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[2000] 4 C.F. 71

IMM-5114-98

Yong Jie Qu (demandeur)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)

Répertorié : Qu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1re inst.)

Section de première instance, juge Lemieux Montréal, 22 juin 1999; Ottawa, 20 avril 2000.

Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Personnes non admissibles — Contrôle judiciaire du refus de l’agent des visas de faire droit à une demande de visa en vertu de l’art. 19(1)f)(i) de la Loi sur l’immigration, qui interdit l’admission de personnes dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elles « se sont livrées à des actes d’espionnage ou de subversion contre des institutions démocratiques, au sens où cette expression s’entend au Canada »L’agent des visas a conclu que le demandeur, qui était membre d’une association d’étudiants chinois à l’université Concordia, avait l’habitude de faire rapport à l’ambassade de la Chine à Ottawa, qu’il fournissait des renseignements sur les activités des membres de l’association, qu’il tentait d’infiltrer l’organisation de façon à permettre la réalisation des buts et objectifs d’un gouvernement étranger, à savoir en modifiant la mission de l’association et en faisant passer cette dernière d’une association activiste prodémocratique critiquant les autorités chinoises à une association ne s’élevant pas contre le gouvernementPar « il y a des motifs raisonnables de croire » on entend une croyance légitime à une possibilité sérieuse en raison de preuves dignes de foiLa norme de contrôle des conclusions de fait est celle de la décision manifestement déraisonnableRien ne permet à la Cour d’intervenir dans les conclusions de fait tirées par l’agent des visasLes activités du demandeur constituaient de l’espionnage et de la subversion au sens où ces mots s’entendent habituellement et compte tenu de lois fédérales similaires qui ont été examinéesL’espionnage est une méthode de collecte de renseignementsLa subversion indique le fait d’effectuer des changements par des moyens illicites ou à des fins illégitimesCependant, l’espionnage et la subversion doivent être dirigés contre des institutions démocratiques, au sens où cette expression s’entend au CanadaNotion de démocratieLe législateur a restreint l’application de la disposition aux autorités publiques élues par la population et responsables envers cette dernièreL’association d’étudiants n’est pas une institution démocratiqueQuestion certifiée : L’art. 19(1)f)(i) est-il correctement interprété dans les motifs?

Il s’agissait d’une demande visant à l’examen du refus de l’agent des visas de faire droit à la demande de résidence permanente que le demandeur avait présentée. Le demandeur est citoyen de la République populaire de Chine; il est arrivé au Canada en 1991 à titre d’étudiant de deuxième cycle. Il s’occupait activement de la Chinese Students and Scholars Association (la CSSA), à l’université Concordia. L’agent des visas a fondé son refus sur le sous-alinéa 19(1)f)(i) de la Loi sur l’immigration, qui interdit l’admission de personnes dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elles « se sont livrées à des actes d’espionnage ou de subversion contre des institutions démocratiques, au sens où cette expression s’entend au Canada ». L’agent des visas a conclu que le demandeur avait fait rapport régulièrement à l’ambassade de la Chine à Ottawa et qu’il fournissait des renseignements sur les activités d’individus qui faisaient partie d’une organisation canadienne d’étudiants; il avait également tenté d’infiltrer cette organisation de façon à permettre la réalisation des buts et objectifs d’un gouvernement étranger. Les éléments subversifs auxquels songeait l’agent des visas se rapportaient à la modification de la mission de la CSSA et visaient à faire passer cette dernière d’une association activiste prodémocratique critiquant les autorités chinoises à une association ne s’élevant plus du tout contre le gouvernement. Les activités auxquelles le demandeur se livrait au sein de la CSSA ainsi que ses rencontres ou communications avec les fonctionnaires de l’ambassade de la Chine à Ottawa au sujet de la CSSA et de ses membres ont amené l’agent des visas à avoir des motifs raisonnables de croire que le demandeur s’était livré à des actes d’espionnage et de subversion contre des institutions démocratiques.

Le demandeur a soutenu que la décision de l’agent des visas était abusive et déraisonnable et qu’elle n’était pas fondée sur les faits.

Il y avait trois questions à trancher, à savoir : le critère ou la norme de preuve à appliquer dans le cas des personnes « dont il y a des motifs raisonnables de croire »; la norme de contrôle à appliquer; le sens à attribuer aux mots « actes d’espionnage ou de subversion contre des institutions démocratiques, au sens où cette expression s’entend au Canada ».

Jugement : la demande est accueillie.

La norme relative aux motifs raisonnables exige davantage que de vagues soupçons, mais est moins rigoureuse que celle de la prépondérance des probabilités en matière civile; elle est bien inférieure à celle de la preuve « hors de tout doute raisonnable » requise en matière criminelle. Il s’agit de la croyance légitime à une possibilité sérieuse en raison de preuves dignes de foi. La norme de preuve est uniquement pertinente lorsque le tribunal doit déterminer des questions de fait. Cette norme n’est pas pertinente lorsque la question examinée est une question de droit.

La norme de contrôle des conclusions de fait est celle de la décision manifestement déraisonnable comme l’exige l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur la Cour fédérale. Les arguments du demandeur à l’encontre des conclusions de fait tirées par l’agent des visas ou des inférences en découlant sont rejetés. L’examen des notes que l’agent des visas a inscrites dans le STIDI (Système de traitement informatisé des dossiers d’immigration), de l’affidavit du demandeur et de la preuve documentaire sur laquelle se fondait le défendeur, ne révélait aucun fondement de nature à justifier l’intervention de la Cour.

Les activités du demandeur, selon les conclusions de l’agent des visas, constituaient de l’« espionnage » ou de la « subversion » aux termes du sous-alinéa 19(1)f)(i), au sens où ces mots s’entendent habituellement, et compte tenu des dispositions de lois fédérales similaires qui ont été examinées. Il faut interpréter les mots « espionnage » et « subversion » selon leur sens générique plutôt que de leur donner une interprétation axée sur les raisons pour lesquelles l’activité est exercée ou le but dans lequel elle l’est. L’« espionnage » est simplement une méthode permettant de recueillir des renseignements — en espionnant, en agissant d’une façon cachée. L’emploi de ce mot, dans l’expression analogue « espionnage industriel », indique le fond de la question — le fait de recueillir subrepticement des renseignements. La « subversion » indique le fait d’effectuer des changements par des moyens illicites ou à des fins illégitimes relativement à une organisation.

