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[2000] 3 C.F. 282

A-365-98

Stelco Inc. (demanderesse)

c.

British Steel Canada Inc., Aciers Francosteel Canada Inc., A.G. Der Dillinger Huttenwerke, Charleroi (USA) Inc., Thyssen Canada Limited, Metalexportimport, S.A., Usiminas, Vitkovice, a.s. et Le procureur général du Canada (défendeurs)

et

Algoma Steel Inc., Ipsco Inc. et Le Tribunal canadien du commerce extérieur (intervenants)

Répertorié : Stelco Inc. c. British Steel Canada Inc. (C.A.)

Cour d’appel, juges Desjardins, Rothstein et Evans, J.C.A.—Ottawa, 25 janvier 2000.

Droit administratif Contrôle judiciaire Certiorari Contrôle judiciaire d’une décision de 1998 du TCCE annulant une décision de 1993 qui avait conclu que le dumping au Canada de tôles d’acier en provenance des huit pays désignés avait causé et était susceptible de causer un préjudice sensible à la production au Canada de marchandises similairesLorsque la décision d’un tribunal administratif fédéral est contestée pour le motif qu’elle est fondée sur des conclusions de fait qui ne sont pas étayées par la preuve, on doit déterminer si, suivant l’art. 18.1(4)d) de la Loi sur la Cour fédérale, la conclusion du Tribunal a été tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il disposaitInutile de savoir si cela équivaut à la norme du caractère « manifestement déraisonnable » ou simplement à la norme du caractère « déraisonnable » — Afin d’établir l’existence d’une erreur susceptible de révision, on doit démontrer, selon la prépondérance des probabilités que la décision du TCCE n’était pas étayée par les éléments dont il disposait.

Antidumping Contrôle judiciaire d’une décision de 1998 du TCCE annulant une décision de 1993 qui avait conclu que le dumping au Canada de tôles d’acier en provenance des huit pays désignés avait causé et était susceptible de causer un préjudice sensible à la production au Canada de marchandises similairesLa Cour hésite à intervenir dans la décision du TCCE (i) parce qu’elle a été rendue dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire, conféré par l’art. 76(4) de la Loi sur les mesures spéciales d’importation, de rendre une ordonnance selon le cas; (ii) étant donné que les faits en litige relèvent manifestement de l’expertise du TCCE; (iii) en raison du rôle important joué par les recherches et les longues observations écrites du TCCE en réponse à celles-ci dans l’appréciation des faitsLa demanderesse doit démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que la conclusion du Tribunal n’est rationnellement étayée par aucun élémentComme les conclusions du Tribunal ne sont pas contestées, on ne peut pas dire que la décision n’est pas rationnellement fondéeLa nature discrétionnaire de la décision, la pertinence de l’expertise du Tribunal ont pour effet de réduire l’importance que le Tribunal est tenu d’accorder dans ses motifs à chacun des facteurs soulevéNe pas tenir compte d’un facteur sur lequel une preuve a été présentée ne signifie pas qu’il n’a pas été examinéLe Tribunal doit déterminer l’importance d’un facteur donnéLa demanderesse n’a pas démontré qu’il existait un facteur, à l’égard duquel n’a pas été rendue de conclusion motivée d’une importance si manifeste que le Tribunal était en droit d’en parler expressément.

Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de 1998 du Tribunal canadien du commerce extérieur annulant sa décision de 1993 qui avait conclu que le dumping au Canada de certaines tôles d’acier en provenance des huit pays désignés avait causé et était susceptible de causer un préjudice sensible à la production au Canada de marchandises similaires. En concluant que, si les droits imposés en 1993 étaient levés, les défenderesses ne reprendraient probablement pas le dumping, le Tribunal s’était fondé en particulier sur l’existence de marchés nationaux dynamiques pour les marchandises en question. De plus, le Tribunal a estimé qu’il y avait eu une réduction générale de la production d’acier au sein de l’Union européenne, conformément à sa politique. Le Tribunal a conclu que tous ces facteurs avaient donné lieu à un taux élevé d’utilisation de la capacité pour les aciéries dans les pays concernés, de sorte qu’il était peu probable que ces pays reprennent le dumping au Canada.

