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[2000] 3 C.F. 345

IMM-1050-99

Dewey Go Dee (demandeur)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)

Répertorié : Dee c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1re inst.)

Section de première instance, juge MacKay— Winnipeg, 26 août 1999; Ottawa, 18 février 2000.

Droit administratif Contrôle judiciaire Certiorari Contrôle judiciaire du rejet des demandes de réadaptation et d’établissementLe demandeur, un réfugié au sens de la Convention, a demandé le droit d’établissement en 1995En 1998, le ministre a demandé une preuve de réadaptationRefus de fournir une copie de l’affidavit philippin donnant les détails des chefs d’accusation formulés contre le demandeur ou des précisions sur les allégationsLa Cour a ordonné au ministre de se prononcer sur la demande de droit d’établissementLe demandeur a été avisé par une lettre en date du 23 février 1999 du rejet de la demande de droit d’établissementLa décision écrite date en fait du 24 février 1999La décision relative à la réadaptation a été annuléeDéni de justice naturelle, d’équité procéduraleLe demandeur s’est vu dénier la possibilité d’examiner les chefs d’accusation formulés à son égard et de les réfuterLe ministre ne disposait pas d’un dossier complet, car les renseignements mentionnés dans l’affidavit philippin ne faisaient pas partie du dossierLa façon dont la décision a été notifiée soulève la question de savoir si elle a été de fait rendueLa décision relative au droit d’établissement a été annulée car la décision relative à la réadaptation sur laquelle elle était fondée était erronée, et que la divergence inexpliquée entre la date de la lettre informant le demandeur de la décision et la date à laquelle la décision a été effectivement rendue soulève des doutes sérieux d’équité, à savoir si la décision a été rendue et notifiée en bonne et due forme.

Citoyenneté et Immigration Contrôle judiciaire Compétence de la Cour fédérale Le juge Muldoon a ordonné au ministre de se prononcer sur la demande de droit d’établissementLe droit d’établissement a par la suite été refuséL’épouse du demandeur, répondante, a porté en appel le rejetLa Cour a compétence pour entendre la demande de contrôle judiciaire du rejet en vertu de sa compétence pour veiller à l’exécution de ses ordonnancesLa Cour a donné des directives précises au ministre, étant donné que l’ordonnance antérieure de la Cour n’avait pas été respectée.

Citoyenneté et Immigration Statut au Canada Résidents permanents Demande d’annulation du refus d’accorder le droit d’établissement parce que le ministre n’était pas convaincu de la réadaptation du demandeurDemande accueillieRefus fondé sur la décision antérieure relative à la réadaptation qui a été annulée en raison d’un déni de justice naturelle et d’équité procéduraleIl existe également des doutes sérieux à savoir si la décision relative au droit d’établissement a été rendue et notifiée en bonne et due forme.

Pratique Res judicata Ordonnance de renvoi rendue contre le demandeur mais annulée par la section d’appel de la CISRLes chefs d’accusation formulés contre le demandeur en provenance des Philippines ont été examinésLes chefs d’accusation peuvent être réexaminés pour d’autres raisonsLa section d’appel était saisie de la question de savoir s’il y avait des considérations humanitaires propres à ordonner l’annulation du renvoi du demandeur hors du CanadaL’instance décisionnaire en ce qui concerne la demande relative à la réadaptation devait examiner si les chefs d’accusation faisaient que le demandeur n’était pas admissible en application de l’art. 19(1)c.1)(ii) et s’il avait réussi sa réadaptationCette question n’a pas été tranchée par une autre autoritéLe principe de l’autorité de la chose jugée ne s’applique pas.

Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire du rejet par le défendeur des demandes de droit d’établissement et de résidence permanente du demandeur. Le demandeur, un opposant au gouvernement Marcos, est arrivé au Canada en provenance des Philippines et a été déclaré réfugié au sens de la Convention en 1985. Sa demande de permis ministériel en vue de l’obtention du statut de résident permanent a par la suite été rejetée. En 1988, une ordonnance de renvoi a été prise, mais a été annulée par la section d’appel de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour des considérations humanitaires. La demande de droit d’établissement présentée par le demandeur en 1995 était parrainée par son épouse, qui est citoyenne canadienne. En 1998, le défendeur a demandé une preuve de la « réadaptation » du demandeur, faute de quoi ce dernier ne serait pas admissible par application du sous-alinéa 19(1)c .1)(ii) de la Loi sur l’immigration, qui interdit l’admission au Canada de personnes pour lesquelles il existe des motifs raisonnables de croire qu’elles ont à l’étranger commis une infraction qui, si elle était commise au Canada, pourrait être punissable d’un emprisonnement maximal égal ou supérieur à dix ans. Il a été question d’un affidavit philippin qui donnait les détails des chefs d’accusation formulés contre le demandeur, mais le ministre a refusé de remettre une copie de cet affidavit ou de fournir au demandeur des détails au sujet de ces chefs d’accusation. Le demandeur a catégoriquement nié avoir commis quelque infraction que ce soit. Le juge Muldoon a ordonné au ministre de rendre sa décision sur la demande de droit d’établissement à la fin de février 1999 au plus tard. Le demandeur a été informé par une lettre datée du 23 février 1999 que sa demande de droit d’établissement avait été rejetée parce que le ministre n’était pas convaincu qu’il avait réussi sa réinsertion dans la société, mais il n’y avait aucune indication officielle qu’une décision relative à la réadaptation ait été rendue, et par qui. Un autre document, en date du 24 février 1999, dans le dossier du défendeur paraît être la décision écrite même, portant refus du droit d’établissement au demandeur. Des renseignements mentionnés dans l’affidavit philippin ne faisaient pas partie du dossier soumis par le défendeur.

Les questions en litige étaient les suivantes : 1) La décision rejetant la prétention à la réadaptation allait-elle à l’encontre des principes de justice fondamentale? 2) Dans l’affirmative, le rejet de la demande de droit d’établissement qui était fondée sur cette décision devrait-il être annulé? 3) La décision relative à la réadaptation était-elle invalide par application du principe de l’autorité de la chose jugée? 4) La Cour avait-elle compétence pour entendre la présente demande étant donné que la répondante du demandeur avait fait appel du rejet de la demande de droit d’établissement.

Jugement : la demande doit être accueillie.

La décision relative à la réadaptation du demandeur doit être annulée parce qu’il existait des doutes sérieux pour ce qui est de savoir si la décision avait été rendue et notifiée en bonne et due forme et parce qu’il y a eu un déni de justice naturelle et d’équité procédurale. Bien qu’il ne soit pas raisonnable d’attendre d’un ministre très occupé qu’il écrive personnellement à tout demandeur qui prétend à la réadaptation, il faut quand même que le dossier certifié indique que la demande a été, à tout le moins, soumise à l’instance décisionnaire. Le fait de refuser de communiquer l’affidavit philippin et de forcer le demandeur à se défendre contre une allégation générale d’inconduite a constitué une violation des principes d’équité procédurale. La justice naturelle exige, en l’absence d’une raison impérieuse comme un risque d’atteinte aux relations internationales ou à la sécurité nationale, que le demandeur se voie donner la possibilité d’examiner les documents en la possession du défendeur et d’y répondre. En l’espèce, ni la protection des relations internationales ni la sécurité nationale n’était en jeu. En outre, le dossier soumis à l’examen du ministre était incomplet, ce qui constituait par conséquent un manquement aux principes de justice naturelle et d’équité procédurale.

La décision portant sur le droit d’établissement du demandeur ne saurait être maintenue en raison à la fois des erreurs viciant la décision sur la réadaptation, sur laquelle elle était fondée, et des doutes sérieux pour ce qui est de l’équité soulevés par la divergence inexpliquée entre la date de la lettre informant le demandeur de la décision et la date à laquelle la décision a effectivement été rendue.

Que les chefs d’accusation aux Philippines aient été mentionnés devant la section d’appel de la CISR ou même dans les procédures de contrôle judiciaire ne signifierait pas qu’ils ne puissent être pris de nouveau en considération pour une tout autre raison. La section d’appel était saisie de la question de savoir s’il y avait des considérations humanitaires propres à ordonner l’annulation du renvoi du demandeur hors du Canada. L’instance décisionnaire en ce qui concerne la demande relative à la réadaptation devait examiner si les chefs d’accusation faisaient que le demandeur n’était pas admissible en application du sous-alinéa 19(1)c.1)(ii) et s’il avait réussi sa réadaptation au sens de la même disposition. Cette question n’a pas été tranchée par une autre autorité, et le principe de l’autorité de la chose jugée ne s’appliquait pas.

