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[1993] 2 C.F. 157

T-62-92

Hermann Mayrhofer (demandeur)

c.

Sa Majesté la Reine du Chef du Canada (défenderesse)

Répertorié : Mayrhofer c. Canada (1re inst.)

Section de première instance, juge TeitelbaumVancouver, 16 décembre 1992; Ottawa, 8 janvier 1993.

CouronneResponsabilité délictuelleAction en dommages-intérêts fondée sur l’internement d’un Allemand durant la Seconde guerre mondialeDéclaration radiéeAbsence de cause d’actionImmunité de l’État vis-à-vis de la responsabilité délictuelle avant 1953.

Justice criminelle et pénaleCrime contre l’humanitéInternement d’un Allemand durant la Seconde guerre mondialeUn crime contre l’humanité requiert une responsabilité individuelleLe demandeur aurait été arrêté par la GRCIl n’a pas nommé les personnes censément responsables des actes criminels commisL’art. 7(3.71) du Code criminel fait référence aux individus et aux crimes commis à l’étrangerUne arrestation au Canada ne tombe pas sous le coup de l’art. 7(3.71).

Droit constitutionnelCharte des droitsDroits d’égalitéUn Allemand allègue avoir été victime de discrimination parce qu’il a été arrêté et gardé en détention durant la Seconde guerre mondiale du fait de sa raceLa Charte ne s’applique pas aux faits survenus avant sa promulgationL’octroi d’un paiement à titre gracieux à des Japonais internés durant la Guerre ne constitue pas de la discrimination aux termes de l’art. 15Le décret autorisant l’octroi du paiement spécifiait qu’il ne s’agissait pas d’une reconnaissance de responsabilité.

Droits de la personneBref de mandamus sollicité pour contraindre la CCDP à étudier une plainte concernant l’internement d’un Allemand durant la Seconde guerre mondiale et à accorder un dédommagementLe demandeur n’a pas prouvé que la plainte relevait de la compétence de la CCDPMême si c’était le cas, la CCDP est compétente pour décider si elle entendra la plainte ou non.

PratiquePlaidoiriesRequête en radiationDéclarationAllemand censément arrêté par la GRC, gardé en détention durant la Seconde guerre mondiale, expulséSollicite des dommages-intérêts délictuels pour crime contre l’humanité, ou un dédommagement équivalent à celui payé par le gouvernement à des Japonais internés durant la GuerreRequête accueilliePas de cause d’actionSelon la common law et le Code criminel, il ne s’agit pas d’un crime contre l’humanitéAction en responsabilité délictuelleImmunité de l’État vis-à-vis de la responsabilité délictuelle avant 1953L’arrestation et l’internement ayant eu lieu avant 1953, aucune action ne peut être intentée contre l’État.

PratiquePartiesQualité pour agirAction collectiveUn Allemand interné durant la Seconde guerre mondiale cherche à introduire une action collective au nom des personnes victimes de discrimination fondée sur la race pour avoir été internées durant la GuerreLa Règle 1711 exige que plusieurs personnes aient le même intérêt, que les personnes visées par l’action collective soient identifiées et que l’on démontre leurs intérêtsIdentification insuffisante des membres de la catégorieChaque membre serait touché différemment et aurait droit à des montants de dommages différents si l’issue de l’action était positive.

PratiqueDécision préliminaire sur un point de droitUn Allemand arrêté par la GRC, interné durant la Seconde guerre mondiale, sollicite des dommages-intérêts pour délit civil, crime contre l’humanitéL’État soulève la question préliminaire de savoir s’il est possible d’instruire une action lorsque le délai de prescription a expiré avant le dépôt de la déclarationLa question du délai de prescription doit être invoquée dans la déclaration pour qu’une demande présentée en vertu de la Règle 474 soit accueillieLa demande est frappée de prescription car il s’est écoulé plus de deux ans depuis la fin de la Guerre, moment où le demandeur aurait pu engager l’action.

Il s’agissait d’une demande visant à faire radier la déclaration au motif qu’elle ne révélait aucune cause raisonnable d’action. Le demandeur, aujourd’hui citoyen américain, alléguait qu’en 1939, alors qu’il était un immigrant reçu, il avait été arrêté par la GRC, interné pendant la durée de la Seconde guerre mondiale, contraint d’effectuer du travail forcé et expulsé parce qu’il était Allemand. Le gouvernement du Canada a octroyé à des Japonais soumis à un traitement similaire un dédommagement de 21 000 $ par personne. Le demandeur soutenait que le traitement qu’on lui avait fait subir [traduction] « était une mesure discriminatoire, contraire à la dignité humaine fondamentale et constituait un crime contre l’humanité ». Il désirait obtenir pour ce traitement des dommages-intérêts, un paiement pour le travail forcé accompli ou un dédommagement similaire à celui payé à des Japonais. Il sollicitait, subsidiairement, une ordonnance contraignant la Commission canadienne des droits de la personne à étudier sa plainte et à lui accorder un dédommagement équivalent à celui obtenu par des Japonais, ainsi qu’une ordonnance enjoignant le gouvernement canadien de dédommager les personnes incarcérées durant la Guerre du simple fait de leur race. Finalement, il désirait introduire une action collective au nom des personnes victimes de discrimination du fait de leur race, alléguant que la défenderesse connaissait le nombre de personnes en cause.

La défenderesse a fait valoir que les causes d’action étaient frappées de prescription par l’article 8 de la Loi sur la responsabilité de l’État, en ce sens que les mesures présumées avaient été prises sous le régime de la loi. Il a été allégué que le traitement subi par le demandeur en temps de guerre avait été appliqué en vertu de l’article 21 des Règlements concernant la défense du Canada, lequel autorisait les cas de détention de cette nature et avait été édicté valablement. La défenderesse a aussi fait valoir que la Couronne jouissait de l’immunité vis-à-vis des poursuites relatives à des actes délictuels commis avant 1953. Subsidiairement, la défenderesse a demandé que la Cour statue, en vertu de la Règle 474, sur un point de droit préliminaire, à savoir s’il était possible d’instruire une action lorsque le délai de prescription prévu pour intenter l’action contre la défenderesse avait expiré avant le dépôt de la déclaration.

Jugement : la demande doit être accueillie.

L’action du demandeur était de nature délictuelle. Avant 1953, la Couronne ne pouvait être « responsable in tort ». Le demandeur n’avait pas de cause d’action parce que l’arrestation et l’internement dont il aurait été victime à tort avaient eu lieu avant 1953.

