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[2000] 3 C.F. 96

A-45-98

Le navire « Arctic Taglu », les propriétaires et toutes les autres personnes ayant un droit sur le navire « Arctic Taglu », le navire « Link 100 », les propriétaires et toutes les autres personnes ayant un droit sur le navire « Link 100 », Sea-Link Marine Services Ltd., Malcolm Bruce Brody et Gary McKrae (appelants)

c.

Birgit Kajat et Sa Majesté la Reine du chef du Canada représentée par le ministre des Transports (intimées)

A-54-98

Birgit Kajat (demanderesse) (intimée)

c.

Le navire « Arctic Taglu », les propriétaires et toutes les autres personnes ayant un droit sur le navire « Arctic Taglu », le navire « Link 100 », Sea-Link Marine Services Ltd., Malcolm Bruce Brophy et Gary McKrae (défendeurs) (intimés)

et

Sa Majesté la Reine du chef du Canada représentée par le ministre des Transports (défenderesse) (appelante)

Répertorié : Kajatc. Arcti c Taglu (L’) (C.A.)

Cour d’appel, juges Strayer, Sharlow et Malone, J.C.A.—Vancouver, 24, 25 et 26 janvier; Ottawa, 15 février 2000.

Droit maritime Responsabilité délictuelle Abordage en pleine nuit entre un bateau de pêche et un ensemble remorqueur-pousseur avec chalandConfusion possible due à la disposition des feux de signalisation sur le remorqueur et le chaland et à l’utilisation d’un projecteurLa preuve de faits similaires concernant l’expérience de deux pêcheurs qui avaient déjà croisé la nuit le remorqueur relié au chaland dans le même voisinage a joué un rôle crucial dans la décision finale sur la responsabilitéToutefois, l’omission du juge de première instance d’évaluer clairement si le témoignage des pêcheurs était logiquement probant constitue une erreur de droit et un nouveau procès a été ordonné.

Preuve Preuve de faits similairesUn abordage a pu être causé par la confusion créée par l’utilisation des lumières par un ensemble remorqueur-pousseur avec chalandDes pêcheurs ont témoigné relativement à leur propre expérience quand ils ont croisé le remorqueur-chaland la nuitLorsqu’une preuve de faits similaires est produite dans une affaire civile pour prouver un fait en litige, l’omission du juge de première instance de déterminer si la preuve était suffisamment probante pour être admissible constitue une erreur justifiant l’infirmation de sa décision.

L’Arctic Taglu/Link 100, un ensemble remorqueur-pousseur avec chaland, a frappé le bateau de pêche Bona Vista, propriété de l’époux de Mme Kajat, ce qui a entraîné le décès de ce dernier et celui de cinq autres personnes. Le juge de première instance a conclu que les feux de signalisation du remorqueur-chaland, correspondant aux instructions d’éclairage des responsables officiels de la Couronne, n’étaient pas appropriés et créaient de la confusion pour les navigateurs qui n’avaient jamais croisé ce bâtiment la nuit. Ses propriétaires et opérateurs avaient pris l’habitude d’utiliser un projecteur, installé sur le remorqueur, pour éclairer le chaland sur toute la longueur à l’approche de bateaux qui ne semblaient pas savoir vers quoi ils se dirigeaient. Le juge de première instance a conclu que l’abordage avait été causé par la façon dont l’opérateur s’était servi du projecteur immédiatement avant l’accident. Les conclusions du juge de première instance se fondaient en partie sur le témoignage crucial de deux pêcheurs qui avaient déjà croisé le remorqueur-chaland la nuit près du lieu où l’abordage s’est produit et qui ont témoigné concernant la confusion créée par l’utilisation du projecteur. Le juge de première instance a conclu que la responsabilité de l’abordage devait être partagée à raison de 15 % pour M. Kajat et le reste entre les parties Sea-Link et la Couronne. Entre ces dernières, la responsabilité a été attribuée individuellement dans une proportion de 70 %/30 %. Il s’agit d’un appel de cette décision, les parties Sea-Link et la Couronne contestant le partage de responsabilité et l’évaluation des dépens, et Mme Kajat contestant dans un appel incident la conclusion relative à la responsabilité et demandant une ordonnance concluant à une responsabilité solidaire.