Le législateur a décidé de limiter la catégorie de personnes non admissibles entrant au Canada aux personnes dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elles se sont livrées à des actes d’espionnage ou de subversion contre un type particulier d’institution, soit une institution démocratique. Le concept de démocratie est présent dans toute l’histoire politique; il remonte à l’époque de Platon et d’Aristote, de Locke, de Montesquieu, de Rousseau et de Tocqueville; la Charte des droits et les décisions de la Cour suprême du Canada ajoutent à cette histoire. Bref, la démocratie est un système politique par lequel les citoyens d’un pays se gouvernent eux-mêmes (au Canada, aux paliers fédéral et provincial, ainsi qu’aux paliers territorial, municipal ou au nouveau palier autochtone), et où les représentants élus font les lois; le pouvoir exécutif applique ces lois et est responsable des modalités de leur application. En mentionnant les institutions démocratiques, le législateur restreignait l’application de la disposition aux institutions ou méthodes en cause dans un gouvernement politique ou au système par lequel les citoyens s’organisent et se gouvernent dans l’État. Il restreignait l’application de la disposition aux autorités publiques qui sont élues par la population et qui sont responsables envers cette dernière. Le législateur cherchait à donner sa protection à des institutions exerçant des pouvoirs politiques (gouvernementaux) incorporant des valeurs démocratiques quant à la façon dont les citoyens agissent dans une société organisée. Ces mots n’ont rien à voir avec les institutions ou les formes d’organisations institutionnelles ou sociales au sein desquelles les individus peuvent entretenir des relations les uns avec les autres, comme l’église, l’école, le milieu de travail, les organisations sportives. Cette conclusion était fondée sur l’interprétation communément attribuée à ces mots au Canada; sur le but de la disposition, soit l’exclusion du Canada; sur la portée de la disposition, qui englobe non seulement les activités exercées sur le territoire canadien, mais aussi à l’étranger; sur la réserve qui est faite à la fin de la disposition, à savoir qu’une personne peut être admise si elle convainc le ministre que son admission n’est pas contraire à l’intérêt national; sur la possibilité d’autres motifs d’exclusion (comme la criminalité) figurant à l’article 19 et dans d’autres dispositions de la Loi si une preuve satisfaisante est présentée à l’étranger. Selon cette interprétation, la CSSA, qui était une organisation d’étudiants à Concordia, n’est pas une institution démocratique au sens où cette expression s’entend au sous-alinéa 19(1)f)(i).

La question ci-après énoncée a été certifiée : Le sous-alinéa 19(1)f)(i) de la Loi sur l’immigration est-il correctement interprété dans les présents motifs?

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 3, 4, 5.

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 59, 60.

Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6, art. 1F.

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.1(4)d) (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5).

Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A-1, art. 15(1) « activités hostiles ou subversives ».

Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. (1985), ch. C-23, art. 2 « menaces envers la sécurité du Canada ».

Loi sur les secrets officiels, L.R.C. (1985), ch. O-5, art. 3.

Loi sur l’immigration, S.R.C. 1970, ch. I-2, art. 5l).

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 19(1)e) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 11), f) (mod., idem).

Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, règles 317, 318(3).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Le procureur général du Canada c. Jolly, [1975] C.F. 216; (1975), 54 D.L.R. (3d) 277; 7 N.R. 271 (C.A.); Chiau c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration),[1998] 2 C.F. 642 (1re inst.); Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306 (1992), 89 D.L.R. (4th) 173; 135 N.R. 390 (C.A.); Moreno c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 298 (1993), 107 D.L.R. (4th) 424; 21 Imm. L.R. (2d) 221; 159 N.R. 210 (C.A.); Aguebor c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 160 N.R. 315 (C.A.F.); Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; (1998), 36 O.R. (3d) 418; 154 D.L.R. (4th) 193; 50 C.B.R. (3d) 163; 33 C.C.E.L. (2d) 173; 221 N.R. 241; 106 O.A.C. 1; Wenberg, Eric Ray (1968), 4 I.A.C. 292 (C.A.I.).

DISTINCTION FAITE D’AVEC :

Al Yamani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 3 C.F. 433 (1re inst.).

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Shandi, Re (1992), 51 F.T.R. 252; 17 Imm. L.R. (2d) 54 (C.F. 1re inst.); Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard; Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3; (1997), 204 A.R. 1; 121 Man. R. (2d) 1; 156 Nfld. & P.E.I.R. 1; 150 D.L.R. (4th) 577; 118 C.C.C. (3d) 193; 11 C.P.C. (4th) 1; 217 N.R. 1.

DÉCISIONS CITÉES :

Hussain c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 159 F.T.R. 203; 45 Imm. L.R. (2d) 13 (C.F. 1re inst.); Rex v. Benning, [1947] O.R. 362 (C.A.); Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217; (1998), 161 D.L.R. (4th) 385; 228 N.R. 203.

DOCTRINE

« China’s Ministry of State Security » (1992), 2 Contemporary Asian Studies Series.

Driedger, Elmer A. Construction of Statutes, 2nd ed. Toronto : Butterworths, 1983.

Eftimiades, Nicholas. Chinese Intelligence Operations. Annapolis, Md. : Naval Institute Press, 1994.

Encyclopedia of Public International Law, Vol. 2. Amsterdam : North-Holland Pub. Co. 1995.

Oxford English Dictionary, 2nd ed. Oxford : Clarendon Press, 1989.

Petit Robert 1 : Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française. Paris : Le Robert, 1983.

DEMANDE d’examen du refus de l’agent des visas de faire droit à une demande de résidence permanente en vertu du sous-alinéa 19(1)f)(i) de la Loi sur l’immigration, qui interdit l’admission de personnes dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elles « se sont livrées à des actes d’espionnage ou de subversion contre des institutions démocratiques, au sens où cette expression s’entend au Canada ». Demande accueillie.

ONT COMPARU :

Paul Duchow pour le demandeur.

Jocelyne Murphy pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Paul Duchow, Montréal, pour le demandeur.

Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Lemieux :

LES FAITS

[1]        Le demandeur Yong Jie Qu est citoyen de la République populaire de Chine (la RPC); il est arrivé au Canada en 1991 à titre d’étudiant de deuxième cycle à l’université Concordia (Concordia) à Montréal. Il s’occupait activement de la Chinese Students and Scholars Association (la CSSA), à Concordia.

[2]        Ce sont les activités auxquelles le demandeur s’est livré au sein de la CSSA et les contacts qu’il a eus avec des fonctionnaires, à l’ambassade de la Chine à Ottawa, au sujet de ses activités au sein de la CSSA et au sujet des activités des membres de cette association qui ont amené l’agent des visas Paul Whelan (l’agent des visas) à refuser le 18 septembre 1998 la demande de résidence permanente que le demandeur avait présentée. C’est ce refus qui est ici contesté.

[3]        L’agent des visas a fondé son refus sur le sous-alinéa 19(1)f)(i) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 11] de la Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 (la Loi), qui figure dans la partie de la Loi portant sur l’exclusion et le renvoi et qui fait partie d’une disposition intitulée « Catégories non admissibles ».

[4]        Plus précisément, les activités auxquelles le demandeur se livrait au sein de la CSSA ainsi que ses rencontres ou communications avec les fonctionnaires de l’ambassade de la Chine à Ottawa au sujet de la CSSA et de ses membres ont amené l’agent des visas à avoir [traduction] « des motifs raisonnables de croire [qu’il s’était] livré à des actes d’espionnage et de subversion contre des institutions démocratiques » [non souligné dans l’original]. L’alinéa 19(1)f) de la Loi se lit comme suit :

19. (1) Les personnes suivantes appartiennent à une catégorie non admissible :

[…]

f) celles dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elles :

(i) soit se sont livrées à des actes d’espionnage ou de subversion contre des institutions démocratiques, au sens où cette expression s’entend au Canada,

(ii) soit se sont livrées à des actes de terrorisme,

(iii) soit sont ou ont été membres d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre ou s’est livrée :

(A) soit à des actes d’espionnage ou de subversion contre des institutions démocratiques, au sens où cette expression s’entend au Canada,

(B) soit à des actes de terrorisme,

le présent alinéa ne visant toutefois pas les personnes qui convainquent le ministre que leur admission ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national; [Non souligné dans l’original.]

