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[1993] 3 C.F. 348

A-510-92

Raj Kumar Seth (requérant)

c.

Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (intimé)

Répertorié : Seth c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (C.A.)

Cour d’appel, juges Hugessen, MacGuigan et Décary, J.C.A.—Vancouver, 20 mai; Ottawa, 7 juin 1993.

Citoyenneté et Immigration — Pratique en matière d’immigration — Le droit de garder le silence face à des poursuites au criminel n’exige pas d’accorder au demandeur du statut de réfugié au sens de la Convention l’ajournement de la procédure au premier palier d’audience (où le demandeur serait être contraint de fournir des éléments de preuve susceptibles de servir à la Couronne dans son enquête criminelle) en attendant l’issue des accusations au criminel portées contre lui après son arrivée au Canada.

Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Personne qui reste au pays après avoir perdu sa qualité de visiteur — L’arbitre n’a pas commis d’erreur de droit en décidant de prendre une mesure d’expulsion plutôt que de délivrer un avis d’interdiction de séjour car l’incertitude visant la date et la durée du procès criminel rendait impossible la fixation d’une date de départ définitive.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Vie, liberté et sécurité — L’art. 7 de la Charte n’exige pas d’accorder au demandeur du statut de réfugié au sens de la Convention l’ajournement des procédures au premier palier d’audience (où le demandeur serait tenu de fournir des éléments de preuve susceptibles de servir à la Couronne dans son enquête criminelle) en attendant l’issue des accusations au criminel portées après son arrivée au Canada.

Justice criminelle et pénale — Preuve — Protection accordée à l’accusé à l’égard de procédures criminelles lorsqu’il est obligé de témoigner dans le cadre d’une procédure administrative civile — Le demandeur du statut de réfugié au sens de la Convention n’a pas droit à l’ajournement de la procédure au premier palier d’audience (où il serait tenu de fournir des éléments de preuve susceptibles de servir à la Couronne dans son enquête criminelle) en attendant l’issue des accusations au criminel portées contre lui après son arrivée au Canada.

Le requérant est entré au Canada en qualité de visiteur et, après avoir perdu cette qualité, il a été accusé d’actes criminels.

Au cours d’une enquête tenue en vertu de l’article 27 de la Loi sur l’immigration, le requérant a revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention, et il a demandé l’ajournement de la procédure au premier palier d’audience en attendant l’issue de son procès au criminel. Il a soutenu que puisqu’il serait tenu de fournir des éléments de preuve ayant trait à ses antécédents et aux circonstances pertinentes à sa revendication du statut de réfugié, il y aurait atteinte au droit de garder le silence que lui garantit l’article 7 de la Charte en présence de procédures criminelles. Le requérant croyait que les renseignements obtenus dans le cadre de l’enquête de l’immigration serviraient l’enquête criminelle et faciliteraient l’obtention d’éléments de preuve devant servir contre le requérant au cours de son procès au criminel. L’arbitre a rejeté la demande d’ajournement du requérant.

La demande d’autorisation de présenter une demande fondée sur l’article 18 de la Loi sur la Cour fédérale a été rejetée. À la reprise de l’audience au premier palier, le requérant, refusant de fournir des éléments de preuve, n’a pu établir le bien-fondé de sa revendication et son expulsion du Canada a été ordonnée.

Il s’agit d’une demande d’autorisation de présenter une demande fondée sur l’article 28 de la Loi sur la Cour fédérale. La réparation recherchée est l’ajournement de l’audience au premier palier en attendant l’issue des procédures criminelles.

Arrêt : la demande doit être rejetée.

L’étude de la jurisprudence révèle que nonobstant l’article 7 de la Charte, il n’existe aucun droit absolu de faire suspendre des actions civiles en présence de procédures criminelles, mais il existe une protection, accordée de façon discrétionnaire, dans des circonstances extraordinaires ou exceptionnelles. Il n’est cependant pas justifié de faire de cette protection restreinte un droit fondamental. Les droits du requérant garantis à l’article 7 ne lui donnaient pas droit à un ajournement pour les motifs suivants : 1) la procédure est entièrement de nature administrative; il n’y a pas imputation de responsabilité; sa seule fonction est de déterminer le minimum de fondement de la revendication du statut de réfugié au sens de la Convention, et non d’établir s’il y a eu violation des lois pénales; 2) la preuve documentaire que doit déposer le requérant est essentielle aux travaux du premier palier d’audience; 3) l’utilisation du témoignage forcé du requérant est protégé dans des poursuites subséquentes au criminel par l’article 13 de la Charte; 4) le juge présidant le procès criminel pourrait exclure toute preuve qui n’aurait pu être découverte sans le témoignage forcé du requérant au cours de l’audition visant sa revendication du statut de réfugié au sens de la Convention; 5) le public a un intérêt primordial à voir les revendications du statut de réfugié jugées dans les meilleurs délais; 6) l’utilisation, dans le procès criminel à venir, de tout élément de preuve obtenu au cours ou par le biais de l’enquête, est hautement spéculative et conjecturale.

L’arbitre a jugé à bon droit qu’il avait compétence pour décider si la justice fondamentale exigeait un ajournement dans les circonstances de l’espèce.

L’arbitre a correctement décidé de prendre une mesure d’expulsion plutôt que de délivrer un avis d’interdiction de séjour puisqu’il ne pouvait fixer une date de départ avec quelque degré de certitude, aucune date n’ayant encore été fixée pour le procès, et personne ne sachant, à ce stade, combien de temps il durerait.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7, 11c) 13.

Code criminel, S.R.C., 1970, ch. C-34.

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 465(1)c).

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4), 28 (mod., idem, art. 8).

Loi sur la défense nationale, L.R.C. (1985), ch. N-5, art. 45 (mod. par L.R.C., 1985 (1er suppl.), ch. 31, art. 60).

Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, art. 5.

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 27(2)e),(3), 29(1), 32(7) (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 11), 43(1) (mod., idem, art. 14), 45(2) (mod., idem), 46(2) (mod., idem), 50.

Loi sur les stupéfiants, L.R.C. (1985), ch. N-1, art. 4(1).

Règlement sur l’immigration de 1978, DORS/78-172, art. 35(1) (mod. par DORS/89-38, art. 13).

