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[1993] 3 C.F. 381

T-1667-86

Lorraine Boothman (demanderesse)

c.

Sa Majesté la Reine (défenderesse)

Répertorié : Boothman c. Canada (1re inst.)

Section de première instance, juge Noël—Calgary, 18 mars; Ottawa, 29 avril 1993.

Couronne — Responsabilité délictuelle — Harcèlement et intimidation de la demanderesse par son surveillant qui connaissait la fragilité émotive de celle-ci, avec intention de fragmenter sa personnalité et détruire son image d’elle-même — Préjudice intentionnel, intention malicieuse constituant un délit intentionnel — La vulnérabilité de la victime est sans conséquence quant à savoir s’il y a eu délit civil en raison de la connaissance de cette vulnérabilité — Délit civil directement relié à l’emploi — Responsabilité de l’employeur pour les actes d’un préposé placé dans une siutation de confiance.

Pratique — Prescription — Action contre la Couronne en raison d’actes de harcèlement et d’intimidation du surveillant d’une fonctionnaire — Prescription acquise, en vertu des dispositions législatives provinciales, de la demande supplémentaire alléguant la négligence de la direction générale à prévenir les actes fautifs — Modification de la déclaration comportant une nouvelle cause d’action sans effet rétroactif, en présence d’une loi portant prescription, à moins de décision expresse du tribunal sur le sujet de la prescription.

Dommages-intérêts — Compensatoires — Adjudication de dommages-intérêts compensatoires pour détresse émotive dans la cas de délit intentionnel, même s’il n’en est pas accordé dans les affaires de négligence.

Dommages-intérêts — Non-compensatoires — Exemplaires — Adjudication de dommages-intérêts exemplaires dans le cas de conduite révoltante de l’auteur du délit, insuffisance des dommages-intérêts compensatoires comme mesure de dissuasion.

Dommages-intérêts — Facteurs limitatifs — Limitation — Action pour voies de fait, intimidation et infliction intentionnelle d’un choc nerveux — Refus d’aide médicale par la demanderesse parce qu’elle n’avait pas confiance aux psychiatres — Inexécution de l’obligation de minimiser les dommages.

Il s’agit d’une action en dommages-intérêts pour voies de fait, intimidation et infliction intentionnelle d’un choc nerveux. La demanderesse était la seule employée de son surveillant dans un bureau régional de l’Administration du pétrole et du gaz des terres du Canada (l’APGTC). Depuis le moment où il a embauché la demanderesse, son surveillant était au courant de son état de fragilité émotive. Celui-ci, qui était autoritaire, a cherché à la contrôler par des menaces de sévices, des insultes en présence d’autrui et par la profération de jurons. Il surveillait ses pauses et lui interdisait de quitter le bureau sans sa permission. En fin de compte, le bureau-chef a dû faire enquête et a conclu que le surveillant était coupable de harcèlement et que la demanderesse souffrait de problèmes psychiatriques. La situation a continué d’empirer jusqu’à ce la demanderesse soit congédiée. Selon la preuve médicale, les actes du surveillant visaient expressément à fragmenter la personnalité de la demanderesse et à lui faire perdre sa confiance en elle-même. La demanderesse souffre d’une peur maladive et persistante d’être harcelée et de perdre le contrôle de ses émotions et son emploi, peur que les événement survenus à l’APGTC ont précipité.

Dans une déclaration modifiée, la demanderesse allègue en outre que la direction générale a été négligente en n’empêchant pas le surveillant de commettre les actes fautifs. La défense modifiée soutient que la demande en négligence est prescrite en vertu de l’article 51 la Limitations of Actions Act de l’Alberta, qui dispose qu’une action en négligence [traduction] « peut être intentée dans les deux ans qui suivent la cause d’action au plus tard ». Les faits invoqués dans cette demande supplémentaire se sont produits en 1984 et 1985.

Jugement : l’action est accueillie.

Pour que l’État puisse être jugé responsable à titre de commettant, la demanderesse doit d’abord établir qu’un délit a été commis par un préposé de l’État, puis démontrer que le préposé a commis ce délit dans l’exercice de ses fonctions.

On a soutenu qu’un défendeur doit être jugé responsable lorsqu’il a connaissance de la vulnérabilité d’une personne et qu’il cherche intentionnellement à lui causer un préjudice qui va au cœur de cette vulnérabilité. Le surveillant a agi alors qu’il connaissait l’état de la demanderesse et a délibérément profité de cet état pour l’amener à craquer mentalement et à quitter son emploi. Il y a eu préjudice intentionnel et but malicieux de faire craquer les nerfs de la défenderesse. La question de l’éloignement ou de la prévisibilité ne se pose pas, non plus que celle de savoir si les actes du surveillant auraient causé un choc nerveux à une personne normale. Lorsqu’une personne profite sciemment de la vulnérabilité émotive et mentale d’autrui, lui causant par là un effondrement mental grave et permanent, il importe peu qu’une personne normale n’ait pas subi des conséquences aussi néfastes.

Il n’y a pas de différence, au plan juridique, entre le cas d’un préposé qui, alors qu’il était chargé de superviser du personnel, abuse de son pouvoir et celui d’un préposé, à qui on a confié des biens, qui détourne ces biens à son profit. Dans les deux cas, la faute est directement attribuable et liée à l’obligation ou à la responsabilité imposée au préposé. Le surveillant avait été affecté à un poste de confiance spécial par son employeur et il s’est servi de cette situation pour infliger de la souffrance mentale à la demanderesse. L’employeur doit assumer la responsabilité de s’assurer que l’employé est digne de confiance. C’est la raison qui sous-tend la responsabilité de l’employeur à titre de commettant. En abusant de sa situation d’autorité, le surveillant agissait dans l’exercice des ses fonctions et la responsabilité de la défenderesse a été ainsi engagée.