[5]        Le dossier mis à la disposition de la Cour n’est pas tel qu’il devrait l’être. Le demandeur a demandé le dossier certifié du Tribunal en vertu de la règle 317 des Règles de la Cour fédérale (1998) [DORS/98-106] (les Règles); ce dossier a été fourni en partie. Le dossier certifié ne renfermait pas les renseignements [traduction] « fournis par le SCRS (le Service canadien du renseignement de sécurité), qui avaient été remaniés parce que leur communication porterait atteinte à la sécurité nationale ». Le demandeur aurait pu contester cette exclusion en vertu du paragraphe 318(3) des règles, mais il ne l’a pas fait. Toutefois, au moyen des notes inscrites par l’agent dans le STIDI [Système de traitement informatisé des dossiers d’immigration], le dossier montre que le SCRS a de fait eu son mot à dire dans ce dossier. Les représentants du SCRS ont peut-être assisté à l’une des entrevues entre les agents des visas et le demandeur; le dossier montre que l’agent des visas a été en contact avec le SCRS à diverses reprises.

LA DÉCISION DE L’AGENT DES VISAS

[6]        La lettre de refus du 18 septembre 1998 de l’agent des visas se lit comme suit :

[traduction] À la suite de la demande que vous avez présentée en vue de résider en permanence au Canada, la présente vise à confirmer que j’ai conclu que vous ne remplissiez pas les conditions voulues pour immigrer au Canada. Je vous ai initialement informé personnellement de cette décision à l’entrevue du 17 septembre 1998.

Lors de l’entrevue, je vous ai fait part des réserves sérieuses que j’avais, à savoir qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que vous vous étiez livré à des actes d’espionnage et de subversion contre des institutions démocratiques au sens où cette expression s’entend au Canada. J’ai souligné que vous aviez vous-mêmes admis durant l’entrevue que vous aviez l’habitude de faire rapport à l’ambassade de la République populaire de Chine à Ottawa, que vous fournissiez des renseignements sur les activités d’individus qui faisaient partie d’une organisation canadienne d’étudiants connue sous le nom de Chinese Students and Scholars Association (la CSSA) et que vous tentiez de vous infiltrer dans cette organisation de façon à permettre la réalisation des buts et objectifs d’un gouvernement étranger. À ce moment-là, je vous ai demandé de me convaincre du contraire et je vous ai informé qu’à défaut de ce faire, votre demande serait rejetée.

Vous avez répondu en niant que vous étiez agent d’un gouvernement étranger, mais vous avez volontiers admis avoir eu de nombreux contacts avec des diplomates chinois sur une longue période lorsque vous vous occupiez de la « réorganisation » de la CSSA. Vous avez également admis que vous fournissiez des renseignements aux diplomates chinois au sujet de membres individuels de la CSSA et vous avez en outre admis que vous étiez ouvertement en désaccord avec les étudiants de cette organisation qui faisaient la promotion de la démocratie, que vous aviez signalé ces individus à l’ambassade et que vous aviez fait rapport à leur sujet, et que vous aviez cherché à modifier l’orientation de la CSSA à l’aide de fonds fournis par l’ambassade à l’appui de certaines activités, de façon que l’association soit « sensible aux objectifs du gouvernement et des représentants chinois ». Vous avez soutenu que toute concordance entre les objectifs et politiques du gouvernement chinois et vos activités n’était que pure coïncidence et que vous aviez strictement agi selon vos convictions personnelles. Toutefois, j’ai noté que les activités que vous avez admis avoir exercées étaient assimilables à celles d’un agent à un point tel que votre argument n’était pas crédible; je me voyais donc obligé de considérer votre dénégation comme intéressée. J’ai noté que vous aviez obtenu l’une des rares vingt bourses de scolarité délivrées par l’ambassade aux étudiants chinois qui fréquentent des établissements de langue anglaise au Québec et que l’existence implicite d’une contrepartie était trop évidente pour que j’omette d’en tenir compte.

Je conclus donc que vous n’avez pas réussi à me convaincre que mes réserves ne sont pas justifiées, et que, compte tenu de votre propre témoignage, il existe des motifs raisonnables de croire que vous êtes une personne qui s’est livrée à des activités hostiles et subversives pour le compte d’un gouvernement étranger, lesquelles étaient destinées à permettre la collecte d’éléments d’information qui sont utilisés aux fins du renseignement et qui mettent en cause les droits reconnus aux individus par la Charte au Canada.

J’ai donc conclu que vous apparteniez à la catégorie non admissible de personnes visées au sous-alinéa 19(1)f)(i) de la Loi sur l’immigration […] [Non souligné dans l’original.]

L’AFFIDAVIT DU DEMANDEUR

[7]        À l’appui de la présente demande, le demandeur a déposé un affidavit au sujet duquel il n’a pas été contre-interrogé. Le demandeur nie avec véhémence avoir agi comme agent du gouvernement chinois ou avoir été au service de ce gouvernement. Le compte rendu que le demandeur a fait au sujet de sa participation aux activités de la CSSA et de ses relations avec des fonctionnaires, à l’ambassade de la Chine, est ainsi libellé :

[traduction]

7. J’ai été membre de la Chinese Students and Scholars Association (la CSSA) à l’université Concordia, du mois de décembre 1991 au mois d’avril 1993. Comme plusieurs autres personnes, j’ai offert mes services à titre de bénévole en tant que membre de la CSSA à un moment où l’organisation avait cessé ses activités à cause du manque de bénévoles. J’ai toujours été un membre ordinaire et je n’ai jamais occupé de poste de direction au sein de la CSSA;

8. L’objectif de la CSSA à l’université Concordia, lorsque j’étais membre de cette association, était d’offrir aux étudiants chinois des services et activités de nature sociale et culturelle. Tel était l’objectif de l’association avant mon adhésion, objectif qui a été poursuivi une fois que j’ai cessé d’être membre de l’association. Je n’ai jamais réorganisé la CSSA, mais j’ai plutôt offert mes services à titre de bénévole en vue de remettre l’association sur pied au moyen de la participation aux activités auxquelles la CSSA se livrait auparavant;

9. Pendant que j’étais membre de la CSSA, à l’université Concordia, l’association a organisé des séances cinématographiques, des réunions sociales, des voyages et des festivals chinois. La CSSA offrait aux étudiants des publications rédigées en chinois, ce qu’il n’était pas facile d’obtenir à ce moment-là. La CSSA à l’université Concordia empruntait principalement ces publications ainsi que des films et des copies de vidéos qui étaient loués aux étudiants à l’ambassade de la République populaire de Chine. Des films étaient également empruntés au bureau de représentation de la Chine nationaliste (Taïwan);

10. Mes activités visaient à aider à l’organisation de ces événements et activités. Ainsi, je me suis occupé de trouver une salle pour la fête du nouvel an organisée par la CSSA au mois de janvier 1992. En 1992 et au début de 1993, j’ai également participé à l’organisation par la CSSA de voyages en groupe à Ottawa, Toronto, Niagara Falls, Québec, New York, Washington (D.C.), Atlantic City et Philadelphie;

11. Ma participation aux activités de la CSSA à l’université Concordia était exclusivement axée sur les activités exercées dans le cadre d’une organisation d’étudiants indépendante non politique dont l’orientation était de nature sociale et culturelle;

12. J’ai eu à plusieurs reprises des contacts, en personne ou par téléphone, avec le Bureau d’éducation de l’ambassade de la République populaire de Chine. Ces contacts étaient exclusivement liés aux activités mentionnées aux paragraphes 8 à 11 de cet affidavit;