Règles de la section du statut de réfugié, DORS/89-103, art. 18.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Haywood Securities Inc. v. Inter-Tech Group Inc. (1986), 24 D.L.R. (4th) 724; [1986] 2 W.W.R. 289; (1985), 68 B.C.L.R. 145 (C.A.C.-B.); Tyler c. M.R.N., [1991] 2 C.F. 68; (1990), 91 DTC 5022; 120 N.R. 140 (C.A.); Meade c. Canada, [1991] 3 C.F. 365; (1991), 81 D.L.R. (4th) 757; 45 F.T.R. 52 (T.D.); Re Cheung et Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1981), 122 D.L.R. (3d) 41; (1981), 36 N.R. 563 (C.A.F.); Armadale Communications Ltd. c. Arbitre (Loi sur l’immigration), [1991] 3 C.F. 242; (1991), 83 D.L.R. (4th) 440; 14 Imm. L.R. (2d) 13; 127 N.R. 342 (C.A.); Kaur c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 2 C.F. 209; (1989), 64 D.L.R. (4th) 317; 10 Imm. L.R. (2d) 1; 104 N.R. 50 (C.A.); Murray c. Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1979] 1 C.F. 518; (1979), 23 N.R. 344 (C.A.).

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425; (1990), 67 D.L.R. (4th) 161; 54 C.C.C. (3d) 417; 29 C.P.R. (3d) 97; 76 C.R. (3d) 129; 47 C.R.R. 1; 106 N.R. 161; 39 O.A.C. 161; Hongkong Bank of Canada v. Legion Credit Union, [1990] B.C.J. No. 1095 (C.A.) (Q.L.); Cheung v. British Columbia (Attorney General) (1993), 76 B.C.L.R. (2d) 305 (S.C.); British Columbia Securities Commission v. Branch (1990), 68 D.L.R. (4th) 347; (1990), 43 B.C.L.R. (2d) 286 (S.C.); conf. par (1992), 63 B.C.L.R. (2d) 331 (C.A.); Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Lundgren, [1993] 1 C.F. 187 (T.D.).

DÉCISIONS CITÉES :

Dubois c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 350; (1985), 66 A.R. 202; 23 D.L.R. (4th) 503; [1986] 1 W.W.R. 193; 41 Alta. L.R. (2d) 97; 22 C.C.C. (3d) 513; 48 C.R. (3d) 193; 18 C.R.R. 1; 62 N.R. 50; R. c. Mannion, [1986] 2 R.C.S. 272; (1986), 75 A.R. 16; 31 D.L.R. (4th) 712; [1986] 6 W.W.R. 525; 47 Alta. L.R. (2d) 177; 28 C.C.C. (3d) 544; 53 C.R. (3d) 193; 25 C.R.R. 182; 69 N.R. 189; R. c. Kuldip, [1990] 3 R.C.S. 618; (1990), 61 C.C.C. (3d) 385; 1 C.R. (4th) 285; 1 C.R.R. (2d) 110; 414 N.R. 284; 43 O.A.C. 340; R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151; [1990] 5 W.W.R. 1; 47 B.C.L.R. (2d) 1; 57 C.C.C. (3d) 1; 77 C.R. (3d) 145; 49 C.R.R. 114; 110 N.R. 1; R. c. Chambers, [1990] 2 R.C.S. 1293; [1990] 6 W.W.R. 554; (1990), 49 B.C.L.R. (2d) 299; 59 C.C.C. (3d) 321; 80 C.R. (3d) 235; 119 N.R. 321; R. c. Broyles, [1991] 3 R.C.S. 595; (1991), 120 A.R. 189; [1992] 1 W.W.R. 289; 84 Alta. L.R. (2d) 1; 68 C.C.C. (3d) 308; 9 C.R. (4th) 1; 8 C.R.R. (2d) 274; 131 N.R. 118; 8 W.A.C. 189; R. c. Wise, [1992] 1 R.C.S. 527; (1992), 70 C.C.C. (3d) 193; 11 C.R. (4th) 253; 8 C.R.R. (2d) 53; 133 N.R. 161; 51 O.A.C. 351; R. c. Mellenthin, [1992] 3 R.C.S. 615; [1993] 1 W.W.R. 193; (1992), 5 Alta. L.R. (3d) 232; 144 N.R. 50; R. v. S. (R.J.) (1993), 12 O.R. (3d) 774 (C.A.); Saccomanno v. Berube (1987), 75 A.R. 393; (1987), 34 D.L.R. (4th) 462; [1987] 2 W.W.R. 754; 49 Alta. L.R. (2d) 327 (B.R.); Perreault c. Thivierge (24 février 1992), Québec 200-10-000139-910, J.E. 92-443 (C.A.); Prassad c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 1 R.C.S. 560; (1989), 57 D.L.R. (4th) 663; [1989] 3 W.W.R. 289; 36 Admin. L.R. 72; 7 Imm. L.R. (2d) 253; 93 N.R. 81; Stalony c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1980), 36 N.R. 609 (C.A.F.).

DEMANDE FONDÉE SUR L’ARTICLE 28, visant essentiellement le contrôle du refus de l’arbitre d’ajourner l’audition de la revendication du statut de réfugié au sens de la Convention du requérant en attendant l’issue des accusations criminelles portées contre lui depuis son arrivée au Canada. Demande rejetée.

AVOCATS :

Gordon H. Maynard pour le requérant.

Dan Kiselback pour l’intimé.

PROCUREURS :

McCrea & Associés, Vancouver, pour le requérant.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Décary, J.C.A. : Cette demande de contrôle judiciaire soulève la question du droit du demandeur de statut de réfugié au sens de la Convention de solliciter l’ajournement de l’audition relative à sa revendication en attendant l’issue des accusations au criminel portées contre lui depuis son arrivée au Canada.

Les faits

Le requérant, citoyen indien, est entré au Canada le 16 mars 1989 en qualité de visiteur. Il a été autorisé à demeurer au Canada en cette qualité jusqu’au 15 septembre 1989. Il est demeuré au Canada après cette date sans autorisation, et il a cessé d’être un visiteur.

Le 18 février 1991, le requérant a été inculpé en Colombie-Britannique de ce qui suit : complot en vue d’importer un stupéfiant (héroïne) (un chef d’accusation), complot en vue de faire le trafic de l’héroïne (un chef d’accusation), trafic d’héroïne (deux chefs d’accusation), soit des actes criminels en vertu du paragraphe 4(1) de la Loi sur les stupéfiants [L.R.C. (1985), ch. N-1] et de l’alinéa 465(1)c) du Code criminel [L.R.C. (1985), ch. C-46]. Les actes criminels sont censés avoir été commis entre le 1er mars 1990 et le 28 août 1990. L’enquête préliminaire tenue à l’égard de ces accusations a pris fin au début de 1992. Aucune date n’a été fixée pour le procès. Le requérant a été libéré sous cautionnement, et le tribunal lui a ordonné de demeurer en Colombie-Britannique.