En vertu du paragraphe 76(2) de la Loi sur les mesures spéciales d’importation, le Tribunal peut réexaminer une décision. Le paragraphe 76(4) prévoit que le Tribunal peut proroger ou annuler une conclusion antérieure, « selon le cas ». La demanderesse s’est fondée sur l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur la Cour fédérale, alléguant que la décision du Tribunal était fondée sur des conclusions de fait qui ne pouvaient pas être étayées par la preuve dont il disposait. En particulier, la demanderesse et les intervenantes contestent les conclusions que le Tribunal a tirées au sujet de la réduction de la capacité de production d’acier dans les pays désignés de l’Union européenne. Elles soutiennent également que le Tribunal, dans ses motifs, ne mentionne pas les faits sur lesquels la demanderesse et les intervenantes se sont fondées à l’appui de leur position, particulièrement la propension des défenderesses à exporter les marchandises en question au Canada.

Il échet d’examiner : 1) la norme de révision qui devait s’appliquer aux conclusions rendues par le Tribunal; et 2) si le Tribunal a commis une erreur de fait ou de droit en omettant de tenir compte de certains éléments de preuve.

Jugement : il faut rejeter la demande.

Lorsque la décision d’un tribunal administratif fédéral est contestée pour le motif qu’elle est fondée sur des conclusions de fait qui ne sont pas étayées par la preuve, le point de départ de l’analyse doit être la norme de révision prescrite à l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur la Cour fédérale, c’est-à-dire qu’il s’agit de savoir si la conclusion du Tribunal a été « tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispos[ait]. Essayer de déterminer si cela équivaut à la norme du caractère « manifestement déraisonnable » ou simplement à la norme du caractère « déraisonnable » ne nous avance pas beaucoup.

La Cour a hésité à intervenir dans la décision du Tribunal parce qu’elle a été rendue dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire subjectif conféré par le paragraphe 76(4), qui permet au Tribunal de rendre une ordonnance « selon le cas ». Lorsqu’un tribunal fonde une décision discrétionnaire sur des conclusions de fait, la cour de révision doit examiner ces conclusions de façon à s’assurer qu’elles sont rationnellement fondées sur les éléments dont disposait le tribunal. Néanmoins, le pouvoir discrétionnaire sous-jacent du tribunal a inévitablement pour effet d’accroître son pouvoir lorsqu’il s’agit de déterminer l’importance à attribuer aux divers facteurs, et peut convaincre plus facilement une cour de révision que, même si l’une ou l’autre des conclusions de fait précises qu’il a tirées était vulnérable, la décision finale du tribunal pourrait encore être étayée compte tenu des autres éléments mis à sa disposition. De même, comme les faits en litige en l’espèce relèvent manifestement de l’expertise du TCCE, la Cour risque de reconsidérer les conclusions tirées par le tribunal spécialisé. Finalement, la Cour devrait faire preuve d’une retenue particulière à l’égard des conclusions du Tribunal parce que les recherches du personnel et les longues observations écrites qui ont été présentées en réponse ont eu un rôle important dans le processus d’appréciation des faits. Apprécier des faits portant sur des questions spéciales ou faire des prédictions fait inévitablement appel au jugement ou à l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire

Afin d’établir que le Tribunal a commis une erreur susceptible de révision, la demanderesse et les intervenantes devaient démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que la conclusion du Tribunal n’était pas rationnellement étayée par les éléments dont le Tribunal disposait. Par conséquent, même si le Tribunal a commis une erreur susceptible de révision à l’égard de certaines conclusions de fait, sa décision serait néanmoins confirmée s’il y avait d’autres faits sur lesquels il pouvait raisonnablement fonder sa conclusion finale. En outre, la nature discrétionnaire de la décision et la pertinence de l’expertise du Tribunal ont pour effet de réduire l’importance que le Tribunal est tenu d’accorder dans ses motifs à l’égard de chaque facteur sur lequel la branche de production nationale s’est fondée dans ses observations. Le Tribunal n’est pas légalement tenu d’être convaincu à l’égard de chacun des facteurs qu’il examine normalement lorsqu’il rend une conclusion sur la probabilité du dumping, et il n’est pas tenu non plus d’expliquer les motifs sur lesquels est fondée sa conclusion au sujet d’un facteur donné simplement parce que les parties ont présenté des éléments de preuve à ce sujet. On ne saurait inférer que le Tribunal n’a pas tenu compte d’un facteur en se fondant sur le fait qu’il ne l’a pas examiné dans ses motifs, et ce, même si une preuve lui a été présentée à cet égard. Un tribunal qui est tenu de motiver ses décisions, comme le TCCE est tenu de le faire en vertu du paragraphe 76(4), doit bien sûr fournir des motifs adéquats, mais cela ne veut pas pour autant dire qu’il doit examiner toutes les questions qui ont été soulevées devant lui. Étant donné la nature discrétionnaire du pouvoir décisionnel conféré au Tribunal, aucun des facteurs dont le Tribunal tient normalement compte a en soi une si grande importance que le Tribunal doit toujours en parler dans ses motifs. Il appartient au Tribunal de déterminer l’importance d’un facteur donné. Il incombe à la demanderesse de démontrer que tout facteur à l’égard duquel le Tribunal n’a pas rendu une conclusion motivée avait une importance si manifeste que le Tribunal était tenu en droit d’en parler expressément dans les motifs de sa décision. La demanderesse n’a pas réussi à convaincre la Cour que le Tribunal a commis une telle erreur.