13. Je n’ai jamais fait rapport à l’ambassade de la République populaire de Chine et je n’ai jamais fourni de renseignements quels qu’ils soient à l’ambassade au sujet des activités des membres de la CSSA. Je n’ai jamais déclaré, au cours de l’entrevue qui m’a été accordée au consulat général du Canada à Buffalo (New York) ou ailleurs, que je faisais rapport à l’ambassade de la République populaire de Chine ou que je fournissais des renseignements à l’ambassade au sujet des membres de la CSSA, comme le consul Paul Whelan l’a erronément déclaré dans sa décision du 18 septembre 1998 […]

14. Pendant la période où j’étais membre de la CSSA, j’étais en contact avec les fonctionnaires de l’ambassade pour les raisons énoncées au paragraphe 12 du présent affidavit. J’ai offert mes services à titre de bénévole en vue de remettre sur pied la CSSA, tel qu’il en est fait mention aux paragraphes 7 et 8 du présent affidavit. La juxtaposition, dans la décision du consul Paul Whelan, de la mention des contacts que j’avais eus avec des fonctionnaires chinois et de la mention erronée du fait que je m’étais occupé de réorganisation de la CSSA était abusive et il s’agit d’une fausse insinuation;

15. Je n’étais pas d’accord avec certains autres membres de la CSSA au sujet du parrainage par la CSSA de certaines causeries publiques de nature politique. Je m’opposais à la chose parce que la CSSA n’était pas un organisme politique et que pareil parrainage aurait pour effet de modifier la nature purement sociale et culturelle de l’association. Étant donné l’absence de structure officielle aux fins des prises de décisions au sein de la CSSA, je croyais qu’il était essentiel que l’association se limite à l’organisation d’activités et d’événements de nature sociale et culturelle. Je croyais que l’introduction d’un élément politique compromettrait les droits démocratiques des membres de la CSSA, qui ne disposaient d’aucun mécanisme leur permettant de débattre les questions qui seraient soulevées et de donner suite aux décisions qui seraient prises;

16. Je n’ai jamais cherché à modifier l’orientation de la CSSA et je n’ai jamais dit que je l’avais fait comme le consul Paul Whelan l’a erronément déclaré dans sa décision. J’ai uniquement soutenu que la CSSA ne devrait pas appuyer des activités de nature politique, et ce, indépendamment de leur contenu idéologique. Mon point de vue était conforme à celui de la CSSA avant que j’adhère à l’association. C’est à cause des divergences de vues qui m’opposaient aux autres membres de la CSSA sur ce point que j’ai cessé d’être membre de la CSSA au mois d’avril 1993;

17. La CSSA a reçu à plusieurs reprises de petites sommes d’argent de l’ambassade de Chine en vue de couvrir les frais de certains événements sociaux et culturels. La CSSA a également reçu à ces fins des sommes d’argent plus importantes d’autres sources comme les gens d’affaires chinois. Ces montants ont toujours été expressément donnés pour un événement particulier, et je n’ai jamais utilisé cet argent à d’autres fins comme le consul Paul Whelan l’a erronément déclaré dans sa décision;

18. J’ai obtenu une bourse de scolarité, qui découle d’un programme d’échange culturel entre le ministère de l’Éducation du Québec et le ministère de l’Éducation chinois. Cette bourse est uniquement accordée selon le mérite et elle m’a été accordée parce que j’avais obtenu une moyenne élevée de 3,43 pendant toute la durée de mes études à l’université Concordia, comme en fait foi mon relevé de notes dont une copie est jointe sous la cote « B »;

19. Pendant la période où j’ai été membre de la CSSA, j’ai toujours agi selon mes convictions personnelles et je n’ai jamais agi à titre d’agent du gouvernement chinois ou en vue de servir les intérêts de ce gouvernement. Il n’existe pas de motifs raisonnables de conclure que je suis une personne qui se livrait à des activités hostiles et subversives pour le compte d’un gouvernement étranger, lesquelles étaient destinées à permettre la collecte d’éléments d’information qui sont utilisés aux fins du renseignement et qui mettent en cause les droits reconnus aux individus par la Charte au Canada comme le consul Paul Whelan l’a erronément déclaré dans sa décision. La conclusion selon laquelle je suis une personne visée au sous-alinéa 19(1)f)(i) de la Loi sur l’immigration était abusive et déraisonnable et n’était pas fondée sur les faits. [Non souligné dans l’original.]

L’AFFIDAVIT DE KENJI TAKAHASHI

[8]        Parmi les documents soumis par le demandeur, il y a l’affidavit de Kenji Takahashi. La partie pertinente de cet affidavit se lit comme suit :

[traduction]

2. Entre le 26 mai 1989 et le 7 juin 1989, je suis allé en RPC pour affaires. J’avais initialement l’intention de rester en Chine jusqu’au 10 juin 1989;

3. J’ai fait la connaissance de M. Yong Jie Qu à l’hôtel Yanxiang à Beijing. Il accompagnait un groupe de touristes américains qui logeaient au même hôtel;

4. À la suite des événements qui se sont produits à la place Tiananmen, à Beijing, le 4 juin 1989, j’ai décidé d’abréger mon séjour et de quitter la Chine le plus tôt possible;

5. Étant donné qu’il était difficile de prendre des dispositions pour aller à l’aéroport, j’ai demandé à M. Qu si je pouvais prendre place dans l’autobus du groupe, qui allait à l’aéroport. M. Qu a accepté comme il l’a fait pour plusieurs autres personnes qui lui en avait fait la demande. À cause de la situation à Beijing, il y avait peu de moyens de transport. Il n’y avait presque pas de taxis et la navette habituelle de l’hôtel ne fonctionnait pas non plus. De nombreux autres touristes qui logeaient à l’hôtel susmentionné ont également demandé à M. Qu de les amener en autobus à l’aéroport.

LES DOCUMENTS DU DÉFENDEUR

[9]        Le défendeur a déposé l’affidavit de l’agent des visas Paul Whelan, qui a essentiellement attesté l’exactitude des notes versées dans le STIDI. Le défendeur a également déposé une preuve documentaire et, en particulier, des études de Nicholas Eftimiades (l’auteur) : Chinese Intelligence Operations (Annapolis, Maryland : Naval Institute Press, 1994, chapitre 4) et « China’s Ministry of State Security », (1992) 2 Contemporary Asian Studies Series.

[10]      Plus précisément, le défendeur attire l’attention de la Cour sur le résumé qu’il a rédigé au sujet de ce que l’auteur a écrit :

[traduction]

a) le ministère d’État chinois de la Sécurité (le MES) est responsable de la collecte de renseignements dans les pays étrangers; il exerce également des fonctions combinées d’espionnage, de contre-espionnage et de sécurité;

b) le MES s’occupe de la surveillance des groupes dissidents chinois qui se sont formés à la suite des événements qui se sont produits à la place Tiananmen au mois de juin 1989. Les fonctionnaires d’ambassade et de consulat chinois harcèlent les étudiants et dissidents chinois qui sont à l’étranger et les surveillent;

c) un ancien espion au service du gouvernement chinois, Xu Lin, qui a fait défection à Washington au mois de mai 1990 a signalé qu’en sa qualité de secrétaire de la section d’éducation de l’ambassade, il était chargé d’identifier les activistes qui faisaient la promotion de la démocratie et qu’il était chargé de surveiller les activités étudiantes;

d) la technique du MES d’infiltration dans les organisations d’étudiants et de dissidents a été mise au jour au mois de juin 1989. Le MES recrute une personne avant qu’elle se rende dans le pays étranger; la tâche de cette dernière consiste à s’infiltrer dans les organisations dissidentes;

e) le MES met l’accent sur les compétences linguistiques de ses agents. [Non souligné dans l’original.]