Jugement : l’appel doit être accueilli.

La preuve déposée par les pêcheurs est une preuve de faits similaires. Toutefois, « lorsqu’une preuve de faits similaires est produite pour prouver un fait en litige, pour décider de son admissibilité le juge du procès doit apprécier le degré de similitude des faits reprochés et déterminer si l’improbabilité objective d’une coïncidence a été établie. Ce n’est que dans ce cas que la preuve aura une valeur probante suffisante pour être admissible » : R. c. Arp, [1998] 3 R.C.S. 339. Il est essentiel, dans une cause au civil, comme dans une affaire criminelle, de déterminer si la preuve de faits similaires en cause est logiquement probante. L’omission du juge de première instance d’évaluer clairement si le témoignage de chacun de ces témoins était logiquement probant constitue une erreur de droit et la Cour d’appel a dû ordonner la tenue d’un nouveau procès.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi sur la marine marchande du Canada, L.R.C. (1985) ch. S-9, art. 526.11 (édicté par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 6, art. 78; L.C. 1996, ch. 31, art. 98.

Règlement sur les abordages, C.R.C., ch. 1416, annexe I, Règles 23a)(i),(ii),(iii),(iv), 24b),n) (mod. par DORS/83-202, art. 3).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Mood Music Publishing Co Ltd v De Wolfe Ltd, [1976] 1 All ER 763 (C.A.); R. c. Arp, [1998] 3 R.C.S. 339; (1998), 166 D.L.R. (4th) 296; [1999] 5 W.W.R. 545; 58 B.C.L.R. (3d) 18; 129 C.C.C. (3d) 321; 20 C.R. (5th) 1; 232 N.R. 317.

DÉCISIONS MENTIONNÉES :

Edwards v. Ottawa River Navigation Co. (1876), 39 U.C.Q.B. 264; Lampert c. Simpson-Sears Ltd. (1986), 75 R.N.-B. (2e) 128 (C.A.); Brown v. Eastern and Midlands Railway Company (1889), 22 Q.B.D. 391 (C.A.); Hales v. Kerr, [1908] 2 K.B. 601.

APPEL et appel incident d’une décision de la Section de première instance (Kajat c. Navire Arctic Taglu (1997), 135 F.T.R. 161; 145 F.T.R. 102) partageant la responsabilité d’un abordage entre un ensemble remorqueur-pousseur avec chaland et un bateau de pêche. L’appel est accueilli et un nouveau procès accéléré est ordonné.

ONT COMPARU :

Robert J. McDonell, pour l’intimée-appelante Sa Majesté la Reine.

W. Gary Wharton, pour l’appelante-intimée Sea-Link.

D. Ross Clark et Diana L. Dorey, pour l’intimée-contre appelante Birgit Kajat.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Farris, Vaughan, Wills & Murphy, Vancouver, pour l’intimée-appelante Sa Majesté la Reine.

Campney & Murphy, Vancouver, pour l’appelante-intimée Sea-Link.

Davis & Company, Vancouver, pour l’appelante-contre intimée Birgit Kajat.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]        Le juge Malone, J.C.A. : Il s’agit d’un appel d’un jugement de la Section de première instance [(1997), 135 F.T.R. 161; 145 F.T.R. 102] qui partageait la responsabilité d’un abordage qui s’est produit le 21 juillet 1993, à environ 2 h 43, près de l’entrée est d’Active Pass, dans le détroit de Georgia. L’Arctic Taglu/Link 100, un ensemble remorqueur-pousseur avec chaland qui était la propriété des parties Sea-Link, a frappé le Bona Vista, un bateau de pêche de 13,5 mètres dont était propriétaire l’époux de Mme Kajat, Henryk Kajat. M. Kajat est mort dans l’accident, de même que cinq autres personnes à bord du Bona Vista.