Le 10 septembre 1990, un agent d’immigration a rédigé, conformément à l’alinéa 27(2)e) de la Loi sur l’immigration[1] (la Loi), un rapport portant que le requérant était une personne qui était entrée au Canada en qualité de visiteur et qui y était demeurée après avoir perdu cette qualité. Conformément au paragraphe 27(3), une directive prévoyant la tenue d’une enquête a été rédigée et signée au nom du sous-ministre de l’Emploi et de l’Immigration. Cette enquête a débuté le 23 avril 1991.

Le 13 mai 1991, pendant que l’enquête se déroulait, et avant que toute preuve de fond soit présentée, le requérant s’est prévalu de la possibilité que lui offrait le paragraphe 43(1) [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 14] de la Loi de revendiquer le statut de réfugié au sens de la Convention. S’appuyant sur le paragraphe 35(1) du Règlement sur l’immigration de 1978 [DORS/78-172 (mod. par DORS/89-38, art. 13)][2] (le Règlement), il a immédiatement demandé l’ajournement des procédures du premier palier d’audience en attendant l’issue de son procès au criminel. Il a soutenu que les dispositions de la Loi et du Règlement le forçaient à donner des éléments de preuve oraux et documentaires sur ses antécédents et les circonstances pertinentes à sa revendication du statut de réfugié, et que cette divulgation constituait une atteinte aux droits que lui garantit l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] (la Charte), en violation de la justice fondamentale, en ce sens qu’il devrait renoncer à son droit au silence alors qu’il faisait l’objet de procédures criminelles. L’audience a alors été ajournée au 6 septembre 1991.

Le 6 septembre 1991, l’avocat représentant le requérant au criminel a témoigné qu’il avait reçu du procureur de la Couronne les détails des chefs d’accusation concernant les procédures criminelles et qu’il avait examiné le Formulaire de renseignements personnels et le rapport devant être fournis dans le cadre des procédures au premier palier d’audience. L’avocat a témoigné que les enquêteurs de la GRC s’intéressaient aux antécédents du demandeur de statut, qu’ils s’intéressaient à ses activités antérieures aussi bien à 1990 qu’à son arrivée au Canada et, en particulier, qu’ils souhaitaient connaître les adresses de ses précédents domiciles et ses voyages à l’extérieur de l’Inde. L’avocat était également d’avis que les renseignements fournis dans le cadre des procédures au premier palier d’audience aideraient les enquêteurs dans leur tâche et faciliteraient l’obtention d’éléments de preuve devant servir contre le requérant au cours de son procès au criminel.

Le 28 novembre 1991, l’arbitre a déterminé qu’il ne devrait pas y avoir ajournement des procédures. La Section de première instance de la Cour fédérale a été saisie d’une demande d’autorisation de présenter une demande fondée sur l’article 18 de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7], comme il était alors rédigé, en vue d’annuler la décision de l’arbitre concernant l’ajournement. La demande d’autorisation a été refusée le 16 janvier 1992.

L’enquête a repris le 28 janvier 1992. L’arbitre a refusé une autre demande d’ajournement, et il a conclu que le requérant n’avait plus qualité de visiteur. Il a alors demandé à un membre de la section du statut de réfugié de se joindre à lui pour déterminer si la revendication du statut de réfugié au sens de la Convention du requérant avait un minimum de fondement. Le requérant a affirmé son droit au silence, refusant de remplir le Formulaire de renseignements personnels et de déposer oralement à l’égard du minimum de fondement de sa revendication. Le tribunal a conclu que le requérant n’avait pas rempli son obligation d’établir le bien-fondé de sa revendication, et l’arbitre a ordonné l’expulsion du requérant. L’arbitre était d’avis que les circonstances l’empêchaient de délivrer un avis d’interdiction de séjour plutôt que de prendre une mesure d’expulsion puisque la date de la fin du procès criminel ne pouvait être précisée.

Une demande d’autorisation d’introduire des procédures fondées sur l’article 28 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 8] de la Loi sur la Cour fédérale a été accueillie, le 31 mars 1992, relativement à la décision du tribunal qui refusait de reconnaître un minimum de fondement à la revendication du requérant, et relativement aussi à la mesure d’expulsion prise par l’arbitre. Les parties s’entendent pour dire que la décision du tribunal ne peut être annulée que si la Cour estime que l’arbitre aurait dû ordonner un ajournement. Pour ce qui est de la mesure d’expulsion, dans l’éventualité où la décision du tribunal devrait être maintenue quant au minimum de fondement, le requérant affirme que l’arbitre a commis une erreur en décidant qu’un avis d’interdiction de séjour ne pouvait être délivré dans les circonstances.

Bien que d’autres formes de réparation aient été évoquées au cours des débats devant l’arbitre, l’avocat du requérant a toujours insisté que la réparation qu’il recherchait était l’ajournement des procédures au premier palier d’audience jusqu’à l’issue des procédures criminelles[3], et qu’aucune des autres réparations proposées, que ce soit la protection des témoignages en vertu de l’article 5 de la Loi sur la preuve au Canada [L.R.C. (1985), ch. C-5] et de l’article 13 de la Charte, l’ordre donné à la GRC de ne pas utiliser les renseignements donnés, ou encore l’engagement écrit du ministre de l’Emploi et de l’Immigration et de ses fonctionnaires de ne pas divulguer les renseignements fournis, ne constituait un redressement suffisant ni une réparation relevant de la compétence de l’arbitre[4]. Les deux décisions de l’arbitre, le 28 novembre 1991[5] et le 28 janvier 1992[6], visaient une demande d’ajournement. Je dois donc considérer que la réparation que recherchait le requérant était l’ajournement des procédures et rien d’autre, c’est-à-dire [traduction] « tout ou rien », pour reprendre les propres paroles de son avocat[7].

L’ajournement

Le requérant soutient qu’au premier palier d’audience, il a droit d’être protégé contre la violation des droits que lui assurerait l’article 7 de la Charte, et qu’il peut exercer son droit de garder le silence jusqu’à ce que la protection susmentionnée lui soit fournie, en l’espèce au moyen de l’ajournement des procédures. Selon lui, la conclusion du tribunal que sa revendication était dépourvue du minimum de fondement était la conséquence du défaut par le tribunal de reconnaître que les procédures portaient atteinte à la justice fondamentale.

