Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

[2000] 4 C.F. 145

A-36-99

(T-1373-97)

Société canadienne des postes (appelante)

c.

André Barrette (intimé)

et

La Commission canadienne des droits de la personne (intervenante)

Répertorié : Société canadienne des postes c. Barrette (C.A.)

Cour d’appel, juges Décary, Létourneau et Noël, J.C.A.—Montréal, 10 avril; Ottawa, 20 avril 2000.

Droits de la personne — Griefs fondés sur le Code canadien du travail rejetés par un arbitre — Plainte ultérieure de l’intimé alléguant que l’employeur avait été discriminatoire à son égard, en contravention de la LCDP — Processus d’examen préalable prévu à l’art. 41 de la LCDP — La CCDP omet de tenir compte de l’un des arguments soulevés par l’appelante pour s’opposer au traitement de la plainte de l’intimé — La CCDP ne prend pas au sérieux le processus d’examen préalable — Il est douteux que la CCDP comprend en quoi consiste les droits d’un employeur et quel rôle lui incombe au stade de l’examen préalable préliminaire.

L’intimé a déposé quatre griefs fondés sur des dispositions du Code canadien du travail contre son employeur. Les quatre griefs ont été rejetés par un arbitre nommé en vertu du Code. L’intimé a ensuite déposé une plainte à la Commission canadienne des droits de la personne dans laquelle il allégue que la Société des postes avait été discriminatoire à son égard en refusant de répondre à ses besoins et en le privant de perspectives d’emploi en raison de son invalidité, en contravention de l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. On a convenu que la Société des postes aurait eu cette dernière attitude discriminatoire environ quatorze mois avant le dépôt de la plainte. La Société des postes a avisé la Commission que comme les questions que le plaignant a soulevées ont déjà été tranchées par un arbitre, la Commission devait rejeter la plainte. La Société des postes a repris sa position dans deux autres lettres, renvoyant expressément aux alinéas 41(1)a) et b) de la Loi. Dans une troisième lettre, datée du 9 avril 1997, la Société des postes a repris sa position de façon beaucoup plus détaillée, ajoutant trois nouveaux motifs pour étayer ses prétentions; l’un deux, fondé sur l’alinéa 41(1)d) de la Loi, portait que la plainte était vexatoire en ce qu’elle cherchait à entretenir un conflit de travail qui avait déjà été résolu. La Commission a néanmoins décidé de traiter la plainte. La lettre de décision renvoyait aux autres lettres de la Société des postes, mais n’a mentionné ni la lettre du 9 avril, ni l’argument fondé sur l’alinéa 41(1)d) qu’elle contenait. La demande de contrôle judiciaire de la Société des postes a été rejetée. Il s’agit d’un appel contre cette décision.

Arrêt : il convient d’accueillir l’appel.

Le juge Décary, J.C.A. : Il était très clair que la Commission a fondé sa décision de traiter la plainte sur une recommandation que son personnel lui a faite avant la lettre du 9 avril de la Société des postes. Cette décision explique pourquoi la Commission n’a pas, dans sa décision, renvoyé à l’argument fondé sur l’alinéa 41(1)d) de la Société des postes et pourquoi elle n’en a pas traité. Le juge de première instance a interprété la preuve de façon erronée lorsqu’il a conclu que la décision mentionnait expressément qu’il avait été tenu compte de la lettre du 9 avril. Il convient donc de renvoyer l’affaire à la Commission pour que celle-ci l’examine de nouveau.

La Commission n’a pas vraiment pris au sérieux le processus d’examen préalable prévu à l’article 41 de la Loi. Bien qu’il n’incombe à la Commission aucune obligation de mener une enquête à ce stade-là, la Commission est tenue d’examiner la question de savoir s’il y a, prima facie, des motifs fondés sur le paragraphe 41(1) et, dans l’affirmative, celle de savoir si elle doit tout de même traiter la plainte. La Commission ne peut se contenter de ne pas tenir compte d’observations faites à l’étape de l’examen préalable préliminaire ou encore de rejeter systématiquement de telles observations au motif que l’intéressé aura, de toute façon, l’occasion de présenter de nouveau ses observations à l’étape de l’examen préalable. L’intéressé a le droit de s’attendre à ce que la Commission examine le bien-fondé de ses observations, quoiqu’un tel examen se fasse de façon sommaire. Dans le cas où elle omet d’examiner les questions que soulève la personne contre qui une plainte est faite, en l’espèce, l’employeur, la Commission ne remplit pas une obligation qui lui incombe en vertu de la loi.

