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[2000] 3 C.F. 371

IMM-6500-98

Soliman Mohammadian (demandeur)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)

Répertorié : Mohammadian c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1re inst.)

Section de première instance, juge Pelletier—Toronto, 29 septembre 1999; Ottawa, 10 mars 2000.

Citoyenneté et Immigration Statut au Canada Réfugiés au sens de la Convention Qualité de l’interprétationDans les procédures devant la SSR, les revendicateurs du statut de réfugié ont un droit garanti par la Charte à un interprétation qui répond aux critères de continuité, de fidélité, de compétence, d’impartialité et de concomitanceIl n’est pas nécessaire de démontrer l’existence d’un préjudiceToutefois, les plaintes portant sur la qualité de l’interprétation doivent être présentées aussitôt que possible.

Droit constitutionnel Charte des droits Procédure criminelleDroit à l’assistance d’un interprète en vertu de l’art. 14S’applique-t-il aux procédures devant la SSR?Qualité de l’interprétationApplication de la décision de la C.S.C. dans R. c. TranDans les procédures devant la SSR, l’interprétation fournie aux revendicateurs du statut de réfugié doit être continue, fidèle, compétente, impartiale et concomitanteIl n’est pas nécessaire de démontrer l’existence d’un préjudiceLe défaut de présenter une plainte quant à la qualité de l’interprétation dès que possible fait que la demande de contrôle judiciaire ne peut avoir aucune suite.

Le demandeur, un Kurde iranien, conteste la décision de la SSR de rejeter sa revendication de statut de réfugié au Canada, au motif que l’interprétation à l’audience était de mauvaise qualité. L’interprète ne parlait pas la même variante de la langue kurde que le demandeur, ce dernier affirmant qu’il ne pouvait le suivre qu’à peu près la moitié du temps.

Jugement : la demande est rejetée.

L’article 14 de la Charte garantit le droit à l’assistance d’un interprète. Les termes très clairs de l’article 14, ainsi que l’analyse que l’on trouve dans Roy c. Hackett, donnent à penser que l’article 14 s’applique aux procédures devant la SSR. L’étendue de ce droit est défini dans R. c. Tran : le cadre d’analyse qui permet de déterminer s’il y a eu violation de l’article 14, les éléments de la norme d’interprétation exigée, le fait qu’il n’est pas nécessaire de démontrer l’existence d’un préjudice pour obtenir une réparation en justice et le fait qu’on ne puisse y renoncer (la renonciation a été jugée incompatible avec la situation d’une personne accusée d’une infraction criminelle et qui risquait d’être privée de sa liberté). Toutefois, ce n’est pas dépasser les bornes d’une société civilisée que de s’attendre à ce qu’un revendicateur du statut de réfugié se plaigne aussitôt que possible lorsqu’il ne peut comprendre l’interprète que lui fournit la SSR. Le fardeau du revendicateur d’établir son droit au statut de réfugié s’étend à l’identification des vices de procédure dès qu’ils se produisent plutôt que de les garder en réserve comme police d’assurance en cas d’échec. La jurisprudence suggère que si les problèmes d’interprétation pouvaient raisonnablement être soulevés lors de l’audience, il existe une obligation de le faire plutôt que de réserver la question pour une procédure de contrôle judiciaire. Tant le tribunal que les avocats ont l’obligation de s’assurer que la question des problèmes d’interprétation est traitée de façon adéquate. Lorsqu’une erreur ne pouvait être détectée avant la fin de l’audience, on n’a pas retenu contre le demandeur le fait qu’il n’y avait pas eu de plainte auparavant. Rien dans la jurisprudence ne semble empêcher qu’on exige qu’une plainte au sujet de la qualité de l’interprétation soit faite à la première occasion, lorsque les circonstances de l’affaire font qu’il est raisonnable de s’y attendre.

En l’instance, la qualité de l’interprétation aurait dû être soulevée devant la SSR, puisqu’il était évident pour le demandeur qu’il avait des difficultés de communication avec l’interprète. Comme il ne l’a pas fait, sa demande de contrôle judiciaire ne peut avoir aucune suite.

Quant à l’efficacité de l’avocate qui a représenté le demandeur devant la SSR, bien que le fait qu’elle n’ait pas rencontré le témoin en entrevue ne correspond pas à la pratique recommandée, ce facteur ne justifie pas l’intervention de la Cour dans la décision.

Une question a été certifiée afin de déterminer si l’analyse de la Cour suprême du Canada dans R. c. Tran s’applique aux procédures devant la SSR et trois questions connexes ont été posées.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7, 14.

Loi sur l’immigration de 1976, S.C. 1976-77, ch. 52.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

R. c. Tran, [1994] 2 R.C.S. 951; (1994), 133 N.S.R. (2d) 81; 117 D.L.R. (4th) 7; 92 C.C.C. (3d) 218; 32 C.R. (4th) 34; 170 N.R. 81; Wyllie v. Wyllie (1987), 37 D.L.R. (4th) 376; 30 C.R.R. 181 (C.S.C.-B.); Roy c. Hackett (1987), 62 O.R. (2d) 351; 45 D.L.R. (4th) 415; 23 O.A.C. 382 (C.A.) (Fr.); Aquino c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1992), 144 N.R. 315 (C.A.F.); Mila c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] F.C.J. no 1133 (1re inst.) (QL); Ming c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 2 C.F. 336 (1990), 10 Imm. L.R. (2d) 284; 107 N.R. 296 (C.A.); Mosa c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 154 N.R. 200 (C.A.F.); Yu c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1994), 75 F.T.R. 241 (C.F. 1re inst.).