Les parties s’entendent pour dire que l’alinéa 11c) de la Charte, qui prévoit ce qui suit :

11. Tout inculpé a le droit :

c) de ne pas être contraint de témoigner contre lui-même dans toute poursuite intentée contre lui pour l’infraction qu’on lui reproche;

n’est pas pertinent à ce stade-ci. Cette protection est accordée dans les procédures relatives aux chefs d’accusation, et non dans les procédures, comme celles du premier palier d’audience, qui ne visent pas les accusations criminelles portées contre l’accusé. D’autre part, la protection contre l’auto-incrimination assurée par l’article 13 de la Charte :

13. Chacun a droit à ce qu’aucun témoignage incriminant qu’il donne ne soit utilisé pour l’incriminer dans d’autres procédures, sauf lors de poursuites pour parjure ou pour témoignages contradictoires.

et par le paragraphe 5(2) de la Loi sur la preuve au Canada[8] :

5.

(2) … sa réponse ne peut être invoquée et n’est pas admissible en preuve contre lui dans une instruction ou procédure pénale exercée contre lui par la suite, sauf dans le cas de poursuite pour parjure en rendant ce témoignage.

ne soustrait pas le témoin à l’obligation de témoigner, ni ne prévient la présentation, au cours de poursuites criminelles subséquentes, d’éléments de preuve découverts en conséquence de ce témoignage[9].

La thèse du requérant repose donc sur l’article 7 de la Charte :

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

Cet article, dans la mesure où il a trait au droit de garder le silence, a été longuement étudié par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce)[10]. Bien que les cinq membres du tribunal n’aient pu alors s’entendre sur une définition précise de la protection offerte, cette décision, revue dans des décisions subséquentes de la Cour suprême[11], peut être considérée comme établissant les points suivants, savoir que :

1)         « les énumérations précisées à l’al. 11c) et à l’art. 13 de la Charte ne couvrent pas nécessairement la totalité de la protection accordée par l’art. 7 et n’empêchent pas de conférer une teneur résiduelle à l’art. 7. » (Le juge Lamer [tel était alors son titre] à la page 442, se disant d’accord avec ses quatre collègues sur ce point);

2)         cette « teneur résiduelle » peut comprendre un certain type de protection contre une certaine preuve documentaire ou dérivée[12] apportée en même temps que la preuve orale ou qui en résulte;

3)         l’existence et la nature de cette protection sont largement une question de contexte et d’équilibre entre l’intérêt de l’État dans la divulgation et celui de l’intéressé à éviter l’auto-incrimination;

et, de façon plus générale,

4)         il n’y a aucune règle absolue qui interdit de contraindre un accusé ou un suspect à témoigner et à donner des éléments de preuve dans une autre procédure civile, administrative ou criminelle.

Le requérant s’appuie principalement sur l’arrêt Thomson Newspapers pour invoquer, nonobstant les propositions 3) et 4) précitées, le droit absolu de garder le silence jusqu’à l’issue de son procès au criminel. Il voudrait que cette Cour applique, dans une affaire où un accusé est « contraint »[13] de témoigner dans une procédure civile ou administrative, des principes et des solutions qui ont vu le jour dans des affaires où un accusé était tenu de témoigner dans le cadre d’un procès criminel en parallèle avec le sien ou lié à celui-ci, ou à l’enquête précédant son propre procès au criminel.

Je n’ai pas ici à me préoccuper de l’étendue de la protection dont jouit un accusé tenu de témoigner dans une procédure criminelle liée directement ou indirectement à l’accusation portée contre lui. Il suffit de dire que même dans de telles circonstances, son droit de garder le silence garanti par l’article 7 de la Charte est loin d’être absolu.

Pour ce qui est de la protection dont jouit l’accusé contraint de témoigner ou de déposer des éléments de preuve dans des procédures civiles ou administratives, je ne saurais mieux la décrire que ne l’ont fait le juge d’appel Macfarlane dans l’arrêt Haywood Securities[14] L’autorisation d’appel a été accordée par la Cour suprême du Canada, no 19783, mais l’appel a été réputé abandonné le 14 décembre 1990. , et mes collègues le juge Stone, J.C.A., dans l’arrêt Tyler c. M.R.N.[15] et le juge Pinard dans l’arrêt Meade c. Canada[16].

Dans l’affaire Haywood Securities, la demanderesse avait demandé une ordonnance enjoignant à B, dirigeant de la société défenderesse, de répondre à certaines questions au cours d’un interrogatoire préalable à la saisie-exécution. B et la défenderesse faisaient tous deux l’objet, en même temps, d’une enquête de la part du surintendant des courtiers et de la GRC relativement à des violations possibles du Code criminel [S.R.C. 1970, ch. C-34]. B a reçu l’ordre de témoigner. La principale question en appel était de savoir si l’ordonnance constituait la violation du droit du témoin à la liberté et à la sécurité de sa personne, garanti par l’article 7 de la Charte, en portant atteinte à son droit fondamental de ne pas témoigner contre lui-même. S’exprimant pour la majorité, le juge d’appel Macfarlane a dit ce qui suit [aux pages 748 à 751] :

[traduction] Je suis d’accord que, si les procédures n’avaient pas d’autre objet que de réunir des éléments de preuve à l’appui d’une accusation ou de faciliter l’engagement de poursuites criminelles contre le témoin, on pourrait soutenir que ce témoin ne devrait pas être contraint à révéler des renseignements susceptibles d’entraîner une déclaration de culpabilité contre lui. Toutefois, selon moi, il n’en serait ainsi que si les procédures au cours desquelles ce témoignage a été donné étaient tellement dépourvues de toute fin publique légitime et si délibérément conçues pour faciliter l’engagement de poursuites entre le témoin qu’il serait injuste de permettre qu’elles continuent. Dans de pareilles circonstances, la continuation des procédures pourrait être considérée comme une violation des principes de justice fondamentale.

Les appelants soutiennent que les art. 11c) et 13 ne constituent pas la seule protection de ces droits qui sont fondamentaux dans notre système de justice et ils invoquent l’art. 7. Je reconnais que, dans certains cas, la loi ou la procédure est ainsi conçue que les résultats qu’elle entraîne sont si injustes que le simple fait de contraindre une personne à témoigner pourrait contrevenir au principe fondamental d’équité sous-jacent aux règles de la justice fondamentale et violer l’art. 7. Il est possible que, dans de telles situations, une personne soit contrainte à fournir un témoignage incriminant, mais il ne s’ensuit pas que l’art. 7 renferme une règle non écrite contre tous les cas où une personne est contrainte à témoigner ni tous les cas où un témoignage est incriminent.

Il faut se rappeler, en déterminant si des procédures violent un droit, que les droits conférés par la Charte ne sont pas absolus … Il faut considérer les droits d’une personne en regard de ceux des autres individus et des besoins de la société en général. Le droit d’interroger une personne dans le but de permettre l’exécution d’un jugement est un droit qui doit être respecté et protégé—un droit individuel mais également un droit qui sert l’intérêt public. L’administration de la justice civile exige une divulgation complète des éléments de preuve, le droit d’interroger les parties et d’obtenir la communication des documents pertinents. La justice fondamentale exige que l’on considère le droit d’un témoin en regard de la liberté des autres personnes d’exercer les recours qui leur sont accordés par la loi.

