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[1993] 2 C.F. 620

T-990-92

Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration (requérant)

c.

Victor Eberechu Agbasi, Eugenia Nwagabi Agbasi, Winifred Agbasi, Charles Agbasi, John Bosco Agbasi et Catherine Agbasi (intimés)

Répertorié : Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Agbasi (1re inst.)

Section de première instance, juge Dubé—Vancouver 19 janvier; Ottawa, 8 février 1993.

Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Réfugiés au sens de la Convention — Pratique en matière d’immigration — L’intimé a fait l’objet d’un rapport alléguant qu’il avait occupé un emploi illégalement — Sa demande de prorogation de visa durant l’enquête a été refusée — À l’enquête, il n’a pas revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention, préférant accepter un avis d’interdiction de séjour et déménager aux États-Unis — Sa demande de visa américain a été refusée parce qu’il n’était pas titulaire d’un visa canadien valide — À l’enquête relative à son séjour indûment prolongé, l’intimé a revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention — L’interdiction de revendiquer le statut de réfugié contenue à l’art. 43(2) ne s’applique qu’à l’enquête en cours, et non à toutes les autres — Les critères de recevabilité énoncés à l’art. 46.01 ne visent pas le simple fait d’avoir été l’objet de plus d’une enquête — L’arbitre et le membre de la section du statut avaient, sous le régime de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, le pouvoir et la responsabilité de rendre une décision applicable uniquement aux parties en présence.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Vie, liberté et sécurité — Les instances appelées à se prononcer sur la recevabilité et le minimum de fondement d’une demande de statut en application de la Loi sur l’immigration doivent décider s’il y a eu en l’occurrence respect de la Charte — La demande de prorogation de visa durant l’enquête à l’issue de laquelle l’intimé a été exonéré quant aux allégations d’avoir travaillé illégalement a été refusée — Il a indûment prolongé son séjour à cause du refus de proroger son visa — Un avis d’interdiction de séjour lui a été signifié — L’application de l’art. 46.01(1)f), visant à prévenir des revendications successives ou non fondées, est incompatible avec l’art. 7 de la Charte.

Il s’agissait d’une demande de révision de la décision d’un arbitre et d’un membre de la section du statut (le Tribunal). Victor Agbasi est entré au Canada en 1986, muni d’autorisations d’études et de travail à l’Université de la Colombie-Britannique. Sa femme et leurs enfants sont arrivés en 1987. Les autorisations d’études et de travail ont été prorogées au 30 septembre 1989. En janvier 1989, il a décroché un emploi à Fantasy Gardens, à la suite de quoi il a fait l’objet d’un rapport préparé en vertu de l’alinéa 27(2)b) de la Loi sur l’immigration et alléguant qu’il avait occupé un emploi illégalement. En septembre 1989, sa demande de prorogation de visa en attendant la fin de l’enquête a été refusée par les autorités de l’immigration. À l’enquête tenue en septembre 1990, il n’a pas revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention et a choisi plutôt d’accepter un avis d’interdiction de séjour, croyant qu’il pourrait déménager aux États-Unis. On n’a pas conclu qu’il avait travaillé illégalement, mais vu l’expiration de son visa, on a jugé qu’il était demeuré au Canada après avoir perdu la qualité de visiteur. Un avis d’interdiction de séjour lui a été signifié. Sa demande de visa pour entrer aux États-Unis a été refusée parce qu’il n’était pas titulaire d’un visa canadien valide. Comme Agbasi n’a pas quitté le Canada, un rapport a été établi, portant qu’il n’avait pas quitté le Canada dans le délai imparti par l’avis d’interdiction de séjour. À la seconde enquête, il a revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention. Aux termes du paragraphe 43(1), l’arbitre donne à la personne qui fait l’objet de l’enquête la possibilité de revendiquer le statut de réfugié au sens de la Convention avant que ne soient présentés des éléments de preuve au fond. En l’absence de revendication, l’enquête se poursuit et la question ne peut plus être prise en considération au cours de l’enquête ni au cours des demandes, appels ou autres procédures qui en découlent (paragraphe 43(2)). L’alinéa 46.01(1)f) porte que la revendication de statut n’est pas recevable par la section du statut si le demandeur est visé par un avis d’interdiction de séjour et n’a pas encore quitté le Canada. L’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 dispose que la Constitution rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit. D’après le Tribunal, le législateur a édicté l’alinéa 46.01(1)f) dans le but d’éviter les abus dans le processus de détermination du statut de réfugié, par exemple, les revendications manifestement non fondées, et puisque Agbasi n’a jamais revendiqué le statut de réfugié, il n’a pas abusé des procédures. En vertu du régime procédural, il doit y avoir tenue d’une audience. Opposer une fin de non-recevoir à la demande de statut de réfugié d’Agbasi porterait atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne que lui garantit l’article 7 et auquel il ne peut être porté atteinte qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. Le Tribunal a conclu en outre que l’alinéa 46.01(1)f) de la Loi sur l’immigration est incompatible avec la Constitution et partant, inopérant à l’égard d’Agbasi.

Le ministre a soutenu que la Cour d’appel fédérale avait déjà établi que ni les dispositions visant les critères de recevabilité des revendications de statut de réfugié au sens de la Convention, ni les alinéas 46.01(1)c) et f) ne contreviennent à l’article 7 de la Charte et que l’interprétation que le Tribunal a donnée à l’alinéa 46.01(1)f) était manifestement déraisonnable.

Jugement : la demande doit être rejetée.

La prohibition contenue au paragraphe 43(2) ne s’applique qu’à l’enquête en cours, et non à toutes les autres. Vu les critères de recevabilité énoncés au paragraphe 46.01(1), cette disposition ne vise pas le simple fait d’avoir été l’objet de plus d’une enquête.