La Cour a compétence pour veiller à l’exécution de ses ordonnances. L’ordonnance antérieure du juge Muldoon n’ayant pas été respectée, le ministre a reçu des directives précises pour l’orienter dans la révision de ces décisions. Il fallait prendre en considération le fait que le SCRS et la GRC n’avaient trouvé aucune preuve d’activité criminelle de la part du demandeur durant les 17 années qu’il a passées au Canada. À moins que le ministre ne détienne des renseignements que la Cour ignore, il paraîtrait que le demandeur peut fonctionner dans la société et qu’il n’y a qu’un risque minime qu’il commette des crimes. Quant au réexamen de la décision sur la réadaptation, le demandeur doit avoir la possibilité de présenter d’autres conclusions à la lumière du dossier certifié et dans les 60 jours suivant, la décision du ministre devra être rendue.

Les dépens partie-partie sont accordés au demandeur vu l’iniquité caractérisant le traitement de la demande de reconnaissance de la réadaptation qui a rendu nécessaire le recours en contrôle judiciaire et le défaut du ministre de trancher clairement la demande de droit d’établissement dans le délai prescrit par l’ordonnance du juge Muldoon.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.1 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5).

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 19(1) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 11; 1995, ch. 15, art. 2), 40.1 (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 29, art. 4; L.C. 1992, ch. 49, art. 31), 82.1 (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 19; L.C. 1992, ch. 49, art. 73).

Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, règle 302.

Règles de 1993 de la Cour fédérale en matière d’immigration, DORS/93-22, règle 22.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS CITÉES :

Dee c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1988), 56 D.L.R. (4th) 82; 24 F.T.R. 48; 7 Imm. L.R. (2d) 95 (C.F. 1re inst.); conf. par (1991), 83 D.L.R. (4th) 371; 14 Imm. L.R. 5; 135 N.R. 241 (C.A.F.); Canada (Secrétaire d’État) c. Dee (1995), 90 F.T.R. 113; 26 Imm. L.R. (2d) 263 (C.F. 1re inst.); Dee c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 46 Imm. L.R. (2d) 278 (C.F. 1re inst.).

DOCTRINE

Nouveau Petit Robert : Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française. Paris : Dictionnaire Le Robert, 1993, « réadaptation ».

DEMANDE de contrôle judiciaire du rejet par le ministre de la demande relative à la réadaptation et de la demande de droit d’établissement. Demande accueillie et le ministre a reçu des directives régissant le réexamen de la demande relative à la réadaptation et de la demande de droit d’établissement.

ONT COMPARU :

David Matas et Harry Walsh pour le demandeur.

Duncan A. Fraser et Joel I. Katz pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Matas, Winnipeg, pour le demandeur.

Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

[1]        Le juge MacKay : Pour le demandeur M. Dewey Go Dee, il s’agit d’un chapitre de plus dans une affaire des plus malheureuses. De son côté, le Ministère du défendeur ne peut tirer aucune fierté de la manière dont il a traité jusqu’ici le cas de ce dernier. Au bout de 17 années au cours desquelles plusieurs décisions d’agents de ce Ministère ont donné lieu à autant de procédures de contrôle judiciaire en cette Cour, on ne saurait blâmer M. Dee s’il trouvait que l’affaire tout entière a traîné trop longtemps. Il comparaît de nouveau devant la Cour, pour demander cette fois qu’il soit jugé enfin qu’il a le droit de s’établir au Canada, ce qui est le but qu’il poursuit depuis nombre d’années. Il n’appartient pas à la Cour d’ordonner pareille réparation. Elle ordonnera cependant au ministre de rendre une décision conforme aux dispositions de l’ordonnance en date du 2 décembre 1998 de la Cour ainsi qu’aux directives qui suivent.

