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[2000] 3 C.F. 493

T-1168-96

Allison G. Abbott, Margaret Abbott et Margaret Elizabeth McIntosh (demanderesses)

c.

Sa Majesté la Reine (défenderesse)

et

Corporation Hôtelière Canadien Pacifique (intervenante)

Répertorié : Abbott c. Canada (1re inst.)

Section de première instance, protonotaire Hargrave— Vancouver, 16 mars et 3 avril 2000.

Pratique — Modification des délais — Omission de déposer une réponse et clôture des actes de procédure — Requête en prorogation du délai imparti pour déposer une réponse — Réponse soulevant un moyen de préclusion — Question apparue lors de l’interrogatoire préalable d’un témoin de la Couronne — On doit d’abord se demander si, dans les circonstances, la prorogation est nécessaire pour que justice soit rendue entre les parties — Pour que justice soit rendue, il peut être nécessaire de mettre en balance l’exigence du délai prescrit par les règles et le principe suivant lequel il n’est pas opportun de refuser de se prononcer sur la demande d’une partie en défaut à moins que l’autre partie ne subisse un préjudice qui ne puisse être compensé par des dépens — Sauf circonstances exceptionnelles, entre autres lorsque l’octroi de dépens ne constitue pas une compensation adéquate, la prorogation de délai devrait normalement être accordée s’il y va de l’intérêt supérieur de la justice — Il faut examiner s’il y a une explication adéquate à l’omission d’agir en temps opportun, si la cause est défendable — Même s’il s’est écoulé un certain délai depuis la fin des interrogatoires, le préjudice (i.e. d’autres interrogatoires préalables) peut être compensé par l’octroi de dépens — La réponse ne constitue pas un changement fondamental de la preuve, mais une évolution — Une approche libérale est de mise pour rendre justice entre les parties.

Il s’agissait d’une requête en prorogation du délai imparti pour déposer une réponse. L’action a commencé en 1996 et les demanderesses ont déposé une déclaration modifiée en mai 1998. La défense, déposée en juin 1998, a allégué l’absence d’autorité pour accorder des baux comprenant des clauses de renouvellement perpétuel. La réponse allègue plus particulièrement qu’en raison de ses actions passées, la Couronne pourrait ne plus pouvoir nier qu’elle a l’autorité pour consentir à la cession de baux de terres situées dans le Parc national du Mont-Riding (Manitoba) sans exiger la renonciation à un droit de renouvellement perpétuel. Il est apparu qu’il fallait soulever cet argument de la préclusion lors des interrogatoires préalables du témoin de la Couronne qui ont eu lieu en septembre 1998 et ont été complétés en novembre 1999.

Jugement : la requête doit être accueillie.

Lorsqu’on a négligé de déposer une réponse et qu’il y a eu clôture des actes de procédure, il convient de procéder par voie de demande de prorogation de délai.

On doit d’abord se demander si, dans les circonstances, une prorogation de délai est nécessaire pour que justice soit rendue entre les parties. Pour rendre justice, il peut être nécessaire de soupeser les facteurs pertinents, exemple : une explication faible peut être compensé par une très bonne cause. Refuser une prorogation de délai sur une simple question de procédure, paralysant peut-être ainsi la cause des demanderesses et empêchant que soit rendue une décision régulière, est un résultat hors de proportion avec l’offense, à moins que les demanderesses se soient rendus coupables d’une dérogation excessive aux règles qui causerait un préjudice à la défenderesse.

Les délais prescrits par les règles ne sont pas des vœux pieux mais des exigences qu’il faut respecter. Le principe opposé est qu’il n’est pas opportun de refuser de se prononcer sur le fond de la demande à moins qu’il n’y ait préjudice qui ne puisse être compensé par des dépens. Ni l’un ni l’autre de ces principes n’est absolu. L’application rigoureuse du premier principe conduirait à pénaliser la partie en défaut sans se demander s’il y a eu préjudice pour l’autre partie. Pourtant, considérer la violation des règles comme un comportement n’ayant de répercussions qu’au niveau des dépens permettrait à une partie aisée de faire impunément fi des règles à moins que l’autre partie puisse démontrer qu’elle en subit un préjudice. Sauf circonstances exceptionnelles, incluant celles où l’attribution de dépens ne constitue pas une compensation adéquate, la prorogation de délai doit normalement être accordée s’il y va de l’intérêt supérieur de la justice. Chaque fois qu’une demande de prorogation de délai est examinée, la Cour examinera généralement si une explication adéquate a été fournie pour l’omission d’agir en temps opportun et si la cause du requérant est défendable.