La conclusion formulée par le juge Marceau, J.C.A., dans l’arrêt Berrahma c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration selon laquelle l’établissement de critères de recevabilité des revendications de statut de réfugié ne porte pas atteinte à l’article 7 de la Charte n’équivaut pas à une conclusion définitive quant à tous et chacun des cas dans lesquels l’application de ces critères pourrait donner ouverture à une attaque fondée sur la Charte. L’application automatique de ces critères serait incompatible avec les principes de justice fondamentale. La décision du Tribunal n’est pas formulée en termes d’exemption constitutionnelle mais dans les termes mêmes de l’article 52 de la Charte. Le Tribunal n’avait pas le pouvoir de décréter une exemption applicable à une catégorie de cas ayant les mêmes caractéristiques, ce qu’il n’a d’ailleurs pas fait. Il avait toutefois, sous le régime de l’article 52, le pouvoir de rendre une décision applicable uniquement aux parties en présence et ayant pour effet, notamment, de les exempter de l’application d’une disposition donnée pour des motifs d’ordre constitutionnel. Le Tribunal a l’obligation de ne pas appliquer les dispositions législatives qui violent les droits des parties garantis par la Charte. La décision du Tribunal n’amènera pas à l’avenir d’autres instances administratives à décider de façon largement discrétionnaire de l’application de l’alinéa 46.01(1)f).

Les instances appelées à se prononcer sur la recevabilité et le minimum de fondement d’une demande de statut doivent prendre en considération les valeurs protégées par la Charte afin de décider s’il y a eu respect de la justice fondamentale. Si tel n’a pas été le cas, la législation doit alors « le céder aux prescriptions de l’article 7 ». Il serait manifestement injuste d’empêcher Agbasi de présenter une demande de statut de réfugié au sens de la Convention. Cette injustice résulte essentiellement de la manière dont Agbasi s’est vu signifier un avis d’interdiction de séjour qui l’a fait tomber sous le coup de l’alinéa 46.01(1)f), rendant ainsi sa demande de statut de réfugié irrecevable. C’est seulement parce qu’il a indûment prolongé son séjour que lui a été signifié l’avis d’interdiction de séjour, les autorités de l’Immigration ayant refusé de proroger son visa pendant une enquête à l’issue de laquelle il a été exonéré quant aux allégations faites contre lui. Si le visa avait été prorogé, l’ordonnance d’expulsion aurait été sans fondement une fois Agbasi exonéré de l’allégation initiale et il n’y aurait pas eu lieu d’appliquer l’alinéa 46.01(1)f) pour faire obstacle à une demande de statut subséquente. L’application de l’alinéa 46.01(1)f), visant à prévenir les demandes successives ou manifestement non fondées, serait incompatible avec les exigences de l’article 7, telles qu’établies par la jurisprudence.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7.

Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 52.

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.1 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5).

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 27(2), 32(7) (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 11), 32.1 (édicté, idem, art. 12), 33 (mod., idem), 43 (mod., idem, art. 14), 46 (mod., idem), 46.01(1) (édicté, idem; L.C. 1992, ch. 1, art. 73).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Kaur c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 2 C.F. 209; (1989), 64 D.L.R. (4th) 317; 10 Imm. L.R. (2d) 1; 104 N.R. 50 (C.A.); Grewal c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 C.F. 581; (1991), 85 D.L.R. (4th) 166 (C.A.); Singh et autres c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177; (1985), 17 D.L.R. (4th) 422; 12 Admin. L.R. 137; 14 C.R.R. 13; 58 N.R. 1.

DISTINCTION FAITE AVEC :

Berrahma c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1991), 132 N.R. 202 (C.A.F.); Longia c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 C.F. 288; (1990), 44 Admin. L.R. 264; 10 Imm. L.R. (2d) 312; 114 N.R. 280 (C.A.); Longia c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), A-1059-90, Mahoney, J.C.A., jugement en date du 23-9-91, C.A.F., encore inédit.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Bains c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 3 C.F. 487; (1989), 61 D.L.R. (4th) 573; 47 C.R.R. 361; 8 Imm. L.R. (2d) 165 (C.A.); Mattia c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1987] 3 C.F. 492; (1987), 10 F.T.R. 170 (1re inst.); R. c. Seaboyer; R. c. Gayme, [1991] 2 R.C.S. 577; (1991), 7 C.R. (4th) 117; 128 N.R. 81.

DÉCISIONS CITÉES :

Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570; (1990), 77 D.L.R. (4th) 94; [1991] 1 W.W.R. 643; 52 B.C.L.R. (2d) 68; 91 CLLC 17,002; 118 N.R. 340; Cuddy Chicks Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), [1991] 2 R.C.S. 5; (1991), 81 D.L.R. (4th) 121; 91 CLLC 14,024; 122 N.R. 361; [1991] OLRB Rep. 790; Tétreault-Gadoury c. Canada (Commission de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 2 R.C.S. 22; (1991), 81 D.L.R. (4th) 358; 50 Admin. L.R. 1; 36 C.C.E.L. 117; 91 CLLC 14,023; 4 C.R.R. (2d) 12; 126 N.R. 1; Armadale Communications Ltd. c. Arbitre (Loi sur l’immigration), [1991] 3 C.F. 242; (1991), 83 D.L.R. (4th) 440; 14 Imm. L.R. (2d) 13; 127 N.R. 342 (C.A.); Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Chung, A-535-91, juge Linden, J.C.A., jugement en date du 21-12-92, C.A.F., encore inédit.

DEMANDE de révision de la décision d’un arbitre et d’un membre de la section du statut selon laquelle opposer une fin de non-recevoir à la demande de statut de réfugié d’Agbasi porterait atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne que lui garantit l’article 7 de la Charte et auquel il ne peut être porté atteinte qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. Demande rejetée.

AVOCATS :

Esta Resnick pour le requérant.

Phillip Rankin pour les intimés.

PROCUREURS :

Le sous-procureur général du Canada pour le requérant.

Rankin & Bond, Vancouver, pour les intimés.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Dubé : La question en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire[1] présentée par le ministre de l’Emploi et de l’Immigration (le ministre) est celle de savoir si un arbitre et un membre de la section du statut, siégeant en février 1992 à titre de tribunal devant se prononcer sur la recevabilité et le minimum de fondement d’une revendication de statut de réfugié (le tribunal), ont commis une erreur susceptible de révision[2] en décidant qu’opposer une fin de non-recevoir à la revendication de Victor Agbasi (Agbasi) contreviendrait, vu les circonstances de l’espèce, aux droits que lui garantit l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]].