Nous ne pouvons conclure que la décision du Tribunal au sujet de la réduction de la capacité de production n’était pas rationnellement fondée eu égard à l’ensemble de la preuve, étant donné que les conclusions rendues par le Tribunal quant à l’augmentation de la demande pour les marchandises, l’utilisation élevée de la capacité et la diminution de la concurrence n’ont pas été contestées. De toute façon, les conclusions du Tribunal rendues au sujet de la réduction de la capacité de production n’étaient pas si clairement contraires à la preuve ou si contradictoires qu’elles constituent une erreur susceptible de révision, étant donné en particulier la grande retenue dont il faut faire preuve à l’égard des conclusions de fait relevant de l’expertise du Tribunal.

Compte tenu de la conclusion que le Tribunal a rendue, à savoir que le dumping était peu probable, le Tribunal a, à juste titre, peut-être considéré qu’eu égard aux circonstances de l’affaire, ces autres facteurs avaient une importance minime.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.1(4)c) (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5), d) (édicté, idem).

Loi sur les mesures spéciales d’importation, L.R.C. (1985), ch. S-15, art. 42 (mod. par L.C. 1994, ch. 47, art. 169), 76(2) (mod. par L.C. 1999, ch. 17, art. 183), (4) (mod. par L.C. 1988, ch. 65, art. 41).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; (1999), 174 D.L.R. (4th) 193; 14 Admin. L.R. (3d) 173; 1 Imm. L.R. (3d) 1; 243 N.R. 22; Québec (Procureur général) c. Canada (Office national de l’énergie), [1994] 1 R.C.S. 159; (1994), 112 D.L.R. (4th) 129; 20 Admin. L.R. (2d) 79; 14 C.E.L.R. (N.S.) 1; 3 C.N.L.R. 49; 163 N.R. 241.

DÉCISION EXAMINÉE :

Association canadienne des fabricants de pâtes alimentaires c. Aurora Importing & Distributing Ltd., [1997] A.C.F. no 115 (C.A.) (QL).

DÉCISIONS CITÉES :

Re Rohm & Haas Canada Ltd. et Tribunal antidumping (1978), 91 D.L.R. (3d) 212; 22 N.R. 175 (C.A.F.); National Corn Growers Assn. c. Canada (Tribunal canadien des importations), [1990] 2 R.C.S. 1324; (1990), 74 D.L.R. (4th) 449; 45 Admin. L.R. 161; 114 N.R. 81; 3 T.C.T. 5303; 4 T.T.R. 267.

DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision rendue par le Tribunal canadien du commerce extérieur (Certaines tôles d’acier au carbone laminées à chaud (Re), [1998] TC.C.E. no 29 (QL)) annulant une décision antérieure (Tôle d’acier au carbone laminée à chaud (Re), [1993] T.C.C.E. no 70 (QL)) où le Tribunal avait conclu que le dumping au Canada de certaines tôles d’acier en provenance des huit pays désignés avait causé et était susceptible de causer un préjudice sensible à la production au Canada de marchandises similaires. Demande rejetée.

ONT COMPARU :

Lawrence L. Herman pour la demanderesse.

Paul M. Lalonde pour les défenderesses British Steel Canada Inc. et Unisimas.

Denis Gascon pour les défenderesses Aciers Francosteel Canada Inc. et A.G. Der Dillinger Huttenwerke.

Jesse I. Goldman pour la défenderesse Vitkovice.

Ronald C. Cheng et Paul D. Conlin pour l’intervenante Algoma Steel Inc.

Dalton J. Albrecht pour l’intervenante Ipsco Inc.

Gilles B. Legault et Marie-France Dagenais pour l’intervenant Le Tribunal canadien du commerce extérieur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cassels Brock & Blackwell, Toronto, pour la demanderesse.

Flavell Kubrick & Lalonde, Ottawa, pour les défenderesses British Steel Canada Inc. et Unisimas.

Ogilvy Renault, Montréal, pour les défenderesses Aciers Francosteel Canada Inc. et A.G. Der Dillinger Huttenwerke.