[2]        Par demande introduite en application de l’article 82.1 [édicté par L.R.C (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 19; L.C. 1992, ch. 49, art. 73] de la Loi sur l’immigration [L.R.C. (1985), ch. I-2] et de l’article 18.1 [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5] de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7], le demandeur sollicite le contrôle judiciaire du rejet, par le défendeur, de sa demande de droit d’établissement au Canada et conclut à l’annulation de la décision en date du 23 février 1999, par laquelle le défendeur a rejeté sa demande de résidence permanente. Selon le demandeur, cette décision est entachée de nombreux vices. En premier lieu, elle est fondée sur une décision accessoire par laquelle le ministre a rejeté sa prétention à la réadaptation, laquelle décision, selon le demandeur, allait à l’encontre des principes de justice fondamentale puisque le dossier soumis au ministre était incomplet et que les éléments de preuve sur lesquels elle était fondée n’avaient pas été communiqués au demandeur. En deuxième lieu, la décision datée du 23 février 1999 ne saurait être valide puisqu’elle lui a été communiquée avant d’avoir été effectivement prise. En troisième lieu, la décision accessoire est invalide par application du principe de l’autorité de la chose jugée, la question qui en faisait l’objet ayant été tranchée par la section d’appel de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Enfin, le demandeur soutient que les deux décisions, celle du 23 février tout comme la décision accessoire du ministre, suscitent une crainte raisonnable de préjugé.

[3]        Il faut souligner en tout premier lieu que les parties à ce recours en contrôle judiciaire débattent de deux décisions différentes. La première, portant rejet de la prétention du demandeur à la « réadaptation » au sens du paragraphe 19(1) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 11; 1995, ch. 15, art. 2] de la Loi sur l’immigration, a été, selon toute apparence, rendue dans le courant de février 1999. La seconde, qui porte rejet de la demande de droit d’établissement, est datée du 23 ou du 24 février 1999. Normalement, le contrôle judiciaire ne porte que sur une décision à la fois. En l’espèce, la demande d’autorisation et de recours en contrôle judiciaire est dirigée contre la décision sur le droit d’établissement.

[4]        Dans leur argumentation, orale et écrite, les avocats en présence ont évoqué l’une et l’autre décisions, et le refus du droit d’établissement est fondé dans une large mesure sur la décision relative à la réadaptation, dont le demandeur soutient qu’elle doit être annulée en raison d’irrégularités qui porteraient atteinte aux principes de justice naturelle. Il y a lieu de noter que ni le défendeur ni le demandeur ne s’oppose à ce que les deux décisions soient considérées comme faisant l’objet du contrôle judiciaire dans la présente instance. Étant donné que ces deux décisions sont intimement liées, je décide, en application de la règle 302 [Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106], qu’il y a lieu de les examiner toutes deux, puisque, pour contrôler la décision sur le droit d’établissement, la Cour doit également prendre en compte la décision sur la réadaptation.

Les faits de la cause

[5]        Le demandeur est arrivé au Canada en 1983 avec un visa de visiteur. Il a revendiqué par la suite le statut de réfugié au sens de la Convention, mais a été informé que sa revendication était irrecevable tant qu’il avait un visa en vigueur. Non sans logique, il a prolongé son séjour d’un jour après l’expiration du visa, puis a demandé le statut de réfugié. Sa demande ayant été rejetée, il en a saisi la Commission d’appel de l’immigration, qui lui a reconnu ce statut en 1985. Par la suite, en mars 1986, il a demandé un permis ministériel en vue de l’obtention du statut de résident permanent. Cette demande a été rejetée bien que, le demandeur a fait valoir, la délivrance du permis fût plus ou moins routinière dans des cas semblables. Conséquemment, il a introduit un recours en contrôle judiciaire devant la Cour, qui l’en a débouté pour le motif que la décision du ministre relevait du pouvoir discrétionnaire de ce dernier en la matière[1].

[6]        En 1988, une ordonnance de renvoi ayant été prise à son égard, il en a saisi la section d’appel de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, qui a fait droit à son appel et annulé cette ordonnance pour le motif que les considérations humanitaires s’opposaient à son renvoi hors du Canada, à savoir qu’il y avait sa famille, qu’il y était bien établi après dix ans, et qu’il apportait une contribution « très positive » à la société canadienne. Le ministre défendeur a contesté en vain cette décision par voie de recours en contrôle judiciaire devant notre Cour[2].