Si l’on tient pour acquis que la fin des interrogatoires en novembre 1999, au moment où les demanderesses avaient en main toute la preuve découlant de l’interrogatoire de la Couronne, fonde l’argument de la préclusion, il y a eu retard, mais un retard qui peut se justifier, du moins jusque vers la fin de 1999. Il n’y a pas eu abandon de l’intention de déposer une réponse soulevant l’argument de la préclusion entre ce moment et la date d’audition de la présente requête.

La défenderesse n’a subi aucun préjudice qui ne puisse être indemnisé par l’octroi de dépens. Le retard en lui-même et de lui-même ne cause pas nécessairement un préjudice. Il faut considérer non pas le retard en lui-même mais l’effet du retard pour déterminer s’il y a préjudice. Des interrogatoires supplémentaires de quelques 20 témoins pourront être compensés par les dépens. L’argument de la préclusion n’a pas constitué un changement fondamental de la preuve, mais plutôt une évolution qui découle principalement du processus de communication préalable.

Nier aux demanderesses la possibilité de déposer une réponse serait accorder trop d’importance au principe que les délais prévus aux règles sont de rigueur et insuffisamment d’importance au principe qu’une partie en défaut au regard d’une règle de procédure ne doit pas se voir priver de son droit de faire statuer sur sa demande à moins que la partie adverse ne subisse un préjudice qui ne puisse être indemnisé par l’octroi de dépens. Bien qu’il y ait eu retard et un certain préjudice causé à la défenderesse, une approche libérale est de mise et est même nécessaire pour rendre justice entre les parties.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, règles 184(1), 200.

Rules of the Supreme Court 1965 (R.-U.), S.I. 1965/1776, Ord. 3, r. 5.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425 [1993] 1 C.T.C. 186; (1993), 93 DTC 5080; 149 N.R. 273 (C.A.); conf. La Reine c. Aqua-Gem Investments Ltd. (1991), 91 DTC 5641; 50 F.T.R. 115 (C.F. 1re inst.); Ferguson c. Arctic Transportation Ltd. et al. (1996), 118 F.T.R. 154 (C.F. 1re inst.); Eaton v. Storer (1882), 22 Ch. D. 91 (C.A.); Grewal c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 2 C.F. 263 (1985), 63 N.R. 106 (C.A.); Costellow v. Somerset County Council, [1993] 1 W.L.R. 256 (C.A.); R. c. Walker, [1970] R.C.S. 649; (1970), 11 D.L.R. (3d) 173.

DISTINCTION FAITE D’AVEC :

Beilin c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1994), 88 F.T.R. 132 (C.F. 1re inst.); Conseil des canadiens et al. c. Directeur des enquêtes et recherches, Loi sur la concurrence et al. (1997), 212 N.R. 254 (C.A.F.); Conseil des canadiens et al. c. Directeur des enquêtes et recherches, Loi sur la concurrence et al. (1996), 124 F.T.R. 269 (C.F. 1re inst.).

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Valyenegro c. Canada (Secrétaire d’État) (1994), 88 F.T.R. 196 (C.F. 1re inst.); Université de la Saskatchewan c. Section locale 1975 du syndicat canadien de la Fonction publique et autres, [1978] 2 R.C.S. 830.

REQUÊTE en prorogation du délai pour déposer une réponse. Requête accueillie.

ONT COMPARU :

Arthur J. Stacey pour les demanderesses.

Paul D. Edwards pour la défenderesse.

Judson E. Virtue pour l’intervenante.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Thompson Dorfman Sweatman, Winnipeg, pour les demanderesses.

Duboff, Edwards, Haight & Schachter, Winnipeg, pour la défenderesse.