Gottlieb & Pearson, Montréal, pour la défenderesse Vitkovice.

Osler, Hoskin & Harcourt, Ottawa, pour l’intervenante Algoma Steel Inc.

McMillan Binch, Toronto, pour l’intervenante Ipsco Inc.

Le Tribunal canadien du commerce extérieur, Ottawa, pour l’intervenant Le Tribunal canadien du commerce extérieur.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement de la Cour prononcés à l’audience par

Le juge Evans, J.C.A. :

A.        INTRODUCTION

[1]        Dans cette demande de contrôle judiciaire, la demanderesse, Stelco Inc., et les intervenantes, Ipsco Inc. et Algoma Steel Ltd., des producteurs nationaux d’acier, demandent à la Cour d’infirmer la décision par laquelle le Tribunal canadien du commerce extérieur a annulé, le 5 mai 1998 [Certaines tôles d’acier au carbone laminées à chaud (Re), [1998] T.C.C.E. no 29 (QL)], une décision qu’il avait rendue le 6 mai 1993 [Tôle d’acier au carbone laminée à chaud (Re), [1993] T.C.C.E. no 70 (QL)]. Les défenderesses sont des exportateurs d’acier dans les pays désignés et des importateurs établis au Canada des marchandises en cause. Le Tribunal a participé à la présente demande de contrôle judiciaire à titre d’intervenant en vue de défendre sa compétence.

[2]        Dans sa première décision, qu’il a rendue après avoir fait enquête en vertu de l’article 42 [mod. par L.C. 1994, ch. 47, art. 169] de la Loi sur les mesures spéciales d’importation, L.R.C. (1985), ch. S-15 [ci-après LMSI], dans sa forme modifiée, le Tribunal avait conclu que le dumping au Canada de certaines tôles d’acier au carbone laminées à chaud et de certaines tôles d’acier allié résistant à faible teneur en provenance des huit pays désignés avait causé et était susceptible de causer un préjudice sensible à la production au Canada de marchandises similaires.

[3]        En vertu du paragraphe 76(2) [mod. par L.C. 1999, ch. 17, art. 183] de la LMSI, le Tribunal peut réexaminer une décision qu’il a rendue par suite d’une enquête menée en vertu de l’article 42. Le paragraphe 76(4) [mod. par L.C. 1988, ch. 65, art. 41] prévoit qu’à la fin d’un réexamen, le Tribunal rend une ordonnance « motivée » prorogeant ou annulant une conclusion antérieure, avec ou sans modification, « selon le cas ».

[4]        Les producteurs nationaux se fondent principalement sur l’alinéa 18.1(4)d) [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5] de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, à l’appui des motifs de révision, en alléguant que la décision du Tribunal était fondée sur des conclusions de fait qui ne pouvaient pas être étayées par la preuve dont il disposait. En particulier, la demanderesse et les intervenantes contestent les conclusions que le Tribunal a tirées au sujet de la réduction de la capacité de production d’acier dans les pays désignés de l’Union européenne.

[5]        Deuxièmement, la demanderesse et les intervenantes soutiennent également que dans ses motifs, le Tribunal ne mentionne pas les faits sur lesquels elles se sont fondées à l’appui de la position selon laquelle la conclusion rendue par le Tribunal en 1993 devrait être prorogée. En particulier, elles soutiennent que, dans ses motifs, le Tribunal ne tient pas compte de la propension des défenderesses à exporter les marchandises en question au Canada, comme le laisse directement entendre la preuve présentée par les témoins des défenderesses et comme il est possible de l’inférer par suite des conclusions de dumping rendues contre certaines défenderesses par d’autres administrations, de l’augmentation du volume d’exportation des marchandises en question provenant des pays désignés, des liens étroits qui existent entre les exportateurs et les importateurs et de la structure commerciale passée.

[6]        Dans la mesure où la demanderesse conteste la décision du Tribunal en se fondant sur les questions qui ont été omises dans ses motifs, il est possible de dire que le Tribunal a commis une erreur de droit susceptible de révision en vertu de l’alinéa 18.1(4)c) [édicté, idem] parce qu’il ne s’est pas acquitté de l’obligation qui lui était imposée par le paragraphe 76(4) de rendre une décision motivée et qu’il n’a pas tenu compte de faits qu’il devait examiner.

