est-à-dire l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit interne où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime. [Non souligné dans l’original.]

[14]      Essentiellement, les définitions des crimes contre l’humanité font référence à des crimes graves ou à d’autres actes inhumains commis contre « toutes populations civiles ». Toutefois, les termes « civil » ou « population civile » employés dans ces définitions, qui se retrouvent dans différents instruments internationaux et même, en fait, au paragraphe 7(3.76) du Code criminel [L.R.C. (1985), ch. C-46 (mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 30, art. 1)] canadien, ne sont pas définis.

[15]      À l’audience, l’avocat de l’appelant a longuement passé en revue les dispositions (articles 3 et 4) de la Loi sur les conventions de Genève [L.R.C. (1985), ch. G-3], du Protocole additionnel aux conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux (Protocole I) [qui est l’annexe V de la Loi sur les conventions de Genève (mod. par L.C. 1990, ch. 14, art. 6)] (articles 50 et 75); et du Protocole additionnel aux conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux (Protocole II) [qui est l’annexe VI de la Loi sur les conventions de Genève (mod., idem)] (articles 2 et 4) pour tenter d’établir que si, en temps de guerre les prisonniers de guerre, la population civile et les personnes qui ne prennent pas part aux hostilités, ou qui ont cessé d’y participer ont droit au respect de leurs droits fondamentaux et à un traitement humain, alors il faut accorder une protection similaire, sinon accrue, en temps de paix à toute personne, y compris à des terroristes, contre les crimes contre l’humanité. La prétention de l’appelant est attrayante, mais je n’ai pas besoin de me prononcer sur celle-ci étant donné que je souscris à son deuxième argument selon lequel la Commission était saisie d’une preuve suffisante concernant le traitement inhumain de civils pour conclure que des crimes contre l’humanité ont été commis.

[16]      En fait, les circonstances de fait examinées par la Commission n’exigeaient pas qu’elle se prononce sur la question de savoir si des terroristes peuvent être considérés comme des « civils » au sens de la définition de ces crimes. En statuant qu’il y avait probablement eu des victimes de crimes contre l’humanité, la Commission ne faisait pas seulement référence aux membres du Al Da’wa, mais aussi à leurs familles en Irak. Cette conclusion ressort clairement du passage suivant tiré de la décision de la Commission :

[traduction] Le demandeur a personnellement participé à exposer un grand nombre de personnes et des membres de leurs familles à un risque probable de torture et d’assassinat en fournissant au Mukhabarat des renseignements sur l’identité de 30 à 35 membres du Al Da’wa en Angleterre. Il a agi de cette façon en ne tenant absolument aucun compte de la sécurité de ces personnes et de leurs familles en Irak [dossier d’appel, vol. IV, à la page 545]. [Non souligné dans l’original.]

[17]      La Commission était saisie d’une forte preuve selon laquelle la politique irakienne, que connaissait bien l’intimé, était de tuer non seulement les membres de l’organisation Al Da’wa, mais aussi leurs parents jusqu’au troisième degré, que ce soit par des assassinats en Irak ou à l’étranger (voir la décision de la Commission, dossier d’appel, vol. IV, aux pages 537, 541 et 542).

[18]      Qui plus est, le groupe Al Da’wa dont certains membres ont été dénoncés par l’intimé était composé d’étudiants de niveau universitaire (voir la décision de la Commission, dossier d’appel, vol. IV, à la page 536). Bien qu’il soit vrai que certains membres de l’organisation Al Da’wa se livrent à des actes terroristes, il est très peu probable que tous les étudiants dissidents et d’une façon ou d’une autre activistes qui vivent en Angleterre soient des terroristes. En fait, le juge des requêtes a reconnu que la preuve « révèle également que les cellules à l’extérieur de l’Iraq étaient non violentes et s’occupaient principalement du recrutement et de l’organisation des manifestations de propagande et des manifestations contre Hussein » (décision du juge des requêtes, à la page 4). Il est donc raisonnable d’inférer qu’au moins certains de ces étudiants n’étaient pas des terroristes et qu’ils étaient donc des civils.