Selon la jurisprudence, les crimes contre l’humanité requièrent une responsabilité individuelle. Le demandeur n’a nommé aucun individu qui aurait commis les actes en question à son endroit. Il a seulement dit qu’il avait été arrêté par la GRC. Selon le Code criminel, les crimes contre l’humanité sont des délits de nature criminelle dont sont responsables des individus agissant pour le compte d’un État et qui ont été perpétrés par des Canadiens ou par les personnes énumérées au paragraphe 7(3.71) du Code criminel, mais à l’étranger. Aucun fondement juridique ne permettait au demandeur de soutenir que le Canada ou ses employés pouvaient légalement commettre un crime contre l’humanité en l’arrêtant, au Canada, durant la Seconde guerre mondiale.

La Charte ne s’applique pas aux faits survenus avant sa promulgation. Le fait que le gouvernement du Canada ait accordé un paiement à titre gracieux à certains membres de la population canado-japonaise à titre de dédommagement ne constitue pas un acte discriminatoire aux termes de l’article 15 de la Charte. L’ordonnance autorisant le dédommagement de Canadiens d’ascendance japonaise précisait clairement qu’il ne fallait pas interpréter cette mesure comme une reconnaissance de responsabilité de la part de l’État.

Le demandeur n’est pas parvenu à établir que la CCDP est compétente pour statuer sur sa plainte. La CCDP a le pouvoir de statuer sur une plainte qui relève de sa compétence aux termes de l’alinéa 41c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Elle peut donc juger, comme elle l’a fait, que la plainte n’est pas de sa compétence. L’acte discriminatoire présumé ne tombe pas sous le coup des articles 5 à 14 de la Loi.

Selon la Règle 1711, pour qu’une partie ait le droit légal d’intenter une action collective, il faut que de nombreuses personnes aient le même intérêt, il faut identifier d’une certaine façon les personnes pour lesquelles ladite action est intentée et il faut démontrer quels sont leurs intérêts. Le demandeur n’a pas identifié suffisamment les membres de la catégorie. Par ailleurs, chaque personne visée par la demande serait touchée différemment et aurait droit à des montants de dommages différents si l’issue de l’action était positive.

Pour qu’une demande présentée en vertu de la Règle 474 soit admise, la défense doit invoquer la prescription de l’action. Cependant, la demande était frappée de prescription de toute façon car il s’était écoulé plus de deux ans depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, moment où le demandeur aurait pu engager des procédures judiciaires.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Accord concernant la poursuite et le châtiment des grands criminels de guerre des Puissances européennes de l’Axe, 8 août 1945, 82 N.U.R.T. 279, Charte du tribunal militaire international, art. 6.

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44), art. 15.

Code criminel, L.R.C. (1985) ch. C-46, art. 7(3.71) (édicté par L.R.C. (1985), (3e suppl.) ch. 30, art. 1), (3.76) (édicté, idem).

Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, art. 41c).

Loi des mesures de guerre, S.R.C. 1927, ch. 206.

Loi sur la responsabilité de la Couronne, S.C. 1952-53, ch. 30, art. 3.

Loi sur la responsabilité de la Couronne (aujourd’hui la Loi sur la responsabilité civile et le contentieux administratif), L.R.C. (1985), ch. C-50 (mod. par L.C. (1990), ch. 8, art. 21), art. 8.

Règlements concernant la défense du Canada, C.P. 2483, art. 21.

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règles 419, 474 (mod. par DORS/79-57, art. 14), 1711.

Rules of Practice, R.R.O. 1970, Reg. 545.

JUSRISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735; (1980), 115 D.L.R. (3d) 1; 33 N.R. 304; Operation Dismantle Inc. et autres Inc. c. La Reine et autres, [1985] 1 R.C.S. 441; (1985), 18 D.L.R. (4th) 481; 12 Admin. L.R. 16; 13 C.R.R. 287; 59 N.R. 1; Succession Creaghan c. La Reine, [1972] C.F. 732; (1972), 72 D.T.C. 6215 (1re inst.); Magda, Michael v. The Queen, [1953] R.C.É. 22; [1953] 2 D.L.R. 49; R. c. James, [1988] 1 R.C.S. 669; (1988), 63 O.R. (2d) 635; 40 C.C.C. (3d) 576; [1988] 2 C.T.C. 1; 88 DTC 6273; 85 N.R. 1; R. c. Cornell, [1988] 1 R.C.S. 461; (1988), 40 C.C.C. (3d) 385; 63 C.R. (3d) 50; 33 C.R.R. 193; 4 M.V.R. (2d) 153; 83 N.R. 384; 27 O.A.C. 360; Judge et al. v. Muslim Society of Toronto Inc., et al., [1973] 2 O.R. 45 (H.C.).

DISTINCTION FAITE AVEC :

R. v. Finta (1992), 92 D.L.R. (4th) 1; 73 C.C.C. (3d) 65; 14 C.R. (4th) 1; 53 O.A.C. 1 (C.A. Ont.).

DÉCISION EXAMINÉE :

Re Carriere, [1943] 3 D.L.R. 181; (1943), 79 C.C.C. 329 (C.S. Qué.).

DÉCISION MENTIONNÉE :

General Motors of Canada Ltd. c. Naken et autres, [1983] 1 R.C.S. 72; (1983), 144 D.L.R. (3d) 385; 32 C.P.C. 138; 46 N.R. 139.

DOCTRINE

Hogg, Peter W. Liability of the Crown, 2nd ed. Toronto : Carswell Co., 1989.

Lordon, Paul. Crown Law, Markham : Butterworths Canada Ltd., 1991.

DEMANDE de radiation de la déclaration. Demande accueillie.

AVOCATS :

Douglas H. Christie, Victoria, pour le demandeur.

H. J. Wruck, c.r., et Esta Resnick, Vancouver, pour la défenderesse.

PROCUREURS :

Douglas H. Christie, Victoria, pour le demandeur.

Le sous-procureur général du Canada, pour la défenderesse.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Teitelbaum : Le 9 janvier 1992, le demandeur, Hermann Mayrhofer, a déposé au greffe de la Cour fédérale une déclaration où il demande, à titre de redressement, ce qui suit :

[traduction] PAR CONSÉQUENT, LE DEMANDEUR RÉCLAME :

A.   Des dommages d’un montant non précisé pour le crime contre l’humanité que le gouvernement du Canada a commis à l’endroit du demandeur;

B.   Le paiement d’un montant de 9 $ l’heure pour un total de 2 080 heures de travail forcé que le demandeur a exécutées (travaux forestiers et de construction de routes), soit un montant total de 37 440 $ plus les intérêts applicables, à compter de la période où le travail en question a été exécuté;

C.   Des dommages subsidiaires d’un montant de 21 000 $ à titre d’indemnité compensatoire similaire et équivalente à celle qui a été accordée à des Japonais;

D.   Les dépens relatifs à la présente action;

E.   Des intérêts sur le dédommagement susmentionné, et ce au taux d’intérêt avant jugement applicable en la province de la Colombie-Britannique, à compter de la date d’incarcération du demandeur en 1939, à White Rock (C.-B.) jusqu’à son expulsion du Canada, après avoir séjourné en Alberta et au Nouveau-Brunswick.