Macleod Dixon, Calgary, pour l’intervenante.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

[1]        Le protonotaire Hargrave : Les demanderesses ont présenté une requête pour obtenir une prorogation du délai imparti pour déposer une réponse afin de pouvoir y renvoyer à une question pendante de droit. La réponse soulève essentiellement une question de préclusion faisant suite à une allégation de la défense déposée le 23 juin 1998. Il est apparu qu’il fallait soulever cette question de la préclusion lors des interrogatoires préalables qui ont eu lieu en septembre 1998 et ont été complétés en novembre 1999.

[2]        Plus particulièrement, le plaidoyer de préclusion porte qu’en raison de ses actions passées, la Couronne pourrait ne plus pouvoir nier qu’elle a l’autorité pour consentir à la cession de baux de terres situées dans le parc national du Mont-Riding (Manitoba) sans exiger la renonciation à un droit de renouvellement perpétuel.

EXAMEN DE LA QUESTION

Défaut de produire une réponse

[3]        Je conviens que le plaidoyer de préclusion, bien qu’il soit loin de constituer toute la preuve des demanderesses, est pertinent et nécessaire pour déterminer un aspect du litige entre les parties. S’il s’était agi simplement d’une question de modification d’un acte de procédure, en l’occurrence la modification de la réponse, l’ordonnance pourrait fort bien à mon avis être rendue sans opposition, car une telle modification serait dans l’intérêt de la justice. La défenderesse n’en subirait aucun préjudice pour lequel elle ne pourrait être indemnisée par l’octroi de dépens. Or voici le problème. Après réception de la défense, l’avocat des demanderesses, peut-être avec raison étant donné les faits alors connus, a décidé qu’il n’était pas nécessaire de déposer une réponse; je renvoie ici au paragraphe 184(1) [des Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106], qui prévoit que les allégations des actes de procédures qui ne sont pas admises sont automatiquement niées. Une réponse, qui lie simplement contestation, est donc inutile dans bien des cas.

[4]        Il en résulte qu’il n’y a aucune réponse à modifier. De plus, selon l’avocat des demanderesses, le plaidoyer de préclusion, qui fait suite en l’espèce à la défense et à la communication préalable, doit apparaître dans une réponse et non pas être introduit au moyen d’une modification de la déclaration.

[5]        Lorsqu’on a négligé de déposer une réponse et qu’il y a eu clôture des actes de procédure, il convient de procéder par voie de demande de prorogation de délai. La cause fondamentale, à laquelle on se reporte encore pour illustrer cette procédure, est Eaton v. Storer (1882), 22 Ch. D. 91 (C.A.), dans laquelle le demandeur, qui avait négligé de produire une réponse indispensable, a contesté avec succès la requête en irrecevabilité du défendeur en demandant une prorogation de délai pour ce faire. Le maître des rôles Jessel a indiqué à la page 92 que, dans un tel cas, la procédure normale était d’accorder au demandeur un délai pour entreprendre l’étape suivante des procédures, le paiement des dépens étant une punition suffisante pour éviter que les règles deviennent vides de sens. Mais le maître des rôles Jessel a ajouté une réserve, disant que, s’il s’agissait là de la voie à suivre en temps normal, une circonstance spéciale, tel un retard excessif, pourrait entraîner le refus de la prorogation et même le rejet de l’action.

Prorogation de délai

[6]        L’approche suivie dans Eaton est libérale et moins stricte que celle appliquée, par exemple, dans la décision Grewal c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 2 C.F. 263 (C.A.) et certaines autres affaires qui l’ont suivie. Bien qu’il n’ait pas renvoyé à la décision Eaton, l’avocat des demanderesses a fait valoir qu’il fallait adopter une approche libérale et a soutenu que le test rigoureux de Grewal était appliqué aux appels en matière d’immigration et convenait davantage aux affaires de ce type qu’aux questions, passablement élémentaires, de procédure telle que la prorogation du délai imparti pour déposer une réponse.

[7]        On peut résumer l’affaire Grewal en disant que le retard était justifié pour toute la période et que la cause était défendable mais, qu’en soupesant tous les facteurs, dont la nature de l’intérêt en jeu, une prorogation était nécessaire pour que justice soit rendue entre les parties (le juge en chef Thurlow, à la page 272) :

Il me semble toutefois qu’en étudiant une demande comme celle-ci, on doit tout d’abord se demander si, dans les circonstances mises en preuve, la prorogation du délai est nécessaire pour que justice soit faite entre les parties.

