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[2000] 3 C.F. 298

A-20-98

Michael Taylor (appelant)

c.

Procureur général du Canada (intimé)

et

Le Congrès juif canadien (intervenant)

Répertorié : Taylor c. Canada (Procureur général) (C.A.)

Cour d’appel, juges Robertson, Sexton et Evans, J.C.A.—Toronto, 27 janvier; Ottawa, 6 mars 2000.

Juges et tribunaux Immunité judiciaire face à toute poursuiteAppel du rejet d’une demande de contrôle judiciaire de la décision de la CCDP qu’elle n’avait pas compétence pour enquêter sur la plainte portant sur la décision d’un juge de la Cour de l’Ontario (Division générale) au sujet du port d’un couvre-chef pour des motifs religieux par des membres du public assistant à un procès criminelLa CCDP a conclu que le juge était protégé par l’immunité absolue reconnue aux jugesAppel rejetéSi on pouvait poursuivre les juges pour leurs décisions, il n’y aurait pas de finalité aux décisions réglant les différends, les affaires mettraient encore plus de temps à se rendre à l’audience et au jugement, et l’indépendance judiciaire serait sérieusement battue en brècheL’immunité judiciaire est fondée sur le besoin de protéger le public et non les jugesL’immunité judiciaire n’est pas acquise à un juge qui savait ne pas agir dans les limites de sa compétenceL’ordonnance contestée n’est pas visée par l’exception, parce que le juge avait la compétence requise de rendre l’ordonnance en cause en vertu de l’art. 486 du Code criminel, même s’il a commis une erreur dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, et il croyait avoir compétenceComme l’ordonnance se situe dans le cadre du pouvoir inhérent de la Cour, il ne peut s’agir d’un acte administratif non couvert par l’immunité judiciaireL’exception à l’immunité judiciaire ne donnera pas lieu à une avalanche de réclamations vexatoires, notre système (requête en radiation, jugement sommaire, octroi des dépens) fournissant une protection contre les réclamations vexatoires.

Droit constitutionnel Principes fondamentauxL’immunité judiciaire n’est pas incompatible avec les droits à l’égalité garantis par la Charte, puisqu’elle est un principe constitutionnel fondamentalAu vu de l’importance constitutionnelle de l’immunité judiciaire, l’exception de « mauvaise foi » à l’immunité judiciaire est d’application très limitéeElle ne peut être invoquée simplement par suite d’une erreur dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’un juge, comme en l’instanceLa reconnaissance d’une exception à l’immunité judiciaire ne donnera pas lieu à une avalanche de réclamations vexatoiresNotre système judiciaire fournit un niveau suffisant de protection face aux revendications totalement injustifiées.

Droits de la personne Appel du rejet d’une demande de contrôle judiciaire de la décision de la CCDP qu’elle n’avait pas compétence pour enquêter sur la plainte portant sur la décision d’un juge de la Cour de l’Ontario (Division générale) au sujet du port au tribunal d’un couvre-chef pour des motifs religieuxLa C.A.O. a conclu que le juge avait pu donner l’impression qu’il ne s’intéressait pas aux droits des minorités en laissant entendre, par erreur, que seules certaines communautés religieuses sont protégées par la CharteLa CCDP a conclu que le juge était protégé par l’immunité absolue reconnue aux jugesNi la CCDP, ni le TCDP n’offrent de garanties suffisantes pour protéger le principe de l’indépendance judiciaireLe fait d’accorder à la Commission le pouvoir d’enquêter pour déterminer si le juge a agi en tant que juge détruirait complètement l’immunité judiciaire et l’indépendance de la magistratureLes réparations prévues à l’art. 53(2) de la LCDP si la plainte est justifiée seraient néfastes pour le principe non écrit de l’indépendance de la magistratureL’art. 41(1)c) de la LCDP, qui exige que la Commission enquête sur toute plainte sauf celles qui ne sont pas de sa compétence, exclut toute enquête de la Commission sur la plainte.

En l’espèce, appel est interjeté de la décision prise par la Section de première instance rejetant une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission canadienne des droits de la personne qu’elle n’avait pas compétence pour enquêter sur la plainte du demandeur. Durant un procès criminel, le juge Whealy, de la Cour de l’Ontario (Division générale), a ordonné que les membres du public qui portaient des chapeaux les enlèvent ou sortent. Le demandeur a refusé, déclarant qu’il était de religion musulmane et que le port de son couvre-chef faisait partie de sa pratique religieuse. Suite à une requête présentée par l’avocat de l’accusé pour obtenir que toute personne portant un couvre-chef pour des motifs religieux puisse assister au procès sans avoir à le retirer, le juge Whealy a décidé que les couvre-chefs ne seraient permis en présence du tribunal que s’il s’agissait d’une marque de foi exigée par une communauté religieuse bien établie et reconnue. Le juge Whealy a aussi rejeté une deuxième requête, appuyée par un affidavit souscrit par le demandeur expliquant l’aspect religieux de son couvre-chef, demandant qu’il soit autorisé à assister au procès. Le demandeur a porté plainte au Conseil canadien de la magistrature et à la Commission canadienne des droits de la personne. Le Conseil n’a pris aucune mesure, au motif que les décisions en cause du juge Whealy impliquaient des droits légaux qui ne peuvent faire l’objet d’une décision du Conseil. La Cour d’appel de l’Ontario a accueilli l’appel de l’accusé pour d’autres motifs, mais a déclaré que le juge Whealy avait commis une erreur en laissant entendre que seules certaines communautés religieuses peuvent se prévaloir de la Charte et en interdisant l’accès à la salle d’audience à certains membres du public, et que ce faisant il a pu par inadvertance donner l’impression qu’il ne s’intéressait pas aux droits des minorités. Suite aux commentaires négatifs de la Cour d’appel, le Conseil a réexaminé la plainte et a exprimé sa désapprobation face aux commentaires du juge Whealy, mais il n’a pas jugé cette conduite suffisamment sérieuse pour justifier une action ultérieure de sa part. La Commission canadienne des droits de la personne a décidé de ne pas enquêter sur la plainte, compte tenu de l’immunité absolue reconnue aux juges par la common law. La Section de première instance de la Cour fédérale a conclu que la décision du juge Whealy avait été prise en sa qualité de juge et qu’il était en conséquence protégé face à toute poursuite du fait de son immunité judiciaire.

La question en appel est la suivante : la plainte est-elle de la compétence de la Commission, ou est-elle irrecevable du fait de l’immunité judiciaire prévue par la common law?

Arrêt : l’appel est rejeté.

Si la Cour décide que la Commission n’avait pas compétence pour examiner la conduite du juge Whealy, le demandeur n’est pas privé de tout recours. Il appert qu’il aurait pu en appeler de l’ordonnance directement à la Cour suprême du Canada, en demandant l’autorisation d’en appeler en vertu de l’article 40 de la Loi sur la Cour suprême. Il a déjà présenté une plainte au Conseil canadien de la magistrature.

Si on pouvait poursuivre les juges pour leurs décisions, il n’y aurait pas de finalité aux décisions réglant les différends, les affaires mettraient encore plus de temps à se rendre à l’audience et au jugement, gaspillant ainsi des ressources judiciaires déjà rares, et l’indépendance judiciaire serait sérieusement battue en brèche. En conséquence, l’immunité judiciaire est fondée sur le besoin de protéger le public et non les juges.

On a dit que l’immunité judiciaire n’est pas absolue. Dans Sirros v. Moore, lord Denning a déclaré que rien ne peut rendre un juge sujet à des poursuites sauf la démonstration qu’il savait ne pas agir dans les limites de sa compétence. Bien qu’on ne puisse dire que la Cour suprême du Canada a tranché la question de façon définitive, notre Cour croit qu’il y a lieu d’accepter que l’exception de lord Denning fait partie du droit canadien. L’ordonnance n’est pas visée par l’exception de « mauvaise foi » à l’immunité judiciaire, puisque le juge Whealy avait la compétence requise de rendre l’ordonnance en cause en vertu du paragraphe 486(1) du Code criminel, qui autorise un juge à exclure des membres du public d’une salle d’audience dans l’intérêt du maintien de l’ordre, même si on a déterminé plus tard qu’il avait commis une erreur dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Le juge Whealy a rendu l’ordonnance qui lui semblait nécessaire au maintien de l’ordre dans la salle d’audience. En conséquence, le juge Whealy avait compétence en vertu du paragraphe 486(1) du Code criminel et il est clair qu’il croyait avoir compétence. Il n’est donc absolument pas nécessaire de décider si le principe de l’immunité judiciaire comporte une exception de « mauvaise foi ».