[2]        Le juge de première instance a conclu que la responsabilité de l’abordage devait être partagée à raison de 15 % pour M. Kajat, et le reste entre les parties Sea-Link et la Couronne. Entre ces dernières, la responsabilité a été partagée individuellement dans une proportion de 70 %/30 %. Les dépens ont été adjugés en faveur de Mme Kajat, qui a aussi eu droit à des dépens additionnels en raison de la conduite adoptée par les parties Sea-Link au procès. Les parties Sea-Link et la Couronne ont formé un appel contre ce partage de responsabilité et l’évaluation des dépens. Dans son appel incident, Mme Kajat conteste la conclusion relative à la responsabilité et demande une ordonnance concluant à une responsabilité solidaire. Toutes les parties conviennent maintenant que la responsabilité, le cas échéant, doit être solidaire.

[3]        La nuit de l’abordage, le Bona Vista revenait au port de Vancouver. Monsieur Kajat avait emmené quatre visiteurs d’Allemagne, ainsi que son fils, faire une excursion sur la côte ouest de l’île de Vancouver. Ils ont quitté Vancouver dans la soirée du 14 juillet 1993. Le soir du 19 juillet 1993, M. Kajat a téléphoné à son épouse de Ucluelet pour lui dire qu’ils avaient terminé leur excursion et que, si le temps était clément, ils seraient de retour le lendemain soir. L’Arctic Taglu/Link 100 avait quitté le port de Vancouver vers 23 h, comme il le faisait habituellement du lundi au vendredi, pour se rendre à Schwartz Bay, dans l’île de Vancouver, où il arrivait environ quatre heures et demie à cinq heures plus tard. Après avoir déchargé sa cargaison et en avoir repris une autre, il repartait de nouveau pour le port de Vancouver.

[4]        La nuit de l’abordage, l’Arctic Taglu montrait deux feux blancs de tête de mât superposés, un feu rouge à bâbord et un feu vert à tribord. Le Link 100 avait un feu rouge à bâbord et un feu vert à tribord. Ces feux correspondaient aux instructions d’éclairage des fonctionnaires responsables de la défenderesse, la Couronne.

[5]        Ces instructions avaient été données par les responsables, qui croyaient que l’Arctic Taglu et le Link 100 n’étaient pas liés par un raccordement rigide, pour assurer la conformité à la section Remorquage et poussage—Internationale de la règle internationale énoncée dans le Règlement sur les abordages[1]. Toutefois, le juge de première instance a conclu que l’Arctic Taglu et le Link 100 étaient liés par un raccordement rigide, et que ce sont les Modifications canadiennes qui auraient dû être appliquées au lieu des règles internationales. Si cela est exact, le remorqueur Arctic Taglu aurait dû montrer deux feux de tête de mât superposés, des feux de côté et un feu de poupe. Le chaland Link 100 aurait dû montrer un feu blanc à l’avant et à l’arrière et des feux de côté à son extrémité avant[2]. Le Link 100 n’avait de feux blancs ni à l’avant, ni à l’arrière.

[6]        Avant l’abordage, l’Arctic Taglu/Link 100 se déplaçait vers le sud en direction de l’entrée est d’Active Pass. Son cap normal pour Schwartz Bay l’obligerait à virer à tribord à Active Pass. Le Bona Vista venait de sortir de l’entrée est d’Active Pass, se déplaçant en direction nord-est. La route normale du Bona Vista vers Vancouver l’aurait obligé à virer à bâbord (vers le nord) après avoir dépassé Active Pass. Quelques minutes avant l’abordage, le Bona Vista est apparu à tribord de l’Arctic Taglu/Link 100.

[7]        L’abordage s’est produit quand, au moment où les deux bateaux approchaient l’un de l’autre, le Bona Vista a soudainement et abruptement viré et s’est retrouvé à bâbord en travers de la proue du Link 100. Le Bona Vista a été frappé en plein milieu à tribord par la proue du Link 100 et il est passé sous le chaland.

[8]        Le juge de première instance a conclu que vu que les feux de signalisation de l’Arctic Taglu/Link 100 créaient de la confusion pour les navigateurs qui n’avaient jamais rencontré ce bâtiment la nuit, ses propriétaires et opérateurs avaient pris l’habitude d’utiliser un projecteur, installé sur le remorqueur, pour éclairer le chaland sur toute sa longueur à l’approche de bateaux qui ne semblaient pas savoir vers quoi ils se dirigeaient[3]. Le juge de première instance a également conclu que si le remorqueur et le chaland liés l’un à l’autre avaient montré les feux de signalisation d’une unité composite, les navigateurs auraient immédiatement su qu’il s’agissait d’un navire unique de grandes dimensions[4]. Implicitement, cela signifie qu’une signalisation adéquate sur l’Arctic Taglu/Link 100 aurait évité de créer de la confusion chez les navigateurs s’approchant d’eux.