DISTINCTION FAITE D’AVEC :

Xhelilaj c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1997), 132 F.T.R. 161; 39 Imm. L.R. (2d) 47 (C.F. 1re inst.); Banegas c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] F.C.J. no 928 (1re inst.) (QL); Shah c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1994), 81 F.T.R. 251 (C.F. 1re inst.); Tung c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1991), 124 N.R. 388 (C.A.F.); Jiang c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1994), 77 F.T.R. 36 (C.F. 1re inst.); Mathon c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1988), 38 Admin. L.R. 193; 28 F.T.R. 217; 9 Imm. L.R. (2d) 132 (C.F. 1re inst.); Shirwa c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 2 C.F. 51 (1993), 22 Admin. L.R. (2d) 220; 71 F.T.R. 136; 23 Imm. L.R. (2d) 123 (1re inst.).

DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision de la SSR rejetant une revendication de statut de réfugié, principalement au motif que l’interprétation était de mauvaise qualité. Demande rejetée.

ONT COMPARU :

Micheal T. Crane pour le demandeur.

Marcel R. Larouche pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Micheal T. Crane, Toronto, pour le demandeur.

Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance et l’ordonnance rendus par

[1]        Le juge Pelletier : Soliman Mohammadian est un Kurde iranien. Il a présenté une revendication de statut de réfugié au Canada le 17 août 1997. L’audition de sa réclamation devait avoir lieu le 13 août 1998, mais elle a dû être reportée parce que l’interprète et M. Mohammadian ne pouvaient communiquer qu’en anglais. Il appert qu’il y a quatre variantes de la langue kurde, selon les pays où les Kurdes résident : la Turquie, l’Iran, l’Irak et la Syrie[1]. Les locuteurs d’une de ces variantes ont souvent beaucoup de difficulté à comprendre ceux des autres variantes, ce qui était le cas de M. Mohammadian et du premier interprète. L’audition a été reportée au 27 août 1998 et elle a été tenue avec un autre interprète qui était un Kurde iranien. Il n’y a alors eu aucune difficulté d’interprétation. L’audition ayant été ajournée une nouvelle fois, à la reprise il y avait un nouvel interprète. On a assermenté ce nouvel interprète sans lui poser aucune question, non plus qu’à M. Mohammadian, quant au niveau de compréhension entre eux[2]. Il semble y avoir eu quelques difficultés mineures au cours de l’audience, mais personne n’a contesté la qualité de l’interprétation à ce moment-là. Le rejet de la revendication de M. Mohammadian par la section du statut de réfugié (SSR) est maintenant contesté pour plusieurs motifs, le premier étant la mauvaise qualité de l’interprétation.

[2]        L’affidavit de Chris Yousefi décrit les variantes susmentionnées de la langue kurde et ajoute que le dernier des interprètes parle la variante irakienne de la langue kurde, alors que M. Mohammadian et son témoin M. Fateh parlent tous deux la variante iranienne. Selon M. Yousefi, ces différences sont dues au fait que les locuteurs incorporent dans leur langue des mots de la langue dominante du pays où ils vivent, savoir l’arabe pour les Kurdes irakiens et le perse (ou farsi) pour les Kurdes iraniens. M. Yousefi a écouté l’enregistrement de l’audience et il a examiné la transcription, suite à quoi il a indiqué plusieurs erreurs de plus ou moins grande importance. Dans son affidavit, M. Fateh indique qu’il a eu beaucoup de difficulté à comprendre l’interprète, ajoutant qu’il ne pouvait le suivre qu’à peu près la moitié du temps. Dans son affidavit, M. Mohammadian déclare ceci :

[traduction]

2. […] Lors de la deuxième séance, l’interprétation était fournie par un Kurde iranien et je n’ai eu aucune difficulté à le comprendre ou à m’exprimer. Lors de la troisième séance, l’interprète était un Kurde irakien. J’ai eu beaucoup de difficulté à le comprendre et à me faire comprendre de lui. Je n’avais pas l’impression de pouvoir m’exprimer comme je l’aurais fait normalement. Je devais choisir mes mots avec beaucoup d’attention pour m’assurer que l’interprète me comprendrait. Par conséquent, je n’ai pu me concentrer uniquement sur les questions posées et sur mes réponses, puisque je devais aussi me préoccuper de chacun des mots que j’utilisais pour m’assurer que l’interprète me comprendrait. Cette pression additionnelle a grandement affecté mon témoignage. Je n’avais pas le sentiment à l’audience que je pouvais communiquer pleinement, non plus que je pouvais comprendre tout ce qui était dit. Je croyais que nous devions accepter l’interprète et qu’on ne pouvait s’en plaindre.