Il n’y a pas de motif de laisser l’auteur du délit échapper à la responsabilité parce que la demanderesse était déjà vulnérable puisque le surveillant a sciemment exploité cette vulnérabilité ce qui a empiré son état. Cependant, la somme accordée à titre de dommages-intérêts doit être fixée de manière à indemniser la demanderesse pour les dommages réellemet subis et, à cet égard, la vulnérabilité préexistante de la demanderesse est un facteur pertinent. Même si les tribunaux ont accordé des dommages-intérêts pour une détresse phychologique ou émotive dans des affaires de délit intentionnel, il faut prouver une maladie psychiatrique reconnaissable et le stress, la tension nerveuse et le trouble ne sont pas susceptibles d’indemnisation dans les actions fondées sur la négligence. En termes de dommages, il importe peu que la demanderesse eût une prédisposition à l’effondrement mental, puisque c’est l’exploitation délibérée de cette prédisposition qui a causé les dommages pour lesquels il y a demande d’indemnisation. Les tribunaux ont compétence pour accorder des dommages-intérêts punitifs ou exemplaires lorsqu’un défendeur a exposé délibérément le demandeur à un risque sans jsutification, même si ces domamges-intérêts n’ont pas été expressément demandés. Il y a un seul facteur militant contre l’adjudication de la somme demandée, le refus, par la demanderesse, parce qu’elle n’avait pas confiance aux psychiatres, des offres d’aide médicale présentées par les fonctionnaires de l’APGTC. En refusant ces offres, la demanderesse a manqué à son devoir de minimiser les dommages. La demanderesse a droit à 5 000 $ pour souffrances et douleurs consécutives à l’infliction intentionnelle d’un choc neurveux, à 20 000 $ pour manque à gagner et à 5 000 $ pour souffrances et douleurs consécutives aux voies de fait et, en raison du comportement honteux du superviseur et parce que 30 000 $ ne suffisent pas, pour fins de dissuasion, elle a aussi droit à la somme de 10 000 $ à titres de dommages-intérêts exemplaires.

La déclaration modifiée soulève une cause d’action distincte de la demande originale et elle était prescrite quand la demande a été inscrite. Depuis le début, la demanderesse croyait que la direction générale avait mal agi et que ces actes lui avaient causé une injustice. Elle ne peut maintenant soutenir qu’elle n’a pris connaissance de la cause d’action additionnelle qu’en septembre 1992 quand elle a reçu communication complète des documents pertinents. Une modification dans laquelle une nouvelle cause d’action est alléguée n’est pas rétroactive, en présence d’une loi de prescription, à moins qu’en autorisant la modification, le tribunal ne se soit prononcé sur le sujet de la prescription.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Judgment Interest Act, S.A. 1984, ch. J-0.5, art. 2, 4.

Limitation of Actions Act, R.S.A., 1980, ch. L-15, art. 51.

Loi sur la responsabilité de l’État, L.R.C. (1985), ch. C-50, art. 3a), 10.

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règle 420.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Wilkinson v. Downton, [1897] 2 Q.B. 57; Starkman v. Delhi Court Ltd., [1961] O.R. 467; (1961), 28 D.L.R. (2d) 269 (C.A.); Broome v. Cassell & Co. Ltd., [1972] A.C. 1027 (H.L.); Rahemtulla v. Vanfeld Credit Union, [1984] 3 W.W.R. 296; (1984), 51 B.C.L.R. 200; 4 C.C.E.L. 170; 29 C.C.L.T. 78 (C.S.); Timmermans v. Buelow (1984), 38 C.C.L.T. 136 (H.C. Ont.); Crown Diamond Paint Co. Ltd. c. R., [1980] 2 C.F. 794 (1re inst.); The Queen v. Levy Brothers Company Limited and The Western Assurance Company, [1961] R.C.S. 189; (1961), 26 D.L.R. (2d) 760.

DISTINCTION FAITE AVEC :

Guay v. Sun Publishing Co., [1953] 2 R.C.S. 216; [1953] 4 D.L.R. 577; Heighington et al. v. The Queen in right of Ontario et al. (1987), 60 O.R. (2d) 641; 41 D.L.R. (4th) 208; 41 C.C.L.T. 230; 2 C.E.L.R. (N.S.) 93 (H.C.).

DÉCISIONS MENTIONNÉES :

McElroy c. Cowper-Smith and Woodman, [1967] R.C.S. 425; (1967), 62 D.L.R. (2d) 65; 60 W.W.R. 82; Weiss Forwarding Ltd c. Omnus, [1976] 1 R.C.S. 776; (1975), 63 D.L.R. (3d) 654; 20 C.P.R. (2d) 93; 5 N.R. 511.

DOCTRINE

Prosser, William L. Handbook on the Law of Torts, 4th ed. St. Paul, Minn. : West Publishing Co., 1971.

Williams, Jeremy S. « Tort Liability for Nervous Shock in Canada. » Studies in Canadian Tort Law. Edited by Allen M. Linden. Toronto : Butterworths, 1968, p. 139 à 159.

ACTION en responsabilité pour voies de fait, intimidation et infliction intentionnelle d’un choc nerveux à un préposé de l’État par un autre préposé de l’État. Action accueillie.

AVOCATS :

David J. Corry pour la demanderesse.

Bruce Logan pour la défenderesse.

PROCUREURS :

Milner Fenerty, Calgary, pour la demanderesse.

Le sous-procureur général du Canada pour la défenderesse.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Noël :

NOTE DE L’ARRÊTISTE

Le directeur général a statué que les motifs du juge dans le présent jugement seront publiés sous forme abrégée. Sont omis du Recueil, les 29 premières pages qui comportent un exposé détaillé des faits de l’espèce. Voici un résumé de ces faits.

Il s’agit d’une action en responsabilité de 50 000 $ pour voies de fait, intimidation et infliction intentionnelle d’un choc nerveux. L’auteur du délit, selon la demande, M. Stalinski, était le surveillant de la demanderesse au bureau de Calgary de l’Administration du pétrole et du gaz des terres du Canada, organisme qui relevait à la fois d’Énergie, Mines et Ressources et des Affaires indiennes. Une déclaration modifiée invoque la négligence d’autres préposés de l’État d’empêcher M. Stalinski d’agir de la sorte, mais cette cause d’action a été jugée prescrite.