Le Congrès juif canadien, intervenant, soutient que la Cour devrait adopter une distinction entre les actes administratifs, qui ne sont pas couverts par l’immunité judiciaire, et les actes judiciaires, qui sont couverts par l’immunité judiciaire. L’ordonnance du juge Whealy n’était pas un acte administratif. Elle était de nature judiciaire et elle se situait dans le cadre de sa compétence, même si la Cour d’appel de l’Ontario a jugé qu’il avait commis une erreur en l’exerçant. Un acte qui se situe dans le cadre du pouvoir inhérent de la Cour ne peut évidemment pas être un acte administratif.

À l’appui de sa position que l’immunité judiciaire devrait être modifiée pour mieux s’aligner sur la Charte et sur la législation en matière des droits de la personne, l’intervenant cite la Cour suprême du Canada, qui a déclaré dans l’arrêt Nelles c. Ontario que le fait d’accorder l’immunité absolue aux poursuivants irait à l’encontre du principe même de l’égalité devant la loi. Nelles ne traitait pas de l’immunité judiciaire. L’immunité judiciaire n’est pas incompatible avec la Charte, puisque l’immunité judiciaire est un principe constitutionnel fondamental. Finalement, l’exception à l’immunité absolue établie dans Sirros v. Moore est d’application très limitée. Les affaires où un demandeur pourra démontrer qu’un juge a agi en sachant qu’il n’avait pas compétence seront très, très rares. Au vu de l’importance constitutionnelle de l’immunité judiciaire, l’exception de « mauvaise foi » à l’immunité judiciaire ne peut être invoquée simplement parce qu’un juge a commis une erreur dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, ce qui est arrivé en l’instance. De plus, la reconnaissance d’une exception à l’immunité judiciaire ne donnera pas lieu à une avalanche de réclamations vexatoires. Notre système juridique fournit un niveau suffisant de protection : les réclamations frivoles peuvent être radiées avant la tenue d’une instruction, un défendeur peut présenter une requête en jugement sommaire avant la tenue de l’instruction, et les dépens peuvent être accordés de façon à prévenir les revendications totalement injustifiées.

Quant à la suggestion que les juges peuvent être soumis aux dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne, ni la Commission canadienne des droits de la personne, ni le Tribunal canadien des droits de la personne n’offrent des garanties suffisantes pour protéger l’intégrité du principe de l’indépendance judiciaire. Le fait d’accorder à la Commission le pouvoir d’enquêter sur le juge Whealy pour déterminer s’il agissait en tant que juge détruirait complètement l’immunité judiciaire et l’indépendance de la magistrature. Une fois la Commission saisie d’une enquête, elle pourrait demander au Tribunal canadien des droits de la personne d’instruire la plainte de M. Taylor si elle est convaincue, compte tenu des circonstances relatives à celle-ci, que l’instruction est justifiée. Si le Tribunal était éventuellement saisi de la plainte, les conséquences sur l’indépendance de la magistrature seraient tout aussi catastrophiques. Le paragraphe 53(2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne prévoit plusieurs réparations que le Tribunal peut obtenir s’il conclut qu’une plainte est justifiée. Ces réparations seraient tout aussi néfastes pour le principe constitutionnel non écrit de l’indépendance de la magistrature et elles permettent d’illustrer pourquoi il est essentiel que l’immunité judiciaire soit invoquée pour empêcher que des procédures soient engagées contre des juges devant la Commission.

L’alinéa 41(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne exclut toute enquête de la Commission sur la plainte de M. Taylor, parce qu’elle n’est pas de leur compétence.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44].

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 486(1) (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 27, art. 203).

Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, art. 5, 41(1)c) (mod. par L.C. 1995, ch. 44, art. 49), 43(2.2) (édicté par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 63), 49(1) (mod. par L.C. 1998, ch. 9, art. 27), 53(2)a) (mod., idem), b) (mod., idem), c) (mod., idem), e) (mod., idem).

Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5].

Loi sur la Cour suprême, L.R.C. (1985), ch. S-26, art. 40 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 37).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835; (1994), 120 D.L.R. (4th) 12; 94 C.C.C. (3d) 289; 34 C.R. (4th) 269; 25 C.R.R. (2d) 1; 175 N.R. 1; 76 O.A.C. 81; Sirros v. Moore, [1974] 3 All ER 776 (C.A.); Scott v. Stansfield (1868), L.R. 3 Ex. 220; MacKeigan c. Hickman, [1989] 2 R.C.S. 796; (1989), 94 N.S.R. (2d) 1; 61 D.L.R. (4th) 688; 41 Admin. L.R. 236; 50 C.C.C. (3d) 449; 72 C.R. (3d) 129; 100 N.R. 81; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale (Î.-P.-É.), [1997] 3 R.C.S. 3; (1997), 204 A.R. 1; 156 Nfld. & P.E.I.R. 1; 150 D.L.R. (4th) 577; [1997] 10 W.W.R. 417; 121 Man. R. (2d) 1; 49 Admin. L.R. (2d) 1; 118 C.C.C. (3d) 193; 11 C.P.C. (4th) 1; 217 N.R. 1.

DISTINCTION FAITE D’AVEC :

Nelles c. Ontario, [1989] 2 R.C.S. 170; (1989), 60 D.L.R. (4th) 609; 41 Admin. L.R. 1; 37 C.P.C. (2d) 1; 71 C.R. (3d) 358; 42 C.R.R. 1; 98 N.R. 321; 35 O.A.C. 161.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

R. v. Laws (1998), 41 O.R. (3d) 499; 165 D.L.R. (4th) 301; 18 C.R. (5th) 257 (C.A.); Bradley v. Fisher (1872), 13 Wall. 335 (U.S.S.C.); McC v. Mullan, [1984] 3 All ER 908 (H.L.); Morier et autre c. Rivard, [1985] 2 R.C.S. 716; (1985), 23 D.L.R. (4th) 1; 17 Admin. L.R. 230; 64 N.R. 46; inf. [1983] C.A. 334 (C.A. Qué.); Royer c. Mignault, [1988] R.J.Q. 670; (1988), 50 D.L.R. (4th) 345; 32 C.R.R. 1; 13 Q.A.C. 39 (C.A.); autorisation d’appel à la C.S.C. refusée [1988] 1 R.C.S. xiii; 50 D.L.R. (4th) viii; Proulx c. Québec (Procureur général), [1997] R.J.Q. 419; (1997), 145 D.L.R. (4th) 394 (C.A.).

DÉCISIONS CITÉES :

Garnett v. Ferrant (1827), 6 B. & C. 611; 108 E.R. 576 (K.B.); McCann c. La Reine, [1975] C.F. 272 (C.A.); Forrester v. White, 484 U.S. 219 (1988).

DOCTRINE

Brun, Henri et Guy Tremblay. Droit constitutionnel, Cowansville (Qué.) : Éditions Yvon Blais, 1982.

Friedland, Martin L. Une place à part : l’indépendance et la responsabilité de la magistrature au Canada. Ottawa : Conseil canadien de la magistrature, 1995.

Halsbury’s Laws of England, vol. 1, 4th ed. London : Butterworths, 1973.

APPEL d’une décision de la Section de première instance rejetant une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission canadienne des droits de la personne qu’elle n’avait pas compétence pour enquêter sur une plainte concernant une ordonnance d’un juge de la Cour de l’Ontario (Division générale), portant sur le port de couvre-chefs pour des motifs religieux par des membres du public assistant à un procès criminel (Taylor c. Canada (Procureur général) (1997), 155 D.L.R. (4th) 740 (C.F. 1re inst.)). Appel rejeté.

ONT COMPARU :

Peter M. Rosenthal et J. R. Richards pour l’appelant.

Richard A. Kramer et Michael H. Morris pour l’intimé.

Ed Morgan pour l’intervenant.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

African Canadian Legal Clinic, Toronto, pour l’appelant.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.