Le recours en instance

[7]        La nouvelle demande de droit d’établissement, faite par M. Dee en 1995, était parrainée par son épouse, qui est citoyenne canadienne. En novembre 1995, le défendeur a donné son approbation « de principe », ce qui signifie qu’il ne s’agissait pas d’une approbation au fond, mais que M. Dee pouvait faire sa demande à l’intérieur du Canada, et non de l’étranger. Par lettre datée du 1er avril 1998, le défendeur a demandé à M. Dee de produire la preuve de sa « réadaptation », faute de quoi il ne serait pas admissible par application du sous-alinéa 19(1)c.1)(ii) de la Loi sur l’immigration[3], qui interdit l’admission au Canada d’une catégorie particulière de personnes comme suit :

19. (1) Les personnes suivantes appartiennent à une catégorie non admissible :

[…]

c.1) celles dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elles ont, à l’étranger :

[…]

(ii) soit commis un fait—acte ou omission—qui constitue une infraction dans le pays où il a été commis et qui, s’il était commis au Canada, constituerait une infraction qui pourrait être punissable, aux termes d’une loi fédérale, d’un emprisonnement maximal égal ou supérieur à dix ans, sauf si elles peuvent justifier auprès du ministre de leur réadaptation et du fait qu’au moins cinq ans se sont écoulés depuis la commission du fait;

[8]        Il appert que le demandeur a fait l’objet de poursuites pénales aux Philippines. Telle était la teneur des conclusions présentées par le défendeur à la section d’appel, laquelle a annulé la mesure de renvoi prise contre le demandeur. Il y a lieu de noter que la revendication du statut de réfugié de M. Dee était fondée sur le fait qu’il était un opposant au gouvernement Marcos. La lettre du 1er avril 1998, évoquée ci-dessus, qui lui demandait de produire la preuve de sa réadaptation, faisait état d’un affidavit provenant des Philippines et donnant les détails des chefs d’accusation formulés contre le demandeur (l’affidavit philippin). Le ministre a refusé de lui donner une copie de cet affidavit ou les détails de ces chefs d’accusation, tout en lui demandant de prouver qu’il avait réussi sa réadaptation à la suite des crimes supposés, au sujet desquels le ministre a refusé de fournir aucun renseignement.

[9]        Confronté à ce nouvel obstacle, M. Dee a fait au ministre défendeur sa demande de reconnaissance de la « réadaptation ». Compte tenu de l’iniquité inhérente au refus du ministre de communiquer tous les détails, cette demande paraît aussi complète que possible; le demandeur y précise l’infraction reprochée et donne comme date de l’infraction qu’elle aurait été « antérieure à 1982 ». Il nie catégoriquement avoir commis quelque infraction que ce soit, et fait valoir ce qui suit dans cette demande, faite sur formule IMM1444 :

[traduction] J’ai mené une vie digne et honnête dans le respect de toutes les lois du Canada et des principes moraux les plus élevés. J’ai travaillé dur pour ma femme et ma famille—pour les aider à devenir des citoyens canadiens conscients de leurs responsabilités. Je vais à l’église. Je crois en Dieu et me conduis conformément à ma foi. J’ai encouragé mes fils à poursuivre leurs études et chacun d’eux a maintenant un diplôme universitaire et gagne sa vie dans la profession qu’il a choisie. Je suis fier d’avoir aidé chacun d’eux à atteindre ce but. J’ai pris part aux activités communautaires à Richmond (C.-B.) pour venir en aide à ceux qui sont moins chanceux que moi et je suis déterminé à continuer dans cette voie, en citoyen canadien conscient de ses responsabilités. Je suis fier des activités auxquelles j’ai pris part.

[10]      Il s’est écoulé près de cinq ans depuis le dépôt de la demande de droit d’établissement en question. Après qu’elle fut restée sans réponse après quelque trois ans, M. Dee est venu devant la Cour pour lui demander d’ordonner au ministre défendeur de rendre sa décision. Mon collègue le juge Muldoon, ayant entendu ce recours en novembre 1998, a ordonné le 2 décembre 1998 au ministre de rendre sa décision sur la demande de droit d’établissement à la fin de février 1999 au plus tard[4]. En particulier, la Cour a conclu que le retard mis par le défendeur à traiter cette demande constituait « une circonstance spéciale » propre à justifier l’allocation au demandeur des dépens sur une base avocat-client.