[9]        M. McKrae, le second de l’Arctic Taglu/Link 100, est le seul témoin vivant de cet accident. Il était seul dans la timonerie de l’Arctic Taglu au moment de l’abordage. Le juge de première instance a conclu que son témoignage au procès et à l’étape de l’interrogatoire préalable n’était pas digne de foi à plusieurs égards. M. McKrae a déclaré qu’il n’avait pas discuté de l’accident avec M. Brown, président de Sea-Link Marine Services Ltd., peu après que celui-ci s’est produit, mais le juge de première instance ne l’a pas cru.

[10]      Dans son témoignage, M. Brown a déclaré que M. McKrae lui avait dit peu après l’accident qu’il avait légèrement modifié son cap à tribord à deux reprises, d’environ 10 degrés au total, juste avant l’abordage. Par suite de ces légers changements de cap, le bateau de pêche Bona Vista a continué d’avancer. À l’étape de l’interrogatoire préalable, M. Brown a déclaré :

[traduction] Monsieur McKrae a cru que le bateau de pêche passerait en toute sécurité à bâbord. Quand le bateau de pêche était—ou juste—avant que le bateau de pêche continue d’avancer tout droit et ensuite à bâbord du « Link 100 ». Il a allumé le projecteur pour éclairer le chaland et la cargaison, ce qui d’habitude aide les autres navires à voir le bâtiment qui approche, et c’est une pratique qui est utilisée depuis que nous sommes en exploitation et qui aide à voir le chaland. C’est ce qu’il a fait. Et tout de suite après, le « Bona Vista », qui se trouvait alors bâbord avant, a viré en travers de la proue du « LINK 100 » et c’est à ce moment-là que l’abordage s’est produit.

Q. Monsieur McKrae vous a-t-il dit à quelle distance les deux bâtiments seraient l’un de l’autre quand ils se croiseraient?

R. Il a estimé que la distance serait probablement de 100 pieds et plus, si je me souviens bien[5].

[…]

Q. Et lui avez-vous demandé s’il avait modifié sa vitesse?

R. Je lui ai demandé s’il avait ralenti et il m’a répondu non, pas tant que le « BONA VISTA » n’a pas fait la manœuvre qui l’a placé directement devant le chaland.

Q. Lui avez-vous demandé combien de temps s’était écoulé entre le moment où il a balayé le chaland avec le faisceau du projecteur et le changement de cap du « BONA VISTA »?

R. Pas précisément, mais je crois comprendre qu’ils étaient très proches l’un de l’autre.

Q. Qu’est-ce qui vous fait penser cela?

R. Il m’a dit qu’il avait allumé le projecteur pour éclairer le chaland et c’est très peu de temps après que le « BONA VISTA » a changé de cap et s’est retrouvé en face du chaland[6].

[11]      Les projecteurs sont souvent utilisés pour signaler un danger imminent à un autre bateau. Dans ses motifs, le juge de première instance a conclu que la tragédie avait été causée par l’opérateur de l’Arctic Taglu/Link 100 qui s’est servi du projecteur pour éclairer le Link 100 à bâbord de haut en bas et d’avant en arrière quand le Bona Vista se trouvait à proximité et suivait un cap qui lui aurait permis de croiser l’Arctic Taglu/Link 100 à bâbord. Elle a conclu que le Bona Vista a dû croire que ce projecteur était utilisé pour lui signaler un danger qu’il n’avait pas vu à bâbord de l’Arctic Taglu/Link 100, et qui se trouvait juste devant lui, ce qui a amené le pilote du Bona Vista à virer brusquement à bâbord pour essayer d’éviter le danger[7]. Comme on l’a déjà indiqué, une responsabilité de 15 % a été attribuée à M. Kajat.