Ed Morgan, Toronto, pour l’intervenant.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Sexton, J.C.A. :

INTRODUCTION

[1]        Les juges sont des êtres humains. Les juges font des erreurs. Bien que toute personne ait généralement le droit d’en appeler d’une décision qu’elle considère être erronée, la question de savoir s’il existe un droit de poursuivre un juge ou de se plaindre à la Commission canadienne des droits de la personne de la conduite d’un juge soulève maintes questions difficiles.

[2]        Dans notre système contradictoire, il arrive souvent qu’une personne soit mécontente de la décision d’un juge. Si un juge savait qu’une décision erronée pourrait se traduire par une responsabilité personnelle, cela pourrait influencer sa décision. Un juge pourrait avoir des réserves lorsqu’il s’agit de donner tort à la partie la plus puissante.

[3]        La question se complique si l’on examine ce qui pourrait constituer une erreur ouvrant droit à des poursuites contre un juge. L’erreur existe-t-elle lorsqu’un juge voit son jugement infirmé en appel? Qu’arrive-t-il si le jugement en première instance est rétabli lors d’un appel ultérieur? Les juges d’appel ont-ils commis une erreur ouvrant droit à une poursuite? Qu’arrive-t-il si le juge de première instance ainsi que la Cour d’appel voient leur décision commune infirmée par la Cour suprême du Canada? Le juge de première instance et les juges de la Cour d’appel sont-ils susceptibles de poursuites?

[4]        Les attributs les plus importants des juges face au public sont l’objectivité, l’indépendance et l’impartialité. Ces attributs doivent être protégés et il y a lieu d’examiner très attentivement tout principe de droit novateur qui autoriserait un justiciable à invoquer une procédure administrative qui empiéterait sur ces attributs.

LE CONTEXTE

[5]        Le 15 novembre 1993, le juge Whealy, de la Cour de l’Ontario (Division générale), devait présider le procès criminel de Dudley Laws. À l’ouverture, le juge Whealy a noté le fait que certains membres du public portaient des chapeaux dans la salle d’audience. Il a ordonné qu’on enlève ces chapeaux ou que ceux qui les portaient sortent.

[6]        Le 22 novembre 1993, l’appelant, M. Taylor, s’est rendu au procès de M. Laws. Alors qu’il était dans la salle d’audience depuis à peu près cinq minutes, un agent de la Cour s’est approché de lui pour lui dire que le juge Whealy ne permettait pas qu’on porte des « chapeaux » dans la salle d’audience. M. Taylor a déclaré à l’agent qu’il était de religion musulmane et que le port de son couvre-chef faisait partie de sa pratique religieuse. L’agent lui a déclaré qu’on ne faisait aucune exception et que s’il n’enlevait pas son couvre-chef il devrait quitter la salle d’audience. M. Taylor est alors sorti.

[7]        Le même jour, le juge Whealy a tranché une requête présentée par l’avocat de M. Laws. Ce dernier cherchait à faire établir que toute personne portant un chapeau, ou autre couvre-chef, pour des motifs religieux, pouvait assister au procès de M. Laws sans avoir à le retirer.

[8]        Dans son jugement, le juge Whealy a conclu qu’on [traduction] « ne pouvait mettre en doute que le juge qui préside avait non seulement la compétence, mais aussi le devoir, d’assurer le respect de la solennité et de la dignité dans les comportements devant une cour supérieure de justice »[1]. Il a énoncé les critères applicables au protocole vestimentaire, notamment que [traduction] « les hommes doivent avoir la tête nue; quant aux femmes, si elles portent un couvre-chef, ce dernier ne doit pas être ostentatoire ou gêner les autres membres du public »[2]. Il a alors indiqué dans quelles circonstances les membres du public pouvaient porter des couvre-chefs ayant une signification religieuse dans la salle d’audience :

[traduction] Certains couvre-chefs sont facilement reconnaissables par leur forme, leur couleur ou leur style, et ils indiquent que la personne qui les porte est membre d’une race, culture, communauté nationale ou religieuse qui est bien établie et reconnue; il s’agit de ces communautés qui sont clairement couvertes par la Charte. Il ne me vient pas à l’esprit qu’aucune de ces communautés aurait adopté un couvre-chef qui n’a pas l’aspect digne et uniforme que je viens de mentionner. Même parmi ces communautés, les couvre-chefs ne seront permis en présence du tribunal que s’il s’agit d’une marque de foi exigée par une communauté religieuse bien établie et reconnue.

[9]        Le 25 novembre 1993, M. Taylor a fait une nouvelle tentative pour entrer dans la salle d’audience du juge Whealy et il a été refoulé par un agent de la Cour.

[10]      M. Taylor a demandé à l’avocat de M. Laws de présenter une deuxième requête demandant qu’il soit autorisé à assister au procès de ce dernier. L’avocat de M. Laws a accepté de le faire. À l’appui de cette requête, M. Taylor a souscrit un affidavit expliquant l’aspect religieux de son couvre-chef. Le juge Whealy a à nouveau rejeté cette demande, essentiellement pour les mêmes motifs que la première fois. Au procès, M. Laws a été trouvé coupable de la plupart des infractions dont on l’accusait[3].

[11]      M. Taylor s’est plaint de la conduite du juge Whealy à la Commission ontarienne des droits de la personne. La Commission ontarienne des droits de la personne a conclu qu’elle n’avait pas compétence pour enquêter sur la plainte, au motif que sa compétence ne portait que sur les questions provinciales et que les juges de la Cour de l’Ontario (Division générale) sont nommés par le gouvernement fédéral.

[12]      M. Taylor a alors adressé sa plainte au sujet de la conduite du juge Whealy au Conseil canadien de la magistrature (le Conseil) et à la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission).

[13]      Le Conseil a informé M. Taylor qu’il ne prendrait aucune mesure suite à sa plainte, déclarant qu’il [traduction] « était évident que M. le juge Whealy avait pris les mesures qu’il considérait nécessaires pour assurer le maintien de l’ordre dans la salle d’audience ». Il ajoutait en conclusion que [traduction] « son autorité de prendre les décisions en cause […] implique des droits légaux qui ne peuvent faire l’objet d’un examen ou d’une décision du Conseil ». Le Conseil a dit à M. Taylor que les décisions du juge Whealy ne pouvaient être contestées que par la voie d’un appel à la Cour d’appel de l’Ontario. Cette procédure était déjà amorcée à la demande de M. Laws, l’accusé au procès duquel M. Taylor n’avait pu assister.

[14]      M. Taylor a demandé au Conseil de réexaminer son refus d’agir. Le Conseil n’a pas donné suite, déclarant que [traduction] « les décisions prises par des juges lorsqu’ils agissent indépendamment dans le cadre de leurs fonctions judiciaires sont du ressort des cours d’appel ». Toutefois, le Conseil a ajouté que [traduction] « si la Cour d’appel devait faire un commentaire négatif quant à la conduite d’un juge, le Conseil pourrait examiner si cette conduite était d’une nature telle qu’elle serait de la compétence du Conseil qui, comme vous le savez, consiste à déterminer si une recommandation devrait être présentée pour qu’un juge soit révoqué ».

[15]      En Cour d’appel, un des motifs d’appel présenté par M. Laws était que l’ordonnance du juge Whealy visant à exclure les membres du public qui portaient des couvre-chefs [traduction] « compromettait l’apparence d’un procès juste »[4]. Le 9 septembre 1998, la Cour d’appel de l’Ontario a rendu sa décision dans l’appel de M. Laws, annulant sa déclaration de culpabilité et ordonnant un nouveau procès.

[16]      Dans ses motifs, la Cour d’appel n’a pas [traduction] « jugé nécessaire d’arriver à une conclusion »[5] quant à savoir si l’exclusion des membres du public qui portent un couvre-chef [traduction] « est suffisante en soi pour établir l’existence d’une erreur justifiant une annulation »[6], compte tenu de sa décision d’accueillir l’appel de M. Laws pour d’autres motifs[7]. Toutefois, la Cour d’appel a décidé que le juge Whealy avait commis une erreur dans [traduction] « l’exercice de son pouvoir discrétionnaire »[8] lorsqu’il a établi une distinction [traduction] « entre les exigences d’une religion particulière et celles d’une pratique religieuse choisie »[9], puisque [traduction] « la liberté de religion prévue à la Charte couvre certainement beaucoup plus qu’une doctrine obligatoire »[10]. La Cour a aussi décidé que le juge Whealy avait commis une erreur [traduction] « en laissant entendre que seules certaines communautés peuvent se prévaloir de la Charte »[11], et elle a ajouté que [traduction] « aucune personne ou communauté religieuse n’est moins protégée par la Charte que les grandes religions reconnues »[12]. La Cour a conclu que [traduction] « le juge de première instance avait commis une erreur en interdisant l’accès de la salle d’audience à certains membres du public »[13] et que, ce faisant, [traduction] « il a pu par inadvertance donner l’impression qu’il ne s’intéressait pas aux droits de minorités »[14].