Le tribunal a estimé que l’alinéa 46.01(1)f) de la Loi sur l’immigration[3] (la Loi) était incompatible avec la Constitution et inopérante à l’égard d’Agbasi, et il a conclu à la recevabilité de sa revendication de statut de réfugié au sens de la Convention.

1.         La loi

Les dispositions législatives suivantes sont pertinentes eu égard à la conclusion du Tribunal. Aux termes des paragraphes 43(1) et (2) de la Loi [mod., idem], il est possible de revendiquer le statut de réfugié au sens de la Convention au cours d’une enquête :

43. (1) Avant que ne soient présentés des éléments de preuve au fond, l’arbitre donne à la personne qui fait l’objet de l’enquête la possibilité de faire savoir si elle revendique le statut de réfugié au sens de la Convention.

(2) En l’absence de la revendication visée au paragraphe (1), l’enquête se poursuit et la question du statut de réfugié ne peut plus être prise en considération au cours de l’enquête ni au cours des demandes, appels ou autres procédures qui en découlent.

Le paragraphe 46(1) [mod., idem] précise les éléments que l’arbitre, seul ou conjointement avec un membre de la section du statut, doit déterminer :

46. (1) Les règles suivantes s’appliquent aux enquêtes ou audiences tenues devant un arbitre et un membre de la section du statut :

a) dans le cas d’une enquête, l’arbitre détermine si le demandeur de statut doit être autorisé à entrer au Canada ou à y demeurer, selon le cas;

b) l’arbitre et le membre déterminent si la revendication est recevable par la section du statut;

c) si au moins l’un des deux conclut à la recevabilité, ils déterminent ensuite si la revendication a un minimum de fondement.

Les critères régissant la recevabilité des demandes de statut sont énoncés au paragraphe 46.01(1) [édicté, idem; mod. par L.C. 1992, ch. 1, art. 73] :

46.01 (1) La revendication de statut n’est pas recevable par la section du statut si le demandeur se trouve dans l’une ou l’autre des situations suivantes :

a) il s’est vu reconnaître le statut de réfugié au sens de la Convention par un autre pays, lequel lui a délivré un titre de voyage en cours de validité aux termes de l’article 28 de la Convention;

b) il est l’objet d’une enquête tenue en vertu de l’alinéa 23(4)a) et il est arrivé au Canada d’un pays « autre que celui dont il a la nationalité ou, s’il n’a pas de nationalité, que celui dans lequel il avait sa résidence habituelle »  qui :

(i) d’une part, a été désigné par règlement comme un pays qui se conforme à l’article 33 de la Convention soit dans tous les cas, soit relativement à la catégorie de personnes à laquelle il appartient,

(ii) d’autre part, est régi par des lois ou usages prévoyant, pour tous les demandeurs ou ceux de la catégorie à laquelle il appartient, en cas de renvoi du Canada, l’autorisation légale d’y entrer ou le droit à une décision au fond sur leur revendication;

c) depuis sa dernière venue au Canada, il a fait l’objet :

(i) soit d’une décision de la section du statut, de la Cour d’appel fédérale ou de la Cour suprême du Canada lui refusant le statut de réfugié au sens de la Convention ou établissant le désistement de sa revendication,

(ii) soit d’une décision d’un arbitre et d’un membre de la section du statut portant que sa revendication n’était pas recevable par celle-ci ou qu’elle n’avait pas un minimum de fondement;

d) le statut de réfugié au sens de la Convention lui a été définitivement reconnu aux termes de la présente loi ou reconnu aux termes des règlements;

e) il se trouve dans l’une ou l’autre des situations suivantes :

(i) il appartient à la catégorie visée à l’alinéa 19(1)j),

(ii) selon une attestation du ministre, il constitue un danger pour le public au Canada et :

(A) ou bien appartient à la catégorie visée à l’alinéa 19(1)c),

(B) ou bien a été déclaré coupable au Canada d’une infraction à une loi fédérale pour laquelle une peine d’emprisonnement de dix ans ou plus est prévue,

(iii) il appartient à la catégorie visée à l’un des alinéas 19(1)e), f) ou g) ou 27(1)c) ou (2)c) et, selon le ministre, il serait contraire à l’intérêt public de faire étudier sa revendication aux termes de la présente loi;

f) il est visé par un avis d’interdiction de séjour et n’a pas encore quitté le Canada ou, l’ayant quitté en conformité avec l’avis, n’a pas été légalement autorisé à entrer dans un autre pays.

Enfin, l’article 7 de la Charte ainsi que le paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] énoncent les garanties juridiques de chacun et le principe de la primauté de la Constitution du Canada :

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

52. (1) La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit.

2.         Les faits

Afin de comprendre la décision faisant l’objet du contrôle et les motifs de mon jugement, il est essentiel de passer brièvement en revue l’histoire de l’immigration des intimés.

Agbasi a quitté le Nigéria, où il est né, après avoir fait l’objet d’une détention et d’interrogatoires par les services de sécurité de l’État en raison de ses activités prosyndicales. Il est entré au Canada en août 1986, muni d’autorisations d’études et de travail à l’Université de la Colombie-Britannique. Sa femme (Eugenia) et leurs quatre jeunes enfants sont entrés au pays en qualité de visiteurs en mai 1987. Les autorisations d’études et de travail que détenait Agbasi ont été prorogées au 30 septembre 1989.

En janvier 1989, Agbasi a décroché un emploi à Fantasy Gardens en Colombie-Britannique, à la suite de quoi il a fait l’objet, en août 1989, d’un rapport préparé en vertu de l’alinéa 27(2)b) de la Loi et alléguant qu’il avait occupé un emploi en violation de la Loi. En septembre 1989, sa demande de prorogation de visa en attendant la fin de l’enquête a été refusée par les autorités de l’immigration. À l’enquête tenue en septembre 1990, il n’a pas revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention lorsque la possibilité lui en a été donnée conformément à l’article 43 de la Loi. Il a plutôt choisi d’accepter un avis d’interdiction de séjour, croyant que sa famille et lui pourraient déménager aux États-Unis.