La Cour a des réserves en ce qui concerne la lettre que la Commission a envoyée à la Société des postes après qu’elle a décidé de traiter la plainte, car le décideur blâmait à tort la Société des postes parce que celle-ci avait invoqué les dispositions du paragraphe 41(1) à la première occasion que lui donnait la Loi. La lettre mentionnait également que la Commission acceptait de traiter de façon routinière les plaintes déposées tardivement par des personnes qui ont cherché à obtenir d’autres réparations. Cette lettre soulève de graves doutes pour ce qui est de la question de savoir si la Commission comprend vraiment en quoi consiste les droits d’un employeur et quel rôle lui incombe au stade de l’examen préalable préliminaire.

La Commission doit examiner la décision de l’arbitre, non pas pour déterminer si elle est liée par cette décision, mais plutôt pour répondre à la question de savoir si, compte tenu de la décision de l’arbitre et des conclusions de fait et en matière de crédibilité qu’il a tirées, l’alinéa 41(1)d) ne s’applique pas, vu la nature de la plainte.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L-2, art. 57.

Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, art. 41(1) (mod. par L.C. 1995, ch. 44, art. 49), 44(1),(2),(3) (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 64; L.C. 1998, ch. 9, art. 24).

APPEL d’une décision de la Section de première instance (Société canadienne des postes c. Barrette, [1999] 2 C.F. 250 (1998), 15 Admin. L.R. (3d) 134; 157 F.T.R. 278) qui avait rejeté une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission canadienne des droits de la personne de traiter la plainte de l’intimé. Appel accueilli.

ONT COMPARU :

Paula M. Rusak pour l’appelante.

Odette Lalumière pour l’intervenante.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Matthews, Dinsdale & Clark, Toronto, pour l’appelante.

Commission canadienne des droits de la personne, Ottawa, pour l’intervenante.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]        Le juge Décary, J.C.A. : Le présent appel invite la Cour à examiner le rôle et les obligations qui incombent à la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) lorsqu’elle exerce le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 41(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne[1] (la Loi) de refuser de même traiter une plainte. Par souci de commodité, j’ai reproduit le libellé du paragraphe :

41. (1) Sous réserve de l’article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime celle-ci irrecevable pour un des motifs suivants :

a) la victime présumée de l’acte discriminatoire devrait épuiser d’abord les recours internes ou les procédures d’appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts;

b) la plainte pourrait avantageusement être instruite, dans un premier temps ou à toutes les étapes, selon des procédures prévues par une autre loi fédérale;

c) la plainte n’est pas de sa compétence;

d) la plainte est frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi;

e) la plainte a été déposée après l’expiration d’un délai d’un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, ou de tout délai supérieur que la Commission estime indiqué dans les circonstances.

J’ai également reproduit le libellé des paragraphes 44(1), (2) et (3) [mod. par L.R.C. (1995) (1er suppl.), ch. 31, art. 64; L.C. 1998, ch. 9, art. 24], auxquels les présents motifs renvoient plus loin :

44. (1) L’enquêteur présente son rapport à la Commission le plus tôt possible après la fin de l’enquête.

(2) La Commission renvoie le plaignant à l’autorité compétente dans les cas où, sur réception du rapport, elle est convaincue, selon le cas :

a) que le plaignant devrait épuiser les recours internes ou les procédures d’appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts;

b) que la plainte pourrait avantageusement être instruite, dans un premier temps ou à toutes les étapes, selon des procédures prévues par une autre loi fédérale.

(3) Sur réception du rapport d’enquête prévu au paragraphe (1), la Commission :

a) peut demander au président du Tribunal de désigner, en application de l’article 49, un membre pour instruire la plainte visée par le rapport, si elle est convaincue :

(i) d’une part, que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle-ci est justifié,

(ii) d’autre part, qu’il n’y a pas lieu de renvoyer la plainte en application du paragraphe (2) ni de la rejeter aux termes des alinéas 41c) à e);

b) rejette la plainte, si elle est convaincue :

(i) soit que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle-ci n’est pas justifié,

(ii) soit que la plainte doit être rejetée pour l’un des motifs énoncés aux alinéas 41c) à e).