Les principes de justice fondamentale au Canada n’exigent pas la suspension d’un recours civil en attendant l’issue de procédures criminelles procédant des mêmes faits. L’article 10 du Code criminel prévoit ce qui suit :

10. Aucun recours civil pour un acte ou une omission n’est suspendu ou atteint du fait que l’acte ou omission constitue une infraction criminelle.

Cet article était nécessaire à l’abrogation de la règle de common law selon laquelle le demandeur ne pouvait poursuivre une action délictuelle avant d’avoir poursuivi le défendeur pour l’infraction majeure (felony) découlant des mêmes faits.

Mais les tribunaux civils ont, nonobstant cet article, conservé le pouvoir d’établir leurs propres procédures en exerçant le pouvoir discrétionnaire de suspendre une action en présence de poursuites criminelles dans des cas extraordinaires et exceptionnels …

On peut conclure de ces affaires qu’il n’existe aucun droit absolu de faire suspendre des actions civiles en présence de procédures criminelles, mais il existe une protection, accordée de façon discrétionnaire, dans des circonstances extraordinaires ou exceptionnelles. Il n’est cependant pas justifié de faire de cette protection restreinte, un droit fondamental. Dans les circonstances où la protection est clairement requise, il y aura exercice du pouvoir discrétionnaire au motif que la suspension des procédures est nécessaire à un procès équitable et à la juste détermination des chefs d’accusation.

L’arrêt Haywood Securities a été appliqué dans les affaires suivantes : Saccomanno v. Berube[17]; Hongkong Bank of Canada v. Legion Credit Union[18]; British Columbia Securities Commission v. Branch[19] et Cheung v. British Columbia (Attorney General)[20].

Dans l’affaire Tyler, le contribuable avait été accusé en juillet 1987 d’une série d’actes criminels reliés aux stupéfiants, ce qui avait incité Revenu Canada, en septembre 1987, à étudier la possibilité que le contribuable n’avait pas déclaré des revenus. Afin d’obtenir davantage de renseignements, Revenu Canada avait examiné attentivement des documents saisis par la GRC et avait signifié au contribuable un ensemble de « sommations » lui intimant de donner les renseignements. Le contribuable, répugnant à fournir des renseignements qui pourraient être utilisés contre lui dans des procédures criminelles, a demandé à la Cour fédérale un bref interdisant au ministre d’exiger des renseignements. La Cour d’appel fédérale a rendu une ordonnance, aux pages 86 et 87 :

… interdisant à l’intimé de communiquer à la Gendarmerie royale du Canada ou à qui que ce soit d’autre tout ou partie des états signés que l’intimé a exigés de l’appelant … à quelque moment que ce soit tant que les accusations portées contre l’appelant … sont encore pendantes.

Dans ses motifs de jugement de la Cour, le juge Stone, J.C.A., a dit ce qui suit, aux pages 78 et 79, 81 et 82, 85 et 86 :

Le distingué juge de première instance a décidé que ces « sommations » visaient à l’application et à l’exécution de la Loi de l’impôt sur le revenu, et pareille appréciation relève parfaitement de sa compétence. Il n’y a rien dans le dossier qui permette de penser que l’intimé n’agissait pas aux seules fins d’application et d’exécution de la Loi dont s’agit.

La garantie de l’article 7

Il est ainsi nécessaire d’examiner l’argument ultime que fonde l’appelant sur la Charte, savoir que l’article 7 le protège contre la production des états signés à l’intimé ou leur communication à la police dans ce contexte.

Il appert cependant que l’article 7 peut assurer dans certains cas une protection résiduelle au-delà des garanties des articles 8 à 14 de la Charte. On peut citer à ce propos cette conclusion du juge La Forest dans Thomson Newspapers, à la page 537;

Comme mes collègues, je suis prêt à reconnaître que l’art. 7 de la Charte peut accorder, à tout le moins dans certains cas, aux intérêts que le droit vise à protéger une protection résiduelle qui va au-delà de la protection spécifique prévue par l’al. 11c) et l’art. 13.

À mon avis, la production forcée de ces états, qu’exigeait l’intimé en application de l’alinéa 231.2(1)a), reviendrait à priver l’appelant de son droit à la liberté et à la sécurité de sa personne, que garantit l’article 7. Cette approche serait conforme à l’analyse faite dans Thomson Newspapers par Mme le juge Wilson, aux pages 459 à 461, le juge La Forest, à la page 536, et le juge L’Heureux-Dubé, aux pages 572 et 573.

Je conviens cependant que, en cas de vérification d’impôt, cette atteinte ne constitue pas une violation des principes de justice fondamentale. Dans une vérification d’impôt proprement dite, il n’y a ni suspect ni accusé. Il s’agit d’une procédure entièrement administrative. (Voir par exemple R. c. McKinlay, op. cit., le juge La Forest, à la page 650.)

Il reste à décider si l’atteinte au droit à la liberté et à la sécurité de sa personne serait en conformité avec les principes de justice fondamentale, étant donné que des poursuites au criminel intentées sous le régime d’autres lois fédérales sont pendantes. À mon avis, toute communication des états signés à la police dans ces conditions reviendrait à « enrôler » l’appelant contre lui-même dans les poursuites en cours, en violation des principes de justice fondamentale en ce que pareille action le priverait de son droit, en sa qualité d’inculpé, au silence.

Le droit pour l’inculpé de garder le silence a été reconnu comme un principe fondamental de notre système de droit et, partant, un principe de justice fondamentale. Je m’inspire à ce sujet de plusieurs jurisprudences…

Bien que la Cour suprême ne se soit pas encore prononcée de façon définitive en la matière, il me semble à la lumière des arrêts qu’elle a rendus à ce jour, qu’une violation éventuelle de la Charte peut, dans certains cas, faire l’objet d’une mesure de réparation en vertu du paragraphe 24(1) …

J’estime que, si aucune mesure de réparation n’est à la disposition de l’appelant en l’espèce, son droit de garder le silence sera compromis par la communication à la police de tout ou partie des états signés tant que les poursuites au criminel sont pendantes. Le pouvoir de prévenir pareille injustice fondamentale dans notre système de justice pénale se trouve, je pense, dans le paragraphe 24(1).

L’arrêt Tyler a été appliqué dans l’arrêt Cheung[21].