LE DEMANDEUR RÉCLAME, SUBSIDIAIREMENT :

A.   Une ordonnance contraignant la Commission des droits de la personne à étudier cette plainte et à accorder au demandeur un dédommagement équivalent et égal à celui que des Japonais ont obtenu;

B.   Que la présente Cour ordonne que le gouvernement du Canada dédommage toutes les personnes incarcérées durant la guerre du fait de leur race uniquement, sans procès et sans inculpation, comme cela a été le cas pour le demandeur. Agir autrement irait à l’encontre des droits de la personne fondamentaux et constituerait une mesure discriminatoire fondée sur la race ou l’origine ethnique, ce qui est contraire aux dispositions de la Charte des droits et libertés;

C.   Toute mesure de redressement supplémentaire que la présente Cour jugera indiquée.

Dans sa déclaration, le demandeur indique qu’il est âgé de 73 ans et qu’il est citoyen américain. Il déclare qu’en août 1939, sa famille et lui ont été arrêtés par la Gendarmerie royale du Canada (GRC) à White Rock (Colombie-Britannique) (C.-B.) et gardés en détention sans procès et sans inculpation jusqu’en 1944, année où il a été transféré contre son gré et expulsé du Canada en Angleterre, incarcéré de nouveau sur l’Île-de-Man jusqu’à la fin de la guerre et [traduction] « déposé en fin de compte en Allemagne, sans citoyenneté, en 1945 ».

Le demandeur allègue qu’il était un immigrant reçu au Canada et qu’il vivait avec sa famille dans la région de Vernon (C.-B.). Il déclare qu’après son arrestation, il a passé presque six années en détention et a été contraint, pendant une période de deux ans, d’effectuer du travail rémunéré au tarif de 0,20 $ par jour au Canada [traduction] « sous l’autorité du gouvernement du Canada » et qu’il a été incarcéré pour l’unique motif qu’il était allemand.

Le demandeur soutient de plus que le gouvernement du Canada [traduction] « par l’entremise de Sa Majesté la Reine, a dédommagé des Japonais pour avoir subi un traitement analogue dans les mêmes circonstances durant la guerre » et ce, au montant de 21 000 $ par personne.

Par ailleurs, le demandeur prétend que le fait de l’avoir forcé à travailler contre son gré et de l’avoir expulsé contre son gré [traduction] « était une mesure discriminatoire, contraire à la dignité humaine fondamentale et constituait un crime contre l’humanité ».

Le demandeur allègue en outre que, le 13 novembre 1989, il s’est adressé à la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP) afin d’obtenir le même dédommagement que celui qui a été payé aux Japonais, et que sa demande a été refusée.

Le demandeur indique ce qui suit aux paragraphes 12, 13 et 14 de la déclaration :

[traduction] 12. Le demandeur invoque les dispositions de la Loi sur les droits de la personne et demande que la présente Cour ordonne de faire ce que la Commission des droits de la personne aurait dû faire, c’est-à-dire lui accorder la somme de 21 000 $ en réparation du traitement qu’on lui a fait subir.

13. Subsidiairement, le demandeur indique qu’il devrait être dédommagé d’un crime contre l’humanité qui n’est pas expressément soumis à un délai de prescription en vertu du droit international et qui, selon le Code criminel du Canada, est encore susceptible de poursuite étant donné que les autorités canadiennes l’ont expulsé du Canada.

14. Le demandeur indique que son incarcération lui a occasionné, au fil des ans, des pertes et des dommages qui ont eu un incidence sur sa santé et ses rapports avec sa mère et sa famille, dont il a été séparé à cause de son incarcération en Alberta et au Nouveau-Brunswick et après son expulsion en Allemagne et en Autriche.

C’est par suite des allégations exposées dans la déclaration et citées précédemment dans les présentes que le demandeur sollicite le redressement susmentionné.

Le 6 mai 1992, la défenderesse, Sa Majesté la Reine du Chef du Canada, a déposé un avis de requête au greffe de la Cour fédérale :

[traduction] La requête concerne l’obtention d’une ordonnance rendue en vertu de la Règle 419 et de la compétence inhérente qu’a la présente Cour d’être maîtresse de sa propre procédure, prescrivant :

a) que la déclaration visée aux présentes soit radiée;

b) que l’action soit rejetée;

c) que les dépens soient adjugés à Sa Majesté la Reine;

d) que la présente Cour accorde les mesures de redressement supplémentaires qu’elle jugera indiquées.

Les motifs sur lesquels la défenderesse appuie sa requête en radiation, lesquels sont mentionnés dans l’avis de requête, sont les suivants :

[traduction] a) elle [la déclaration] ne révèle aucune cause raisonnable d’action;

b) elle n’est pas essentielle ou est redondante;

c) elle est scandaleuse, futile ou vexatoire;

d) elle peut causer préjudice, gêner ou retarder l’instruction équitable de l’action;

e) elle constitue par ailleurs un emploi abusif des procédures de la Cour;

f) l’action excède la compétence de la Cour.

Dans sa requête en radiation, la défenderesse déclare qu’elle se fonde sur les lois et dispositions législatives suivantes :

a) la Loi sur la responsabilité de la Couronne, S.C. 1953 ch.30;

b) la Loi sur la responsabilité de l’État, L.R.C. (1985), ch. C-50;

c) les Règles 419 et 1711 des Règles de la Cour;

d) les articles 17 et 39 de la Loi sur la Cour fédérale;

e) l’article 3 de la Limitation Act, R.S.B.C. 1979, ch.236;

f) l’article 7 du Code criminel du Canada, L.R.C. (1985), ch.C-46.

La défenderesse demande, subsidiairement :

[traduction] LA REQUÊTE SUBSIDIAIRE se rapporte à l’obtention d’une ordonnance concernant la détermination d’une question de droit, à savoir s’il est possible d’instruire une action lorsque le délai de prescription prévu pour intenter l’action en justice contre la défenderesse a expiré avant le dépôt de la déclaration auprès de la Cour.