La demanderesse, née en 1944, était divorcée et la mère d’un enfant à sa charge. Elle était titulaire d’un diplôme de secrétariat, d’un baccalauréat es arts avec spécialisation en anthropologie et elle a poursuivi des études au niveau de la maîtrise dans la même discipline. M. Stalinski l’a embauchée comme agent de liaison adjoint la préférant à de nombreux autres candidats, même s’il avait des doutes sur son équilibre psychologique. M. Stalinski et la demanderesse étaient les deux seuls employés du bureau de l’APGTC à Calgary. Dès la première journée de travail de la demanderesse, son patron lui a mentionné que son regard fuyant à l’entrevue lui faisait croire qu’elle avait beaucoup de culpabilité et qu’elle avait peut-être besoin d’un congé pour raison de santé mentale. Depuis le début de son emploi, le 4 juillet 1984, jusqu’à ce qu’elle soit renvoyée, le 4 janvier 1985, les relations entre la demanderesse et M. Stalinski ont été houleuses. À maintes occasions, M. Stalinski a menacé la demanderesse de voies de fait. Il insultait la demanderesse en présence d’autres personnes et lui criait des injures. Il surveillait ses pauses et lui interdisait de quitter le bureau sans sa permission. Pendant l’une de leurs disputes, M. Stalinski s’est écrié [traduction] « Que dois-je faire pour que vous fassiez ce que je vous dis, vous défoncer le crâne! » La demanderesse a fini par déposer une plainte à la Commission canadienne des droits de la personne et a porté la situation à l’attention de la direction générale de l’APGTC à Ottawa. L’APGTC a envoyé l’un de ses cadres dirigeants d’Ottawa pour faire enquête. Ceci a contrarié M. Stalinski qui a demandé le congédiement de la demanderesse. L’enquêteur a conclu que la demanderesse souffrait de problèmes émotifs et psychiatriques et que M. Stalinski était coupable de harcèlement. M. Stalinski a dû se rendre à Ottawa pour se soumettre à une évaluation psychiatrique et il a été décidé de procéder à une vérification financière et opérationnelle du bureau de Calgary. La vérification a révélé que M. Stalinski avait utilisé les installations du bureau pour exploiter son entreprise personnelle de serrurerie et qu’il avait demandé, sans droit, au public de payer pour des publications gouvernementales. M. Stalinski n’a eu qu’une réprimande orale parce qu’il n’y avait pas, à son dossier, de preuve écrite de mauvaise conduite antérieure. Lui et la demanderesse devaient dorénavant relever directement de M. Klaubert, un cadre de l’APGTC à Ottawa. Ce nouvel arrangement quant à leur surveillance, n’a pas beaucoup contribué à améliorer la situation. À un moment donné, M. Stalinski et la demanderesse se sont tiraillés pour un chariot servant au transport des dossiers. Il l’a insultée et l’a traitée de salope. M. Stalinski et la demanderesse envoyaient des lettres et notes de service à leur surveillant pour se plaindre l’un de l’autre. Quand la direction générale a finalement décidé qu’il fallait prendre des mesures définitives, la demanderesse a été congédiée.

La Couronne a soutenu que M. Stalinski n’avait nullement harcelé la demanderesse et que s’il l’avait fait, il n’agissait pas alors dans l’exercice de ses fonctions. Si la demanderesse avait subi un préjudice quelconque, il résultait de sa conduite désordonnée et déshonorante.

Le juge conclut que M. Stalinski traitait ses subordonnés d’une manière militaire, qu’il était rigide dans sa manière de gérer le bureau et qu’il considérait le bureau de l’APGTC à Calgary comme son bien propre. La violence verbale dont il a fait preuve envers la demanderesse augmentait d’autant plus que celle-ci refusait de céder à ses tentatives de la contrôler et de la dominer. À un moment donné, M. Stalinski a dit à son surveillant, M. Klaubert, qu’il ne pouvait plus supporter la demanderesse et qu’il lui tordrait le cou [traduction] « jusqu’à ce qu’elle en meure » À une autre occasion, M. Stalinski l’a menacée de lui arracher les lèvres et de lui casser le bras. Parfois, au moment de proférer ces menaces, M. Stalinski brandissait un tourne-vis ou avait un marteau sur son bureau. M. Stalinski a admis en présence de M. Klaubert qu’il gardait des outils au bureau pour irriter la demanderesse. Il y a amplement de preuve de conduite visant à contrôler et dominer la demanderesse. M. Stalinski exploitait les sensibilités de la défenderesse en lui faisant des remarques désobligeantes et en faisant ce qu’il savait de nature à engendrer des réactions émotives extrêmes. La preuve médicale indique que M. Stalinski avait un comportement destiné [traduction] « à fragmenter ou démolir [l]a personnalité [de la demanderesse] ou son identité et la priver de l’estime d’elle-même ». Le témoignage d’une travailleuse sociale indique que la demanderesse avait une appréhension phobique à l’égard du harcèlement, de la perte de maîtrise émotive et de son emploi dans le milieu de travail a été précipité par les événements traumatisants qui se sont produits pendant son emploi à l’APGTC. L’état de la demanderesse a duré plus de cinq ans et la probabilité de rétablissement est mince. Il a fallu à la demanderesse se remémorer les faits pour préparer le procès et cette nécessité a eu pour résultat de [traduction] « garder [les événements] frais à sa mémoire plutôt que de faciliter le processus normal de guérison post-traumatique et la suppression graduelle des souvenirs douloureux ». Le tribunal a accepté le témoignage de la travailleuse sociale selon laquelle, même si la demanderesse souffrait de difficultés dans ses relations sociales avant de travailler à l’APGTC, les événements qui s’y sont produits ont aggravé son état en déclanchant le grave état de dépression dont elle souffre maintenant.

ANALYSE

La Loi sur la responsabilité de l’État, L.R.C. (1985), ch. C-50, régit la responsabilité délictuelle de l’État et, pour que la demanderesse puisse avoir gain de cause, les critères prévus à l’alinéa 3a) et à l’article 10 de cette Loi doivent être remplis. Ces dispositions prévoient ce qui suit :

3. En matière de responsabilité civile délictuelle, l’État est assimilé à une personne physique, majeure et capable, pour :

a) les délits civils commis par ses préposés;

10. L’État ne peut être poursuivi, sur le fondement de l’alinéa 3a), pour les actes ou omissions de ses préposés que lorsqu’il y a lieu en l’occurrence, compte tenu de la présente loi, à une action en responsabilité civile délictuelle contre leur auteur ou ses représentants.

Pour que l’État puisse être jugé responsable à titre de commettant, la demanderesse doit d’abord établir qu’un délit a été commis par un préposé de l’État, puis démontrer que ce délit a été commis dans l’exercice des fonctions du préposé.