Au terme de l’enquête, on a conclu que l’allégation initiale fondée sur l’alinéa 27(2)b) n’était pas fondée et qu’Agbasi n’avait donc pas occupé un emploi en violation de la Loi. Vu, cependant, l’expiration de son visa canadien, on a jugé qu’il appartenait à la catégorie visée à l’alinéa 27(2)e) de la Loi, savoir qu’il était entré au Canada en qualité de visiteur et y était demeuré après avoir perdu cette qualité. Un avis d’interdiction de séjour lui a donc été signifié[4].

Agbasi a alors fait une demande de visa pour entrer aux États-Unis. Sa demande a été refusée parce qu’il n’était pas titulaire d’un visa canadien valide. Comme je l’ai indiqué précédemment, la demande de prorogation qu’il avait présentée en septembre 1989 avait été refusée par les autorités de l’Immigration. De sorte qu’Agbasi et sa famille n’ont pas quitté le Canada pour les États-Unis comme prévu et qu’un rapport a été établi, sous le régime de l’alinéa 27(2)(i) de la Loi, portant qu’ils n’avaient pas quitté le Canada dans le délai imparti par l’avis d’interdiction de séjour. À la seconde enquête, Agbasi a admis l’exactitude de ce rapport et il a revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention.

3.         La décision du Tribunal

Le représentant du ministre a, devant le tribunal, plaidé l’irrecevabilité de la revendication de statut présentée par Agbasi. Ne s’étant pas prévalu de la possibilité de présenter une demande à cet égard lors de l’enquête de septembre 1990, conformément à l’article 43 de la Loi, il était dorénavant forclos de le faire en raison de l’alinéa 46.01(1)f) de la Loi, étant donné qu’un avis d’interdiction de séjour lui avait été signifié et qu’il n’avait pas quitté le Canada.

L’avocat d’Agbasi a fait valoir que le tribunal devait s’abstenir d’appliquer cette disposition, étant donné les circonstances de l’espèce, parce que son application porterait atteinte aux droits que lui garantit l’article 7 de la Charte. Il n’a pas attaqué la constitutionnalité, en soi, de l’alinéa 46.01(1)f). Il a expliqué que si Agbasi n’avait pas revendiqué le statut de réfugié en septembre 1990, c’est qu’il avait choisi de partir volontairement pour les États-Unis, projet raisonnable mais qu’il n’a pu mener à bien faute d’avoir obtenu la prorogation de son visa canadien. Agbasi n’avait pas compris que le défaut de présenter sa revendication au début de l’enquête initiale ferait obstacle à toute revendication subséquente. Refuser d’étudier sa demande de statut ne correspondrait à l’objet général du paragraphe 46.01(1), soit d’empêcher les revendications successives ou manifestement non fondées. Tel n’était pas le cas, en effet, des Agbasi. Leur refuser une audience serait donc contraire aux principes de justice fondamentale.

Le représentant du ministre a soutenu qu’Agbasi aurait dû se rendre compte des conséquences du choix qu’il a fait lors de l’enquête de septembre 1990, étant donné que c’était un homme instruit et qu’il était représenté par avocat.

Voici les parties pertinentes de la décision jointe du tribunal :

[traduction] [I]l est clair que l’arrêt Singh a entraîné des changements importants dans les lois régissant la détermination du statut de réfugié. Au cœur de ces changements figure la tenue d’une audience. Parallèlement, certains critères de recevabilité alors établis ainsi que le premier palier d’audience sur la question du minimum de fondement ont été introduits dans le but de disposer des revendications manifestement non fondées et à éviter les abus flagrants. Aucun des éléments dont nous disposons n’indique que l’alinéa 46.01(1)f) vise un autre but que celui de prévenir de tels abus. En l’espèce, M. Agbasi … n’a pas, lors de la première enquête, revendiqué le statut de réfugié. Le tribunal ne conclut pas qu’il … n’avait pas de revendication à faire valoir, mais qu’il a plutôt choisi une autre option pour rester hors de son pays, option qui s’est révélée irréalisable en raison du résultat de l’enquête. Il est possible qu’Agbasi n’ait pas compris ou pleinement apprécié les conséquences de son choix. La question est de savoir si l’on doit lui refuser la possibilité, à ce stade, d’avoir une audience afin de déterminer si sa revendication a un minimum de fondement, parce qu’il n’a pas revendiqué le statut de réfugié lors de la première enquête. À l’évidence, la famille Agbasi n’abuse pas des procédures en présentant une revendication pour la seconde ou la troisième fois. Agbasi n’a jamais fait de revendication avant celle-ci.

La question que nous devons trancher est la suivante : l’alinéa 46.01(1)f) s’applique-t-il vu les circonstances particulières de l’espèce? … Nous estimons qu’en vertu du régime procédural établi à la suite de l’arrêt Singh, il doit y avoir tenue d’une audience à un stade quelconque de l’instance devant l’organe ou l’autorité ayant compétence. Est-il légitime et juste qu’une personne tel Agbasi se voit refuser cette possibilité simplement parce qu’il a fait un choix qui s’est révélé malheureux? Vu les circonstances particulières de l’espèce, nous estimons que d’opposer une fin de non-recevoir à sa demande de statut de réfugié porterait atteinte aux droits que lui garantit l’article 7 et qu’en conséquence, l’alinéa 46.01(1)f) est incompatible avec les dispositions de la Constitution et partant, inopérant. Nous concluons donc, en l’espèce, que votre revendication est recevable.

La question de la recevabilité ayant été ainsi tranchée, le représentant du ministre a informé le tribunal que le ministre était d’avis que la revendication d’Agbasi avait un minimum de fondement, et ainsi en a décidé le tribunal[5]. Des mesures d’expulsion conditionnelle ont alors été prises[6].

L’audition de l’affaire a été fixée au 29 juin 1992 devant la section du statut de réfugié (SSR). L’autorisation d’instituer la présente instance ayant été accordée par le juge Pinard en avril 1992[7], l’audience de la SSR a été, à la demande du ministre, ajournée en attendant l’issue de la présente requête.