B.        LA DÉCISION DU TRIBUNAL

[7]        Le paragraphe 76(4) ne précise pas les faits qui doivent être établis pour que le Tribunal décide de proroger ou d’annuler une décision antérieure. Cette disposition prévoit que le Tribunal doit rendre une ordonnance « selon le cas », mais elle laisse clairement au Tribunal un pouvoir discrétionnaire étendu à cet égard. Néanmoins, suivant ses décisions antérieures, le Tribunal a dit en l’espèce qu’en exerçant son pouvoir discrétionnaire, il avait tenu compte de deux questions : à savoir s’il était probable, advenant l’annulation de son ordonnance antérieure, que le dumping reprenne et, dans l’affirmative, si cela était susceptible de causer un dommage sensible aux producteurs nationaux de marchandises similaires.

[8]        En l’espèce, le Tribunal n’était pas convaincu que, si les droits imposés en 1993 étaient levés, les défenderesses reprendraient probablement le dumping, de sorte qu’il était inutile d’examiner la seconde question. En rendant cette conclusion, le Tribunal s’est fondé en particulier sur l’existence de marchés nationaux dynamiques pour les marchandises en question. Il a donc conclu qu’au sein de l’Union européenne, dont étaient membres quatre des pays exportateurs désignés, et en Amérique du Sud, où un exportateur était établi, la croissance économique avait eu pour effet d’affermir la demande des marchandises en question et de faire monter les prix. En outre, les exportateurs de l’Union européenne faisaient face à une concurrence à prix réduit moins forte de la part des producteurs de l’Europe de l’Est par suite d’accords bilatéraux négociés par l’Union européenne.

[9]        De plus, le Tribunal a conclu qu’il y avait eu une réduction générale de la production d’acier au sein de l’Union européenne, conformément à sa politique. En ce qui concerne les quatre pays désignés et les producteurs, certains avaient réduit leur capacité, la capacité d’autres était demeurée stable, alors que dans un cas, il y avait eu une augmentation de la capacité.

[10]      En se fondant sur des analyses globales et sur des analyses de pays individuels, le Tribunal a conclu que tous ces facteurs avaient donné lieu à un taux élevé d’utilisation de la capacité pour les aciéries dans les pays concernés, de sorte qu’il était peu probable que ces pays reprennent le dumping au Canada.

[11]      Par contre, pendant la récession économique du début des années 1990, il y avait une offre excédentaire des marchandises en question sur le marché international et une chute des prix, ce qui devait constituer des facteurs importants dans la conclusion rendue par le Tribunal en 1993, à savoir que le dumping avait causé un préjudice aux producteurs nationaux.

C.        QUESTIONS EN LITIGE ET ANALYSE

[12]      Il faut au départ déterminer la norme de révision que la Cour doit appliquer aux conclusions rendues par le Tribunal. La demanderesse et les autres producteurs nationaux qui sont intervenus à l’appui de la position de la demanderesse soutiennent que la norme qui s’applique en l’espèce exige de la part de la Cour un examen plus approfondi que dans le cas de la décision « manifestement déraisonnable », parce que la LMSI ne renferme plus la clause d’irrévocabilité qui protégeait les décisions du prédécesseur du Tribunal lorsque la Cour suprême du Canada a statué que telle était la norme, dans l’affaire National Corn Growers Assn. c. Canada (Tribunal des importations), [1990] 2 R.C.S. 1324.

[13]      D’autre part, les défenderesses allèguent que l’existence d’une disposition d’irrévocabilité, ou tout autre genre de clause limitative, ne constitue que l’un des facteurs dont il faut tenir compte en effectuant une analyse pragmatique et fonctionnelle. Ainsi, dans l’arrêt Assoc. canadienne des fabricants de pâtes alimentaires c. Aurora Importing & Distributing Ltd., [1997] A.C.F. no 115 (C.A.) (QL), aux paragraphes 5 et 6, cette Cour a appliqué la norme du caractère manifestement déraisonnable à une décision rendue par le Tribunal alors que, par suite des modifications apportées à la LMSI, la clause d’irrévocabilité avait été supprimée, pour le motif que les autres éléments de l’analyse pragmatique et fonctionnelle (l’économie de la loi, l’objet de l’enquête et la nature spécialisée du tribunal) étaient toujours présents.

[14]      À notre avis, lorsque, comme c’est ici le cas, la décision d’un tribunal administratif fédéral est contestée pour le motif qu’elle est fondée sur des conclusions de fait qui ne sont pas étayées par la preuve, le point de départ de l’analyse doit être la norme de révision prescrite à l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur la Cour fédérale, c’est-à-dire qu’il s’agit de savoir si la conclusion du Tribunal était « tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispos[ait] »: voir, par exemple, Re Rohm& Haas Canada Ltd. et Tribunal antidumping (1978), 91 D.L.R. (3d) 212 (C.A.F.).