La défenderesse a déposé en preuve trois affidavits. L’un des affidavits est de Paul O’Donnell, engagé à contrat par le gouvernement du Canada à titre de spécialiste de la recherche historique auprès du ministère du Multiculturalisme et de la Citoyenneté. Le deuxième affidavit est de Jean-Pierre Wallot, fonctionnaire et archiviste national du Canada, et le troisième affidavit est de William Carew, fonctionnaire au service du gouvernement du Canada à titre de gérant de la Section de gestion des documents au ministère de la Justice.

Deux pièces, désignées « A » et « B », sont jointes à l’affidavit de Paul O’Donnell. Trois pièces, désignées « A », « B » et « C », sont jointes à l’affidavit de Jean-Pierre Wallot et deux pièces, désignées « A » et « B », sont jointes à l’affidavit de William A. Carew.

Il a été demandé aux avocats de la défenderesse et du demandeur de déposer un exposé des faits et du droit, ce que les deux ont fait. Après que l’avocat de la défenderesse a conclu son exposé oral, l’avocat du demandeur m’a informé qu’il n’avait pas d’exposé à présenter. Il s’est fondé entièrement sur son exposé écrit des faits et du droit.

Le droit qui régit les demandes de radiation d’une déclaration est exposé à la Règle 419 des Règles de la Cour fédérale [C.R.C., ch. 663], dont le texte est le suivant :

Règle 419. (1) La Cour pourra, à tout stade d’une action, ordonner la radiation de tout ou partie d’une plaidoirie avec ou sans permission d’amendement, au motif :

a) qu’elle ne révèle aucune cause raisonnable d’action ou de défense, selon le cas,

b) qu’elle n’est pas essentielle ou qu’elle est redondante,

c) qu’elle est scandaleuse, futile ou vexatoire,

d) qu’elle peut causer préjudice, gêner ou retarder l’instruction équitable de l’action,

e) qu’elle constitue une déviation d’une plaidoirie antérieure, ou

f) qu’elle constitue par ailleurs un emploi abusif des procédures de la Cour,

et qu’elle peut ordonner que l’action soit suspendue ou rejetée ou qu’un jugement soit enregistré en conséquence.

Il est de droit constant qu’en ce qui concerne une requête en radiation d’une déclaration en vertu de la Règle 419(1)a), les faits plaidés sont considérés comme véridiques et que la Cour ne radiera les plaidoiries que dans les cas patents et lorsque la cause ne suscite aucun doute (Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735 et Operation Dismantle Inc. et autres c. La Reine et autres, [1985] 1 R.C.S. 441). De plus, une déclaration ne peut être radiée au motif qu’elle est futile et vexatoire ou qu’elle constitue un emploi abusif des procédures que si cette déclaration est à ce point futile qu’elle n’a pas la moindre chance de succès (Succession Creaghan c. La Reine, [1972] C.F. 732 (1re inst.)).

De plus, conformément à la Règle 419(2), aucune preuve n’est admissible sur une demande de radiation aux termes de la Règle 419(1)a) lorsqu’il est allégué que la déclaration ne révèle aucune cause raisonnable d’action.

Règle 419….

(2) Aucune preuve n’est admissible sur une demande aux termes de l’alinéa (1)a).

L’argumentation de la défenderesse

Selon la défenderesse, le demandeur formule quatre causes d’action dans sa déclaration :

[traduction] 2. a. une action générale en responsabilité délictuelle pour :

i.    arrestation illégale,

ii.    emprisonnement illégal,

iii.   travail forcé;

b.   un crime contre l’humanité perpétré par le gouvernement du Canada;

c.   une discrimination exercée à l’endroit du demandeur du fait de sa race ou de son origine ethnique, en contravention de l’art. 15 de la Charte;

d.   une ordonnance de la présente Cour contraignant la Commission canadienne des droits de la personne à étudier la plainte du demandeur et à accorder à ce dernier un dédommagement équivalent et égal à celui qui a été accordé à des Japonais.

À l’appui de cette thèse, l’avocat de la défenderesse se fonde sur le redressement que sollicite le demandeur. L’avocat fait valoir que ce dernier cherche à obtenir des dommages pour un crime contre l’humanité que le gouvernement du Canada aurait commis à son endroit, des dommages pour travail forcé et des dommages subsidiaires d’un montant de 21 000 $.

La défenderesse fait valoir que les causes d’action susmentionnées sont frappées de prescription par l’article 8 de la Loi sur la responsabilité de l’État, L.R.C. (1985), ch. C-50 (aujourd’hui intitulée la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 21] et, antérieurement, le paragraphe 3(6) de la Loi sur la responsabilité de la Couronne, S.C. 1952-53, ch. 30) en ce sens que les mesures que la défenderesse a censément prises à l’encontre du défendeur l’ont été sous le régime de la loi.

L’article 8 de la Loi sur la responsabilité de l’État porte que :

8. Les articles 3 à 7 n’ont pas pour effet d’engager la responsabilité de l’État pour tout fait—acte ou omission—commis dans l’exercice d’un pouvoir qui, sans ces articles, s’exercerait au titre de la prérogative royale ou d’une disposition législative, et notamment pour les faits commis dans l’exercice d’un pouvoir dévolu à l’État, en temps de paix ou de guerre, pour la défense du Canada, l’instruction des Forces canadiennes ou le maintien de leur efficacité.

L’avocat de la défenderesse fait valoir que les mesures de cette dernière ont été prises sous le régime de la loi et que, en supposant que la défenderesse soit soumise à une obligation délictuelle, l’État ne serait toujours pas responsable car il aurait fait arrêter et interner le demandeur pour la défense du Canada. La défenderesse fait valoir que le traitement que le demandeur a subi en temps de guerre a été appliqué sous le régime de la Loi des mesures de guerre, S.R.C. 1927, ch. 206, et des Règlements concernant la défense du Canada, C.P. 2483 [le 3 septembre 1939 (mod. par C.P. 3720, le 5 août 1940)], établis en vertu de la Loi des mesures de guerre et, plus particulièrement, de l’article 21, dont le texte est le suivant :

21.(1) Le ministre de la Justice, s’il juge nécessaire d’en agir ainsi afin d’empêcher une personne quelconque de poser un acte préjudiciable à la sécurité publique ou à celle de l’État, peut, nonobstant toute disposition des présents règlements, émettre une ordonnance :

(a)  interdisant ou restreignant la possession ou l’usage par cette personne de tout objet déterminé;

(b)  lui imposant telles restrictions stipulées dans l’ordonnance relativement à son emploi ou à ses affaires, à ses déplacements ou à son lieu de résidence, à ses relations ou à ses contacts avec d’autres personnes, ou à ses agissements touchant la diffusion de nouvelles ou la dissémination d’opinions;

(c)  stipulant que cette personne soit détenue dans tel lieu et dans telles conditions que le ministre de la Justice peut déterminer de temps à autre;

et toute personne, pendant qu’elle est détenue sous l’autorité d’une ordonnance établie en vertu du présent alinéa, est censée être en état de détention légale.