4.         La position du ministre

Le ministre ne conteste pas la compétence du tribunal, en vertu de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, d’examiner des questions liées à la Charte et de décider, en cas de violation à celle-ci, qu’une disposition de la Loi sur l’immigration est inopérante étant donné les circonstances de l’espèce dont il est saisi.

Le ministre s’attaque au bien-fondé de la décision, et ce, essentiellement sur deux fronts. En premier lieu, la Cour d’appel fédérale a établi, dans les arrêts Berrahma[8], Longia (no 1)[9] et Longia (no 2)[10], que ni les dispositions visant les critères de recevabilité des revendications de statut de réfugié au sens de la Convention, ni les critères particuliers établis aux alinéas 46.01(1)c) et f) ne contreviennent à l’article 7 de la Charte.

En second lieu, l’avocate du ministre soutient qu’il ne conviendrait pas d’exempter Agbasi et sa famille de l’application de la loi pour le motif qu’ils n’ont pas compris les conséquences de leur décision à l’enquête initiale. À son avis, l’interprétation que le tribunal a donnée à l’alinéa 46.01(1)f) de la Loi était manifestement déraisonnable, l’objet de cette disposition étant de prévenir la présentation de revendications successives [traduction] « en partant de l’hypothèse que le demandeur est tenu de présenter sa revendication au moment de la première enquête »[11]. Par sa décision, le tribunal a permis à Agbasi de se soustraire aux exigences du paragraphe 43(2), ce qui aurait pour effet de rendre discrétionnaire l’application de l’alinéa 46.01(1)f), dans chaque cas particulier, par les tribunaux de premier palier.

L’avocate fait valoir que la présente espèce ne satisfait pas aux critères établis par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Seaboyer; R. c. Gayme[12] afin d’accorder une exemption constitutionnelle. Elle soutient de plus que la situation des Agbasi ne se trouve pas parmi les motifs d’exemption constitutionnelle pour cause de violation de l’article 7, tels que la Cour d’appel fédérale les a établis restrictivement dans les arrêts Kaur c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)[13] et Grewal c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)[14].

5.         La position des intimés

Pour sa part, l’avocat d’Agbasi a souligné que la validité, sur le plan constitutionnel, de l’alinéa 46.01(1)f) de la Loi n’avait pas été en cause devant le tribunal et ne l’était pas devant cette Cour, Agbasi demandant uniquement d’être soustrait à son application. Il a distingué l’espèce des arrêts cités par l’avocate du ministre en faisant valoir que, dans ces cas, l’attaque avait directement porté sur la constitutionnalité des dispositions du paragraphe 46.01(1). Ces arrêts n’ont pas tranché la question de savoir si, vu les faits, il serait manifestement inéquitable ou fondamentalement injuste de refuser d’étudier les revendications en cause. Il était donc toujours loisible au tribunal de déclarer l’alinéa 46.01(1)f) inopérant dans le cas des Agbasi.

L’avocat a également réfuté la position du ministre suivant laquelle la Cour d’appel fédérale a, dans ses décisions antérieures, établi de façon exhaustive les motifs d’exemption constitutionnelle pour cause de violation de l’article 7. Il a en effet souligné qu’il peut survenir d’autres cas, tel celui des Agbasi, où une exemption constitutionnelle est nécessaire afin de protéger les droits conférés par l’article 7. De plus, l’exemption demandée n’était pas une exemption collective susceptible d’application générale, telle l’exemption en cause dans l’arrêt Seaboyer.

L’avocat de l’intimé a soutenu qu’eu égard aux faits particuliers de l’espèce, l’alinéa 46.01(1)f) violait le droit d’Agbasi de faire trancher la question de son statut dans le respect de la justice fondamentale, d’une manière analogue à la violation qu’ont reconnue Madame le juge Wilson et deux autres juges de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Singh et autres c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration[15]. À son avis, l’atteinte à l’article 7 pourrait, dans le cas des Agbasi, être plus grave que dans l’arrêt Singh. Dans cette affaire, le demandeur de statut de réfugié jouissait d’un droit fondamental qui était déficient sur le plan de la procédure, alors que dans le cas des Agbasi, il y eut déni à la fois d’un droit fondamental et d’un droit procédural : s’il fallait, en effet, lui appliquer l’alinéa 46.01(1)f), Agbasi n’aurait aucune chance de présenter ses arguments sous quelque forme que ce soit.

Outre l’arrêt Singh, l’avocat a cité d’autres arrêts à l’appui du rôle de la Charte et de la justice fondamentale en matière de procédures d’immigration, dont les arrêts Kaur et Grewal. Enfin, il a soutenu que la décision du tribunal n’était pas manifestement déraisonnable. Il a souligné qu’en demandant à être exempté de l’application de l’alinéa 46.01(1)f) les Agbasi ne tentaient pas de contourner le système ou d’en abuser, mais cherchaient plutôt la possibilité de présenter une revendication de statut de réfugié au sens de la Convention.

6.         Analyse

La prétention du ministre voulant que la revendication de statut doive être faite au cours de la première enquête dont l’intéressé fait l’objet n’est pas conforme au texte du paragraphe 43(2) de la Loi. Cette disposition porte qu’à défaut par l’intéressé de faire valoir, au début de l’enquête, s’il revendique le statut de réfugié au sens de la Convention, « la question du statut de réfugié ne peut plus être prise en considération au cours de l’enquête ni au cours des demandes, appels ou autres procédures qui en découlent. [Je souligne] » Manifestement, la prohibition ne s’applique qu’à l’enquête en cours, et non aux enquêtes subséquentes dont une personne peut faire l’objet. Il est également manifeste, à la lecture des critères de recevabilité énoncés au paragraphe 46.01(1) de la Loi, que cette disposition ne vise pas le simple fait d’avoir été l’objet de plus d’une enquête.