[17]      Étant donné le jugement de la Cour d’appel et la déclaration du Conseil qu’elle pouvait examiner la question de savoir si la conduite du juge Whealy était de la compétence du Conseil si la Cour d’appel faisait un commentaire négatif au sujet de la conduite d’un juge, M. Taylor a écrit au Conseil peu de temps après la décision de la Cour d’appel de l’Ontario pour demander qu’on réexamine sa plainte.

[18]      C’est ce que le Conseil a fait. Il a sollicité le point de vue du juge Whealy. Ce dernier a déclaré au Conseil qu’il [traduction] « regrettait sincèrement d’avoir pu donner l’impression qu’il ne s’intéressait pas aux droits des minorités [ce qui] n’est pas le cas et n’était certainement pas mon intention ».

[19]      Dans son examen de la plainte de M. Taylor, le Conseil a exprimé sa désapprobation face aux commentaires faits par le juge Whealy durant le procès de M. Laws. Toutefois, il n’a pas jugé cette conduite suffisamment sérieuse pour justifier une action ultérieure de sa part, telle qu’une recommandation que le juge Whealy soit révoqué. La décision du Conseil fait présentement l’objet d’une demande de contrôle judiciaire présentée par M. Taylor.

[20]      La plainte de M. Taylor à la Commission canadienne des droits de la personne n’a pas été couronnée de succès. La Commission a décidé qu’en vertu de l’alinéa 41(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne[15], elle ne pouvait enquêter sur cette plainte parce qu’elle n’avait pas compétence. Elle a conclu à cette absence de compétence du fait que le juge Whealy bénéficiait de l’immunité absolue reconnue aux juges par la common law.

[21]      M. Taylor a demandé le contrôle judiciaire de cette décision à la Section de première instance de la Cour fédérale [(1997), 155 D.L.R. (4th) 740]. Cette dernière a rejeté la demande au motif que la décision du juge Whealy avait été prise en sa qualité de juge et qu’il était en conséquence protégé face à toute poursuite civile du fait de son immunité judiciaire. C’est cette décision que M. Taylor porte maintenant en appel devant notre Cour. Le Congrès juif canadien (CJC) a obtenu l’autorisation d’intervenir dans cet appel.

LA DÉCISION PORTÉE EN APPEL

[22]      Dans sa décision, le juge Dubé [à la page 744] s’est appuyé sur Sirros v. Moore[16] où l’on trouve que [traduction] « les juges des cours supérieures sont protégés lorsqu’ils exercent leurs fonctions de bonne foi et qu’ils croient avoir compétence »[17]. Il a conclu qu’il « est bien établi en l’espèce que le juge Whealy a agi dans l’exercice de ses fonctions et qu’il ne peut donc pas faire l’objet d’une action en dommages-intérêts »[18]. Il a ajouté que l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, qui porte qu’un fournisseur de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement offerts au public, qui en prive un individu commet un acte discriminatoire, lui semblait « viser les locaux commerciaux »[19], et qu’ « on pourrait difficilement affirmer qu’elle s’étend à la conduite d’un juge dans [une] salle d’audience »[20]. En définitive, il a conclu que le Conseil serait l’instance indiquée pour l’examen de la plainte de M. Taylor. Il va de soi que le juge Dubé a rendu son jugement avant la décision finale du Conseil qui est résumée ci-haut.

LA QUESTION EN APPEL

La plainte de M. Taylor est-elle de la compétence de la Commission, ou est-elle irrecevable du fait de l’immunité judiciaire prévue par la common law?

ANALYSE

M. Taylor était-il privé de tout recours?

[23]      Le CJC a d’abord soutenu que le préjudice dont M. Taylor se plaint était d’autant plus grand qu’il n’avait pas le recours traditionnel d’en appeler de la décision du juge Whealy. Le CJC explique que, comme M. Taylor n’était pas partie au procès criminel auquel il voulait assister, il n’a aucun droit d’appel. En conséquence, le CJC soumet que si notre Cour décide que la Commission ne peut examiner la conduite du juge Whealy, M. Taylor n’aura alors droit à aucune réparation juste et appropriée. Cette déclaration ne tient pas compte, bien sûr, de la réparation qui consiste à présenter une plainte au Conseil canadien de la magistrature. M. Taylor s’est prévalu de ce droit.

[24]      De toute façon, il appert que M. Taylor aurait pu en appeler de l’ordonnance du juge Whealy. Dans Dagenais c. Société Radio-Canada[21], le juge en chef Lamer a analysé comment les tiers pouvaient en appeler des ordonnances de non-publication prises en vertu d’un « pouvoir discrétionnaire issu de la common law ou d’origine législative »[22]. Il a conclu que lorsqu’un juge d’une cour supérieure d’une province prononce une telle ordonnance de non-publication, les médias (et les tiers en général) peuvent demander l’autorisation d’en appeler directement à la Cour suprême en vertu de l’article 40 de la Loi sur la Cour suprême[23]. Par conséquent, l’arrêt Dagenais démontre que M. Taylor aurait pu en appeler de l’ordonnance du juge Whealy, prise en vertu d’un pouvoir discrétionnaire d’origine législative, directement à la Cour suprême du Canada. Il ne l’a pas fait.

La portée de l’immunité judiciaire

[25]      Les justiciables se tournent vers les juges et les tribunaux pour obtenir le règlement de problèmes difficiles lorsque toutes les autres voies de règlement d’un litige sont épuisées. En conséquence, comme la Cour suprême des États-Unis l’a constaté dans Bradley v. Fisher[24], les tribunaux doivent souvent décider d’affaires qui [traduction] « mettent non seulement en cause des intérêts financiers importants, mais aussi la liberté et la réputation des parties, suscitant ainsi des émotions fortes »[25]. Elle a aussi noté que de tels litiges se soldent inévitablement par le fait qu’il y a un perdant, qui sera vraisemblablement déçu du résultat.

[26]      Voyons ce qui pourrait arriver si on pouvait poursuivre les juges pour leurs décisions en cas de déception. Une des conséquences possibles est que l’un des principaux avantages de recourir aux tribunaux pour régler les différends, savoir la finalité de leurs décisions, disparaîtrait. Si la poursuite contre un juge était rejetée par un autre juge, ce dernier pourrait très bien devenir partie à la poursuite et ainsi de suite. Cette conséquence est mentionnée expressément dans Bradley v. Fisher, où le juge Field a déclaré qu’un juge d’appel qui décidait qu’un juge d’instance inférieure était protégé par l’immunité judiciaire [traduction] « aurait un fardeau similaire, puisqu’à son tour il pourrait être tenu responsable par le perdant »[26].

[27]      De la même façon, si les justiciables déçus pouvaient poursuivre les juges en dommages-intérêts pour des décisions qu’ils considèrent erronées, chaque juge devrait garder [traduction] « un dossier complet de toute la preuve qui lui a été présentée dans toutes les affaires qu’il a entendues, ainsi que de la jurisprudence citée et des arguments avancés, afin de pouvoir démontrer à un juge saisi par la partie qui n’a pas eu gain de cause […] que sa décision respectait l’intégrité judiciaire »[27]. Si une telle poursuite était engagée contre un juge, une bonne partie du temps et de l’énergie de ce dernier devrait être consacrée à sa défense, plutôt qu’à son travail judiciaire. On se priverait ainsi de ressources judiciaires, qui sont déjà rares, et les affaires devant les tribunaux mettraient encore plus de temps à se rendre à l’audience et au jugement.

