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[1993] 3 C.F. 640

T-2052-89

John Petryshyn (demandeur)

c.

Sa Majesté la Reine (défenderesse)

T-2053-89

David Anderson (demandeur)

c.

Sa Majesté la Reine (défenderesse)

T-2054-89

Rachel Tremblay (demanderesse)

c.

Sa Majesté la Reine (défenderesse)

T-2055-89

Ugo Benedetti (demanderesse)

c.

Sa Majesté la Reine (défenderesse)

T-2056-89

Gayla Vidal (demanderesse)

c.

Sa Majesté la Reine (défenderesse)

Répertorié : Petryshyn c. Canada (1re inst.)

Section de première instance, juge Strayer—Ottawa, 26 avril et 31 mai 1993.

Couronne — Action en recouvrement de rémunération et d’avantages sociaux perdus par des membres de la Commission d’appel de l’immigration, après la dissolution de cette dernière et son remplacement par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié — Les demandeurs n’indiquent pas clairement dans leurs déclarations s’ils réclament des dommages-intérêts pour rupture de contrat ou l’indemnisation à laquelle leur nomination initiale leur aurait légalement droit — Il échet d’examiner si le législateur entendait supprimer ces postes sans accorder d’indemnisation — Il échet d’examiner si un poste s’apparente à un bien — Prise en considération des travaux préparatoires menant à l’adoption du projet de loi modifiant la Loi sur l’immigration de 1976 — Si le contrat ne peut plus être exécuté par application de la loi, il est résilié — Si le poste est supprimé par voie législative, il aurait été illégal pour le pouvoir exécutif de continuer à payer le salaire y afférent — Aucun droit n’a été acquis par suite de la nomination au poste, sauf un droit qui doit prendre fin une fois le poste supprimé par voie législative — La pratique médiévale qui voyait dans les charges publiques des biens pouvant être vendus ou transmis par succession n’a pas sa place au Canada d’aujourd’hui — Le fait que la disposition excluant toute réparation ait été enlevée du projet de loi modificatrice pour que celui-ci fût adopté par le Sénat ne signifie pas que le législateur entendait maintenir les salaires — L’offre de nomination à la nouvelle commission, faite par le B.C.P., sous condition de renonciation à toute réclamation contre la Couronne, était une démarche inique, coercitive — Démarche équivalente à une tentative de vente de charges publiques — Cela revenait en effet à demander aux demandeurs de payer leur nouvelle nomination par décret — Le traitement inique réservé aux demandeurs peut avoir des répercussions sur la question des dépens — Frais de déplacement et de séjour du commissaire qui habitait Victoria et travaillait à Vancouver — Le demandeur a droit au remboursement en application de l’art. 62 de la Loi sur l’immigration de 1976.

Interprétation des lois — L’art. 42 de la Loi d’interprétation prévoit que le Parlement peut toujours modifier tous pouvoirs, droits ou avantages attribués par toute loi — La loi sous le régime de laquelle les demandeurs avaient été nommés à l’ancienne Commission d’appel de l’immigration accordait des « avantages » susceptibles d’annulation — La règle voulant que l’abrogation d’une loi ne porte pas atteinte aux droits acquis sous son régime doit être interprétée selon le contexte — Il échet d’examiner si le législateur entendait priver les demandeurs de leur droit à la réparation une fois leur poste supprimé — La volonté du législateur ne se manifestait pas par le fait que la disposition excluant toute rémunération ait été enlevée du projet de loi en vue de l’adoption par le Sénat — Sens de « lieu ordinaire de résidence » figurant à l’art. 62 de la Loi sur l’immigration de 1976.

Actions en recouvrement du revenu et des avantages que les demandeurs eussent reçus en leur qualité de membres de la Commission d’appel de l’immigration si celle-ci n’avait pas été dissoute et s’ils avaient été maintenus en fonction jusqu’à la fin du mandat pour lequel ils avaient été respectivement nommés à l’origine. Le demandeur Anderson conclut aussi au remboursement de frais de déplacement et de séjour, défalcation faite de l’allocation de déplacement reçue en application de l’article 62 de la Loi sur l’immigration de 1976. Les demandeurs, qui avaient tous été actifs au sein du Parti libéral, avaient été nommés sous le régime soit de cette Loi soit de la législation antérieure et il leur restait encore de quatre ans et demi à sept ans et trois mois à faire jusqu’à la fin de leur mandat. Le 1er janvier 1989, la Commission d’appel de l’immigration est remplacée par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié avec l’entrée en vigueur de la loi modificatrice adoptée après l’arrivée au pouvoir du Parti progressif-conservateur. Chacun des demandeurs s’est vu offrir une nomination pour deux ans aux fonctions de « membre vacataire à temps plein » de la nouvelle commission, à condition qu’il signât une renonciation à tout recours contre la Couronne au sujet de la cessation de ses fonctions de membre de la Commission d’appel de l’immigration. Les demandeurs ont refusé de signer la renonciation en faisant valoir que faute de manifestation expresse de sa volonté dans ce sens, on ne saurait présumer que le législateur entendait les priver du droit à la réparation quand il a supprimé leurs postes. Ils se fondent sur l’arrêt Manitoba Fisheries Ltd. c. La Reine par lequel la Cour suprême du Canada a jugé qu’une loi ne doit pas être interprétée de manière à déposséder une personne de ses biens sans indemnisation. Ils citent aussi l’arrêt Beauregard c. Sa Majesté la Reine de la Cour d’appel fédérale à l’appui de l’argument que l’octroi d’un poste s’apparente à la concession d’un bien : la présomption que le législateur n’exproprie pas sans indemnisation s’applique à la suppression de ce poste. Ils soutiennent encore qu’il ressort des travaux préparatoires menant à l’adoption du projet de loi modificatrice que le législateur n’entendait pas les priver d’indemnisation. Ce projet de loi comportait, au moment de son introduction, un paragraphe qui excluait expressément toute indemnisation pour les personnes se trouvant dans la même situation que les demandeurs. Cette disposition a été retirée pendant le processus d’adoption du texte. Les demandeurs en concluent que le Parlement ayant considéré et rejeté une proposition excluant expressément l’indemnisation, on doit présumer qu’il n’entendait pas refuser cette indemnisation. La défenderesse se fonde sur la décision Reilly v. The King du Comité judiciaire du Conseil privé pour soutenir que la suppression d’un poste signifie aussi la suppression du salaire qui y est attaché.

L’article 62 de la Loi sur l’immigration de 1976 prévoit l’indemnisation des commissaires pour ce qui est des frais raisonnables de déplacement et de séjour engagés dans l’exercice de leurs fonctions hors de leur lieu ordinaire de résidence. Anderson habitait Victoria et faisait la navette entre cette ville et Vancouver pour remplir ses fonctions au sein de la Commission pendant la période allant de sa nomination en mars 1984 à avril 1986 (date à laquelle il déménagea à Vancouver), puis du milieu à la fin de l’année 1988. Il recevait une allocation de déplacement mensuelle de 350 $ avant son déménagement à Vancouver.