Pour ce qui est de la première question, la preuve révèle clairement que lorsque M. Stalinski a embauché la demanderesse, il était tout à fait conscient de la vulnérabilité mentale de cette dernière. À mon avis, si M. Stalinski a embauché la demanderesse, ce n’était pas malgré cette vulnérabilité, comme il l’a dit, mais bien à cause de celle-ci. Il cherchait à engager un employé qui se soumettrait facilement à son autorité et la demanderesse, à cause de son état fragile apparent, était une candidate idéale. Il a exploité cette vulnérabilité dès le départ, d’abord pour affirmer son autorité et sa domination sur la demanderesse et, plus tard, quand cela eut échoué, dans le but de la démoraliser et de l’amener à quitter son emploi. Dès le premier jour de travail de la demanderesse, il lui a tout de suite dit qu’il était au courant de son problème mental et qu’elle n’avait été embauchée que sur titre. S’il a fait ces remarques, ce ne pouvait être que pour bien faire comprendre à la demanderesse, d’entrée de jeu, que son avenir à l’APGTC dépendait entièrement de lui.

M. Stalinski s’est montré de plus en plus violent envers la demanderesse, en paroles et en gestes, au fur et à mesure que la demanderesse manifestait sa détermination de résister à ses tentatives de domination. Il a intentionnellement agressé la demanderesse à plusieurs reprises en suscitant volontairement la crainte d’un danger immédiat ou d’un contact offensant et, dans un cas, il a employé la force physique contre la demanderesse, lui causant un préjudice corporel. En outre, M. Stalinski a humilié, insulté, manipulé et harcelé la demanderesse chaque fois qu’il le pouvait. Il l’a exploitée et a réussi à détruire sa dignité. Il voulait lui causer du tort et il a réussi. Ces actes ont donné lieu à des dommages d’ordre psychologique, notamment des crises de dépression et d’angoisse, des sentiments de désespoir suicidaire et l’isolement social.

Le droit relatif à la provocation intentionnelle d’un choc nerveux et aux voies de fait causant un préjudice émotif ou psychologique a fait l’objet d’une abondante doctrine.

Dans un article publié dans l’ouvrage du professeur Linden intitulé Studies in Canadian Tort Law, Butterworths, 1968, Jeremy S. Williams commente le délit qui consiste à provoquer intentionnellement un choc nerveux et soutient que, contrairement à la règle générale, un défendeur devrait être jugé responsable lorsqu’il a connaissance de la vulnérabilité d’une personne et qu’il cherche intentionnellement à lui causer un préjudice qui va au cœur de cette vulnérabilité. Aux pages 142 et 143, l’auteur affirme ce qui suit :

[traduction] Les personnes dont les faiblesses constitutionnelles les rendent plus susceptibles de souffrir d’un choc nerveux que les personnes moyennement vigoureuses présentent un problème. Il serait simple de leur permettre de recouvrer des dommages-intérêts au même titre que n’importe qui, mais l’on croit que cette solution impose un fardeau excessif aux défendeurs. L’auteur d’un acte devrait pouvoir présumer que les personnes susceptibles d’être touchées par celui-ci ont une force d’âme normale. Une conduite qui ne causerait pas de choc nerveux à une personne normale ne devrait pas être considérée comme délictuelle. Dans l’arrêt Amaya v. Home Ice (1963), 379 P. 2d 513, le juge Schauer a affirmé que «  … la responsabilité accrue imposée à l’auteur d’un délit intentionnel semble refléter le fait qu’au plan psychologique, la sollicitude que l’on éprouve pour les intérêts de l’auteur de l’acte a d’autant moins d’importance que sa culpabilité morale s’accroît et que l’utilité sociale de son geste diminue ». Cependant, lorsqu’un défendeur sait qu’un demandeur éventuel a une vulnérabilité préexistante, il engagera sa responsabilité, contrairement à la règle habituelle, puisque de tels actes sont plus répréhensibles, au plan moral.

La jurisprudence sur cette question part de l’arrêt Wilkinson v. Downton, [1897] 2 Q.B. 57. Dans cette affaire, un canular n’a pas eu l’effet escompté et a causé un choc nerveux au demandeur. Le juge Wright a affirmé ce qui suit [aux pages 58 et 59] :

[traduction] Le défendeur a, comme je le présume pour le moment, intentionnellement commis un acte destiné à causer un préjudice physique à la demanderesse—c’est-à-dire violer son droit à la sécurité personnelle, et il lui a causé, de fait, un préjudice physique en conséquence. Cette proposition à elle seule me semble représenter une bonne cause d’action, puisqu’on n’a pas tenté de justifier l’acte. Ce préjudice intentionnel est, au plan juridique, malicieux, bien que l’on n’impute au défendeur aucun but malicieux de causer le préjudice subi et aucun mobile malveillant.

Dans la décision Rahemtulla v. Vanfed Credit Union, [1984] 3 W.W.R. 296 (C.S.C.-B.), Madame le juge McLachlin, alors qu’elle siégeait comme juge de la Cour suprême de la Colombie-Britannique, a accepté la règle énoncée dans l’arrêt Wilkinson v. Downton comme fondement du délit. Dans cette affaire, la demanderesse travaillait comme caissière dans une banque et avait éprouvé des souffrances mentales après avoir été faussement accusée d’avoir volé de l’argent.

Dans le jugement Timmermans v. Buelow (1984), 38 C.C.L.T. 136 (H.C. Ont.), le tribunal a jugé que la règle énoncée dans l’arrêt Wilkinson v. Downton s’appliquait lorsque le défendeur qui connaissait l’état émotif fragile du demandeur a aidé à l’évincer illégalement. En conséquence de cet acte, le demandeur a subi un grave traumatisme psychologique. Dans ce jugement, le juge Catzman a soigneusement examiné la règle énoncée dans l’arrêt Wilkinson v. Downton et a fait la distinction entre le délit de provocation intentionnelle d’un choc nerveux et celui de voies de fait. À la page 138, il affirme ce qui suit :

[traduction] Pour commencer, on peut faire une nette distinction entre le principe énoncé dans l’arrêt Wilkinson et le délit de voies de fait. Bien qu’il ne convienne pas, ici, de dresser une liste exhaustive des différences, je signalerais les suivantes :

a) Dans le cas des voies de fait, le demandeur doit craindre de subir lui-même un contact physique imminent et importun. Dans la jurisprudence qui s’inspire de l’arrêt Wilkinson, ce peut être le cas, mais rarement. Ainsi, Mme Wilkinson craignait uniquement pour la sécurité de son époux, à l’instar de Mme Purdy dans son cas; Mlle Janvier ne craignait pas du tout un contact physique, non plus que Mlle Rahemtulla; et la pauvre vieille Mme Bieletski a souffert d’une affliction inutile pour son fils prétendument défunt, plutôt que d’une crainte quelconque pour elle même.