[28]      Finalement, la conséquence la plus grave d’autoriser les poursuites contre les juges suite à leurs décisions est que l’indépendance judiciaire serait sérieusement battue en brèche. Si les juges savaient qu’on peut les poursuivre suite à leurs décisions, celles-ci ne seraient peut-être pas fondées sur un examen objectif des faits et du droit en cause. Elles pourraient peut-être plutôt être influencées par la réalisation que l’une des parties serait plus disposée que l’autre à engager une poursuite si elle était déçue du résultat, ou par l’idée qu’une approche juste, mais innovatrice, à un problème juridique difficile pourrait être contestée par la suite dans une poursuite en dommages-intérêts contre le juge. Tout cela à cause d’une simple menace de procès. Comme le dit lord Denning, un juge devrait [traduction] « feuilleter ses recueils en tremblant et en se demandant : « Si je prends ce parti, suis-je exposé à une action en responsabilité? » »[28].

[29]      En conséquence, l’immunité judiciaire est fondée sur le besoin de protéger le public et non les juges. En d’autres mots, comme lord Denning l’a expliqué dans Sirros v. Moore, l’immunité judiciaire n’existe pas parce qu’un [traduction] « juge a le droit de se tromper ou de commettre un impair »[29]. Plutôt, il a conclu que les juges devraient être immunisés contre toute poursuite en dommages-intérêts afin qu’ils puissent s’acquitter de leurs fonctions [traduction] « en toute indépendance et sans crainte »[30]. De la même façon, on a expliqué dans Scott v. Stansfield[31] que l’immunité judiciaire n’a pas pour but de protéger les juges malveillants ou corrompus, mais bien les membres du public :

[traduction] Dans toutes les cours, il est essentiel que les juges qui ont pour fonction d’appliquer la loi puissent le faire sous la protection de la loi, en toute indépendance et en toute liberté, sans préférence et sans crainte. Cette disposition de la loi n’a pas pour objectif de protéger les juges malveillants ou corrompus, mais bien de protéger le public, dont l’intérêt est que les juges aient toute liberté pour exercer leurs fonctions avec indépendance et sans crainte des conséquences[32].

L’exception de « mauvaise foi » à l’immunité judiciaire

[30]      On a dit que l’immunité judiciaire n’est pas absolue. Par exemple, on trouve ceci dans Halsbury’s Laws of England[33] :

[traduction] Où que la protection des pouvoirs judiciaires s’applique, elle est si absolue qu’aucune allégation que les actes ou omissions dont on se plaint ont été accomplis ou dits de mauvaise foi, avec malveillance, par corruption ou sans cause raisonnable ou probable suffit à fonder une action. Toutefois, la protection ne s’étend pas aux actes purement extrajudiciaires ou étrangers au devoir judiciaire du défendeur […]

[31]      On trouve un autre point de vue dans le manuel de H. Brun et G. Tremblay, Droit constitutionnel[34], où les auteurs déclarent que « l’immunité judiciaire est un principe de common law applicable aux juges des cours supérieures même en présence d’allégations de mauvaise foi »[35].

[32]      Dans Sirros v. Moore, lord Denning déclare ceci [à la page 785] :

[traduction] Tout juge doit être à l’abri de toute action en responsabilité lorsqu’il agit de façon judiciaire. Tout juge devrait être en mesure de travailler en toute indépendance et à l’abri de toute crainte. […] Pour autant qu’il exerce ses fonctions de bonne foi et sincèrement convaincu d’agir dans les limites de sa compétence, il est à l’abri de toute poursuite. Il peut commettre une erreur sur les faits, il peut ne pas connaître le droit, ce qu’il fait peut être hors de sa compétence, en fait ou en droit, mais pour autant qu’il est sincèrement convaincu d’agir dans les limites de sa compétence, il ne doit pas être recherché en responsabilité. Dès qu’il en est sincèrement convaincu, rien d’autre ne peut le rendre sujet à poursuite. Il ne peut être inquiété par des allégations de mauvaise foi, de préjudice ou d’autre chose de semblable. On a déjà radié des actions fondées sur ces allégations et on continuera de le faire. Rien ne peut le rendre sujet à des poursuites sauf la démonstration qu’il n’exerçait pas une fonction judiciaire, en sachant qu’il n’avait pas la compétence d’agir.

[33]      Dans McC v. Mullan, lord Bridge dit ceci[36] :

[traduction] Il est bien sûr manifeste que le titulaire d’un office judiciaire qui agit de mauvaise foi, qui fait quelque chose qu’il sait ne pas avoir la compétence de faire, est sujet à des poursuites en responsabilité. Si le lord juge en chef lui-même, après l’acquittement d’un prévenu accusé devant lui d’un acte criminel devait dire : « Le verdict est injustifié » et tout de suite condamner le prévenu à une sentence d’emprisonnement, il serait susceptible de poursuite pour atteinte à la personne. Mais, comme le dit le maître de rôles lord Esher, dans l’arrêt Anderson v Gorrie [1895] 1 QB 668, à la p. 670 :

« […] la question se pose de savoir s’il est possible de poursuivre un juge d’une cour d’archives qui a fait quelque chose qui relève de sa compétence, mais qu’il l’a fait de mauvaise foi et avec malveillance. En vertu de la common law d’Angleterre, il est de règle qu’il ne peut y avoir de poursuite »[37].

[34]      Dans Morier et al. c. Rivard[38], la Cour suprême du Canada a cité tous les passages précités sans dire clairement lesquels elle adoptait. Morier et al. c. Rivard était une affaire en appel de la Cour d’appel du Québec [[1983] C.A. 334]. Dans sa décision, la Cour d’appel du Québec s’était appuyée sur Sirros v. Moore pour déclarer que la poursuite en cause ne devait pas être rejetée en vertu de l’immunité judiciaire, puisque « [l]a jurisprudence quant à son étendue a évolué »[39]. Elle a décidé que « [l]’immunité ne serait pas absolue mais dépendrait grandement de l’ultra vires de l’acte posé par le juge et de la connaissance que celui-ci avait de l’absence de sa compétence »[40].

[35]      En Cour suprême du Canada, le juge Chouinard a exprimé son désaccord avec la Cour d’appel du Québec. Il a conclu que « Sirros n’appuie pas la proposition de la Cour d’appel à l’effet que l’immunité ne serait pas absolue »[41]. Toutefois, il déclare plus loin dans son jugement que :

Il convient de signaler que ni lord Bridge of Harwich, ni lord Denning ne citent d’autorités à l’appui de la réserve qu’ils formulent. Il n’est pas nécessaire de toute façon pour les fins de ce pourvoi d’en décider le bien-fondé[42].

[36]      Le juge Chouinard a décidé qu’il n’était pas nécessaire dans le cadre d’une requête en irrecevabilité, où l’on doit présumer que « les faits allégués [sont] vrais »[43], de décider si l’immunité judiciaire continue à s’appliquer lorsqu’on a démontré qu’un juge « n’exerçait pas une fonction judiciaire, en sachant qu’il n’avait pas la compétence d’agir »[44]. Il est arrivé à cette conclusion, nonobstant le fait que la déclaration du demandeur alléguait notamment que les défendeurs, des membres de la Commission de police du Québec, qui bénéficiaient de la disposition législative accordant à ses membres « la même immunité et [l]es mêmes privilèges que les juges de la Cour supérieure, pour tout acte fait ou omis dans l’exécution de leurs devoirs »[45], avaient « sciemment commis une fraude à la loi »[46].

[37]      Depuis l’arrêt Morier et al. c. Rivard, la Cour d’appel du Québec a décidé qu’il y avait effectivement une exception à l’immunité judiciaire. Dans Royer c. Mignault[47], le juge d’appel Rothman a cité Sirros v. Moore; McC v. Mullan; et Morier et al. c. Rivard, pour conclure que :

[traduction] […] un juge de la Cour supérieure est protégé par une immunité absolue de toute responsabilité civile, pour tout ce qu’il dit ou fait dans l’exercice de ses fonctions de juge. Il ne peut être poursuivi en dommages-intérêts à moins d’agir hors de sa compétence, en sachant qu’il n’a pas la compétence de faire ce qu’il fait[48].

[38]      De la même façon, dans son rapport Une place à part : l’indépendance et la responsabilité de la magistrature au Canada, le professeur Friedland accorde un appui implicite à l’existence d’une exception de mauvaise foi à la règle de l’immunité absolue[49].