Le juge Marceau, qui a également rendu des motifs dans l’affaire Grewal, a parlé de la nécessité de mettre une fin aux litiges en forçant l’observation des délais, tout en soulignant la nécessité, dans la recherche de la justice, de soupeser les facteurs pertinents (à la page 282) :

Il me semble que, pour apprécier la situation comme il se doit et tirer une conclusion valide, il est essentiel de balancer les différents facteurs impliqués. Par exemple, une explication parfaitement convaincante justifiant le retard peut entraîner une réponse positive même si les arguments appuyant la contestation du jugement paraissent faibles et, de la même façon, une très bonne cause peut contrebalancer une justification du retard moins convaincante.

En clair, une explication faible peut être compensée par une très bonne cause.

[8]        Parmi les nombreuses décisions qui ont suivi la décision Grewal on retrouve Beilin c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1994), 88 F.T.R. 132 (C.F. 1re inst.), décision rendue par le juge Strayer. Dans cette affaire, les demandeurs déboutés ont été moins que diligents dans leur demande de révision et ont été incapables de faire la preuve « d’une justification pour le retard pendant toute la période du retard » (page 134).

[9]        De nombreuses décisions ont suivi Grewal et la plupart n’ont guère ajouté aux principes de base énoncés dans cette décision. Je voudrais toutefois signaler l’affaire Conseil des canadiens et al. c. Directeur des enquêtes et recherches, Loi sur la concurrence et al. (1997), 212 N.R. 254 (C.A.F.). Le juge Hugessen y a fait remarquer que le juge des requêtes n’a pas pris en compte un facteur non pertinent « lorsqu’il s’est demandé si le Conseil avait eu l’intention de présenter une demande de contrôle judiciaire dans le délai prescrit par la loi » (page 255). La Cour d’appel a souligné qu’il n’existe pas de liste de contrôle immuable à vérifier dans l’examen d’une demande de prorogation de délai, mais que la Cour « examinera généralement si une explication adéquate a été fournie pour l’omission d’agir en temps opportun et si la cause du requérant est défendable » (loc. cit.). La Cour d’appel a examiné l’opinion du juge en chef Thurlow dans Grewal aux pages 277 et 278 où, après avoir énuméré diverses considérations, il a écrit que la discrétion nécessaire pour accorder une prorogation de délai ne devrait pas être entravée par des règles rigoureuses. Le juge Hugessen a résumé ce passage en disant qu’à son avis le requérant qui demande une prorogation de délai doit prouver qu’il a fait preuve de diligence raisonnable. Dans l’affaire Conseil des canadiens, le retard pour agir, de quelques quatre mois, n’a pas été expliqué convenablement dans la requête en prorogation du délai imparti pour présenter une demande de contrôle judiciaire. La décision de la Section de première instance dans cette affaire, (1996), 124 F.T.R. 269, fait état de plusieurs semaines d’hésitation de la part du Conseil. Les requérants n’ont pas obtenu de prorogation de délai. On pourrait dire que la nécessité de mettre une fin à un litige prévaut sur le préjudice résultant du défaut d’adjuger au fond lorsque les requérants ne sont pas parvenus, dans ce délai raisonnable, à décider s’ils désiraient ou non instituer des procédures de contrôle judiciaire. Cela fait ressortir le conflit entre deux principes fondamentaux tout aussi valides. La Cour d’appel en a parlé comme [traduction] « de la rencontre de deux principes salutaires » dans Costellow v. Somerset County Council, [1993] 1 W.L.R. 256, à la page 263.

[10]      Des requêtes opposées étaient en litige dans l’affaire Costellow : une première requête en radiation pour retard et une seconde en prorogation du délai imparti pour signifier des rapports médicaux. L’argument du demandeur, que la Cour d’appel a qualifié de convaincant, était que la radiation pour défaut de respecter le délai était une mesure trop sévère et qu’elle allait à l’encontre de la jurisprudence, à moins que le retard soit non seulement inexcusable mais aussi excessif et qu’il ait ainsi causé un préjudice. Tout cela peut sembler un peu loin de la question en litige en l’espèce, mais le concept est applicable : refuser une prorogation de délai sur une simple question de procédure, paralysant peut-être ainsi la cause des demanderesses et empêchant que soit rendue une décision régulière, aurait un résultat hors de proportion avec l’offense, à moins que les demanderesses se soient rendus coupables d’une dérogation excessive aux règles qui causerait un préjudice à la défenderesse.