L’alinéa 21(1)c) qui précède s’applique particulièrement au cas du demandeur.

La défenderesse fait valoir qu’étant donné que le paragraphe 21(1) a été édicté valablement, un tribunal judiciaire ne peut réviser aujourd’hui les ordonnances rendues. À l’appui de cette prétention, la défenderesse invoque l’affaire Re Carriere, [1943] 3 D.L.R. 181 [C.S. Qué.], où il était question d’une demande de libération habeas corpus de la part d’une personne (Carriere) gardée en détention à la suite d’une ordonnance de détention rendue en vertu de l’alinéa 21(1)c) des Règlements concernant la défense. Le juge Surveyer de la Cour supérieure du Québec a statué [à la page 181] que [traduction] « la Loi des mesures de guerre et les Règlements concernant la défense du Canada n’abrogent pas le droit d’habeas corpus; ce droit s’annule néanmoins lorsque le prisonnier est détenu en vertu d’une ordonnance valable signée par le ministre aux termes de l’alinéa 21(1)c) du Règlement concernant la défense du Canada puisque les tribunaux saisis d’une requête d’habeas corpus ne sont pas habilités à réviser le pouvoir discrétionnaire du ministre ».

L’avocat de la défenderesse allègue qu’en vertu de l’article 21 des Règlements concernant la défense du Canada, le ministre de la Justice a rendu une ordonnance par laquelle le demandeur a été mis sous garde légale, laquelle ordonnance a été confirmée par le gouverneur en conseil. L’avocat fait référence au décret autorisant l’internement de personnes agissant d’une manière préjudiciable à l’État, C.P. 3720 [le 5 août 1940]. Ce décret prescrit, notamment, ce qui suit :

[traduction] À CES CAUSES, il plaît à Son Excellence le Gouverneur général en conseil, sur la recommandation du ministre suppléant de la Justice et conformément aux dispositions de la Loi des mesures de guerre, d’ordonner, et il est par les présentes ordonné, que toutes les recommandations concernant la détention de toute personne en particulier, sous le régime de l’article 21 des Règlements concernant la défense du Canada, approuvées, ou qui peuvent à l’avenir être approuvées, sous la signature ou les initiales du ministre de la Justice ou du ministre suppléant de la Justice, ainsi que l’ordre du ministre de la Justice, datée du vingt-deuxième jour de septembre 1939, mentionné plus haut, soient supposés être interprétés à toutes fins comme ordonnances valides adoptées sous le régime des dispositions dudit règlement. ((1940), LXXIV La Gazette du Canada, à la page 645).

L’avocat de la défenderesse n’a pu produire la copie originale de l’ordonnance signée établie par le ministre de la Justice en vertu de l’article 21 des Règlements concernant la défense du Canada (C.P. 2483 [le 3 septembre 1939]) qui se rapportait au demandeur. Par la preuve par affidavit, la défenderesse a voulu présenter des copies non signées de l’ordonnance pour montrer que le demandeur avait été gardé en détention légalement. L’avocat a aussi soumis une abondante jurisprudence pour établir la recevabilité d’une copie non signée d’une ordonnance du ministre de la Justice de l’époque, le Très honorable Ernest Lapointe, en date du 3 septembre 1939.

Aucune preuve n’est admissible sur une demande aux termes de la Règle 419(1)a). Des éléments de preuve peuvent être déposés à l’égard de la Règle 419(1)b) à f). Je suis convaincu qu’aux fins de l’allégation de la défenderesse aux termes de la Règle 419(1)a), la preuve par affidavit de MM. Carew, O’Donnell et Wallot est irrecevable. Elle se rapporte à la question de savoir si le ministre de la Justice de l’époque a signé ou non une ordonnance. Un juge qui entendrait l’affaire au fond serait mieux placé pour régler cette question, en ce sens qu’il lui serait possible d’entendre et, peut-être, d’interroger des témoins pour savoir si une telle ordonnance a vu le jour ou non, relativement au demandeur.

L’avocat de la défenderesse déclare également que même si le demandeur avait une cause d’action en responsabilité délictuelle pour avoir été censément arrêté et gardé en détention par erreur, à cause de l’impossibilité de prouver qu’une ordonnance avait été signée par le ministre de la Justice de l’époque, le demandeur n’a aucune cause d’action parce que, avant 1953, la Couronne jouissait de l’immunité à l’égard des poursuites en responsabilité délictuelle.

L’avocat de la défenderesse me renvoie à l’ouvrage de Paul Lordon, c.r., intitulé Crown Law (Butterworths 1991, chapitre 9, Crown LawTorts, aux pages 327 à 333), ainsi qu’à l’ouvrage de Hogg intitulé Liability of the Crown, 2e éd. (Toronto : Carswell 1989), aux pages 1 à 9, 17 et 18 et 80 à 84.

L’avocat de la défenderesse soumet l’argument suivant :

[traduction] 17. Il s’ensuit que la Couronne jouit de l’immunité à l’égard des diverses causes d’action en responsabilité délictuelle que plaide le demandeur, car les actes dont ce dernier se plaint sont survenus avant 1953. Cela comprend l’action générale en responsabilité délictuelle pour arrestation illégale emprisonnement illégal et travail forcé, ainsi que l’action relative au crime contre l’humanité.

18. La responsabilité générale de l’État à l’égard de tous les délits civils commis par l’État fédéral a été mise en vigueur la première fois le 14 mai 1953 par la Loi sur la responsabilité de la Couronne, S.C. 1952-53, ch. 30.

19. Il ne peut être dérogé à l’immunité à l’égard des actes délictuels ou préjudiciables commis par l’État fédéral que dans les cas expressément prévus aux article 3 et 24 de la Loi sur la responsabilité de la Couronne, S.C. 1952-1953, ch. 30 :

3. (1) La Couronne est responsable in tort des dommages dont elle serait responsable si elle était un particulier en état de majorité et capacité,

a) à l’égard d’un acte préjudiciable commis par un préposé de la Couronne, ou

b) à l’égard d’un manquement au devoir afférent à la propriété, l’occupation, la possession ou le contrôle de biens.

24. (1) Nulle procédure ne doit être intentée contre la Couronne, sous le régime de la présente loi, en ce qui regarde quelque acte, omission, opération, matière ou chose survenant ou existant avant le jour de la sanction de la présente loi.