[19]      Donc, à mon avis, la conclusion de la Commission selon laquelle des civils étaient les victimes ciblées des crimes contre l’humanité commis par l’intimé fait référence à deux catégories de civils : les étudiants se trouvant au Royaume-Uni qui étaient membres du groupe Al Da’wa et leurs familles en Irak. Une telle conclusion est suffisante pour satisfaire à la définition de « crime contre l’humanité ». Même si la question de savoir si les terroristes sont membres de la population civile soulève une question théoriquement intéressante, les circonstances factuelles de l’espèce et la preuve dont était saisie la Commission sont telles que la réponse à cette question n’était pas essentielle à la détermination du statut de réfugié. Par conséquent, le juge des requêtes n’aurait pas dû, à partir de cela, modifier la conclusion de la Commission selon laquelle l’intimé a participé à des crimes contre l’humanité.

L’appel incident

[20]      À l’audience, l’intimé, qui a déposé un appel incident relativement à la décision du juge des requêtes, n’a pas contesté sa compétence, au regard de l’alinéa 18.1(3)b) de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5)], de donner des instructions à la Commission quand elle lui a renvoyé la question :

18.1 […]

(3) Sur présentation d’une demande de contrôle judiciaire, la Section de première instance peut :

[…]

b) déclarer nul ou illégal, ou annuler, ou infirmer et renvoyer pour jugement conformément aux instructions qu’elle estime appropriées, ou prohiber ou encore restreindre toute décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte de l’office fédéral. [Non souligné dans l’original.]

[21]      Toutefois, il prétend qu’elle n’aurait pas dû donner les instructions a) et b) mentionnées ci-dessus. Cette prétention se fonde uniquement sur le fait que les questions auxquelles ces instructions se rapportent n’ont pas été débattues devant elle. Je ne vois aucun fondement à cette prétention.

[22]      En fait, les deux questions auxquelles les instructions se rapportent, c.-à-d. l’appartenance de l’intimé au Mukhabarat et la vente d’armes à un terroriste de l’OLP, avaient régulièrement été portées à la connaissance de la Commission (voir la décision de la Commission, dossier d’appel, vol. II, aux pages 538, 539 et 542 à 545).

[23]      L’appelant avait admis avant le début de l’audition du contrôle judiciaire que la Commission avait commis une erreur dans la façon dont elle avait traité la question de la vente d’armes. Il était donc tout à fait approprié que, dans le cadre d’un réexamen de la question, la Commission examine à nouveau cette question et que le juge des requêtes lui donne instruction de le faire.

[24]      L’instruction c) donnée à la Commission découle d’une modification du droit qui s’est produite après que la décision de la Commission eut été rendue : dans l’arrêt Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306 (C.A.), la Cour a statué que la simple appartenance à une organisation qui poursuit principalement des fins brutales, comme celles d’une police secrète, peut impliquer la participation personnelle et consciente à des actes de persécution commis par cette organisation. Comme l’affaire de l’intimé était en cours quand ce changement s’est produit, il est approprié que le réexamen tienne compte de ce changement et le juge des requêtes n’a commis aucune erreur en donnant une instruction dans ce sens : R. c. Wigman, [1987] 1 R.C.S. 246, aux pages 257 et 258.

[25]      L’argument de l’intimé selon lequel la Commission n’était saisie d’aucune preuve de sa complicité dans un crime contre l’humanité, en raison de l’absence de preuve d’un préjudice causé aux victimes alléguées ou d’un crime commis contre elles, est un argument plus sérieux qui mérite examen. On se rappellera que la section F de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés exige, pour l’exclusion d’un demandeur, qu’il y ait des « raisons sérieuses de penser […] [qu’il a] commis […] un crime contre l’humanité ». En ce qui concerne la norme de preuve, cela signifie qu’il faut plus qu’un doute ou une conjecture, sans toutefois qu’il soit nécessaire d’avoir une prépondérance des probabilités. Par conséquent, il fait valoir que l’appelant devait prouver que les personnes mêmes qu’il a dénoncées au Mukhabarat, c.-à-d. les étudiants en Angleterre ou les membres de leurs familles en Irak ou ailleurs, ont été lésées, torturées ou assassinées par suite de ses activités. Au mieux, la preuve relative à ces questions, selon lui, n’équivaut à rien de plus qu’à de la spéculation de la part de l’appelant et de la Commission.