[15]      À notre avis, essayer de déterminer si cela équivaut à la norme concernant la décision « manifestement déraisonnable » ou simplement à la norme concernant la décision « déraisonnable » ne nous avance pas beaucoup. De fait, une enquête de ce genre risque d’amener la Cour à ne pas examiner d’une façon minutieuse le libellé que le législateur a employé pour formuler la norme de révision qui s’applique aux conclusions factuelles sur lesquelles les tribunaux administratifs fédéraux fondent leurs décisions.

[16]      Toutefois, cela ne veut pas pour autant dire que le libellé de l’alinéa 18.1(4)d) s’applique d’une façon autonome. Loin de là. Il est certes utile d’aborder la question, lorsque l’on cherche à donner un contenu plus précis au texte législatif, en tenant compte de la norme de common law qui s’applique à la révision des conclusions de fait et des facteurs qui sont inclus dans une analyse pragmatique ou fonctionnelle. À notre avis, trois facteurs laissent entendre qu’en l’espèce, la Cour devrait hésiter d’une façon toute particulière à intervenir dans la décision du Tribunal.

[17]      Premièrement, la décision du Tribunal a été rendue dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire subjectif conféré par le paragraphe 76(4), qui permet au Tribunal de rendre une ordonnance « selon le cas ». Bien sûr, lorsqu’un tribunal fonde une décision discrétionnaire sur des conclusions de fait, la cour de révision doit examiner ces conclusions de façon à s’assurer qu’elles sont rationnellement fondées sur les éléments dont disposait le Tribunal : Québec (Procureur général) c. Canada (Office national de l’énergie), [1994] 1 R.C.S. 159, à la page 178. Néanmoins, le pouvoir discrétionnaire sous-jacent du tribunal a inévitablement pour effet d’accroître son pouvoir lorsqu’il s’agit de déterminer l’importance à attribuer aux divers facteurs, et peut convaincre plus facilement une cour de révision que, même si l’une ou l’autre des conclusions de fait précises qu’il a tirées était vulnérable, la décision finale du tribunal pourrait encore être étayée compte tenu des autres éléments mis à sa disposition.

[18]      Deuxièmement, comme la nature de la contestation des producteurs nationaux devrait le montrer, les faits en litige en l’espèce relèvent manifestement des connaissances spéciales du TCCE et, à moins que la Cour ne fasse preuve d’une grande retenue et ne résiste à l’invitation des producteurs nationaux de soumettre les conclusions à un examen minutieux en dépouillant le dossier, elle risque de reconsidérer les conclusions tirées par le tribunal spécialisé.

[19]      Troisièmement, la Cour devrait faire preuve d’une retenue particulière à l’égard des conclusions du Tribunal qui sont ici en litige parce que les recherches du personnel et les longues observations écrites qui ont été présentées en réponse, portant souvent sur des faits d’une nature générale comme la conjoncture du marché dans les pays étrangers relativement aux marchandises en question, ont eu un rôle important dans le processus d’appréciation des faits du TCCE.

[20]      Bref, les remarques qui ont été faites dans la décision Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, aux pages 853 et 854, paragraphes 53 et 54, à savoir qu’il n’y a pas toujours de démarcation très nette entre les questions d’interprétation légale et le pouvoir discrétionnaire, s’appliquent également à la distinction qui est faite entre un fait et un pouvoir discrétionnaire. Apprécier des faits portant sur des questions spéciales ou faire des prédictions fait inévitablement appel au jugement ou à l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire.

[21]      Par conséquent, la Cour devrait hésiter à infirmer une décision par suite des inférences que le Tribunal a faites à partir des éléments dont il disposait ou à insister pour que, dans ses motifs, le Tribunal examine tous les éléments sur lesquels la demanderesse et les intervenantes se fondent, alors que les éléments que le Tribunal considérait comme particulièrement importants et sur lesquels il a de toute évidence fondé sa décision étaient suffisants pour servir de fondement rationnel à sa décision.

[22]      Par conséquent, afin d’établir que le Tribunal a commis une erreur susceptible de révision, la demanderesse et les intervenantes doivent démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que la conclusion du Tribunal selon laquelle le dumping allait probablement reprendre si la conclusion initiale était annulée n’était pas rationnellement étayée par les éléments dont le Tribunal disposait. Par conséquent, même si le Tribunal a commis une erreur susceptible de révision à l’égard de certaines conclusions de fait, la décision qu’il a rendue au sujet de l’annulation serait néanmoins confirmée s’il y avait d’autres faits sur lesquels il était raisonnablement possible de fonder sa conclusion finale.