(2) Il ne doit être intenté aucune procédure contre la Couronne à l’égard d’une réclamation prévue par l’alinéa b) du paragraphe (1) de l’article 3 en ce qui concerne des biens quelconques, à moins que ledit alinéa ne fût en vigueur, quant à ces biens, au moment où la réclamation prenait naissance [Voir aussi L.R.C. (1985), Appendice 1, Annexe »S.R.C. (1970), ch. C-38, Loi sur la responsabilité de la Couronne , art. 24 non refondu].

20. Par ailleurs, l’article 24 frappe expressément de prescription les diverses causes d’action en responsabilité délictuelle que plaide le demandeur dans sa déclaration car les faits allégués sont survenus ou existaient avant la date de sanction de la Loi sur la responsabilité de la Couronne, soit le 14 mai 1953.

Dans l’affaire Magda, Michael v. The Queen, [1953] R.C.É. 22 , qui est fort similaire à la présente espèce, le président Thorson (de la Cour de l’Échiquier du Canada) déclare ce qui suit, aux pages 29 et 30 du recueil :

[traduction] L’unique point dont la Cour est saisie est une simple question de droit, à savoir si le pétitionnaire a une action fondée en droit contre la Couronne même s’il était en mesure de prouver que les allégations exposées dans sa pétition de droit sont véridiques et à établir qu’il a été emprisonné illégalement et que les actes dont il se plaint étaient injustifiés. Dans l’état actuel du droit, la réponse à cette question ne peut être que négative. En conséquence, je me dois de juger que même si les allégations exposées dans la pétition de droit sont véridiques et même si le pétitionnaire a été emprisonné et interné illégalement et même si les actes dont il se plaint étaient injustifiés, il n’a droit à aucune réparation à l’encontre de la Couronne et son action en dommages doit être rejetée intégralement. En effet, dans l’état actuel du droit, aucune pétition de droit ne peut être engagée contre la Couronne du chef du Canada à l’égard d’un acte préjudiciable, ou d’une « faute » pour reprendre le terme employé à l’Article 1053 du Code civil du Québec, commis par un agent ou un préposé de la Couronne dans l’exercice de ses fonctions, à l’exception des actes préjudiciables ou « fautes » donnant lieu à une action expressément permise par la loi, aux termes de l’alinéa 19(1)c) [réédicté 1938, ch. 28, art. 1] de la Loi sur la Cour de l’Échiquier, S.R.C. 1927, ch. 34, et que les allégations exposées dans cette pétition ne constituent pas des allégations d’actes de négligence au sens de cette disposition.

et, ajoute-t-il, à la page 30 :

[traduction] Une mesure de réforme qui fera disparaître cette lacune de la loi est actuellement à l’étude au Parlement, mais elle ne peut avoir d’effet sur la présente espèce.

Il est bien évident qu’avant 1953, l’État ne pouvait être « responsable in tort ». La « mesure de réforme » à laquelle le président Thorson fait allusion dans l’affaire Magda (précitée) est la Loi sur la responsabilité de la Couronne, S.C. 1952-53, ch. 30.

L’avocat du demandeur oppose les arguments suivants à ceux qu’invoque la défenderesse à propos de l’immunité de la Couronne à l’égard des actions en responsabilité délictuelle datant d’avant 1953 :

[traduction] 6. En ce qui concerne l’argument selon lequel l’État jouissait de l’immunité à l’égard d’actions en responsabilité délictuelle avant 1953, il sera allégué qu’il a été décrété dans l’affaire Regina v. Finta, qu’en droit international, un crime contre l’humanité existait avant la Seconde Guerre mondiale.

7. L’État ne peut à la fois réprouver et approuver, c’est-à-dire intenter des poursuites pour crimes contre l’humanité tout en jouissant de l’immunité à l’égard des conséquences des mêmes crimes.

8. L’immunité de l’État n’a pas plus de conséquence que les lois internes d’autres pays qui ont commis des crimes contre l’humanité. Selon les dispositions applicables du Code criminel, celles-ci sont réputées n’avoir aucune conséquence.

9. L’argument selon lequel la Loi sur la responsabilité de l’État limite la responsabilité de l’État à l’égard d’une conduite qui constitue un crime contre l’humanité nie les répercussions de la décision rendue par la Cour dans Regina v. Finta, en ce sens que l’État ne peut se soustraire aux conséquences de sa conduite, ou de celles de ses fonctionnaires ou représentants, en commettant un acte criminel à l’endroit du demandeur.

10. Il est respectueusement allégué que, depuis l’affaire Regina v. Finta, la décision Magda v. H.M.Q. ne fait plus état du droit, plus particulièrement parce que l’issue de cette dernière est liée à la phrase suivante : [traduction] « Dans l’état actuel du droit, la réponse à cette question ne peut être que négative ».

Il semblerait donc que le demandeur ne soit pas en désaccord avec le fait que, si son action était bel et bien fondée sur une responsabilité délictuelle, il n’aurait pas de cause d’action parce que l’arrestation et l’internement dont il aurait été victime à tort sont survenus avant 1953. Le demandeur déclare que son internement constituait un « crime contre l’humanité » et, de ce fait, l’État ne peut faire valoir qu’il jouit de l’immunité.

Il importe donc d’essayer de déterminer ce qu’est un « crime contre l’humanité ».

Comme on peut le voir, l’avocat du demandeur fait référence à la décision R. v. Finta (1992), 92 D.L.R. (4th) 1 (C.A. Ont.) pour, je présume, définir l’expression « crimes contre l’humanité » et faire valoir que l’action en dommages que le demandeur intente contre le Canada résulte de « crimes contre l’humanité » commis par le Canada à son endroit.

Précisons tout d’abord que l’affaire Finta (précitée) est actuellement en appel devant la Cour suprême du Canada.

Le demandeur me renvoie à la définition de « crimes contre l’humanité » qui est donnée dans la décision Finta. Dans ses directives au jury, le juge Campbell déclare ce qui suit, à la page 11671 :

[traduction] L’ensemble du droit canadien des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité et l’ensemble du droit international reposent sur un principe fort important de responsabilité personnelle.

Cela tient au fait que ce sont des hommes et des femmes qui commettent les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité, et non uniquement des entités abstraites appelées États ou nations. Ce n’est que lorsque nous attribuons une responsabilité personnelle à ces hommes et ces femmes qui commettent individuellement des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité que le monde civilisé peut appliquer, à l’échelon international, des principes fondamentaux d’humanité. Comme ces crimes sont commis par des individus, il faut qu’il y ait une responsabilité individuelle.

Il doit donc y avoir une responsabilité individuelle. Le demandeur ne nomme aucun individu qui aurait commis les actes à son endroit. Il dit seulement qu’il a été arrêté par la GRC.