[39]      Récemment, la Cour d’appel du Québec a réitéré l’existence de l’exception à l’immunité judiciaire prévue dans Sirros v. Moore, dans l’arrêt Proulx c. Québec (Procureur général)[50] :

Bien que l’on ne puisse clairement déduire de l’arrêt Morier que le juge Chouinard ait adopté les réserves émises par lord Denning dans l’arrêt Sirros c. Moore […] et lord Bridge of Harwich dans McC v. Mullan […] à l’effet que l’immunité reconnue aux membres des cours supérieures n’empêcherait pas de poursuivre en dommages « un juge qui de mauvaise foi ferait quelque chose qu’il sait ne pas avoir la compétence de faire » ou encore « un juge qui n’agissait pas dans l’exécution de ses fonctions judiciaires sachant qu’il n’avait aucune compétence pour agir » […] Notre Cour a admis les limites à l’immunité envisagée par la jurisprudence anglaise dans Royer c. Mignault , [1988] R.J.Q. 670, 50 D.L.R. (4th) 345 (C.A.); Lachance c. Québec, no 200-09-000278-942, 5 juillet 1994 […][51].

[40]      Dans leur plaidoirie, M. Taylor et le CJC ont soutenu que la conduite du juge Whealy tombe sous le coup de l’exception de « mauvaise foi » à l’immunité judiciaire. Ils ont admis qu’ils soulèvent cet argument pour la première fois en cette Cour, et qu’il n’en avait pas été question dans leurs documents ou devant le juge Dubé. Ils admettent aussi que la plainte présentée par M. Taylor à la Commission le 28 octobre 1994 ne comportait aucune allégation que le juge Whealy aurait agi de mauvaise foi.

Conclusion au sujet de l’exception de « mauvaise foi »

[41]      Bien qu’on ne puisse dire que la Cour suprême du Canada a tranché la question de façon définitive, je crois qu’il y a lieu d’accepter que l’exception de lord Denning à l’immunité judiciaire fait partie du droit canadien, savoir que l’immunité judiciaire ne joue pas lorsqu’on peut démontrer qu’un juge a agi hors de sa compétence en toute connaissance de cause.

L’ordonnance du juge Whealy tombe-t-elle sous le coup de l’exception de « mauvaise foi »?

[42]      Je ne crois pas que l’ordonnance du juge Whealy soit visée par l’exception de « mauvaise foi » à l’immunité judiciaire. Cette exception ne s’applique pas, puisque le juge Whealy avait la compétence requise de rendre l’ordonnance en cause.

[43]      L’ordonnance du juge Whealy trouve sa justification au paragraphe 486(1) du Code criminel [L.R.C. (1985), ch. C-46 (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 27, art. 203)]. Dans R. v. Laws, la Cour d’appel de l’Ontario a reconnu que [traduction] « la disposition législative pertinente au sujet du droit d’exclure le public d’une salle d’audience se trouve au paragraphe 486(1) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46 »[52], qui porte que :

486. (1) Les procédures dirigées contre un prévenu ont lieu en audience publique, mais lorsque le juge, le juge de la cour provinciale ou le juge de paix qui préside est d’avis qu’il est dans l’intérêt de la moralité publique, du maintien de l’ordre ou de la bonne administration de la justice, d’exclure de la salle d’audience l’ensemble ou l’un quelconque des membres du public, pour toute ou partie de l’audience, il peut en ordonner ainsi.

[44]      La Cour d’appel de l’Ontario a convenu que le juge Whealy a commis une erreur en excluant M. Taylor de la salle d’audience. Néanmoins, le paragraphe 486(1) du Code criminel lui donnait compétence de rendre une telle ordonnance, même si on a déterminé plus tard qu’il a commis une erreur dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. En fait, la Cour d’appel de l’Ontario a indiqué, dans le cadre de ses motifs dans l’arrêt Laws, que le juge Whealy a commis une erreur [traduction] « dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire »[53].

[45]      Dans les motifs qu’il a présentés pour sa première décision, le juge Whealy a conclu qu’on [traduction] « ne pouvait mettre en doute que le juge qui préside avait non seulement la compétence, mais aussi le devoir, d’assurer le respect de la solennité et de la dignité dans les comportements devant une cour supérieure de justice »[54]. Cette formulation ressemble à celle du paragraphe 486(1) du Code criminel. La citation suivante des motifs du juge Whealy fait ressortir clairement que l’ordonnance qu’il a rendue lui semblait nécessaire au maintien de l’ordre dans la salle d’audience, un des objectifs visés par le paragraphe 486(1) :

[traduction] On trouve aussi plusieurs formes de religions, ou de cultes prétendant être des religions qui ne sont pas reconnus, non seulement en ce moment mais à travers l’histoire. Elles apparaissent et disparaissent. Souvent, dans le but d’attirer l’attention ou l’adhésion de nouveaux membres, leurs adhérents portent des vêtements bizarres, choquants ou simplement discourtois. Ces religions peuvent exister et avoir une protection limitée en vertu de la Charte, mais la Charte ne donne à personne le droit de pénétrer et de rester dans une salle d’audience lorsque le résultat est le désordre.

[46]      En conséquence, je suis d’avis que le juge Whealy n’a pas agi hors de sa compétence. Ses actions ne sont pas de la même nature que celles citées par lord Bridge dans l’exemple susmentionné, où la compétence était simplement inexistante.

[47]      Dans sa deuxième décision, le juge Whealy a souligné que [traduction] « aucune jurisprudence n’a été présentée à l’appui de l’une quelconque des prétentions de l’accusé, qu’il s’agisse de l’autorité de la Cour de mener sa propre procédure, d’une discrimination religieuse ou de tout autre aspect des prétentions de l’accusé, même si la Cour a spécifiquement demandé s’il y en avait »[55]. De la même façon, la Cour d’appel de l’Ontario, en motivant son arrêt dans Laws, a souligné que c’était par inadvertance que l’ordonnance du juge Whealy avait pu donner l’impression d’un manque d’intérêt pour les droits des minorités[56]. En conséquence, je suis d’avis qu’il ne s’agit pas en l’instance d’une affaire où le juge Whealy aurait pu croire ne pas avoir compétence ou aurait pu ne pas avoir compétence. Au contraire, il avait compétence en vertu du paragraphe 486(1) du Code criminel et il est clair qu’il croyait avoir compétence. En l’instance, il n’est donc absolument pas nécessaire de décider si le principe de l’immunité judiciaire comporte une exception de « mauvaise foi ».

Les actes administratifs

[48]      Le CJC soutient que notre Cour devrait adopter une distinction entre les actes administratifs, qui ne sont pas couverts par l’immunité judiciaire, et les actes judiciaires, qui sont couverts par l’immunité judiciaire. Cette distinction paraît avoir été faite dans certaines affaires aux États-Unis[57]. Toutefois, aucune de ces affaires ne portait sur le maintien de l’ordre et du décorum dans une salle d’audience. Elles portaient sur des actes qui étaient clairement de nature administrative et qui ne comportaient pas l’exercice d’une fonction judiciaire.

[49]      Je ne suis pas d’avis que l’ordonnance du juge Whealy était un acte administratif. Son ordonnance était de nature judiciaire et elle se situait dans le cadre de sa compétence, même si la Cour d’appel de l’Ontario a jugé qu’il avait commis une erreur en l’exerçant. Cette conclusion s’appuie sur l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans McCann c. La Reine[58] où il a été décidé que la Cour avait un pouvoir inhérent « de rendre des ordonnances pour assurer l’ordre et le décorum dans les salles d’audience au cours des débats ». Un acte qui se situe dans le cadre d’un pouvoir inhérent de la Cour ne peut évidemment pas être un acte administratif.

La Charte exige-t-elle qu’on dilue l’immunité judiciaire?

[50]      M. Taylor soutient que si l’immunité judiciaire fait que les juges nommés par le gouvernement fédéral ne sont pas soumis à la Loi canadienne sur les droits de la personne, ce principe devrait être modifié pour s’aligner sur les valeurs de base de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]].

[51]      Dans la même veine, le CJC soutient que l’objectif de l’immunité judiciaire est de protéger les juges face à des poursuites civiles et non face à des procédures administratives prises dans le cadre de la protection des droits de la personne. Le CJC soutient, comme M. Taylor, que l’immunité judiciaire a été ou devrait être modifiée pour mieux s’aligner sur la législation en matière de droits de la personne et avec la Charte. Le CJC soutient que l’autorité judiciaire serait mieux servie si on soumettait les juges nommés par le gouvernement fédéral au processus administratif en matière des droits de la personne que si on ne le faisait pas.