[12]      En répartissant le reste de la responsabilité entre les parties Sea-Link et la Couronne, le juge de première instance a conclu que l’omission des responsables de la Garde côtière, plus précisément celle du capitaine Keeper, de faire les vérifications nécessaires pour déterminer si l’Arctic Taglu/Link 100 constituait une unité composite, en mode de poussage, a contribué de façon importante à l’accident. Les déclarations moins qu’honnêtes de M. Brown de Sea-Link au capitaine Keeper ont également compté. La mauvaise interprétation par un autre employé de la Garde côtière, M. Wade, des exigences en matière de signalisation pour les chalands qui sont poussés par des remorqueurs et la non-application alléguée des modifications canadiennes ont probablement aussi joué un certain rôle dans cet accident, selon le juge de première instance[8].

[13]      Au cours du procès, l’avocat de Mme Kajat a appelé à la barre deux pêcheurs commerciaux, David Kaverek et Andrew Parkin, afin qu’ils viennent raconter l’expérience qu’ils avaient déjà vécu en croisant l’Arctic Taglu/Link 100 la nuit près d’Active Pass. Aucun de ces témoins n’avait fait l’objet d’un interrogatoire préalable ni fait de déclaration avant de venir déposer. Au cours du procès, l’avocat des parties Sea-Link a qualifié ces témoins de « témoins mystères », parce qu’il ne savait pas ce qu’ils diraient dans leurs témoignages.

[14]      Au procès, l’avocat des défendeurs Sea-Link s’est opposé à ce que leurs témoignages soient admis en preuve en en contestant la pertinence et le lien avec l’espèce. L’avocat de la Couronne n’a pas soulevé d’objection sur la question de l’admissibilité en preuve. L’avocat de la demanderesse a comparé leurs témoignages à la preuve déposée dans d’autres actions en négligence afin de démontrer qu’une situation était dangereuse. Il a fait valoir qu’il ne s’agissait pas d’une preuve de faits similaires ayant pour but de démontrer ce qui s’était produit la nuit en question, mais plutôt d’une preuve circonstancielle d’une pratique dangereuse en raison de la façon dont les navires venant en sens inverse interprétaient l’utilisation du projecteur faite par l’Arctic Taglu. Dans le cas de Parkin, la Cour a admis son témoignage sous réserve de son importance, alors que dans le cas de Kaverek, elle a décidé d’entendre le témoignage et de se prononcer ultérieurement sur son admissibilité.

[15]      David Kaverek a raconté un incident qui s’est produit en août 1992, alors qu’Andrew Parkin a relaté son expérience du 12 août 1994. Chacun d’eux a décrit un incident au cours duquel, alors qu’ils pilotaient un petit bateau de pêche à la sortie de l’entrée est d’Active Pass la nuit, ils ont rencontré l’Arctic Taglu/Link 100, qui a allumé son projecteur à bâbord. Les deux témoins ont vu dans cette utilisation du projecteur le signal d’un danger à bâbord du bâtiment; par conséquent, ils ont tous deux mis les moteurs à pleine puissance et viré brusquement à bâbord, pour se retrouver en travers de la proue de l’Arctic Taglu/Link 100.

[16]      Le juge de première instance a accepté leurs témoignages comme une preuve qui établissait que des navigateurs expérimentés pouvaient interpréter l’utilisation du projecteur par l’Arctic Taglu/Link 100 comme un signal qu’il y avait un danger à bâbord et également pour expliquer ce qui pourrait autrement être considéré comme une décision irrationnelle du pilote du Bona Vista qui a viré à bâbord alors qu’il était en situation très rapprochée à l’avant de l’Arctic Taglu/Link 100.

[17]      Ces témoignages sont essentiels, en raison de la conclusion finale en matière de responsabilité, selon laquelle cette tragédie a été causée par le pilote de l’Arctic Taglu/Link 100 qui a utilisé son projecteur pour balayer à la verticale et à l’horizontale le côté bâbord du Link 100 alors que le Bona Vista s’approchait.

[18]      En appel, toutes les parties défenderesses ont déclaré que le juge de première instance avait fait erreur en admettant ces témoignages et en s’appuyant sur eux, vu l’absence de préavis[9] et vu que les deux autres incidents étaient suffisamment différents pour n’avoir aucune valeur probante[10].