[11]      Dans la décision Costellow, Sir Thomas Bingham, maître des rôles, s’est penché sur ce problème en faisant observer que les délais prescrits par les règles n’étaient pas des vœux pieux, mais des exigences qu’il fallait respecter (à la page 263) :

[traduction] Le premier principe veut que les règles du tribunal et les règles de pratique qui y sont associées, conçues dans l’intérêt public pour favoriser le cheminement expéditif des litiges, doivent être respectées. Les délais prescrits ne sont pas des objectifs à viser ni l’expression de vœux pieux, mais des exigences qu’il faut respecter.

Le principe opposé est qu’il n’est pas opportun de refuser de se prononcer, ou de se prononcer effectivement, sur le fond de la demande à moins qu’il n’y ait préjudice qui ne puisse être compensé par des dépens. Ainsi qu’il est dit dans la décision Costellow [aux pages 263 et 264] :

[traduction] Le second principe veut qu’un demandeur ne devrait pas, dans le cours normal d’une affaire, se voir refuser une décision sur le fond de sa demande à cause d’un défaut dans la procédure, à moins que ce défaut cause à son adversaire un préjudice que l’octroi de dépens ne peut compenser. Ce principe apparaît à l’Ord. 3, r. 5, qui accorde une discrétion générale de proroger un délai, cette discrétion devant être exercée en conformité avec les exigences de la justice en l’espèce. Ce principe se retrouve également dans l’approche libérale généralement adoptée eu égard à la modification d’actes de procédure.

[12]      Dans la décision Costellow, la Cour d’appel a souligné que ni l’un ni l’autre de ces principes n’était absolu. L’application rigoureuse du premier principe conduirait à pénaliser la partie en défaut sans se demander s’il y a eu préjudice pour l’autre partie. Pourtant, considérer la violation des règles comme un comportement n’ayant des répercussions qu’au niveau des dépens permettrait à une partie aisée de faire impunément fi des règles à moins ou jusqu’à ce que l’autre partie puisse démontrer qu’elle en subit un préjudice (à la page 264) :

[traduction] Aucun de ces principes n’est absolu. Si le premier principe était appliqué de façon stricte, un défaut dans les procédures conduirait à rejeter les actions sans examiner la question de savoir si le défaut du demandeur a causé un préjudice au défendeur. Mais la pratique de la Cour a été de considérer l’existence d’un tel préjudice comme une question cruciale et souvent décisive. Si le second principe était suivi dans tous les cas, un demandeur aisé, qui voudrait et pourrait faire face à toutes les condamnations à des dépens rendues contre lui pourrait faire impunément fi des règles, étant confiant qu’aucune pénalité ne lui serait imposée à moins ou jusqu’à ce que le défendeur puisse faire la preuve qu’il subit un préjudice. Cela pourrait restreindre la discrétion très générale conférée par l’Ord. 3, r. 5 et pourrait de ce fait appeler une réécriture substantielle de la règle.

La Cour d’appel a rejeté comme non appropriée toute solution universelle empirique ou toute méthode mécaniste. Elle a estimé qu’un tel conflit devait être examiné sous toutes ces facettes de façon à rendre justice aux deux parties. La Cour a poursuivi en ces termes (à la page 264) :

[traduction] Les affaires impliquant des abus de procédure […] peuvent requérir un traitement spécial. Il en sera à coup sûr ainsi des cas de défauts méprisants et intentionnels et des cas où le défaut se répète ou persiste après le prononcé d’une ordonnance péremptoire. Mais, habituellement et en l’absence de circonstances spéciales, un tribunal n’utilisera pas son pouvoir inhérent de rejeter l’action du demandeur pour défaut de poursuivre à moins que le retard dont on se plaint après l’émission des actes de procédure ait causé à tout le moins un risque réel de préjudice au défendeur. Une approche similaire devrait gouverner les demandes faites en vertu des ordonnances 19, 24, 25, 28 et 34. Dans le cas des demandes faites en vertu de l’Ord. 3, r. 5, l’approche ne devrait pas, dans la plupart des cas, être bien différente. Sauf cas spéciaux ou circonstances exceptionnelles, il est rarement approprié, pour satisfaire aux impératifs de la justice en l’espèce, de refuser au demandeur une prorogation (dans le cas où le refus freinerait son action) à cause d’un défaut de procédure qui, même non justifié, n’a causé au défendeur aucun préjudice pour lequel il ne peut être indemnisé au moyen de l’attribution de dépens. En résumé, une demande faite en vertu de l’Ord. 3, r. 5, devrait normalement être accordée lorsque les intérêts supérieurs de la justice en l’espèce requiert que l’action suive son cours. [Nous soulignons.]