L’affaire Finta concerne un « crime contre l’humanité » qu’un individu aurait commis à l’encontre d’autres individus, et non un État souverain à l’encontre d’individus, et cette décision n’est donc pas comparable à la présente espèce. Néanmoins, par voie d’interprétation nécessaire, je suis convaincu que le demandeur poursuit la défenderesse en raison des actes illégaux qu’auraient perpétrés les employés de l’État et il soutient donc que ce sont ces derniers qui ont commis l’acte contre l’humanité allégué.

Un crime contre l’humanité est un acte dont traite le Code criminel du Canada, L.R.C. (1985), ch. C-46, paragraphe 7(3.71) [édictée par L.R.C. (1985) (3e suppl.) ch. 30, art. 1], et cet acte ne s’applique qu’aux actes et omissions commis à l’étranger.

(3.71) Nonobstant les autres dispositions de la présente Loi et par dérogation à toute autre loi, l’auteur d’un fait—acte ou omission—commis à l’étranger même avant l’entrée en vigueur du présent paragraphe, constituant un crime de guerre ou un crime contre l’humanité et qui aurait constitué, au Canada, une infraction au droit canadien en son état à l’époque de la perpétration, est réputé avoir commis le fait au Canada à cette époque si l’une des conditions suivantes est remplie :

a) à l’époque :

(i) soit lui-même est citoyen canadien ou employé au service du Canada à titre civil ou militaire,

(ii) soit lui-même est citoyen d’un État participant à un conflit armé contre le Canada ou employé au service d’un tel État à titre civil ou militaire,

(iii) soit la victime est citoyen canadien ou ressortissant d’un État allié du Canada dans un conflit armé;

b) à l’époque, le Canada pouvait, en conformité avec le droit international, exercer sa compétence à cet égard à l’encontre de l’auteur, du fait de sa présence au Canada, et après la perpétration, celui-ci se trouve au Canada. (C’est moi qui souligne.)

Le Code criminel [paragraphe 7(3.76) (édicté, idem)] définit en ces termes un « crime contre l’humanité » :

7.

(3.76) … Assassinat, extermination, réduction en esclavage, déportation, persécution ou autre fait—acte ou omission—inhumain d’une part, commis contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes—qu’il ait ou non constitué une transgression du droit en vigueur à l’époque et au lieu de la perpétrationet d’autre part, soit constituant, à l’époque et dans ce lieu, une transgression du droit international coutumier ou conventionnel, soit ayant un caractère criminel d’après les principes généraux de droit reconnus par l’ensemble des nations.

Les crimes contre l’humanité sont des délits de nature criminelle dont sont responsables des individus agissant pour le compte d’un État et qui ont été perpétrés par des Canadiens ou par les personnes énumérées au paragraphe 7(3.71) du Code criminel du Canada, mais à l’étranger.

Je souscris à l’argument de l’avocat de la défenderesse selon lequel la définition originelle d’un crime contre l’humanité figure dans le statut du Tribunal Militaire International annexée à l’Accord concernant la poursuite et le châtiment des grands criminels de guerre des Puissances européennes de l’Axe, signé le 8 août 1945 (aussi appelée Charte de Londres) [82 N.U.R.T. 279]. L’article 6 dispose, notamment, que :

Article 6

Les actes suivants, ou l’un quelconque d’entre eux, sont des crimes soumis à la juridiction du Tribunal et entraînent une responsabilité individuelle :

c) Les Crimes contre l’Humanité : c’est-à-dire l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime.

… les crimes contre le droit international sont commis par des hommes, non par des entités abstraites, et ce n’est qu’en punissant les individus qui les ont commis qu’il est possible d’exécuter les dispositions du droit international.

Il est évident qu’aucun fondement juridique ne permet au demandeur de soutenir que le Canada ou ses employés pouvaient légalement commettre un crime contre l’humanité en l’arrêtant, au Canada, durant la période communément appelée la Seconde Guerre mondiale.

Par conséquent, si l’action en dommages du demandeur ne peut être considérée en droit comme résultant d’un crime contre l’humanité, elle ne peut découler que d’un acte délictuel. Avant 1953, le Canada ne pouvait être tenu responsable des actes délictuels que commettaient ses employés. Comme je l’ai indiqué, le demandeur n’a pas intenté d’action contre un employé quelconque de la défenderesse.

L’action du demandeur ne comporte aucune cause légale et doit donc être radiée.

Le demandeur invoque aussi la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] comme cause d’action.

Il est de droit constant que la Charte n’a pas d’effet rétroactif (R. c. James, [1988] 1 R.C.S. 669; R. c. Cornell, [1988] 1 R.C.S. 461). Il est manifeste que la Charte ne s’applique pas aux actes ou aux faits qui sont survenus avant sa promulgation.

Le fait que le gouvernement du Canada ait octroyé un paiement à titre gracieux pour indemniser certains membres de la population canado-japonaise ne constitue pas un acte discriminatoire aux termes de l’article 15 de la Charte. Bien qu’il ne soit pas expressément invoqué dans la déclaration, c’est cet article de la Charte qui traite de la discrimination.

Le décret relatif à l’octroi de paiements à titre gracieux aux personnes d’ascendance japonaise permettait au ministre d’État (Multiculturalisme et Citoyenneté) d’accorder un paiement à titre gracieux, d’un montant de 21 000 $, à toute personne d’ascendance japonaise dans certaines conditions. Il est clairement précisé dans ce décret que les paiements ne peuvent être interprétés comme une reconnaissance de responsabilité de la part de l’État (Décret C.P. 88-990).

Dans sa déclaration, le demandeur sollicite une ordonnance (mandamus) afin de contraindre la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP) à étudier la plainte du demandeur et à accorder à ce dernier un dédommagement équivalent et égal à celui qu’ont reçu des Japonais.

Après avoir lu la déclaration, je suis persuadé que le demandeur ne fait état d’aucun motif qui justifie la délivrance d’un bref de mandamus.

Selon l’alinéa 41c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne [L.R.C. (1985), ch. H-6] :

41. Sous réserve de l’article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime celle-ci irrecevable pour un des motifs suivants :

c) la plainte n’est pas de sa compétence;

Il est donc clair que la CCDP a le pouvoir de statuer sur une plainte qui relève de sa compétence. Elle peut décider, comme elle l’a fait, que la plainte n’est pas de sa compétence. L’avocat du demandeur n’est pas parvenu à établir que la CCDP est compétente pour statuer sur la plainte de son client. Après avoir lu les articles 5 à 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, je suis persuadé que l’acte discriminatoire dont le demandeur dit avoir été victime ne tombe pas sous le coup des articles 5 à 14 de la Loi.