Jugement : les demandeurs doivent être déboutés de leur action en recouvrement du revenu et des avantages perdus par suite de la suppression de leur poste; Anderson aura droit au remboursement de ses frais raisonnables de déplacement et de séjour.

Dans l’affaire Reilly, il a été jugé que la règle selon laquelle l’abrogation d’une loi ne porte pas atteinte aux droits acquis sous son régime sauf disposition expresse contraire du législateur, doit être considérée dans le contexte spécial de la suppression d’un poste et que le droit au poste prévu par la loi est, dès sa création et par définition, susceptible de révocation par voie législative; il ne s’agit pas là d’un « droit acquis » normal. Une fois le poste supprimé, il aurait été illégal de la part du pouvoir exécutif de continuer à payer un salaire. La décision Reilly a été expressément suivie au Canada, et aucun précédent ne permet de dire qu’elle ne fait plus partie de la jurisprudence dans ce pays. Il est impossible de distinguer les faits de la cause en instance de ceux de la cause Reilly, que la Cour est tenue d’appliquer. Dans la mesure où l’action des demandeurs est fondée sur les obligations contractuelles, tout contrat tacite qu’ils auraient pu avoir avec la Couronne est devenu inexécutable à partir du 31 décembre 1988. Dans la mesure où leur action est fondée sur la perte de commission, le poste a toujours été implicitement tenu pour révocable par voie législative puisqu’il avait été créé par un parlement souverain. Le paragraphe 42(1) de la Loi d’interprétation prévoit que le Parlement peut toujours modifier tous pouvoirs, droits ou avantages attribués par toute loi. La loi sous le régime de laquelle les demandeurs étaient nommés, leur accordait des « avantages » susceptibles d’annulation par toute loi subséquente portant suppression de leur poste. Celui-ci ayant été supprimé, ils ne peuvent dès lors réclamer aucun avantage ou rémunération y attaché.

L’arrêt Manitoba Fisheries ne s’applique pas en l’espèce. Ce précédent portait sur un bien, savoir l’achalandage attaché à l’entreprise de la demanderesse, qui existait indépendamment de la loi en cause et qui, dans le cours normal des choses, aurait continué à exister indéfiniment. On ne saurait parler de « bien » à propos d’un poste. La common law médiévale qui permettait la vente et à transmission successorale des charges publiques a engendré divers maux, et les réformes législatives du XIXe siècle ont mis fin à cette pratique. La conclusion tirée dans l’arrêt Beauregard, savoir que la nomination à un poste donnait au titulaire le droit au traitement attaché à ce poste un peu de la même façon que le cessionnaire d’une somme d’argent ou d’un bien-fonds acquiert le droit de propriété qui s’y rapporte, est juste une parenthèse, et le juge en chef Thurlow entend par là qu’un poste n’est pas un bien, encore qu’il y ait des ressemblances. La nomination par décret à un poste créé par la loi comporte la condition implicite que la nomination et le traitement y afférent ne durent que le temps fixé par la loi. Lorsque le législateur supprime un poste, il faut présumer qu’il a sanctionné les conséquences normales de cette suppression, c’est-à-dire la suppression du salaire qui y est attaché. On ne peut non plus conclure à la volonté contraire du législateur du fait que la disposition du projet de loi initial qui excluait expressément toute rémunération, a été subséquemment enlevée pour que le texte fût adopté par le Sénat.

Étant donné que cette conclusion peut avoir un effet sur la question des dépens, il faut dire que les demandeurs ont été traités de façon inique. La subordination de l’offre de nouvelle nomination à la renonciation à toute réclamation contre le gouvernement ou ses représentants était une démarche inique et coercitive. Ce qu’on demandait en effet aux demandeurs, c’était de payer leur nouvelle nomination par décret. Il s’agit là d’un abus de pouvoir équivalent à une tentative de vente de charges publiques. Il est étonnant que le gouverneur en conseil ait reçu des conseils en ce sens.

Anderson a droit au paiement de ses frais raisonnables de déplacement et de séjour subis pendant l’intervalle de temps entre sa nomination et le début de 1986. Aucune disposition des lois ou règlements applicables ne spécifiait le lieu où les commissaires devaient résider. Et rien ne permet de supposer que tout commissaire était obligé d’habiter la ville où il était affecté. Il est concevable que s’agissant d’une commission dont les membres étaient nommés pour des durées différentes et obligés de siéger à divers moments dans différentes localités, il n’y eût aucune règle rigide voulant que chaque commissaire habitât la ville où se trouvait son principal lieu de travail. Ce ne serait pas interpréter raisonnablement la notion de « lieu ordinaire de résidence » que de penser qu’un commissaire pût établir unilatéralement un autre lieu ordinaire de résidence puis compter sur le remboursement des frais de déplacement pour faire la navette entre sa résidence et son lieu de travail. Cette notion est essentiellement une question de fait : il s’agit de savoir où se trouve la résidence ordinaire au moment de la nomination. Si un commissaire est poussé à emménager dans la ville où se trouve le bureau de la Commission auquel il est affecté et touche de ce fait les frais de déménagement, cette ville devient son lieu ordinaire de résidence et il cesse d’avoir droit aux frais de déplacement et de séjour.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi d’interprétation, S.R.C. 1927, ch. 1.

Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, art. 42.

Loi modifiant la Loi sur l’immigration de 1976 et d’autres lois en conséquence, L.C. 1988, ch. 35.

Loi sur la Commission d’appel de l’immigration, S.C. 1966-67, ch. 90, art. 3.

Loi sur les juges, L.R.C. (1985), ch. J-1, art. 34, 35, 36, 37, 38 (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 11, art. 2).

Loi sur l’immigration de 1976, S.C. 1976-77, ch. 52, art. 60, 62.

Projet de loi C-55, Loi modifiant la Loi sur l’immigration de 1976 et d’autres lois en conséquence, 2e sess., 33e Lég. (première lecture le 5 mai 1987, Chambre des communes), art. 38.

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règle 324.

JURISPRUDENCE

DÉCISION SUIVIE :

Reilly v. The King, [1934] 1 D.L.R. 434; [1934] A.C. 176; [1934] 1 W.W.R. 298 (P.C.); confirmant [1932] 2 R.C.S. 597; confirmant [1932] R.C.É. 14.

DISTINCTION FAITE AVEC :

Manitoba Fisheries Ltd. c. La Reine, [1979] 1 R.C.S. 101; (1978), 88 D.L.R. (3d) 462; [1978] 6 W.W.R. 496; 23 N.R. 159.

D.CISIONS EXAMINÉES :

Beauregard c. La Reine du chef du Canada, [1984] 1 C.F. 1010; (1983), 148 D.L.R. (3d) 205; 48 N.R. 252 (C.A.); Attorney-General v. DeKeyser’s Royal Hotel, [1920] A.C. 508 (H.L.).