[26]      L’intimé s’appuie sur la décision de la présente Cour dans Sivakumar c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 433 (C.A.), dont l’autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada a été refusée [1994] 2 R.C.S. ix.

[27]      Plus précisément, il fait référence à ce passage de la décision à la page 449 pour appuyer sa prétention :

On ne saurait sous-estimer l’importance qu’il y a à articuler les conclusions sur les faits, c’est-à-dire sur les crimes contre l’humanité spécifiques que le demandeur aurait commis dans un cas comme celui-ci, où la section du statut a reconnu que le demandeur craignait avec raison d’être persécuté par les autorités sri-lankaises. […] Vu la gravité des conséquences éventuelles du rejet, fondé sur la section Fa) de l’article premier de la Convention, de la revendication de l’appelant et la norme de preuve relativement peu rigoureuse à laquelle doit satisfaire le ministre, il est crucial que la section du statut rapporte dans ses motifs de décision les crimes contre l’humanité dont elle a des raisons sérieuses de penser que le demandeur les a commis. On peut dire que faute d’avoir tiré les conclusions nécessaires sur les faits, la section du statut a commis une erreur de droit.

[28]      Avec respect, je ne crois pas que cet extrait replacé dans le contexte global qui lui est propre puisse appuyer la position avancée par l’intimé.

[29]      Dans l’affaire Sivakumar, la Commission n’avait pas tiré de conclusion de fait concernant les actes commis par les LTTE, quant à savoir si ces actes équivalaient à des crimes contre l’humanité et si le demandeur du statut de réfugié était au courant de ces actes et partageait les fins poursuivies par les LTTE. Cela ressort clairement de l’extrait suivant de la décision de notre Cour [à la page 448] :

Les motifs prononcés par la section du statut sont cependant défectueux, vu l’absence de conclusions sur les faits, savoir les actes commis par les LTTE et le fait que l’appelant était au courant de ces actes et partageait les fins poursuivies par les LTTE, ainsi que l’absence de toute conclusion sur la question de savoir si ces actes constituaient des crimes contre l’humanité. La section du statut s’est contentée de tirer la conclusion suivante :

[traduction] Par conséquent, le tribunal estime qu’il existe des raisons sérieuses pour considérer que le demandeur, dans son rôle de dirigeant, doit être tenu personnellement responsable des crimes contre l’humanité commis par les LTTE, comme le prouvent certains documents ailleurs dans ces motifs.

[30]      C’est dans ce contexte que notre Cour a conclu que la Commission devait nécessairement tirer des conclusions de fait concernant la nature des crimes contre l’humanité allégués. Il n’était pas suffisant de parler d’atrocités sans fournir plus de précisions. Le juge d’appel Linden a ajouté ceci [à la page 448] :

Cependant, si tant est que le tribunal ait documenté les actes des LTTE, de même que la connaissance qu’en avait l’appelant et son intention de partager les fins poursuivies au moyen de ces actes, et qu’il ait examiné si ces actes constituaient des crimes contre l’humanité, il n’y a en réalité que de vagues assertions au sujet des « atrocités » et des tactiques « répugnantes » de toutes les parties dans la guerre civile au Sri Lanka […]

[31]      Notre Cour n’a jamais exigé dans cette affaire qu’un demandeur soit lié à des crimes précis en tant que leur auteur réel ou que les crimes contre l’humanité commis par une organisation soient nécessairement et directement attribuables à des omissions ou à des actes précis du demandeur.

[32]      En fait, en l’absence de cette participation directe et d’une preuve pour l’appuyer, notre Cour a accepté la notion de complicité définie comme une participation personnelle et consciente dans l’affaire Ramirez (voir la page 438 de l’arrêt Sivakumar), de même qu’une complicité par association qui s’entend du fait qu’un individu peut être tenu responsable d’actes commis par d’autres personnes en raison de son association étroite avec les auteurs principaux (voir pages 439 et 440 de l’arrêt Sivakumar).