b) S’appuyant sur une jurisprudence plutôt précaire, on considère généralement les voies de fait comme un délit essentiellement physique, qui implique nécessairement un geste physique, si bien qu’il ne peut être commis en paroles seulement. Par ailleurs, le délit dont il est question dans la jurisprudence qui s’inspire de l’arrêt Wilkinson est généralement … entièrement verbal ….

c) À un égard, le délit de la jurisprudence Wilkinson, lequel est généralement complémentaire aux voies de fait, est plus étroit que ce dernier délit. En effet, dans le cas de voies de fait, un demandeur n’a qu’à prouver « la crainte », le moindre trouble ou mécontentement émotif étant apparemment suffisant. Dans la jurisprudence qui s’inspire de Wilkinson v. Downton, au contraire, le demandeur doit établir qu’il a subi un traumatisme au système nerveux suffisamment dévastateur, au plan juridique, pour équivaloir à cette notion non scientifique de « choc nerveux ».

Le juge Catzman a alors énoncé les exigences pour établir le délit de provocation intentionnelle d’un choc nerveux. À la page 140, il énumère ces exigences en ces termes :

[traduction] (i) Le défendeur doit avoir commis un acte ou prononcé des paroles.

(ii) Le défendeur[1] doit avoir eu l’intention de commettre cet acte ou de prononcer ces paroles.

(iii) Une personne raisonnable, placée dans les mêmes circonstances que le défendeur, aurait pu prévoir que le demandeur allait vraisemblablement avoir peur ou souffrir d’un trouble émotif …

(iv) Il doit y avoir eu un dommage réel équivalent à un choc nerveux—c’est-à-dire un dommage plus grave que le genre de trouble émotif nécessaire pour satisfaire au critère (iii) … et qui va au-delà, dans plusieurs cas, de ce qui était raisonnablement prévisible.

En l’espèce, M. Stalinski, à l’instar du défendeur dans l’affaire Timmermans, a agi alors qu’il connaissait l’état de la demanderesse. Cependant, ce qu’il y a de particulier, en l’espèce, est qu’il a délibérément profité de l’état de la demanderesse pour l’amener à craquer mentalement et quitter son emploi. M. Stalinski avait non seulement l’intention générale de causer un préjudice comme dans l’affaire Wilkinson, il voulait également, par malveillance, faire craquer les nerfs de la demanderesse. Par conséquent, la question de l’éloignement ou de la prévisibilité du dommage ne se pose pas en l’espèce, et il n’y a pas lieu non plus de se demander si les actes de M. Stalinski auraient provoqué un choc nerveux chez une personne normale. Lorsqu’une personne profite sciemment de la vulnérabilité émotive et mentale d’autrui, lui causant par là un effondrement mental grave et permanent, elle ne peut se défendre en disant qu’une personne normale n’aurait pas subi des conséquences aussi néfastes.

Une fois qu’il a prouvé qu’un préposé de l’État a commis un délit, il reste au demandeur à établir que le délit a été commis dans l’exercice des fonctions du préposé. La jurisprudence relative à la responsabilité d’un commettant pour les actes de ses préposés est examinée dans le jugement Crown Diamond Paint Co. Ltd. c. R., [1980] 2 C.F. 794 (1re inst.). Le juge Dubé affirme ce qui suit, aux pages 799-800 :

[traduction] L’avocate de la défenderesse fait valoir qu’un commettant n’est pas responsable du dommage causé par son préposé lorsque ce dernier agit hors du cadre de ses fonctions. À l’appui de cette affirmation, elle a cité un certain nombre de décisions. Comme je lui ai indiqué à l’audition, la règle était qu’un dépositaire n’est pas responsable du vol d’un bien lorsque ce vol est le fait de son propre préposé, à moins que le vol n’ait été rendu possible par sa propre négligence ou par celle de ses préposés qu’il avait chargés de prendre soin du bien. Toutefois, dans l’affaire Morris c. C.W. Martin and Sons Ltd., [1966] 1 Q.B. 716, à la p. 737, la Cour d’appel a décidé que la responsabilité du dépositaire n’est engagée que si le préposé auteur du vol est celui à qui il avait confié la garde de la chose. Autrement dit, si ce préposé vole la chose dont il avait la garde, le vol a lieu dans l’exercice de ses fonctions. Il fait malhonnêtement ce qu’il est chargé de faire honnêtement. Dans Morris c. C.W. Martin and Sons Ltd., un teinturier à qui un fourreur avait envoyé l’étole de vison de la partie demanderesse a été déclaré responsable du vol de l’étole par un employé chargé de la nettoyer.

Le point de savoir si le vol a été commis à l’occasion de l’exercice de ses fonctions par le préposé ou dans l’exercice de celles-ci est une question de fait.

Un commettant ne peut être exonéré de sa responsabilité simplement parce que son préposé a à un moment donné agi hors du cadre de ses fonctions. Ce qu’il importe de déterminer c’est si l’acte du préposé se rattache suffisamment à l’exercice de ses fonctions ou en est tellement éloigné que l’intéressé doit être considéré comme un étranger à l’égard de son commettant.

Cette règle de droit a cours au Canada depuis un certain temps. Dans The Queen v. Levy Brothers Company Limited and The Western Assurance Company, [1961] R.C.S. 189, M. le juge Ritchie, dans une affaire qui portait sur le vol d’un paquet de diamants commis par des préposés de la direction des services postaux des Douanes, a affirmé ce qui suit [aux pages 191 et 192] :

[traduction] En vertu de l’art. 44(3) de la Loi sur les postes, les préposés des douanes doivent « traiter » le courrier assujetti à des droits de douane conformément aux lois relatives aux douanes en attendant qu’il soit livré au destinataire ou le retourner aux postes canadiennes; or, c’est pendant qu’ils traitaient ainsi le paquet de diamants de l’intimé qu’un ou plusieurs employés de la Couronne l’ont détourné à leur profit. Le ou les employés en cause ont donc fait frauduleusement ce qu’ils avaient été chargés de faire honnêtement, si bien que le vol, à mon avis, a été commis dans des circonstances qui rendent l’employeur responsable de la perte. La règle de droit régissant cette situation a été énoncée dans l’ouvrage Story on Agency, 7th ed., par. 452, dans un passage qui a été approuvé par cette Cour à maintes occasions. Il est dit dans cet ouvrage :

… il (le mandant) est jugé responsable à l’égard des tiers dans une action civile fondée sur les fraudes, les dols, les dissimulations, les fausses déclarations, les délits, les négligences et les autres fautes de commission, d’exécution ou d’inexécution commis par son mandataire dans l’exercice de ses fonctions, bien que le mandant n’ait pas autorisé cette faute, qu’il ne l’ait pas justifiée et qu’il n’y ait pas pris part quand bien même il n’en avait pas connaissance, même s’il a interdit les actes en cause ou les désapprouvait. [C’est moi qui souligne.]