[3]        L’avocat de M. Mohammadian soutient que le droit de son client à une traduction adéquate lui est garanti par la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]], comme il est énoncé dans R. c. Tran, [1994] 2 R.C.S. 951. La Cour a résumé les exigences constitutionnelles comme suit [aux pages 990 et 991] :

Somme toute, l’objectif de favoriser la compréhension des procédures, qui sous-tend le droit à l’assistance d’un interprète, est plus susceptible d’être atteint si la norme d’interprétation, dans le contexte de l’art. 14 de la Charte, est définie comme en étant une de continuité, de fidélité, d’impartialité, de compétence et de concomitance. Compte tenu de l’importance fondamentale des intérêts protégés par le droit à l’assistance d’un interprète, la norme d’interprétation garantie par la Constitution doit être élevée, et les dérogations admissibles à cette norme limitées. Pour déterminer s’il y a eu dérogation suffisante à la norme pour satisfaire au second volet de l’examen fondé sur l’art. 14, il faut garder à l’esprit le principe qui sous-tend le droit en question, celui de la compréhension linguistique. En d’autres termes, il faudrait toujours se demander s’il se peut que l’accusé n’ait pas compris une partie des procédures en raison des difficultés qu’il éprouve avec la langue du prétoire.

[4]        La question soulevée en l’instance porte sur l’application de l’arrêt Tran aux procédures devant la SSR.

[5]        La Cour traitait de l’affaire d’un Vietnamien accusé d’agression sexuelle. Il parlait peu l’anglais, sinon pas du tout, et il était assisté par un interprète. Durant le procès, des questions ont été soulevées quant à la preuve d’identification et on a demandé à l’interprète de témoigner à ce sujet. Au lieu de traduire les questions qu’on lui posait et ses réponses au fur et à mesure, il n’a fourni à l’accusé qu’un résumé à la fin de son interrogatoire principal et, de nouveau, après son contre-interrogatoire. L’échange qui a eu lieu entre le juge du procès et l’interprète, à la fin du contre-interrogatoire de ce dernier, ne paraît pas avoir été traduit du tout. L’accusé a fait appel au motif qu’on avait violé ses droits garantis par l’article 14[3].

[6]        Le juge en chef Lamer, qui a rédigé les motifs de la Cour dans l’arrêt Tran, a d’abord précisé que cet arrêt ne s’appliquait que dans le cadre de procédures criminelles, laissant à un autre moment l’examen de la possibilité qu’il soit nécessaire d’établir des règles différentes face à d’autres situations[4]. Il a ensuite examiné la façon dont le droit aux services d’un interprète a été appliqué sous le régime de la common law et de la législation, avant de préciser le cadre permettant de déterminer s’il y avait eu violation de l’article 14. Ce cadre comprend l’analyse des éléments suivants :

— il doit être démontré que l’accusé a besoin de l’assistance d’un interprète. Il n’est pas difficile normalement d’établir le besoin, à moins que la question ne soit soulevée pour la première fois en appel.

— à moins qu’il s’agisse d’un cas où on a complètement refusé les services d’un interprète, l’accusé doit démontrer qu’il y a eu dérogation à la norme d’interprétation fondamentale que garantit la Constitution, qui exige la continuité, la fidélité, l’impartialité, la compétence et la concomitance.

— l’accusé doit établir que la lacune dans l’interprétation est survenue au cours des procédures, pendant le déroulement de l’affaire et non à une étape extrinsèque ou accessoire.

[7]        En bref, les éléments de la norme garantie par la Constitution sont les suivants :

— en général, on peut dire que la norme d’interprétation est élevée mais qu’il ne s’agit pas d’une norme de perfection.

— continuité : il ne doit pas y avoir de pauses ou d’interruptions, c.-à-d. que l’interprétation doit être fournie tout au long des procédures, sans aucune période où l’interprétation n’est pas disponible.

— fidélité : l’interprétation doit transmettre le témoignage sans aucune amélioration de forme, de grammaire ou autrement.

— impartialité : l’interprète ne devrait pas être lié aux parties ou avoir quelque intérêt que ce soit dans l’affaire.

— compétence : l’interprétation doit être d’assez bonne qualité pour assurer que justice soit rendue et paraisse avoir été rendue.

— concomitance : l’interprétation doit être disponible lors du témoignage, sans être nécessairement simultanée.

[8]        Si la violation de cette norme est démontrée, l’accusé n’a pas à prouver qu’il a subi un préjudice [à la page 995] :

L’article 14 garantit expressément le droit à l’assistance d’un interprète lorsque certaines conditions préalables sont remplies. Nulle part ne prévoit-il ni ne donne-t-il à entendre que, pour pouvoir conclure que le droit a été violé, il faut effectuer une évaluation après coup de l’atteinte au droit de l’accusé de présenter une défense pleine et entière. En outre, le droit garanti à l’art. 14 de la Charte appartient non seulement aux accusés, mais aussi aux parties à des actions civiles et à des procédures administratives, de même qu’aux témoins. Si le droit à l’assistance d’un interprète était fondé exclusivement sur le droit de présenter une défense pleine et entière et sur la nécessité d’éviter toute atteinte à ce droit, il n’y aurait aucune raison de garantir séparément ce droit aux parties à des procédures non criminelles et aux témoins.