LES POINTS LITIGIEUX

[11]      Compte tenu des arguments qui ont été invoqués devant moi, il y a trois questions à trancher :

1. Quel est le critère ou la norme de preuve qui s’applique dans le cas des personnes « dont il y a des motifs raisonnables de croire »?

2. Quel est le sens à attribuer aux mots « actes d’espionnage ou de subversion contre des institutions démocratiques, au sens où cette expression s’entend au Canada »?

3. Quelle est la norme de contrôle à appliquer à l’égard de ces deux questions?

[12]      Je n’ai pas à examiner la quatrième question que le demandeur a soulevée en se fondant sur la décision Hussain c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 159 F.T.R. 203 (C.F. 1re inst.), lorsqu’il a affirmé que l’agent des visas lui avait dénié le droit de connaître la preuve qu’il devait réfuter. L’examen du dossier montre que cet argument n’est pas fondé.

[13]      En outre, je ne m’arrêterai pas à l’allégation selon laquelle le demandeur est un agent étranger étant donné que ce point en tant que tel n’a pas été débattu et qu’il n’est pas utile aux fins du règlement approprié des questions dont je suis saisi.

ANALYSE

(1)       Première questionLa charge de la preuve

a)         La contestation du demandeur

[14]      En se fondant sur son affidavit, le demandeur soutient que la décision de l’agent des visas est abusive et déraisonnable et qu’elle n’est pas fondée sur les faits; il se fonde sur l’arrêt Le procureur général du Canada c. Jolly, [1975] C.F. 216 (C.A.), sa position étant que le critère énoncé dans cet arrêt n’a pas été respecté parce qu’il n’existait dans la preuve aucun fondement à l’appui des inférences ci-après énoncées :

a) le demandeur rassemblait des éléments d’information qui étaient utilisés aux fins du renseignement; le demandeur a affirmé que les informations en question n’étaient [traduction] « pas importantes »;

b) selon l’agent des visas, le demandeur avait [traduction] « l’habitude de faire rapport à l’ambassade ». Le demandeur réfute la chose en disant qu’il a dit à l’agent des visas qu’il ne communiquait avec les représentants de l’ambassade qu’en vue d’obtenir leur appui pour des activités de nature non politique parrainées par la CSSA;

c) le demandeur avait admis qu’il avait tenté d’infiltrer la CSSA en vue de la réalisation des objectifs du gouvernement chinois. Le demandeur a dit à l’agent des visas qu’il s’opposait simplement à la politisation de l’organisation, mais qu’il ne s’était jamais porté candidat à un poste ou qu’il n’avait jamais occupé un poste officiel;

d) la conclusion à l’existence d’une entente de contrepartie entre le demandeur et l’ambassade chinoise, c’est-à-dire que le demandeur avait obtenu l’une des rares vingt bourses de scolarité accordées par l’ambassade pour le Québec. Pareille inférence n’était pas corroborée et elle était fondée sur des conjectures qui avaient été faites d’une façon inéquitable à partir d’autres conclusions déraisonnables;

e) la conclusion selon laquelle le demandeur avait participé à l’« expulsion » de touristes étrangers était inexacte. Le demandeur a uniquement admis avoir aidé des touristes à quitter la Chine lors des manifestations qui avaient eu lieu à la place Tiananmen en leur offrant de prendre place dans l’autobus d’un groupe de touristes qui allait à l’aéroport;

f) rien ne montre que la CSSA ait été une organisation démocratique. En s’opposant à la politisation de l’association, le demandeur se prévalait simplement de sa liberté d’expression; il ne s’agissait pas d’un acte subversif.

b)         Le critère énoncé dans l’arrêt Jolly.

[15]      Dans l’arrêt Jolly, précité, il s’agissait de savoir si M. Jolly était lié à une organisation établie aux États-Unis, le parti des Panthères Noires qui, à l’époque, préconisait le renversement par la force d’un régime, d’institutions ou de méthodes démocratiques, tels qu’ils s’entendaient au Canada, au sens du paragraphe 5l) de la Loi sur l’immigration [S.R.C. 1970, ch. I-2], qui était alors ainsi libellé :

5. Nulle personne, autre qu’une personne mentionnée au paragraphe 7(2), ne doit être admise au Canada si elle est membre de l’une des catégories suivantes :

[…]

l) les personnes qui sont ou ont été, en tout temps, avant ou après le 1er juin 1953 ou à cette date, membres ou associés d’une organisation d’un groupe ou d’un corps quelconque, qui, à ce qu’il y a raisonnablement lieu de croire, favorise ou préconise, ou à l’époque où ces personnes en étaient membres ou associés, ont favorisé ou préconisé, le renversement, par la force ou autrement, du régime, des institutions ou des méthodes démocratiques, tels qu’ils s’entendent au Canada, excepté les personnes qui convainquent le Ministre qu’elles ont cessé d’être membres ou associés de telles organisations, de tels groupes ou corps, et dont l’admission ne serait pas préjudiciable à la sécurité du Canada;

[16]      Un enquêteur spécial avait conclu que M. Jolly était une personne ainsi désignée. Au nom de la Cour, le juge Thurlow (plus tard juge en chef) a fait remarquer « que les conclusions de l’enquêteur spécial ne répondent pas précisément aux modalités du paragraphe 5l). Selon ce paragraphe, l’appréciation en la matière est liée à ce qu’« il y a raisonnablement lieu de croire », etc. L’enquêteur spécial a poursuivi son enquête et décidé que […] en fait » (page 218).

[17]      Aux pages 225 et 226, le juge Thurlow a dit que « lorsque la preuve a pour but d’établir s’il y a raisonnablement lieu de croire que le fait existe et non d’établir l’existence du fait lui-même, il me semble qu’exiger la preuve du fait lui-même et en arriver à déterminer s’il a été établi, revient à demander la preuve d’un fait différent de celui qu’il faut établir » (non souligné dans l’original). Le juge a énoncé le critère ci-après énoncé, à la page 226 :

Il me semble aussi que l’emploi dans la loi de l’expression « il y a raisonnablement lieu de croire » implique que le fait lui-même n’a pas besoin d’être établi et que la preuve qui ne parvient pas à établir le caractère subversif de l’organisation sera suffisante si elle démontre qu’il y a raisonnablement lieu de croire que cette organisation préconise le renversement par la force, etc. Dans une affaire dont la solution est incertaine, l’omission de faire cette distinction et de trancher la question précise dictée par le libellé de la loi peut expliquer la différence dans les résultats d’une enquête ou d’un appel. [Non souligné dans l’original.]

[18]      Je retiens le critère qui figure dans l’arrêt Jolly, précité, tel qu’il a été énoncé dans la décision Chiau c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 2 C.F. 642 (1re inst.), où le juge Dubé a dit que la norme relative aux motifs raisonnables, à la page 658 :

[…] exige davantage que de vagues soupçons, mais est moins rigoureuse que celle de la prépondérance des probabilités en matière civile. Et bien entendu, elle est bien inférieure à celle de la preuve « hors de tout doute raisonnable » requise en matière criminelle. Il s’agit de la croyance légitime à une possibilité sérieuse en raison de preuves dignes de foi.

[19]      Dans les arrêts Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306, et Moreno c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 298, la Cour d’appel fédérale a eu la possibilité d’opposer l’expression « dont on aura des raisons sérieuses de penser » figurant dans la section F de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés [28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6], disposition incorporée dans le droit canadien, et l’expression « dont on peut penser, pour des motifs raisonnables » figurant à l’article 19*.