DÉCISIONS CITÉES :

Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.-B.), [1991] 2 R.C.S. 525; (1991), 83 D.L.R. (4th) 297; [1991] 6 W.W.R. 1; 58 B.C.L.R. (2d) 1; 127 N.R. 161; R. v. Beauchamp (1990), 31 C.C.E.L. v 194; 31 F.T.R. 50 (C.F. 1re inst.); Wicks v. A.G.B.C., [1975] 4 W.W.R. 283 (C.S.C.-B.); Welch v. New Brunswick (1991), 37 C.C.E.L. 129 (B.R.N.-B.).

DOCTRINE

Canada. Sénat. Comité permanent des affaires juridiques et constitutionnelles. Délibérations. Fascicule no 74 (le 10 mai 1988).

Holdsworth, Sir William. A History of English Law, 7th ed. London : Methuen & Co. Ltd, 1956.

ACTIONS en recouvrement du revenu et des avantages que les demandeurs auraient reçus en leur qualité de membres de la Commission d’appel de l’immigration si celle-ci n’avait pas été dissoute avant l’expiration de leur mandat. Actions rejetées.

ACTION en remboursement de frais de déplacement et de séjour, défalcation faite de l’allocation de déplacement déjà reçue en application de l’article 62 de la Loi sur l’immigration de 1976. Action accueillie.

AVOCATS :

Ronald D. Lunau pour les demandeurs.

Donald J. Rennie pour la défenderesse.

PROCUREURS :

Gowling, Strathy & Henderson, Ottawa, pour les demandeurs.

Le sous-procureur général du Canada pour la défenderesse.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Strayer :

Les chefs de demande

Chacun des demandeurs conclut au recouvrement du revenu et des avantages qu’il eût reçus en sa qualité de membre de la Commission d’appel de l’immigration si celle-ci n’avait pas été dissoute à compter du 1er janvier 1989 et s’il avait été maintenu en fonction jusqu’à la fin du mandat pour lequel il avait été nommé à l’origine.

Le demandeur David Anderson conclut aussi au recouvrement de certains frais de déplacement et de séjour qu’il aurait subis dans l’exercice de ses fonctions de commissaire et qui seraient remboursables en application de l’article 62 de la Loi sur l’immigration de 1976[1].

Les faits de la cause

Perte de traitement et d’avantages

Selon la Loi sur la Commission d’appel de l’immigration de 1967[2], cette commission était composée de sept à neuf commissaires, nommés par le gouverneur en conseil. Les paragraphes 3(2) et 3(3) prévoyaient encore ce qui suit :

3.

(2) Sous réserve du paragraphe (3), chaque membre est nommé pour occuper son poste durant bonne conduite, mais il peut être démis de sa charge pour cause par le gouverneur en conseil.

(3) Un membre cesse d’occuper son poste lorsqu’il atteint l’âge de soixante-dix ans.

Les demandeurs Tremblay et Benedetti étaient nommés sous le régime de cette Loi, donc à titre inamovible (durant bonne conduite) jusqu’à l’âge de soixante-dix ans.

La Commission d’appel de l’immigration a été maintenue en place et réorganisée par la Loi sur l’immigration de 1976[3], dont le paragraphe 60(5) prévoyait le maintien en fonction, avec le même statut qu’à l’origine, de ceux qui en étaient membres à cette date. Ainsi donc, Tremblay et Benedetti devaient continuer à occuper leur poste conformément au mandat initial. Le paragraphe 60(1) prévoyait que les commissaires nouvellement nommés le seraient à titre inamovible « pour un mandat maximal de dix ans ». Les demandeurs Petryshyn, Anderson et Vidal ont été nommés pour un mandat de dix ans conformément à cette Loi.

Les demandeurs ont produit les détails ci-après qui ne sont pas contestés. Le « Mandat restant » figurant au tableau 2 s’entend du temps qui restait à courir jusqu’à la fin de leur mandat, lequel se serait normalement poursuivi au-delà du 1er janvier 1989 n’eût été la suppression de leur poste à compter de cette date.

TABLEAU l

DETAILS RELATIFS AUX NOMINATIONS

Nom

Date de

nomination

Mandat

Expiration

Rachel Tremblay

28 septembre 1972

À vie

70 ans

(21 août 1995)

Ugo Benedetti

6 septembre 1967

À vie

70 ans

(16 mars 1996)

David Anderson

1er mars 1984

10 ans

1er mars 1994

John Petryshyn

1er août 1983

10 ans

1er août 1993

Gayla Vidal

1er août 1983

10 ans

1er août 1993

Tableau 2

ÂGE ET MANDAT RESTANT AU

31 DÉCEMBRE 1988

Nom

Âge

Mandat restant

Rachel Tremblay

63

6 ans 7 mois

Ugo Benedetti

62

7 ans 3 mois

David Anderson

51

5 ans 3 mois

John Petryshyn

43

4 ans 7 mois

Gayla Vidal

50

4 ans 7 mois

Les demandeurs témoignent qu’avant leur nomination à la Commission, ils avaient été actifs au sein du Parti libéral du Canada ou proches de députés libéraux, ou les deux à la fois. Leur avocat confirme cependant qu’ils n’entendent pas par là que le jeu de la politique partisane leur a coûté leur poste.

En septembre 1984, un nouveau gouvernement fut formé par le Parti progressiste-conservateur, lequel, en 1987, présenta le projet de loi C-55, Loi modifiant la Loi sur l’immigration de 1976 et d’autres lois en conséquence. L’article 38 de ce projet de loi prévoyait entre autres ce qui suit :

38. (1) Sous réserve des autres dispositions du présent article, les anciens commissaires et les membres de l’ancien comité cessent leurs fonctions à la date de référence.

(7) Sauf dérogation par décret du gouverneur en conseil, ni la cessation de fonctions prévue au présent article ni la suppression du poste correspondant n’entraînent pour les anciens commissaires ou les membres de l’ancien comité le versement d’une réparation, sous quelque forme que ce soit, par Sa Majesté ou ses préposés ou mandataires.

Le projet de loi C-55 fut adopté par la Chambre des communes avec les dispositions ci-dessus. Au Sénat cependant, le Comité permanent des affaires juridiques et constitutionnelles recommanda la suppression du paragraphe 38(7), par cette conclusion [fascicule no 74, le 10 mai 1988, à la page 68] :

Le Comité estime qu’il est de loin préférable en principe d’assurer une juste compensation aux personnes qui, après avoir entrepris de fournir des services selon des conditions expresses, apprennent finalement que l’on n’a plus besoin d’elles. Il semblerait que telle soit la manière de traiter équitablement les titulaires de ces postes, conformément à un principe bien établi en droit. Il est recommandé à l’amendement 12c) de supprimer la disposition prévoyant l’absence de réparation quelconque, de façon à rétablir les droits juridiques dont jouissent normalement ces personnes.