[23]      En outre, la nature discrétionnaire de la décision et la pertinence des connaissances spéciales du Tribunal ont pour effet de réduire l’importance que le Tribunal est tenu d’accorder dans ses motifs à l’égard de chaque facteur sur lequel la branche de production nationale s’est fondée dans ses observations. Le Tribunal n’est pas légalement tenu d’être convaincu à l’égard de chacun des facteurs qu’il examine normalement lorsqu’il rend une conclusion sur la probabilité du dumping, et il n’est pas tenu non plus d’expliquer les motifs sur lesquels est fondée sa conclusion au sujet d’un facteur donné simplement parce que les parties ont présenté des éléments de preuve à ce sujet.

[24]      Par conséquent, on ne saurait inférer que le Tribunal n’a pas tenu compte d’un facteur en se fondant sur le fait qu’il ne l’a pas examiné dans ses motifs, et ce, même si une preuve lui a été présentée à cet égard. Un tribunal qui est tenu de motiver ses décisions, comme le TCCE est tenu de le faire en vertu du paragraphe 76(4), doit bien sûr fournir des motifs adéquats, mais cela ne veut pas pour autant dire qu’il doit examiner toutes les questions qui ont été soulevées devant lui. Le tribunal doit plutôt expliquer la conclusion qu’il rend à l’égard des questions qui ont une importance cruciale aux fins de sa décision.

[25]      Étant donné la nature discrétionnaire du pouvoir décisionnel conféré au Tribunal par le paragraphe 76(4), il est impossible de dire dans l’abstrait que l’un des facteurs dont le Tribunal tient normalement compte dans les cas de ce genre a en soi une si grande importance que le Tribunal doit toujours en parler dans ses motifs, dès que les parties soulèvent la question. Il appartient au Tribunal de déterminer l’importance d’un facteur donné à la lumière des conclusions tirées au sujet des autres facteurs.

[26]      Il incombe à la demanderesse de démontrer que tout facteur à l’égard duquel le Tribunal n’a pas rendu une conclusion motivée avait, eu égard aux faits de l’affaire, une importance si manifeste que le Tribunal était tenu en droit d’en parler expressément dans les motifs de sa décision. Les arguments des avocats ne réussissent pas à nous convaincre que le Tribunal a commis une erreur nous permettant d’intervenir en infirmant sa décision et en lui renvoyant l’affaire pour qu’il effectue un nouvel examen ou pour qu’il donne des précisions.

[27]      Parmi les erreurs de fait que le Tribunal a censément commises en l’espèce, les avocats ont semblé accorder une importance particulière aux conclusions qui ont été rendues au sujet de la réduction de la capacité de production d’acier, en particulier par British Steel et par d’autres producteurs au sein de l’Union européenne. Il a été soutenu que le Tribunal lui-même estimait que c’était un facteur très important parce qu’il a dit que ce facteur « dépasse les frontières des pays » et qu’il avait des répercussions sur les quatre pays de l’Union européenne qui étaient désignés dans la conclusion initiale. Par conséquent, a-t-il été soutenu, puisque le Tribunal a commis une erreur à l’égard de sa conclusion la plus importante, cela a pour effet de vicier le reste de la décision.

[28]      Nous ne croyons pas que c’était ce que le Tribunal voulait dire. À notre avis, le Tribunal a attaché au moins autant d’importance, sinon plus, à l’augmentation de la demande pour les marchandises en question au cours d’une période de remontée économique et de hausse des prix, d’utilisation élevée de la capacité et de diminution de la concurrence de l’Europe de l’Est. Étant donné que les conclusions rendues par le Tribunal sur ces questions n’ont pas été contestées, nous ne pouvons conclure que la décision du Tribunal n’était pas rationnellement fondée eu égard à l’ensemble de la preuve.

[29]      De toute façon, nous ne sommes pas convaincus que les conclusions que le Tribunal a rendues au sujet de la réduction de la capacité de production sont si clairement contraires à la preuve ou si contradictoires qu’elles constituent une erreur susceptible de révision, étant donné en particulier la grande retenue dont il faut faire preuve à l’égard des conclusions de fait relevant des connaissances spéciales du Tribunal.

[30]      Ainsi, nous sommes en mesure de constater que certaines réponses données par M. Heller, un témoin qui a été assigné pour le compte des exportateurs allemands, étaient plutôt ambiguës et que le témoin a comparu plutôt tardivement. Néanmoins, il n’était pas déraisonnable pour le Tribunal de conclure à partir de cette preuve que l’Union européenne avait comme politique de réduire la capacité de production, cet objectif devant en partie être atteint au moyen de la privatisation de l’industrie, et que la mise en œuvre des politiques en cause, même si elle n’était pas complète, avait entraîné au sein de l’Union européenne une réduction de la capacité de production d’acier d’environ 19 millions de tonnes, y compris une réduction de la production de British Steel.