[52]      Je ne suis pas de cet avis. La jurisprudence principale citée à l’appui de ce point de vue est l’arrêt Nelles c. Ontario[59] de la Cour suprême du Canada. Dans cette affaire, la Cour suprême a examiné la question de savoir si certaines parties au pourvoi, notamment le procureur général de l’Ontario, jouissaient d’une immunité absolue en common law contre une action pour poursuites abusives.

[53]      Dans ses motifs, le juge Lamer (tel était alors son titre) a conclu qu’accorder l’immunité absolue aux poursuivants irait à l’encontre de l’égalité devant la loi :

L’immunité absolue va à l’encontre du principe même de l’égalité devant la loi et elle est particulièrement inquiétante lorsqu’il s’agit d’une faute commise par une personne qui devrait être tenue à une conduite exemplaire dans l’exercice de sa charge publique[60].

[54]      Il a décidé en conséquence que le procureur général ne jouissait pas d’une immunité absolue contre une action pour poursuites abusives.

[55]      Dans ses motifs, la Cour suprême a souligné qu’un demandeur doit prouver quatre éléments pour établir l’existence de poursuites abusives. Un de ces éléments est la démonstration qu’un poursuivant a intenté des procédures contre quelqu’un avec une « intention malveillante ou un objectif principal autre que celui de l’application de la loi »[61], ce que le juge Lamer a décrit comme voulant « dire davantage que la rancune, le mauvais vouloir ou un esprit de vengeance, et comprend tout autre but illégitime, par exemple, celui de se ménager accessoirement un avantage personnel »[62].

[56]      Je dois souligner premièrement que la Cour suprême du Canada ne traitait pas dans Nelles de « l’immunité judiciaire », mais bien de l’immunité des agents de la poursuite.

[57]      Deuxièmement, je conclus que l’immunité judiciaire n’est pas incompatible avec la Charte, puisque l’immunité judiciaire est un principe constitutionnel fondamental. Dans MacKeigan c. Hickman[63], le juge McLachlin (tel était alors son titre) a déclaré que « [l]’analyse faite dans […] Beauregard […] appuie la conclusion que l’immunité judiciaire est au cœur du concept de l’indépendance judiciaire »[64].

[58]      Dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale (I.-P.É.), le juge en chef Lamer a décidé que l’indépendance de la magistrature est un principe constitutionnel non écrit, reconnu par le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 [30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5]][65]. Il a aussi déclaré que « l’indépendance des tribunaux est précieuse parce qu’elle sert des objectifs sociétaux importants »[66], dont « le maintien de la confiance du public dans l’impartialité de la magistrature, élément essentiel à l’efficacité du système judiciaire »[67].

[59]      En conséquence, l’immunité judiciaire est un principe constitutionnel, ce qui va à l’encontre des prétentions de M. Taylor et du CJC que l’immunité judiciaire serait contraire à la Charte et à la législation quasi constitutionnelle en matière de droits de la personne.

[60]      Finalement, je suis d’avis que l’exception à l’immunité absolue établie dans Sirros v. Moore est d’application très limitée. Les affaires où un demandeur pourra démontrer qu’un juge a agi en sachant qu’il n’avait pas compétence seront très, très rares. L’exemple donnée par lord Bridge dans McC v. Mullan démontre à la fois la nécessité d’une exception au principe de l’immunité judiciaire et la nature limitée de cette exception.

[61]      Nelles démontre aussi jusqu’à quel point l’exception à l’immunité judiciaire est limitée. Dans Nelles, le juge Lamer a circonscrit de façon très stricte l’exception à l’immunité de la poursuite pour poursuites abusives. Il a déclaré qu’une action pour poursuites abusives ne pouvait porter sur « une simple évaluation rétrospective de la sagesse de la décision du procureur de la Couronne d’engager des poursuites »[68]. Au contraire, il a décidé qu’une poursuite abusive supposait des « allégations d’abus du processus criminel et des pouvoirs du procureur de la Couronne »[69], ce que le juge Lamer a décrit comme « l’exercice délibéré et malveillant de ses pouvoirs pour des fins illégitimes et incompatibles avec le rôle traditionnel du poursuivant »[70].

[62]      Le juge Lamer a décidé que, dans le contexte d’une réclamation pour poursuites abusives, « un demandeur […] ne se lance pas dans une entreprise facile »[71]. Il a déclaré que « la charge de la preuve incombant au demandeur est lourde et stricte »[72]. Il a ajouté qu’une réclamation pour poursuites abusives exigeait que le demandeur apporte la preuve « d’un motif ou d’un but illégitimes »[73] et que « les erreurs commises dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire et les erreurs de jugement ne donnent pas lieu à des actions en justice »[74]. Dans ce sens, l’arrêt Nelles confirme le fait que l’exception de « mauvaise foi » à l’immunité judiciaire ne peut pas être invoquée simplement parce qu’un juge a commis une erreur dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, ce qui est arrivé en l’instance.

[63]      Au vu de l’importance constitutionnelle de l’immunité judiciaire, je conclus que toute exception de « mauvaise foi » à celle-ci est au moins aussi restrictive, sinon plus, que l’exception à l’immunité de la poursuite dont il est question dans Nelles.

[64]      Je ne suis pas d’accord non plus avec l’idée que la reconnaissance d’une exception à l’immunité judiciaire donnerait lieu à une avalanche de réclamations vexatoires. Lord Denning a rendu sa décision dans Sirros v. Moore en 1974, et il n’y a pas eu d’avalanche.

[65]      L’argument d’une avalanche a été utilisé dans Nelles, où le procureur général de l’Ontario a soutenu qu’à défaut d’accorder une immunité absolue à la poursuite, il y « aurait un « effet paralysant » sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire du procureur de la Couronne » et par suite une « avalanche » de revendications injustifiées[75]. Le juge Lamer a rejeté ces arguments, soulignant le fardeau très strict, que j’ai mentionné plus tôt, qui incombe aux demandeurs qui veulent démontrer l’existence d’une poursuite abusive. Il a aussi indiqué que toute réclamation frivole pourrait être « radiée pour absence de fondement suffisant »[76], ou qu’un défendeur pouvait « présenter une requête en jugement sommaire avant la tenue d’une instruction complète »[77]. Il a ajouté que « la possibilité de l’adjudication de dépens au défendeur aura un effet préventif contre les poursuites frivoles »[78]. En conséquence, il a conclu qu’« [i]l existe donc à l’intérieur du système tous les mécanismes voulus pour prévenir les actions frivoles »[79].

[66]      Comme ces mêmes mécanismes de protection s’appliqueraient aux actions présentées pour établir la « mauvaise foi » judiciaire, je conclus aussi que le système fournit un niveau suffisant de protection pour prévenir les actions totalement frivoles.

L’immunité judiciaire s’applique-t-elle aux plaintes présentées à la Commission canadienne des droits de la personne?

[67]      M. Taylor et le CJC s’appuient sur l’extrait suivant des motifs du juge McLachlin dans MacKeigan pour établir que les juges peuvent être soumis aux dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne :

Je ne dis pas que le pouvoir des tribunaux de contrôler leur propre administration est absolu, si, par absolu, on veut dire que l’Assemblée législative ou le Parlement ne peut en aucun cas adopter des lois relatives au fonctionnement des tribunaux ni enquêter sur la conduite de certains juges. Comme je l’ai déjà souligné, le Parlement et les assemblées législatives ont depuis longtemps adopté des lois créant des tribunaux et établissant des lignes directrices générales concernant leur fonctionnement. Il ne fait également pas de doute que le Parlement peut destituer un juge nommé par le fédéral pour manquement à son devoir. Dans cette mesure, le principe fondamental de l’indépendance judiciaire doit laisser place à un autre principe essentiel, celui de la suprématie du Parlement[80].

[68]      Dans MacKeigan, le juge McLachlin a conclu comme suit : « [j]e m’abstiens en l’espèce de trancher la question de savoir si des juges pourraient être appelés à témoigner sur des questions comme celle-ci devant d’autres organismes […] qui offrent des garanties suffisantes pour protéger l’intégrité du principe de l’indépendance judiciaire »[81]. On peut présumer que le Conseil canadien de la magistrature est un tel « organisme ».