La recommandation de suppression du paragraphe 38(7) a été adoptée par le Sénat. Au premier renvoi à la Chambre des communes, celle-ci a rejeté l’amendement, mais l’avis du Sénat a prévalu en fin de compte et ce paragraphe a été supprimé. Le projet de loi C-55 fut adopté et sanctionné le 21 juillet 1988[4]. La Loi entra en vigueur le 1er janvier 1989 avec ce résultat qu’à compter de cette date et en application du paragraphe 38(1) tel qu’il était en vigueur à l’époque, les membres de l’ancienne Commission d’appel de l’immigration cessèrent leurs fonctions. La modification de 1988 remplaça l’ancienne Commission d’appel de l’immigration par un nouvel organisme, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, laquelle est composée de deux sections, la section du statut de réfugié et la section d’appel de l’immigration. La section d’appel se compose d’au plus 30 membres « titulaires » et d’autant de vacataires que pourrait y nommer le gouverneur en conseil. La section du statut se compose d’un maximum de 65 membres « titulaires » à temps plein, ainsi que des « membres titulaires à temps partiel et des membres vacataires, à temps plein ou partiel » que, de l’avis du gouverneur en conseil, la charge de travail exige. En ce qui concerne les membres « titulaires » de l’une et l’autre sections, ils sont nommés à titre inamovible pour un mandat maximal de cinq ans. Les vacataires des deux sections sont nommés à titre inamovible pour un mandat maximal de deux ans.

En prévision de la sanction royale et de l’entrée en vigueur des modifications de 1988, M. Gordon Fairweather, président désigné de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, avait recommandé au ministre de l’Emploi et de l’Immigration d’offrir à tous les membres de l’ancienne Commission d’appel de l’immigration (il y en avait 48) de les nommer à la nouvelle Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Dans son témoignage, M. Fairweather confirme qu’il voulait retenir, si possible, tous les anciens commissaires, y compris les cinq demandeurs. Il explique cependant que, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié étant investie d’une mission quelque peu différente de celle de l’ancienne commission et que la section du statut n’instruisant plus les dossiers sur le mode contentieux, il a examiné de quelle façon il pourrait faire le meilleur usage des anciens membres ainsi que la nécessité de recruter un grand nombre de nouveaux membres. L’objectif initial était une commission composée de 120 membres environ. Selon M. Fairweather, il était aussi nécessaire de faire en sorte que la Commission eût un bureau dans les villes qui avaient le plus grand nombre de dossiers de réfugiés, anciens et nouveaux, à instruire. Il fait savoir qu’il a fait des recommandations sur la durée du mandat qui serait offert aux anciens commissaires dans certaines localités, le tout compte tenu de tous ces facteurs. Les demandeurs ne prétendent nullement que les recommandations de M. Fairweather fussent de mauvaise foi ou étrangères à la bonne application de la Loi modifiée; il n’y a non plus aucune preuve dans ce sens.

Les résultats ont été cependant néfastes pour les cinq demandeurs. Sans entrer dans le détail des échanges entre eux et M. Fairweather ou d’autres représentants de la Commission, rappelons que chacun d’eux a fini par recevoir une offre envoyée par le secrétaire associé du Cabinet, M. John L. Manion. Dans chaque cas, il s’agissait d’une offre de nomination pour deux ans aux fonctions de « membre vacataire à temps plein » de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Dans chaque cas l’offre était subordonnée à la condition que l’intéressé signât une renonciation à tout recours contre Sa Majesté au sujet de la cessation de ses fonctions de membre de la Commission d’appel de l’immigration. Dans chaque cas, les demandeurs ont refusé de signer la renonciation, refusant de ce fait l’offre elle-même.

Il ressort des preuves et témoignages produits que dans chaque cas, les demandeurs avaient, en acceptant leur nomination à la Commission d’appel de l’immigration, l’espoir raisonnable qu’ils occuperaient leurs fonctions pour la durée entière du mandat pour lequel ils avaient été nommés. Aux termes de leur nomination, ils ne pouvaient être révoqués sans motif et il n’y a absolument rien qui permette de penser qu’il y ait eu un motif de révocation relevé contre l’un quelconque d’entre eux, bien au contraire. M. Fairweather confirme qu’il aurait été heureux de les voir maintenus en fonction à la Commission, et les offres qui leur ont été faites, même si elles n’étaient que pour deux ans, signifient qu’ils seraient des membres compétents et valables de la nouvelle Commission. Ils avaient tous, d’une façon ou d’une autre, adapté leur vie en présumant qu’ils continueraient à travailler à la Commission d’appel de l’immigration jusqu’à la fin de leur mandat respectif. Ils ont tous eu beaucoup de mal à se remettre de la perte de leur poste et n’ont été capables de gagner que très peu d’argent depuis, ou même pas du tout. Quelles que puissent être les conclusions sur les points de droit en l’espèce, le résultat net de ces bouleversements a été inique et cruel pour ces demandeurs.

Les frais de déplacement de David Anderson

M. Anderson fonde son chef de demande sur l’article suivant de la Loi sur l’immigration de 1976 sous le régime de laquelle il a été nommé :

62. Le gouverneur en conseil fixe le traitement des commissaires; ceux-ci sont indemnisés des frais raisonnables de déplacement et de séjour engagés dans l’exercice de leurs fonctions en vertu de la présente loi, hors de leur lieu ordinaire de résidence.

Le décret du 23 février 1984 portant nomination de M. Anderson indique qu’il habitait Victoria (Colombie-Britannique) et était nommé membre de la Commission d’appel de l’immigration sans que le lieu de travail soit mentionné. M. Anderson confirme au cours de son contre-interrogatoire qu’à sa nomination, il savait qu’il devait travailler au bureau de Vancouver de la Commission. Il continuait à habiter Victoria après son entrée en fonction le 1er mars 1984 jusqu’en février 1986, date à laquelle il déménagea avec sa femme à Vancouver, avant de retourner s’installer à Victoria à l’été de 1988. Donc, entre mars 1984 et février 1986, et entre le milieu et la fin de l’année 1988, il travaillait à Vancouver tout en habitant Victoria et faisait la navette entre les deux villes.

M. Anderson n’a pu se faire intégralement rembourser qu’un seul déplacement à Vancouver en mars 1984 juste après sa nomination, déplacement qu’il avait fait manifestement pour suivre des séances d’orientation. Dès le 10 avril 1988, il a été informé par le chef des services financiers de la Commission de ce qui suit :

[traduction] … les employés de la Commission ne sont pas rémunérés pour le temps qu’ils prennent pour se rendre au travail, ni ne sont indemnisés des frais subis à cette occasion. En conséquence, les frais de déplacement entre Victoria et Vancouver ne sont pas remboursés[5].

Par la suite, le 18 avril 1984, il a appris qu’en attendant de décider s’il allait s’installer à Vancouver, il recevrait une « allocation de déplacement » pour une période de neuf mois au maximum[6]. Il appert que cette allocation ne visait qu’à couvrir les frais de déplacement entre Victoria et Vancouver et, selon les précisions données le 25 juin 1984, ne serait accordée qu’à concurrence de 350 $ par mois. La même note de service du 18 avril lui apprenait qu’il avait droit aux frais de déménagement pour s’installer à Vancouver. Ces frais lui ont été payés lorsqu’il déménagea dans cette ville, en même temps qu’on l’a prévenu qu’il n’aurait pas droit aux mêmes frais s’il choisissait de retourner s’installer à Victoria[7].