L’article 14 garantit sans réserve le droit à l’assistance d’un interprète. Par conséquent, il serait erroné de se demander, pour déterminer si le droit a été violé, si l’accusé a vraiment subi un préjudice lorsqu’on lui a refusé l’exercice de ses droits garantis par l’art. 14. La Charte proclame en fait que le refus de fournir une bonne interprétation pendant que l’affaire progresse est préjudiciable en soi et viole l’art. 14. Le véritable préjudice qui résulte est une question qui doit être examinée et réglée en fonction du par. 24(1) de la Charte, lorsqu’il s’agit de concevoir une réparation convenable et juste pour la violation en question. En d’autres termes, le « préjudice » réside exclusivement dans le fait de se voir refuser l’exercice d’un droit auquel on a droit.

[9]        Le demandeur soutient que ce cadre s’applique à une audition devant la SSR. Il déclare qu’en l’instance la norme d’interprétation n’atteignait pas celle qui est garantie par la Constitution. Conséquemment, la décision doit être renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen, sans qu’il soit nécessaire de démontrer qu’il y a eu un préjudice.

[10]      La question de savoir si l’article 14 s’applique à ces procédures n’est pas controversée. Dans Wyllie v. Wyllie (1987), 37 D.L.R. (4th) 376 (C.S.C.-B.), on a décidé que l’article 14 s’appliquait à toutes les procédures en matière civile. Dans Roy c. Hackett (1987), 62 O.R. (2d) 351, la Cour d’appel de l’Ontario a décidé que l’article 14 s’appliquait à l’arbitrage d’un litige du travail où l’employeur était la Monnaie royale canadienne. La Cour a décidé que l’article 14 s’appliquait puisque le tribunal d’arbitrage devait appliquer les principes de justice naturelle. Bien que ces décisions ne lient pas notre Cour, les termes très clairs de l’article ainsi que l’analyse que l’on trouve dans Roy, précité, donnent à penser que l’article 14 s’applique aux procédures devant la SSR.

[11]      Est-ce que tous les éléments que l’on trouve dans l’arrêt Tran, ou certains d’entre eux, liés à l’application de l’article 14, s’appliquent aussi aux procédures devant la SSR? Les éléments de l’arrêt Tran constituent le cadre qui permet de déterminer s’il y a eu violation de l’article 14, savoir les éléments de la norme d’interprétation que garantit la Constitution, le fait qu’on ne puisse y renoncer, et le fait qu’il n’est pas nécessaire de démontrer l’existence d’un préjudice. Dans Xhelilaj c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1997), 132 F.T.R. 161 (C.F. 1re inst.), le juge Dubé a appliqué la norme d’interprétation énoncée dans Tran à une audition sur le statut d’un réfugié où il y avait des problèmes évidents d’interprétation. La question de la renonciation (soit l’absence d’une plainte devant la SSR) et celle du préjudice ne se posaient pas, puisqu’il y avait eu des plaintes au sujet de la qualité de l’interprétation à l’audience et que le préjudice était évident. Dans Banegas c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] A.C.F. no 928 (1re inst.) (QL), le juge McGillis a soulevé la question de l’application de l’arrêt Tran, mais elle a expressément évité d’y répondre. Il n’y a pas d’autre jugement de notre Cour sur cette question.

[12]      Le cadre d’analyse permettant de déterminer s’il y a eu violation de l’article 14 et les éléments qui constituent la norme appropriée d’interprétation sont clairs et peuvent s’appliquer à diverses circonstances, ce qui va dans le sens de leur adoption. La courtoisie judiciaire milite aussi pour l’adoption de la norme d’interprétation, puisqu’elle a déjà été retenue par le juge Dubé dans Xhelilaj. Il est plus difficile de déterminer s’il y a lieu d’adopter aussi le critère de l’absence d’un préjudice ou celui de l’impossibilité d’une renonciation. Il est difficile de réfuter l’analyse portant qu’il n’est pas nécessaire de démontrer l’existence d’un préjudice afin d’obtenir une réparation face à une violation de l’article 14. Le fait qu’un droit est protégé par la Constitution reflète un consensus social qu’il s’agit d’un droit auquel le gouvernement et ses agents ne peuvent porter atteinte. La protection constitutionnelle se trouve affaiblie s’il est nécessaire de démontrer l’existence d’un préjudice pour obtenir réparation face à la violation d’un droit protégé par la Constitution. Ceci voudrait dire implicitement qu’on peut violer le droit en question, à condition qu’il n’en résulte pas de préjudice. Ceci serait restreindre indûment la protection prévue par la Charte.

[13]      Le même raisonnement ne s’applique pas à la question de la renonciation. Plus précisément, il s’agit de l’exigence qui veut qu’une personne doive se plaindre de la violation de son droit dès que possible, lorsque la chose est raisonnable. Dans l’arrêt Tran, le juge en chef Lamer a conclu que la renonciation était incompatible avec la situation d’une personne accusée d’une infraction criminelle et qui risquait d’être privée de sa liberté [à la page 996] :

En d’autres termes, ce serait simplement dépasser les bornes d’une société civilisée comme la nôtre que de permettre à une personne accusée d’une infraction criminelle, qui risque d’être privée de sa liberté et qui ne peut vraiment pas parler ou comprendre la langue des procédures, de renoncer sciemment ou non aux services d’un interprète.