[33]      Qui plus est, malgré que la Commission n’ait pas tiré de conclusions de fait quant à des crimes précis, la Cour a jugé dans cette affaire qu’il y avait suffisamment de preuves que des civils avaient été tués dans le cadre d’une attaque systématique contre un groupe particulier, que ces assassinats constituaient des crimes contre l’humanité, que le demandeur du statut de réfugié était au courant de ces crimes commis par les LTTE et qu’il partageait les fins poursuivies par ceux-ci comme en témoignait le fait qu’il avait occupé « au sein des LTTE plusieurs postes importants […] dont on peut conclure qu’il tolérait les exécutions à titre de moyen nécessaire, encore que désagréable, d’atteindre le but de libération tamoule des LTTE » (voir page 450 de l’arrêt).

[34]      Dans cette affaire, notre Cour a donc conclu que le demandeur du statut de réfugié avait commis des crimes contre l’humanité en raison de sa responsabilité complice attestée par le partage d’une fin commune et sa connaissance des faits. En parvenant à cette décision, elle a satisfait à la norme relative aux « crimes spécifiques » à laquelle elle avait fait allusion, non pas en exigeant une preuve identifiant des victimes précises qui pourraient être liées au demandeur, mais en comblant les trois lacunes des motifs incomplets de la Commission, c’est-à-dire la conclusion que les LTTE étaient liés à des « meurtres de civils » (voir page 450 de l’arrêt), la conclusion que le demandeur était au courant de ces actes et partageait les fins poursuivies par les LTTE et la conclusion que les actes commis par les LTTE équivalaient à des crimes contre l’humanité.

[35]      En l’espèce, les motifs de la Commission ne comportent pas de telles lacunes. La Commission a clairement précisé le genre d’actes qu’elle considère comme des crimes contre l’humanité : la torture et l’assassinat des membres du Al Da’wa et de leurs familles. La conclusion que ces personnes ont été ciblées pour être exécutées est entièrement appuyée par la preuve documentaire et par le propre témoignage de l’intimé (voir la décision de la Commission aux pages 537, 539, 541 et 544). La Commission a également conclu que le fait que l’intimé connaissait ces actes aussi bien que la politique du régime Hussein à cet égard, et qu’il partageait une fin commune (voir la décision aux pages 536, 537, 539 et 541 à 544), était un fait étayé par la preuve documentaire et le témoignage de l’intimé. En définitive, elle a effectué une analyse satisfaisante de l’exécution et de la torture des civils pour en déduire qu’il s’agissait de crimes contre l’humanité.

[36]      À mon avis, en évaluant la preuve dont elle était saisie et en parvenant aux conclusions auxquelles elle est arrivée, la Commission a devancé les enseignements de notre Cour dans l’affaire Sivakumar et je ne trouve aucune erreur dans la démarche qu’elle a suivie pour conclure à la responsabilité de l’intimé qui a agi comme complice ayant facilité ou ayant eu l’intention de faciliter la persécution de civils ciblés en dénonçant aux autorités qui se livraient à la persécution les personnes qui devaient y être soumises. Quand un délateur comme l’intimé a sciemment livré aux personnes qui se trouvent à l’échelon le plus violent de la chaîne de commandement le nom de leurs victimes, il peut difficilement prétendre, comme il le fait : [traduction] « Vous ne pouvez pas prouver qu’une des personnes que j’ai dénoncées a en fait été tuée ou torturée ».

[37]      Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter l’appel incident. Je suis d’avis d’accueillir l’appel, d’annuler l’ordonnance du juge des requêtes rendue le 10 novembre 1995 dans le dossier A-947-92 et de rétablir la décision de la Commission rendue le 12 décembre 1991. Je ne rendrai aucune ordonnance concernant les dépens étant donné qu’elle n’a pas été demandée.

Le juge Strayer, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.

Le juge Noël, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.