Après sa nomination, M. Anderson faisait régulièrement, pendant près de deux ans, la navette entre Vancouver et Victoria, logeant à l’hôtel à Vancouver une partie de la semaine. Il payait ses propres dépenses et tenait une correspondance périodique au sujet de leur remboursement par le gouvernement. Il ne nie pas avoir reçu l’allocation de déplacement de 350 $ par mois avant de déménager à Vancouver. La Commission lui a fait savoir, comme noté supra, qu’il devait se rendre au travail à ses propres frais et qu’elle était disposée à couvrir les frais d’un déménagement à Vancouver, ce qu’elle a fait d’ailleurs. Après qu’un concours de circonstances eut obligé M. Anderson et sa femme à retourner s’installer à Victoria à l’été de 1988, il faisait de nouveau la navette entre cette ville et Vancouver jusqu’à la cessation de ses fonctions à la fin de 1988. Pour la période antérieure à février 1986 comme pour les derniers mois de son mandat, il revendique le montant approximatif de ses frais de déplacement, défalcation faite de l’allocation de déplacement qu’il avait reçue pour la première période. En bref, il invoque l’article 62 supra de la Loi de 1976 en soutenant que pendant ces deux périodes, son « lieu ordinaire de résidence » était Victoria et que par conséquent, en application de cet article, il avait droit à l’indemnisation des « frais raisonnables de déplacement et de séjour engagés » hors de ce lieu de résidence, pour son travail à la Commission à Vancouver.

Les points en litige

Il échet d’examiner les deux questions suivantes :

(1) La défenderesse est-elle tenue d’indemniser les demandeurs pour la perte du traitement et des avantages qu’ils auraient reçus s’il leur était permis de finir le mandat pour lequel ils avaient été nommés, lequel mandat a pris fin brusquement avec la dissolution de la Commission d’appel de l’immigration à la fin de 1988?

(2) Le demandeur David Anderson a-t-il droit au remboursement des frais raisonnables de déplacement et de séjour engagés hors de son lieu de résidence à Victoria, dans l’exercice de ses fonctions à la Commission à Vancouver?

Conclusions

La question de l’obligation de compenser le manque à gagner

Dans leurs déclarations, les demandeurs n’indiquent pas clairement s’ils réclament des dommages-intérêts pour rupture de contrat ou l’indemnisation à laquelle leur nomination initiale leur aurait donné légalement droit. L’argumentation présentée pour leur compte insiste sur le dernier chef de demande bien qu’à mon avis, comme indiqué infra, les mêmes considérations s’appliquent essentiellement aux deux chefs de demande.

Les demandeurs ne contestent pas le pouvoir qu’a le Parlement de supprimer leur poste sans indemnisation, mais se fondent essentiellement sur les principes d’interprétation des lois, en faisant valoir que faute de manifestation expresse de sa volonté dans ce sens, on ne saurait présumer que le législateur entendait les priver du droit à la réparation quand il a supprimé leurs postes. Il y a essentiellement deux arguments au sujet de l’absence d’expression de la volonté du législateur.

Le premier argument est fondé au premier chef sur l’arrêt Manitoba Fisheries Ltd. c. La Reine[8] de la Cour suprême du Canada. Un office de commercialisation du poisson d’eau douce avait été créé par la loi fédérale avec droit exclusif d’exporter du poisson hors du Manitoba. Cet organisme était habilité à délivrer à d’autres des licences pour l’exportation du poisson. La demanderesse faisait commerce d’exporter du poisson hors du Manitoba depuis quelque 40 ans et s’était créé une clientèle. Après la mise en place de l’office de commercialisation, la demanderesse n’a reçu aucune licence d’exportation et a dû fermer ses portes. Elle s’est pourvue en justice pour demander un jugement déclarant qu’elle avait droit à réparation pour la perte de l’achalandage. Rendant le jugement de la Cour, le juge Ritchie a conclu que l’achalandage équivalait à des biens et il a appliqué la règle établie d’interprétation des lois, comme suit :

sauf si ses termes l’exigent, une loi ne doit pas être interprétée de manière à déposséder une personne de ses biens sans indemnisation[9].

Les demandeurs invoquent aussi l’arrêt Beauregard c. La Reine du chef du Canada[10] de la Cour d’appel fédérale, où le juge en chef Thurlow, rendant le jugement de la majorité, s’est prononcé en ces termes au sujet de la nomination des juges :

La commission du juge débute au moment de sa nomination par le gouverneur général en vertu du pouvoir conféré par l’article 96 et de la loi provinciale créant le poste. Par cette commission, le juge se voit octroyer le poste et les pouvoirs y afférents de même que le traitement et les autres avantages fixés par le Parlement en vertu de l’article 99. Le titulaire de la commission acquiert en vertu de cette dernière le droit au traitement ainsi fixé, un peu de la même façon que le cessionnaire d’une somme d’argent ou d’un bien-fonds acquiert le droit de propriété qui s’y rattache. C’est là quelque chose qu’on ne peut lui retirer sauf par l’application régulière de la loi. L’application régulière de la loi peut prendre la forme de procédures d’expropriation prises par une assemblée législative. Toutefois, suivant un principe reconnu, l’assemblée législative n’est pas, en l’absence d’une disposition expresse au contraire, présumée exproprier sans indemnité appropriée.[11]

Ce passage est cité à l’appui de l’argument que l’octroi d’un poste s’apparente à la concession d’un bien : la présomption que le législateur n’exproprie pas sans indemnisation s’applique à la suppression de ce poste, laquelle suppression doit être indemnisée sauf disposition contraire expresse du législateur.

L’autre argument proposé à ce sujet est qu’il ressort des travaux préparatoires menant à l’adoption du projet de loi C-55 en juillet 1988 que le législateur n’entendait pas priver les demandeurs d’indemnisation. Comme indiqué supra, ce projet de loi comportait à l’origine, à son introduction en 1987, le paragraphe 38(7) qui excluait expressément toute indemnisation pour les personnes se trouvant dans la même situation que les demandeurs. Cependant, cette disposition a été retirée pendant le processus d’adoption du projet de loi, apparemment à la suite de l’objection du Sénat à un déni exprès du droit à l’indemnisation. Les demandeurs en concluent que le Parlement ayant considéré et rejeté une proposition excluant expressément l’indemnisation, on doit présumer qu’il n’entendait pas refuser cette indemnisation.