[11]      Par la suite, le demandeur s’est vu communiquer une décision qui soulève, selon lui, de nombreuses questions. Une lettre datée du 23 février 1999 lui fait savoir que sa demande de droit d’établissement a été rejetée parce que [traduction] « le ministre, après avoir examiné votre demande de reconnaissance de la réadaptation, n’est pas convaincu que vous ayez réussi votre réinsertion dans la société ». Le demandeur soutient qu’il n’y a dans le dossier aucune preuve que le ministre ait rendu une décision en la matière. Il y a la copie d’une lettre par courrier électronique en date du 19 février 1999, selon laquelle son auteur a [traduction] « été informé » d’une décision défavorable du ministre sur la prétention à la réadaptation. Rien dans le dossier n’indique qui a communiqué cette information à l’auteur du message électronique. Rien n’indique non plus que le dossier soit parvenu au bureau du ministre, qu’il ait été examiné, ou qu’une décision ait été rendue. Rien n’indique qu’un représentant du ministre ait rendu la décision, et aucun motif n’a été donné. En bref, il n’y a aucune indication officielle qu’une décision ait été rendue, et par qui. Bien qu’il ne soit pas raisonnable d’attendre d’un ministre très occupé qu’il écrive personnellement à tout demandeur qui prétend à la réadaptation, il faut quand même que le dossier certifié indique que la demande a été, à tout le moins, soumise à l’instance décisionnaire.

[12]      Une seconde question sérieuse se pose au sujet de la suite réservée à la demande de reconnaissance de la réadaptation. Comme je l’ai mentionné ci-dessus, M. Dee a été informé par un fonctionnaire du Ministère du défendeur, par lettre en date du 1er avril 1998 lui intimant de faire valoir sa réadaptation, qu’il y avait [traduction] « dans le dossier des documents provenant des Philippines au sujet des poursuites pénales ainsi qu’un affidavit à l’appui de la demande d’extradition vous concernant ». En réponse, l’avocat du demandeur a fait savoir qu’il répondrait à ces allégations dès qu’il aurait reçu copie de l’affidavit philippin. Le Ministère du défendeur a répondu : [traduction] « Nous ne sommes pas en mesure de les divulguer ». Aucune raison n’a été donnée pour expliquer le refus de communiquer ces importants documents. Je tiens pour irrégulière cette façon de dénier au demandeur l’examen de ces documents et de le forcer à se défendre contre une allégation générale d’inconduite. Il y a là violation des principes d’équité procédurale. Dans les cas où le candidat immigrant est interdit d’admission au Canada pour des raisons touchant à la prévention du terrorisme, il se peut que l’intéressé ne se voie pas accorder plein accès aux éléments de preuve réunis contre lui; néanmoins, d’importantes protections ont été intégrées au processus pour prévenir l’iniquité[5]. Dans ces cas, les éléments de preuve ne sont pas divulgués afin de protéger les sources confidentielles, les relations internationales ou la sécurité nationale. N’empêche que l’intéressé se voit communiquer un sommaire raisonnable de ce qu’on lui reproche et se voit donner la possibilité raisonnable d’y répondre.

[13]      En l’espèce, le défendeur ne fait pas valoir la protection des relations internationales ou la sécurité nationale; pourtant le demandeur s’est vu dénier la possibilité de réfuter comme il se doit les allégations qui pèsent sur lui. La justice naturelle exige, en l’absence d’une raison impérieuse comme un risque d’atteinte aux relations internationales ou à la sécurité nationale, que le demandeur se voie donner la possibilité d’examiner les documents en la possession du défendeur et d’y répondre. La décision en question fait fi des principes de justice naturelle. Le défendeur reconnaît dans ses conclusions écrites que tel était effectivement le cas.

[14]      Le demandeur soutient encore que le ministre n’avait pas à sa disposition tous les éléments d’information nécessaires pour rendre sa décision. Dans le dossier certifié soumis par celui-ci, certains éléments dont fait état l’affidavit philippin sont absents des documents relatifs aux poursuites pénales engagées aux Philippines et révélés pour la première fois au demandeur. En particulier, les renseignements concernant le demandeur et son identité, les mandats d’arrêt, les dispositions en jeu du code pénal des Philippines, les décisions respectives d’un tribunal régional de première instance, de la Cour d’appel et de la Cour suprême des Philippines sont tous mentionnés dans cet affidavit, mais ne font pas partie du dossier soumis par le défendeur. On n’y trouve non plus aucune demande formelle d’extradition. À supposer que ce dossier représente exactement les éléments de preuve dont était saisie l’instance décisionnaire, l’exclusion d’importants documents pertinents met en jeu, là encore, les principes de justice naturelle et d’équité procédurale. Non seulement le demandeur s’est vu dénier l’accès aux documents et la possibilité de les contester, mais encore le dossier soumis à l’examen du ministre était incomplet. À mon avis, cette décision ne saurait être maintenue.