[2]        En l’espèce, la Société canadienne des postes (la Société des postes) avait demandé à la Commission de ne pas traiter la plainte que M. Barrette, un employé de la Société des postes, avait déposée, et ce pour des motifs fondés sur les alinéas a), b), d) et e) du paragraphe 41(1). La Commission a rejeté la demande de la Société des postes et décidé de traiter la plainte. Par la suite, la Société des postes a présenté une demande de contrôle judiciaire à la Section de première instance de notre Cour, demande qui a été rejetée par M. le juge Evans (qui faisait alors partie de la Section de première instance) dans une décision publiée à [1999] 2 C.F. 250 (1re inst.).

[3]        Il est utile de rappeler les faits plus pertinents.

[4]        M. Barrette avait déposé quatre griefs fondés sur des dispositions du Code canadien du travail [L.R.C. (1985), ch. L-2] (le Code). Les griefs étaient tous liés aux mêmes circonstances, qui s’étaient produites à la fin de 1993 et au début de 1994. Il faisait essentiellement valoir que comme il souffrait d’hypertension artérielle, il n’était plus en mesure d’accomplir certaines tâches, telle la supervision d’autres employés. À sa demande, il a été relevé de ses fonctions de superviseur. La Société des postes a ensuite essayé de répondre à ses besoins. Il a eu de la formation relativement à un autre poste, et a éventuellement été affecté à un poste vacant, le 22 novembre 1993. Tout de suite après son affectation, il a commencé un congé de maladie avec attestation du médecin, ayant établi qu’il serait « incapable d’exercer une quelconque fonction » jusqu’en mars 1994. Le 22 décembre 1993, il a déposé une plainte dans laquelle il soutenait que la Société des postes n’avait pas tenté de répondre à ses besoins. En mars 1994, son médecin lui a donné l’autorisation de retourner au travail, et il s’est présenté pour occuper son nouveau poste après avoir été menacé de sanctions disciplinaires. Le 24 mars 1994, il a déposé trois autres griefs, dans lesquels il faisait valoir que diverses violations de la convention collective avaient eu lieu.

[5]        Le 10 juin 1996, les quatre griefs ont été rejetés par un arbitre nommé en vertu de l’article 57 du Code. Dans sa décision, l’arbitre a conclu que M. Barrette avait :

[traduction] […] à toutes fins utiles, dicté au Dr McFarthing le contenu du dernier certificat, qui mentionnait qu’il pouvait de nouveau exercer ses tâches de supervision, alors qu’en fait, lui-même et le médecin savaient que son hypertension artérielle n’était toujours pas sous contrôle[2] […]

[6]        L’arbitre a également conclu que :

[traduction] […] le plaignant a candidement admis qu’en fait, il n’était pas prêt à exercer de nouveau ses tâches de supervision, mais qu’il avait obtenu le certificat parce qu’il « n’avait plus le choix » et il était « désespéré »[3] […]

[7]        Devant l’arbitre, M. Barrette a également admis que la Société des postes n’avait pu confirmer auprès du Dr McFarthing dans quelle mesure il pouvait de nouveau superviser d’autres employés, étant donné qu’il avait retiré le consentement qu’il avait donné au Dr McFarthing et qui autorisait ce dernier à communiquer à la Société des postes des renseignements médicaux à son sujet.

[8]        L’arbitre a rejeté le grief au motif que M. Barrette :

[traduction] […] a omis de présenter suffisamment d’éléments de preuve établissant que son état de santé, qui l’avait obligé à quitter son poste, s’était complètement rétabli ou, du moins, ne l’empêchait plus de remplir les fonctions essentielles liées au poste de superviseur à la Société canadienne des postes[4] […]

[9]        L’arbitre a ensuite poursuivi en faisant des remarques, qui selon lui étaient strictement de nature incidente, sur la discrimination que l’intimé aurait subie et la prétendue omission de l’appelante de répondre à ses besoins, en application de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

[10]      Non satisfait de la décision de l’arbitre, M. Barrette a déposé une plainte à la Commission le 3 juillet 1996. Il a signé sa plainte le 26 août 1996. Dans sa plainte, il alléguait que la Société des postes [traduction] « avait été discriminatoire à son égard en refusant de répondre à ses besoins et en le privant de perspectives d’emploi en raison de son invalidité (hypertension et apnée du sommeil), en contravention de l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne »[5]. On a convenu que la Société des postes aurait eu cette dernière attitude discriminatoire en juin 1995, soit environ 14 mois avant le dépôt de la plainte.