De son côté, la défenderesse soutient essentiellement que la suppression d’un poste signifie aussi la suppression du salaire qui y est attaché. Elle se fonde au premier chef sur la décision Reilly v. The King[12]. du Comité judiciaire du Conseil privé. Il s’agissait d’un appel provenant du Canada et où le Comité judiciaire a confirmé les décisions de la Cour suprême [[1932] 2 R.C.S. 597] et de la Cour de l’Échiquier du Canada [[1932] R.C.É. 14]. Les faits de cette cause sont fort semblables à ceux de la cause en instance. Le demandeur avait été depuis 1923 membre du Bureau fédéral d’appel, organisme créé par une loi fédérale pour entendre les appels en matière de pensions. Reilly y fut nommé de nouveau en 1928 pour cinq ans. (Bien que cette nomination eût été faite sous réserve de révocation en cas de réduction de la charge de travail de la Commission, cette éventualité ne s’est jamais produite.) Le 30 mai 1930, le Parlement du Canada adopta une loi pour supprimer le Bureau fédéral d’appel et le remplacer par le Tribunal des pensions. Le poste de Reilly fut donc supprimé et il ne fut pas nommé au niveau tribunal. Il ne recevait aucune indemnisation non plus. Son action en rupture de contrat portant sur les trois années qui restaient à courir jusqu’à la fin de son mandat fut rejetée par la Cour de l’Échiquier et par la Cour suprême du Canada. Au Conseil privé, lord Atkin a rendu jugement en ces termes :

[traduction] En l’espèce, Leurs Seigneuries ne jugent pas utile de se prononcer sur la théorie acceptée par la Cour de l’Échiquier, savoir que les rapports entre la Couronne et le titulaire d’une charge publique ne sont nullement d’origine contractuelle. Elles se contentent de noter qu’à l’égard de certains postes, il est difficile de nier qu’il y ait certains rapports contractuels qu’il s’agisse du salaire ou des conditions d’emploi d’une part, ou du devoir de servir loyalement et avec diligence et compétence raisonnables, d’autre part. Et à ce propos, il ne faut pas oublier que le pouvoir de résilier un contrat à volonté n’est pas incompatible avec l’existence du contrat tant que celui-ci n’est pas résilié.

Il appert cependant que la solution du litige en instance réside dans le principe élémentaire selon lequel si, par l’effet de la loi, il n’est plus possible d’exécuter un contrat, celui-ci prend fin. En l’espèce, le poste détenu par l’appelant a été supprimé par une loi; dès lors il aurait été illégal de la part du pouvoir exécutif de le maintenir en fonction ou de lui verser un salaire quelconque, et il était impossible pour l’appelant d’exercer ses fonctions. La compétence du Bureau fédéral d’appel a disparu. Il semble donc que la situation est comme suit. Dans la mesure où les droits et obligations respectifs de la Couronne et du titulaire du poste découlaient de la loi, ce poste a été supprimé et la loi ne prévoit rien pour le titulaire du poste supprimé de cette manière. Dans la mesure où leurs droits et obligations respectifs étaient d’origine contractuelle, le contrat ne pouvait plus être exécuté par application de la loi, et il a été résilié. Il est peut-être inutile d’ajouter que résilié signifie qu’il a été mis fin au contrat, non pas qu’il y a eu rupture de contrat. Il s’ensuit que l’appelant n’a pas prouvé qu’il y a eu rupture de contrat qui justifierait les dommages-intérêts.

L’appelant soutient cependant qu’il échappe à ce résultat vu les dispositions de l’article 19 de la Loi d’interprétation, S.R.C. 1927, ch. 1 :

« Lorsqu’une loi ou une disposition législative est abrogée … alors, à moins que l’intention contraire ne soit manifeste, cette abrogation ou révocation ne peut …

« c) porter atteinte à un droit, à un privilège, à une obligation ou à une responsabilité acquise, obtenue, à obtenir ou encourue sous l’autorité de la loi, de la disposition législative ou du règlement ainsi abrogé ou révoqué. »

La réponse est évidente. Aucun droit n’a été acquis par suite de la nomination au poste, sauf un droit qui, dès sa naissance, devait prendre fin une fois le poste supprimé par voie législative. Les principes qui font qu’il n’y a pas eu rupture de contrat anéantissent toute protection découlant de cet article[13].

Cette décision du Comité judiciaire signifie à mon sens que dans la mesure où il y aurait une action contractuelle, l’exécution du contrat n’était plus possible par suite de la suppression du poste. Le contrat était résilié et dès lors, il ne donnait plus droit à aucun paiement. Dans la mesure où la demande était fondée sur l’octroi d’un poste institué par la loi, les crédits affectés à la rémunération du titulaire du poste n’existaient plus. Il y a lieu de rappeler que dans ce cas, une autre règle d’interprétation des lois, telle qu’elle avait été codifiée par la Loi d’interprétation[14], a été invoquée, savoir que sauf disposition contraire expresse du législateur, l’abrogation d’une loi ne porte pas atteinte aux droits acquis sous le régime de cette loi. Le Comité judiciaire a cependant jugé que cette règle d’interprétation devait être considérée dans le contexte spécial de la suppression d’un poste et que le droit au poste prévu par la loi était, dès sa création et par définition, susceptible de révocation par voie législative; il ne s’agissait pas là d’un « droit acquis » normal.

La décision Reilly a été depuis expressément suivie au Canada[15] et je n’ai été saisi d’aucun précédent qui permette de dire qu’elle ne fait plus jurisprudence dans ce pays.

J’ai conclu que les demandeurs n’ont pas été traités équitablement en l’espèce, mais il m’est impossible de distinguer les faits de la cause en instance de ceux de la cause Reilly que je suis tenu d’appliquer. Dans la mesure où l’action des demandeurs est fondée sur les obligations contractuelles, tout contrat tacite qu’ils auraient pu avoir avec la défenderesse est devenu inexécutable à compter du 31 décembre 1988. Comme après cette date ils n’accomplissaient aucune fonction pour laquelle ils n’avaient pas été déjà payés, ils ne peuvent se fonder sur rien pour demander réparation, que ce soit en vertu du contrat qui fut résolu à la fin de 1988 ou en vertu de la règle de l’enrichissement sans cause à l’égard de quelque période que ce soit après 1988. Dans la mesure où leur demande est fondée sur la perte de commission, le poste a toujours été implicitement tenu pour révocable par voie législative puisqu’il avait été créé par un parlement souverain. Le paragraphe 42(1) de la Loi d’interprétation[16] prévoit ce qui suit :

42. (1) Il est entendu que le Parlement peut toujours abroger ou modifier toute loi et annuler ou modifier tous pouvoirs, droits ou avantages attribués par cette loi. [Non souligné dans le texte.]

Ainsi que l’a fait récemment remarquer la Cour suprême du Canada[17], il s’agit en fait là de l’énonciation législative du principe de la souveraineté du Parlement, qui n’ajoute rien à ce principe. Mais puisque les demandeurs ont fondé leur argumentation sur les principes d’interprétation des lois, je suis obligé d’interpréter la loi sous le régime de laquelle ils avaient été nommés à l’origine, comme accordant aux demandeurs des « avantages » susceptibles d’annulation par toute loi subséquente portant suppression de leur poste. Celui-ci ayant été supprimé, ils ne peuvent dès lors réclamer aucun avantage ou rémunération y attaché.