[19]      L’avocat de Mme Kajat a fait valoir, comme il l’avait fait au procès, que les témoignages de M. Kaverek et de M. Parkin étaient une preuve circonstancielle susceptible d’établir que l’utilisation du projecteur par l’Arctic Taglu/Link 100 avait tendance à créer une situation dangereuse parce que les bateaux venant en sens inverse pouvaient interpréter ce geste comme un signal d’un danger imminent qu’ils ne pouvaient déceler. Leurs témoignages ont été comparés à la preuve d’autres incidents dans des cas de chute, preuve qui est offerte pour démontrer l’état du revêtement de sol et sa tendance à causer des accidents[11]. L’avocat de Mme Kajat a modifié sa position en appel en faisant valoir, subsidiairement, que s’il s’agissait d’une preuve de faits similaires, elle était admissible par analogie à la preuve de faits similaires sur laquelle on s’appuie dans d’autres causes pour établir que des incidents se sont produits antérieurement en raison de l’état d’un objet physique, notamment de son effet sur autrui[12].

[20]      Nous n’acceptons pas que ces témoignages puissent être qualifiés de preuve circonstancielle ayant pour but de démontrer la tendance d’un objet physique à produire un certain résultat. Les causes citées à l’appui de cette proposition renvoient à des cas où des dangers physiques statiques, comme un plancher glissant ou un tas de terre près d’une route publique non éclairée, avaient causé antérieurement des accidents. Dans l’affaire dont nous sommes saisis, la preuve en cause concerne le mouvement du projecteur de l’Arctic Taglu/Link 100 et son effet sur les navigateurs venant en sens inverse.

[21]      Il s’agit d’un fait similaire, que l’on qualifie parfois de preuve de faits similaires. Elle est admissible dans les affaires au civil :

[traduction] […] si elle peut être logiquement probante, c’est-à-dire si elle est logiquement pertinente pour trancher la question litigieuse; à condition qu’elle ne soit pas abusive ou injuste pour l’autre partie, et aussi à condition que l’autre partie en ait un préavis raisonnable et soit en mesure de la réfuter[13].

[22]      Même si nous acceptons qu’aucun préavis n’a été donné de ces témoignages, nous ne sommes pas convaincus que cette omission en soi prouve que leur admission en preuve a été injuste ou abusive. Le préavis a pour but d’assurer que la partie adverse a une possibilité raisonnable de faire enquête sur les incidents qui, selon les allégations, sont similaires, de préparer le contre-interrogatoire et, lorsque cela est justifié, de produire une preuve contraire. Au procès, aucune objection n’a été soulevée concernant l’absence de préavis, et l’avocat n’a pas non plus demandé d’ajournement pour donner aux défendeurs plus de temps pour se préparer. Il n’y a pas de raison de croire que le juge de première instance aurait refusé d’accorder ce délai supplémentaire si on le lui avait demandé. Il est maintenant trop tard pour les défendeurs de se plaindre de l’absence de préavis.

[23]      La question de savoir si la preuve était logiquement probante pose plus de difficultés. Dans une remarque incidente, le juge Cory de la Cour suprême du Canada, a récemment décidé :

[…] lorsqu’une preuve de faits similaires est produite pour prouver un fait en litige, pour décider de son admissibilité le juge du procès doit apprécier le degré de similitude des faits reprochés et déterminer si l’improbabilité objective d’une coïncidence a été établie. Ce n’est que dans ce cas que la preuve aura une valeur probante suffisante pour être admissible"[14]. [Non souligné dans l’original.]

[24]      Bien que l’on ait fait état de cette appréciation dans une affaire criminelle, nous sommes d’avis qu’elle est également essentielle dans les causes au civil pour déterminer si la preuve de faits similaires en cause est logiquement probante (suivant le raisonnement énoncé dans Mood Music Publishing Co Ltd v De Wolfe Ltd)[15]. Cela est particulièrement vrai dans des cas où la preuve que l’on cherche à produire porte sur la manipulation de matériel par des êtres humains, par exemple par différents membres d’équipage à bord d’un navire[16].