Dans l’affaire Meade, on avait demandé à la Cour d’interdire à une commission d’enquête, constituée conformément à l’article 45 de la Loi sur la défense nationale [L.R.C. (1985), ch. N-5 (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 60)] avec mandat d’enquêter sur les achats et la gestion du personnel d’une base militaire, de contraindre les militaires à comparaître. Les requérants faisaient principalement valoir qu’ils étaient suspects dans le cadre d’une enquête criminelle menée par la police militaire, et que s’ils étaient tenus de comparaître devant la commission, ils devraient donner des témoignages susceptibles de prouver leur culpabilité ou des témoignages de nature à fournir des preuves dérivées incriminantes qui pourraient être utilisées contre eux. Le juge Pinard a rejeté la demande dans les termes suivants, aux pages 372 et 373 :

Toutefois, il ressort clairement de cet arrêt et de l’ensemble de la jurisprudence pertinente qu’il ne peut être porté atteinte au droit de garder le silence prévu à l’article 7 de la Charte si ce n’est dans un véritable contexte criminel.

Si j’applique cette règle en l’espèce, tout en gardant à l’esprit la nécessité de faire la juste part entre les droits des requérants et les intérêts de l’État, j’en conclus que la requête des demandeurs devrait être rejetée pour l’ensemble des motifs suivants :

a) Aux termes de son mandat, la commission n’est pas chargée de rendre des décisions définitives à l’égard d’un membre des Forces canadiennes; elle ne rend notamment aucune décision portant sur sa responsabilité, pénale ou autre, et ne peut lui imposer de sanction pénale; les déclarations de Meade et de Booth devant la commission d’enquête, le cas échéant, ne sauraient être utilisées devant une cour martiale ou à l’occasion d’un procès sommaire, sauf en cas d’accusation de parjure visée par le paragraphe 40(2) des Règles militaires de la preuve.

b) Les témoignages de Booth et de Meade semblent être essentiels aux travaux de la commission d’enquête aux fins de remplir son mandat; le témoignage de Meade est certainement nécessaire pour en connaître davantage sur les allégations sérieuses selon lesquelles des membres des Forces canadiennes, à tous les niveaux hiérarchiques de tous les rangs, auraient été impliqués depuis longtemps dans des activités de fraude et de corruption à grande échelle.

c) Si Meade et Booth ne témoignent pas devant la commission d’enquête, des biens publics disparus risquent de ne jamais être retrouvés et d’autres pourront disparaître à l’avenir.

d) L’utilisation dans une instance pénale subséquente des témoignages de Meade et de Booth obtenus sous la contrainte est protégée …

e) Le juge qui présiderait une instance pénale subséquente, le cas échéant, pourrait exclure la preuve dérivée s’il y avait lieu de le faire …

f) Aucune accusation pénale n’a été portée contre les demandeurs et il se peut qu’il n’y en ait pas.

On peut aussi renvoyer à l’arrêt Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Lundgren[22], dans lequel le juge Dubé a conclu que les accusations criminelles portées contre le demandeur conformément à l’article 95 de la Loi sur l’immigration (retour au Canada sans autorisation du ministre après exécution d’une mesure de renvoi) ne constituaient pas un facteur que l’arbitre pouvait considérer en décidant de l’opportunité d’ajourner l’enquête. Bien que l’on n’ait pas plaidé l’article 7, les observations suivantes du juge Dubé, aux pages 192 et 193, sont pertinentes en l’espèce :

À mon sens, l’arbitre Perron n’a pas exercé sa discrétion de façon judiciaire attendu que la poursuite pénale en vertu de l’article 95 de la Loi n’influe en rien sur l’enquête qu’il devait tenir lui-même. La poursuite pénale, plutôt rarement employée en immigration, joue un rôle punitif à l’endroit de ceux qui abusent du système; il faut retenir que M. Lundgren était rentré au Canada à cinq reprises, sans autorisation, après en avoir été expulsé. Par ailleurs, l’enquête devant l’arbitre a pour but de déterminer si M. Lundgren doit être expulsé. Il n’est pas illogique que ces deux recours procèdent parallèlement attendu que non seulement les conséquences sont différentes, mais que le fardeau de la preuve n’est pas le même au criminel et au civil.

Je sais que les faits et les plaidoiries propres à chacune de ces affaires n’étaient pas exactement semblables à ceux de l’espèce, mais à mon sens la conclusion à laquelle on est parvenu reste la même. On peut et on doit généralement recourir à diverses autres mesures que la suspension d’instance pour faire en sorte que l’atteinte portée à la liberté et à la sécurité d’une personne prévues à l’article 7 ne constitue pas une violation des principes de justice naturelle. Je ne suis pas convaincu, pour les motifs suivants, que l’arbitre a commis une erreur en concluant que les droits de l’appelant garantis à l’article 7 ne lui donnaient pas droit à l’ajournement des procédures au premier palier d’audience jusqu’à l’issue de son procès au criminel :

1)         Une enquête en matière d’immigration n’est pas un procès, ni au criminel ni au civil, (voir l’arrêt Re Cheung et Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)[23]. Il n’y a ni suspect ni accusé; la procédure est entièrement de nature administrative; il n’y a pas imputation de responsabilité, criminelle ou autre, au demandeur; le seul mandat de l’enquête, en l’espèce, est de déterminer le minimum de fondement de la revendication du statut de réfugié au sens de la Convention présentée par le demandeur; elle n’a aucun rapport avec le procès criminel qui doit avoir lieu, ni avec les personnes participant à l’enquête criminelle ou au déroulement de ce procès. L’enquête a pour objet d’établir si le demandeur éprouve une crainte justifiée d’être persécuté dans le pays dont il a la nationalité, l’Inde en l’occurrence, et non d’établir s’il a violé des lois pénales canadiennes;

2)         La preuve documentaire que doit déposer le requérant est essentielle aux travaux du tribunal dans l’exercice de son mandat; en son absence, le tribunal ne peut que rejeter la revendication;

3)         L’utilisation du témoignage forcé du requérant, s’il décidait de témoigner, est protégée dans des poursuites subséquentes au criminel par l’article 13 de la Charte;

4)         Le juge présidant le procès criminel pourrait exclure toute preuve documentaire ou dérivée s’il arrivait à la conclusion que cette preuve n’aurait pas été découverte sans le témoignage forcé du requérant au cours de l’audition visant sa revendication du statut de réfugié au sens de la Convention[24];

5)         Le public canadien a un intérêt primordial à voir les revendications du statut de réfugié jugées dans les meilleurs délais. Le législateur a dit clairement qu’il importait d’agir rapidement et que l’arbitre devait s’assurer que l’obligation légale de tenir une enquête était remplie dans un délai raisonnable[25].