En ce qui concerne la jurisprudence relative aux alinéas 46.01(1)c) et f) de la Loi, je note que dans le premier arrêt, l’affaire Longia (no 1), les faits ayant donné ouverture à la demande étaient survenus avant l’entrée en vigueur du paragraphe 46.01(1), et qu’aucune question liée à la Charte n’avait été soulevée. En confirmant la conclusion de la Commission d’appel de l’immigration quant à l’absence de compétence pour rouvrir une audience de réexamen, le juge Marceau, J.C.A. a fait observer, en obiter, que l’interdiction dont le législateur avait, à l’alinéa 46.01(1)c) de la nouvelle Loi, frappé les revendications successives de statut de réfugié ne lui paraissait pas constituer une violation des droits garantis par la Charte.

Dans l’arrêt Berrahma, la question était de savoir si l’alinéa 46.01(1)c), précité, dans lequel est énoncé l’un des critères de recevabilité, était inconstitutionnel pour cause de violation de l’article 7 de la Charte. L’alinéa 46.01(1)c) a été examiné conjointement avec le paragraphe 46.01(5) relatif au demandeur de statut rentrant au Canada, et dont voici la teneur :

46.01.

(5) La rentrée au Canada du demandeur de statut après un séjour à l’étranger d’au plus quatre-vingt-dix jours n’est pas, pour l’application de l’alinéa (1)c), prise en compte pour la détermination de la date de la dernière venue de celui-ci au Canada.

Dans cette affaire, après le rejet de sa demande de statut de réfugié en 1989, Berrahma avait quitté le pays en février 1990. Rentré au Canada en avril 1990, il avait tenté de présenter une deuxième demande de statut. Le tribunal a appliqué les dispositions précitées, dont il a reconnu la constitutionnalité. La Cour d’appel fédérale a rejeté la requête en cassation de cette décision.

Parmi les distinctions pertinentes entre les circonstances dans lesquelles la question de la justice fondamentale a été examinée dans l’arrêt Berrahma et les circonstances de la présente requête, il y a le fait que Berrahma avait déjà fait une demande de statut, que la décision lui avait été défavorable et que s’il avait attendu l’expiration du délai de quatre-vingt-dix jours prévu au paragraphe 46.01(5) avant de rentrer au Canada, il aurait eu le droit de présenter une deuxième demande.

Dans l’arrêt Longia (no 2), les brefs motifs de jugement ne permettent pas d’établir les faits, mais le juge Mahoney, J.C.A. a conclu de la façon suivante :

En ce qui concerne le conflit allégué entre l’alinéa 46.01(1)f) de la Loi sur l’immigration et l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, il n’y a pas lieu de distinguer la présente espèce de l’arrêt Berrahma c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration

S’il n’y a pas lieu de distinguer cette affaire de l’arrêt Berrahma, je présume que le demandeur Longia avait présenté une demande antérieure de statut et que la constitutionnalité de l’alinéa 46.01(1)f) était en cause. Or, la présente requête peut être distinguée sous ce double aspect. Au surplus, rien ne permet de supposer que les circonstances de l’affaire Longia (no 2) sont semblables à celles de la présente instance.

La conclusion formulée par le juge Marceau, J.C.A., dans l’arrêt Berrahma, selon laquelle l’établissement de critères de recevabilité des revendications de statut de réfugié ne porte pas atteinte à l’article 7 de la Charte n’équivaut pas, à mon avis, à une conclusion définitive quant à tous et chacun des cas dans lesquels l’application de ces critères pourrait donner ouverture à une attaque fondée sur la Charte. Pour comprendre pourquoi il en est ainsi, on n’a qu’à penser à l’immense variété des situations dans lesquelles se retrouvent les demandeurs actuels ou potentiels de statut. On peut en effet concevoir que malgré la validité de critères généraux de recevabilité, l’application automatique de ces critères pourrait, dans certaines circonstances, être incompatible avec les principes de justice fondamentale. Dans cette mesure, je souscris à la prétention de l’avocat d’Agbasi suivant laquelle les arrêts Berrahma et Longia (no 2) n’empêchent pas de conclure que l’alinéa 46.01(1)f) est inopérant eu égard aux faits d’un cas d’espèce, en application de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982.

À mon avis donc, les arrêts Berrahma et Longia (no 2) ne sont pas déterminants aux fins de la présente requête. Les arguments qu’a fait valoir le ministre à l’encontre de la décision du tribunal d’accorder une exemption constitutionnelle en l’espèce n’emportent pas davantage ma conviction. La décision du tribunal n’est pas formulée en termes d’exemption constitutionnelle mais dans les termes mêmes de l’article 52 de la Charte.

Dans la présente espèce, le tribunal n’avait pas le pouvoir de décréter une exemption applicable à une catégorie de cas ayant les mêmes caractéristiques, ce qu’il n’a d’ailleurs pas fait. Il avait toutefois, sous le régime de l’article 52, le pouvoir de rendre une décision applicable uniquement aux parties en présence et ayant pour effet, ainsi qu’il a été reconnu dans les arrêts Kaur et Grewal notamment, de les exempter de l’application d’une disposition donnée pour des motifs d’ordre constitutionnel. Le pouvoir du tribunal d’appliquer la Charte comme il l’a fait semble trouver clairement appui dans la jurisprudence de la Cour suprême du Canada et de cette Cour : pour la Cour suprême, voir les arrêts Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College[16]; Cuddy Chicks Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail)[17]; Tétreault-Gadoury c. Canada (Commission de l’Emploi et de l’Immigration)[18]. Pour la Cour d’appel fédérale, voir entre autres les arrêts Kaur, précité; Armadale Communications Ltd. c. Arbitre (Loi sur l’immigration)[19]; Grewal, précité[20]; Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Chung[21]. Par conséquent, je ne puis souscrire à l’opinion du ministre voulant que la décision du tribunal incitera d’autres tribunaux de premier palier à exercer leur pouvoir discrétionnaire de manière large relativement à l’application de l’alinéa 46.01(1)f).

De plus, il ressort clairement de la jurisprudence de cette Cour que le tribunal a non seulement le pouvoir, mais aussi la responsabilité d’examiner si les dispositions législatives pertinentes violent les droits des parties garantis par la Charte dans une espèce donnée, ainsi que l’obligation de ne pas les appliquer en pareil cas[22]. Cette Cour a également souligné l’importance d’interpréter les dispositions législatives à la lumière des valeurs protégées par la Charte[23].