[69]      Je ne crois pas que la Commission canadienne des droits de la personne ou le Tribunal canadien des droits de la personne offre de telles garanties. Si la Commission pouvait enquêter sur la plainte de M. Taylor, un enquêteur serait en mesure d’obtenir un mandat l’autorisant à « perquisitionner dans [les] locaux », où il y a des « éléments de preuve utiles à l’enquête »[82]. Un tel mandat peut être obtenu sur demande ex parte à un juge de la Cour fédérale, s’il est « convaincu, sur la foi d’une dénonciation sous serment, qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la présence dans des locaux d’éléments de preuve utiles à l’enquête ». En fait, une telle ordonnance ex parte permettrait à la Commission de perquisitionner dans le bureau du juge Whealy et de prendre connaissance de ses dossiers, de ses projets de motifs, et ainsi de suite. À mon avis, le seul fait d’accorder à la Commission le pouvoir d’enquêter sur le juge Whealy pour déterminer s’il agissait en tant que juge détruirait complètement l’immunité judiciaire et l’indépendance de la magistrature.

[70]      Une fois la Commission saisie de l’enquête, elle pourrait demander au Tribunal des droits de la personne d’instruire la plainte de M. Taylor, si elle est convaincue « compte tenu des circonstances relatives à celle-ci, que l’instruction est justifiée »[83]. Si le Tribunal était éventuellement saisi de la plainte de M. Taylor, les conséquences sur l’indépendance de la magistrature seraient tout aussi catastrophiques. Le paragraphe 53(2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne prévoit plusieurs réparations que le Tribunal peut obtenir s’il conclut qu’une plainte est justifiée. Ce paragraphe autorise le Tribunal à exiger entre autres de « la personne […] d’indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction de pertes de salaire » qu’elle a subies[84] ou d’ « indemniser jusqu’à concurrence de 20 000 $ la victime qui a souffert un préjudice moral » suite à l’acte discriminatoire[85]. Le Tribunal peut aussi ordonner « à la personne […] de mettre fin à l’acte » et de prendre « des mesures de redressement ou des mesures destinées à prévenir des actes semblables »[86]. Les autres réparations comprennent l’exigence pour la personne « d’accorder à la victime, dès que les circonstances le permettent, les droits, chances ou avantages dont l’acte l’a privée »[87]. Ces réparations seraient tout aussi néfastes pour le principe constitutionnel de l’indépendance de la magistrature et elles permettent d’illustrer pourquoi il est essentiel que l’immunité judiciaire soit invoquée pour empêcher que des procédures soient engagées contre des juges devant la Commission.

DISPOSITIF

[71]      En conséquence, je suis d’avis que le juge Dubé et la Commission n’ont pas commis d’erreur en concluant que l’alinéa 41(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne exclut toute enquête de la Commission sur la plainte de M. Taylor, parce qu’elle n’est pas de leur compétence. Je suis d’avis de rejeter l’appel avec dépens.

[72]      Le procureur général du Canada n’a pas droit aux dépens de la part du CJC, compte tenu de l’ordonnance du 28 août 1998 du juge Noël, qui autorisait le CJC à intervenir en cet appel et prévoyait que le procureur général ne réclamerait aucuns dépens au CJC, quelle que soit l’issue de l’appel.

Le juge Robertson, J.C.A. : Je suis d’accord avec ces motifs.

Le juge Evans, J.C.A. : Je suis d’accord avec ces motifs.



[1]  Dossier d’appel, à la p. 60.

[2]  Ibid., à la p. 61.

[3]  R. v. Laws (1998), 41 O.R. (3d) 499 (C.A.), à la p. 502.

[4]  Ibid., à la p. 509.

[5]  Ibid.

[6]  Ibid.

[7]  Ibid.

[8]  Ibid., à la p. 508 (le souligné est de moi).

[9]  Ibid.

[10]  Ibid.

[11]  Ibid.

[12]  Ibid.

[13]  Ibid., à la p. 509.

[14]  Ibid., à la p. 508 (le souligné est de moi).

[15]  L.R.C. (1985), ch. H-6 [mod. par L.C. 1995, ch. 44, art. 49].

[16]  [1974] 3 All ER 776 (C.A.).

[17]  Ibid., à la p. 781.

[18]  Taylor c. Canada (Procureur général) (1997), 155 D.L.R. (4th) 740 (C.F. 1re inst.), à la p. 745.

[19]  Ibid., à la p. 747.

[20]  Ibid.

[21]  [1994] 3 R.C.S. 835.

[22]  Ibid., à la p. 856.

[23]  L.R.C. (1985), ch. S-26.

[24]  (1872), 13 Wall. 335 (U.S.S.C.).

[25]  Ibid., à la p. 348.

[26]  Ibid., à la p. 349.

[27]  Ibid.

[28]  Sirros, précité, note 16, à la p.  785.

[29]  Ibid., à la p. 782.

[30]  Ibid.

[31]  (1868), L.R. 3 Ex. 220.

[32]  Ibid., à la p. 223. Voir aussi Garnett v. Ferrand (1827), 6 B. & C. 611, aux p. 625 et 626; 108 E.R. 576 (K.B.), à la p. 581: [traduction] « La loi accorde aux juges cette immunité à l’égard de poursuites et de contestations de la part des particuliers non pas tellement pour leur propre avantage que pour celui de la société et pour l’avancement de la justice, parce que s’ils sont à l’abri des poursuites, ils peuvent être libres d’esprit et indépendants de pensée, comme devraient l’être tous ceux qui administrent la justice. »

[33]  4e éd., vol. 1, Londres: Butterworths, 1973, à la p. 197 et suivantes.

[34]  H. Brun et G. Tremblay, Droit constitutionnel (Cowansville: Éditions Yvon Blais, 1982).

[35]  Ibid., à la p. 514.

[36]  [1984] 3 All ER 908 (H.L.).

[37]  Ibid., à la p. 916.

[38]  [1985] 2 R.C.S. 716.

[39]  Ibid., à la p. 723.

[40]  Ibid.

[41]  Ibid., à la p. 740.

[42]  Ibid., à la p. 744.

[43]  Ibid., à la p. 745.

[44]  Ibid., à la p. 740.

[45]  Ibid., à la p. 723.

[46]  Ibid., à la p. 721.

[47]  [1988] R.J.Q. 670 (C.A.); autorisation d’en appeler à la C.S.C. refusée [1988] 1 R.C.S. xiii.

[48]  Ibid., à la p. 675.

[49]  Martin L. Friedland, Une place à part: l’indépendance et la responsabilité de la magistrature au Canada (Ottawa: Conseil canadien de la magistrature, 1995), aux p. 35 et 36.

[50]  [1997] R.J.Q. 419 (C.A.).

[51]  Ibid., à la p. 430.

[52]  R. v. Laws, précité, note 3, à la p. 505.

[53]  Ibid., à la p. 508.

[54]  Dossier d’appel, à la p. 60.

[55]  Ibid., à la p. 83.

[56]  Laws, précité, note 3, à la p. 508.

[57]  Voir à ce sujet Forrester v. White, 484 U.S. 219 (1988).

[58]  [1975] C.F. 272 (C.A.), à la p. 276.

[59]  [1989] 2 R.C.S. 170.

[60]  Ibid., à la p. 195.

[61]  Ibid., à la p. 193.

[62]  Ibid.

[63]  [1989] 2 R.C.S. 796.

[64]  Ibid., à la p. 830.

[65]  [1997] 3 R.C.S. 3, aux p. 77 et 78.

[66]  Ibid., à la p. 34.

[67]  Ibid.

[68]  Précité, note 59, aux p. 196 et 197.

[69]  Ibid., à la p. 196.

[70]  Ibid., à la p. 197.

[71]  Ibid., à la p. 194.

[72]  Ibid., à la p. 197.

[73]  Ibid.

[74]  Ibid.

[75]  Ibid., à la p. 196.

[76]  Ibid., à la p. 197.

[77]  Ibid.

[78]  Ibid.

[79]  Ibid.

[80]  MacKeigan, précité, note 63, à la p. 832.

[81]  Ibid., aux p. 833 et 834.

[82]  Loi canadienne sur les droits de la personne, art. 43(2.2) [édicté par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 63].

[83]  Ibid., art. 49(1) [mod. par L.C. 1998, ch. 9, art. 27].

[84]  Ibid., art. 53(2)c) [mod., idem].

[85]  Ibid., art. 53(2)e) [mod., idem].

[86]  Ibid., art. 53(2)a) [mod., idem].

[87]  Ibid., art. 53(2)b) [mod., idem].

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