[14]      Serait-ce dépasser les bornes d’une société civilisée que de s’attendre à ce qu’un revendicateur du statut de réfugié au Canada se plaigne aussitôt que possible lorsqu’il ne peut comprendre l’interprète que lui fournit la SSR? C’est le revendicateur qui doit établir son droit au statut de réfugié, fardeau qui s’étend sûrement à l’identification des vices de procédure dès qu’ils se produisent plutôt que de les garder en réserve comme police d’assurance en cas d’échec.

[15]      Notre Cour est divisée sur la question de savoir s’il est nécessaire que les erreurs d’interprétation aient été soulevées devant la SSR pour obtenir réparation lors d’une demande de contrôle judiciaire. Dans Shah c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1994), 81 F.T.R. 251 (C.F. 1re inst.), le juge Teitelbaum a conclu qu’il n’était pas nécessaire qu’on ait déjà soulevé des objections pour pouvoir présenter la qualité de l’interprétation comme un motif justifiant le contrôle judiciaire. Il s’est appuyé sur l’arrêt Tung c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1991), 124 N.R. 388 (C.A.F.), pour arriver à cette conclusion. En fait, la question de savoir si on doit s’objecter à la qualité de l’interprétation dès l’audience n’est pas mentionnée dans l’arrêt Tung. De plus, dans l’arrêt Tung la Cour a conclu que l’interprétation était manifestement inadéquate en se fondant uniquement sur la transcription, sans faire appel au témoignage d’experts au sujet des erreurs.

[16]      Dans Aquino c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1992), 144 N.R. 315, un arrêt de la Cour d’appel fédérale, le juge Mahoney a conclu, sans citer de jurisprudence, que le défaut de l’appelant de soulever la question de l’interprétation à l’audience faisait qu’il ne pouvait réclamer de réparation :

Quant à la qualité de l’interprétation, il ressort manifestement de la transcription que l’appelant comprenait un peu l’anglais et que l’un des membres du tribunal parlait espagnol. L’appelant semble avoir répondu à certaines questions sans attendre la traduction et le membre a interrompu l’interprète à plusieurs reprises pour corriger la traduction. L’avocat de l’appelant, qui ne devait pas parler espagnol, ne s’est pas opposé à l’interprétation bien que l’audience ait été suspendue à deux reprises pendant le témoignage de l’appelant et qu’à l’évidence, l’avocat savait, en raison des interventions du tribunal, qu’il y avait des problèmes. Dans les circonstances, l’opposition maintenant exprimée par l’appelant au sujet de la qualité de l’interprétation n’est pas un motif sur lequel l’appel devrait réussir.

[17]      Comme on peut le voir dans cet extrait, il est possible que le résultat soit une question qui repose sur les faits. J’étendrais probablement le sens visé par le juge Mahoney, J.C.A. si je concluais que cet extrait veut simplement dire qu’aucune réparation ne sera accordée face à une traduction inadéquate si aucune objection n’a été présentée à l’audience même. Il serait plus exact de dire que lorsqu’un demandeur est représenté par un avocat et qu’il y a des problèmes manifestes d’interprétation, il ne peut être question de ne pas le mentionner à l’audience pour ensuite en faire état comme motif de réparation dans une demande subséquente.

[18]      Dans Mila c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] F.C.J. no 1133 (1re inst.) (QL), le juge McKeown a rejeté la demande d’une Roumaine qui était malentendante et avait une capacité limitée de comprendre les procédures en cause. Après avoir noté qu’aucune objection n’avait été soulevée lors de l’audience, le juge McKeown a conclu que la requérante n’avait subi aucun préjudice et il a rejeté sa demande.

[19]      Dans Yu c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1994), 75 F.T.R. 241 (C.F. 1re inst.), le juge Nadon a accueilli la demande d’une femme qui avait démontré qu’on n’avait pas correctement traduit une partie essentielle de son témoignage. Bien qu’ayant certaines réserves face au témoignage d’experts, le juge Nadon a conclu que les doutes qu’il soulevait suffisaient à justifier le renvoi de l’affaire pour une nouvelle audition. Les motifs de jugement ne disent pas s’il y avait eu des objections présentées à l’audience.

[20]      Dans Jiang c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1994), 77 F.T.R. 36 (C.F. 1re inst.), le juge Gibson a accueilli une demande fondée sur l’insuffisance de l’interprétation puisque l’interprète avait constamment donné des dates fautives, ce qui a mené à la conclusion que le demandeur n’était pas crédible. Il semble que la question a été soulevée devant la SSR, soit à l’audience ou soit avant le dépôt de la demande de contrôle judiciaire.

[21]      Dans Mosa c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 154 N.R. 200, la Cour d’appel fédérale a accueilli la demande d’une Éthiopienne puisqu’il était démontré qu’on avait mal interprété une partie essentielle de son témoignage. Cette décision ne dit pas si des objections avaient été présentées à l’audience même.

[22]      Bien qu’il ne soit pas du tout exhaustif, cet examen de la jurisprudence démontre que dans certaines affaires les demandeurs ont été autorisés à soulever la question de la mauvaise qualité de la traduction comme motif justifiant le contrôle judiciaire alors qu’il n’y avait peut-être pas eu d’objection devant la SSR. Il est clair que les avocats n’ont pas été autorisés à ignorer de façon manifeste une interprétation de mauvaise qualité pour ensuite la soulever comme motif justifiant le contrôle judiciaire. Voir Aquino c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, précité. Les avocats ont l’obligation de porter ces questions à l’attention du tribunal pour qu’on puisse les corriger immédiatement. Les avocats et leurs clients ne peuvent prendre une police d’assurance en ignorant la question, pour ensuite la soulever en cas d’échec.