Je suis convaincu qu’il faut aussi radier les allégations relatives à la CCDP que le demandeur plaide dans sa déclaration.

Le demandeur tente aussi d’introduire, subsidiairement, une action collective. Dans sa plaidoirie, l’avocat du demandeur fait valoir ce qui suit pour expliquer pourquoi il faudrait autoriser son client à introduire une telle action :

[traduction] A. Le demandeur a identifié les membres de la catégorie et leur nombre comme étant ceux qui ont été victimes de discrimination du fait de leur race, et la défenderesse en connaît le nombre.

B.   Le demandeur a fait état d’un intérêt et de griefs communs, c’est-à-dire l’intérêt dans un dédommagement pour les griefs suivants : incarcération illégale, déportation, enlèvement et vol qualifié.

18. Le demandeur devrait avoir qualité pour poursuivre seul l’action collective puisqu’il est l’un des membres de la catégorie qui ont été victimes de discrimination.

L’avocat de la défenderesse fait valoir qu’il faut rejeter la demande en action collective du demandeur pour les raisons suivantes :

a) Le demandeur n’a pas identifié les membres de la catégorie visée, et leur nombre;

b) Le demandeur n’a pas identifié l’intérêt et le grief communs desdits membres;

c) Le demandeur n’a pas qualité pour poursuivre seul une action collective.

La Règle 1711 des Règles de la Cour fédérale traite des « actions collectives ».

Règle 1711. (1) Lorsque plusieurs personnes ont le même intérêt dans une procédure, la procédure peut être engagée et, sauf ordre contraire de la Cour, être poursuivie par ou contre l’une ou plusieurs d’entre elles en tant que représentant toutes ces personnes ou en tant que les représentant toutes à l’exception d’une d’entre elles ou plus.

(2) À tout stade d’une procédure engagée en vertu de la présente Règle, la Cour peut, à la demande du demandeur, et, le cas échéant, aux conditions qu’elle estime à propos, désigner un ou plusieurs des défendeurs ou des autres personnes que représentent les défendeurs poursuivis, pour représenter dans la procédure toutes ces personnes ou toutes à l’exception d’une d’entre elles ou plus; lorsque, dans l’exercice du pouvoir que lui attribue le présent alinéa, la Cour désigne une personne dont le nom ne figure pas sur la liste des défendeurs, elle doit rendre une ordonnance mettant cette personne en cause à titre de codéfendeur.

(3) Lorsqu’une ordonnance est rendue en vertu de la présente Règle, elle doit contenir des instructions quant aux plaidoiries qui en résulteront ou autres démarches à faire et toute partie intéressée peut demander des instructions supplémentaires.

(4) Un jugement ou une ordonnance rendus dans une procédure prévue par la présente Règle lieront toutes les personnes que représentent les demandeurs qui poursuivent ou les défendeurs qui sont poursuivis, selon le cas; toutefois, il n’y aura pas, sans permission de la Cour, d’exécution forcée de ce jugement ou de cette ordonnance contre une personne qui n’était pas partie à la procédure, et une telle permission ne sera accordée qu’à la suite d’une demande dont avis aura été signifié, par voie de signification à personne, à la personne qu’on veut contraindre à l’exécution du jugement ou de l’ordonnance.

(5) Nonobstant le fait qu’un jugement ou une ordonnance auquel ou à laquelle a trait une telle demande lie la personne contre laquelle la demande est faite, cette personne peut contester le fait qu’on puisse la contraindre à l’exécution du jugement ou de l’ordonnance, pour le motif qu’elle a droit d’être soustraite à cette exécution en raison de faits particuliers et questions particulières à son cas.

(6) La Cour qui entend une demande de permission faite en vertu de l’alinéa (4) peut ordonner que la question de savoir si le jugement ou l’ordonnance a force exécutoire contre la personne que vise cette demande soit instruite et jugée selon l’un des modes d’instruction et de jugement applicables à une question litigieuse dans une action.

Il semblerait donc que, pour avoir le droit légal d’intenter une action collective, il faut qu’il y ait de nombreuses personnes ayant le même intérêt. Je suis également convaincu qu’il faut identifier d’une certaine façon les personnes pour lesquelles ladite action est intentée, et il faut aussi démontrer leurs intérêts.

Dans l’affaire Judge et al v. Muslim Society of Toronto Inc. et al., [1973] 2 O.R. 45 (H.C.), le juge Holland, en traitant de la Règle 75 des Règles de l’Ontario [Rules of Practice, R.R.O. 1970, Reg. 545 de la Cour suprême de l’Ontario], qui prescrit ce qui suit :

[traduction] 75. Lorsque de nombreuses personnes partagent le même intérêt, une ou plusieurs personnes peuvent poursuivre ou être poursuivies, ou être autorisées par la cour à défendre au nom ou pour le bénéfice de toutes.

et qui est donc similaire à la Règle 1711(1) des Règles de la Cour fédérale, considère que [traduction] « en leur nom et en celui de tous les membres et adhérents de la Jami Mosque de Toronto » est une description trop vague pour définir suffisamment les membres de la catégorie.

Il ne suffit pas d’identifier simplement les membres comme étant ceux qui ont été victimes de discrimination du fait de leur race et de dire que la défenderesse en connaît le nombre, comme le défendeur l’a fait dans sa déclaration. Par ailleurs, chaque personne visée par la demande serait touchée différemment et aurait donc droit à des montants de dommages-intérêts différents s’il était possible de prouver légalement le bien-fondé d’une demande. Il me semble donc que, pour qu’une action collective puisse être intentée, il faut alléguer davantage que ce que le demandeur a allégué dans sa déclaration (voir General Motors of Canada Ltd. c. Naken et autres, [1983] 1 R.C.S. 72).

Il ressort clairement des motifs qui précèdent que le demandeur ne peut avoir gain de cause. Pour cette raison, je n’ai pas à examiner la demande présentée en vertu de la Règle 474 [mod. par DORS/79-57, art. 14] quant à la question de savoir si la demande du demandeur est frappée de prescription. Je dirais que je suis convaincu que l’action du demandeur est de nature délictuelle. Cela étant le cas, si je n’avais pas conclu qu’il fallait radier la demande du demandeur, j’aurais déterminé que sa demande est frappée de prescription car il s’est écoulé plus de deux ans depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, moment où le demandeur aurait pu engager des procédures judiciaires contre la défenderesse. Cela ne veut pas dire que j’aurais fait droit à une demande en vertu de la Règle 474, en ce sens que la question de la prescription doit d’abord être plaidée dans la défense.

La requête en radiation de la demande du demandeur est admise avec dépens.

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