[31]      Nous ne sommes pas non plus d’accord pour dire que les remarques que le Tribunal a faites dans ses motifs au sujet de la réduction de la capacité de production d’acier au carbone depuis 1988 et du fait que, depuis l’année 1994, la capacité était demeurée stable sont nécessairement incohérentes. Les chiffres se rapportent à des périodes et à des marchandises quelque peu différentes.

[32]      Il a également été soutenu que le Tribunal avait commis une erreur de droit en tenant compte de la réduction de capacité de British Steel, parce que cela ne s’était pas produit au cours des années qui avaient précédé la décision du Tribunal, en 1998. La réduction datait des années antérieures à la décision de 1993, lorsque le Tribunal avait conclu qu’il y avait eu dumping préjudiciable.

[33]      À notre avis, cela n’équivaut pas à une erreur susceptible de révision étant donné que le Tribunal possédait un large pouvoir discrétionnaire en ce qui concerne l’importance qu’il accorde aux éléments dont il dispose et les inférences en résultant. Il était certes loisible au Tribunal de tenir compte de la conjoncture du marché au moment où il a rendu sa décision initiale, par rapport à la conjoncture juste avant l’année 1998, en particulier du pourcentage élevé d’utilisation de la capacité, des marchés dynamiques et des changements qui étaient survenus dans la structure du capital social de certaines parties de l’industrie.

[34]      Les avocats ont également contesté la conclusion du Tribunal selon laquelle il n’y aurait probablement pas de dumping en provenance du Brésil, parce que le carnet de commandes du principal producteur brésilien, Usiminas, était rempli jusqu’à la fin de l’année 1998 et devait demeurer rempli quelque temps par la suite. Les avocats ont soutenu que, selon la preuve, un projet important devait être mené à terme au mois de septembre 1998, et que les autres contrats sur lesquels Usiminas comptait pour utiliser sa capacité sans faire d’exportations au Canada n’avaient pas encore été conclus. Pour les motifs ci-après énoncés, nous ne pouvons pas considérer cette conclusion comme justifiant l’annulation de la décision du Tribunal en ce qui concerne le Brésil.

[35]      Premièrement, le Tribunal a simplement dit qu’Usiminas s’attendait à ce que son carnet de commandes soit rempli après 1998. Deuxièmement, si la preuve n’étayait pas la conclusion du Tribunal selon laquelle le carnet de commande d’Usiminas était déjà rempli, on avait uniquement omis de tenir compte des trois ou quatre derniers mois de l’année. Troisièmement, il existait un bon nombre d’éléments de preuve indiquant que la demande était forte et le marché dynamique en Amérique du Sud à l’égard des marchandises en question, et par conséquent, la conclusion du Tribunal selon laquelle il était peu probable que le dumping reprenne si la conclusion rendue en 1993 était annulée était rationnellement fondée.

[36]      Nous examinerons maintenant l’allégation selon laquelle le Tribunal a commis une erreur de droit en omettant de tenir compte de la preuve et des arguments concernant les liens existant entre les exportateurs et les importateurs et leurs pratiques commerciales, la volonté de la part de British Steel de fixer ses prix à l’exportation au Canada, si les droits étaient levés, sans tenir compte de la question de savoir s’il s’agissait de prix de dumping, d’autres allégations et conclusions relatives au dumping de l’acier, et le fait qu’il n’y avait pas eu d’exportation en provenance au Canada, des pays désignés depuis 1993, lorsque les droits étaient entrés en vigueur.

[37]      Comme il en a déjà été fait mention, le Tribunal n’était pas légalement tenu d’examiner ces questions dans ses motifs, malgré la preuve présentée à ce sujet par les producteurs nationaux, sauf s’il était clair que ces questions étaient tellement importantes aux fins de la décision que le Tribunal était tenu d’énoncer ses conclusions et que, puisqu’il avait omis de le faire, il était possible d’inférer qu’il n’en avait pas tenu compte.

[38]      Compte tenu de l’autre conclusion que le Tribunal a rendue, à savoir que le dumping était peu probable (une forte demande sur les marchés nationaux, y compris l’Union européenne dans son ensemble, une utilisation élevée de la capacité et la hausse des prix), nous sommes d’avis que le Tribunal a peut-être à juste titre considéré qu’eu égard aux circonstances de l’affaire, ces autres facteurs avaient une importance minime.

[39]      Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens.

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