[23]      En général, la jurisprudence examinée paraît suggérer que si les problèmes d’interprétation pouvaient raisonnablement être soulevés lors de l’audience, il existe une obligation de le faire plutôt que de réserver la question pour une procédure de contrôle judiciaire. Tant le tribunal (voir Ming c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 2 C.F. 336 (C.A.)) que les avocats (voir Aquino) ont l’obligation de s’assurer que la question de l’interprétation est traitée de façon adéquate. Lorsqu’une erreur ne pouvait être détectée avant la fin de l’audience (Mosa), on n’a pas retenu contre le demandeur le fait qu’il n’y avait pas eu de plainte auparavant.

[24]      Rien dans les affaires susmentionnées ne semble empêcher qu’on exige qu’une plainte au sujet de la qualité de l’interprétation soit faite à la première occasion, lorsqu’il est raisonnable de s’y attendre.

[25]      L’économie des ressources judiciaires est un argument important à l’appui d’une telle exigence. Si les demandeurs peuvent obtenir le contrôle judiciaire des décisions qui leur donnent tort simplement en ne soulevant pas les problèmes patents d’interprétation, c’est ce qu’ils feront. Ceci mènera à une duplication des audiences. Il serait de meilleure politique d’encourager la tenue de l’audience la plus équitable possible et ainsi éviter des procédures à répétition. Les demandeurs devraient être tenus de se plaindre à la première occasion, lorsqu’il est raisonnable de s’y attendre.

[26]      L’élément clé est donc l’expectative raisonnable que le demandeur se plaigne à la première occasion. Dans plusieurs cas, le demandeur se rend compte qu’il peut difficilement communiquer avec l’interprète. Les motifs peuvent varier, mais le demandeur se rend compte de la difficulté. Dans ces circonstances, il est raisonnable de s’attendre à ce que le demandeur en fasse état. Il y a d’autres cas où les erreurs d’interprétation ne sont pas détectées par le demandeur, puisqu’elles se produisent dans la langue du tribunal et qu’il ne la connaît pas. De telles erreurs ne peuvent être découvertes qu’après le fait. Il n’est alors pas raisonnable de s’attendre à ce que le demandeur se plaigne au moment même de l’audience.

[27]      Pour ces motifs, je conclus que seuls certains des éléments de l’arrêt Tran s’appliquent aux procédures devant la SSR. Il s’agit du cadre d’analyse permettant de déterminer s’il y a eu une violation de l’article 14, des éléments de la norme d’interprétation attendue, et du fait qu’il n’est pas nécessaire de démontrer l’exigence d’un préjudice pour obtenir une réparation de la Cour. Ces éléments s’appliquent aux procédures visant les réfugiés. Toutefois, les plaintes portant sur la qualité de l’interprétation doivent être présentées à la première occasion, savoir devant la SSR, chaque fois qu’il est raisonnable de s’y attendre.

[28]      La question de savoir s’il est raisonnable de s’attendre à ce qu’une plainte soit présentée est une question de fait, qui doit être déterminée dans chaque cas. Si l’interprète a de la difficulté à parler la langue du demandeur ou à se faire comprendre par lui, il est clair que la question doit être soulevée à la première occasion. Par contre, si les erreurs se trouvent dans la langue dans laquelle a lieu l’audience, que le demandeur ne comprend pas, il ne peut être raisonnable de s’attendre à ce qu’il y ait eu plainte à ce moment-là.

[29]      En l’instance, je conclus que la qualité de l’interprétation aurait dû être soulevée devant la SSR puisqu’il était évident pour le demandeur qu’il y avait des difficultés de communication avec l’interprète. Dans son affidavit, il déclare qu’il avait de la difficulté à comprendre l’interprète et il dit aussi qu’à certaines occasions il ne comprenait pas ce qui était dit. Ceci suffit à démontrer qu’il aurait dû en faire état à ce moment-là. Comme il ne l’a pas fait, sa réclamation ne peut avoir aucune suite. L’affirmation du demandeur portant qu’il ne savait pas qu’il avait le droit de contester l’interprète n’est pas crédible, puisque la première audience a été ajournée au motif qu’il ne pouvait communiquer avec l’interprète. Il est clair que la SSR avait démontré qu’elle était sensible à la question de l’interprétation. En conséquence, il n’est pas nécessaire que je me livre à une analyse pour déterminer s’il a été satisfait à tous les éléments de l’arrêt Tran, puisque, même si c’était le cas, le fait que le demandeur ne se soit pas plaint à temps, dans des circonstances où il était raisonnable qu’il le fasse, l’empêche d’obtenir la réparation demandée.