[11]      La Société des postes a avisé la Commission, le 20 janvier 1997, que comme [traduction] « les questions que le plaignant a soulevées ont déjà été tranchées par un arbitre », la Commission doit rejeter la plainte[6].

[12]      La Société des postes a repris sa position dans une lettre datée du 4 février 1997[7] et, de nouveau, dans une autre lettre, datée du 28 février 1997[8]; dans cette dernière lettre, elle renvoie expressément aux alinéas 41a) et b) de la Loi.

[13]      Le 9 avril 1997, la Société des postes a envoyé une autre lettre[9], dans laquelle elle reprenait sa position, mais cette fois de façon beaucoup plus détaillée, et ajoutait trois nouveaux motifs pour étayer ses prétentions :1) la plainte était tardive; 2) la plainte avait été formulée de mauvaise foi vu que le plaignant l’avait fondée [traduction] « sur un avis médical qui, selon ce qu’il a lui-même déclaré sous serment, était faux »; et 3) la plainte était vexatoire en ce qu’elle cherchait à entretenir un conflit de travail qui avait déjà été résolu.

[14]      Le 1er mai 1997, le directeur du service des plaintes de la direction générale des programmes anti-discrimination de la Commission a approuvé une « analyse fondée sur les articles 40 et 41 » que deux agents de la Commission avaient faite. L’analyse, qui avait été signée par les deux agents le 27 mars 1997 et avait de toute évidence été faite avant que la Société des postes ne présente ses observations le 9 avril 1997, décrivait de la façon suivante les arguments soulevés par cette dernière :

[traduction]

3.   L’intimé, qui n’a pas invoqué de moyen de défense, demande à la Commission de refuser de traiter la plainte en vertu des alinéas 41a) ou b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP) vu que les allégations du plaignant ont été pleinement considérées dans le cadre de sa procédure de règlement des griefs et rejetées par l’arbitre; il demande de façon subsidiaire que la Commission rejette la plainte sur le fondement des conclusions tirées par l’arbitre. L’intimé refuse d’aller plus loin tant qu’une décision en bonne et due forme n’aura pas été prise relativement à cette question.

[15]      Voici comment elle décrivait la position de M. Barrette :

[traduction]

4.   Les alinéas 41a) et b) de la Loi confèrent à la Commission le pouvoir discrétionnaire de ne pas traiter une plainte dans le cas où elle estime que la victime présumée de l’acte discriminatoire devrait épuiser d’abord les recours internes ou les procédures d’appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts, ou encore lorsqu’elle estime que la plainte pourrait avantageusement être instruite selon des procédures prévues par une autre loi fédérale. En l’espèce, le plaignant avait déjà épuisé les procédures de règlement des griefs qui lui étaient normalement ouverts, mais il n’était pas satisfait des résultats qu’il avait obtenus, car son grief avait été rejeté. Il estimait également que la question des mesures que l’employeur devait prendre pour répondre à ses besoins et que toutes les autres questions que sa plainte avait soulevées n’avaient pas été pleinement traitées, comme elles l’auraient été dans le contexte d’une enquête menée en vertu de la LCDP. Par exemple, aucune vérification n’a été faite en ce qui concerne la recherche ou la disponibilité de fonctions modifiées, et l’arbitre n’a pas traité de la question de savoir s’il y avait des solutions de rechange autres que la perte de son statut d’employé à temps plein.

[16]      L’analyse, qui soulevait également la question de la nature tardive de la plainte, se terminait par la recommandation suivante :

[traduction]

La Commission a résolu :

conformément à l’alinéa 41e) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, de traiter la plainte […] même si l’acte qui en fait l’objet aurait été commis plus d’une année avant la réception de la plainte[10].