[25]      Comme nous l’avons dit précédemment, après que l’objection concernant l’admissibilité du témoignage de M. Parkin eut été soulevée, le juge de première instance a conclu que le témoignage serait entendu et qu’elle lui accorderait l’importance qu’il méritait[17]. Après l’objection concernant le témoignage de M. Kaverek[18], le juge de première instance a statué que le témoignage serait entendu et la question de son admissibilité débattue ultérieurement[19]. La question que nous devons trancher est de savoir si le fait qu’elle s’est fiée à ces témoignages, sans plus, est suffisant pour établir qu’elle a conclu que la preuve était logiquement probante, ou, selon les propos du juge Cory, si « l’improbabilité objective d’une coïncidence a été établie »[20].

[26]      Il est clair dans le cas de Parkin qu’aucune appréciation de ce genre n’a été faite, vu que l’objection a été soulevée et la décision prise avant que le témoignage de fond n’ait été entendu. Dans le cas de Kaverek, bien que le fait qu’elle s’est appuyée sur le témoignage en question puisse implicitement signifier qu’elle a considéré ce témoignage comme suffisamment probant pour être admissible, nous sommes dans l’impossibilité de conclure d’après le dossier qu’elle a pris une décision expresse à cet effet. L’omission d’évaluer clairement si le témoignage de chacun de ces témoins était logiquement probant constitue une erreur de droit.

[27]      Il convient de répéter que ces témoignages ont joué un rôle essentiel dans la décision finale concernant la responsabilité. Sans eux, il n’y a pas de fondement factuel pour conclure que l’utilisation par l’Arctic Taglu de son projecteur a été la cause de l’abordage. Dans ces circonstances, c’est à regret que nous devons accueillir les appels des défendeurs et ordonner la tenue d’un nouveau procès accéléré.

[28]      Toutes les parties assumeront leurs propres dépens dans toutes les instances étant donné que la Couronne ne s’est pas opposée à l’admissibilité de cette preuve de faits similaires au procès et que l’argument des parties Sea-Link sur ce point n’avait pas bien été débattu devant le tribunal de juridiction inférieure.

Le juge Strayer, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.

Le juge Sharlow, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.



[1]  C.R.C., ch. 1416, modifié par DORS/78-528, DORS/79-238, DORS/80-742, DORS/81-831, DORS/83-202, DORS/85-397, DORS/87-25, DORS/88-10, DORS/88-322, DORS/90-702, DORS/91-275, DORS/93-112, promulgué en vertu de l'art. 562.11 de la Loi sur la marine marchande du Canada, L.R.C. (1985), ch. S-9 [édicté par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 6, art. 78; L.C. 1996, ch. 31, art. 98].

[2]  Règlement sur les abordages, Règles 23a)(i) et (iv), 24b),n) [mod. par DORS/83-202, art. 3]; énoncé conjoint des faits, par. 46.

[3]  Dossier d'appel, vol. 1, à la p. 25.

[4]  Dossier d'appel, vol. 1, à la p. 15.

[5]  Dossier d'appel, vol. 1, à la p. 28.

[6]  Dossier d'appel, vol. 1, à la p. 29.

[7]  Dossier d'appel, vol. 1, à la p. 34.

[8]  Dossier d'appel, vol. 1, à la p. 34.

[9]  Mood Music Publishing Co Ltd v De Wolfe Ltd, [1976] 1 ALL ER 763 (C.A.).

[10]  Edwards v. Ottawa River Navigation Co. (1876), 39 U.C.Q.B. 264.

[11]  Lampert c. Simpsons-Sears Ltd. (1986), 75 R.N.-B. (2e 128) (C.A.); Brown v. Eastern and Midlands Railway Company (1889), 22 Q.B.D. 391 (C.A.).

[12]  Hales v. Kerr, [1908] 2 K.B. 601.

[13]  Précité, note 9, à la p. 766.

[14]  R. c. Arp, [1998] 3 R.C.S. 339, à la p. 367.

[15]  Supra, note 9.

[16]  Supra, note 10.

[17]  Transcription du procès, vol. 4, aux p. 441 à 444.

[18]  Transcription du procès, vol. 4, aux p. 474 à 478.

[19]  Transcription du procès, vol. 4, à la p. 481.

[20]  Supra, note 14.

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