[30]      Le deuxième motif soulevé porte sur l’efficacité de l’avocate qui a représenté le demandeur devant la SSR. Ce motif s’appuie sur le fait que l’avocate n’a pas demandé à un témoin, M. Fateh, s’il était au courant que le demandeur était impliqué dans le parti KDP en Iran. Dans son affidavit, M. Fateh déclare qu’il n’a pas été reçu en entrevue par l’avocate avant de témoigner et que, si on lui avait posé la question, il aurait pu témoigner au sujet de son enquête portant sur l’appareil du parti en Iran. Cette enquête avait confirmé que le demandeur était impliqué dans une cellule à Bookan. Cet aspect est significatif, puisque la SSR n’a pas cru que le demandeur avait une activité politique en Iran, ce qui l’a amené à une conclusion de non-crédibilité.

[31]      Le demandeur cite Mathon c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1988), 38 Admin. L.R. 193 (C.F. 1re inst.), où le juge Pinard a conclu que le défaut de l’avocat de présenter une demande de réexamen dans le délai prescrit par la Loi sur l’immigration de 1976 [S.C. 1976-77, ch. 52] (la Loi) portait atteinte au droit de la demanderesse « à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne », garanti par l’article 7 de la Charte, atteinte qui n’était pas en conformité avec les principes de justice fondamentale. Le juge Pinard a examiné la question de savoir si l’avocat avait enfreint la norme de diligence requise des avocats en ne présentant pas la demande de réexamen de la revendication dans le délai prescrit par la Loi. Il a constaté que l’avocat avait enfreint la norme, ce qui a amené à une conclusion de négligence. Par conséquent, une réparation était disponible en vertu de la Charte [aux pages 203 et 204] :

Or, c’est précisément à cause de l’erreur et/ou de la négligence de son avocat, lequel n’a pas déposé dans les délais prescrits la demande de réexamen pourtant signée en temps utile par la requérante, que cette dernière fut privée d’une audition pleine et entière devant la Commission d’appel de l’immigration. Ainsi, la forclusion ayant été encourue uniquement à cause de l’erreur et/ou de la négligence d’un procureur, il n’incombe pas au justiciable qui a agi avec diligence de supporter les conséquences de semblables erreur ou négligence.

[32]      Le juge Pinard a ensuite cité un certain nombre d’affaires criminelles, où l’on a décidé qu’un accusé ne doit pas supporter les conséquences de l’incurie de son avocat.

[33]      Dans Shirwa c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 2 C.F. 51 (1re inst.), le juge Denault a examiné un certain nombre de décisions de la Cour fédérale traitant de cette question et il a conclu comme suit [aux pages 60 et 61] :

Bien que les affaires susmentionnées portent sur des fautes professionnelles distinctes, il appert que l’incompétence manifestée par un avocat à l’audition d’une demande de statut de réfugié justifie le contrôle judiciaire de la décision du tribunal, en raison de la violation d’un principe de justice naturelle. Les critères applicables à l’examen d’une telle décision ne sont pas clairement établis, mais il est possible de dégager un certain nombre de principes à partir de la jurisprudence précitée. Lorsque le requérant n’a commis aucune faute, mais le manque de diligence de son avocat a pour effet de le priver totalement de son droit d’être entendu, il y a manquement à un principe de justice naturelle, en sorte qu’un contrôle judiciaire est fondé.

Dans les autres cas où une audience a lieu, la décision rendue ne peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire que dans des « circonstances extraordinaires », lorsqu’il y a suffisamment d’éléments de preuve pour établir « l’étendue du problème » et que le contrôle judiciaire a « pour fondement des faits très précis ». Ces restrictions sont essentielles, selon moi, afin de tenir compte des préoccupations exprimées par les juges MacGuigan et Rothstein, selon lesquelles l’insatisfaction d’ordre général ressentie à l’égard de la qualité de la représentation assurée par l’avocat dont le demandeur a, de son propre chef, retenu les services, ne saurait justifier le contrôle judiciaire d’une décision défavorable. Toutefois, lorsque l’incompétence ou la négligence du représentant ressort de la preuve de façon suffisamment claire et précise, elle est en soi préjudiciable au demandeur et elle justifie l’annulation de la décision, même si le tribunal n’a pas agi de mauvaise foi ni omis de faire quoi que ce soit.

[34]      En l’instance, le demandeur a eu une véritable audience. L’affaire tombe donc sous la deuxième possibilité soulevée par le juge Denault. En conséquence, la décision ne peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire que dans des « circonstances extraordinaires » et lorsqu’il a « pour fondement des faits très précis ». La négligence qu’on impute à l’avocate à l’audience de la SSR serait due au fait qu’elle n’a pas reçu un témoin, M. Fateh, en entrevue avant l’audience et qu’elle ne lui a pas posé la question importante suivante :  »Le demandeur participait-il activement au KDP en Iran? » La SSR ayant conclu que M. Fateh était un témoin crédible, on soutient que son témoignage aurait permis de trancher cette question.

[35]      Voici ce qu’on trouve à la transcription un peu après le début de l’interrogatoire principal de M. Fateh :

[traduction]

L’AVOCATE :        Connaissiez-vous le demandeur dans votre pays à Bookan?

LE TÉMOIN :        Cette personne?

L’AVOCATE :        Oui.

LE TÉMOIN :        Non.

[…]

L’AVOCATE :        Connaissiez-vous le père du demandeur?

LE TÉMOIN :        Non.

L’AVOCATE :        Le grand-père?

LE TÉMOIN :        Non.