[20]      L’arrêt Ramirez, précité, fait autorité en ce qui concerne le principe que l’expression « reasonable grounds to believe » (« dont on peut penser, pour des motifs raisonnables »« dont il y a des motifs raisonnables de croire ») établit une norme de preuve moindre que celle de la prépondérance des probabilités.

[21]      Dans l’arrêt Moreno, précité, le juge Robertson, J.C.A. a examiné tant l’arrêt Jolly que l’arrêt Ramirez. Il a établi le principe que la norme de preuve (inférieure à celle qui est prévue en droit civil) est uniquement pertinente lorsque le tribunal doit rendre des décisions qui peuvent être considérées comme se rapportant à des questions de fait. Cette norme n’est pas pertinente lorsque la question examinée est essentiellement une question de droit.

c)         La norme de contrôle applicable à la question à l’étude

[22]      Le demandeur conteste les conclusions de fait que l’agent des visas a tirées ou les inférences que l’agent a faites à l’aide des faits. La norme de contrôle des conclusions de fait est celle de la décision manifestement déraisonnable comme l’exige l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5)], dans le cas où le décideur disposait de certains éléments de preuve. De plus, on m’a référé aux remarques souvent citées que le juge Décary, J.C.A. a faites dans l’arrêt Aguebor c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 160 N.R. 315 (C.A.F.), à savoir que rien ne permet à la Cour d’intervenir à moins que les inférences n’aient été faites d’une façon déraisonnable ou qu’elles ne soient pas fondées sur la preuve.

d)         Application à la présente espèce en ce qui concerne la question à l’étude

[23]      À mon avis, l’argument invoqué par le demandeur sur ce point ne doit pas être retenu. Le demandeur conteste des conclusions de fait : la charge de la preuve, en ce qui concerne la justesse de pareilles conclusions, est moins rigoureuse que la preuve de la prépondérance des probabilités exigée en droit civil et la norme de contrôle est celle de la décision manifestement déraisonnable. Si j’examine les notes que l’agent des visas a inscrites dans le STIDI, l’affidavit du demandeur et la preuve documentaire sur laquelle se fonde le défendeur, je ne puis rien constater qui soit de nature à justifier l’intervention de la Cour.

(2)       Deuxième questionLe sens des mots « actes d’espionnage ou de subversion contre des institutions démocratiques »

a)         Méthode d’interprétation

[24]      Les mots figurant au sous-alinéa 19(1)f)(i) n’ont jamais été interprétés par la Cour. Les principes d’interprétation sont énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, où le juge Iacobucci a adopté l’énoncé figurant dans l’ouvrage intitulé Construction of Statutes (2e éd., 1983), où Elmer Driedger reconnaît que l’interprétation d’une loi ne peut pas être fondée sur son seul libellé. À la page 41, le juge Iacobucci cite ce qui suit :

[traduction] Aujourd’hui, il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.

b)         Définition des mots « actes d’espionnage ou de subversion »

[25]      La Loi sur l’immigration ne renferme pas de définition des mots « espionnage ou subversion » et, comme je l’ai dit, aucune décision n’a été rendue sur ce point, sauf la décision Wenberg, Eric Ray (1968), 4 I.A.C. 292, dans laquelle la Commission d’appel de l’immigration a fait les remarques suivantes, à la page 307 :

[traduction] Les mots « espionnage », « sabotage » et « activité subversive » semblent n’avoir aucune signification spéciale sur le plan juridique, de sorte qu’il faut leur attribuer leur sens ordinaire.

Le mot « espionage » (espionnage) est défini dans The Shorter Oxford English Dictionary, 3e éd., comme s’entendant de « l’activité ou l’emploi d’un espion ». Le mot « spy » (espionner) s’entend de l’action de « surveiller […] d’une façon secrète ou furtive; tenir sous observation dans une intention hostile […] faire des observations furtives (dans un pays ou dans un lieu) pour des motifs hostiles ».

[…]

Le mot « subversive » (subversif) est défini comme suit : « Qui a tendance à bouleverser ou à renverser; tendant à la subversion.»

Le mot «subvert » (subvertir) est défini comme suit : « Entraîner le renversement ou la ruine (d’une personne, d’un peuple ou d’un pays.» [Non souligné dans l’original.]

[26]      De nos jours, ces mots ont encore le même sens. Selon l’Oxford English Dictionary 2e éd., 1989, le mot « espionage » (espionnage) s’entend du [traduction] « fait de jouer le rôle d’un espion, ou d’employer des espions ».

[27]      Selon le même dictionnaire, le mot « subversion » (subversion) s’entend du [traduction] « fait de subvertir ou d’être subverti; renversement, démolition ».

[28]      Dans le Petit Robert 1 : Dictionaire alphabétique et analogique de la langue française, le mot « espionnage » est défini comme suit : « Action d’espionner. V. Surveillance. […] Activité des espions […] organisation secrète existant dans tous les pays et dont la fonction est de révéler les secrets des puissances étrangères ou ennemies. »

[29]      Le mot « subversion » est défini comme suit : « Bouleversement des idées et des valeurs reçues, renversement de l’ordre établi, surtout dans le domaine de la politique.»

[30]      Dans l’Encyclopedia of Public International Law, vol. 2, le mot « espionage » (espionnage) est défini comme suit aux pages 114 et 116 :

[traduction] L’espionnage est une méthode de collecte de renseignements. Il y a fondamentalement trois catégories principales de sources cachées de renseignements : la reconnaissance aérienne et spatiale (reconnaissance militaire), l’écoute électronique et l’agent secret.

[…]

Certains auteurs considèrent que ce qui s’applique en temps de guerre ne s’applique pas en temps de paix. Ils soutiennent que la légitimité de l’espionnage en temps de guerre découle de l’absence d’une obligation générale de la part des belligérants de respecter la souveraineté territoriale ou le gouvernement d’un État ennemi, ainsi que de l’absence d’une convention précise interdisant la chose. Toutefois, en temps de paix, l’espionnage, comme toute autre pénétration du territoire d’un État par des agents d’un autre État, en violation du droit interne, constitue également une violation de la règle de droit international qui impose à un État l’obligation de respecter l’intégrité territoriale et l’indépendance politique des autres États. Cette règle est l’un des principes fondamentaux du droit international et la pierre angulaire de la Charte des Nations Unies. Selon ce point de vue, l’espionnage est une intervention indirecte ou subversive; cette activité est aussi illégale qu’une intervention ouverte ou directe, telle qu’une invasion armée […] [Non souligné dans l’original.]

[31]      Le législateur a édicté un certain nombre de lois dans lesquelles un concept connexe est défini, notamment dans la Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A-1, « activités hostiles ou subversives »

15. (2) […]

« activités hostiles ou subversion »

a) L’espionnage dirigé contre le Canada ou des États alliés ou associés avec le Canada;

b) le sabotage;

c) les activités visant la perpétration d’actes de terrorisme, y compris les détournements de moyens de transport, contre le Canada ou un État étranger ou sur leur territoire;

d) les activités visant un changement de gouvernement au Canada ou sur le territoire d’États étrangers par l’emploi de moyens criminels, dont la force ou la violence, ou par l’incitation à l’emploi de ces moyens;

e) les activités visant à recueillir des éléments d’information aux fins du renseignement relatif au Canada ou aux États qui sont alliés ou associés avec lui;

f) les activités destinées à menacer, à l’étranger, la sécurité des citoyens ou des fonctionnaires fédéraux canadiens ou à mettre en danger des biens fédéraux situés à l’étranger. [Non souligné dans l’original.]