Je respecte certes le principe général invoqué dans la cause Manitoba Fisheries, mais ne pense pas qu’il s’applique en l’espèce. Ce précédent portait sur un bien, savoir l’achalandage attaché à l’entreprise de la demanderesse, qui existait indépendamment de la loi en cause et qui, dans le cours normal des choses, aurait continué à exister indéfiniment. La Loi fédérale en cause a enlevé toute valeur à ce bien. Je doute qu’on puisse parler de « bien » à propos d’un poste. Il est vrai qu’en common law médiévale, bon nombre de charges publiques, dont des charges judiciaires, étaient considérées comme des biens. Elles étaient vendues ou octroyées par le souverain ou autre seigneur féodal, et pouvaient être revendues ou transmises par succession. Ce concept était le propre des institutions féodales et tenait probablement à l’insuffisance de la doctrine du droit des contrats ou du droit administratif. Parmi les maux engendrés par ce système d’offices vénaux, on peut citer une rigidité tenant à ce que ceux qui avaient des intérêts acquis s’opposaient à l’introduction de toute réforme administrative qui pourrait porter atteinte à leur monopole de services monnayés. Ce n’est qu’au XIXe siècle qu’on a mis fin à la vente de la plupart des charges publiques[18]. Il n’y a rien dans l’histoire moderne du Canada qui porte à voir dans les charges publiques un bien et, malgré le traitement réservé aux demandeurs en l’espèce, il n’existe aucune règle de droit qui justifie pareille conclusion de nos jours. Il est vrai que dans le passage supra de la décision Beauregard[19] ainsi que le commentaire. , le juge en chef Thurlow a conclu [à la page 1024] que la nomination à un poste donnait au titulaire le droit au traitement attaché à ce poste

un peu de la même façon que le cessionnaire d’une somme d’argent ou d’un bien-fonds acquiert le droit de propriété qui s’y rapporte. [Non souligné dans le texte.]

Il faut cependant noter qu’il entend par là qu’un poste n’est pas un bien, encore qu’il y ait des ressemblances. Et d’ailleurs, il faut voir dans ce passage une parenthèse puisqu’il a déjà décidé l’affaire par d’autres motifs et n’y fait que rappeler les motifs sur lesquels le juge de première avait fondé sa décision.

La nomination par décret à un poste créé par la loi comporte la condition implicite que la nomination et le traitement y afférent ne durent que le temps fixé par la loi. Il s’ensuit que dans le cas où le législateur supprime un poste créé par la loi, on ne saurait, à mon avis, interpréter raisonnablement sa volonté comme visant autre chose que l’abrogation du pouvoir de rémunérer quiconque occupe ce poste. Quelles que puissent être les règles générales d’interprétation des lois applicables à la propriété normale (et il ne faut jamais oublier que les règles d’interprétation visent à clarifier ce qu’il y a d’ambigu dans l’expression de la volonté du législateur, et non pas à passer outre à cette volonté), il faut toujours, lorsque le législateur supprime un poste, présumer qu’il a sanctionné les conséquences normales de cette suppression, c’est-à-dire la suppression du salaire qui y est attaché. Je ne peux non plus conclure à la volonté contraire du législateur du fait, noté supra, que le paragraphe 38(7) de la première version du projet de loi C-55, qui excluait expressément toute réparation, a été subséquemment enlevé du texte. Dans ce contexte, plusieurs raisons pourraient être évoquées pour expliquer la suppression de ce paragraphe, la plus probable étant que le gouvernement l’a retiré afin de faire adopter le projet de loi par le Sénat, en pensant que le paragraphe 38(7) ne faisait que rappeler le principe juridique, lequel s’appliquerait de toute façon. D’ailleurs, ceux qui s’opposaient à ce paragraphe 38(7) n’ont pas insisté sur l’inclusion d’une disposition portant expressément réparation et qui, étant donné l’état actuel de la jurisprudence, aurait été le seul moyen de garantir qu’il y ait réparation. Je ne peux donc dégager des travaux préparatoires aucune volonté commune de la majorité des deux chambres du Parlement, qui a voté pour le projet de loi dans sa forme définitive, et dois me fonder sur le sens ordinaire des mots tels qu’ils figurent dans le texte adopté.

Force m’est de conclure avec regret que les demandeurs n’ont droit ni au traitement ni aux avantages qu’ils auraient reçus si leur poste n’avait été supprimé. Je ne vois non plus aucun autre fondement juridique qui leur permette d’obtenir réparation. Cependant, étant donné que cette conclusion peut avoir un effet sur la question des dépens, je suis obligé de dire qu’à mon avis, ils ont été traités de façon inique. Personne ne conteste le pouvoir qu’a le Parlement de supprimer des offices fédéraux ou de les réorganiser. Personne ne met en doute la bonne foi du ministre ou de ses conseillers pour ce qui était d’offrir de nommer les anciens commissaires pour les périodes et aux lieux qui semblaient les plus propres à répondre aux besoins de la nouvelle commission. Il est indiscutable que c’était là le point focal des recommandations de M. Fairweather et il a eu raison de ne pas aborder la question distincte de l’indemnisation des anciens commissaires qui allaient perdre plusieurs années de travail rémunéré auxquelles ils sentaient à juste titre qu’ils avaient droit. Il se trouve cependant que lorsque le dossier fut transmis au Bureau du Conseil privé pour les formalités de nomination, celui-ci a confondu les deux questions pour subordonner l’offre de nouvelle nomination à la renonciation à toute réclamation que les demandeurs pourraient faire valoir contre le gouvernement ou ses représentants. Cette démarche était non seulement inique et coercitive du point de vue des demandeurs, elle représentait encore, à mon avis, un abus de pouvoir équivalent en fait à une tentative de vente de charges publiques. Il est important de noter la forme de la renonciation à signer par les demandeurs à titre de condition d’une nomination pour deux ans à la nouvelle Commission[20]. Voici ce qu’on y lit :

Je soussigné[e],                                , en reconnaissance de ma nomination à titre de membre vacataire à temps plein, en vertu d’un décret, à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour un mandat de 2 ans, à titre inamovible, décharge et libère définitivement par la présente Sa Majesté, ses agents, ses préposés et ses représentants de toute poursuite, réclamation ou revendication, quel qu’en soit le genre ou la nature, que moi-même, ou l’un de mes représentants, a déjà introduite, introduit ou pourrait introduire par suite ou en raison de ma cessation d’emploi en tant que membre de la Commission d’appel de l’immigration au moment de l’entrée en vigueur du projet de loi C-55.

En effet, ce qu’on demandait à ces demandeurs, c’était de payer leur nouvelle nomination par décret au moyen de la renonciation à tout recours contre la Couronne et ses représentants. Il est manifeste que le Bureau du Conseil privé, tout comme les demandeurs, avait conscience du bien-fondé potentiel de ce recours, autrement il ne leur aurait pas demandé, et eux n’auraient pas refusé, de signer la renonciation. Ainsi donc, il a été demandé aux demandeurs de payer leur nomination avec quelque chose qui semblait avoir une valeur. Je ne pense pas que ce soit là une condition que le gouverneur en conseil puisse légitimement imposer pour la nomination à des organismes quasi judiciaires : il est en effet étonnant que le gouverneur en conseil ait reçu des conseils en ce sens.