[15]      Le demandeur conteste aussi la décision sur le droit d’établissement, dont il a reçu communication par la lettre du 23 février 1999. Cette lettre fait état de la décision du ministre et informe le demandeur que, par suite de la décision sur la réadaptation, il fait partie de la catégorie des personnes non admissibles et que sa demande de droit d’établissement a été rejetée. Le demandeur attire l’attention sur la présence dans le dossier du défendeur d’un document intitulé [traduction] « Décision relative à la demande de droit d’établissement au Canada, faite par Dewey Go Dee qui invoque les considérations humanitaires en application de l’art. 114 de la Loi sur l’immigration, et reçue le 27 juillet 1995 ». Ce document porte la signature du même conseiller en immigration qui a signé la lettre du 23 février 1999. À tous les égards, il s’agit visiblement de la décision écrite même, portant refus du droit d’établissement au demandeur. Or, elle est datée du 24 février 1999, c’est-à-dire un jour après la date de la lettre informant M. Dee de la décision défavorable. Le demandeur soutient que cela vicie la décision et suscite une crainte raisonnable de préjugé. Et en outre que toute décision que la lettre et le document en question sont censés communiquer est nulle et non avenue, puisque cette lettre est censée communiquer une décision qui n’a pas encore été rendue. La décision officielle versée au dossier, en date du 24 février, ne lui a jamais été communiquée. Aucune explication n’a été donnée au sujet de la divergence entre les dates de ces documents. Ce qui met encore en doute l’équité de la décision du défendeur, et peut-être de la manière dont son Ministère a traité toute l’affaire.

[16]      Le demandeur soutient encore que la question à considérer par le défendeur a fait l’objet d’une décision passée en force de chose jugée. Selon cet argument, puisque la section d’appel a examiné les chefs d’accusation formulés aux Philippines contre le demandeur dans ses délibérations sur la question de savoir si des considérations humanitaires entraient en jeu de manière à éviter son renvoi du Canada, cette question a été tranchée par une décision passée en force de chose jugée. Je n’accepte pas cet argument. Bien que les chefs de poursuite aux Philippines aient pu être mentionnés devant la section d’appel ou même dans les procédures de contrôle judiciaire devant la Cour, cela ne signifie pas qu’ils ne puissent être pris de nouveau en considération pour une tout autre raison. La section d’appel était saisie de la question de savoir s’il y avait des considérations humanitaires propres à ordonner l’annulation du renvoi du demandeur hors du Canada. De son côté, l’instance décisionnaire saisie de la demande de reconnaissance de la réadaptation, devait examiner si les chefs de poursuite pénale faisaient que le demandeur n’était pas admissible en application du sous-alinéa 19(1)c.1)(ii) de la Loi sur l’immigration et s’il avait réussi sa réadaptation au sens de la même disposition. Cette question n’a pas été tranchée par une autre autorité, et le principe de l’autorité de la chose jugée ne s’applique pas.

[17]      Ce que la Cour est appelée à examiner en l’occurrence, c’est la soi-disant décision rendue par le défendeur à la suite de l’ordonnance du juge Muldoon. La loi reconnaît à Mme Dee, en sa qualité de répondante du demandeur, le droit de contester cette décision devant la section d’appel. Il appert qu’elle a fait appel. Le défendeur en conclut que la Cour n’a pas compétence pour entendre le recours de M. Dee. Je ne suis pas d’accord.