[17]      Le 29 mai 1997, la Commission a décidé de traiter la plainte. Dans sa lettre de décision, la Commission mentionnait qu’elle avait examiné [traduction] « les observations datées du 20 janvier 1997 [et] des 4 et 28 février 1997 » de la Société des postes. Elle n’a cependant pas mentionné les observations du 9 avril 1997 de la Société des postes. Voici les motifs que la Commission a exposés pour étayer sa décision :

[traduction]

Conformément à l’alinéa 41e) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, la Commission a résolu de traiter la plainte vu que :

le dernier incident allégué se serait produit le 18 juin 1995;

le grief du plaignant a été rejeté par un arbitre le 10 juin 1996;

le plaignant a communiqué avec la Commission le 3 juillet 1996 et signé sa plainte le 26 août 1996;

bien que la plainte fût signée 14 mois après que le dernier incident allégué se serait produit, au-delà du délai applicable au dépôt d’une plainte, la Commission est convaincue que le plaignant avait cherché à obtenir d’autres réparations pendant ce temps;

l’intimé n’a pas établi que le retard qu’a accusé le dépôt de la présente plainte l’empêchera d’une quelconque façon de se défendre contre les allégations[11].

[18]      Le 6 juin 1997, le directeur général des programmes anti-discrimination de la Commission a envoyé la lettre suivante à la Société des postes[12] :

[traduction]

À sa réunion des 20 et 21 mai 1997, la Commission a examiné les plaintes que André Barrette et Murray Nolan ont déposées contre la Société canadienne des postes. Les deux plaintes ont été déposées plus d’une année après que les derniers actes discriminatoires allégués auraient été commis, et elles étaient accompagnées d’une recommandation selon laquelle la Commission devait, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, décider de les traiter. Cette mesure s’imposait vu que la Société canadienne des postes avait refusé de permettre la tenue d’une enquête tant que la Commission n’aurait pas rendu une décision en bonne et due forme portant qu’elle décidait de traiter les plaintes. Comme vous le savez maintenant, la Commission a accepté la recommandation des membres de son personnel dans les deux cas.

La Société canadienne des postes aurait fort bien pu prédire la décision de la Commission. Les deux plaignants ont saisi la Commission de leurs plaintes dans le délai d’un an. Ils ont tous les deux cherché à obtenir d’autres réparations et ont signé leurs plaintes après la fin de ce processus. Comme vous le savez certainement, dans de telles circonstances, la Commission accepte habituellement de traiter les plaintes, même si elles ont été déposées plus d’une année après que les incidents allégués qui en font l’objet ont été commis.

La pratique voulant que les membres du personnel de la Commission tiennent une enquête à l’égard de plaintes déposées après l’expiration du délai applicable a été mise en place en vue de raccourcir la période de traitement des plaintes. La plupart des intimés conviennent que l’ouverture immédiate de l’enquête permet de réaliser des économies considérables de temps et de ressources (et j’estime que c’est également l’avis de la Société canadienne des postes).

Il importe de souligner qu’en ce qui concerne ces plaintes, la Société canadienne des postes a fourni des renseignements dans ses observations qui, s’ils avaient été fournis à l’enquête et acceptés par les commissaires, auraient pu mener au rejet des plaintes. Comme vous le savez, le processus révisé de traitement des plaintes de la Commission donne à l’intimé l’occasion de faire valoir son meilleur moyen de défense dès qu’il reçoit les allégations. Si l’une ou l’autre de ces plaintes avait été traitée dans le cadre du processus révisé, le moyen de défense aurait été communiqué au plaignant, qui aurait ensuite été invité de fournir une réplique. En l’absence de tout nouveau renseignement important, chaque plainte aurait pu être complétée et présentée à la Commission pour qu’elle en apprécie le bien-fondé dans un délai d’environ six mois.

Par contraste, le délai qui s’est écoulé entre le dépôt de la plainte et la décision de la Commission de la traiter a été, dans le cas de la plainte de Nolan, de sept mois, et dans le cas de la plainte de Barrette, de neuf mois. Nous nous retrouvons donc au début d’un processus qui aurait pu facilement être déjà complété.

J’espère que la présente lettre vous fournira matière à réflexion et qu’en bout de ligne, elle suscitera des changements qui favoriseront le traitement plus efficace des plaintes. J’attends votre réponse.

La lettre ne mentionne pas l’argument fondé sur l’alinéa 41(1)d) que la Société des postes a soulevé le 9 avril 1997.