6)         En l’espèce, et cela est des plus important, l’utilisation, dans le procès criminel à venir, de tout élément de preuve obtenu au cours ou par le biais de l’enquête, est hautement spéculative et conjecturale. En l’absence d’un préjudice réel et incontestable causé à l’accusé, les accusations criminelles dont un individu fait l’objet ne devraient pas, en elles-mêmes, empêcher l’État de poursuivre des enquêtes administratives régulières n’ayant aucun rapport avec les accusations portées.

Tout compte fait, j’en suis arrivé à la conclusion que l’arbitre n’a commis aucune erreur donnant lieu à révision dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire lorsqu’il a décidé de ne pas accorder l’ajournement. Pour emprunter les paroles du juge d’appel Macfarlane dans l’arrêt Haywood Securities[26], l’enquête sur le minimum de fondement, dans le cadre de laquelle le requérant aurait fourni des preuves orales et documentaires, n’était pas si dépourvue d’un intérêt public légitime ni conçue si délibérément pour servir la poursuite du témoin que son déroulement constituerait une injustice et pourrait porter atteinte au principe fondamental d’équité qui sous-tend les règles de justice fondamentale, et violer l’article 7 de la Charte. Au contraire, j’estime qu’il faudrait des circonstances exceptionnelles pour suspendre les procédures d’un tribunal administratif, dont les fonctions, les pouvoirs et les décisions n’ont radicalement rien à voir avec la responsabilité, sur le plan criminel, de la personne contrainte de témoigner devant lui et de lui fournir des éléments de preuve, au motif que cette personne, parce qu’elle fait l’objet d’accusations criminelles, a invoqué son droit de garder le silence. Il n’y a pas de circonstances exceptionnelles dans cette affaire. L’État ne fait que s’engager dans le processus des plus légitimes, dont la loi dit qu’il doit être rapide, de la détermination du statut d’une personne demandant le droit de rester au Canada.

Une dernière remarque sur cette question. On n’a pas débattu devant nous le pouvoir de l’arbitre d’accorder un ajournement en raison de la violation d’un droit garanti par la Charte. La question se posait à l’arbitre qui, me semble-t-il, a jugé implicitement et de bon droit à mon sens, en se fondant sur les décisions de cette Cour dans les affaires Armadale Communications Ltd. c. Arbitre (Loi sur l’immigration)[27] et Kaur c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)[28], qu’il avait compétence pour décider si la justice fondamentale exigeait un ajournement dans les circonstances de l’espèce.

La mesure d’expulsion

La dernière question consiste à savoir si l’arbitre a commis une erreur de droit en décidant de prendre une mesure d’expulsion plutôt que de délivrer un avis d’interdiction de séjour, compte tenu du paragraphe 32(7) [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 11] de la Loi, libellé comme suit :

32.

(7) … l’arbitre … délivre un avis d’interdiction de séjour précisant le délai pour quitter le Canada, s’il est convaincu :

a) d’une part, qu’une mesure d’expulsion ne devrait pas être prise en l’occurrence;

b) d’autre part, que l’intéressé quittera le Canada dans le délai imparti.

L’arbitre était convaincu en ce qui concerne la condition exposée à l’alinéa a), mais il estimait ne pouvoir être convaincu du respect de la condition b) pour la simple raison qu’il ne pouvait fixer une date de départ avec quelque degré de certitude, aucune date n’ayant encore été fixée pour le procès, et personne ne sachant, à ce stade, combien de temps il durerait.

Le requérant soutient que l’arbitre a commis une erreur en interprétant le paragraphe 32(7) [traduction] « d’une façon incompatible avec la situation du requérant. » Si je le comprends bien, il insinue qu’il faut interpréter les conditions a) et b) comme si elles ne s’excluaient pas l’une l’autre. Cet argument a déjà été rejeté par cette Cour dans l’arrêt Murray c. Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration[29], dans les termes suivants :

… il m’appert que le refus d’émettre un avis d’interdiction de séjour était largement, sinon entièrement, fondé sur le fait que l’arbitre n’était pas convaincu que la requérante allait quitter le Canada. Il s’agit là d’une condition préalable de l’émission d’un avis d’interdiction de séjour prévu à l’article 32(6)b) et il n’y a pas lieu d’appliquer la condition visée à l’article 32(6)a), à savoir : « eu égard aux circonstances en l’espèce ». [Le juge en chef Jackett à la page 522]

Je ne trouve aucune erreur donnant lieu à révision dans la décision de l’arbitre.

Dispositif

Pour conclure, la demande fondée sur l’article 28 devrait être rejetée.

Le juge Hugessen, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.

Le juge MacGuigan, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.



[1] L.R.C. (1985), ch. I-2 et ses modifications, mais exclusion faite des modifications contenues dans L.C. 1992, ch. 49, entrées en vigueur le 1er février 1993.

[2] L’art. 35(1) est libellé comme suit :

35. (1) L’arbitre qui préside l’enquête peut l’ajourner à tout moment si l’ajournement n’entravera pas le déroulement de l’enquête ni ne la retardera indûment.

[3] Dossier du requérant, aux p. 36, 38, 53, 60 et 81.

[4] Dossier du requérant, aux p. 60, 61, 68 et 81.

[5] Dossier du requérant, à la p. 72.

[6] Dossier du requérant, à la p. 81.

[7] Dossier du requérant, à la p. 81.

[8] L.R.C. (1985), ch. C-5.

[9] Voir les arrêts Dubois c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 350; R c. Mannion, [1986] 2 R.C.S. 272; R. c. Kuldip, [1990] 3 R.C.S. 618.

[10] [1990] 1 R.C.S. 425.

[11] Voir R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151; R. c. Chambers, [1990] 2 R.C.S. 1293; R. c. Broyles, [1991] 3 R.C.S. 595; R. c. Wise, [1992] 1 R.C.S. 527, aux p. 542 et 543; R. c. Mellenthin, [1992] 3 R.C.S. 615, à la p. 627. Voir aussi R. v. S. (R.J.) (1993), 12 O.R. (3d) 774 (C.A.).

[12] J’utilise l’expression « preuve dérivée » de la même façon générale que l’a fait le juge d’appel Lambert dans son jugement dissident dans l’affaire Haywood Securities Inc. v. Inter-Tech Group Inc. (1986), 24 D.L.R. (4th) 724 (C.A.C.-B.), à la p. 728 : [traduction] « les autres éléments de preuve que la Couronne a obtenus en utilisant des ‘indices’ (c.-à-d. les indices contenus dans la réponse aux questions posées dans les procédures civiles) » et aussi les « indices » que contient la preuve documentaire donnée aux autorités. Cette définition a servi de fondement à celle du juge La Forest, encore plus poussée, dans l’arrêt Thomson Newspapers , précité, note 10, aux p. 549 et 550, adoptée par la Cour suprême dans les arrêts Wise et Mellenthin, précités, note 11.