La Cour d’appel, en faisant référence à l’ordonnance 3, règle 5 [des Rules of the Supreme Court 1965 (R.-U.), S.I. 1965/1776], c’est-à-dire à la règle anglaise en matière de prorogation de délai, a bien dégagé les principes qui s’opposent : exception faite de circonstances exceptionnelles, incluant celles où l’attribution de dépens ne constitue pas une compensation appropriée, la prorogation de délai doit normalement être accordée s’il y va de l’intérêt supérieur de la justice. Cette notion de justice entre les parties est celle-là même que le juge en chef Thurlow et le juge Marceau ont utilisée comme fondement dans la décision Grewal, précitée. Elle n’est pas non plus incompatible avec l’opinion exprimée par le juge Hugessen dans la décision Conseil des canadiens, précitée, où il a souligné qu’« [i]l n’existe pas de liste de contrôle immuable à vérifier chaque fois qu’une demande de prolongation de délai est examinée; le plus que l’on puisse dire est que la Cour examinera généralement si une explication adéquate a été fournie pour l’omission d’agir en temps opportun et si la cause du requérant est défendable » (page 255).

Contexte pertinent

[13]      L’application de ce qui précède à la présente situation requiert un examen de la nature du plaidoyer de préclusion, de la chronologie des événements qui ont conduit à la présente requête et du préjudice causé à la défenderesse.

[14]      L’action a commencé en 1996, et les demanderesses ont déposé une déclaration modifiée en mai 1998. La défense a suivi en juin 1998. Il y est allégué notamment l’absence complète d’autorité légale pour accorder des baux comprenant des clauses de renouvellement perpétuel, et, par conséquent, la nullité de ces clauses.

[15]      Les demanderesses ont interrogé la Couronne sur ce point en septembre 1998 et en novembre 1999. L’avocat des demanderesses soutient que le motif de préclusion est devenu apparent lors de l’interrogatoire du représentant de la Couronne, M. Low, la question étant alors soulevée. Rétrospectivement, il peut être trop facile d’interpréter la transcription d’un interrogatoire comme si elle incluait des éléments donnés et pour cette raison je n’ai pas lu seulement les extraits auxquels l’avocat des demanderesses a renvoyé mais j’ai également lu d’autres portions du texte entourant ces extraits. La Couronne convient sûrement que, depuis les années 1930, le bail d’un parc contenant une clause de renouvellement perpétuel était conforme à la politique de l’époque, mais que cette politique sur les baux perpétuels a cessé vers 1958 parce que la Couronne avait alors des doutes sur la possibilité d’accorder des baux qui se renouvellent à perpétuité. De plus, jusque vers 1958, l’approbation de la cession de baux par la Couronne n’était qu’une simple formalité. Toutefois, après 1958, la Couronne n’a pas seulement cessé d’accorder des baux qui se renouvelaient à perpétuité, mais a également refusé de consentir des cessions de baux à moins que le détenteur renonce au bail existant ainsi qu’à son droit au renouvellement perpétuel. Cette politique a changé vers 1970 lorsque la Cour suprême du Canada a jugé dans R. c. Walker, [1970] R.C.S. 649, que lorsque le détenteur du bail avait un droit de renouvellement perpétuel ce droit ne pouvait lui être enlevé au moment d’un renouvellement. À un moment donné, la Couronne a également décidé que lors d’une cession de bail, plutôt que lors d’un renouvellement, elle pouvait enlever le droit au renouvellement en insistant pour obtenir une renonciation au bail existant et, à ce jour, elle n’accorde plus la clause de bail perpétuel dans tout nouveau bail consenti à un cessionnaire.