Je ne vois aucune différence, sur le plan juridique, entre le cas d’un préposé qui, alors qu’il était chargé de superviser du personnel, abuse de son pouvoir de la manière décrite dans les présents motifs, et celui d’un préposé, à qui on a confié des biens, qui détourne ces biens à son profit. Dans les deux cas, la faute est directement attribuable et liée à l’obligation ou à la responsabilité imposée au préposé.

En l’espèce, M. Stalinski s’est vu affecter à un poste de confiance spécial par son employeur. Dans la lettre disciplinaire écrite à M. Stalinski le 26 octobre 1984, M. Sherwin, directeur général, Direction de l’évaluation des ressources, a affirmé ce qui suit :

[traduction] Vous devez savoir que, puisque le bureau de Calgary ne fait l’objet d’aucune supervision directe du bureau principal, vous occupez un poste de confiance spécial, en ce sens où vous devez exercer vos fonctions et vous comporter d’une manière qui fasse honneur à l’APGTC, et à vous, à titre d’employé.

M. Stalinski ne faisait l’objet d’aucune supervision. Il avait carte blanche pour embaucher et il a exercé fautivement ce pouvoir. Il était la seule autorité dans un bureau de deux personnes et, après avoir été affecté à ce poste par son employeur, il s’est servi de son pouvoir pour infliger à la demanderesse de la douleur et de la souffrance mentales, pour la harceler, l’intimider, s’immiscer dans ses affaires et l’agresser à l’occasion. On lui a confié ce poste, même si M. Sherwin et d’autres hauts fonctionnaires de l’APGTC savaient qu’il avait un caractère difficile, qu’il avait un comportement cinglant, qu’il ne s’acquittait pas de ses responsabilités et qu’il était sujet aux sautes d’humeur.

La preuve montre que, par le passé, une employée qui travaillait seule sous la direction de M. Stalinski avait elle aussi quitté son emploi après avoir souffert d’une dépression mentale. Si les hauts fonctionnaires d’Ottawa n’ont pas fait le lien entre les deux cas, M. Stalinski, lui, l’a fait, comme en témoigne sa note de service de septembre 1984 à Don Sherwin où, alors qu’il tentait d’obtenir le congédiement de la demanderesse, il a affirmé ce qui suit :

[traduction] Je craignais que Mlle Boothman ne manifestât des manies que manifestait également une ancienne employée souffrant de troubles assez graves de la personnalité qui l’empêchaient de fonctionner dans un milieu de travail normal.

À mon avis, lorsqu’un employeur affecte un employé à un poste de confiance spécial, il assume la responsabilité de s’assurer que l’employé est digne de cette confiance. C’est la raison qui sous-tend la responsabilité de l’employeur à titre de commettant.

M. Stalinski s’est servi du poste de confiance auquel son employeur l’avait affecté pour causer du tort à la demanderesse. Ce faisant, il agissait dans l’exercice de ses fonctions et la responsabilité de la défenderesse a ainsi été engagée.

LES DOMMAGES

J’aborde maintenant la question des dommages. Comme nous l’avons noté précédemment, si M. Stalinski a sciemment profité de la vulnérabilité de la demanderesse, aggravant considérablement son état par le fait même, je ne vois absolument pas comment on pourrait permettre à l’auteur du délit d’échapper à sa responsabilité au motif que la demanderesse était déjà vulnérable. Ceci dit, il n’en demeure pas moins que la somme accordée à titre de dommages-intérêts doit être fixée de manière à indemniser la demanderesse pour les dommages réellement subis, et, à cet égard, la vulnérabilité préexistante de la demanderesse est un facteur pertinent.

Je me suis reporté à la jurisprudence relativement aux sommes accordées sous le chef du choc nerveux. Ces arrêts mettent en évidence la distinction entre une action fondée sur la négligence et une action fondée sur un délit proprement dit, c’est-à-dire un délit intentionnel. La lecture de la jurisprudence que j’ai examinée précédemment permet de connaître le fondement de cette distinction. Les arrêts Wilkinson, Rahemtulla et Timmermans portaient sur des délits intentionnels, et dans chaque cas, le tribunal a accordé des dommages-intérêts pour une détresse psychologique ou émotive semblable à celle dont souffre la demanderesse. Dans d’autres arrêts, notamment les arrêts Guay v. Sun Publishing Co., [1953] 2 R.C.S. 216, et Heighington et al. v. The Queen in right of Ontario et al. (1987), 60 O.R. (2d) 641 (H.C.), les tribunaux ont jugé que dans une action en négligence, il fallait prouver une maladie psychiatrique reconnaissable et que le stress, la tension nerveuse, le trouble et l’anxiété n’étaient pas susceptibles d’être indemnisés. La différence d’approche dans les cas de négligence et de délit a été commentée par le professeur Prosser dans son ouvrage Handbook on the Law of Torts, 4e éd. (1971). Aux pages 30 et 31, il note ce qui suit :

[traduction] Il y a une nette tendance à imputer une responsabilité plus grande au défendeur dont la conduite avait pour but de causer du tort, ou était moralement répréhensible. Des règles plus larges sont appliquées quant aux conséquences dont il sera tenu responsable, à la certitude de la preuve exigée, et au type de dommage qui donnera lieu à une indemnité, ainsi qu’à l’importance de celle-ci. Lorsque l’iniquité morale entre en ligne de compte, les tribunaux accordent beaucoup moins d’importance aux intérêts du défendeur, par opposition à la demande de protection du demandeur. Apparemment, les tribunaux ont, plus ou moins consciemment, élaboré une échelle mobile irrégulière et mal définie selon laquelle la responsabilité du défendeur est la moindre lorsque sa conduite est simplement due à l’inadvertance, plus grande lorsqu’il agit sans tenir compte des conséquences susceptibles de s’ensuivre, plus grande encore lorsqu’il porte délibérément atteinte aux droits d’autrui en croyant à tort qu’il ne commet aucune faute et la plus grande de toutes lorsqu’il est mû par un désir malveillant de causer du tort.