[19]      Il ressort très clairement de ce qui précède que la Commission a fondé sa décision sur une recommandation que son personnel lui a faite avant la lettre du 9 avril 1997 de la Société des postes et que cette décision explique pourquoi la Commission n’a pas, dans sa décision, renvoyé à l’argument fondé sur l’alinéa 41(1)d) de la Société des postes et pourquoi elle n’en a pas traité. Le juge de première instance a interprété la preuve de façon erronée lorsqu’il a conclu, aux pages 275 et 276 de ses motifs :

Contrairement à ce que prétend Postes Canada, la Commission mentionne explicitement dans sa lettre qu’elle a pris sa décision après avoir tenu compte, entre autres choses, des observations détaillées présentées par Postes Canada en réponse au rapport relatif à l’article 41. Toutefois, c’est un fait que la lettre de la Commission ne donne pas suite aux observations de Postes Canada sur la question de la mauvaise foi, qui était l’un des trois principaux points mentionnés dans ces observations.

[…]

Malgré tout, je suis incapable de déduire du défaut de la Commission de traiter cette question dans sa lettre que la Commission ne l’a pas examinée, surtout que celle-ci mentionne expressément dans cette lettre qu’elle a pris en considération la lettre dans laquelle Postes Canada exposait ses observations.

[20]      La déclaration qu’une secrétaire de la direction des services juridiques de la Commission a faite dans un affidavit, selon laquelle la lettre du 9 avril 1997 [traduction] « a été soumise aux commissaires pour fins d’examen »[13], n’a aucune incidence sur la conclusion que j’ai tirée. Cette déclaration, basée sur des renseignements et une impression, a été faite par suite d’un examen du dossier pertinent environ deux mois après que la décision a été rendue. Elle ne porte cependant pas que les commissaires ont effectivement examiné la lettre qui leur aurait été soumise. Le fait que cet affidavit était nécessaire confirme plutôt que le juge de première instance a commis une erreur lorsqu’il a conclu que la décision mentionnait expressément qu’il avait été tenu compte de la lettre du 9 avril 1997.

[21]      Dans les circonstances, l’affaire ne peut qu’être renvoyée à la Commission pour que celle-ci l’examine de nouveau.

[22]      Il me semble, après avoir lu l’exposé des faits et du droit de la Commission et entendu la plaidoirie de son avocate, que la Commission n’a pas vraiment pris au sérieux le processus d’examen préalable prévu à l’article 41 de la Loi. Il est vrai que les cours ont maintes fois statué qu’elles n’infirmeraient pas à la légère des décisions que la Commission a prises en vertu du processus d’examen préalable prévu à l’article 44 de la Loi, et à plus forte raison pour ce qui est des décisions prises en vertu du processus prévu à l’article 41 de la Loi. Cependant, les cours ont rendu ces décisions après avoir supposé que la Commission avait effectivement exercé ses fonctions en vertu de ces deux articles et qu’elle ne s’était pas acquittée de sa tâche à la légère.

[23]      L’article 41 impose à la Commission l’obligation de s’assurer, même proprio motu, qu’une plainte mérite d’être traitée. De toute évidence, il n’incombe à la Commission aucune obligation de mener une enquête à ce stade-là, et la Commission n’est tenue d’examiner que la question de savoir s’il y a, prima facie, des motifs fondés sur le paragraphe 41(1) et, dans l’affirmative, celle de savoir si elle doit tout de même traiter la plainte.

[24]      En ce qui concerne les motifs énumérés aux alinéas 41(1)a) à e), la personne contre qui une plainte a été déposée dispose expressément de deux occasions de les soulever : d’une part à l’étape de l’examen préalable préliminaire prévu par l’article 41 et, d’autre part, à l’étape de l’examen préalable prévu à l’article 44 (voir les alinéas 44(2)a) et b) et les sous-alinéas 44(3)a)(ii) et b)(ii). La Commission ne peut se contenter de ne pas tenir compte d’observations faites à l’étape de l’examen préalable préliminaire ou encore de rejeter systématiquement de telles observations au motif que l’intéressé aura, de toute façon, l’occasion de présenter de nouveau ses observations à l’étape de l’examen préalable. L’intéressé a le droit de s’attendre à ce que la Commission examine le bien-fondé de ses observations, comme le prévoit la loi, à l’étape de l’examen préalable préliminaire, quoiqu’un tel examen se fasse, comme je l’ai déjà mentionné, de façon sommaire.