[32]      Dans la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. (1985), ch. C-23, le législateur a défini, à l’article 2, l’expression « menaces envers la sécurité du Canada » :

2. […]

« menaces envers la sécurité du Canada » Constituent des menaces envers la sécurité du Canada les activités suivantes :

a) l’espionnage ou le sabotage visant le Canada ou préjudiciables à ses intérêts, ainsi que les activités tendant à favoriser ce genre d’espionnage ou de sabotage;

b) les activités influencées par l’étranger qui touchent le Canada ou s’y déroulent et sont préjudiciables à ses intérêts, et qui sont d’une nature clandestine ou trompeuse ou comportent des menaces envers quiconque;

c) les activités qui touchent le Canada ou s’y déroulent et visent à favoriser l’usage de la violence grave ou de menaces de violence contre des personnes ou des biens dans le but d’atteindre un objectif politique au Canada ou dans un État étranger;

d) les activités qui, par des actions cachées et illicites, visent à saper le régime de gouvernement constitutionnellement établi au Canada ou dont le but immédiat ou ultime est sa destruction ou son renversement, par la violence.

La présente définition ne vise toutefois pas les activités licites de défense d’une cause, de protestation ou de manifestation d’un désaccord qui n’ont aucun lien avec les activités mentionnées aux alinéas a) à d). [Non souligné dans l’original.]

[33]      Dans la Loi sur les secrets officiels, L.R.C. (1985), ch. O-5, le législateur a également prévu la situation dans laquelle un citoyen canadien agit comme espion pour un pays étranger. Une description de ce qui constitue de l’espionnage est donnée à l’article 3 :

3. (1) Commet une infraction à la présente loi quiconque, dans un dessein nuisible à la sécurité ou aux intérêts de l’État.

a) s’approche d’un endroit prohibé, l’inspecte, le traverse, se trouve dans son voisinage ou y pénètre;

b) prend une note ou fait un croquis, plan ou modèle propre ou destiné à aider ou susceptible d’aider, directement ou indirectement, une puissance étrangère;

c) obtient, recueille, enregistre, publie ou communique à une autre personne un chiffre officiel ou mot de passe, ou un croquis, plan, modèle, article, note, document ou renseignement propre ou destiné à aider ou susceptible d’aider, directement ou indirectement, une puissance étrangère.

[…]

(4) Dans toute procédure intentée contre une personne pour une infraction visée au présent article, le fait qu’elle a communiqué ou qu’elle a tenté de communiquer avec un agent d’une puissance étrangère, au Canada ou à l’étranger, constitue la preuve qu’elle a, dans un dessein nuisible à la sécurité ou aux intérêts de l’État, obtenu ou tenté d’obtenir des renseignements propres ou destinés à aider ou susceptibles d’aider, directement ou indirectement, une puissance étrangère. [Non souligné dans l’original.]

[34]      Cette disposition a fréquemment été invoquée pendant la Seconde Guerre mondiale et pendant la guerre froide avec l’Union Soviétique. (Voir Rex v. Benning, [1947] O.R. 362 (C.A.).)

[35]      Le Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, punit le crime de sédition; la sédition est définie comme suit :

59. (1) Les paroles séditieuses sont des paroles qui expriment une intention séditieuse.

(2) Le libelle séditieux est un libelle qui exprime une intention séditieuse.

(3) Une conspiration séditieuse est une entente entre deux ou plusieurs personnes pour réaliser une intention séditieuse.

(4) Sans que soit limitée la généralité de la signification de « intention séditieuse », est présumé avoir une intention séditieuse quiconque, selon le cas :

a) enseigne ou préconise;

b) publie ou fait circuler un écrit qui préconise,

l’usage, sans l’autorité des lois, de la force comme moyen d’opérer un changement de gouvernement au Canada.

60. Nonobstant le paragraphe 59(4), nul n’est censé avoir une intention séditieuse du seul fait qu’il entend, de bonne foi :

a) démontrer que Sa Majesté a été induite en erreur ou s’est trompée dans ses mesures;

b) signaler des erreurs ou défectuosités dans :

(i) le gouvernement ou la constitution du Canada ou d’une province,

(ii) le Parlement ou la législature d’une province,

(iii) l’administration de la justice au Canada;

c) amener, par des moyens légaux, des modifications de quelque matière de gouvernement au Canada;

d) signaler, afin qu’il y soit remédié, des questions qui produisent ou sont de nature à produire des sentiments d’hostilité et de malveillance entre diverses classes de personnes au Canada. [Non souligné dans l’original.]

[36]      Dans la décision Shandi, Re (1992), 51 F.T.R. 252 (C.F. 1re inst.), à la page 258, le juge Cullen a fait les remarques suivantes au sujet du sens des mots « espionnage » et « subversion » :

L’espionnage et la subversion ne se limitent pas à l’acte lui-même, mais ces mots impliquent que celui qui aide autrui à le perpétrer ou lui facilite la tâche commet aussi l’acte illicite en cause. Tout acte commis dans l’intention de contribuer au processus de renversement d’un gouvernement est de nature subversive. Je demeure perplexe devant le nombre important d’écrits portant sur la subversion ou devant le fait que le terme ne devrait pas être utilisé parce qu’il viole le droit garanti à une personne par la Charte d’être dissident. De toute évidence les enquêteurs du SCRS doivent connaître la différence (cela n’a peut-être pas toujours été le cas), mais il n’est pas difficile de distinguer les actes de nature subversive des actes de protestation qui, eux, ne devraient pas être soumis à une enquête. Ainsi, si des fonds sont recueillis ou si des fusils sont envoyés à l’Armée républicaine irlandaise à partir du Canada, n’est-ce pas là un cas évident de subversion? Toutefois, les commentaires verbaux et les traités écrits sur la « lutte » sont clairement protégés en vertu de la Charte. Il n’est pas difficile de trouver des exemples d’actes subversifs.

À l’origine, j’avais l’intention de dresser une liste et de former des catégories des activités particulières qui, j’en suis certain, ont motivé l’action des ministres, et m’ont convaincu que leur action était justifiée. À la réflexion, j’ai décidé que cela ne serait pas particulièrement rentable compte tenu de la confidentialité de certaines données et de l’impossibilité absolue de les révéler dans les présents motifs. En outre, j’ai été aidé par le libellé de l’art. 19(1)e) de la Loi, invoqué par M. Joyal lors de sa plaidoirie (p. 133 de la transcription du 18 décembre). [Non souligné dans l’original.]

[37]      Je ne crois pas que la décision que le juge Gibson a récemment rendue dans l’affaire Al Yamani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 3 C.F. 433 (1re inst.) s’applique. Le juge Gibson était saisi de la contestation constitutionnelle de l’alinéa 19(1)e) de la Loi sur l’immigration qui, alléguait-on, était nul à cause de son caractère vague. Je n’ai fait face à aucun problème de ce genre.

c)         Définition des mots « institutions démocratiques »

[38]      Dans la version anglaise, l’espionnage et la subversion dont il est fait mention au sous-alinéa 19(1)f)(i) doivent être dirigés contre les « democratic government, institutions or processes, as they are understood in Canada »; la version française est ainsi libellée; « contre des institutions démocratiques, au sens où cette expression s’entend au Canada.»

[39]      Dans la version française, on ne trouve pas l’équivalent des mots « government or processes » (régime ou méthode) de la version anglaise; il est simplement question des institutions démocratiques. À mon avis, ces différences entre les deux versions officielles ne sont pas importantes. Le législateur a clairement montré que le thème dominant, c’est la notion de démocratie, que j’assimilerais sur le plan de l’interprétation aux institutions et aux méthodes.