En l’espèce, les actes de M. Stalinski ont amené la demanderesse d’un état émotif fragile, que M. Stalinski a noté au moment où elle a été embauchée, à un état d’effondrement mental et de dépression nerveuse grave, dont elle continue à manifester les conséquences quelque sept ans plus tard. En termes de dommages, il importe peu, en l’espèce, que la demanderesse eût une prédisposition puisqu’il a été démontré que c’est l’exploitation délibérée de cette prédisposition qui a causé les dommages pour lesquels elle demande maintenant d’être indemnisée.

La plus haute cour du pays a jugé que les tribunaux avaient compétence pour accorder des dommages-intérêts punitifs ou exemplaires lorsqu’un défendeur exposait délibérément le demandeur à un risque sans justification[2]. En effet, il ne semble pas nécessaire de demander expressément des dommages-intérêts exemplaires dans les plaidoiries pour que la Cour puisse exercer cette compétence. Dans l’arrêt Starkman v. Delhi Court Ltd., [1961] O.R. 467 (C.A.), le juge McGillivray, J.C.A. a affirmé ce qui suit [à la page 472] :

[traduction] En l’espèce, la Cour a accordé une somme globale de 5 000 $. Dans les demandes de cette nature, il n’est pas courant d’accorder une somme séparée et distincte à titre de dommages-intérêts punitifs, mais le tribunal peut, lorsque les circonstances le justifient, tenir compte de tels dommages-intérêts dans l’évaluation globale. Puisque le tribunal n’a pas à les évaluer séparément, il n’est pas absolument nécessaire de les demander expressément.

Pourtant, il faut maintenir la distinction entre les dommages-intérêts compensatoires et les dommages-intérêts punitifs. Comme l’a affirmé lord Reid dans l’arrêt Broome v. Cassell & Co. Ltd., [1972] A.C. 1027 (H.L.) [à la page 1089] :

[traduction] La seule manière pratique de procéder est d’examiner d’abord la demande en vue d’indemniser le demandeur. Il doit être indemnisé non seulement pour la perte réelle prouvée, mais également pour tout dommage causé à ses sentiments et pour les insultes, indignités et autres choses du genre qu’il a dû subir. Et lorsque le défendeur s’est comporté honteusement, il y a peut-être lieu d’accorder une indemnité très complète. Le tribunal décidera donc de la somme qu’il y a lieu d’accorder à titre de dommages-intérêts compensatoires. Ensuite, s’il a été jugé qu’il y a lieu, en l’espèce, d’accorder des dommages-intérêts punitifs, le tribunal doit examiner le comportement du défendeur et se demander si la somme qu’il a déjà fixée comme dommages-intérêts compensatoires suffit ou non à atteindre le second objectif de punition ou de dissuasion. Si le tribunal croit que cette somme est adéquate pour atteindre ce second objectif ainsi que le premier, il ne doit pas y ajouter quoi que ce soit. Cette somme suffira à la fois à titre de dommages-intérêts compensatoires et punitifs. Cependant, si le tribunal croit que cette somme est insuffisante comme punition, il doit alors y ajouter une somme suffisante pour qu’elle serve également de punition. La seule chose qu’il ne doit pas faire est de fixer des sommes à titre de dommages-intérêts compensatoires et de dommages-intérêts punitifs et les additionner. Il doit se rendre compte que les dommages-intérêts compensatoires font toujours partie de la punition totale.

Il est toujours difficile pour la Cour d’évaluer les dommages avec un minimum de précision. La Cour doit apprécier la preuve et l’état du demandeur et, comme l’a affirmé lord Reid dans l’arrêt Broome v. Cassell Co. Ltd., précité, elle doit examiner l’action en vue d’indemniser le demandeur. En l’espèce, la demanderesse réclame 50 000 $ au total.

Il y a un seul facteur qui milite contre l’adjudication de cette somme : à l’époque pertinente, la demanderesse a refusé d’accepter les offres d’aide médicale que lui avaient faites les fonctionnaires de l’APGTC. La demanderesse a prétendu qu’elle était en droit de refuser cette aide parce qu’elle ne faisait pas confiance aux psychiatres. C’est peut-être vrai, mais, pour évaluer les dommages, la Cour doit apprécier objectivement les moyens qui ont été mis à la disposition de la demanderesse pour minimiser ou limiter les dommages dont elle souffre maintenant. En n’acceptant pas les offres d’aide médicale, elle a manqué à son obligation de minimiser ses dommages.

Vu l’ensemble de la preuve, j’accorde ce qui suit à la demanderesse :

1. Au titre des dommages qu’elle a subis à la suite du choc nerveux qui lui a été intentionnellement infligé, la somme de 5 000 $ pour souffrances et douleurs et la somme de 20 000 $ pour son manque à gagner.

2. La somme de 5 000 $ pour souffrances et douleurs subies à la suite des voies de fait dont elle a été victime.

3. Vu la conduite répréhensible de M. Stalinski, son comportement honteux et inacceptable envers la demanderesse et le fait que la somme de 30 000 $ est insuffisante pour assurer une dissuasion, j’ajouterais à ce montant la somme de 10 000 $ à titre de dommages-intérêts exemplaires.

DEMANDE SUPPLÉMENTAIRE SOULEVÉE DANS LA DÉCLARATION MODIFIÉE

Dans sa déclaration modifiée, la demanderesse allègue en outre que la direction générale a été négligente en ne prenant pas les mesures nécessaires pour empêcher M. Stalinski de commettre ou de continuer à commettre les actes fautifs susmentionnés.

Dans sa défense modifiée, la défenderesse allègue notamment que la demande en négligence énoncée dans la déclaration modifiée est prescrite en vertu de la Limitation of Actions Act, R.S.A. 1980, ch. L-15.