[25]      Dans le cas où elle omet d’examiner les questions que soulève la personne contre qui une plainte est faite (il s’agit de l’employeur en l’espèce), la Commission ne remplit pas une obligation qui lui incombe en vertu de la loi. L’employeur a, de par la loi, le droit de chercher à obtenir le rejet hâtif d’une plainte pour les motifs exposés au paragraphe 41(1). Cela ne veut nullement dire que des normes procédurales rigoureuses doivent être imposées à la Commission à ce stade-là ni que les tribunaux doivent examiner de façon approfondie les décisions prises en vertu du paragraphe 41(1). Nous voulons tout simplement dire que la Commission doit faire son travail avec diligence même à cette étape préliminaire, à laquelle elle n’est tenue de faire qu’un examen préalable prima facie.

[26]      Je dois ajouter que j’ai des réserves en ce qui concerne la lettre qui a été envoyée à la Société des postes après que la Commission a décidé de traiter la plainte. La Société des postes avait le droit d’invoquer les dispositions du paragraphe 41(1), et le décideur ne peut certainement pas blâmer un employeur parce que ce dernier a soulevé une objection à la première occasion que lui donnait la Loi. Les arguments que la Société des postes a soulevés sont sérieux et ils méritent d’être convenablement examinés, quoique sur une base prima facie. Par contre, la lettre mentionnait que la Commission acceptait de traiter de façon routinière les plaintes déposées tardivement par des personnes qui ont cherché à obtenir d’autres réparations. Cette lettre soulève de graves doutes pour ce qui est de la question de savoir si la Commission comprend vraiment en quoi consistent les droits d’un employeur et quel rôle lui incombe au stade de l’examen préalable préliminaire.

[27]      Un temps considérable a été consacré, tant en première instance que dans le présent appel, à la question de la préclusion. La Société des postes ne soutient plus que la Commission ne pouvait traiter la plainte parce que les questions que soulevait celle-ci avaient toutes été tranchées par l’arbitre. Elle fait plutôt valoir que la Commission aurait dû se demander, compte tenu du fait que les griefs ont été tranchés par une autre entité administrative et de la façon dont ils l’ont été, si l’affaire méritait toujours d’être examinée, quoique vraisemblablement sous un autre angle, et si, dans les circonstances, on ne saurait dire que la plainte est « frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi ». En d’autres termes, la Société des postes ne se fonde plus sur les alinéas 41(1)a) et b); elle se fonde maintenant, à toutes fins utiles, sur l’alinéa 41(1)d), soit justement l’alinéa dont la Commission n’a pas tenu compte.

[28]      Il est clair, à mon avis, que la Commission doit examiner la décision de l’arbitre, non pas pour déterminer si elle est liée par cette décision, mais plutôt pour répondre à la question de savoir si, compte tenu de la décision de l’arbitre et des conclusions de fait et en matière de crédibilité qu’il a tirées, l’alinéa 41(1)d) ne s’applique pas, vu la nature de la plainte.

[29]      Je suis d’avis d’accueillir l’appel et d’annuler la décision du juge de première instance. Rendant le jugement que le juge de première instance aurait dû prononcer, je suis d’avis d’accueillir la demande de contrôle judiciaire, d’annuler la décision de la Commission datée du 29 mai 1997, et de renvoyer l’affaire à la Commission pour qu’elle l’examine de nouveau conformément aux présents motifs. Ni l’une ni l’autre partie n’a demandé que des dépens soient adjugés en sa faveur.

Le juge Létourneau, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.

Le juge Noël, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.



[1] L.R.C. (1985), ch. H-6 [mod. par L.C. 1995, ch. 44, art. 49].

[2] D.A., à la p. 117.

[3] D.A., à p. 99.

[4] D.A., à la p. 118.

[5] D.A., à la p. 74.

[6] D.A., à la p. 87.

[7] D.A., à la p. 88.

[8] D.A., à la p. 124.

[9] D.A., à la p. 80.

[10] D.A., aux p. 72 et 73.

[11] D.A., aux p. 127 et 128.

[12] D.A., aux p. 129 et 130.

[13] D.A., à la p. 69.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.