[40]      Le concept de démocratie est présent dans toute l’histoire politique; il remonte à l’époque de Platon et d’Aristote, de Locke, de Montesquieu, de Rousseau et de Tocqueville (pour ne mentionner que quelques noms) et nous avons eu l’avantage, par l’entremise de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] et de la décision de la Cour suprême du Canada sur le Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, d’ajouter à cette histoire et d’en apprécier certains de ses aspects les plus fondamentaux qui sont le reflet et la confirmation d’ententes politiques et constitutionnelles de longue date.

[41]      La Charte parle des « droits démocratiques » : a) l’article 3 prévoit le droit de vote aux élections législatives fédérales et provinciales; b) l’article 4 renferme une clause de temporarisation et prévoit que le mandat de la Chambre des communes et des assemblées législatives est de cinq ans (sauf en cas de guerre) et l’article 5 exige que la Chambre des communes et les assemblées législatives tiennent au moins une séance annuelle.

[42]      Dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, la Cour suprême du Canada a souligné les principes suivants, en ce qui concerne le sens de la démocratie et les principes y afférents : a) la suprématie de la volonté souveraine du peuple; b) le gouvernement représentatif au sens de corps législatifs librement élus; c) le gouvernement responsable en ce sens que le pouvoir exécutif est responsable vis-à-vis du pouvoir législatif (dans une démocratie parlementaire).

[43]      Bref, la démocratie est un système politique par lequel les citoyens d’un pays se gouvernent eux-mêmes (au Canada, aux paliers fédéral et provincial, ainsi qu’aux paliers territorial, municipal ou au nouveau palier autochtone), et où les représentants élus font les lois; le pouvoir exécutif applique ces lois et est responsable des modalités de leur application. Dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard; Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3, la Cour suprême a donné des précisions au sujet de « la nature démocratique du gouvernement parlementaire » et du rôle de la magistrature dans ce système.

d)         Application de ces principes en l’espèce

[44]      Il faut répondre à deux questions. En premier lieu, les activités du demandeur, telles qu’elles ont été appréciées par l’agent des visas, constituaient-elles de l’espionnage ou de la subversion? Je répondrai à cette question par l’affirmative. En second lieu, il s’agit de savoir si ces activités, qui se déroulaient dans le contexte des activités de la CSSA et de ses membres, visaient des institutions démocratiques. Je répondrai à cette question par la négative.

(i)         Espionnage et subversion

[45]      L’agent des visas a conclu que le demandeur avait eu l’habitude de faire rapport à l’ambassade de la Chine à Ottawa et qu’il fournissait des renseignements sur les activités d’individus qui faisaient partie d’une organisation canadienne d’étudiants; il avait également tenté d’infiltrer cette organisation de façon à permettre la réalisation des buts et objectifs d’un gouvernement étranger. Les éléments subversifs auxquels songeait l’agent des visas se rapportaient à la modification de la mission de la CSSA et visaient à faire passer cette dernière d’une association activiste prodémocratique critiquant les autorités chinoises à une association ne s’élevant plus du tout contre le gouvernement chinois. Comme il en a été fait mention, le demandeur n’a pas réussi à contester avec succès ces conclusions de fait ou les inférences en découlant.

[46]      Je n’hésite pas à conclure que les activités du demandeur, selon les conclusions de l’agent des visas, constituent de l’espionnage et de la subversion aux termes du sous-alinéa 19(1)f)(i) de la Loi, au sens où ces mots s’entendent habituellement, et compte tenu des dispositions de lois fédérales similaires qui ont été examinées.

[47]      Il faut interpréter les mots « espionnage » et « subversion » selon leur sens générique plutôt que de leur donner une interprétation axée sur les raisons pour lesquelles l’activité est exercée ou le but dans lequel elle l’est.

[48]      L’« espionnage » est simplement une méthode permettant de recueillir des renseignementsen espionnant, en agissant d’une façon cachée. L’emploi de ce mot, dans l’expression analogue « espionnage industriel », indique le fond de la questionle fait de recueillir subrepticement des renseignements.

[49]      La « subversion » indique le fait d’effectuer des changements par des moyens illicites ou à des fins illégitimes relativement à une organisation.

(ii)        Les institutions démocratiques

[50]      Dans cette disposition de la Loi, le législateur a décidé de limiter la catégorie de personnes non admissibles entrant au Canada aux personnes dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elles se sont livrées à des actes d’espionnage ou de subversion contre un type particulier d’institution, soit une institution démocratique. Les organisations ou institutions ne sont pas toutes visées par cette expression. En outre, la possibilité que pareilles activités soient exercées dans l’avenir est prévue dans un autre alinéa du même article.

[51]      À mon avis, en mentionnant les institutions démocratiques, le législateur restreignait l’application de la disposition aux institutions ou méthodes (comme le droit de vote et les élections) en cause dans un gouvernement politique ou au système par lequel les citoyens s’organisent et se gouvernent dans l’État. Bref, le législateur a restreint l’application de la disposition aux autorités publiques qui sont élues par la population et qui sont responsables envers cette dernière. Ces mots n’ont rien à voir avec les institutions ou les formes d’organisations institutionnelles ou sociales au sein desquelles les individus peuvent entretenir des relations les uns avec les autres, comme l’église, l’école, le milieu de travail, les organisations sportives, etc.

[52]      J’arrive à cette conclusion pour plusieurs raisons. Premièrement, l’interprétation communément attribuée à ces mots au Canada; deuxièmement, le but de la disposition, soit l’exclusion du Canada à des fins restreintes; troisièmement, la portée de la disposition, qui englobe non seulement les activités exercées sur le territoire canadien, mais aussi à l’étranger, et limite nécessairement l’application de la disposition; quatrièmement, la réserve qui est faite à la fin de la disposition, à savoir qu’une personne peut être admise si elle convainc le ministre que son admission n’est pas contraire à l’intérêt national, soit les intérêts liés à l’État; cinquièmement, la possibilité d’autres motifs d’exclusion (comme la criminalité) figurant à l’article 19 et dans d’autres dispositions de la Loi si une preuve satisfaisante est présentée à l’étranger, etc.

[53]      Selon cette interprétation, la CSSA, qui était une organisation d’étudiants à Concordia, visée par les activités du demandeur, ce dernier faisant notamment rapport sur les membres de l’association aux fonctionnaires de l’ambassade de la Chine à Ottawa, n’est pas une « institution démocratique » au sens où cette expression s’entend dans la disposition pertinente. Le sens de ces mots est limité à leur application au pays et à l’étranger, et le législateur cherche à donner sa protection à des institutions exerçant des pouvoirs politiques (gouvernementaux) incorporant des valeurs démocratiques quant à la façon dont les citoyens agissent dans une société organisée.

CONCLUSION

[54]      Pour tous ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de l’agent des visas est infirmée et l’affaire est renvoyée pour nouvel examen par un agent des visas différent. Je certifie la question ci-après énoncée :

Le sous-alinéa 19(1)f)(i) de la Loi sur l’immigration est-il correctement interprété dans les présents motifs?



* N.D.T. : Contrairement à la version anglaise de cette disposition dont le libellé n’a pas été modifié depuis le prononcé des deux arrêts mentionnés « reasonable grounds to believe », la version française de l’expression citée est maintenant rédigée comme suit : « dont il y a des motifs raisonnables de croire ».

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