Essentiellement, l’issue de la présente requête dépend de la question de savoir si le tribunal a correctement apprécié les exigences de la justice fondamentale consacrée par l’article 7. Les arrêts cités par l’avocat d’Agbasi à l’appui de la conclusion du tribunal portaient principalement sur les procédures d’enquête tenues en vertu de la Loi. Dans l’arrêt Kaur, l’arbitre avait rejeté une requête en réouverture d’enquête fondée sur l’article 35 de la Loi. La requérante avait été contrainte par son ex-mari de ne pas faire valoir de demande de statut à l’enquête initiale et elle s’était vu signifier une ordonnance d’exclusion. La Cour d’appel fédérale [à la page 218] a estimé que, strictement parlant, l’arbitre aurait eu raison, n’était l’application de la Charte, de refuser de rouvrir l’enquête, mais elle a conclu que l’espèce donnait « clairement lieu à une intervention, en application de l’article 7 de la Charte ». La Cour a estimé que l’ordonnance d’exclusion rendue dans cette affaire était « manifestement injuste dans les … circonstances et contraire aux dispositions de l’article 7 de la Charte »[24].

La Cour s’est appuyée sur l’affaire Mattia c. Canada (Ministre de l’Emploi et l’Immigration)[25], dans laquelle le juge McNair a conclu que le refus de l’arbitre de permettre la réouverture à l’égard d’un revendicateur souffrant de troubles mentaux au moment de l’enquête initiale, ainsi que l’ordonnance d’expulsion subséquente, étaient manifestement injustes et violaient les droits conférés au requérant par l’article 7.

Toujours dans l’arrêt Kaur, la Cour a également cité l’affaire Bains[26], dans laquelle la Commission d’appel de l’immigration avait refusé d’autoriser la prorogation du délai imparti pour demander le réexamen de revendications de statut de réfugié. Les requérants ont fait valoir qu’un délai limite rigide et inflexible, sans possibilité de prorogation quelles que soient les circonstances, violait les principes de justice fondamentale. Jugeant cet argument « irréfragable », la Cour a rejeté l’argument du ministre voulant que faire porter aux requérants les conséquences de leurs actes ne constituait pas une atteinte à la justice fondamentale. Elle a conclu dans les termes suivants[27] :

… [L]es pouvoirs et [la] compétence [de la Commission] doivent être interprétés à la lumière de la Charte. En conséquence, elle ne saurait simplement refuser de connaître d’une demande du type en question en l’espèce; elle doit plutôt examiner les faits particuliers de chaque affaire pour déterminer si le requérant risque d’être privé d’un droit protégé par la Charte au cas où il ne serait pas autorisé à demander un réexamen et, dans l’affirmative, si la justice fondamentale exige qu’il lui soit accordé une telle autorisation.

Tant dans l’arrêt Kaur que dans l’affaire Bains, la Cour s’est référée à l’arrêt Singh de la Cour suprême du Canada[28]. comme établissant le principe selon lequel les demandeurs de statut de réfugié ont droit à la protection de l’article 7, et que leurs demandes de statut sont susceptibles de mettre en cause des droits consacrés par la Charte.

On retrouve un exposé détaillé des exigences de la justice fondamentale en matière de procédures d’enquête dans l’arrêt Grewal, lequel portait également sur le rejet par l’arbitre d’une requête en réouverture d’enquête fondée sur l’article 35 de la Loi. L’arbitre avait fait des distinctions entre l’espèce et l’arrêt Kaur pour le motif qu’il n’y avait pas eu atteinte, lors de l’enquête, aux droits que garantit au requérant l’article 7. Celui-ci, sous le coup d’une ordonnance d’expulsion, souhaitait revendiquer le statut de réfugié, ce qu’il n’avait pas fait à l’enquête initiale parce qu’il ne craignait pas alors de retourner dans son pays natal, l’Inde. Il avait eu la possibilité, avant de demander la réouverture, de faire valoir le changement de circonstances à la faveur de différentes instances tenues en vertu de la Loi. Voici un extrait des commentaires qu’a formulés la Cour au sujet de l’argument du requérant fondé sur l’article 7[29] :

Il a été jugé que l’expulsion des réfugiés porte atteinte à leur droit à la sécurité de leur personne (Singh et autres c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, … ). Cela ne signifie bien entendu pas que les gens ne peuvent être expulsés pour une bonne raison, c’est-à-dire pour autant qu’il n’y ait pas violation des principes de justice fondamentale …

Il s’ensuit qu’il est possible d’expulser un résident permanent qui a commis un crime grave, sans qu’il y ait atteinte à la Charte tant que les principes de justice fondamentale auront été observés au préalable à son égard. Il échet donc d’examiner s’il y a eu en l’espèce violation des principes de justice fondamentale. La législation et la jurisprudence antérieure de cette Cour doivent le céder aux prescriptions de l’article 7.

À mon avis, la justice canadienne n’a pas, de façon inique, fermé sa porte au requérant. Au contraire, celui-ci a eu la possibilité de présenter ses faits, sous une forme ou sous une autre, à plusieurs autorités, sans qu’il ait réussi à les convaincre. Il se peut que ces faits nouveaux n’aient pas été examinés comme il aurait voulu qu’ils le fussent, mais la justice fondamentale n’exige pas l’observation de telle ou telle méthode d’instruire des points de droit ou de fait. Ce qu’exige l’article 7 dans les cas comme celui qui nous intéresse en l’espèce, c’est que le demandeur de statut de réfugié se voie accorder la possibilité de présenter les nouvelles preuves du risque de persécution dans son pays d’origine, à l’autorité compétente qui doit les instruire convenablement. Il est manifeste que cette obligation a été remplie, à travers l’instruction des arguments présentés par le requérant après l’enquête primitive … Le requérant a eu pleinement la possibilité de convaincre différentes instances administratives de l’importance de ses faits nouveaux, et chaque fois il a échoué. Il n’y a pas eu déni de justice fondamentale. [Je souligne.]