L’AVOCATE :        Étiez-vous au courant de la participation du demandeur ou de sa famille dans les activités du KDP?

L’INTERPRÈTE :  Excusez-moi, il n’a pas […] Je vais répéter la question.

LE TÉMOIN :        Non.

[36]      M. Yousefi n’indique aucune erreur d’interprétation qui porterait sur ce dialogue.

[37]      Dans son affidavit, M. Fateh déclare ce qui suit :

[traduction]

4. Si on m’avait demandé clairement si je savais à l’époque de l’audience que le demandeur avait appuyé le parti KDP en Iran, j’aurais répondu par la vérité, savoir que j’ai contacté l’organisation clandestine KDP en Iran (le KDP est illégal en Iran) et qu’on m’a appris que le demandeur faisait partie d’une cellule à Bookan. J’ai fait cette demande justement pour déterminer si le demandeur participait activement au KDP en Iran, afin de pouvoir témoigner à l’audience. Mais on ne m’a jamais posé la question. Je croyais qu’on allait me poser cette question, mais à ma grande surprise on ne me l’a pas posée.

[38]      Selon la transcription, on a posé la question à M. Fateh et il a répondu non. On ne peut se fonder sur cela pour conclure à la négligence de l’avocate. Quant au fait que l’avocate n’ait pas rencontré le témoin en entrevue, ceci ne correspond pas à la pratique recommandée. Toutefois, les affaires citées par l’avocat ne démontrent pas que cette lacune soit nécessairement de la négligence. Tout bien pesé, je n’arrive pas à la conclusion que ce facteur justifie l’intervention de la Cour dans la décision.

[39]      Finalement, l’avocat soutient que la SSR a commis de graves erreurs dans son énoncé de la preuve portant sur la participation du demandeur aux activités du KDP au Canada, sur sa connaissance personnelle de M. Fateh en Iran, et sur le fait qu’il n’a pas présenté de réclamation de statut de réfugié dans les autres pays où il a séjourné qui sont aussi signataires de la Convention. Bien que la SSR ne puisse commettre des erreurs dans son énoncé de la preuve, pour ensuite s’appuyer sur ces erreurs pour conclure à un défaut de crédibilité, les erreurs qu’on peut trouver sont mineures et les conclusions tirées s’appuient sur d’autres éléments de preuve présentés à la SSR.

[40]      En conséquence, une ordonnance sera délivrée qui rejettera la demande d’annuler la décision de la SSR.

[41]      Le demandeur a proposé que la Cour certifie les deux questions suivantes :

[traduction]

1-   Le défaut de présenter des objections fondées sur la qualité de l’interprétation à l’audience portant sur une revendication de statut de réfugié devant la section du statut de réfugié de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié porte-t-il un coup fatal à toute objection au sujet de la qualité de l’interprétation dans une demande de contrôle judiciaire?

2-   Quelle est la norme d’interprétation exigée en vertu de l’art. 14 de la Charte des droits et libertés dans le cadre de la revendication du statut de réfugié devant la section du statut de réfugié de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié?

[42]      Le défendeur s’oppose à la certification de toute question, au motif qu’aucun défaut dans l’interprétation n’a été démontré et qu’il n’y a pas de conflit au sein de la Section de première instance sur la question de savoir si l’arrêt Tran s’applique aux audiences devant la SSR.

[43]      Les deux questions proposées soulèvent des questions liées à la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Tran. Plutôt que certifier une question portant sur certains des éléments identifiés dans l’arrêt Tran et non sur les autres, je préfère certifier une question plus globale qui, étant donné l’utilisation très répandue des interprètes dans les audiences devant la SSR, est une question grave de portée générale :

L’analyse de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Tran, précité, qui porte sur l’application de l’article 14 de la Charte dans des procédures de nature criminelle, s’applique-t-elle aux procédures devant la SSR, notamment :

1-   L’interprétation fournie aux demandeurs doit-elle être continue, fidèle, compétente, impartiale et concomitante?

2-   Les demandeurs doivent-ils démontrer qu’ils ont subi un préjudice réel suite à la violation de la norme d’interprétation pour que la Cour puisse intervenir face à la décision de la SSR?

3-   Lorsqu’il est raisonnable de s’attendre à ce que le demandeur le fasse, comme c’est le cas lorsqu’il a de la difficulté à comprendre l’interprète, le demandeur doit-il présenter ses objections au sujet de la qualité de l’interprétation devant la SSR afin de pouvoir soulever la question de la qualité de l’interprétation comme motif justifiant le contrôle judiciaire?

ORDONNANCE

[44]      Il est ordonné que la demande de contrôle judiciaire de la décision de la section du statut de réfugié de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du 27 novembre 1998 soit rejetée.



[1]  Affidavit de Chris Yousefi, par. 2.

[2]  On a demandé à l’interprète s’il pouvait communiquer avec le témoin Mostafa Fateh et il a répondu que oui. Dossier du tribunal, aux p. 167 et 168.

[3]  14. La partie ou le témoin qui ne peuvent suivre les procédures, soit parce qu’ils ne comprennent pas ou ne parlent pas la langue employée, soit parce qu’ils sont atteints de surdité, ont droit à l’assistance d’un interprète.

[4]  Tran, précité, à la p. 961.

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