[16]      De plus, la position de la Couronne est demeurée la même, à savoir qu’elle n’accorde plus de cession automatique et sans condition, même si le détenteur du bail a affiché un comportement irréprochable. Après l’interrogatoire de M. Low en novembre 1999, il ne faisait aucun doute que les demanderesses avaient dès lors la préclusion fermement en tête et que les réponses données lors de cet interrogatoire confirmaient qu’il serait possible de soulever ce moyen, même si la préclusion peut dans certaines circonstances s’avérer d’une efficacité limitée contre la Couronne. Je conviens que la préclusion représente dans les circonstances tout au moins une approche défendable pour obtenir le redressement recherché.

[17]      C’est dans ce contexte de la défense de juin 1998 et de l’interrogatoire du représentant de la Couronne, M. Low, complété en novembre 1999, que l’avocat des demanderesses a reconnu la nécessité d’une réponse pour soulever spécifiquement la question de la préclusion, à savoir que la défenderesse ne peut pas renoncer à l’exercice d’une autorité et d’une procédure qui conféraient le droit de renouveler des baux à perpétuité.

Intention de déposer une réponse

[18]      Je suis convaincu que les demanderesses avaient l’intention de soulever l’argument de la préclusion dès l’interrogatoire commencé en septembre 1998 du représentant de la Couronne, M. Low, et complété en novembre 1999. Pour envisager une réponse avant cette date, il aurait fallu une bonne dose de suppositions et peut-être l’espoir de tirer partie de l’interrogatoire préalable. Il est par conséquent réaliste d’exiger que l’intention de déposer une réponse ait été présente dès juillet 1998, soit 10 jours après le dépôt de la défense.

[19]      On pourrait faire valoir que c’est au moment de l’achèvement partiel de l’examen préalable, il y a quelques 20 mois, alors que l’argument de la préclusion prenait corps, qu’il était approprié de chercher à déposer une réponse, mais le meilleur point de départ est la fin des interrogatoires en novembre 1999, au moment où les demanderesses avaient en main toute la preuve découlant de l’interrogatoire de la Couronne. De ce point de vue, il y a eu retard, mais un retard qui peut se justifier, du moins jusque vers la fin de 1999. Il n’y a pas eu à mon sens abandon de cette intention entre ce moment et la date d’audition de la présente requête en mars 2000, car alors que les deux parties étaient occupées à négocier l’audition des questions de droit de la règle 200 au printemps, ainsi que la production de documents et éventuellement l’interrogatoire de précédents détenteurs de baux, il y a eu examen de la question de la préclusion à la conférence de gestion de l’instance le 13 janvier 2000.

[20]      Il reste maintenant à traiter de la question de l’existence du préjudice qui ne pourrait être indemnisé par l’octroi de dépens.

Préjudice

[21]      La défenderesse renvoie à la décision Valyenegro c. Canada (Secrétaire d’État) (1994), 88 F.T.R. 196 (C.F. 1re inst.) pour faire valoir que le retard peut, en pratique, être assimilé à un préjudice. Dans Valyenegro, la Cour s’est fondée sur l’arrêt Université de la Saskatchewan c. Section locale 1975 du syndicat canadien de la Fonction publique et autres, [1978] 2 R.C.S. 830. Dans cet arrêt, la Cour suprême du Canada a accordé une prorogation du délai d’appel au motif qu’une prorogation était justifiée en raison du principe que l’on doit faire droit au redressement demandé si on peut le faire sans léser l’autre partie, lorsque cela évite à la partie qui demande la prorogation de subir un préjudice grave (à la page 831) :

Néanmoins, je considère qu’une prorogation est justifiée dans les circonstances selon le principe qu’il faut accorder un redressement à une partie pour éviter qu’elle subisse un préjudice grave, si on peut le faire sans léser la partie adverse. C’est là, je crois, le principe selon lequel cette Cour a cassé la décision de la Cour d’appel du Québec et accordé une prorogation du délai d’appel dans l’affaire Cité de Pont Viau c. Gauthier Mfg., Ltd. (7 février 1978, encore inédit). En l’espèce, même si le pourvoi avait été introduit dans les délais, il n’aurait pu être inscrit pour la session courante. On peut, par conséquent, éviter tout préjudice appréciable en accordant une prorogation à la condition que la cause soit prête à être inscrite pour la session d’avril.