À la fin de l’audience portant sur la déclaration originale, j’ai signalé à l’avocat de la demanderesse, pendant son plaidoyer, qu’il cherchait à obtenir une indemnité fondée sur des motifs qui ne figuraient pas dans la déclaration. C’est à la suite de ce commentaire que la demanderesse a présenté une requête pour modifier sa déclaration en application de la Règle 420 [Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663]. L’avocat de la défenderesse a consenti à la modification à la condition qu’il pût déposer une défense modifiée et présenter une preuve supplémentaire à l’égard des nouvelles allégations.

J’ai autorisé la modification, car il me semblait à l’époque qu’elle pouvait être nécessaire pour déterminer la véritable question en litige en l’espèce. Depuis lors, j’ai entendu de la preuve relativement à ces allégations modifiées et je suis arrivé à la conclusion qu’elles soulèvent une cause d’action distincte de celle soulevée à l’origine, et qu’elles étaient prescrites en vertu de la loi au moment où la déclaration modifiée a été déposée, c’est-à-dire le 6 novembre 1992.

En vertu de l’article 51 de la Limitation of Actions Act de l’Alberta, une action en négligence [traduction] « peut être intentée dans les deux ans qui suivent la cause d’action, au plus tard ». Bien que la négligence alléguée dans la déclaration modifiée soit liée aux actes fautifs de M. Stalinski, elle soulève néanmoins une cause d’action distincte et séparée. Puisque les faits à l’origine de cette demande supplémentaire se sont produits en 1984 et 1985, je dois conclure que cette demande ne peut être accueillie et qu’elle a été faite tardivement.

La demanderesse reconnaît ce qui précède, mais a plaidé que la défenderesse était empêchée, par une fin de non-recevoir, de soulever le délai de prescription en défense vu qu’elle avait consenti au dépôt de la déclaration modifiée. À mon avis, ceci n’empêchait pas la défenderesse de soulever quelque défense que ce soit. En fait, la modification a été autorisée sous réserve du droit absolu de la défenderesse d’y répondre par voie d’une défense modifiée et il était loisible à la défenderesse de soulever la prescription légale en défense au moment de déposer la défense modifiée.

La demanderesse a plaidé en outre que les faits substantiels qui lui ont permis de faire une demande supplémentaire en négligence ne lui ont été communiqués qu’en septembre 1992, lorsque la défenderesse lui a communiqué tous les documents pertinents. La demanderesse conclut donc que le délai de prescription a commencé à courir en septembre 1992, et non à l’époque où se sont produits les événements qui ont donné lieu à la demande en négligence.

Si nous examinons l’abondante preuve documentaire fournie par la demanderesse et produite à l’époque où les événements pertinents se sont produits, nous voyons que la demanderesse, dès le début, croyait que la direction générale avait mal agi et que ces actes lui avaient causé une injustice. Manifestement, la demanderesse se plaignait principalement des actes de M. Stalinski. Cependant, il est clair qu’au moment d’intenter l’action originale, en juillet 1986, elle avait bien à l’esprit ce qu’elle considérait être les manquements de la direction générale. Je dois donc rejeter l’allégation selon laquelle la demanderesse n’aurait pris connaissance de cette cause supplémentaire d’action qu’en septembre 1992.

Enfin, la demanderesse soutient que lorsqu’une modification est dûment apportée à une déclaration, la modification prend effet rétroactivement à partir du moment où le document original qu’elle modifie a pris effet. Selon la demanderesse, il s’ensuit que la cause d’action en négligence doit être tenue pour soulevée en juillet 1986, quand la demande originale a été déposée. Je ne crois pas que l’on puisse considérer, en présence d’une loi portant prescription, qu’une modification dans laquelle une nouvelle cause d’action est alléguée a été faite à une époque autre que celle à laquelle la modification a vraiment été faite, à moins que la Cour, en autorisant la modification, ne statue véritablement sur la question de la prescription. Ce n’est pas le cas en l’espèce.

Pour les motifs qui précèdent, je dois conclure que la cause d’action en négligence soulevée dans la déclaration modifiée était prescrite en vertu de la loi à l’époque où la demande a été faite, si bien que celle-ci ne peut être accueillie. J’avais mis en délibéré la question des dépens relatifs à la requête de la demanderesse visant à modifier sa déclaration. Vu les circonstances, j’ai conclu qu’aucune ordonnance ne devrait être rendue à cet égard.

DISPOSITIF

Quant à la demande originale, la Cour accorde à la demanderesse la somme de 40 000 $. L’intérêt sera calculé conformément à la Judgment Interest Act de l’Alberta, S.A. 1984, ch. J-0.5. Cette Loi prévoit que l’intérêt avant jugement commence à courir à partir du moment où la cause d’action est née. Vu la nature de la demande qui porte essentiellement sur l’effet cumulatif de divers actes, je crois que l’intérêt devrait commencer à courir à partir du 4 janvier 1985.

En ce qui a trait à la somme de 10 000 $ accordée pour souffrances et douleurs résultant des voies de fait et du choc nerveux provoqué intentionnellement, le paragraphe 4(1) prévoit que l’intérêt avant jugement pour de tels dommages extra-pécuniaires doit être calculé à 4 p. 100 par an.

En ce qui a trait à la somme de 20 000 $ accordée pour le manque à gagner, le paragraphe 4(2) prévoit que le taux de l’intérêt avant jugement pour des dommages extra-pécuniaires est fixé chaque année par le lieutenant-gouverneur. Cet intérêt doit donc être calculé au taux réglementaire fixé annuellement.

Conformément au paragraphe 2(2), aucun intérêt avant jugement ne doit être calculé sur la somme de 10 000 $ accordée à titre de dommages-intérêts exemplaires.

S’il y a lieu, les avocats pourront soumettre les calculs d’intérêt qu’ils proposent pour adjudication.

La défenderesse est condamnée aux dépens.



[1] Dans le jugement publié, la phrase est libellée : « Le demandeur doit avoir eu l’intention de commettre cet acte ou de prononcer ces paroles ». Il est évident que cette phrase devrait se lire « Le défendeur doit avoir eu l’intention ». Dans le même ordre d’idée, le mot « demandeur  » tel qu’il apparaît au paragraphe (i) devrait se lire « défendeur ». Je me suis donc permis de faire ces corrections dans la citation ci-dessus.

[2] Voir les arrêts McElroy c. Cowper-Smith and Woodman, [1967] R.S.C. 425 et Weiss Forwarding Ltd. c. Omnus, [1976] 1 R.C.S. 776.

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