Le net résultat de ce qui précède c’est que ces demandeurs qui, selon les preuves et témoignages produits, s’en sont remis à une loi fédérale pour accepter de bonne foi la nomination pour des périodes déterminées, qui ont planifié leur vie et, dans certains cas, leur retraite en conséquence, qui ont fait leur travail de façon diligente et compétente, ont été privés, sans indemnisation aucune, d’un moyen de subsistance auquel ils pensaient, tout à fait raisonnablement, avoir droit[21].

Les frais de déplacement et de séjour de David Anderson

J’ai conclu que M. Anderson a droit au paiement des frais raisonnables de déplacement et de séjour subis pendant l’intervalle de temps entre sa nomination et le début de 1986, pendant lequel il habitait Victoria et devait se rendre à son travail à Vancouver.

Je ne doute pas qu’aux yeux de ceux qui sont chargés de contrôler et d’approuver les notes de frais, M. Anderson fût réputé habiter la ville où il travaillait. Ce n’est pourtant pas ce que dit l’article 62 de la Loi sur l’immigration de 1976, qu’il invoque. À la différence de la Loi sur les juges[22] par exemple, qui prévoit expressément ou implicitement le lieu de travail du juge du point de vue des frais de déplacement, l’article 62 repose simplement sur le critère du « lieu ordinaire de résidence ». Ce n’est donc qu’un critère pragmatique. J’ai demandé à l’avocat de la défenderesse d’indiquer quelle disposition des lois ou règlements applicables spécifiait le lieu où les membres de la Commission d’appel de l’immigration devaient résider, et il n’a pu le faire. Je ne suis pas convaincu qu’on doive supposer que tout commissaire était obligé d’habiter la ville où il était affecté. Il est tout à fait concevable que s’agissant d’une commission dont les membres étaient nommés pour des durées différentes et obligés de siéger à divers moments dans différentes localités, il n’y eût aucune règle rigide voulant que chaque commissaire habitât la ville où se trouvait son principal lieu de travail. L’avocat de la défenderesse n’a donc pu faire valoir aucune règle de droit à l’appui de l’assertion faite par le chef des services financiers dans sa note de service du 10 avril 1984 à M. Anderson[23], savoir que « les employés de la Commission ne sont pas rémunérés pour le temps qu’ils prennent pour se rendre au travail, ni ne sont indemnisés des frais subis à cette occasion ». Il y a peut-être lieu de rappeler qu’à un moment donné, les responsables de la Commission ont envisagé de demander au Bureau du Conseil privé de donner une consultation juridique sur la signification de l’article 62, mais y ont renoncé par la suite.

Après que M. Anderson eut déménagé à Vancouver aux frais de la Commission, il ne pouvait plus réclamer les frais de ce genre pendant qu’il habitait cette ville, et il ne les réclame pas. Par ailleurs, ce ne serait pas interpréter raisonnablement la notion de « lieu ordinaire de résidence » que de penser que, après avoir déménagé à Vancouver aux frais de la Commission, un commissaire pût établir unilatéralement un autre lieu ordinaire de résidence puis compter sur le remboursement des frais de déplacement pour faire la navette entre sa résidence et son lieu de travail. À mon avis, la question du « lieu ordinaire de résidence » est essentiellement une question de fait; il s’agit de savoir où se trouve la résidence ordinaire au moment de la nomination. Si un commissaire est poussé à emménager dans la ville où se trouve le bureau de la Commission auquel il est affecté, cette ville devient son lieu ordinaire de résidence et il cesse de recevoir les frais de déplacement et de séjour parce qu’il a touché les frais de déménagement. Il est juste dès lors de considérer la ville où il a emménagé aux frais de la Commission comme son lieu ordinaire de résidence.

Décision

Par ces motifs, les demandeurs doivent être déboutés de leur action en recouvrement du revenu et des avantages perdus par suite de la suppression de leur poste.

M. Anderson aura droit à ses frais raisonnables de déplacement et de séjour subis hors de son lieu de résidence de Victoria, pendant la période allant du 1er avril 1984 à février 1986, jusqu’au moment de son emménagement à Vancouver, défalcation faite de l’allocation de déplacement qu’il avait déjà touchée. À la demande des avocats, je ne rendrai pas un jugement à ce sujet, mais leur demande par les présentes d’essayer de s’entendre sur le montant correct à accorder à M. Anderson à cet égard. S’ils ne parviennent pas à s’entendre, ils pourront me saisir de nouveau de la question et je pourrai soit la trancher soit ordonner un renvoi, le cas échéant.

En ce qui concerne les dépens, les avocats ont demandé à présenter leurs arguments une fois que les motifs de jugement auront été prononcés.

Si les avocats peuvent s’entendre sur tous ces points, ils pourront demander un jugement conformément à la Règle 324 [Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663]. Dans le cas contraire, la Cour tiendra une autre audience si elle en reçoit la demande.



[1] S.C. 1976-77, ch. 52.

[2] S.C. 1966-67, ch. 90.

[3] Supra, note 1.

[4] L.C. 1988, ch. 35.

[5] Pièce 1-37.

[6] Pièce 1-35.

[7] Pièce 1-30.

[8] [1979] 1 R.C.S. 101.

[9] Ibid., à la p. 109, citant Attorney-General v. DeKeyser’s Royal Hotel, [1920] A.C. 508 (H.L.).

[10] [1984] 1 C.F. 1010 (C.A.).

[11] Ibid., à la p. 1024. Saisie du pourvoi, la Cour suprême du Canada ne s’est pas prononcée sur ce point, [1986] 2 R.C.S. 56.

[12] [1934] 1 D.L.R. 434

[13] Ibid., aux p. 436 et 437.

[14] S.R.C. 1927, ch. 1.

[15] Voir par exemple Wicks v. A.G.B.C., [1975] 4 W.W.R. 283 (C.S.C.-B.); Welch c. Nouveau-Brunswick (1991), 37 C.C.E.L. 129 (B.R.N.-B.).

[16] L.R.C. (1985), ch. I-21.

[17] Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.-B.), [1991] 2 R.C.S. 525, à la p. 548.

[18] Voir Holdsworth, A History of English Law (7e éd., 1956) vol. 1, aux p. 246 à 264.

[19] Supra, note 11

[20] Le texte anglais qui est le même pour les demandeurs Anderson, Petryshyn et Vidal, correspond au texte français (appelé quittance et reproduit ci-dessus) destiné à la demanderesse Tremblay. Le texte de la renonciation destiné à M. Benedetti ne se trouve pas dans le dossier, mais je présume que c’est le même.

[21] Il y a lieu de noter qu’à la dissolution de la Commission du tarif dans des circonstances analogues, le gouvernement s’est engagé à verser une « réparation raisonnable » aux commissaires qui n’étaient pas nommés au nouvel organisme; Voir R. c. Beauchamp (1990), 31 C.C.E.L. 194 (C.F. 1re inst.).

[22] L.R.C. (1985), ch. J-1, art. 34-38 [art. 38 (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 11, art. 2)].

[23] Supra, note 5.

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