[13] Je veux bien, aux fins de la discussion et sans tirer sur ce point une conclusion finale, reconnaître que le demandeur de statut de réfugié au sens de la Convention peut se comparer à un « témoin contraignable ». Bien qu’il ne soit pas tenu de témoigner personnellement à son audition (voir l’art. 29(1) de la Loi sur l’immigration), sa demande ne peut être accueillie que s’il s’acquitte de l’obligation que lui impose l’art. 46(2) [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 14] de la Loi et produit une preuve documentaire, donnée sous serment à l’appui de sa revendication, relativement à ses antécédents (art. 45(2) [mod., idem] de la Loi; art. 18 des Règles de la section du statut de réfugié [DORS/89-103]). Bien qu’il n’ait pas à faire une revendication, il sera expulsé s’il n’en présente pas, et bien qu’il ne soit pas nécessairement détenu avant l’audience, il devra quitter le Canada s’il n’obtient pas gain de cause. Dans cette mesure, il semble être sous « le contrôle du pouvoir supérieur de l’État » et ne pouvoir « s’esquiver », pour reprendre les paroles du juge McLachlin dans l’arrêt R. c. Hebert, précité, note 11, à la p. 179.

[14] Précité, à la note 12.

[15] [1991] 2 C.F. 68 (C.A.).

[16] [1991] 3 C.F. 365 (1re inst.).

[17] (1987), 75 A.R. 393 (B.R.). Le défendeur dans une action civile faisait face à des procédures criminelles parallèles; il s’est opposé aux questions posées au cours de l’interrogatoire préalable.

[18] [1990] B.C.J. no 1095 (C.A.) (Q.L.). Le requérant qui faisait l’objet d’une enquête par la GRC avait une crainte raisonnable d’être accusé de fraude; les mêmes opérations faisaient l’objet des procédures civiles et des procédures criminelles possibles; le requérant a reçu l’ordre de se prêter à un interrogatoire préalable, mais l’ordonnance précisait que la transcription de l’interrogatoire devait se limiter aux parties et à leurs avocats, et une ordonnance de non-divulgation imposait l’obligation à tous ceux qui avaient accès aux transcriptions de ne rien révéler aux autorités qui enquêtaient sur les actes criminels allégués du requérant.

[19] (1992), 63 B.C.L.R. (2d) 331 (C.A.), conf. (1990), 68 D.L.R. (4th) 347 (C.S.C.-B.). L’intimé ne s’était pas présenté après avoir reçu l’ordre de subir un interrogatoire sous serment mené par un enquêteur nommé par la Securities Commission (Commission des valeurs mobilières); les intimés ont contesté la légalité de l’inclusion, dans le processus d’enquête sanctionné par la loi, d’une audition qui contraint celui qui fait l’objet de l’enquête à témoigner sous serment, s’exposant de ce fait à l’auto-incrimination, et à produire [traduction] « des documents et choses » susceptibles de produire les mêmes conséquences; les intimés étaient soupçonnés d’infractions à la Securities Act [S.B.C. 1985, ch. 83] et au Code criminel; la Commission des valeurs mobilières était chargée de surveiller tous les aspects de l’émission et du commerce des valeurs mobilières dans la province; [traduction] « compte tenu du rôle de protection assigné à la commission, on ne peut dire que l’obligation légale de témoigner … vient même près de respecter les critères exposés par le juge d’appel Macfarlane dans l’arrêt Haywood Securities » [Le juge Wood, à la p. 369].

[20] [1993], 76 B.C.L.R. (2d) 305 (C.S.). Le défendeur faisait face à une action en dommages-intérêts intentée par l’employeur; la GRC enquêtait sur des allégations de fraude reliées aux mêmes incidents; le défendeur s’est soumis à l’interrogatoire préalable, tout en demandant que la transcription et les notes découlant des procédures ne servent pas à des fins de procédures criminelles; la GRC a demandé à l’employeur de lui donner la transcription de l’examen au préalable et les renseignements tirés de cet examen; le juge Trainor [à la page 322] a conclu que l’employeur avait droit à la pleine divulgation et à contraindre le défendeur à témoigner, mais il a précisé que [traduction] « le droit d’exiger la comparution et d’utiliser les éléments de preuve en provenant ne va pas jusqu’à donner la transcription des témoignages et d’autres renseignements à cet égard au procureur général, à ses préposés et à ses mandataires … aussi longtemps que se déroule l’enquête criminelle ou que des accusations criminelles possibles sont pendantes ».

[21] Précité, à la note 20.

[22] [1993] 1 C.F. 187 (1re inst.).

[23] (1981), 22 D.L.R. (3d) 41 (C.A.F.), aux p. 43 et 44.

[24] Mellenthin, précité, note 11 à la p. 628; voir les arrêts Thomson Newspapers, précité, note 10; Hebert, précité, note 11; Chambers, précité, note 11; Broyles, précité, note 11; Perreault c. Thivierge (24 février 1992), Québec 200-10-000139-910, J.E. 92-443 (C.A.).

[25] Voir Prassad c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 1 R.C.S. 560; Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Lundgren, précité, note 22. Le requérant a fait valoir que l’ajournement des procédures ne portait pas atteinte à l’intérêt public parce que le requérant ne pouvait pas être renvoyé du Canada puisque son ordonnance de mise en liberté sous caution lui interdisait de quitter la province (alinéa 50(1)a) de la Loi), et que, en tout état de cause, sa présence était requise dans le cadre de la procédure pénale engagée contre lui (alinéa 50(1)b) de la Loi). Je ne suis pas d’accord. C’est l’exécution de la mesure de renvoi qui est suspendue, non celle de l’enquête. Il est évident que le législateur voulait qu’il y ait décision sur le statut de réfugié même en présence de procédures pénales. De plus, en permettant au ministre de ne pas suspendre l’exécution d’une mesure de renvoi lorsque la présence au Canada de l’intéressé est requise dans le cadre d’une procédure pénale, l’alinéa 50(1)b) a clairement donné au ministre la possibilité de renvoyer, avant son propre procès au criminel, le demandeur dont la revendication a été rejetée.

[26] Précité, note 12.

[27] [1991] 3 C.F. 242 (C.A.).

[28] [1990] 2 C.F. 209 (C.A.).

[29] [1979] 1 C.F. 518 (C.A.). Voir, aussi, l’arrêt Stalony c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1980), 36 N.R. 609 (C.A.F.), à la p. 615.

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