Les arrêts précités confirment le principe voulant que les instances administratives associées au processus de détermination du statut de réfugié, tel l’arbitre lors d’une enquête, doivent prendre en considération les valeurs protégées par la Charte eu égard aux circonstances de chaque espèce afin de décider s’il y a eu respect de la justice fondamentale[30]. Si tel n’a pas été le cas, la législation doit alors « le céder aux prescriptions de l’article 7 », pour reprendre les termes de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Grewal [à la page 588]. À mon avis, ce principe s’applique également aux instances appelées à se prononcer sur la recevabilité et le minimum de fondement d’une demande de statut. Je suis également d’avis que la jurisprudence n’a pas épuisé les catégories d’injustices manifestes potentielles. Conclure autrement serait saper les principes mêmes qu’elle soutient.

7.         Conclusion

J’en viens à la conclusion qu’étant donné les circonstances inusitées de la présente espèce, il serait manifestement injuste d’empêcher Agbasi de présenter une demande de statut de réfugié au sens de la Convention (dont le Ministre convient qu’elle a un minimum de fondement). Cette injustice manifeste résulte essentiellement de la manière dont Agbasi s’est vu signifier l’avis d’interdiction de séjour qui l’a fait tomber sous le coup de l’alinéa 46.01(1)f), rendant ainsi sa demande de statut de réfugié irrecevable.

Ce sont les autorités de l’Immigration qui ont rejeté la demande qu’avait présentée Agbasi en vue d’obtenir une prorogation de visa pendant une enquête à l’issue de laquelle, soulignons-le, il a été exonéré quant à l’allégation initiale d’avoir travaillé illégalement. De sorte qu’il est tombé sous le coup d’une seconde allégation, celle d’avoir indûment prolongé son séjour vu le refus de l’Immigration de proroger son visa. C’est sur le fondement de cette seule allégation qu’a été signifié l’avis d’interdiction de séjour. Si le visa avait été prorogé en attendant l’issue de l’enquête, aucun motif n’aurait justifié l’émission d’une mesure de renvoi une fois Agbasi exonéré de l’allégation initiale. Si le visa avait été prorogé, il s’ensuit qu’il n’y aurait pas eu lieu d’appliquer l’alinéa 46.01(1)f) pour faire obstacle à une demande de statut subséquente.

N’eût été la décision du tribunal, Agbasi aurait, du fait de cette cascade d’incidents malheureux, été privé d’une audition de sa demande de statut. Dans les circonstances, je suis donc d’avis que l’application de l’alinéa 46.01(1)f), visant à prévenir les demandes successives ou manifestement non fondées, serait incompatible avec les exigences de l’article 7, telles qu’établies par la jurisprudence. Je tiens compte, en particulier, de l’observation faite dans l’arrêt Grewal selon laquelle l’article 7 exige que soit accordée au demandeur de statut la possibilité de présenter sa demande à l’autorité compétente qui doit l’instruire convenablement. Il s’ensuit que le tribunal n’a commis aucune erreur susceptible de révision en concluant qu’il y aurait violation des droits que garantit l’article 7 à Agbasi s’il se voyait refuser la possibilité de présenter une première demande de statut de réfugié au sens de la Convention.

En conséquence, il y a lieu de maintenir la décision attaquée et de rejeter la requête avec dépens.



[1] Fondée sur l'art. 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7 (édictée par L.C. 1990, ch. 8, art. 5)

[2] En vertu de l'art. 18.1(3) de la Loi sur la Cour fédérale.

[3] L.R.C. (1985), ch. I-2 (édictée par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 14).

[4] Aux termes de l'art. 32(7) de la Loi [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 11], lorsqu'il constate que la personne faisant l'objet de l'enquête appartient à la catégorie visée à l'art. 27(2)e), l'arbitre délivre un avis d'interdiction de séjour, s'il est convaincu qu'une mesure d'expulsion ne devrait pas être prise en l'occurrence et que l'intéressé quittera le Canada dans le délai imparti. Aux termes de l'art. 33 [mod., idem, art. 12], l'avis peut viser les membres de sa famille qui sont à sa charge.

[5] Conformément à l'art. 46.01(7) de la Loi.

[6] En vertu de l'art. 32.1(4) de la Loi [édictée par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 12].

[7] 92-T-159.

[8] Berrahma c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (1991), 132 N.R. 202 (C.A.F.).

[9] Longia c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1990] 3 C.F. 288 (C.A.).

[10] Longia c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), A-1059-90, 23 septembre 1991, C.A.F., encore inédit.

[11] Dossier du requérant, aux p. 469 et 470, par. 22.

[12] [1991] 2 R.C.S. 577.

[13] [1990] 2 C.F. 209 (C.A.).

[14] [1992] 1 C.F. 581 (C.A.).

[15] [1985] 1 R.C.S. 177.

[16] [1990] 3 R.C.S. 570.

[17] [1991] 2 R.C.S. 5.

[18] [1991] 2 R.C.S. 22.

[19] [1991] 3 C.F. 242 (C.A.).

[20] Dans l'arrêt Grewal, la Cour s'est reportée à l'étude de la question de l'exemption constitutionnelle faite par la Cour suprême du Canada dans les affaires Seaboyer et Gayme, précitées, note 12, mais elle n'avait pas à se prononcer sur la viabilité d'une telle option en l'espèce.

[21] A-535-91, 21 décembre 1992, C.A.F., encore inédit.

[22] Voir, à titre d'exemples, les arrêts Kaur, précité, note 13, à la p. 222; Bains c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1989] 3 C.F. 487 (C.A.), à la p. 491.

[23] Voir l'arrêt récent Chung, précité, note 21, aux p. 7 à 10.

[24] À la p. 218.

[25] [1987] 3 C.F. 492 (1re inst.).

[26] Précitée, note 22.

[27] À la p. 491.

[28] Précité, note 15

[29] Aux p. 587 à 590.

[30] La Cour d'appel fédérale réaffirme ce principe dans les motifs de l'arrêt Chung, précité, note 21, aux p. 7 à 9.

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