[18]      La Cour a compétence pour veiller à l’exécution de ses ordonnances. Le demandeur soutient que les dispositions de l’ordonnance du juge Muldoon n’ont pas été respectées. Tel est aussi mon avis. La décision du 23 février 1999 est entachée d’erreurs susceptibles de contrôle judiciaire, et la décision accessoire sur la réadaptation du demandeur, sur laquelle elle est fondée, est entachée de déni de justice naturelle et d’iniquité procédurale. En ce qui concerne la décision sur la réadaptation, le demandeur s’est vu dénier la possibilité d’examiner les chefs d’accusation formulés à son égard et de les réfuter proprement. L’instance décisionnaire, défenderesse en l’espèce, ne disposait pas d’un dossier complet. La décision a été communiquée de telle manière qu’on se demande si elle a été effectivement rendue. Je conclus de ces circonstances que la décision sur la réadaptation du demandeur ne saurait être maintenue. La décision sur son droit d’établissement ne saurait être maintenue non plus, en raison à la fois des erreurs viciant la décision sur la réadaptation, sur laquelle elle était fondée, et des doutes sérieux pour ce qui est de savoir si elle a été rendue et notifiée en bonne et due forme. La Cour rendra une ordonnance pour annuler l’une et l’autre décisions et renvoyer l’affaire au ministre pour prompte décision conforme aux présents motifs.

Directives au défendeur

[19]      La question première à résoudre par le ministre est de savoir si M. Dee a réussi sa réadaptation à l’égard des poursuites pénales engagées contre lui sous le régime Marcos. La Loi sur l’immigration ne définit pas le concept de « réadaptation », et il n’y a aucun précédent sur le sens exact de ce terme pris dans le contexte de cette Loi. Selon le Nouveau Petit Robert : Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, édition de 1993, « réadaptation » signifie :

Adaptation nouvelle (d’une personne qui n’est plus adaptée). Voir réinsertion. [Et sous « réinsertion » : Fait de réinsérer (spécialt. quelqu’un dans la société, dans un groupe). La réinsertion sociale des anciens détenus.]

C’est à M. Dee qu’il incombe de prouver au ministre qu’il est de bonnes vie et mœurs et qu’il peut fonctionner dans la société canadienne sans commettre de crimes. Selon le dossier, le SCRS et la GRC ont tous deux rendu compte qu’ils ne pouvaient trouver la preuve d’aucune activité criminelle de sa part durant les 17 années qu’il a passées dans ce pays. Au cours de ces 17 années, il a élevé une famille et il a contribué à la vie communautaire. Il a tout près de 60 ans. À moins qu’il n’y ait dans le dossier soumis au ministre des éléments qui n’aient pas été soumis à l’examen de la Cour ou divulgués à M. Dee, il est raisonnable de penser, à moins de quelque facteur négatif qui ne ressorte pas du dossier, qu’il peut fonctionner dans la société et qu’il n’y a qu’un risque minime qu’il commette des crimes à l’avenir.

[20]      La Cour fera droit à ce recours et ordonnera au ministre de revoir, conformément aux présents motifs, les décisions susmentionnées, la première relative à la reconnaissance de la réadaptation et la seconde, relative à la demande de droit d’établissement. Le ministre rendra sa décision sur la réadaptation après avoir donné au demandeur la possibilité de présenter d’autres conclusions à la lumière des éléments dont il était saisi, tels qu’en fait état le dossier certifié. Cette décision doit être rendue dans les 60 jours qui suivent la réception des nouvelles conclusions du demandeur, après quoi le ministre reverra la décision sur le droit d’établissement.

Dépens

[21]      Le demandeur aura droit aux dépens afférents à la présente demande sur une base partie-partie. À mon avis, l’allocation des dépens est justifiée par application de la règle 22 des Règles de 1993 de la Cour fédérale en matière d’immigration [DORS/93-22], vu l’iniquité caractérisant le traitement de la demande de reconnaissance de la réadaptation, que le défendeur reconnaît maintenant et qui a rendu nécessaire le recours en contrôle judiciaire. Au surplus, le retard mis dans le traitement de la demande de droit d’établissement et le fait de ne pas trancher clairement cette demande dans le délai prescrit par l’ordonnance du 2 décembre 1998 du juge Muldoon justifient l’allocation des dépens au demandeur.



[1]  Dee c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1988), 56 D.L.R. (4th) 82 (C.F. 1re inst.); conf. par (1991), 83 D.L.R. (4th) 371 (C.A.F.).

[2]  Canada (Secrétaire d'État) c. Dee (1995), 90 F.T.R. 113 (C.F. 1re inst.).

[3]  L.R.C. (1985), ch. I-2, modifiée.

[4]  Dee c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1998), 46 Imm. L.R. (2d) 278 (C.F. 1re inst.).

[5]  Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 40.1 [édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 29, art. 4; L.C. 1992, ch. 49, art. 31].

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