L’argument selon lequel le retard en soi cause un préjudice trouve apparemment son fondement dans la prétention suivant laquelle il n’y avait pas de préjudice parce que l’appel ne pouvait, en tout état de cause, être prêt pour inscription durant la session courante. La Cour suprême du Canada ne va pas jusqu’à associer automatiquement le retard à un préjudice.

[22]      Je crois que la meilleure formulation de cet argument est celle du juge MacGuigan, de la Cour d’appel dans l’arrêt majoritaire Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425 à la page 468, où il rejette l’idée de se fier à « son intuition pour décider qu’un retard excessif se traduit nécessairement par un préjudice grave ». Dans cet arrêt, la Cour d’appel a approuvé l’approche suivie par le juge de première instance [(1991), 91 DTC 5641] qui a examiné les faits avant d’associer le retard à un préjudice.

[23]      Dans la décision Ferguson c. Arctic Transportation Ltd. et al. (1996), 118 F.T.R. 154 (C.F. 1re inst.), aux pages 159 et 160, le juge Teitelbaum s’est reporté en ces termes à ce passage de l’arrêt Aqua-Gem :

À mon sens, ces commentaires signifient, d’après les faits dont je suis saisi, que le demandeur doit, à tout le moins, prouver que le retard des défendeurs à présenter la demande de garantie pour les dépens de façon diligente lui a causé un certain préjudice, s’il y a effectivement eu « retard ».

À mon avis, le retard à présenter la demande de garantie n’était pas « complètement hors de l’ordinaire »; de plus, je n’ai devant moi aucun élément de preuve indiquant que le demandeur a subi ou subira un préjudice découlant du « retard » des défendeurs à présenter la demande de garantie pour les dépens.

[…]

Il n’est pas permis de présumer que le demandeur a été lésé par le délai. Un délai de quelques mois peut parfois causer un préjudice, tandis qu’un autre de près de trois ans n’en causera aucun. Si le demandeur soutient, et c’est le cas en l’espèce, qu’il ne devrait pas être tenu de verser une garantie pour les dépens en raison du retard, il doit prouver que, par suite du retard, il a été lésé. Il n’a pas fait cette preuve.

[24]      Il ressort clairement des décisions Aqua-Gem et Arctic Transportation que le retard en lui-même et de lui-même ne cause pas nécessairement un préjudice.

[25]      Les décisions Aqua-Gem et Arctic Transportation m’enseigne à considérer non pas le retard en lui-même mais l’effet du retard pour déterminer s’il y a un préjudice.

[26]      En l’espèce, la défenderesse souligne que quelques 20 témoins, produits par les demandeurs, ont été interrogés au préalable. S’il doit y avoir des interrogatoires préalables supplémentaires de ces individus, des interrogatoires ou des précisions supplémentaires, il en résultera des inconvénients et des pertes de temps, mais cela pourra être compensé par les dépens.

[27]      La défenderesse fait aussi valoir que l’argument de préclusion constitue un changement fondamental de la preuve des demanderesses. En examinant les actes de procédures, en leur forme actuelle et proposée, je ne saurais qualifier de fondamental le changement de la preuve en l’instance bien que je reconnaisse qu’il y a changement. Il s’agit plutôt d’une évolution découlant principalement du processus de communication préalable, qui a donné ouverture à l’argument de la préclusion et ainsi appelé le dépôt d’une réponse. De plus, rien de tout cela n’est une surprise.

CONCLUSION

[28]      Nier aux demanderesses la possibilité de déposer une réponse serait accorder trop d’importance au principe que les délais prévus aux règles sont de rigueur et insuffisamment d’importance au principe qu’une partie en défaut au regard d’une règle de procédure ne doit pas se voir priver de son droit de faire statuer sur sa demande à moins que la partie adverse ne subisse un préjudice qui ne puisse être indemnisé par l’octroi de dépens. En l’espèce, bien qu’il y ait eu retard et, en toute équité, un certain préjudice causé à la défenderesse, une approche libérale est de mise et est même nécessaire pour rendre justice entre les parties. Tout préjudice pourra être compensé par l’octroi de dépens.

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